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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES Couronnés par l’Académie LE TOUR DU MONDE EN 80 OURS Traduit du Français de Nantes d’après Jules VERNE Édition unilingue Au Zoo de Lausanne Deuxième édition Unilingue

Le Tour du Monde en 80 Ours

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DESCRIPTION

édition unilingue : C’est une histoire d’ours. Des ours gourmands qui vous mettent l’eau à la bouche avec leur gruau de graminacées grillées, leur gravlax de saumon cru, le tout arrosé de vin cuit à la framboise ou de claret mélangé de miel. Des ours bavards qui grésillent, grincent, grinchent, grinchottent, grognassent, grognent, grognonnent, grommellent, grommeluchent, grondent et glapissent. Des ours joueurs, pipeurs, bretteurs et bateleurs qui vous tiennent en haleine. Des ours comme tout le monde, en somme, ou presque. Alors, que font-ils donc, tous ces ours, pour mériter la peine du lecteur ? Ils trottent. Ils trottent l’un derrière l’autre tout autour du globe, par défi, par devoir, par erreur, par amour, par hasard. C’est une histoire d’ours disais-je, une histoire joyeuse, et tout le reste est littérature.

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LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES Couronnés par l’Académie

LE

TOUR DU MONDE

EN

80 OURS

Traduit du Français de Nantes d’après

Jules VERNE

Édition unilingue

Au Zoo de Lausanne

Deuxième édition Unilingue

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Il a été tiré 12 exemplaires sur papier de couleur numérotés de I à XII et signés par l’auteur, quelques exemplaires Hors Com-merce marqués H.C. ainsi que cent exem-plaires ordinaires.

Ceci constitue l’édition originale. (édition bilingue)

2°édition : Avril 2011 (édition unilingue)

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Antoine Grimaud

LE

TOUR DU MONDE

EN

QUATRE-VINGTS

OURS

Traduit du Français de Nantes d’après

Jules VERNE

texte intégral

Au Zoo de Lausanne

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© Antoine Grimaud 2002 © Au Zoo de Lausanne 2007 : 978-2-9529638 ISBN 978-2-9529638-1-7

www.auzoodelausanne.fr

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REMERCIEMENTS

Un grand merci à la Banque de Séries Monétai-res et Économiques (BSME) qui, par ses mails, m’a aidé à traduire la valeur des monnaies et m’a indiqué l’excellent ouvrage de René Sédillot, “ Toutes les mon-naies du Monde ”. Merci aussi à Christian Aubin de l’Uni-versité de Poitiers qui m’a aidé à pénétrer les parités des monnaies de 1870 à nos jours. Merci à Aurélien qui a pris le temps de me faire comprendre les lois physiques de base et m’a aidé à poser mes équations et à Pierre Jou-vet qui me fournit la valeur de G au pôle et lut mon texte, encore en cours d’élaboration. Merci à Lionel Dupuy qui m’apporta une aide précieuse à propos de la chronologie de la publication de l’œuvre de Jules Verne. C’est à Jean-Gabriel Bosch et à sa patience que je dois d’avoir compris les mouvements célestes et lunaires dont j’avais tellement besoin pour fixer le temps du roman. Merci au jeune homme de l’Amtrak qui répondit sur les trajets américains de mes héros. Un crash de mon disque dur me fit perdre malheureusement ses mails et son nom. Merci enfin à Pélagie Antonina Aformiga qui a su répondre à toutes mes questions sur les trajets maritimes de mes héros. Grand merci aux écrivains qui m’ont donné quel-ques unes de leurs phrases qu’un lecteur attentif devrait retrouver sans trop de peine : Alain, Michel Audiard, An-dré de Badet, Honoré de Balzac, Charles Baudelaire, Georges Brassens, Jacques Brel, Dino Buzzati, Albert Camus, Louis-Ferdinand Céline, François-René de Chateaubriand, Christophe, Colette, Pierre Corneille, Paul-Louis Courier, Alphonse Daudet, Jules Desaix, Roland Dorgelès, Conan Doyle, Alexandre Dumas, Yves Duteil, Paul Eluard, René Fallet, Elie Faure, Gus-tave Flaubert, Théophile Gautier, Jean Giono, Julien Gracq, Julien Green, Victor Hugo, John Irving, Saint Jean, Barbara Kingsolver, Jean de La Fontaine, Charles Marie René Leconte de Lisle, Gottfried Wilhelm von Leibniz, Gaston Leroux, Roy Lewis, Léo Malet, Sté-phane Mallarmé, Jean-Pierre Manchette, Guy de Mau-passant, Prosper Mérimée, Molière, Montherlant, Gé-

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rard de Nerval, René de Obaldia, Charles Péguy, Geor-ges Perec, Charles Perrault, Edith Piaf, Amédée Pom-mier, Alexander Pope, Marcel Proust, François Rabe-lais, Arthur Rimbaud, Jules Romains, George Sand, Jean-Paul Sartre, Gabriel Sénac de Meilhan, Henry Morton Stanley, John Ronald Tolkien, Paul Valéry, Jean-Pierre Verheggen, Paul Verlaine, Martin Veyron, Alfred de Vigny, A.C.Weisbecker, Léon Xanrof, Emile Zola.

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Chapitre I

DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP ET PATTE D’OURS

S’AGRÉENT COMME OURS-MAÎTRE ET GARS-OURS DOMESTIQUE

A l’automne de l’an moins 1, la septième grotte de Baskerville road – là-même où, en moins 59, un glo-rieux gars-ours rhapsode entra dans sa dernière hiber-nation – abritait Tiomiez Lupp, ours renommé du Cer-cle-Bel-Ursidé de Long’Ours, éminemment respecta-ble, modèle accompli du gentillours ourse’terrien et qui, avec son dru pelage de dense duvet et de jarre graissé, passait pour un parangon de beauté, inattaqua-ble de la truffe aux griffes. Cependant, parce qu’il s’ef-forçait de ne jamais donner prétexte à grésillement sur lui, il intriguait et inquiétait même un peu.

D’Ourse’Terre sans conteste, Tiomiez Lupp ne fréquentait pourtant pas le gratin long’oursien. Pas une fois il n’avait posé griffe à Grisbi-Change, Grisbi-Place, ou tout autre grotte notoire du centre bouti-quier. Dans les embarcadères et les débarcadères de Long’Ours, pas de trois-troncs affrété par lui. Pas de siège non plus au conseil d’une quelconque oursiété. Pas une fois on ne l’avait entendu au sein d’un aréopa-ge d’ours-plaideurs ou à la Caverne Taboue car onc-ques il n’avait défendu de controverse devant l’Ours-Connétable, au Tronc de la Grande-Ourse ou au Tronc capélan. On ne le savait pas manufacturier, bou-tiquier ou gars-ours cambroussard, pas plus qu’adhé-rent de la Fondation souveraine de l’Ursa-Major, de la Fondation de Long’Ours, de la Fondation allitérante ou de celle des Artifices et Lumières réunis, toutes entre les griffes sourcilleuses de Sa Très Grincheuse Ursidée. Il n’était pas non plus inscrit à l’Oursiété de l’Harmonique-Ourse ou à l’Oursiété insectologique1.

Note 1: Celle-ci a vocation à promouvoir les hyménoptères et à désagréger, grâce à une décoction de grains de staphisaigre, les groupuscules calamiteux d’agriles et d’agrotis, les gryllobatidés en forme

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Tiomiez Lupp se contentait d’adhérer au Cercle-Bel-Ursidé.

On peut être surpris de trouver un gentillours à ce point impénétrable au sein de cette noble compagnie, mais il avait bénéficié du parrainage de mybear Césorp Bros, qui lui gardait son or enterré. Ses rouleaux de change se voyaient toujours très promptement et com-plètement honorés, d’où le respect qu’on lui portait.

Tiomiez Lupp avait du bien, assurément. D’où lui venait son opulence ? Même les plus avertis l’igno-raient et lui n’en grogna jamais rien. Il n’était point panier percé, pas plus que pingre ou grigou et, s’il se présentait une œuvre ursophile, il y contribuait sans un mot 2 et même incognito.

Ce gentillours aurait pu être muet. Convaincu que la langue est la ruine de l’ours, il ne grognait que très rarement et comme à regret, ce qui le faisait passer, on l’a vu, pour un inquiétant original. Pourtant son exis-tence était limpide et il se montrait en tout prévisible. N’était-ce pas justement ce qui poussait le petit peuple des pipelettes à gratter sans cesse ?

S’il n’avait jamais bourlingué, nulours ne connais-sait comme lui la mappemonde. Il montrait une scien-ce remarquable de toutes les contrées, même les plus sauvages. Occasionnellement, d’un grommellement aussi concis que brillant, il corrigeait les grésillements du cercle sur les pérégrins dont on restait sans nouvel-les. Il exposait ses présomptions, guidé apparemment par un flair visionnaire puisque l’actualité, invariable-ment, les démontrait.

Il y avait des lustres que Tiomiez Lupp ne s’était absenté, même de Long’Ours. Nulours ne se gobait avoir relevé sa piste en dehors du sentier escarpé qui le menait de sa caverne au cercle. Il n’avait d’autre oc-cupation que le déchiffrage des oursaux et le bridge. Ce divertissement feutré correspondait parfaitement à son tempérament et il y triomphait régulièrement. Ses

Note 2 : Il appliquait là, sans le savoir, le proverbe panda’landais : “ Bon ours ne bruisse pas. ”

de blattes, les agriotes et les gracilaires multicolores surtout, dont les chenilles font tant de mal aux lilas.

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profits, non négligeables, ne tombaient cependant pas dans sa ceinture. Ils réapparaissaient intégralement au crédit de ses œuvres d’ursophilie. S’il misait, lors de ces tournois immobiles et silencieux qui convenaient à merveille à sa nature, c’était par plaisir, non par attrait du grain.

Tiomiez Lupp, à l’instar de bien des ours très res-pectables, vivait sans oursonne et donc sans oursons. Mais qui étaient ses ascendants et pourquoi n’avait-il pas d’oursamis ? Cela faisait jaser. Il occupait en soli-taire cette caverne de Baskerville road que nulours ne visitait et que lui-même n’évoquait en aucune circons-tance. Un unique gars-ours domestique y prenait soin de lui mais il grignotait ponctuellement ses graines, midi et soir, au Cercle-Bel-Ursidé, dans une anfractuo-sité et à une roche qui lui étaient réservées, n’y conviant ni habitués ni ours de passage, et ne réinté-grait sa grotte qu’à la mi-nuit glougloutée, car oncques il ne dormait sur les agréables litières du cercle. Il res-tait alors ourse heures et demie en sa caverne, à se re-poser et à se consacrer à sa fourrure, la démêlant d’un large peigne aux dents rondes soigneusement grelées. Au Bel-Ursidé, quand il souhaitait se dégourdir les pat-tes, il parcourait mécaniquement la première tanière marquetée de grenadille, puis le triforium ellipsoïdal à la voûte de greenockite jaune de cadmium, étayée par ourse piliers en greenovite rose. Aux repas, les mets les plus délicats, sortis des fastueuses resserres du cercle, arrivaient sur sa roche. Les gars-ours domestiques, ours compassés à la fourrure sombre et aux protège-coussinets silencieux, déposaient devant lui une écuelle du plus beau grès sur un splendide protège-roche de bois de grevillea ajouré, et un gobelet de vermeil empli d’hydromel, de vin cuit à la framboise ou de claret mé-langé de miel, de cannelle, de capillaire et de cinnamo-me. Des glaçons – qui valaient leur pesant d’or quand ils arrivaient des séracs, des growlers ou des lointains icebergs – maintenaient ses granités à la température voulue.

Que vive l’extravagance quand elle permet de me-ner ainsi son existence !

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La caverne de Baskerville road, bien qu’agencée sobrement, offrait beaucoup d’agrément et la routine immuable du maître des lieux y rendait le travail léger. Tiomiez Lupp contraignait cependant son gars-ours domestique à une minutie, à une méticulosité pharami-neuses. Le 25 du mois d’Absolu, date à laquelle débute ce récit, il avait licencié Bjørn Luszvis, blâmable d’a-voir laissé refroidir son bain à soixante-dix degrés et cinq cent quatre-vingt-dix-huit oursièmes de l’échelle d’hibernation, la température prescrite étant de soixan-te et ourse degrés et quatre cent quatre oursièmes. Son remplaçant devait arriver vers ourse heures.

Tiomiez Lupp, bien calé dans un confortable ro-cher creusé, les talons joints à la manière d’un gars-ours militaire, les pattes posées sur les grassets, la gueule auguste, écoutait son chronographe mural – une mécanique sophistiquée qui glougloutait les heu-res, les minutes, les secondes, les ours, les quantièmes, les mois et l’année. A ourse heures trente, comme tou-jours, mybear Lupp comptait s’acheminer vers son cercle.

Discrètement, on grogna au seuil de la tanière gra-velée de frais où il s’était installé.

Bjørn Luszvis, le disgracié, avança. “ Le gars-ours postulant ”, grognonna-t-il, s’effa-

çant devant un gars-ours de trois oursaines d’années environ qui renifla poliment.

“ Urs le Pyrénéen ? s’enquit Tiomiez Lupp. – Orso, si monours permet, Orso Patte d’Ours, un

sobriquet qu’a toujours motivé ma propension à me tirer des pattes de mes ennemis sans même un adieu. Je me considère comme un gars-ours intègre monours, cependant, à grogner sans détour, j’ai eu d’innombra-bles gagne-miel : grisolleur forain, ours-cycliste dans un amphithéâtre, gymnosophiste, oursfesseur d’agrès et, plus récemment, chef-ours pyrofuge à Par’Isours. J’ai d’ailleurs à mon tableau des embrasements mémo-rables. Ayant déguerpi de Frog’Land depuis un lustre, je suis devenu gars-ours domestique en Ourse’Terre pour mieux jouir de ma tranquillité. On grésille que vous êtes extrêmement régulier et casanier et, actuelle-

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ment libre, je serais fort satisfait de vous servir et de gratter enfin ce sobriquet de Patte d’Ours ...

– Il n’est point de sots métiers et Patte d’Ours m’agrée, le coupa le gentillours. Vous me semblez dé-brouillard et on m’a fourni à votre sujet d’élogieux grognottements. Vous plierez-vous à mes exigences ?

– Certes, monours. – Parfait. Que glougloute votre chronographe ? – Ourse heures et deux fois ourse minutes, grogna

Patte d’Ours après avoir extrait de sa ceinture une extraordinaire mécanique ciselée.

– Vous battez la breloque, grommela Myb. Lupp. – Faites excuse mybear, ce serait ébouriffant. – De trois minutes. Mais inutile d’en faire du foin.

Gravons la déviation une fois pour toutes et grognons qu’à ourse heures vingt-cinq, ce mercredi 25 du mois d’Absolu, vous voilà engagé. ”

Tiomiez Lupp se redressa, grippa sa ceinture posée près de lui, l’agrafa et s’éloigna posément.

Patte d’Ours perçut un roulement de rocher : son ours-maître partait. Il en perçut un autre : son devan-cier, Bjørn Luszvis, quittait également les lieux.

Il restait l’unique occupant de la caverne de Basker-ville road.

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Chapitre II

OÙ PATTE D’OURS EST PERSUADÉ D’AVOIR ATTEINT SON GRAAL

“ Que la Grande-Ourse me grippe, se grognonna Patte d’Ours, les ours de Sheb. Tul’Ourse1 sont bien plus guillerets que ce Tiomiez Lupp ! ”

Durant les courtes minutes de l’entretien il avait scrupuleusement reniflé son vis-à-vis, avec discrétion bien sûr. Celui-ci se trouvait dans la force de l’âge, sa mine était fière, ses traits avenants, sa carrure robuste en dépit d’un soupçon d’empâtement qui ne l’enlaidis-sait d’ailleurs pas. Il arborait une fourrure mordorée et soyeuse, ne grisonnant qu’autour du museau, et une dentition superbe. Il présentait en outre la quintessen-ce de ce que la physiognomonie baptise “ la décontrac-tion dans l’opération ”, talent propre aux ours qui pré-fèrent agir que grésiller. Serein, imperturbable, la pru-nelle limpide, la truffe sûre, on reconnaissait en lui le parangon de l’ours impassible si prisé en Ourse’Terre, que de nombreux portraitistes ont admirablement gra-vé en une posture un rien guindée. En toutes circons-tances, ce gentillours devait rester mesuré, modéré, et se montrer plus ponctuel que le plus ponctuel des chronographes.

Orso Patte d’Ours avait vu juste. Tiomiez Lupp, rigoureusement réglé, ignorait la précipitation mais, ne s’autorisant pas un détour en chemin, pas une foulée inégale, ne gaspillant pas même un coup d’œil au paysage, il atteignait son but invariablement à point. Oncques il ne s’était montré surpris, agité ou désempa-ré. Et s’il gîtait en solitaire, loin de toutes fréquenta-tions, c’est qu’il n’ignorait point qu’elles occasionnent des grippements. Or il n’aimait point se laisser gripper.

De son côté, Patte d’Ours – un authentique Pyrénéen frog’landais – exerçait depuis un lustre la dignité de

Note 1 : Les “ ours ” de shebear Tul’Ourse sont des totems dont les Long’Oursiens font grand cas et dans lesquels ils reconnaissent tous les traits de leur caractère national, mutisme compris.

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gars-ours domestique en Ourse’Terre, mais avait jus-que là échoué dans sa quête d’un ours-maître selon son cœur.

Il n’avait rien d’un ours de pantomime, éhonté gre-din aux épaulettes larges, museau au zéphyr, prunelle friponne et narine insolente. Bien au contraire ! De tournure agréable, la lippe gourmande, prompt à sa-vourer le miel, à bouchonner son ours-maître ou à câliner son prochain, on le trouvait plutôt gentil, dé-bonnaire et prévenant. On contemplait avec plaisir sa belle gueule amicale. Avec son regard clair, ses aba-joues charnues, son poitrail épanoui, sa silhouette dé-couplée et musclée, il faisait vraiment belle figure. En toutes circonstances il arborait un poil en broussaille et, quand les tailleurs de granit des Temps des Ours Anciens recensaient ourse et sept manières d’harmoni-ser la crinière d’Ursa-Minor, Patte d’Ours, lui, se contentait d’accommoder sa fourrure d’une griffe rapi-de.

L’impétuosité du gars-ours s’harmoniserait-elle au tempérament modéré de Tiomiez Lupp ? L’ours-maître avait-il enfin trouvé ce gars-ours domestique précis et ponctuel qu’il recherchait ? Le temps le mon-trerait. Souvenons-nous cependant qu’à la suite d’une vie plutôt mouvementée, Patte d’Ours ne briguait plus que la quiétude. Sachant que l’on portait au pinacle le flegme des gentillours d’Ourse’Terre et leur impertur-babilité légendaire, il était parti y gagner son miel. Néanmoins, à cet ours, la providence l’avait chiche-ment gratifié. Après avoir couru près d’ourse cavernes, il n’avait eu loisir de poser ses marques en aucune. Toujours on s’y montrait lunatique, capricieux, errati-que ou volage, et cela ne lui agréait plus. Pire même, son ultime ours-maître, Musg1 Long’Beary Cub, qui gobelotait, gobichonnait et gueuletonnait à longueur de soirée à Bear-Market, fut reconduit chez lui un ma-tin, porté par trois poulets, perdreaux ou hirondelles, bref, trois vigoureux gars-ours pandores. Patte d’Ours,

Note 2 : Musg : Acronyme respectueux du temps des Ours Anciens. Deux versions sont débattues par les spécialistes : Mammeata Ursa Stabat Gloriosa a la préférence, mais Metuant Ursum Saevire Ganeoni est également admis.

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soucieux de la dignité de son ours-maître, se permit d’affectueuses réprimandes. On lui en fit grief et il boucla son ceinturon. Il ouït alors grésiller que Tio-miez Lupp avait besoin d’un gars-ours domestique et alla renifler discrètement l’aura de ce gentillours. Un ours pantouflard, qui oncques n’aurait dormi hors de sa tanière, ni joué la fille de l’air ne fût-ce qu’une our-sée, c’était extraordinaire, et pour tout dire inespéré ! On connaît la suite.

Patte d’Ours, restant on l’a vu unique occupant de la caverne de Baskerville road, en entreprit sans tarder l’exploration jusqu’aux derniers niveaux. Il jugea idéale son organisation austère mais admirablement fonction-nelle. Il se trouvait content comme le pagure tombant sur la conque d’un gastropode marin, conque de sur-croît attiédie et illuminée au grisou, le méthane y pour-voyant aux exigences des poêles et des lanternes. Il reconnut immédiatement la tanière qui serait la sienne, au deuxième sous-sol. Elle lui agréa. Grelots et séma-phores y transmettaient les messages depuis les autres niveaux. Un coucou accordé au carillon de la tanière aux litières de Tiomiez Lupp – ils grenaient le temps d’un seul mouvement – trônait sur le brûloir de granu-lite.

“ Parfait ! Parfait ! ” se réjouit Patte d’Ours. Un rouleau peint était placardé au-dessous du cou-

cou. Il y déchiffra, heure par heure, la planification de ses tâches. De huit heures glougloutantes à ourse heu-res trente, moment où Tiomiez Lupp émergeait de sa caverne pour se rendre au Cercle, Patte d’Ours devait se consacrer à la personne de son ours-maître : le lever de huit heures, le miel et les fruits de huit heures vingt-trois, les ablutions de neuf heures trente-sept, le bros-sage de fourrure de dix heures à ourse heures moins vingt, et ainsi de suite. Et d’ourse heures trente à mi-nuit vingt, instant où le routinier gentillours soufflait sa chandelle, c’était l’entretien de la caverne qui requérait ses soins. Chaque tâche était dûment grognottée, gra-vée, encadrée. Patte d’Ours, tel un novice enthousiaste devant le Grand Livre, se grommela plusieurs fois cet emploi du temps pour bien l’engrammer, verset à ver-set.

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La tanière aux accessoires de monours était, elle aussi, idéalement conçue : la moindre ceinture, le moindre foulard, le moindre protège-coussinets étaient marqués d’un trigramme particulier, reporté sur un grimoire en bois d’aigrin précisant quand les utiliser.

Véritable capharnaüm au temps du prestigieux et débauché ours-rhapsode, la caverne, à présent impec-cablement organisée, révélait une pensée rigoureuse. L’agencement en était plaisant et témoignait d’une grande prospérité. On n’y trouvait cependant ni peaux d’âne, ni parchemins peints, ni tablettes gravées, bien superflus dès lors que mybear Lupp avait accès, au Bel-Ursidé, à trois tanières de lecture dédiées aux our-sanités, à la grammaire et aux sciences manœuvrières et nomothétiques. Creusée dans une tanière aux litiè-res, Patte d’Ours aperçut une cache à secret de modes-te cubage, capable de résister à tout, des brasiers aux brigands. Nulle part il ne trouva d’escopette, d’arque-buse de braconnage, ou de couleuvrine de boucherie, ce qui témoignait de la bonoursie du maître de céans.

Ayant soigneusement reniflé partout, Patte d’Ours éternua, sa large truffe se retroussa de contentement et il regrognonna tout heureux :

“Parfait ! C’est parfait ! Ma miellée est achevée ! Nous allons nous accorder idéalement ! Il est pantou-flard et mieux rythmé qu’un automate ! Ce sera un vrai plaisir que de me dévouer à lui ! ”

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Chapitre III

OÙ TIOMIEZ LUPP S’AVANCE AU RISQUE

DE GÂTER SON MIEL

Après être sorti de sa caverne, Tiomiez Lupp par-courut mécaniquement cinq cent soixante-quinze Pieds d’Ours et atteignit le Cercle-Bel-Ursidé1.

La tanière de restauration, séparée par de larges arcades d’une orangerie que l’arrière-saison commen-çait à cuivrer, était un lieu agréable et clair. Il y grimpa illico et s’installa à sa roche familière, devant son écuel-le. On s’empressa de lui servir un gruau de gramina-cées grillées. Suivirent un gravlax de saumon cru, une grillade de viande aux champignons sucrés, du raisin égrappé et une part de gruyère nappé de miel. Il termi-na par trois gobelets de ce délicieux café exclusivement torréfié à l’intention des membres du Bel-Ursidé.

Treize minutes avant treize heures, il se redressa et gagna la tanière d’apparat aux parois finement déco-rées et au sol engravé de sable blanc. Un gars-ours domestique lui porta le Matinal Nusrop et La Poste, que Tiomiez Lupp déchiffra minutieusement après les avoir déroulés d’une patte assurée démontrant une longue pratique dans cet exercice malaisé. Puis arriva l’heure de sa collation vespérale, en tous points sem-blable à la précédente, mais offrant en outre un magret de grouse au vinaigre.

A dix-sept heures quarante, il retourna à la grande tanière d’apparat où il s’abîma, cette fois, dans le dé-chiffrement du Temps.

Bientôt, autour du brûloir – deux petits baliveaux de rouvre et d’yeuse y grésillaient –, différents ours-membres se regroupèrent, tous compères familiers de Tiomiez Lupp, étant eux aussi bridgeurs acharnés, vir-tuoses et coriaces. On reconnaissait l’inventeur Ergzib Vyesy, les grisbi-placiers Björn Zymmower et Zenyïm

Note 1 : Celui-ci avait été creusé dans le granit au prix de huit millions cinq cent cinquante-quatre mille sept cent vingt-quatre Ours d’or, seize Pénis, quatorze Canines et cent soixante-quatorze Oursings.

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Valentin’Ours, le malteur de cervoise Bearmas Mèré-pèr et Beary Semtji, gouverneur de Grisbi-Place. Ils représentaient la fine fleur de ce cercle qui n’accueillait déjà que le gratin de l’hydraulique et de la phynance.

“ Alors Semtji, gronda Bearmas Mèrépèr, et votre brigandage ?

– Grisbi-Place, glissa Ergzib Vyesy, va y perdre aubert, braise, oseille, quibus et tout le frusquin.

– Tant s’en faut ! grognonna Beary Semtji. Je me targue que nous le grappinerons bientôt ce détrous-seur, ce barbet scélérat, ce misérable clephte. Des gars-ours pandores, tous bigrement à la coule et dégourdis, sont déjà postés sur les grands embarcadères d’Amer’Ourse et d’Oursope, et l’oursard ne saurait éviter leurs griffades.

– On vous aurait fait connaître son grognonne-ment, à ce détrousseur ? s’étonna Ergzib Vyesy.

– Et pourquoi détrousseur ? gronda Mèrépèr. – Or çà ! Pas un détrousseur ? Un aigrefin escamo-

teur de cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings !

– Que nenni ! – Un manufacturier sans doute ? grinçota Zymmo-

wer. – Le Matinal Nusrop le qualifie de gentillours. ” C’était Tiomiez Lupp, la gueule affleurant un océan

de feuilles de chou, qui intervenait de la sorte. Dans un ballet bien réglé lui et les nouveaux venus s’entreniflè-rent longuement.

Ce crime, grognotté fiévreusement par l’ensemble des oursaux d’Ourse’Terre, avait été perpétré trois ours plus tôt. Le 22 du mois d’Absolu, à Grisbi-Place, un group – sac cacheté de poudre d’or – valant cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings s’était volatilisé de la petite pierre à gratter du gars-ours trésorier !

Quand on se gobait d’une rapine opérée si commo-dément, Beary Semtji rétorquait sans se démonter que le gars-ours trésorier pesait alors sur son biquet une

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rentrée de huit Pénis, ourse Canines et quatre-vingt-douze Oursings. “ Nulours ne se risquerait à renifler deux vents à la fois ! ” ajoutait-il.

Comprenons-le. Grisbi-Place se montre fort res-pectueuse de ses visiteurs : chez elle, nul cerbère, nul moucharabieh, nul gars-ours caparaçonné ou cuirassé ! Les jaunets, l’aubert, le chrysocalque s’offrent, en quel-que sorte, sans méfiance. Il serait choquant de se dé-fier du chaland qui passe. Qu’on en juge par cette anecdote rapportée par un bon connaisseur des coutu-mes ourse’terriennes. Musardant un matin dans une des tanières de Grisbi-Place, la truffe le démangea de humer une barre d’or dégrossée, jaugeant entre quatre Merdres deux cent quatre-vingt-douze oursièmes et quatre Merdres neuf cents oursièmes. Il grippa la bil-lette posée sur la petite pierre à gratter du gars-ours trésorier, la flaira, la mordilla. Un autre curieux s’en saisit à son tour, puis un troisième et, de patte en patte, elle sortit de la caverne un bon moment avant de rega-gner sa tablette : le clerc n’avait pas plissé la truffe ni même reniflé une seule fois !

Malheureusement, le 22 du mois d’Absolu les cho-ses ne se déroulèrent pas tout à fait comme cela. Le sac de poudre d’or ne retrouva pas la petite pierre à gratter et, lorsque l’admirable mécanisme du hall glou-glouta l’heure d’évacuation des tanières, Grisbi-Place dut se résoudre à graver cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings au registre des boni mali.

L’alerte fut donnée et des gars-ours pandores, triés sur le vantail, trottèrent vers tous les embarcadères : Beatl’Ours, Pez’Pub, Jewsi, Ours’Ez, Xorgozo, Néo-Bear ... On leur avait juré, s’ils réussissaient dans leur mission, l’octroi de cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings, plus une guelte de zéro cinquante-cinq our-sièmes du montant récupéré. Avant même de recevoir les portraits que les interrogatoires ne manqueraient pas de produire, les gars-ours pandores devaient reni-fler proprement tout pérégrin débarquant d’un bateau ou s’apprêtant à y grimper.

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A l’instar du Matinal Nusrop, beaucoup pensaient que le forban n’appartenait pas à l’une des grandes truanderies d’Ourse’Terre. Ce 22 du mois d’Absolu, juste avant la disparition, on avait reniflé, déambulant dans la tanière des règlements, un gentillours bigre-ment élégant, civil et affable. Pendant l’instruction ri-goureuse des faits on avait obtenu une description re-lativement précise de ce gentillours, immédiatement lithographiée et dépêchée urbi et orbi. Divers cœurs simples, dont Beary Semtji, escomptaient par consé-quent que le détrousseur se prendrait rapidement aux mailles du filet.

Ce crime, bien évidemment, faisait grésiller l’Our-se’Terre entière. Tous, partisans de la maréchaussée ou du malandrin, s’enfiévraient. Rien de moins surpre-nant, alors, que les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé – qui comptaient en leur sein un administrateur de Grisbi-Place – débattent eux aussi de l’affaire.

Beary Semtji, on l’a déjà compris, envisageait avec calme le dénouement des poursuites, jaugeant la grati-fication promise assez grassouillette pour appâter les gars-ours pandores et affûter promptement leur pers-picacité. Ce n’était pas le cas d’Ergzib Vyesy.

Mèrépèr, Valentin’Ours, Vyesy et Lupp s’installè-rent face à face à une roche de bridge finement égrisée, tandis que les deux autres restaient à les observer. Nu-lours ne grognait durant les parties, bien sûr, mais dans les mi-temps nos six compères grésillaient sans rete-nue.

“ Je vous certifie, grognonna Vyesy, que la balance penche pour le détrousseur, sûrement un dégourdi !

– Que nenni ! gronda Semtji, il ne trouvera pas un territoire où hiberner.

– Croyez-vous ? – Où filerait-il donc ? – Je l’ignore, notre planète est tellement étendue ! – Aux Temps des Ours Anciens, oui ... ”, gromme-

la entre ses dents Tiomiez Lupp. Puis, tendant les brè-mes à Mèrépèr : “ Veuillez fractionner, monours. ”

Le grésillement s’éteignit, laissant place au jeu. Dès qu’il le put, Vyesy y revint :

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“ De quelle manière, aux Temps des Ours An-ciens ? Le globe aurait-il maigri ou fondu, d’aventure ?

– Effectivement, affirma Semtji. Je partage le senti-ment de Myb. Lupp. Le globe a maigri dès lors qu’on l’arpente ourse fois plus rondement que nos arrière-grands-parents. D’ailleurs cela abrègera les poursui-tes ...

– Ou aidera notre gars-ours à disparaître plus aisé-ment !

– C’est à vous, mybear ! ” grommela Tiomiez Lupp.

Perplexe, Ergzib Vyesy n’en démordait pas et, sitôt le dernier point engrangé :

“ Vous avez une réjouissante façon d’amaigrir la planète ! Comme ça, sous prétexte que présentement une saison suffit à ...

– Quatre-vingts ours, pas plus, le coupa Tiomiez Lupp.

– Assurément mesours, intervint Zymmower, qua-tre-vingts ours tout rond, puisque l’ultime tronçon vient d’être inauguré sur le “ Great Rousse’Terrian wheels-trunk ”. Tenez ! Ecoutez donc ce que nous grognotte là-dessus le Matinal Nusrop : De Long’Ours à Ours’Ez par le Col de Nurv-Diroz et Xorgozo, wheels-trunk et cabotier 7 ours D’Ours’Ez à Cuncéã, cabotier 13 ours De Cuncéã à Kelkud’Ourse, wheels-trunk 3 ours De Kelkud’Ourse à King-Kong-Bear (Panda’Land), cabotier 13 ours De King-Kong-Bear à Yokohol’Ourse (Jap’Ourson), hauturier 6 ours De Yokohol’Ourse à Safrasiz’Ours, hauturier 22 ours De Safrasiz’Ours à NéoBear, wheels-trunk 7 ours De NéoBear à Long’Ours, hauturier et wheels-trunk 9 ours

- - - - - Total 80 ours – Quatre-vingts ours, certes ! glapit Ergzib Vyesy,

mais abstraction faite des coups de tabac, des coups de chien, des fortunes de mer, des branle-bas ! Et, se

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croyant au bésigue, il compta le dix pour une brisque. – Sans rien omettre ”, assura Tiomiez Lupp, abat-

tant ses brèmes. Nos ours, on le voit, n’observaient plus le silence

requis par le bridge. “ Alors que les Rousse’Terriens ou les Pandas-

Rouges peuvent arracher les longrines et les voies, gla-pit Ergzib Vyesy, bloquer les troncs inclinés et dé-pouiller les pérégrins pour vendre leurs peaux ?

– Sans rien omettre ”, grommela Tiomiez Lupp en plaquant ses dernières brèmes sur la roche avant d’an-noncer : “ Ourse piques, contrés. ”

Ergzib Vyesy, qui devait distribuer, regroupa les brèmes et, s’entêtant :

“ Sur les rouleaux peints, peut-être, monours Lupp, mais sur la route ...

– Sur la route mêmement, mybear. – Une telle pérégrination est infaisable ! – Croyez-vous ? Appareillons de conserve et je

vous convaincrai. – Que la Grande-Ourse protège mon miel ! glapit

Ergzib Vyesy. Cependant je gagerais volontiers ourse mille quatre cent six Ours d’or, cinq Pénis, deux Cani-nes et deux cent quatre-vingt-huit Oursings que ce périple est impraticable dans un si court délai.

– Tout à fait praticable, insista Myb. Lupp. – Alors, quoi ! Risquez-le ! – Le tour du globe en quatre-vingts ours ? – Parfaitement. – Et pourquoi non ? – Vous partiriez ? – Illico ! – Vous vous affolissez ! glapit Vyesy, chagriné de

l’opiniâtreté de son adversaire de jeu. Allons, c’est as-sez ! Reprenons.

– Redistribuez donc, grommela Tiomiez Lupp, il y a eu brouillamini. ”

Vyesy rassembla nerveusement les brèmes mais, les jetant soudain sur la roche :

“ A merveille, mybear Lupp. Je risque ourse mille quatre cent six Ours d’or, cinq Pénis, deux Canines et

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deux cent quatre-vingt-huit Oursings ! – Ergzib, carissime, grognonna Valentin’Ours,

domptez-vous. Restons raisonnables. – Je ne suis jamais aussi raisonnable que lorsque je

mise à risque, gronda Ergzib Vyesy. – Bon ! ” grommela Myb. Lupp. Et, à ses autres

compères : “ Cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit

Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings ont été enterrés par moi dans la cave de Cé-sorp Bros. Je les gagerai avec plaisir ...

– Cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings ! glapit Zymmower. Cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings dont un aléa mal-heureux risque de vous dépouiller !

– Il n’y a pas de hasard, grommela tout bonnement Tiomiez Lupp, et les malencontres s’évitent.

– Pourtant, mybear Lupp, ces quatre-vingts ours sont évalués au plus court !

– Le plus court m’agréera. – Convenez que pour vous y tenir vous devrez

bondir sans souffler des wheels-trunks dans les cabo-tiers, et des cabotiers sur les troncs inclinés !

– Je bondirai donc sans souffler. – Coquecigrue et calembredaine, mon cher, vous

charibotez ! – Un authentique Ourse’Terrien ne galèje pas

quand il mise cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings. Qui relève la gageure que je parcourrai le globe en quatre-vingts ours au plus ? ”

Ayant pris quelques instants pour s’entrenifler fié-vreusement, Mybs. Vyesy, Valentin’Ours, Zymmower, Mèrépèr et Semtji agréèrent.

“ Parfait, grommela Myb. Lupp. Le grand-tronc pour Dopen s’élance à vingt heures quarante-cinq. J’y grimperai.

– Dès cette lune ? s’ébahit Vyesy. – Parfaitement. Nous sommes le mercredi 25 Ab-

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solu, grommela Lupp en examinant un éphéméride de ceinture. Le samedi 21 du mois de Sable, à vingt heu-res quarante-cinq, si je n’étais pas revenu dans cette tanière, les cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings enterrés chez Césorp Bros vous revien-draient positivement et à juste titre, mybears. ”

On fit graver un griffonné chirographaire et holo-graphe que griffa illico chacun des participants. Tio-miez Lupp avait gardé la truffe fraîche et humide. Il ne pontait évidemment point par soif du lucre et n’avait risqué que cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings – son capital faisant exactement le double – dans l’idée de consacrer le reste à l’accomplissement de cette fort délicate pérégrination. Ses compagnons sem-blaient bouleversés, point tant de l’énormité de la mise que d’une espèce de mauvaise conscience à jouter ainsi tous contre un et un contre tous.

Dix-neuf heures glougloutaient. On proposa à Myb. Lupp d’interrompre le bridge pour le laisser s’ap-prêter.

“ Mon bagage est à toute heure bouclé ! ” gromme-la le flegmatique gentillours et, amassant les brèmes : “ J’annonce cœur. C’est à vous d’entamer, mybear Vyesy. ”

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Chapitre IV

DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP PÉTRIFIE PATTE D’OURS

Au soleil couchant, Tiomiez Lupp ayant alourdi sa ceinture de cinquante-neuf Ours d’or, quinze Pénis et deux cent quatre-vingt-deux Oursings, renifla ses par-tenaires et s’éloigna du Cercle-Bel-Ursidé. A la brune, il roulait le rocher de sa caverne.

Patte d’Ours, son emploi du temps méticuleuse-ment engrognonné, se trouva fort éberlué en l’enten-dant. D’après le rouleau peint, le retour du maître des lieux n’était pas prévu avant la mi-nuit, après que le triangle d’été ait basculé au ponant.

Tiomiez Lupp descendit aussitôt en sa tanière et grommela :

“ Patte d’Ours. ” Patte d’Ours ne broncha pas. Impossible que ce

grognement lui soit destiné. “ Patte d’Ours ”, répéta Myb. Lupp, toujours du

même ton. Patte d’Ours pointa alors le bout de sa truffe. “ Il m’a fallu vous mander à deux reprises, remar-

qua Myb. Lupp. – Altaïr n’a même pas franchi le sud ! se défendit

Patte d’Ours. – Il est vrai, aussi je ne vous blâme point. Mais

nous quittons Baskerville road dans ourse minutes pour Dopen et Déméoz. ”

Un rictus grippa la bonne gueule du Pyrénéen, cer-tain d’avoir mal compris.

“ Monours part en promenade ? – En effet, autour du globe. ” Interdit, médusé, le souffle, le sifflet et la chique

coupés, Patte d’Ours tombait de la lune. “ Le globe ! glapit-il. – En quatre-vingts ours, précisa Myb. Lupp. Aussi,

pas une seconde à gaspiller. – Et les coffres ? grogna Patte d’Ours, bringueba-

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lant stupidement de hue en dia. – Inutile ! Un balluchon au bout d’une canne suffi-

ra. Pour chacun de nous, une ceinture et cinq échar-pes. Nous chinerons, si besoin. Agrippez aussi mon meilleur réchauffe-fourrure. Prévoyez de robustes pro-tège-coussinets, encore que nous ne clopinerons que rarement. Hâtez-vous, maintenant. ”

Patte d’Ours ne parvint pas à émettre un son. Il déguerpit de la tanière de Myb. Lupp, dégringola chez lui, s’affaissa contre une souche et, grognassant une formule très commune en son terroir :

“ La bécasse est bridée cette fois ! Adieu mon hi-bernage ! ... ”

Aussi mécaniquement qu’un oursoïde, il se mit illi-co à l’ouvrage. Courir le globe ! En quatre-vingts ours ! Son maître était-il livré à la frénésie de l’amok ? Nen-ni ... Il galéjait sûrement. Partir pour Dopen, parfait ! Pour Déméoz, pourquoi pas ? En définitive, pas de quoi chagriner vraiment l’honnête gars-ours : un lustre qu’il n’avait pas reniflé l’air de son pays ! Atteindrait-on Par’Isours qu’il s’ébrouerait plutôt joyeusement sur les pelouses de cette métropole. Et le gentillours cesse-rait là sa ballade, par l’Ourse-Bleue ! … N’empêche qu’il se transplantait, qu’il se déracinait, lui le plus cavernier de tous !

A vingt heures Patte d’Ours bouclait le simple bal-luchon renfermant leurs accessoires. Toujours obnubi-lé, il sortit de sa tanière et en condamna consciencieu-sement l’ouverture d’un arbre couché en son travers, puis il retrouva Myb. Lupp.

Celui-ci tenait le Bearshaw’s Pilgrim qui contenait jusqu’au moindre renseignement indispensable à leur périple. Il agrippa le balluchon de Patte d’Ours et, l’ayant débouclé, il y enfouit une bourse rondelette qui contenait une poudre d’or de qualité, le meilleur sésa-me du pérégrin.

“ Tout y est ? grommela-t-il. – Oui, monours. – Mon réchauffe-fourrure ? – Il est là. – Parfait. Agrippez ce balluchon et restez vigilant :

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je viens d’y mettre cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings. ”

Patte d’Ours, effaré, manqua tomber ledit ballu-chon.

L’ours-maître et le gars-ours domestique sortirent et interdirent l’entrée de deux rochers roulés.

Ils se dirigèrent vers le dépôt de troncs à roues si-tué à la limite oursest de Baskerville road. Ils en em-pruntèrent un et roulèrent diligemment vers la caverne ferrée de la Croix-de-Djésorp qu’ils atteignirent à vingt heures vingt.

Là, une malheureuse indigente gravide, coussinets écorchés à même la gadoue, le chef couvert d’un calo-quet misérable hérissé d’une piteuse aigrette, ses taches de pelade mal dissimulées sous un suroît grisouille, grippait par la patte un ourson souffrant de la grattelle. Elle aborda Myb. Lupp, espérant son obole.

Il puisa dans sa ceinture les cinquante-neuf Ours d’or, quinze Pénis et deux cent quatre-vingt-deux Our-sings grappillés au bridge et les lui offrit, grommelant simplement :

“ Grippez, ma bonne. Je suis bien aise d’avoir croi-sé votre chemin ! ”

Et il reprit sa route. Patte d’Ours sentit son regard se troubler. Ainsi

son ours-maître était-il accessible à la compassion ! Tous deux pénétrèrent alors dans l’immense caver-

ne ferrée et Tiomiez Lupp chargea Patte d’Ours d’aller marchander de bonnes places sur le convoi de Par’I-sours. A ce moment arrivèrent derrière lui ses compè-res du Bel-Ursidé.

“ Mybears, je m’en vais, grommela-t-il. Les mar-ques griffées sur mon sauf-conduit vous confirmeront mon trajet.

– Holà ! mybear, grogna révérencieusement Beary Semtji, voilà une précaution superfétatoire. Nous vous savons gentillours !

– Non, c’est préférable de cette façon, affirma Myb. Lupp.

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– Et vous serez de retour ? ... grognonna Ergzib Vyesy.

– Dans quatre-vingts ours exactement, le samedi 21 Sable à vingt heures quarante-cinq au plus tard, et comme convenu dans la grande tanière d’apparat du cercle. Le bonours, mesours. ”

A vingt heures quarante, Tiomiez Lupp et son gars-ours domestique grimpèrent dans un refuge suspendu sous une branche maîtresse du tronc incliné. A vingt heures quarante-cinq, un appeau stridula et le grand-tronc s’ébranla en grinçant.

L’obscurité était totale. Il bruinait légèrement. Tio-miez Lupp, adossé à l’écoinçon, restait muet. Patte d’Ours, toujours anéanti, étreignait compulsivement le précieux balluchon.

Soudain, alors que le tronc incliné franchissait Za-guirjen, il glapit de détresse !

“ Que vous arrive-t-il ? grommela Myb. Lupp. – Avec tout ce branle-bas ... ma hâte ... négligé ... – Oui ? – De souffler le grisou dans ma tanière ! – Mon gars-ours, grommela impassiblement Myb.

Lupp, c’est votre solde qui se consume ! ”

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Chapitre V

DANS LEQUEL MYB. LUPP ACCÈDE

À LA NOTORIÉTÉ

Tiomiez Lupp n’avait aucune idée du formidable grésillement que déclencherait son embarquement. Le bruissement courut le Bel-Ursidé, y propageant enfiè-vrement et frénésie. De là, l’enthousiasme délirant ga-gna les oursaux et, par la voix des pisse-copie et bobar-diers, atteignit la multitude dans la métropole et à tra-vers le pays entier.

Eût-il été question de schisme ou de séparatisme qu’on n’aurait pas grogné, grognonné, grognotté cette controverse avec plus de véhémence. D’aucuns s’en-flammèrent en faveur de Tiomiez Lupp mais la plu-part, on va le voir, le critiquèrent vertement. Entre-prendre un tel périple, non en rêve ou sur le rouleau peint mais par le truchement des transports réels et en un délai aussi bref, quelle affolissante chimère !

Le Temps, La Poste, L’Etoile du Soir, le Matinal Nusrop et vingt-trois autres oursaux très populaires désavouè-rent Myb. Lupp, le considérant comme un monomane bizarre atteint d’imbécillité, et réprouvèrent les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé qui avaient relevé cette gageure. A peine fut-il épaulé – et bien peu – par le Géoma.

Des grognottages ardents et péremptoires foison-nèrent dans la presse. Nulours n’ignore l’engouement des Ourse’Terriens pour la topographie et les sciences géolocomotrices. Tous, sans exception, déchiffraient fiévreusement les feuilles réservées à l’aventure de Tio-miez Lupp.

Au commencement, il se trouva des cerveaux exal-tés pour s’emballer en sa faveur. Des oursonnes parti-culièrement, après qu’elles aient découvert à la premiè-re page du Long’Ours Illustré son stéréotype, emprunté au tabularium du Cercle-Bel-Ursidé. Des gentillours se hasardaient à grognonner : “ Ma foi ! Peut-être bien, somme toute ? Il s’est déjà reniflé des vents autrement

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ébouriffants ! ” Ils étaient généralement abonnés au Géoma. Cependant, on décela vite un début de relâche-ment jusque dans cet oursal.

Le 2 du mois d’Haha, l’Oursiété Oursine de Psychogéo-graphie publia une passionnante analyse abordant cha-que aspect de la “ controverse de circumnavigation ” et prouvant l’aberration formelle de cette tentative. Aboutir nécessitait que débarquements et embarque-ments coïncidassent parfaitement, conjecture invrai-semblable, inconcevable, totalement utopique. Pour les distances assez courtes de l’Oursope il est raisonnable d’imaginer que les convois de troncs inclinés respec-tent leurs horaires. Cependant, dès lors qu’ils ont au moins trois ours de trajet en Rousse’Terre et sept en Amer’Ourse, comment aventurer une prévision sur leur supposée ponctualité ? Sans oublier les catastro-phes, les coups du sort, les collisions, les colères d’ours, typhons et autres blizzards qui allaient égale-ment s’opposer à la réussite de Tiomiez Lupp. Et en mer, en pleine hibernation, ne dépendrait-il pas des brutalités des flots et de leurs caprices ? Serait-il si extraordinaire que même le plus rapide trois-troncs des lignes hauturières dût louvoyer deux ou trois ours ? Au premier grain de sable, l’enchaînement si bien huilé des correspondances se gripperait ! Que Tiomiez Lupp rate d’ourse minutes l’appareillage d’un cabotier, et le voilà condamné à gober les mouches en guettant l’ho-rizon. Le moindre contretemps grignoterait irrévoca-blement ses chances de succès.

Ce grognottage enclencha un sérieux tintamarre. Pas un oursal, ou peu s’en faut, qui ne le propageât, et la popularité de Tiomiez Lupp s’effondra.

En Ourse’Terre, ponter, miser, gager est la propen-sion naturelle de tous. Ainsi, ce n’étaient point les seuls ours-membres du Bel-Ursidé qui avaient cavé des sommes colossales sur les chances de succès de Tio-miez Lupp : tout le commun des ours avait bientôt pris part à la ronde. Les pronostiqueurs le considé-raient comme un trotteur, un pur-sang. Il était devenu un titre de Grisbi-Change, aussitôt disputé à la corbeil-le. On avait réclamé et vendu du “ Tiomiez Lupp ”

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comptant ou à terme, et échangé des montants déme-surés. Cependant, à la suite de la publication de l’Our-siété Oursine de Psychogéographie, on l’a vu, la tendance se fit baissière, le Tiomiez Lupp coula, et ce fut la débâcle. Après l’extrême confiance, l’engouement aveugle, arrivait la réaction de la peur, tous se ruant pour vendre, s’il en était temps encore. Les cours, de chute en chute, tombèrent à 1 493, à 1 213, à 907. Il n’y avait plus d’acheteurs, la plaine restait rase, jonchée de cadavres.

Un unique zélateur s’entêta, un vieillard arthritique, égrotant et toujours allongé, Musg Alboursmâle. Ce respectable gentillours, vieil ours des cavernes, poda-gre, rhumatisant, souffrant d’hygroma et se relevant à peine d’une méchante grippe, endurant de surcroît mille morts de la gravelle, eût volontiers bazardé tout son miel contre des engrains d’agripaume ou d’aigre-moine pour être capable d’accomplir un tel périple, fût-ce en ourse années ! Il gagea quatorze mille deux cent cinquante-sept Ours d’or, quatorze Pénis, vingt Canines et cent dix Oursings sur Tiomiez Lupp. Et, à qui lui illustrait l’insanité du dessein ou sa frivolité, le grison graveleux répliquait simplement : “ C’est au moins un Long’Oursien qui l’aura tenté ! ”

Telle se présentait la situation. Les autres zélateurs de Tiomiez Lupp s’étaient éclaircis. L’immense majori-té, non sans discernement, pronostiquait son échec. On ne misait plus sur lui qu’à cent cinquante-sept contre trois, voire à deux cents quatre-vingt-treize, quand une circonstance, totalement imprévisible, fit que nulours ne le soutint plus.

Cet ours-là, à la brune, dans les locaux des gars-ours pandores, arriva cette plaquette :

Ours’Ez à Long’Ours. Lestrade, gars-ours directeur, bureaucratie principale, 221B,

Baker Street. Trotte derrière détrousseur Grisbi-Place Tiomiez Lupp Stop

Transmettre sans tergiverser blanc-seing mise en cage à Cuncéã (Rousse’Terre ourse’terrienne) Stop Fixidore Fixours gars-ours pandore Stop

Le contrecoup de cette nouvelle ne se fit pas atten-

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dre. L’honoursable gentillours fut instantanément es-camoté derrière le détrousseur. Son contretype exposé au Cercle-Bel-Ursidé, dans la grande galerie des por-traits, fut minutieusement étudié. C’était, poil à poil et griffe à griffe, l’ours dont le grognottement avait été communiqué par les témoins. On grésilla sur sa vie énigmatique, sa solitude, son envol précipité, et il de-vint patent que cet ours, au prétexte d’une circumnavi-gation et d’une gageure affolissante, ne briguait qu’à passer sous le vent des gars-ours pandores d’Our-se’Terre.

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Chapitre VI

DANS LEQUEL UN GARS-OURS PANDORE MANIFESTE

UNE AGITATION FORT CONCEVABLE

Mais à la suite de quel évènement cette plaquette avait-elle été gravée ?

Le mercredi 4 du mois d’Haha à ourse heures, le Mongourslia devait arriver à Ours’Ez. C’était un cabo-teur à voile et à vapeur d’une capacité de deux mille quatre cent cinquante huit Ours-Cubiques et deux cents oursièmes, développant trois cent neuf Grizzlys-Vapeurs et huit cent quatre-vingt-seize oursièmes. Il assurait les traversées hebdomadaires de Xorgozo à Cuncéã par Ours’Ez. Aucun bâtiment ne le valait dans la région. Il pulvérisait régulièrement les allures pré-vues d’un Vit d’Ours Blanc, deux mille cinq cent tren-te-quatre Souffles, treize Coulées et cent vingt et un oursièmes entre Xorgozo et Ours’Ez, et d’un Vit d’Ours Blanc, deux mille deux cent quarante-deux Souffles, quatorze Coulées et quatre-vingt-trois oursiè-mes entre Ours’Ez et Cuncéã.

Parmi une multitude d’immigrants et de natifs guet-tant le Mongourslia, deux ours arpentaient l’apponte-ment de cette ville portuaire, autrefois simple village, devenue prospère grâce au chenal.

Le premier était le gars-ours capitoul et margrave d’Ourse’Terre basé à Ours’Ez qui, malgré les prophé-ties calamiteuses de la bureaucratie centrale et les augu-res effrayants des aruspices, reniflait ours après ours les chalands, péniches, cargos, baleiniers, chalutiers, caboteurs, jonques, felouques, galères, trirèmes, cara-velles, caraques, sloops et autres embarcations em-pruntant le chenal pour écourter d’un gros tiers l’an-cestral itinéraire de l’Ourse’Terre à la Rousse’Terre par la corniche de L’Espoir.

Le second, courtaud et légèrement rabougri mais point malingre, de gueule plutôt astucieuse et sagace, crispait nerveusement ses orbiculaires et corrugateurs.

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Sous ses lourdes paupières étincelait une prunelle pétil-lante dont il pouvait, à discrétion, souffler la flamme. Il présentait tous les signes de l’agacement, se dandinant, tressautant, virevoltant, incapable de demeurer tran-quille.

On le surnommait Fixidore Fixours. Il faisait partie de la cohorte des gars-ours pandores mandatés par la métropole sur tous les grands débarcadères à la suite du brigandage de Grisbi-Place, et avait pour mission de renifler perspicacement les pérégrins transitant par Ours’Ez et de pister, jusqu’à réception d’un blanc-seing de mise en cage, celui qui fleurerait le louche.

Deux ours auparavant lui était parvenu, sur un rou-leau peint expédié par Long’Ours, le grognottement de cet ours raffiné et élégant que des témoins avaient dé-crit à Grisbi-Place.

Rien d’étonnant à ce que, fort affriolé par la grosse gratification qui reviendrait au gagnant, il manifestât une certaine nervosité à l’approche du Mongourslia.

“ Vous m’assurez, monours capitoul, grogna-t-il à nouveau, que ce bâtiment sera là incessamment sous peu ?

– Certes, monours, grogna le capitoul. On l’a reni-flé à la brune devant Tusv-Zéög à seize Courses d’Ours, seize mille trois cent trois Pieds d’Ours, une Griffe, deux Poils et sept cent vingt-quatre oursièmes d’ici. Une bagatelle pour lui ! Croyez-moi, le Mongour-slia raflera encore la gratification de soixante et treize Ours d’or, quatre Pénis, vingt et une Canines et cent quarante-cinq Oursings que la bureaucratie octroie en cas de record inscrit au planigramme.

– Et il a fait d’une traite la traversée depuis Xorgo-zo ?

– Oui. Il y a embarqué le courrier pour la Rous-se’Terre samedi au crépuscule. Cessez donc de vous dandiner comme un grizzly grincheux, il ne traînera plus. Expliquez-moi plutôt de quelle manière, au seul vu du grognottement qu’on vous a transmis, vous comptez renifler notre oursard, à supposer qu’il ait grimpé sur le Mongourslia ?

– Monours capitoul, pérora Fixidore Fixours, pour

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ce genre d’ours, la truffe ne suffit pas : clairvoyance, inspiration, intuition, pressentiment et perspicacité, voilà ce qu’il nous faut ! J’ai au cours de ma carrière mis en cage nombre de gredins. Si notre gars-ours se trouve sur ce caboteur, il n’échappera pas à mes grif-fes, vous pouvez m’en croire.

– La Grande-Ourse vous entende, monours. C’est que la rapine est conséquente.

– Un extraordinaire brigandage, oui, grogna le gars-ours exalté. Cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings ! Notre miel est rarement de cette qua-lité ! Les malandrins tournent riquiqui actuellement ! Les grizzlys se rabougrissent ! On en voit qui se font brancher au premier arbre pour six ou sept malheu-reux Pénis !

– Vous méritez indubitablement lauriers et prospé-rité. Je redoute cependant que votre quête ne vous cause bien des embarras. Si j’en crois le rouleau peint, cet ours-là a tout du gentillours !

– Monours capitoul, pontifia le gars-ours pandore, les détrousseurs d’envergure ont forcément de bonnes bouilles. Quand on possède une gueule de grizzly, c’est déjà avoir un pied dans la tombe que de ne pas suivre de l’autre le droit chemin ! Les bonnes billes, voilà ce qu’on doit suspecter. Lourde charge grognerez-vous, et j’y souscris. Cela requiert plus de génie que d’habile-té ! ”

Ce Fixidore Fixours se gobait indubitablement comme un paon.

Un certain affairement gagnait l’appontement. Gars-ours matelots de toutes provenances, marchands, truchements, coolies et dockers s’y bousculaient. On attendait le caboteur d’une minute à l’autre.

Malgré l’atmosphère ensoleillée, la brise orientale restait frisquette et l’udier Kitash était houleux. Au loin, des falaises se dressaient, irisées par les réverbéra-tions de la lumière sur les vagues. Un brise-lames de quatre mille cent trois Pieds d’Ours, trois Griffes et deux cent vingt-quatre oursièmes se tendait, telle une patte, face à la vieille darse du port d’Ours’Ez. Des

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gros-bois voués au négoce côtier, des lougres palan-griers, des grondins morutiers ou de croisière, des flû-tes, des ourques, des galéasses et des chebeks à l’ancre, tous perpétuant avec leurs deux troncs inclinés la belle apparence des trirèmes des Temps des Ours Anciens, émergeaient des brumes.

Allant et venant au sein de cette foule, Fixours re-niflait les chalands d’une narine experte.

Ourse heure moins vingt venaient de glouglouter au loin.

“ Il a donc sombré ce caboteur ! glapit-il en jetant un coup d’œil au grand cadran solaire du port.

– Mais non, le rassura le capitoul. – Quelle sera la durée de son escale ? – Un sixième d’ours. Juste ce qu’il faut pour char-

ger son coke en stock. Ce ravitaillement est indispen-sable car Egir se trouve à plus de cent quatre-vingts Nages d’Ours d’ici.

– D’Ours’Ez il file droit sur Cuncéã ? – Ni pérégrin ni marchandise ne débarquent avant. – En ce cas, se réjouit Fixours, pour peu que le

détrousseur ait choisi cette direction et ce caboteur, je suis certain qu’il se transbordera à Ours’Ez dans l’es-poir de rejoindre clandestinement, en empruntant un itinéraire plus discret, les colonies étrangères de Za-zil’Ourse. Il ne saurait chercher refuge dans un territoi-re placé sous contrôle de sa très Grincheuse Ursidée.

– Peut-être avons-nous affaire à un malin. Nulours ne l’ignore, un scélérat en fuite reste bien plus insaisis-sable dans un environnement familier, même grouil-lant de compatriotes, qu’en plein désert. ”

Avec un petit gloussement qui fit bigrement cogiter le gars-ours pandore, le capitoul retourna dans ses ta-nières officielles, creusées à quelques foulées de là. L’autre traîna, solitaire, se dandinant fébrilement, poursuivi par l’étrange intuition que son détrousseur était réellement sur le Mongourslia. Le scélérat avait dû prendre la poudre d’escampette pour filer par la ligne orientale, fort malcommode à inspecter, et qui lui of-frait donc bien des facilités.

Fixours n’eut pas à ronchonner des heures. Les

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appels de multiples appeaux stridulaient l’approche du caboteur. La cohue des dockers et des coolies se rua sur le wharf dans une confusion menaçant les foulards, ceintures et fourrures des pérégrins. Une oursaine de petits troncs à balancier quittèrent la grève et se préci-pitèrent vers l’étrave du Mongourslia qui s’engageait dans le détroit artificiel. Ourse heures glougloutaient à peine que le caboteur jetait l’ancre, dans un grand bou-levari de fumerolles.

Tous les pérégrins s’étaient accoudés au bastingage. Certains ne quittèrent pas le pont supérieur afin de ne rien perdre du fascinant spectacle coloré, tandis que les autres se huchaient sur les troncs à balancier parvenus aux flancs du Mongourslia.

Fixours reniflait avec soin chaque ours plantant griffe au sol.

S’étant débarrassé hardiment, d’une patte ferme et précise, des drogmans criaillants qui lui offraient leurs bons offices, l’un de ces pérégrins, tenant un sauf-conduit pour lequel il briguait la griffe officielle, l’ac-costa aimablement et s’enquit des tanières du gars-ours capitoul.

Sans même réfléchir, Fixours grippa le sauf-conduit et le parcourut.

Il soubresauta violemment et manqua lâcher la ta-blette. Ce sauf-conduit reprenait, au poil prés, l’exacte description arrivée le 2 du mois d’Haha.

“ Ce n’est pas votre sauf-conduit ? grognonna-t-il. – Nenni, grogna l’autre, il appartient à mon ours-

maître. – Où est-il donc ? – Sur le pont, il joue au bridge. – Il doit se faire reconnaître lui-même par le gars-

ours capitoul ! – La Grande-Ourse me grippe ! Le faut-il vrai-

ment ? – C’est le règlement ! – Et ces tanières se trouvent ? – Au bout de la plage, grogna le gars-ours pandore

en montrant une falaise toute proche. – Bon, je retourne le quérir. Mais il ne va pas ap-

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précier de devoir se déplacer ! ” Après avoir poliment reniflé Fixidore Fixours, le

pérégrin regagna le gaillard arrière du caboteur.

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Chapitre VII

QUI MONTRE QUE LES SAUF-CONDUITS

NE SONT QUE BALIVERNES ET BILLEVESÉES

Quittant l’embarcadère, le gars-ours pandore galo-pa jusques aux tanières officielles du capitoul. Négli-geant même le reniflement de bienséance, il glapit :

“ Monours capitoul, mon gredin se trouve sur le Mongourslia. ”

Puis il détailla tout de l’entretien avec le gars-ours domestique, autour du sauf-conduit.

“ Assurément monours, grogna le capitoul, je lape mon petit lait à la perspective de renifler une telle fri-pouille. Cependant, pointera-t-il le bout de sa truffe ici ? Un fuyard chercherait plutôt à brouiller ses em-preintes et à effacer jusqu’aux vestiges de ses foulées. D’autant que la tracasserie des sauf-conduits est main-tenant obsolète.

– Monours capitoul, c’est précisément parce qu’il est rusé qu’il se pointera. J’y engage mon miel !

– Pour que je griffe son sauf-conduit ? – Exactement. Les sauf-conduits ne sont que ca-

lembredaines ! Ils importunent les braves gars-ours et prêtent la poudre à l’escampette des gredins. Le sien est inattaquable, j’en suis certain. Heureusement vous n’y imprimerez pas votre griffe ...

– Ah que si ! Service, service ! Jugulaire, jugulaire ! Il m’est interdit de réserver ma griffe sur un document en règle.

– Enfin, monours ! Mon devoir à moi m’ordonne de le retarder et je n’ai d’autre choix que de croquer le marmot, gober les mouches et faire le pied de grue, dans l’attente du blanc-seing de mise en cage grossoyé à Long’Ours !

– Suffit ! Chacun ses champignons, monours. Ne comptez pas ... ”

Soudain, comme muselé, le capitoul ne pipa plus : après un grattouillis discret à l’arbre couché devant

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l’entrée, le gars-ours grouillot saute-ruisseau introdui-sait l’ours-maître et son gars-ours domestique. Le pre-mier tendit son sauf-conduit, réclamant, lapidaire mais poli, qu’on y plante la griffe.

Le capitoul grippa le sauf-conduit, le retourna et le huma soigneusement. Fixidore Fixours, tapi à l’écart, paupières mi-closes sur ses prunelles coruscantes, reni-flait à petits traits les pérégrins.

“ Tiomiez Lupp je suppose ? s’assura le capitoul. – Lui-même. – Avec votre gars-ours domestique ? – C’est cela. – En provenance de Long’Ours ? – Exactement. – Votre prochaine escale ? – Cuncéã. – Excellent. Vous n’ignorez pas que vous avez le

droit de circuler sans sauf-conduit ? – Il m’importe simplement que vous authentifiiez

mon escale à Ours’Ez. – A votre guise, monours. ” Energiquement mais non sans élégance le capitoul

griffa le sauf-conduit. Myb. Lupp régla tributs et dé-bours puis, ayant rapidement reniflé chacun, il se reti-ra, son gars-ours domestique trottant sur ses traces.

“ Qu’en pensez-vous ? grogna le gars-ours pando-re.

– On jurerait un ours irréprochable et intègre ! – Bien évidemment ! Ne l’avais-je pas prévu ? Lais-

sons cela et agréez plutôt, monours capitoul, que vous venez de voir, poil à poil et griffe à griffe, le portrait craché de l’aigrefin annoncé par Long’Ours !

– Peut-être ! Voyez-vous, tous ces grognotte-ments ...

– Je saurai la vérité, le coupa Fixours. Contraire-ment à l’autre, le gars-ours domestique semble plutôt avenant et c’est un étranger, certainement babillard, causeur et jacasseur comme une pie. A vous revoir, Monours capitoul. ”

Ayant respectueusement reniflé la patte du capi-toul, le gars-ours pandore remonta rapidement la piste

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de Patte d’Ours. Sorti de la caverne officielle, Myb. Lupp était aussi-

tôt revenu à l’embarcadère. Il grommela ses instruc-tions à son gars-ours domestique, sauta sur un petit tronc à balancier, grimpa sur le pont du Mongourslia et regagna sa tanière par le passavant. Enfin au calme, il sortit de sa ceinture un planigramme repliable en trip-tyque et lut :

“ Parti de Long’Ours, mercredi 25 Absolu, 20 heu-res 45. “ Gagné Par’Isours, jeudi 26 Absolu, 7 heures 20. “ Parti de Par’Isours, jeudi, 8 heures 40. “ Gagné Tural’Ours, vendredi 27 Absolu, 6 heures 35. “ Parti de Tural’Ours, vendredi, 7 heures 20. “ Gagné Xorgozo, samedi 28 Absolu, 16 heures et grimpé sur le Mongourslia, 17 heures. Il grava à la suite en trois coups de sa gradine den-telée : “ Gagné Ours’Ez, mercredi 4 Haha, 11 heures. “ Ours consommés : 6 ½ ” Le volet senestre du triptyque portait, du 25 du

mois d’Absolu au 21 Sable, le calendrier prévu pour chacune des escales essentielles : Par’Isours, Xorgozo, Ours’Ez, Cuncéã, Kelkud’Ourse, Singe-à-Poux, King-Kong-Bear, Yokohol’Ourse, Safrasiz’Ours, NéoBear, Beatl’Ours, Long’Ours. Myb. Lupp gravait sur la partie centrale les dates réelles. Il possédait ainsi à tout mo-ment, sur le volet dextre, une vue immédiate des boni mali de sa pérégrination.

Il n’avait jusque-là ni gaspillé ni grappillé de temps. Il manda alors son repas dans sa tanière où il de-

meura. Contrairement aux autres pérégrins, aucune curiosité ne l’assujettissait et il avait une fois pour tou-tes chargé son gars-ours domestique de contempler pour eux deux les territoires parcourus.

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Chapitre VIII

DANS LEQUEL PATTE D’OURS OUBLIE LE PROVERBE :

“ EN BOUCHE FERMÉE N’ENTRE MOUCHE ”

Patte d’Ours musardait, heureux de pouvoir enfin baguenauder, et Fixidore Fixours le rattrapa vite.

“ Tiens ! Mon oursami ! grognonna Fixours. Avez-vous obtenu votre griffe ?

– Encore vous, monours ! s’étonna l’autre. Rassu-rez-vous, tout est en ordre. Comme il convient à des ours bien léchés.

– Vous visitez le coin ? – Pas vraiment ! Nous menons un tel train que j’en

suis tout ébouriffé. C’est réellement Ours’Ez, ici ? – Hé oui ! – L’Ours’Ez des pharaons ? – Exactement. – Dans le grand continent inconnu ? – L’Ours’Afric, oui. – L’Ours’Afric ! grogna Patte d’Ours. Que la Gran-

de-Ourse me grippe ! Moi qui croyais que Par’Isours serait notre terminus. C’est à peine si je l’ai reniflé ! Quelle tristesse ! Ah ! Avoir soupiré une fois encore entre les tombes ombragées de l’Ours-Alaise ou être retourné rire au spectacle des Ours d’Hiver ! On donnerait tout son miel pour cela !

– Vous vous hâtez tellement ? – Personnellement je préférerais lambiner. Hélas,

pas mon ours-maître ! Je dois d’ailleurs aller marchan-der des foulards et des écharpes ! C’est que, voyez-vous, nous avons déguerpi comme des voleurs, agrif-fant un simple balluchon.

– Suivez-moi ! Je connais une caverne aux fanfrelu-ches et vous y grappillerez à votre guise.

– Mille grâces, monours ! ” Patte d’Ours, tout en grognant, hâtait le pas, crai-

gnant que le caboteur ne parte sans lui. “ Ne vous faites ni bile ni mauvais sang, douze

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heures vont juste glouglouter ! ” remarqua l’autre. Patte d’Ours sortit son chronographe de sa ceintu-

re. “ Douze heures ? Mais que grognez-vous là ! Il s’en

faut de huit minutes qu’il ne soit dix heures ! – Ce chronographe bat la breloque. – Mais qu’avez-vous tous avec mon chronographe !

C’est une antiquité certes, mais qui n’a jamais décalé une seconde en vingt-quatre heures !

– Je comprends ! Vous glougloutez encore au ryth-me de Long’Ours, où il est deux heures de moins qu’à Ours’Ez. Prenez garde de le régler régulièrement.

– Quoi ! Traficoter mon chronographe ! glapit Pat-te d’Ours. Que la Grande-Ourse m’en préserve !

– Mais alors vous ne suivrez plus l’heure solaire. – Que m’importe le soleil, il ira bien seul ! ” Lors, notre gars-ours, tout faraud, renfourna son

chronographe d’un mouvement orgueilleux. Conscient de l’avoir irrité, Fixidore Fixours revint à

ce qui l’intéressait : “ Ainsi, vous avez déguerpi de Long’Ours à bride

abattue ? – Tout juste ! Il y a une semaine exactement, Myb.

Lupp quitte son cénacle à la brune – ça ne s’était ja-mais produit ! – et quatre fois ourse minutes plus tard, pschittt, envolés !

– Et jusqu’où compte-t-il galoper, votre ours-maître ?

– Plus loin, encore plus loin ! Il court autour du globe !

– Autour du globe ? glapit Fixours. – Et en quatre-vingts ours, en plus ! Une gageure,

m’a-t-il grommelé. Au vrai, et pour vous ouvrir mon cœur, je ne suis pas dupe. Je possède du bon sens et je flaire assez bien l’anguille sous la roche.

– Voyez-vous ! Est-il fantasque, votre Lupp ? – Assurément. – De la fortune ? – Pour sûr ! Nous transportons une bourse bigre-

ment ronde avec nous ! Et nous ne sommes pas ra-dins ! Ecoutez plutôt ! Il a fait miroiter quantité de

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belles paillettes sous la truffe du pelleteur du Mongour-slia pour gagner Cuncéã plus vite que prévu !

– Je présume que vous l’avez toujours servi ? – Que nenni ! glapit Patte d’Ours. J’ai pris ma char-

ge le matin de notre embarquement ! ” Inutile de préciser l’impact de tout ceci dans le crâ-

ne surchauffé du gars-ours pandore. Que Lupp ait précisément déguerpi de Long’Ours

au moment du forfait, qu’il transporte un rondelet sac d’or, qu’il galope comme s’il avait vu l’Ourse-Noire vers des contrées reculées, qu’il invoque cette gageure extravagante, voilà qui corroborait indubitablement son opinion. Quant à l’autre benêt, il ne savait rien de son ours-maître. Et ce dernier – sorte d’anachorète énigmatique et bigrement discret – était indubitable-ment galetteux, mais on ignorait d’où il tenait son or. Et, soudain, Fixours comprit que Tiomiez Lupp dé-guerpirait incessamment sous peu pour Cuncéã.

“ La traversée est longue, pour Cuncéã ? s’inquiéta Patte d’Ours.

– Pas vraiment, non. Comptez une petite oursaine. – D’ours ? ! – Il s’agit quand même d’atteindre la Rousse’Terre ! – En Zazil’Ourse ? – Absolument. – Par l’Ourse-Noire ! Voyez-vous ... ce qui me tur-

lupine et me chagrine ... c’est ma girandole ! – Votre girandole ? – Evidemment ! J’ai négligé de tourner ma girando-

le de grisou, alors elle flambe à mes frais ! Chaque ours qui s’écoule me coûte quatre Pénis, dix-neuf Canines et quatre cent quatre-vingt-seize Oursings, ce qui ou-trepasse mes gages d’exactement un Pénis, quatre Ca-nines et huit cent soixante-quatorze Oursings. Si cette pérégrination dure trop, je serai de la revue ... ”

Fixidore Fixours réfléchissait trop profondément pour se représenter clairement le problème du grisou. Ils avaient d’ailleurs atteint la caverne aux fanfreluches. Patte d’ours entra pour marchander. L’autre le planta là et courut l’amble jusqu’aux tanières du gars-ours capitoul.

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C’est un Fixidore Fixours marmoréen et résolu qui s’y présenta : il avait arrêté sa décision.

“ Monours, c’est fait, j’ai agriffé mon ours ! Il pré-tend être un extravagant anachorète, parti pour par-courir le globe en quatre-vingts ours.

– C’est qu’il est fin renard le bougre, grogna le capi-toul. Il entend passer ainsi sous le vent de tous les chasseurs de la création avant de regagner bien tran-quillement sa tanière de Long’Ours ! Etes-vous vrai-ment sûr de vous ?

– Sûr, sûr et archi-sûr. – Mais qu’est-ce qui a bien pu le pousser à réclamer

ma griffe ? – Cela ... je l’ignore, et peu m’importe. Prêtez-moi

plutôt l’oreille. ” Alors, grognant peu mais grognant bien, il résuma

l’essentiel des propos du gars-ours domestique. “ J’avoue, grognonna le capitoul, que voilà un com-

portement bien suspect. Quelles sont vos intentions maintenant ?

– Graver une plaquette pour Long’Ours les adju-rant de grossoyer un blanc-seing de mise en cage et de l’expédier à Cuncéã, grimper sur le Mongourslia, trotter derrière l’oursard jusqu’en Rousse’Terre et alors, mon blanc-seing en ceinture, l’aborder très respectueuse-ment et le gripper au collet. ”

Digne et solennel, il renifla la patte du capitoul, galopa jusqu’à la tanière des signalisations et y grava la fameuse plaquette.

Peu après, un maigre balluchon à l’épaule et quel-ques paillettes d’or en bourse, Fixours était sur le pont du Mongourslia qui, s’élançant à pleine vitesse sur l’udier Kitash, traçait sa route vers le large.

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Chapitre IX

OÙ L’UDIER KITASH ET CELUI DE ROUSSE’TERRE FAVORISENT TIOMIEZ LUPP

Le Mongourslia devait parcourir les cent quatre-vingt-douze Nages d’Ours qui séparent Ours’Ez d’E-gir en douze fois ourse heures au plus. Son pelleteur, fort alléché par les paillettes promises, s’activait à pul-vériser ce temps.

Tous les pérégrins grimpés à bord à Xorgozo dé-barquaient à Cuncéã. Ceux qui comptaient poursuivre jusqu’à Kelkud’Ourse attrapaient là le grand tronc in-cliné qui parcourt d’oursest en est le trigone rousse’ter-rien, évitant ainsi un périlleux cabotage autour du pro-montoire de Diamér.

A bord, une flopée de gars-ours bureaucrates et de manitous galonnés, légionnaires ourse’terriens ou mer-cenaires autochtones. Les manitous étaient grassement rémunérés par la bureaucratie centrale : sept cent qua-tre-vingt-dix-huit Ours d’or aux ours-serrepattes, six mille huit cent quarante-trois aux ours-capistons, ourse mille quatre cent six aux margis. La gratification des gars-ours bureaucrates, elle aussi, était rondelette : les grouillots du premier barreau de l’échelle percevaient mille trois cent soixante-huit Ours d’or, les alcades, six mille huit cent quarante-trois, les primiciers, vingt-huit mille cinq cent quinze, les procurateurs, trente-quatre mille deux cent dix-huit, le proconsul, plus de soixan-te-huit mille quatre cent trente-sept, voire davantage. A ce beau monde s’ajoutaient trois pékins gandins qui, près de cent vingt mille Ours d’or en ceinture, par-taient à l’étranger arrondir leur fortune.

Aussi menait-on grand train sur le Mongourslia ! Le factotum du bord, intendant et représentant du gars-ours pacha, ne lésinait pas sur les victuailles. Lors du grignotage du levant, du casse-croûte de la mi-oursée, des repas du couchant et de la mi-nuit, des amoncelle-ments de venaison bien faisandée, de belles grevesses aux pinces charnues, de poires gros-musc, de gros-noir

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aux grains juteux, de lépiotes grisettes, d’olives grossa-nes et de dorés grignons de pain de gruau trônaient sur les roches. Les oursonnes – on en comptait plusieurs – lustraient leur fourrure vingt fois l’ours. On musiquait, on gambillait et on se dandinait, tant que l’eau était calme.

Hélas, cet udier Kitash, étiré et encaissé, se montre fort changeant et presque toujours tempétueux ! Par zéphyr traversier ventant de Zazil’Ourse ou directe-ment d’Ours’Afric, le Mongourslia, bousculé sur ses flancs, chahutait abominablement. Aussitôt, les our-sonnes filaient dans leurs tanières, les croque-notes rangeaient leurs instruments, et ainsi s’achevaient gré-sillements et dandinements. Mais, faisant fi des élé-ments, le cabotier aux chaudières rougies fonçait vail-lamment sur la passe de Cèc-im-Nergic.

A quoi donc Tiomiez Lupp se consacrait-il depuis le départ ? Tourmenté et chagrin, se faisait-il de la bile à chaque saute de brise ? Redoutait-il les agitations de la vague, un possible pépin mécanique ou toute autre mésaventure susceptible de contraindre le Mongourslia à trouver refuge à la côte, ruinant d’un coup ses es-poirs ?

Que nenni ! Il restait l’ours flegmatique et pondéré du Cercle-Bel-Ursidé et soubresautait moins encore que les chronographes du caboteur qui oncques pour-tant ne dégrenaient d’une seconde. Il n’était pas même monté une seule fois renifler ce légendaire udier Ki-tash, berceau des Ourses Originelles. Il ne s’intéressait nullement aux surprenantes communautés troglophiles accrochées aux falaises côtières qui amusaient tant les autres pérégrins. Il ne songeait pas non plus aux écueils de la baie Ara’Bearienne, si redoutés des gars-ours marins des Temps des Ours Anciens 1.

Mais à quoi, alors, passait-il son temps ? Avant tout, à faire bonne chère, quatre fois l’ours. Grondins farcis de graphides, grelins grillés ou crus, grémilles, grenadins sur lit de grisettes, le tout accompagné de grappa à la fine fragrance et suivi d’un granita glacé de

Note 1 : La légende prétend que ceux-ci ne s’y risquaient que couverts de gris-gris et après avoir demandé aux hiérogrammates serviteurs des temples d’immoler une grosse de bœufs

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sirop de groseille, tels étaient ses menus. Aucun bran-lement, aucune oscillation ne parvenaient à dérégler cette magnifique mécanique. Entre ses repas, il brid-geait.

Car il avait trouvé trois ours, comme lui acharnés à ce jeu : l’un était maître des phynances et transportait sa pompe dans la ville de Puë, le second, mystagogue gardien de troupeaux, rentrait à Cuncéã, et le dernier, un cinquantenier, venait d’être affecté à un régiment cantonné à Ciresiz. Tous quatre, sans un grognement inutile, claquaient les brèmes à longueur de temps.

Patte d’Ours, lui non plus, ne connaissait ni haut-le-cœur ni nausée. Il logeait à la proue et faisait égale-ment ripaille. Ce périple, ainsi mené, lui agréait plutôt. Il trouvait finalement plaisir à cheminer confortable-ment, mangeant bien, dormant de même, et il se gro-gnonnait d’ailleurs qu’on achèverait probablement bil-levesées, fariboles et sornettes à Cuncéã.

Quelques heures après son embarquement, le 5 du mois d’Haha, il s’était heurté au gars-ours prévenant rencontré sur les quais.

“ Que la Grande-Ourse me grippe, grogna-t-il, la truffe retroussée de joie ! Voilà mon aimable cornac des souks et bazars d’Ours’Ez ?

– Oh ! feignit le gars-ours pandore, le gars-ours domestique de ce curieux Ourse’Terrien ...

– Parfaitement. Monours ... ? – Fixidore Fixours. – Monours Fixidore Fixours, vous me voyez ravi

de cette rencontre. Mais vers où pérégrinez-vous ? – Tout simplement Cuncéã, moi aussi. – Splendide ! Vous connaissez le parcours ? – Bien sûr ! Je suis gars-ours de la Guilde Trigona-

le. – La Rousse’Terre n’a donc pas de secret pour

vous ? – Heu ..., grogna Fixidore Fixours, désireux de res-

ter circonspect. – Est-ce une aussi belle contrée qu’on le prétend ? – Magnifique ! Pleine de grottes sacrées, de vénéra-

bles arbres inclinés, de tanières saintes, de cavernes

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taboues, de thaumaturges, d’oliphants et de lycaons, de guivres et de dragons, d’hydres, d’oursonnes-danseuses ... De bien belles choses à découvrir pour qui en a le loisir !

– J’en brûlerais d’envie, monours. Est-il convenable à un ours bien léché de cabrioler d’un cabotier sur un tronc roulant et d’un tronc roulant dans un cabotier, en prétendant courir le globe en quatre-vingts ours ? Croyez-moi, ces acrobaties prendront fin à Cuncéã.

– Et comment va-t-il, mybear Lupp ? s’enquit Fixi-dore Fixours sans avoir l’air d’y toucher.

– A merveille, tout comme moi. Je mastique plus qu’un grizzly sortant d’hibernation : les embruns sans doute.

– C’est étrange, je ne l’ai pas encore croisé ! – La passerelle ne l’attire point. Il n’a pas comme

nous autres la passion de tout voir, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope.

– Ce prétexte de parcourir le globe en quatre-vingts ours ne serait-il pas le masque d’une ambassade clan-destine ... d’un traité secret ... ou autre chose de telle sorte !

– Peut-être bien, monours, mais peu m’importe ! Tout bien pesé, ce mystère ne vaut pas six Pénis et une Canine à mes yeux. ”

Dès lors, Patte d’Ours et Fixidore Fixours ne se quittèrent plus. Le gars-ours pandore désirait apprivoi-ser le gars-ours domestique de l’oursard Lupp et lui offrait force gobelets d’hydromel, de grenache, de grappa ou de sangria que notre gars-ours, charmé de l’amabilité du Fixidore, lapait sans rechigner avant de retourner la politesse.

Le caboteur fonçait à toute vapeur. Le 8, on aper-çut Nuqé protégée par sa gangue de falaises éboulées couvertes de cocotiers. De grandes plantations de bur-graves à fleurs bleues et de fenugrec s’étendaient, à l’ombre des grewias, jusqu’aux mamelons des collines. Patte d’Ours, enchanté, admirait ce bourg fameux qui lui rappela, dans la courbe des rochers et les plumets des palmiers agités par le vent, un petit pot de linai-grettes et d’onagraire qu’il faisait pousser, ourson, sur sa fenêtre.

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Sous les étoiles, le Mongourslia traversa la passe de Cèc-im-Nergic que l’on surnomme la Roche qui Pleure et, le 9 du mois d’Haha, il jetait l’ancre à l’oursest de la ville d’Egir pour remplir ses soutes d’anthracite.

Problème ardu que de nourrir les chaudières des machines aussi loin des mines. Sa Très Grincheuse Ursidée y consacre chaque année deux millions deux cent quatre-vingt-un mille deux cent cinquante-neuf Ours d’or, seize Pénis, vingt Canines et six cent qua-rante-six Oursings. Des réserves doivent être consti-tuées partout et, après transport, gros criblés, poussiers et grésillons ne coûtent pas moins de huit Ours d’or, trois Pénis, une Canine et six cent treize Oursings les ourse cents Merdres !

Il restait à peine plus de deux cent quarante Nages d’Ours jusqu’à Cuncéã et une courte escale suffisait pour garnir la cale.

En outre, au lieu de jeter l’ancre à Egir le matin du 10 comme annoncé, le Mongourslia y accostait à la bru-ne, le 9. Quinze heures de bonus à graver au plani-gramme !

Myb. Lupp et son gars-ours domestique plantèrent griffe sur le débarcadère. Le gentillours désirait que son sauf-conduit soit griffé. Fixours renifla discrète-ment leur piste. Le bureaucrate ayant fait son travail, Tiomiez Lupp rejoignit le pont et ses partenaires de jeu.

Quant à Patte d’Ours, il vadrouilla à son habitude, dérivant parmi la foule de Zunermoz nomades, d’Oursbanis, d’Oursassis, d’Ourserrants, d’Ara’Bears et d’Oursopéens, qui se croisent à Egir. Il s’émerveilla devant les remparts de la plus belle forteresse de la région et se passionna pour les immenses réservoirs, toujours parfaitement à sec quatre cents lustres après que les architectes de la plus juste des Grandes-Ourses des Temps des Ours Anciens aient entrepris de les remplir.

“ Qu’il est utile de pérégriner ! ” se grognonnait-il en regagnant le quai.

A dix-huit heures, le Mongourslia inondait de gros bouillons de fumée la baie d’Egir et filait sur l’udier de

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Rousse’Terre. Il avait plus d’ourse fois quinze heures pour arriver à Cuncéã et le souffle du nord-oursest le favorisa : on put soutenir les machines en gréant toute la toile.

Dès lors le caboteur, bien plus stable, ne fut plus ballotté en tous sens. Les oursonnes, fourrures frisot-tées et enrubannées, revinrent dans la grande tanière et les croque-notes ressortirent leurs ruine-babines. Gré-sillements et dandinements reprirent de plus belle.

La croisière se poursuivit fort agréablement. Patte d’Ours ravi de son joyeux compère se grognonnait souvent : “ Si ton oursami est de miel, mange-le tout entier. ”

Le 15 du mois d’Haha, au plus haut du soleil, on renifla enfin le rivage rousse’terrien. A quatorze heu-res, le gars-ours lamaneur arrivait et prenait les com-mandes du Mongourslia. Au loin, une ligne de tertres et de terrasses se découpait en charivari sur l’azur. Pro-gressivement, aréquiers, chamérops, cocotiers, dattiers, doums, kentias, lataniers, palmistes, sagoutiers et talli-pots se dessinèrent devant eux. Le caboteur dépassa les calanques des îles Zemdivvi, Dumèce, Imitjèrvé, Boutch’Ours, pour jeter enfin l’ancre au port de Cun-céã à seize heures trente précises.

Tiomiez Lupp finissait juste la dernière partie de l’oursée. A la suite d’une stratégie remarquable il ra-massa les cinquante-deux brèmes, concluant cette croi-sière sur un coup mémorable.

Le Mongourslia était attendu le 17 du mois d’Haha à Cuncéã : il y parvenait le 15 ! Tiomiez Lupp, sans mar-quer la moindre émotion, maniant habilement sa greffe d’ivoire, grava ce bonus sur son planigramme.

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Chapitre X

OÙ PATTE D’OURS SE CONSOLE DE LA DISPARITION

DE SES PROTÈGE-COUSSINETS

Quel ourson n’a pas appris sur les durs troncs de l’école que la Rousse’Terre – trigone planté sur son sommet – s’étend sur sept mille huit cent quatre-vingt-deux Territoires d’Ours, une Tanière et six Litières et abrite dix-sept fois ourse millions d’âmes. De cette fantastique contrée, la bureaucratie centrale ne contrô-le même pas la moitié. Elle se contente d’engraisser un proconsul à Kelkud’Ourse, des alcades et des procura-teurs à Nèguez, à Cuncéã et au Cirpémi, un simple primicier à Epsé, et confie aux argoulets, grippe-coquins et argousins, la surveillance des contadins, montagnards ou forestiers, tous villageois ou com-bourgeois depuis peu, qui vivent là. On imagine bien que, loin de la truffe et des dents de sa très Grincheuse Ursidée, la souveraineté des hospodars, autocrates pri-mitifs et barbares, demeure presque partout pleine et entière.

De moins 117 – début de la colonisation là-même où se dresse la Nèguez moderne – à la terrible révolte de l’an moins 7 et aux massacres qui s’y perpétrèrent, l’ancienne oursiété Nègr’Ours and Co avait toujours tout contrôlé. Elle s’était approprié contrées et territoi-res, marchandés aux hospodars contre un miel mal décanté, et avait affecté à leurs postes le proconsul, les bureaucrates, gratte-papier, grivetons, arquebusiers et tourlourous. Mais sa récente disparition a permis à sa Très Grincheuse Ursidée de planter une griffe gour-mande dans ses dépouilles, au prétexte d’y apporter le progrès.

Il n’y a pas si longtemps, on pérégrinait encore à l’ancienne, à griffe le plus souvent ou à dos d’ours, mais aussi en file de cinq sur des haquets longs et étroits, en fardiers à deux roues, en charretons tirés par des ours affamés dont on s’émerveillait qu’ils pussent galoper si vite, sur des hongres dociles, en gerbières

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confortables ou en bannes. A présent, d’imposantes et rapides barges à vapeur sillonnent les fleuves tabous Orgyz et Flodvi, et des convois de troncs inclinés cou-rant d’oursest en est conduisent de Cuncéã à Kel-kud’Ourse en trois ours.

Cent quatre-vingt-six Courses d’Ours séparent les deux bourgades et un convoi, même plutôt lent, aurait besoin de moins de soixante-douze heures pour cou-vrir ce trajet. Mais le wheels-trunk, lui, serpente à tra-vers la Rousse’Terre et pour atteindre Emméjecêg il sinue paresseusement au septentrion, augmentant d’un gros tiers son parcours : parti de l’île de Cuncéã, il cou-pe celle de Zemdivvi, pénètre le trigone à Vérrej, gravit les Pjêviz, grimpe à dextre, dépasse Cysjentuÿs et zig-zague dans les terres encore sauvages du Cyrkyrg. Après Emméjecêg il se coule le long du Flodvi à Cire-siz et, virant brusquement vers le bas, gagne Cysgower, Djergisrepus, et enfin Kelkud’Ourse.

Les pérégrins du Mongourslia avaient planté griffe en terre bien avant la nuit complète. Or le convoi pour Kelkud’Ourse ne s’ébranlerait qu’une heure avant que la lune n’apparaisse dans le ciel : ils avaient donc du temps devant eux.

Myb. Lupp renifla courtoisement ses compagnons de jeu, descendit du caboteur, chargea son gars-ours domestique d’aller marchander divers colifichets, lui fixa rendez-vous à la caverne ferrée et alla faire griffer son sauf-conduit.

De la féerique Cuncéã, il ignorerait tout : la grande caverne municipale, la remarquable grotte aux trigram-mes peints et tablettes gravées de cryptogrammes sa-crés, les spélonques fortifiées, les quais, le souk, les souterrains araboursiens, les sanctuaires ourserrants ou bearméniens, la superbe caverne taboue de Malabear-Jõmm devant laquelle poussent trois immenses ba-nians inclinés aux multiples racines aériennes, les pro-diges d’Imitjèrvé, les nécropoles profondément creu-sées et les mégalithes de l’île Zemdivvi, ces étonnants vestiges des bâtisseurs des Temps des Ours Anciens.

Ayant fait griffer son sauf-conduit, Tiomiez Lupp

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gagna placidement la caverne ferrée et y commanda son repas. Le gars-ours serveur lui vanta avec fougue la Galimafrée de Bouquin du cru en capilotade, spécialité du chef.

Tiomiez Lupp agréa et, la galimafrée apportée sur sa roche, il la mastiqua longuement. Malgré de nom-breux aromates, piments et condiments, c’était un af-freux pouacre.

Il grelotta le gars-ours serveur. “ Monours, grommela-t-il glacial, c’est du bouquin

que je mange là ? – Assurément, mybear, grogna cet arracheur de

dents, du bouquin broussard, et du meilleur lignage. – Et qui ronronnerait encore, si vous ne l’aviez

égorgé ? – Ronronner ! Enfin ! Mybear ! Un bouquin ! Que

la Grande-Ourse me ... – Silence, monours ! Aux Temps des Ours Anciens

les grippeminauds étaient vénérés par vos ancêtres. Une bien belle époque.

– Vous pensez aux matous, mybear ? – Aux pérégrins, plutôt ! ” Et, sereinement, Myb. Lupp finit de mastiquer sa

ragougnasse. Fixours avait également sauté du Mongourslia et ga-

lopé jusqu’à la caverne des gars-ours pandores de Cun-céã. Long’Ours avait-elle expédié le blanc-seing de mise en cage ? Aucun acte à la réception ! Ce blanc-seing était-il encore en route ? Avait-il seulement été grossoyé ?

Fixours s’en trouva tout déconfit mais ne put convaincre le gars-ours capitoul, le privilège de dresser un billet de mise en cage à l’encontre de l’oursard Lupp étant réservée à la bureaucratie centrale1.

Fixidore Fixours ne grincha plus et se soumit à l’adversité : il espérerait son blanc-seing en silence. Il décida donc de garder à odeur de narine son énigmati-que fripon tant que ce dernier résiderait à Cuncéã, car Tiomiez Lupp y creuserait certainement sa tanière,

Note 1: Il est remarquable de noter combien les us et coutumes ours’terriens protègent scrupuleusement la libre circulation des ours, conformément aux arrêts de sa Très Grincheuse Ursidée.

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comme Patte d’Ours l’avait suggéré, et le blanc-seing de mise en cage finirait bien par les rejoindre.

Cependant, en recevant les instructions de son ours-maître à la descente du Mongourslia, Patte d’Ours s’était résigné : la cavalcade ne s’achèverait point là ! On traverserait Cuncéã ainsi qu’on l’avait fait de Par’Isours ou d’Ours’Ez pour ne s’établir qu’à Kel-kud’Ourse, voire bien au-delà. Plutôt chagrin, il com-mençait à admettre que son étoile les invitait bien – lui et ses rêves pantouflards – à galoper bride abattue tout autour du globe quatre-vingts ours durant !

N’y pouvant mais, et ayant âprement marchandé trois foulards et deux mouchoirs, il se baguenaudait truffe au vent dans les charmantes venelles de la vieille ville de Cuncéã, parmi une foule bariolée et bruyante d’Oursopéens descendus des bateaux, d’Ours Siamois à poil ras et chapeaux informes, de Cyrjaèz au ventre replet, de Zorguiz à protège-coussinets pointus, de Bearméniens à la fourrure bien peignée et d’Oursassis au regard sombre et ténébreux. Ces derniers, adora-teurs d’Ours’Ozastre et fort ingénieux, se montrent les meilleurs boutiquiers de Cuncéã. En cet ours – et c’é-tait leur seule fête de l’année – ils menaient grande bacchanale, mêlant chicards grimés, chienlits hurlants, dominos multicolores et autres grotesques qui amu-saient fort les oursons. Crincrins et tambourins entraî-naient de ravissantes oursonnes enveloppées d’étoffes légères aux couleurs tendres bordées de grènetis scin-tillants, qui se dandinaient dans des rondes charman-tes, pudiques et réservées.

Inutile de préciser combien Patte d’Ours aimait à musarder ainsi. Il n’avait pas assez de narines ni de vibrisses pour tout sentir et paraissait, avec sa physio-nomie ravie et béate, le plus grand nigaud jamais ren-contré.

Son incurable insouciance aurait pu cependant, on va le voir, entraîner de très graves conséquences pour le projet de son ours-maître.

Ayant trotté quelque temps derrière toute cette joyeuse cavalcade, il découvrit soudain la splendide caverne taboue de Malabear-Jõmm et décida bien in-

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considérément d’y pénétrer. Il commit, ce faisant, un double sacrilège : primo,

nulours gentil n’a jamais été admis en ces lieux et ne le sera sans doute jamais ; secundo, même le plus bigot des ours ne saurait y marcher sur ses protège-coussinets, objets parfaitement impurs. Pour assurer sa tranquillité au meilleur coût, la bureaucratie centrale a toujours veillé à garantir scrupuleusement les ancien-nes superstitions de la colonie, châtiant sans faiblesse celui par qui le scandale arrive.

Patte d’Ours, tranquille visiteur qui ne songeait à rien, badaudait consciencieusement sous les voûtes de Malabear-Jõmm, s’enthousiasmant devant les verrote-ries tape-à-l’œil des cénobites fétichistes, lorsqu’il fut sauvagement plaqué au sol par quelques mystagogues enragés, les yeux injectés de sang et claquant des mâ-choires en bavant. Ils lui retirèrent violemment ses protège-coussinets et entreprirent de le battre comme plâtre, de l’éreinter, de le disloquer, glapissant pire que des chacals hydrophobes.

C’était mal connaître notre ingambe et costaud Py-rénéen. Il se redressa lestement, prodiguant à l’envi violents revers de patte et fulgurantes griffades. Il culbuta plusieurs assaillants emberlificotés dans leurs interminables ceintures mal tressées et jaillit de la ca-verne taboue. Il galopa aussi vite qu’il le pouvait et sema sans peine son dernier poursuivant qui, clatissant et piaulant, réclamait l’aide des badauds indifférents.

A la nuit noire, comme le convoi allait s’élancer, Patte d’Ours hors d’haleine, les coussinets écorchés, la fourrure en bataille, ayant définitivement semé fou-lards et écharpes, se précipitait dans la caverne ferrée.

Fixours y était déjà embusqué, surveillant l’oursard Lupp. Il surprit toute l’histoire que Patte d’Ours gro-gnait rapidement à son ours-maître. Son voleur dé-guerpissait ! Qu’importe ! Il trotterait derrière lui jus-qu’à Kelkud’Ourse ... et jusqu’au Lion de l’Enfer si l’Ourse-Noire s’en mêlait.

“ Tout est bien qui finit bien ”, grommela Tiomiez Lupp impassible.

Le malheureux gars-ours, coussinets à vif et bigre-

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ment penaud, se coucha, silencieux. Il était furieux surtout d’avoir perdu ses protège-coussinets mais il aperçut, sur le quai, un mendiant qui n’avait plus de pieds, se trouva plutôt content de son sort, soupira et s’endormit.

Fixours s’apprêtait à grimper à l’autre bout du convoi mais il arrêta soudain son élan, se rejeta en ar-rière, et reposa griffe au sol.

“ C’est stupide, il faut en profiter ! se grognonna-t-il. Une infraction perpétrée dans cette contrée ... Mon oursard est cuit, c’est un canard mort ! ”

La machine cracha un énorme bouillonnement de vapeur et, dans un grand tohu-bohu, les troncs inclinés s’enfoncèrent dans l’obscurité.

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Chapitre XI

OÙ L’OLIPHANT FAIT FLORÈS SUR LE MARCHÉ

Le grand-tronc s’était ébranlé sans retard. Divers pérégrins avaient pris place dans les refuges : mani-tous, gars-ours bureaucrates et gratte-papier, margou-lins droguistes, tripoteurs d’œillettes et indigoteurs, tous conduits par leurs affaires à l’est du trigone.

Patte d’Ours ronflait, lové aux pieds de son ours-maître, et un autre pérégrin se tenait dans une encoi-gnure de leur refuge.

Myb. Lupp reconnut le cinquantenier Ours Kaassis GrosGrizzly, bridgeur acharné du Mongourslia. Il ga-lopait derrière son escadron bivouaqué à Ciresiz.

Trapu, le poil doré, dans la force de son âge, main-tes fois décoré pour bravoure lors des massacres de l’année moins 7, Ours Kaassis GrosGrizzly aurait pu passer pour un authentique Rousse’Terrien. Ourson déjà, il vivait sur ce territoire et ne connaissait pas celui de ses ancêtres. Imbattable sur les mythes et légendes, les superstitions, les traditions, les anecdotes, la chro-nologie des intrigues et la comédie du pouvoir de la Rousse’Terre, il eût été fort désireux d’en discourir longuement devant Tiomiez Lupp à la moindre ques-tion de ce dernier. Hélas pour lui, ce gentillours n’était point grommeleur. Pour l’heure, regardant distraite-ment la lune qui se levait – elle décroissait depuis qua-tre nuits et un cinquième de sa surface avait déjà été mangé–, il additionnait mentalement la durée de ses étapes, et tout autre que lui eût sans doute poussé un soupir de satisfaction.

Ours Kaassis GrosGrizzly, durant les heures pas-sées sur le Mongourslia à claquer les brèmes sur la ro-che, avait remarqué la bizarrerie baroque de son parte-naire de bridge. Il ignorait cependant si, derrière sa cuirasse, Lupp éprouvait intérêt ou empathie pour ses semblables ou même simplement s’il appréciait les merveilles paléobotaniques et phytobiologiques de la nature. Il en doutait plutôt : ce n’était pas un ours que cet ours-là !

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Tiomiez Lupp ayant évoqué un soir sa gageure des quatre-vingts ours, le cinquantenier avait instinctive-ment détesté cette contrainte vaine qui n’apporterait de bénéfice à nulours, même pas à son auteur : traver-sant le monde au triple galop, sans pause ni répit, l’ori-ginal n’y laisserait pas la moindre trace et n’en appren-drait rien non plus.

La lune était levée quand les troncs inclinés, filant sur les ouvrages d’art en bambou typiques de cette région, enjambaient le bras de mer qui sépare Zemdiv-vi du trigone rousse’terrien. Après la caverne étape de Démmær, une partie du convoi plongea vers Qèrgém-mèj, Tuyrèj et l’orient méridional. Nos pérégrins, eux, rejoignirent directement la caverne étape de Teÿbimm, pénétrant là dans d’épaisses et lugubres forêts de gra-velins pédonculés encroûtés de graphides, sur le terri-toire montagneux des très sombres Pjêviz, basses de basalte et de lave.

Il arrivait quand même qu’Ours Kaassis GrosGriz-zly et Tiomiez Lupp grommelassent de concert et le cinquantenier, désireux de ranimer un grésillement défaillant, grognonna soudain :

“ Antan, ce même convoi qui nous porte aurait occasionné un fort préjudice à votre quête, monours Lupp.

– Ah ? – C’est qu’il calait devant les Pjêviz alors, et les pé-

régrins devaient louer les services de gars-ours por-teurs ou même trottiner longtemps avant d’atteindre la caverne étape de Qèrgémmèj, sur la raillère de l’ubac.

– Un contretemps, certes, grommela Myb. Lupp, mais le temps, ça se calcule.

– Admettez monours Lupp, grogna le cinquante-nier – les dents un peu agacées de l’humeur toujours égale de son vis-à-vis –, que vous auriez pu avoir bien du tintouin après la malencontre de votre gars-ours ! ”

Patte d’Ours, les griffes et la truffe sous son ré-chauffe-fourrure, ronflait béatement.

“ La bureaucratie centrale ne plaisante pas avec ces sortes d’exploits, et c’est bien le moins, précisa Ours Kaassis. Votre gars-ours domestique se serait-il fait

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agriffer dans la caverne sacrée pour s’être moqué des crédulités et superstitions officielles que ...

– Que m’importe, Ours Kaassis, grommela Myb. Lupp. Agriffé, on l’aurait jeté dans un cul de basse-fosse, puis banni et renvoyé en Oursope. Rien là-dedans qui pût ralentir ma progression ! ”

Et le grésillement cessa. La lune atteignait son zé-nith. Le convoi des troncs inclinés sortit des Pjêviz, fit étape à Rézzoq et, avant l’aube du 16 Haha, il entrait dans la province du Qiergozi. Cette région agricole, riche de bugranes et d’agrumes, de grenadelles sucrées et de grewias duveteux aux petits fruits onctueux, of-frait à la vue des pérégrins de belles agglomérations de refuges troglodytes. Partout des chenaux paisibles, des ruisseaux murmurants, des rivières tranquilles, allant tous grossir le Pugéwisa, baignaient ces terres généreu-ses.

Patte d’Ours, alerte et excité, humait l’air au travers des cannisses des parois et du toit, tout ébouriffé de parcourir la Rousse’Terre sur un tronc incliné du “ Great peninsular wheels-trunk ”. C’était extravagant, stupéfiant, sidérant, mais pourtant il ne rêvait pas ! La machine, gorgée d’anthracite, semblait fouaillée par son conducteur. Il s’en échappait des volutes bouillon-nantes qui cachaient en partie les cultures de combavas aux feuilles ailées, de tamarins, de crotons et de caram-boles, et s’enroulaient dans les cocoteraies et bambou-seraies. On apercevait fugitivement de curieuses grot-tes – peut-être toujours occupées –, des vestiges d’an-ciens moustiers où priaient encore de vénérables ours dévots, et d’extraordinaires cavernes taboues, gravées des cryptogrammes les plus sacrés de l’art des Temps des Ours Anciens, et de quelques épigrammes aussi, dont le sens s’est perdu maintenant. La plaine tou-jours, infinie, semblait fuir devant les pérégrins. C’était devenu un interminable marécage couvert d’une végé-tation épaisse et exubérante où grouillaient vipères portant la marque d’un fer de lance sur leur front écra-sé, cérastes aux protubérances menaçantes, hydres ver-dâtres et visqueuses, aspics aux crochets mobiles, tri-gonocéphales jaunes, crotales au museau court et à la

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robe noirâtre, faisant sonner les osselets de leur queue et amphisbènes aux yeux cerclés d’un disque clair com-me ceux des hiboux. A l’horizon, des forêts de green-hearts1 comme scarifiées par les rails des troncs incli-nés. Là rêvaient des oliphants méditatifs et indifférents au vacarme du monde.

Longtemps, les pérégrins parcoururent ces régions malsaines où sévissent encore des égorgeurs fanati-ques. Ils entrevirent ensuite la grandiose Immusé, ses cavernes taboues, et reniflèrent la légendaire Eysyr’Pé-cèg – berceau d’Eysir-Zob l’iconoclaste – dont la splendeur a terni au fil du temps. Sur ces terres, Hér-ringannã, seigneur maléfique, gouvernait encore sans partage. Ses éventreurs, dont aucun jamais n’avait été capturé, écorchaient et étripaient aveuglément oursons à la mamelle, oursonnes et vieux ours édentés, et nu-lours ne fougeait le sol sans déranger une charogne d’où sortaient de noirs bataillons de larves qui cou-laient comme un épais liquide. La bureaucratie centrale a vainement tenté d’anéantir ces sectateurs de Qêmo, Grande-Ourse de la mort : l’effroyable oursiété conti-nue de faire régner la terreur.

Alors que le soleil commençait sa course au po-nant, le convoi des troncs inclinés fit halte à la caverne étape de Cysjentuÿs et Patte d’Ours marchanda des protège-coussinets d’intérieur joliment ornés d’une escarboucle grenat. Il les fixa aussitôt à ses pattes avec un plaisir d’ourson.

Les pérégrins grignotèrent quelques graminées gril-lées et de succulents œillets grenadins, odorants et bien sucrés, puis se remirent en route vers la caverne étape d’Ezzyspys sur la Vétvä, cours d’eau rejoignant la baie de Denceai à Jyvésy.

Mais à quoi donc songeait Patte d’Ours ? La veille encore il s’imaginait creuser leur tanière à Cuncéã. Lancé ce matin à travers la Rousse’Terre, il avait cette fois changé son balluchon d’épaule. Le goût de l’aven-ture le titillait de nouveau. Très excité, il épousait à présent les desseins de son ours-maître, embrassait sa

Note 1 : Ces forêts abritent aigrettes, grands-gosiers, gravissets et grimpereaux. Depuis le Temps des Ours Anciens, leurs magnifiques arbres penchés fournissent les mâts des navires.

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gageure, faisait siennes cette course autour du globe et la terrible contrainte des quatre-vingts ours. Voilà qu’il s’épouvantait quand les troncs inclinés ralentissaient, qu’il frémissait à l’idée d’une panne, qu’il s’ébouriffait de crainte en évoquant les innombrables tribulations qui guettent tout pérégrin. Il n’aurait pas été plus an-xieux s’il avait engagé son propre pécule, et trémulait de rage d’avoir mis en péril leur réussite à Cuncéã. Loin de la sérénité de Myb. Lupp, il devint bigrement fiévreux. Il additionnait et soustrayait les secondes, vouait aux gémonies le convoi avec son allure cagouil-larde et faillit même dauber son ours-maître, qui avait négligé de graisser la patte aux chauffeurs. L’honnête gars-ours ignorait que le chauffeur d’une motrice, pla-cé sous le contrôle arbitraire mais sévère de la bureau-cratie centrale, n’avait pas la liberté de celui d’un cabo-tier.

Au crépuscule, ils empruntèrent les canyons des Zyvtuÿs unissant le Qiergozi au Cyrkyrg, et y sinuèrent toute la nuit.

Le soleil était déjà levé quand, à la demande d’Ours Kaassis, Patte d’Ours observa son chronographe et annonça trois heures après minuit. N’oublions pas que le fameux chronographe grenait imperturbablement l’heure de Long’Ours, qu’il s’était déplacé de soixante-dix-sept degrés vers l’est, et qu’il glougloutait donc quatre heures et huit minutes de moins que le soleil.

Ours Kaassis calcula l’heure exacte et suggéra à Patte d’Ours ce qu’avait déjà suggéré le gars-ours pan-dore, s’attirant les mêmes réponses. Il expliqua patiem-ment que seul le soleil donnait l’heure de l’ours et que, si on galopait sans cesse au-devant de cet astre, une minute se perdait chaque fois qu’on grignotait un quart de degré. Rien n’y fit. Patte d’Ours écouta-t-il ? Il se goba en tous cas de ne jamais traficoter son chrono-graphe, aimant mieux, grognait-il, vivre au rythme de ses pères. Myb. Lupp, lui, n’entendit rien : il dormait ! Occupation sans conséquence ... apparemment.

Cinquante minutes plus tard et quarante-sept mille sept cent Pieds d’ours après la caverne étape de Suv-jèm, le grand-tronc s’immobilisa dans une large som-

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mière, trou de verdure abritant une oursaine de taniè-res. Le mécanicien courut le long des troncs inclinés, glapissant avec autorité :

“ Tous les pérégrins, griffe à terre ! ” Tiomiez Lupp se tourna vers Ours Kaassis Gros-

Grizzly mais celui-ci, pour une fois, restait à court d’explications. Ils étaient entourés de khajours et de papilionacées s’élevant à plus de quatorze Pieds d’Ours, aux feuilles stipulées, couverts de fleurs jaunes et rouges et de fruits en forme de gousse.

Patte d’Ours, parti au nouvelles, réapparut conster-né, s’étranglant de rage :

“ Par l’Ourse-Noire, ils ont volé les rails ! – Mais que grognez-vous là ? s’étonna Ours Kaas-

sis. – Plus de rails, notre pérégrination est à l’eau ! ”

glapit Patte d’Ours désespéré. Le cinquantenier sauta vivement du tronc, laissant

l’imperturbable Tiomiez Lupp derrière lui, et il inter-pella le gars-ours chauffeur :

“ Quel est ce lieu ? – Qjumcã, monours. – Pourquoi y faites-vous halte ? – Les traverses ne sont pas posées ... – Pas posées ! Mais c’est tout à fait impossible ! – Voyez vous-même ! Il s’en faut de huit Courses

d’Ours, neuf mille cent cinquante-deux Pieds d’Ours, deux Griffes, un Poil et deux cent soixante-quatre our-sièmes pour gagner Emméjecêg et retrouver les rails.

– Mais tous les oursaux grognottaient l’inaugura-tion du wheels-trunk !

– Ils ont anticipé, monours, comme toujours. – Vous marchandez cependant des jetons de Cun-

céã à Kelkud’Ourse ! s’énerva Ours Kaassis GrosGriz-zly dont la truffe se hérissonnait dangereusement.

– Evidemment ! grogna le gars-ours chauffeur. Au-cun pérégrin n’ignore qu’il aura à se débrouiller entre Qjumcã et Emméjecêg ! ”

Patte d’Ours envisageait de démancher le malheu-reux gars-ours chauffeur, bien innocent pourtant. Il imaginait que son ours-maître venait de recevoir un coup fatal.

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“ Ours Kaassis, grommela Myb. Lupp qui les avait rejoints, pensons plutôt à nous rendre à Emméjecêg sans tarder.

– Sans tarder ! Quand tout est perdu ! – Certes pas, Ours Kaassis, je m’y attendais. – Comment donc ? On vous avait informé du

chantier ... – Bien sûr que non ! Cependant nous devions for-

cément finir par achopper sur quelque pierre. Tout va bien, rassurez-vous. J’ai pour l’instant gagné deux ours sur mon planigramme. Le prochain navire vers King-Kong-Bear quitte Kelkud’Ourse le 20 au zénith, dans trois ours : nous grimperons donc sur ce bateau ! ”

Que contregrognonner devant une affirmation si tranquille.

Les autres pérégrins, mieux informés, s’étaient déjà précipités sur tous les équipages disponibles : guimbar-des attelées à de grands bovidés faméliques malgré leur gibbosité graisseuse, pousse-pousse brinquebalants, fardiers à deux roues, jardinières légères, pataches mal suspendues, poussettes et litières à gars-ours porteurs. Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly, moins rapi-des, restèrent donc le bec dans l’eau.

“ Qu’importe, nous trotterons ”, décida Tiomiez Lupp.

Patte d’Ours, de retour à cet instant, grigna comi-quement : il songeait à ses splendides mais bien peu pratiques protège-coussinets d’intérieur. Par bonheur, il avait relevé une piste intéressante.

“ Je nous ai peut-être déniché un véhicule, mo-nours.

– Comment cela ? – Il s’agit d’un oliphant ! Un oliphant hébergé par

un Rousse’Terrien. – Examinons cet oliphant ”, grommela Myb. Lupp. En quelques foulées rapides, Tiomiez Lupp, Ours

Kaassis GrosGrizzly et Patte d’Ours atteignirent un ajoupa rustique, adossé à une lice ceinte d’un pourpris d’acacias tressés. A l’intérieur de l’ajoupa se tenait un Rousse’Terrien et derrière le pourpris, un oliphant gris comme une souris, grand comme une tanière, le nez

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comme un serpent. Le propriétaire fit entrer nos trois ours dans la lice pour qu’ils contemplent la très grosse bête partiellement apprivoisée, promise à la lutte et aux jeux du cirque. Encore fallait-il que l’animal – tendre et câlin de nature – soit gagné d’une frénésie meurtrière et, à cette fin, on l’abecquerait uniquement de gras greubons grillés, d’hygrophores écarlates et de tigridias mouchetés. Un pareil régime, aussi surprenant soit-il, a depuis des siècles fait ses preuves chez les meilleurs entraîneurs. Par bonheur, l’oliphant ne l’avait pas com-mencé et possédait donc encore tout son bon sens.

Kioursni – ainsi le surnommait-on – partageait avec ceux de son espèce la faculté de galoper sans souffler de nombreuses Courses d’Ours et, faute d’un véhicule plus commun, Tiomiez Lupp décida de le louer.

Les oliphants, en voie d’extinction, sont devenus très précieux en Rousse’Terre. Les étalons surtout – c’est la testostérone en fait qui, excitée par ce régime étrange, leur monte au cerveau et les rend agressifs et méchants – sont particulièrement prisés. Mais ces grosses bêtes ne s’accouplant jamais en captivité, seule la tenderie avec rets et leurres permet de renouveler le cheptel. On vénère donc au plus haut point ceux que l’on possède, et le Rousse’Terrien n’accepta pas d’af-fermer son protégé.

Myb. Lupp, très calme, proposa de payer vingt-huit Ours d’or, huit Pénis, dix-sept Canines et six cent cin-quante-huit Oursings tous les ourse mille Pieds d’Ours parcourus, tarif déjà exorbitant. L’autre n’agréa pas. Cinquante-sept Ours d’or ? Rien à faire. Cent quatorze Ours d’or ? Jamais ! Patte d’Ours soubresautait à cha-que pincée d’or jetée sur le trébuchet. Le propriétaire, lui, ne fléchissait point.

Et pourtant, c’est la fortune qu’on lui offrait là : en galopant jusqu’à Emméjecêg, la grosse bête gagnerait mille sept cent dix Ours d’or, seize Pénis, une Canine et quatre cent quatre-vingt-treize Oursings !

Tiomiez Lupp, toujours serein, décida de marchan-der la propriété de l’animal et compléta sa petite pyra-mide à deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or, neuf Pénis, dix-sept Canines et huit cent vingt-deux Oursings.

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Le bougre – reniflait-il une séculaire aubaine ? – glapissait qu’il ne cameloterait jamais !

Ours Kaassis GrosGrizzly tira Myb. Lupp de côté et l’avertit qu’il courait à sa perte. Tiomiez Lupp grom-mela qu’il n’était point écervelé : même à ourse fois son cours, la grosse bête lui permettrait de regagner les cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings qu’il avait gagés, et s’avérait donc une excellente affai-re.

Il se retourna alors vers le propriétaire dont la babi-ne baveuse indiquait clairement que le tas d’or empor-terait bientôt sa décision. Il monta coup sur coup à trois mille quatre cent vingt et un Ours d’or, à quatre mille deux cent soixante-dix-sept, à cinq mille cent trente-deux puis à cinq mille sept cent trois ! La truffe de Patte d’Ours, si fraîche et humide habituellement, devenait chaude et sèche.

A cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, douze Canines et six cent quarante-quatre Oursings, le Rousse’Terrien capitula.

“ Par mes protège-coussinets d’intérieur, glapit Pat-te d’Ours, l’oliphant vient de faire un bond à Grisbi-Change ! ”

Il fallait encore mettre la patte sur un éclaireur, mais cela ne posa pas de problème. Un gars-ours dé-gingandé, presque un ourson encore, bonne truffe et œil vif, se présenta à eux.

“ On me surnomme Ma’Ours ”, grognonna-t-il. Myb. Lupp l’agréa, comptant tripler sa compétence

par l’annonce d’une grosse gratification. Ma’Ours était un conducteur idéal, adepte de l’ada-

ge : “ une douce patte d’ours conduit l’oliphant d’une plume légère ”. Il houssa donc la grosse bête sans l’houssiner jamais, et fit retomber de part et d’autre de son dos, sur un bât de bois, des sièges qui paraissaient bien raides.

Myb. Lupp proposa à Ours Kaassis de se joindre à eux jusqu’à la caverne étape d’Emméjecêg. Un péré-grin supplémentaire n’importunerait point leur montu-re ! Le cinquantenier agréa l’aimable proposition.

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On marchanda quelques provisions : galettes de gruau, manioc finement gragé, grémil aux perles ten-dres. Ours Kaassis GrosGrizzly et Tiomiez Lupp grimpèrent sur les sièges brêlés au bât de l’animal. Pat-te d’Ours, à chevauchons sur l’oliphant, se tenait der-rière le gars-ours éclaireur, lui-même agriffé aux oreil-les de la bête, et le soleil courait déjà depuis trois heu-res lorsque l’équipage, sortant du bourg, pénétra au plus profond des bois.

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Chapitre XII

OÙ NOS PÉRÉGRINS RISQUENT DES MALENCONTRES

Les convois de troncs inclinés ne peuvent grimper de front les pentes escarpées des monts Worjœz ce qui n’était pas le cas de nos pérégrins. Le gars-ours éclai-reur emprunta donc un raccourci, laissant à sa dextre le chantier en cours. Il connaissait la région comme sa ceinture et estimait à trois Courses d’Ours et sept mille cinq cent soixante et un Pieds d’Ours le gain ainsi ob-tenu.

Accrochés au rude bât de la bête qui avait adopté un train soutenu, Tiomiez Lupp et Ours Kaassis Gros-Grizzly bringuebalaient, violemment chahutés. Ils fai-saient front sans grogner ni se plaindre.

Patte d’Ours lui, juché à cru sur l’animal, s’accro-chait du mieux qu’il le pouvait à un grelin gros comme une griffe et craignait à tout moment de se trancher la langue, tant ses mâchoires claquaient mécaniquement. Ballotté de hue en dia et de haut en bas, catapulté sur Ma’Ours, balancé en arrière, il rebondissait tel un ma-tassin acrobate en glapissant de joie. Dès qu’il le pou-vait, il tendait à Kioursni des grenouillettes cueillies le matin même, sachant combien l’oliphant est friand de ces fleurs, gros flocons de neige fondante. L’animal attrapait délicatement l’offrande tout en maintenant la régularité de sa course.

Aux environs d’ourse heures, le conducteur accor-da une pause à sa bête. L’ayant menée près d’un puits et lui ayant tiré de l’eau, il lui ramassa des brassées d’o-nagracées et de grassettes. Myb. Lupp semblait reposé comme au lever de sa litière.

“ Or çà, est-il de pierre ! Grognonna, un peu en-vieux, le cinquantenier totalement recru et tellement soulagé d’avoir planté griffe en terre.

– Du pur granit ”, gloussa Patte d’Ours, déjà affairé à griller quelques gaminées pour leur repas.

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Une heure plus tard ils reprirent leur progression, s’enfonçant dans une contrée inhospitalière, âpre et farouche. Plus de grands arbres mais des camphres et des santals, des robiniers malingres et des corniers ra-bougris. Suivit une zone rocailleuse, écrasée de chaleur, constellée de feldspaths alcalins translucides ou roses, de quartz laiteux et de néphélines grisâtres.

Ce pays cyrkyrg abrite des hordes féroces et cruel-les aux rites sanguinaires. La griffe de sa Très Grin-cheuse Ursidée ne s’y est pas profondément plantée et là règnent encore des hospodars, inexpugnables derriè-re les remparts naturels des monts Worjœz. Souvent, on eut à odeur de narine des Rousse’Terriens grinchus et hostiles, glapissant affreusement à la vue de l’oli-phant. Ma’Ours s’arrangeait toujours pour échapper à la malencontre.

Il n’y avait ni fauves ni hommes dans ces forêts, seulement de petits grivets verdâtres, grommeluchant et effectuant maintes mimiques et simagrées, pour la plus grande joie de Patte d’Ours. Mais son esprit s’ob-nubilait du devenir de l’oliphant. Les suivrait-il à Long’Ours ? Certes pas ! Myb. Lupp l’avait marchandé une fortune, mais le trimballer en Ourse’Terre serait tout à fait inabordable. Un regrattier le prendrait-il ? Ne pouvait-on espérer mieux pour le serviable oli-phant qui avait sauvé leur fortune ? Et si Myb. Lupp allait le lui offrir ! Une telle idée le terrifiait.

Ayant trotté deux heures dans la nuit noire, les pé-régrins campèrent sur la raillère d’ubac des monts Worjœz, sous l’abri d’une grotte à moitié effondrée.

L’oliphant les avait portés, cet ours-là, sur quatre Courses d’Ours et quatre mille cinq cent soixante-seize mille Pieds d’Ours : ils étaient à mi-trajet d’Emméje-cêg.

La température chuta. Le gars-ours éclaireur en-flamma des buissons devant la grotte, pour les ré-chauffer et pour les préserver des tigres mangeurs d’ours. Les pérégrins, éreintés et courbatus, grignotè-rent quelques lichettes de galette de gruau et un peu du manioc finement gragé marchandé à Qjumcã. L’oursée avait été exténuante et les grésillements ne s’éternisè-

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rent guère. Ma’Ours garda un œil ouvert sur Kioursni, somnolant bien carré sur ses pattes près d’un vieux chaulmoogra incliné.

Rien ne put altérer le sommeil des dormeurs : ni le léopard qui toussait dans les sous-bois, ni le rire hysté-rique sangloté par les hyènes, ni les ricaneries striden-tes des grivets moqueurs et des hommes jacasseurs et piauleurs. Les fauves se contentèrent d’ailleurs de feu-ler et n’attaquèrent pas la grotte. Ours Kaassis Gros-Grizzly, en gars-ours soldat fourbu, ronfla comme un sonneur. Patte d’Ours se livra encore, en songe, à de périlleuses acrobaties sur le dos de Kioursni. Myb. Lupp, lui, dormit sans ronfler ni rêver, parfaitement bien et d’une seule traite, comme s’il se fut trouvé à Baskerville road.

Le soleil se levait quand on reprit la route. Ma’Ours pensait gagner la caverne étape d’Emméjecêg à la nuit tombante : Myb. Lupp conserverait ainsi un peu du temps gagné jusqu’alors.

Kioursni trottait allègrement sur les pentes des monts Worjœz doucement inclinées vers le Flodvi, la mère de tous les fleuves. Au plus court de l’ombre on bifurqua vers Qémmirpis, petit port sur la rivière Dé-ro. Le gars-ours éclaireur détournait l’oliphant des rou-tes fréquentées, n’attendant rien de bon des autochto-nes. Il restait moins de deux Courses d’Ours et six cent trente-six Pieds d’Ours à parcourir pour atteindre en-fin Emméjecêg. Kioursni fut mené dans un petit bois de monocotylédones géantes à très larges feuilles et les pérégrins se régalèrent de leurs grosses graines plus délectables que le miel.

Plus tard, Ma’Ours s’engagea sous les sombres frondaisons d’une très ancienne futaie. Pour pérégriner tranquille, se grognonnait-il, pérégrinons cachés. De-puis le départ il avait évité toute malencontre et il espé-rait à présent les mener sans encombre à bon port lorsque l’oliphant, nerveux et battant l’air de ses gran-des oreilles, pila sans prévenir, refusant obstinément de faire un pas de plus.

“ Que se passe-t-il ? gronda Ours Kaassis Gros-Grizzly, dressant la truffe pour humer le vent.

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– Rien de bon peut-être, grogna le gars-ours éclai-reur, attentif à un grésillement qui crépitait au loin, presque étouffé par le dense feuillage.

Rapidement ce grésillement enfla en un charivari de jappements farouches et de tintements métalliques.

Patte d’Ours palpitait frénétiquement des narines, les vibrisses en alerte. Myb. Lupp restait silencieux.

Le gars-ours éclaireur planta griffe au sol et, laissant l’oliphant sous un chaulmoogra penché d’où s’enfuit un corbeau, s’approcha à odeur de narine du possible danger. Il réapparut rapidement.

“ Une clique de mystagogues avance droit sur nous. Tâchons de ne pas être éventés. ”

Il mena l’oliphant à l’abri d’un épais taillis, exhor-tant les pérégrins à rester en place. Au cas où une prompte échappée serait le seul salut possible, il saute-rait lui aussi sur la grosse bête. Ils étaient sous le vent de la horde cependant, et il espérait qu’ils ne seraient pas reniflés.

Des grinchottements cacophoniques et lancinants se fondaient, grommelot inarticulé, dans le battement monotone des mailloches frappant les grosses caisses. L’avant-garde de la horde n’était plus qu’à un jet de pierre devant Kioursni et, pour les pérégrins figés sur son dos, le moindre trait de ces ours inquiétants deve-nait parfaitement net.

Il s’agissait bien d’une théorie de gars-ours mysta-gogues, ceints d’écharpes effrangées et pouilleuses, arborant sur des piques de grossiers griche-dents – citrouilles évidées et sculptées – et ânonnant les lignes d’un graduel grossièrement calligraphié. Les suivaient trois files d’ours, d’oursonnes et d’oursons, bredouil-lant un monocorde et sinistre grisollement, haché par les éclats des tambours et de divers ustensiles sonores.

Une idole effroyable et répugnante dominait ce pitoyable défilé. Halé par ourse triplettes de grands bovidés, faméliques malgré leur gibbosité graisseuse et affreusement cuirassés, son tronc oblique muni de huit paires de roues pleines s’ornait de grouillements de reptiles – ophidiens, sauriens, crocodiles et tortues décarapacées. C’était une ignoble heptapode aux poils

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enchevêtrés et couverts d’un gluant liquide grenat, le regard halluciné, la gueule baveuse. Son buste difforme disparaissait sous des carcans de crânes évidés et des ceintures de pattes momifiées. Elle écrasait de tout son poids un ours des cavernes écharné et démembré dont elle brandissait la gueule effarée.

“ Qêmo ! chuchota Ours Kaassis GrosGrizzly, la Grande-Ourse de l’âme ourse et des carnages.

– Des carnages, sans aucun doute, mais de l’âme ourse, c’est abject ! siffla Patte d’Ours. L’abominable créature ! ”

D’un geste bref, Ma’Ours leur intima le silence. Quelques thaumaturges plutôt décrépits, leur triste

pelage poudré de jaune, la truffe fraîchement tailladée maculant leur poitrail de vermillon, se trémoussaient aux pieds de l’idole. Totalement hébétés, ils trébu-chaient parfois et glissaient alors sous l’énorme tronc incliné où ils finissaient dans des soubresauts spasmo-diques et grotesques.

Suivait une ennéade de mystagogues de haut rang, dans le faste et l’éclat de leur fourrure tressée, précé-dant une oursonne vacillante.

Sa jeunesse frappa nos pérégrins. Elle avait la four-rure brune des Oursopéennes et disparaissait presque sous des joyaux d’oreilles, des parures de pattes, des fioritures de griffes et quantités d’anneaux torsadés, d’attaches, de viroles, de chaînes et de fers. Une large écharpe de soie nouée sur ses hanches accentuait les rondeurs charmantes de son ventre.

Après elle – contrepoint atroce – des grizzlys, leur immenses alfange courbe et tranchant à la patte, char-riaient un centenaire empaillé juché assis sur un filan-zane.

On reconnaissait un hospodar à tous les attributs de son rang : fourrure nattée d’organsin et de maille-chort, ceinture engravée des trigrammes sacrés de sa charge, splendides protège-coussinets bien fixés autour de son cou.

Enfin, des croque-notes et une ribambelle de force-nés hystériques, glapissants et hurlants, terminaient l’épouvantable cavalcade.

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Ours Kaassis GrosGrizzly révulsé par cette masca-rade grand-guignolesque, grognonna à l’oreille de Ma’Ours :

“ Un bearbecue ! ” Le gars-ours branla du chef mais resta silencieux.

Le cortège passa lentement devant les pérégrins effarés et, enfin, se fondit dans l’épaisseur des bois.

On entendit s’étouffer les ultimes grisollements. Un dernier hurlement retentit, des glapissements presque indistincts, et ce terrifiant hourvari laissa place à un calme singulier.

Le danger écarté, Tiomiez Lupp s’enquit : “ Un bearbecue ? – Le bearbecue, monours Lupp, est l’immolation

d’un ours, mais qui appelle lui-même sa mort. Dès potron-minet on roustillera cette oursonne qui vient de passer devant nous.

– Par l’Ourse-Noire ! Les sales bêtes ! glapit Patte d’Ours, tout hérissé.

– Et l’empaillé ? grommela Myb. Lupp. – Son époux, expliqua le gars-ours éclaireur, un

gros hospodar du Cyrkyrg. – Sa Très Grincheuse Ursidée n’aurait-elle su extir-

per des mœurs aussi indignes de ces âmes arriérées ? s’étonna calmement Tiomiez Lupp

– Sous sa griffe directe, grogna Ours Kaassis Gros-Grizzly, de telles infamies sont bannies. Mais dans ce Cyrkyrg, si primitif, si violent, si sanguinaire, elle n’im-pose pas encore sa propre loi. Ce versant des Worjœz ne bruit que d’égorgements, d’exécutions sommaires, de massacres, de monstruosités en tous genres, de sup-plices raffinés, de tueries sauvages. Banditisme et bri-gandage, concussion, destruction, dévastation et exac-tion y ont force de loi et restent toujours impunis.

– C’est atroce ! grognonnait Patte d’Ours, roustil-lée, toute vivante !

– Exact, grogna le cinquantenier, ils vont la roustir, mais c’est peut-être un bien. Une veuve est fort mal reniflée chez ces sauvages, et nulours ne peut conce-voir les avanies que sa parentèle lui ferait subir. Ils la tondraient, et une oursonne rasée finit par mourir

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d’humiliation car à ourse tondue la Grande-Ourse ne ménage pas le vent. Ils lui jetteraient quelques graines mal grillées, la bousculeraient et la chasseraient, telle une bête répugnante. Elle dépérirait, affamée, dans un infâme taudis, et deviendrait scrofuleuse. Épouvantées par une agonie aussi ignominieuse, beaucoup d’our-sonnes, même sans passion ni bigoterie, préfèrent ap-peler le martyre. J’ai connu à Cuncéã une jolie ourson-ne qui venait de perdre son ours. Ténébreuse, veuve, inconsolée, elle sollicita auprès de la bureaucratie cen-trale l’agrément de se faire roustiller avec son empaillé d’époux. Vous imaginez le scandale ! L’oursonne se retira alors auprès d’un hospodar qui lui offrit son bû-cher, et elle finit en cendres. ”

Ma’Ours, tout tremblant, intervint alors rageuse-ment :

“ Ce ne sera pas un suicide cette fois, mais un cri-me.

– Pourquoi cela ? – Même les oursons, dans le Cyrkyrg, ont suivi ce

tragique fait-divers ! – Mais, grognonna Ours Kaassis GrosGrizzly, la

malheureuse n’opposait ni un cri ni un geste de refus. – C’est qu’on lui a fait absorber un mélange eupho-

risant de haschisch et de pavot. – Et où allaient-ils ? s’inquiéta Patte d’Ours. – Elle dormira dans la caverne taboue de Pela-

ded’Ourse, à six mille six cent six Pieds d’Ours vers le septentrion, avant d’être immolée.

– Quand ? – Très tôt, entre la première lueur de l’aube et le

lever de l’astre solaire. ” Ayant ainsi grognonné, le gars-ours éclaireur

conduisit l’oliphant hors du bosquet et grimpa sur son dos. Avant qu’il ait pu donner l’ordre de départ, Myb. Lupp lui fit signe d’attendre puis, à l’attention d’Ours Kaassis GrosGrizzly :

“ Pourquoi ne pas soustraire cette oursonne à ses tortionnaires ? grommela-t-il.

– La délivrer, monours Lupp ! ... glapit le cinquan-tenier.

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– Il me reste une demi-oursée à grignoter. J’en ai donc le loisir.

– Or çà ! On peut donc vous émouvoir ! s’attendrit Ours Kaassis.

– Certainement, grommela Tiomiez Lupp, si je n’ai rien de plus urgent. ”

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Chapitre XIII

DANS LEQUEL PATTE D’OURS DÉMONTRE

QU’AUX BRAVES LE MIEL COULE DRU

Périlleux projet, truffé d’embûches, dont ils n’é-taient pas certains de venir à bout. Myb. Lupp, sans barguigner, mettait en jeu sa sécurité et surtout le suc-cès de son entreprise. Ours Kaassis, bien sûr, était prêt à le seconder.

Et Patte d’Ours ? Il frémissait d’aise : sous sa cara-pace de granit son ours-maître montrait à nouveau bonté et générosité. Son dévouement ne connaissait plus de bornes et il était tout heureux de se jeter dans la bagarre.

Mais que ferait le gars-ours éclaireur ? Il était indi-gène, comme les gars-ours processionnaires, et pouvait choisir leur camp. Point de réussite possible sans son accord.

Ours Kaassis GrosGrizzly l’interrogea sans détour. “ Mesours, grognonna Ma’Ours, cette oursonne

est, tout comme moi, Oursassise et fidèle d’Ours’O-zastre. Ma vie lui appartient donc.

– Excellent, grommela Myb. Lupp. – Nous mourrons peut-être ajouta Ma’Ours, mais il

peut nous arriver bien pire encore. S’ils nous reniflent, nous subirons d’effroyables tortures et nous serons hongrés et mutilés.

– Acceptons-en le risque, grommela Myb. Lupp. N’est-il pas mieux, Ma’Ours, d’intervenir à la brune ?

– Très certainement. ” Puis les pérégrins ouïrent l’histoire de la prisonniè-

re. Jeune oursonne issue d’une vieille lignée de bouti-quiers florissants de Cuncéã, d’un charme profond et d’une grâce éclatante, elle avait fréquenté les écoles les plus modernes et possédait les plus exquises façons. Elle répondait au gracieux surnom d’Aourseda.

Ayant perdu ses parents, elle devint pupille de l’hospodar déjà bien délabré du Cyrkyrg qui l’épousa,

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contre son gré. Quatre-vingt dix-sept ours plus tard il mourait. Elle chercha à fuir son inexorable destin, fut trahie et emprisonnée. Sa parentèle – une bande de vautours pince-maille avides de se partager l’héritage – la condamna à être roustillée et dispersée aux vents mauvais.

Nos pérégrins, horrifiés par cette abominable chro-nique, demandèrent à Ma’Ours de mener l’oliphant à odeur de narine de la caverne taboue de Pela-ded’Ourse, en prenant garde de rester sous le vent.

En trois fois ourse minutes on gagna de drus four-rés de drageons, à six cent quarante-six Pieds d’Ours et quelques Poils du but, invisible sous les frondaisons mais repérable aux affreux glapissements des énergu-mènes exaltés.

Comment rejoindre la malheureuse séquestrée ? Ma’Ours avait naguère visité la caverne taboue de Pe-laded’Ourse et y avait compté de nombreuses cellules. Etait-il envisageable de passer sous la truffe de la hor-de endormie ? Un tunnel permettrait-il plus sûrement d’entrer ? Pas moyen de le savoir sans se rapprocher encore. Tous agréèrent qu’il fallait perpétrer le bear-napping sous couvert de la brune. Le lendemain, dès l’aube, à l’heure où blanchirait la campagne, il serait définitivement trop tard : ses geôliers éveillés, l’our-sonne n’aurait plus aucune chance d’échapper au bra-sier.

Ils durent donc patienter. Dans l’obscurité naissan-te ils partirent inspecter prudemment les alentours de la caverne taboue. On n’entendait plus glapir les thau-maturges, ni psalmodier les mystagogues. Tout laissait croire que ces Rousse’Terriens avaient sombré dans l’abrutissement du Gsupi – suc de pavot distillé amal-gamé à une décoction de haschisch – et on pouvait espérer ramper sans risque sous leur truffe.

Le gars-ours éclaireur dirigea silencieusement les trois autres sous les arbres. Précautionneusement, ils approchèrent les rives d’un cours d’eau où, sous l’obs-cure clarté qui tombait des étoiles, ils découvrirent treize stères de chaulmoogra aux subtiles émanations d’essence fruitée. On y avait assis l’empaillé en compa-

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gnie duquel sa jeune épouse était destinée à griller. A cent vingt-neuf Pieds d’Ours vers l’est s’ouvrait l’en-trée de la caverne dont les obliques cheminées de gra-nitoïdes dominaient les frondaisons les plus élevées.

“ Suivez-moi ! ” grogna doucement Ma’Ours. A pattes de velours, il se faufila sous les onagraria-

cées géantes. On n’entendait plus que le vent dans les branches

de sassafras. A l’orée d’une large trouée, il s’allongea au sol. Des

cades enflammés illuminaient les lieux, énormes bou-gies odoriférantes, naturellement plantées en terre. Partout, des enchevêtrements d’ours abrutis par les vapeurs de l’opium et de l’alcool. Ils ne bougeaient pas plus que des empaillés sur une lice après le combat. Certains, moins assommés peut-être, bredouillaient faiblement dans leurs rêves.

On distinguait à peine la caverne taboue, protégée derrière un rideau de bambous. Hélas pour les projets des pérégrins, les gars-ours soldats de l’hospodar, l’al-fange dégainé, montaient une garde vigilante sous des torchères aux longues flammes tremblantes et char-bonneuses. Les mystagogues auraient-ils interdit aux mercenaires de toucher à la drogue ?

A quoi bon poursuivre ? La lucidité des geôliers rendait les lieux imprenables. Le gars-ours éclaireur leur fit rebrousser chemin.

On ne pouvait passer en force ! Tiomiez Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly durent en convenir.

Nos ours conciliabulèrent à petit bruit. “ Patientons, conseilla le cinquantenier, la nuit

commence à peine et sera longue pour ces brutes éga-lement.

– Ils peuvent s’assoupir, oui ”, grogna Ma’Ours. Ils se dissimulèrent tous sous un énorme tronc

couché et se mirent à guetter. Que les secondes glougloutaient lentement ! Régu-

lièrement le gars-ours éclaireur rampait à odeur de na-rine des sentinelles mais, devant l’entrée, les gars-ours soldats ne relâchaient pas leur vigilance.

Le mince croissant peu luminescent était mainte-

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nant au plus haut de sa course. Rien n’avait bougé. Les gars-ours soldats ne s’endormiraient certainement plus. Ils n’étaient pas drogués, ou en avaient bigrement l’ha-bitude. Seule restait la solution de percer la paroi. Mais rien n’indiquait que, dans la grotte, les mystagogues ne gardaient pas la jeune oursonne d’aussi près que les mercenaires postés à l’extérieur.

Il fallait cependant saisir la chance par les mousta-ches. Ils s’éloignèrent silencieusement et rampèrent selon un large arc ellipsoïdal pour arriver discrètement sur l’arrière de la caverne taboue.

L’astre nocturne redescendait déjà sur la cime des arbres quand ils atteignirent le bas de la falaise : nu-lours en vue mais Patte d’Ours, inquiet, ne trouva ni fissure où plonger ses griffes ni crevasse à agrandir.

Leur seul véritable atout résidait dans la très faible lueur qui troublait à peine la pénombre épaisse des sous-bois.

Comment creuser ? Aucun d’eux ne possédait d’outil. Patte d’Ours, toujours astucieux, découvrit assez facilement quelques grossiers bifaces naturels et ils attaquèrent vivement la muraille. La couche exté-rieure brisée, un ourson aurait pu ébouler le reste, sim-ple agrégat de sable et de gravier.

Il fallait progresser rapidement, mais surtout discrè-tement. Ma’Ours et Patte d’Ours avaient déjà évidé une cavité d’un Pied d’Ours, deux Poils et trois cent vingt-deux oursièmes, suffisante pour y glisser la tête vibrisses hérissées : le reste suivrait toujours !

L’ouvrage allait bon train, mais soudain un glapisse-ment retentit dans la caverne taboue, puis un nouveau, venu de plus loin.

Les gars-ours cerbères les avaient-ils reniflés ? Les mystagogues avaient-ils sonné l’alarme ? Tout était-il perdu ? Impossible de rester sur place : ils s’enfuirent et trouvèrent refuge dans l’ombre des sassafras. Peut-être qu’ayant fait chou-blanc les gars-ours soldats relâ-cheraient leur vigilance et qu’on pourrait terminer les travaux de terrassement.

Hélas ! Les mystagogues postèrent des mercenaires à l’arrière de la caverne, rendant illusoire une nouvelle tentative !

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On imagine le désespoir des pérégrins contrés par ces sauvages ! Jamais ils n’arracheraient la jeune our-sonne aux griffes de ses tortionnaires ! Ours Kaassis se mordait la patte jusqu’au sang, Patte d’Ours suffoquait de rage et Ma’Ours gémissait doucement. Seul Lupp demeurait tout à fait immobile.

“ Nous reste-t-il la moindre chance ? ragea le cin-quantenier.

– Aucune, hélas ! grogna le gars-ours éclaireur, il faut lever le camp.

– Nous restons, grommela Lupp. Je serai encore à temps en arrivant à Emméjecêg dans ourse heures seu-lement !

– Voyons ! Tout est perdu ! gronda Ours Kaassis GrosGrizzly. Dès l’aube ...

– Tant qu’il n’est pas mort, l’ours est toujours vi-vant. ”

Le cinquantenier, intrigué, voire irrité, ne compre-nait plus du tout Tiomiez Lupp. Que pouvait-il encore espérer ? Comptait-il se ruer sur cette horde armé de son seul courage et la mettre en déroute ? Il n’était pourtant ni stupide ni exalté ! Ours Kaassis agréa ce-pendant de rester tant que l’épouvantable cérémonie ne serait pas achevée. Mais Ma’Ours ne voulait pas qu’ils demeurent à odeur de narine des barbares si le vent venait à tourner, et ils rejoignirent Kioursni, dans les drus fourrés de drageons. Bien camouflés, ils sur-veillèrent à nouveau les sauvages entassés qui ron-flaient encore.

Mais que faisait Patte d’Ours ? A chevauchons sur la fourche d’un punica granatum à fleurs rouges, il re-mâchait une chimère, fugitivement entraperçue, qu’il cherchait à préciser, et dont il voulait retrouver le goût.

Au départ, il s’était grognonné doucement : “ Non, c’est idiot ! ” mais, après y avoir songé, il grondait à présent : “ Qui ne risque rien ... L’aléa est certain, mais quelle rigolade ! Et on peut compter sur leur débili-té ... ” Sans plus grognonner il rampa dans la ramure profonde, silencieux comme un boa en chasse, faisant plier dangereusement la dernière ramification sous son poids, et il planta griffe en terre.

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La nuit s’achevait. La cime des arbres s’éclairait déjà mais en bas on n’y voyait toujours rien.

L’odieuse cérémonie allait commencer. Une houle confuse parcourut la masse des ours qui s’éveillaient. Des grondements de grosse caisse roulèrent. Grisolle-ments funèbres et glapissements horribles s’élevèrent vers les cieux. Enfin, la misérable allait être plongée dans sa dernière hibernation, à la plus grande satisfac-tion de tous !

On vit des torches se diriger vers la caverne taboue. D’autres en sortirent. Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly discernèrent dans le clair-obscur la pauvre oursonne fouaillé par trois mystagogues hurlant. Ils eurent l’impression qu’en dépit de son hébétude elle faisait un mouvement pour éviter les griffes de ses tortionnaires. Ours Kaassis GrosGrizzly manqua hur-ler de rage et sans réfléchir, grippant inconsidérément la patte de Tiomiez Lupp, il constata que celui-ci s’était muni d’un gros gourdin, probablement ramassé en sous-bois.

C’est alors que tous les ours se mirent en marche. La jolie veuve titubait entre les mystagogues geôliers et les thaumaturges glapissant qui se dandinaient frénéti-quement.

Nos pérégrins, prenant un gros risque, approchè-rent à odeur de narine de ces fanatiques.

En quelques foulées la horde était près du cours d’eau et se disposait en cercle à une soixantaine de Pieds d’Ours des trois stères de chaulmoogra. Et dans les premières lueurs de l’aube, l’oursonne inconsciente et immobile fut assise à la dextre de l’hospodar empail-lé.

On plongea un brandon incandescent sous les gru-mes gorgées de graisse et le feu éclata.

Ours Kaassis GrosGrizzly et Ma’Ours tentèrent en vain d’agriffer Tiomiez Lupp pour l’empêcher de se précipiter au secours de la victime, aveuglé par un éga-rement dont on ne l’eût pas cru capable.

Il s’était violemment dégagé lorsque tout bascula. Jailli de centaines de poitrines, un hurlement d’effroi montait vers la cime des arbres : telle une atroce strige

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auréolée de volutes de fumée, le centenaire empaillé sortait de son hibernation, enserrait avec force la belle oursonne évanouie contre sa poitrine et sautait du bois en flammes.

Nulours n’osa rester dressé et les sauvages s’aplati-rent, terrifiés et gémissants, enfouissant leur truffe dans le sol.

Inconsciente, l’oursonne fut portée sans faiblesse au travers de la foule par le vigoureux zombie. Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly suivaient intensé-ment sa progression. Ma’Ours, troublé, avait baissé la truffe, et on peut imaginer combien Patte d’Ours, mal-gré sa naturelle faconde, devait être ébahi ...

C’est alors que le spectre, fonçant vers Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly, leur grognonna :

“ Dégrouillons ! ” Patte d’Ours ! Patte d’Ours avait rampé jusqu’au

brasier, dissimulé par les sombres volutes ! Patte d’Ours avait disputé la victime aux flammes ! Patte d’Ours avait dupé ces imbéciles sanguinaires et traver-sé sans hésiter leurs rangs, semant la terreur parmi eux !

Bientôt l’oliphant s’éloignait d’une course allègre, les sauvant tous les cinq. Cependant la cacophonie de hurlements, de glapissements, de bruit et de fureur qui montait derrière eux leur fit savoir qu’ils étaient éven-tés.

Sous la force des flammes, l’empaillé en personne dansait à présent une macabre gigue, révélant aux mys-tagogues effarés et furieux qu’ils avaient été bernés et qu’un audacieux bearnapping avait eu lieu.

Glapissant à qui mieux mieux ils se ruèrent sous les frondaisons, talonnés par les gars-ours cerbères qui lançaient avec fureur pierres et bûches, au risque de les estropier. Mais Kioursni filait comme le vent et mit les bearnappeurs à l’abri des dangereux projectiles.

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Chapitre XIV

DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP NE REMARQUE RIEN

DU MERVEILLEUX BASSIN DU FLODVI QU’IL PARCOURT

Le bearnapping avait été un triomphe ! Patte d’Ours en plissait de joie sa large truffe frémissante. Ours Kaassis GrosGrizzly lui avait tapé sur l’épaule et Myb. Lupp, marque tout à fait exubérante d’admira-tion, lui avait touché l’oreille. Patte d’Ours grognait, modeste, qu’il n’aurait rien entrepris si son ours-maître n’avait d’abord décidé de porter secours à l’oursonne. Il s’était pour sa part contenté de donner la comédie à ces maroufles, et il se dandinait gaiement, à la pensée que ces ballots l’avaient pris, lui le grisolleur forain, l’ours-cycliste, le gymnosophiste, l’oursfesseur d’agrès, pour leur hospodar empaillé, l’époux d’une si belle oursonne !

Solidement mainenue par Patte d’Ours, et douillet-tement emmitouflée dans les réchauffe-fourrures de ses sauveurs, la jolie Rousse’Terrienne n’était pas reve-nue à elle.

Encouragé par les longs sifflements de Ma’Ours l’oliphant continuait de galoper sous les sombres fron-daisons. A deux Courses d’Ours de Peladed’Ourse il déboucha dans une plane plaine plate où il put enfin se reposer un peu. L’oursonne demeurait inconsciente, les yeux révulsés, le souffle court. Le gars-ours éclai-reur introduisit entre ses dents quelques grains écrasés de staphisaigre âpre et amer, mais en vain.

Ours Kaassis GrosGrizzly avait tâté des paradis artificiels dans son oursonâge et assura que sa santé n’était pas en danger.

Il redoutait en revanche ce qui pourrait lui arriver à présent. Il connaissait bien d’autres cas semblables et certifia que Sheb. Aourseda n’échapperait jamais aux griffes de ses persécuteurs tant qu’elle demeurerait dans son pays. De tels fanatiques avaient des compli-ces partout dans le trigone, et sans aucun doute, en

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dépit des efforts des représentants de sa Très Grin-cheuse Ursidée, ils la retrouveraient, même au cœur d’une grande cité comme Nèguez, Cuncéã, ou Kel-kud’Ourse : la jeune oursonne ne pourrait rester en vie qu’en fuyant la Rousse’Terre !

Tiomiez Lupp l’écouta en silence. En milieu de matinée ils arrivèrent à la caverne fer-

rée d’Emméjecêg où ils retrouvèrent les rails et un convoi de troncs inclinés qui les conduirait en deux oursaines d’heures à Kelkud’Ourse.

Ainsi Tiomiez Lupp ne manquerait pas le navire du 20 d’Haha à destination de King-Kong-Bear.

Patte d’Ours transporta la jeune oursonne dans la caverne étape puis partit marchander les différents colifichets, réchauffe-fourrures et ceintures qui lui se-raient nécessaires. Tiomiez Lupp lui avait recommandé de ne pas barguigner à puiser dans la bourse.

Il trotta donc dans Emméjecêg, berceau de la Grandissime-Ourse, ville d’autant plus révérée en Rousse’Terre qu’elle se love entre les cours d’eau les plus tabous de tous, le Flodvi et la Kynré. Là se bai-gnent les croyants, mystiques et fétichistes accourus de tout le trigone, mais également les athées, agnostiques ou impies qui estiment, ce faisant, qu’ils n’y ont rien à perdre. La tradition fait naître le Flodvi dans la pensée même de la Grande-Ourse et, par le truchement de Brakmard’Ours, il ruisselle sur la tête de tous.

Patte d’Ours parcourut la bourgade protégée aux Temps des Ours Anciens par une redoutable caverne fortifiée, transformée depuis en gigantesque cage desti-née aux nombreux captifs de sa Très Grincheuse Ursi-dée. Truffe au vent, il espérait trouver une caverne aux colifichets mais, autrefois manufacturière et boutiquiè-re, cette cité semblait à présent moribonde. Il marcha longuement et ce n’est que chez un ourserrant, barbon retors se livrant au regrat, qu’il dénicha pour la coquet-te somme de deux cent treize Ours d’or, quatorze Pé-nis, dix-sept Canines et quatre cents Oursings ce qu’il cherchait : deux réchauffe-fourrures, une écharpe ef-frangée, de mignons protège-coussinets de liège et une superbe ceinture en cuir grenu de lézard vert. Fort

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content de lui il rejoignit alors la caverne étape. L’hibernation artificielle de Sheb. Aourseda se fai-

sait plus légère. Les effets néfastes des drogues s’ape-tissaient et son regard semblait moins vitreux.

Quand Ydel Yggÿm, légende vivante des Grandes-Ourses rhapsodes, grisolle les grâces d’Enirépèse, elle glottore en rythme :

“ Qui ne l’a vue est aveugle, qui l’a vue est ébloui. Son abondante fourrure coule majestueusement sur ses flancs épanouis, lustrés de suint. Ses arcades noires sont celles de Kamaourstra, Grande-Ourse de l’âme ourse et, sous ses lourdes paupières mordorées, dans sa prunelle ténébreuse, passent comme sur les marais poissonneux du Jonémæ les irisations mouvantes de la lumière solaire. Forts, pointus et jaunes, ses crocs sail-lent sous ses babines lippues comme des larmes de miel dans les flancs éventrés d’une ruche sauvage. Ses rondes oreilles poilues, ses pattes dodues, ses longues griffes acérées et dures comme les dents du tigre, son ample et grasse taille que deux pattes ne suffiraient à étreindre, ses larges tétines roses, ses lombes charnues paraissent avoir été pétries de la patte même du génial Arp’Ours, le divin sculpteur. ”

Foin de grognements amphigouriques : Sheb. Aourseda se révélait délicieuse !

Le convoi des troncs inclinés s’apprêtait à se mettre en route. Ma’Ours patientait. Myb. Lupp lui pesa son dû, à la Canine près, sans rajouter un seul Oursing. Patte d’Ours s’en formalisa quelque peu : Ma’Ours, sans barguigner, s’était précipité au devant d’énormes périls lors de l’attaque de Peladed’Ourse ! Qu’un ca-fard, dans un ours ou dans dix ans, le dénonce aux mystagogues et il serait bientôt agriffé et sauvagement écartelé.

Patte d’Ours songeait également à Kioursni. Com-ment récupérer partie de la somme qu’avait coûté la grosse bête ?

Tiomiez Lupp n’était pas embarrassé par cette question.

“ Ma’Ours, grommela-t-il, je viens de régler son dû à l’excellent gars-ours éclaireur que tu es. Restent ma

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dette au héros et ma reconnaissance. Cet oliphant t’a-gréerait-il ? ”

La truffe de Ma’Ours frémit. “ Votre Grande-Ourse fait de moi un ours riche !

glapit-il. – Mon oursami, grommela Myb. Lupp, nous reste-

rons toujours tes obligés. – Que la Grande-Ourse me grippe ! glapit Patte

d’Ours. Kioursni, cette solide et si gentille bestiole, ne saurait tomber entre de meilleures pattes ! ”

Là-dessus, courant vers l’oliphant, il lui tendit des grenouillettes fraîches lui grognant à l’oreille :

“ Mange, ma grosse, mange, et profite ! ” L’oliphant émit de graves et doux grondements et

souleva Patte d’Ours au niveau de ses petits yeux. Pat-te d’Ours, glatissant de joie, embrassa la grosse tête et sans heurt retrouva le sol. Emu, il étreignit alors la proboscide de son vaillant compagnon, lui rendant son adieu.

Un peu plus tard, Tiomiez Lupp, Ours Kaassis GrosGrizzly et Patte d’Ours – abrités sous un clayon-nage d’osier et de bambou et assis autour d’une litière moelleuse où reposait Sheb. Aourseda – roulaient vers Ciresiz, cité distante de treize Courses d’Ours seule-ment.

L’oursonne reprenait lentement ses esprits. Elle fut fort ébahie de se voir sur le wheels-trunk,

parée de colifichets oursopéens et entourée de trois pérégrins dont elle n’avait jamais encore reniflé l’o-deur !

Ceux-ci se montrèrent plein de prévenance, lui of-frant des graines grillées et un verre de grappa. Après quoi le cinquantenier lui grognonna toute l’aventure. Il mit en avant l’abnégation de Tiomiez Lupp, qui avait tout risqué pour la tirer des griffes de ses ravisseurs, et attribua la réussite de l’expédition à la joyeuse fantaisie de Patte d’Ours.

Myb. Lupp se taisait. Patte d’Ours, ravi et confus, grognait modestement que “ ce n’était qu’une farce qui avait bien tourné. ”

Sheb. Aourseda ne pouvant émettre deux sons arti-

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culés, renifla ses libérateurs à profusion : sa gratitude se lisait dans la gracieuse palpitation de ses narines. Mais, soudain, elle se remémora le bûcher, et contem-plant ce territoire rousse’terrien si hostile qui défilait sous ses yeux, un grand spasme d’effroi lui grippa la peau du dos.

Tiomiez Lupp remarqua sa peur. D’un ton détaché et sans même la regarder il lui proposa de l’escorter jusqu’à King-Kong-Bear, bourgade toute dévouée à sa Très Grincheuse Ursidée, bien que située sur la côte panda’landaise : elle pourrait y trouver refuge.

Sheb. Aourseda en fut profondément émue. Cette solution lui agréait d’autant plus qu’un représentant de sa lignée maternelle exerçait à King-Kong-Bear son métier de boutiquier.

Le soleil était au plus haut lorsqu’on fit halte à Cire-siz qui a détrôné l’antique Dézo, cité mythologique posée dans l’azur sur un nuage tel le sépulcre sacré de l’Ours Oracle. De nos ours Ciresiz, cette ancienne per-le du trigone, s’agriffe hélas tout bonnement à la terre, et Patte d’Ours, l’ayant reniflé d’une rapide narine, s’ébaudit de son apparence grisouille et triste et de son absence totale de pittoresque.

Ours Kaassis n’allait pas plus loin : son escadron bivouaquait à dix mille Pieds d’ours dans le septen-trion. Le cinquantenier renifla respectueusement Tio-miez Lupp, appelant sur lui tout le miel du ciel et avouant que cet original périple, contrairement à ses prédictions, s’était avéré œuvre utile. Myb. Lupp lui effleura les griffes. Sheb. Aourseda fit des adieux au-trement démonstratifs : elle serait toujours reconnais-sante au vieux grognard ! Patte d’Ours, lui, fut gratifié d’une grosse bourrade donnée des deux pattes. Touché et trop troublé, il ne sut exprimer à Ours Kaassis com-bien il eût aimé le garder à odeur de narine. Et les pé-régrins prirent des chemins divergents.

A l’est de Ciresiz les rails longeaient le cours du Flodvi. Entre les interstices des branchages tissés de longues feuilles, l’horizon étant dégagé, les pérégrins admiraient le spectacle changeant du Cijès, les cultures de tigridies, d’onagrariées et de linaigrettes, les ruis-

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seaux et les marais hantés de gavials aux longues mâ-choires, les gros bourgs pimpants, les futaies émeraude et sinople. Des oliphants et de grands bovidés faméli-ques malgré leur gibbosité graisseuse se désaltéraient et s’immergeaient dans le lit de la mère de tous les flots. Bien que l’on soit déjà en Haha et que le thermomètre ait beaucoup descendu, des hordes de Rousse’Terriens mâles et femelles pratiquaient en dévots convaincus leur débarbouillage rituel. Ces oursouailles sont d’ar-dents défenseurs des superstitions brakmard’oursiques et croient curieusement en un dieu trinitaire : Which’Ours, force héliomarine, She’Ourse, Grande-Ourse des cataclysmes, et Brakmard’Ours, ours-maître des mystagogues et des thaumaturges. Mais comment ce céleste trio pouvait-il encore regarder sa terre, à présent soumise à l’Infidèle, et son fleuve profané par des vapeurs hurlant qui dérangeaient les graillantes corneilles, les grèges huppées, les lentes tardigrades plusieurs fois centenaires, les grues sacrées accompa-gnées de leurs gruons, les tout petits gros-becs sautil-lants, les groles et les vautours griffons – tous deux charognards – et jusqu’aux ours bigots assoupis sur ses plages !

Ce spectacle disparut rapidement. Les pérégrins eurent une vision fugitive de la caverne fortifiée de Djyrès, à trois Courses d’Ours et sept mille cinq cent soixante et un Pieds d’Ours de Ciresiz, ancestrale cita-delle des hospodars du Cijès. Ils devinèrent Pjefituys aux mémorables distilleries de grenadille et entrevirent le mausolée de Musg Dusremmoz, érigé sur la grève senestre du Flodvi. Ils aperçurent un instant la terrible caverne de Cyhès derrière ses remparts. Ils reniflèrent Tèvré, bourgade manufacturière et boutiquière, pre-mier bazar au pavot de la région. Ils humèrent les ef-fluves de Nurpios, fondée par sa Très Grincheuse Ur-sidée, que ses forges, ses grosseries et ses maréchale-ries avaient rendue fameuse bien qu’elles aient à jamais – épouvantable incongruité dans ce nirvana ! – obnu-bilé les nues par les grasses exhalaisons de leurs hauts-fourneaux

Et ce fut à nouveau l’obscurité. Le convoi des

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troncs inclinés filait toujours, provoquant les glapisse-ments apeurés des hommes qui se terraient à son pas-sage. Les pérégrins dormaient : Pumdurgi la magnifi-que, Puys l’écroulée, Moucha’Bear l’antique, Cysgbear, Hugly-Bear la moderne, ainsi que Djergisrepus, minus-cule terre Frog’Landaise où Patte d’Ours aurait pu avoir la joie de renifler des compatriotes, leur échappè-rent complètement !

Le soleil commençait d’illuminer la ville quand le convoi s’arrêta à Kelkud’Ourse. Le hauturier à destina-tion de King-Kong-Bear ne quitterait le quai que lors-que l’astre serait au plus haut de sa course. Tiomiez Lupp disposait par conséquent de sa matinée.

Embarqué à Long’Ours le mercredi 25 Absolu, il avait prévu d’entrer le 20 d’Haha dans la grande mé-tropole rousse’terrienne. Or on était bien le 20 : le fléau s’équilibrait parfaitement. Bien sûr, le temps ga-gné entre Long’Ours et Cuncéã n’existait plus, grigno-té durant le parcours du dangereux trigone. Qui pour-rait cependant grognotter avec certitude que Tiomiez Lupp le déplorait ?

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Chapitre XV

OÙ L’ON EST À NOUVEAU SOULAGÉ

DE MOULT OURS D’OR

Dès que le convoi des troncs inclinés fit halte en caverne ferrée, nos pérégrins – la jeune oursonne sou-tenue par Myb. Lupp – sautèrent du refuge. Ayant dé-cidé de veiller personnellement au bien-être de Sheb. Aourseda et de la protéger tout le temps qu’ils reste-raient sur ces terres périlleuses, Myb. Lupp tenait à rejoindre sans tarder le bateau pour King-Kong-Bear.

Comme ils avançaient, un gars-ours pandore se précipita, les renifla et grognonna :

“ Oursard Lupp ? – Lui-même. – Et lui ? – Mon gars-ours domestique. – Je vous emmène, l’un et l’autre. ” Myb. Lupp ne montra aucun étonnement. Le gars-

ours pandore portait un arrêt de sa Très Grincheuse Ursidée qu’en ours bien léché il considérait comme tabou. Patte d’Ours, d’une race plus frondeuse, com-mença de grognasser, mais le gars-ours pandore ayant grippé sa trique, Tiomiez Lupp le pria d’obtempérer et ajouta, désignant leur compagne :

“ Sheb. Aourseda ne nous quitte pas. – Rien ne l’interdit ”, concéda le gars-ours pandore. Il les fit grimper sur un tronc à roues pouvant por-

ter sept ours, tiré par trois hongres gris qui s’élancèrent aussitôt.

On gagna le “ faubourg ténébreux ” dont les ruelles sinueuses s’étranglaient entre des taudis fourmillants d’un petit peuple crasseux à la fourrure mitée. On rou-la ensuite dans le faubourg oursopéen tout pimpant avec ses cavernes blanchies de frais, et planté de pal-miers-dattiers tous inclinés au septentrion. Dans l’ours naissant chevauchaient de fringants gentillours et cara-colaient de chatoyants équipages.

On fit halte devant une modeste caverne, marquée

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cependant de la griffe de sa Très Grincheuse Ursidée. Le gars-ours pandore poussa les détenus – ne l’é-taient-ils pas pour longtemps ? – à l’intérieur d’une sombre tanière.

“ Patientez une heure, et vous serez exhibés dans l’arène du margrave Oursbadiane ”, grogna-t-il.

Et il les laissa, bloquant l’unique issue d’un tronc d’épineux incliné en son travers.

“ Voilà ! C’est la fin ! ” glapit Patte d’Ours, tapant violemment du pied sur une pierre, ce qui lui fit fort mal.

Sheb. Aourseda agriffant les pattes de Myb. Lupp guiora, éperdue :

“ Monours, fuyez ! Ne luttez pas contre mon des-tin ! Ils ne veulent que moi ! Ils vous tueront de cher-cher à m’aider ! ”

Tiomiez Lupp lui grommela gentiment de cesser avec ces sottises. Accusé d’avoir empêché ce que sa Très Grincheuse Ursidée interdit ! Cela n’avait aucun sens ! Ces bandits auraient le front de comparaître de-vant sa griffe sévère et ses dents cruelles ? Ne dérai-sonnons pas. Myb. Lupp précisa en outre qu’il avait projeté de l’escorter à King-Kong-Bear et qu’il n’était pas ours à renoncer en chemin.

“ L’embarquement est dans quatre heures ! gémit Patte d’Ours, abattu.

– C’est trois de trop ”, grommela si catégorique-ment le calme gentillours que Patte d’Ours se tranquil-lisa.

“ Par l’Ourse-Bleue ! C’est évident ! Au zénith nous grimperons sur ce pont ! ”grogna-t-il avant d’ajouter un timide : “ Peut-être. ”

Bientôt le gars-ours pandore revint et les poussa sur la piste attenante, grande arène de justice. Ourso-péens et Rousse’Terriens mêlés avaient investi les gra-dins.

Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Patte d’Ours prirent place sur un rocher plat, en contre-bas des mégalithes sculptés ornés des trigrammes officiels où allaient pré-sider le margrave Oursbadiane et son scribe.

Le margrave arriva – vieil ours gras, épais mais

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point bouffi, charnu, pansu, dodu, fessu : une boule, en quelque sorte – houspillant le scribe. Ayant attrapé une fausse truffe accrochée derrière lui il s’en affubla dignement.

“ Premier round ”, nasonna-t-il avant d’ajouter : “ Qu’arrive-t-il ! Mon postiche me serre ! – Certes, margrave ! Vous avez affublé le mien,

pouffa le scribe. – Echangeons, scribe Ours’Pufpuf. Que penserait-

on d’un margrave qui verdicterait sous l’égide d’une truffe rouge ! ”

On permuta les postiches. Patte d’Ours crevait de rage en entendant l’énorme chronographe mural de l’arène égrener les secondes.

“ Premier round, glapit cette fois le margrave. – Tiomiez Lupp, annonça le scribe Ours’Pufpuf

consultant son grimoire. – Oui, grommela Myb. Lupp. – Patte d’Ours. – Je suis là ! Et ... – Suffit ! coupa le margrave. Vous nous avez fait

perdre assez de temps comme ça à vous espérer vaine-ment à la descente de tous les convois qui entrent en ville.

– Est-ce donc un crime d’emprunter ces convois ? s’exaspéra Patte d’Ours.

– Silence ! – Monours, grommela Myb. Lupp, en tant que su-

jet de sa Très Grincheuse Ursidée ... – Auriez-vous été bastonné ou rançonné ? railla

Myb. Oursbadiane. – Non, bien évidemment. – Tout est donc en règle ! Scribe, délivrez les pleu-

reurs. ” Aussitôt une petite cage fut apportée et trois mysta-

gogues ébouriffés en sortirent, hébétés et craintifs. “ Je le savais ! gronda Patte d’Ours du plus profond

de sa gorge, voilà les boutefeux roustilleurs. ” Les mystagogues tremblaient sous le regard du

margrave – car il ne vaut guère mieux, en ces arènes, être pleureur que coupable – et le scribe ânonna à tou-

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te vitesse une incompréhensible accusation d’irrespect, d’outrage et d’hérésie grognottée à l’encontre de l’our-sard Tiomiez Lupp et de son gars-ours domestique.

“ Agréez-vous ? bailla le juge. – Certes, margrave, j’agrée, grommela Myb. Lupp. – Bravo ! Il agrée. Eh bien scribe, ne trouvez-vous

pas cette affaire rondement menée ? – J’agrée, reprit Myb. Lupp, mais demandez donc à

ces mystagogues pourquoi ils se trouvaient à la caverne de Peladed’Ourse dans la nuit du 18 au 19 du mois d’Haha. ”

Les mystagogues tremblaient toujours. Terrifiés ou abrutis, ils n’avaient pas entendu.

“ Parfaitement ! gronda Patte d’Ours, et je grogne-rai même plus : pourquoi se trouvaient-ils dans cette caverne de Peladed’Ourse, ces incendiaires pyromanes, prêts à roustiller leur proie ? ”

Les mystagogues ne pipaient toujours pas mais Myb. Oursbadiane sursauta.

“ Que grisollez-vous là ? Une proie ? Et pourquoi la roustiller ? A Cuncéã !

– Comment cela, à Cuncéã ? s’étonna Patte d’Ours. – Suffit ! Qui vous grogne de la caverne taboue de

Peladed’Ourse ? C’est de celle de Malabear-Jõmm, à Cuncéã, dont il est question ! ”

Alors, jetant les objets du délit sur le sable de l’arè-ne, le scribe grogna à son tour :

“ Les pleureurs ont rapporté les protège-coussinets du criminel pour attester leurs assertions. ”

– Mes protège-coussinets! ” glapit Patte d’Ours, se trahissant ainsi naïvement.

Quel cafouillage dans les pensées de nos ours ! Ils ne se souvenaient même plus de la badauderie de Patte d’Ours à la caverne taboue de Cuncéã, et à présent cette affaire ridicule les faisait comparaître devant le margrave de Kelkud’Ourse !

Comment en était-on arrivé là ? Fixidore Fixours, maître chicanier, avait vite su faire son miel d’une telle mésaventure. Resté à Cuncéã, il avait retrouvé les mys-tagogues de Malabear-Jõmm. Un gros sac de carottes et la menace de se faire bastonner s’ils refusaient les

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avaient convaincus de porter plainte, et ils étaient tous partis aux trousses de l’hérétique. A cause du bearnap-ping, Fixours et les mystagogues atteignirent Kel-kud’Ourse les premiers et se mirent à chercher les pé-régrins en ville puis à surveiller chaque convoi, vaine-ment. Inutile de grognotter combien Fixidore Fixours fut chagriné et contrarié ! Il pensait son coquin envolé, enfui sur l’une des branches du Peninsular-wheels-trunk, évanoui à jamais, et se blâmait férocement de son impéritie. Aussi imagine-t-on son bonheur au mo-ment où il l’aperçut qui plantait griffe en terre, suivi d’une mystérieuse oursonne dont il n’essaya même pas de deviner le rôle. Il rameuta quelques gars-ours pan-dores qui passaient par là et c’est ainsi que nos péré-grins firent connaissance de l’arène du margrave Ours-badiane.

Et à présent, muché sur un lointain gradin, il se passionnait d’autant plus pour le procès que le blanc-seing de mise en cage n’était pas encore arrivé. Seule la colère qui l’obnubilait complètement empêcha Patte d’Ours de le renifler.

Le margrave Oursbadiane était enchanté d’avoir obtenu de Patte d’Ours – qui s’en mordait la langue de dépit – une confession aussi spontanée.

“ Vous plaidez donc coupables ? ronronna-t-il très satisfait.

– Coupables, confirma Myb. Lupp sans émotion. – Vu, psalmodia Oursbadiane, vu que sa Très Grin-

cheuse Ursidée défend indifféremment de ses griffes draconiennes et pointues l’ensemble des superstitions rousse’terriennes ; vu que l’hérétique Patte d’Ours a souillé d’une foulée blasphématoire le vénérable dalla-ge de la caverne taboue de Malabear-Jõmm, à Cuncéã, le 15 du mois d’Haha, et qu’il confesse son crime af-freux, nous, margrave de sa Très Grincheuse Ursidée, blâmons vertement ledit Patte d’Ours. Pour marque de notre ferme réprobation, il sera mis en cage une demi-lunaison et nous versera immédiatement une pénalité de huit cent cinquante-cinq Ours d’or, huit Pénis et sept cent quarante-six Oursings.

– Huit cent cinquante-cinq Ours d’or, huit Pénis et

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sept cent quarante-six Oursings ! glapit Patte d’Ours comme si on l’étripait.

– Vous êtes condamné, vous n’avez plus le droit de grogner ! s’outra le scribe.

– Vu, poursuivit Oursbadiane, vu que rien ne dé-montre qu’il n’ait pas obéi aux ordres de son ours maî-tre ; vu que ce dernier demeure toujours comptable des actions de son gars-ours domestique, nous, mar-grave de sa Très Grincheuse Ursidée, blâmons verte-ment l’oursard Tiomiez Lupp. Pour marque de notre ferme réprobation, il sera mis en cage un quart de lu-naison et nous versera immédiatement une pénalité de quatre cent vingt-sept Ours d’or, douze Pénis, ourse Canines et huit cent soixante-treize Oursings. Scribe, deuxième round ! ”

Le scribe, aussitôt, grossoya le jugement pour le leur remettre. Fixours, sur son lointain gradin, se go-bait de contentement. Une semaine de basse-fosse pour Tiomiez Lupp ! Une semaine maintenu de force à Kelkud’Ourse ! Le blanc-seing ne pouvait manquer de lui parvenir cette fois, et il attendrait l’oursard à sa sor-tie pour le remettre en cage.

Patte d’Ours restait hébété. Son ours-maître était fichu. Une gageure de cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings anéantie par son inqualifiable balourdise, son imbécile curiosité qui l’avait mené, ours décervelé, dans cette satanée caverne taboue !

A la sentence, Tiomiez Lupp avait à peine grippé le bout de la truffe et, comme le scribe cherchait à faire évacuer l’arène, il proposa :

“ Marchandons une garantie. – Comme il vous plaira ”, octroya le juge. Fixours se hérissa de la truffe à la queue. Cepen-

dant il se rasséréna en oyant le juge, “ vu que les étran-gers Tiomiez Lupp et Patte d’Ours ne sont pas d’ici ”, marchander la garantie au chiffre exorbitant de deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or, neuf Pénis, dix-sept Canines et huit cent vingt-deux Oursings par tête.

Cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis,

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douze Canines et six cent quarante-quatre Oursings à débourser pour éviter la cage, Myb. Lupp était un ca-nard mort !

“ Adjugé ”, grommela le gentillours. Il prit le balluchon des pattes de Patte d’Ours et y

préleva de la poudre d’or que l’on pesa gravement sur le rocher du scribe.

“ Cette poudre est consignée par nous et vous at-tendra à votre libération, conclut le margrave. Pour le moment, vous pouvez aller.

– Partons, grommela Tiomiez Lupp. – Pour le prix j’exige mes protège-coussinets ! ”

glapit Patte d’Ours, trémulant d’exaspération. La cour les lui remit. “ Je finirai par ruiner mon ours-maître ! s’affligea-t-

il. Deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or, neuf Pénis, dix-sept Canines et huit cent vingt-deux Oursings par patte ! Et ils me serrent en plus, j’en suis tout déshabitué ! ”

Patte d’Ours, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. Il trotta, le mufle bas, derrière Myb. Lupp qui s’éloignait déjà rapidement avec Sheb. Aourseda. Le malheureux Fixidore ne pou-vait croire que le gredin se résoudrait à perdre ses cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, douze Ca-nines et six cent quarante-quatre Oursings. Impossi-ble ! Il choisirait la semaine à l’ombre ! S’étant ainsi réconforté, il s’arrangea pour garder le trio à odeur de narine.

Myb. Lupp héla un léger tronc à roues sur lequel tous trois grimpèrent. Ne trouvant pas de promène fainéant, Fixidore Fixours galopa sur leurs traces jus-qu’à l’embarcadère.

Le Rangours attendait en bassin d’ancrage, à deux Coulées et deux cent cinquante et un oursièmes au large. L’oriflamme annonçant l’embarquement avait été guindé. Ourse heures glougloutaient. Fixours, hors d’haleine, les regarda sauter du tronc à roues et pren-dre place sur un tronc flottant. Le gars-ours pandore se laissa tomber de tout son long, trépignant et griffant le sol de rage.

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“ Bandit ! aboya-t-il. Brigand ! Cambrioleur ! Ca-naille ! Chenapan ! Coupe-jarret ! Crapule ! Croche-teur ! Ecorcheur ! Ecumeur ! Escarpe ! Escroc ! Filou ! Forban ! Fripouille ! Gangster ! Pendard ! Pilleur ! Scé-lérat ! Truand ! Voyou ! Que la Grande-Ourse me grip-pe, il s’échappe ! Tant d’or jeté aux quatre vents ! Il n’est point grippe-sou, ni pingre, ni grigou, ce gredin-là ! Il n’est pas ladre le bougre ! Aussi généreux qu’un larron, grogne-t-on justement. ”

On comprend bien la rage du gars-ours pandore : jetons de transport, achat d’oliphant, pots de vin, amendes et pénalités, c’étaient plus de quatorze mille deux cent cinquante-sept Ours d’or, quatorze Pénis, vingt Canines et cent dix Oursings que Tiomiez Lupp avait dilapidés en chemin. La guelte promise fondait donc comme neige au soleil. Avec un tel panier percé l’or dérobé finirait entièrement éparpillé ! Qu’importe, il ne lâcherait jamais !

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Chapitre XVI

OÙ FIXIDORE FIXOURS, DÉSIREUX DE S’INSTRUIRE,

FAIT L’ÂNE POUR AVOIR DU SON

Vapeur à coque métallique de mille cinq cent cin-quante-quatre Ours-Cubiques de capacité et dévelop-pant la puissance de deux cent quarante-huit Grizzlys-Vapeur, le Rangours comptait parmi les fleurons de la Guilde Trigonale sur les eaux du Panda’Land et du Jap’Ourson. Il n’avait cependant pas la même classe que le Mongourslia et Tiomiez Lupp ne put donc louer pour Sheb. Aourseda une tanière qu’il jugeât digne d’elle. Heureusement le séjour à bord durerait moins de douze ours, et l’oursonne ne craignait pas les litières un peu dures.

Peu à peu Sheb. Aourseda découvrait ses hôtes. Dès qu’elle le pouvait, elle leur manifestait toute sa gratitude. L’impassible gentillours la laissait faire. Il avait ordonné que la jeune oursonne soit parfaitement servie et s’en assurait discrètement. Plusieurs fois l’ours il entrait chez elle et, s’il ne grommelait point, il se montrait fort attentif. Elle pensait parfois, un peu triste, qu’il n’agissait que poussé par sa bonne éduca-tion de gentillours. Elle craignait de l’ennuyer. Patte d’Ours – il avait bien reniflé qu’elle trouvait du charme à son ours-maître – commença alors de lui en dévoiler le tempérament insolite. Il conta aussi les raisons de leur course effrénée de par le globe. La truffe de Sheb. Aourseda s’en retroussa d’amusement.

Au cours de leurs entretiens, elle décrivit à son tour sa jeunesse d’Oursassise, fille d’un nabab local, com-plétant les grésillements de Ma’Ours. Dans le trigone les Oursassis, agropastoraux aux origines, doivent leur immense richesse à la culture des cotonéasters aux fruits rouges et orangés et des agrostides vivaces. Et l’on vit un de ces ours, Musg Kéniz Kikikwa, distingué par sa Très Grincheuse Ursidée lorsqu’il partit s’instal-ler à King-Kong-Bear. C’était précisément cet oncle maternel dont elle se demandait s’il accepterait de lui

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accorder asile et sûreté. Myb. Lupp grommelait qu’il s’en occuperait : il existait inévitablement une solution.

Mais Sheb. Aourseda se souciait-elle vraiment de son sort ? Même pas ! C’est en toute confiance qu’elle contemplait son sauveur – si séduisant et rassurant – de ses prunelles “ aussi sombres que les gouffres sans fond du Jonémæ ”. Lupp, gourmé et guindé comme une ceinture fraîchement amidonnée, était-il cependant ours à explorer ces gouffres ?

La croisière du Rangours se passait au mieux, par une mer calme et sous un vent régulier et puissant qui entraînait le cabotier. On approcha l’archipel d’Ergé-ner et on distingua nettement le Zeggmi-Pic dressé à mille cinq cent et un Pieds d’Ours, une Griffe, un Poil et deux cent soixante-seize oursièmes au-dessus de l’horizon, repère souvent utile aux gars-ours marins.

On cabotait toujours à odeur de la terre. Les san-guinaires Papours1, terribles habitants des lieux, ne tentèrent rien contre les pérégrins.

Les pérégrins découvraient une perspective excep-tionnelle sur tout l’archipel. Une prolifération d’essen-ces diverses – chamérops, cocotiers, dattiers, doums, kentias, choux palmistes, sagoutiers, tallipots, verbéna-cées, papilionacées, adiantes, capillaires et polypodes – formait de luxuriantes forêts allongées au pied de l’é-crasante masse granitique des éperons. Les cavernes littorales abritaient des nuées de griffets – les Pan-da’Landais en raffolent –, tandis que dans le ciel vo-laient de roux griffons charognards et que d’immenses colonies de grands-gosiers nageaient en ballets bien réglés, plongeant leur tête dans l’eau tous à la même seconde. Cependant, ses machines rougies par le zèle intéressé du chauffeur, le Rangours filait à toute vapeur vers la passe de Némèdde et les eaux panda’landaises, abandonnant bientôt l’archipel dans son sillage.

Mais que devenait dans son coin le malheureux

Note 1 : On a l’habitude de classer ces ours au plus bas de l’espèce. Il est vrai qu’ils ne sentent pas bon mais, bien qu’on n’ait jamais trouvé leurs cimetières, c’est mensonge que de les prétendre ursinophages. Ils n’ont jamais mangé d’ours, ou ne s’en souviennent plus, ou il y a bien longtemps.

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Fixours, emporté bien involontairement dans cette course autour du globe ? Ayant engravé des consignes pour que le fichu blanc-seing le suivît à King-Kong-Bear, il avait grimpé discrètement sur le Rangours et, dans l’impossibilité d’y justifier sa présence après avoir affirmé vouloir creuser caverne à Cuncéã, il comptait rester caché toute la traversée. Le cours laborieux de ses réflexions le conduisit pourtant à changer son bal-luchon d’épaule.

King-Kong-Bear devenait sa dernière chance d’a-griffer son coquin, l’escale de Singe-à-Poux étant bien trop brève pour lui donner le temps d’y organiser sa trappe. S’il n’était pas mis en cage à King-Kong-Bear, l’oiseau s’envolerait à tout jamais car c’est là l’ultime territoire où sa Très Grincheuse Ursidée ait planté une de ses griffes : ce point franchi, l’oursard Lupp trouve-rait un asile presque inexpugnable au Panda’Land, au Jap’Ourson ou même en Amer’Ourse. A King-Kong-Bear, le blanc-seing de mise en cage – en espérant qu’il eût enfin terminé son exaspérante course poursuite – permettrait à Fixidore Fixours d’agriffer Lupp et de le confier à la vigilance des gars-ours pandores du cru. Du gâteau de miel ! En revanche, passée cette occa-sion, le blanc-seing ne servait plus de rien. La bureau-cratie centrale devrait alors grossoyer un mandement international. D’où ajournements, atermoiements, at-tentes, délais, reports, temporisations et tergiversations qui résulteraient tout simplement de la lenteur, de la lourdeur, de la prudence, de la circonspection, bref, de la bêtise des gratte-papier et grouillots bureaucrates. Et tout serait inévitablement perdu !

“ Si ce fichu blanc-seing m’attend à King-Kong-Bear se ressassait Fixidore Fixours couché sur sa litiè-re, j’agrippe l’oursard ! S’il ne m’y attend pas, je dois coincer le coquin sur place ! A Cuncéã, j’ai failli ! A Kelkud’Ourse, j’ai failli ! Si je faux encore à King-Kong-Bear, je serai la risée des ours de chez moi ! Qu’importe le biais, mettons des bâtons dans les roues du gredin.”

Fallait-il grogner toute l’affaire à Patte d’Ours et lui dévoiler qui se cachait derrière le masque de son ours-

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maître ? Le brave gars-ours ne semblait être ni acolyte ni comparse. Affolé et redoutant qu’on l’accuse de collusion, compérage ou connivence, il se rallierait forcément au représentant de sa Très Grincheuse Ursi-dée ! Peut-être, mais ce gars-ours savait se montrer moqueur et frondeur. Un faux pas et le gibier dispa-raissait à tout jamais.

L’odeur de Sheb. Aourseda, perçue un soir mêlée à celle de Tiomiez Lupp, changea le cours des pensées de notre gars-ours.

D’où sortait cette oursonne ? Etait-elle de mèche avec Lupp ? Sa maîtresse, peut-être, pour laquelle il aurait accompli son crime ? Ils s’étaient probablement donné rendez-vous sur la route de Cuncéã à Kel-kud’Ourse. Certainement que depuis le départ le gen-tillours volait vers la délicieuse oursonne ! Tout à fait ravissante il est vrai ! Fixours en avait été frappé lors du procès de Kelkud’Ourse.

On imagine la perplexité de notre gars-ours. Elle paraissait si jeune ! Ne serait-ce point un crapuleux bearnapping ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Aucun doute ! Elle s’était enfuie avec les pérégrins pour échapper à un père autoritaire ou à un vieux barbon. Le bearnapping était certain ! Et sa Très Grincheuse Ursidée se montrait plutôt revêche aux amants ! A King-Kong-Bear il serait aisé d’attirer sur eux ses fou-dres et son courroux, auxquels nul marchandage ne saurait les soustraire cette fois.

Attention cependant ! Ce Lupp courait comme un cabri piqué par les taons, dégringolait d’un hauturier pour grimper sur le suivant et risquait de se volatiliser comme un démon. Comment agir avant l’accostage à King-Kong-Bear ? Pas de problème ! On allait faire de l’anthracite à Singe-à-Poux, et Singe-à-Poux communi-que justement avec le littoral panda’landais par un in-génieux système de feux allumés : ce serait un jeu d’ourson que d’alerter les représentants de sa Très Grincheuse Ursidée sur l’arrivée du Rangours et de son voleur !

Mais que leur grognotter exactement ? C’est à ce point de ses cogitations que Fixours choisit de se mon-

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trer à Patte d’Ours, bien certain de pouvoir lui soutirer aisément de précieux renseignements. Il devait faire vite : le Rangours mettait son coke en stock à Singe-à-Poux dans moins de deux oursaines d’heures, le jeudi 26 du mois d’Haha.

Fixidore Fixours quitta alors sa tanière et se tapit dans un recoin de la promenade, afin de croiser Patte d’Ours “ par le plus grand des hasards ”. Celui-ci se baguenaudait tranquillement, quand il ouit glapir le gars-ours pandore :

“ Cher oursami ! Quel plaisir de vous renifler ! – Monours Fixidore Fixours, vous ici ! Je vous

croyais à Cuncéã ! grogna Patte d’Ours stupéfait, flai-rant son compère du Mongourslia. Par l’Ourse-Bleue ! Vous revoilà à pérégriner ! Vous avez bien la bougeot-te ! Courez-vous également le globe ?

– Que nenni, se défendit Fixours, mes affaires me conduisent à King-Kong-Bear, pour deux ou trois ours seulement.

– Vous m’en grognerez tant ! s’exclama Patte d’Ours, légèrement méfiant. Vous vous cachiez donc bien que je ne vous aie pas reniflé une seule fois pen-dant cette traversée ?

– Je n’ai pas quitté ma litière, terrassé par le roulis. Ces parages du Cirpémi me sont plus cruels que l’udier Kitash. Mais il suffit. Comment se porte votre ours-maître ?

– Sur deux pattes assurées et bien stables. Et avec ça, la régularité d’un chronographe ! Aucun malus en-core dans sa gageure ! Et pourtant ... Je vais vous épa-ter : une bien jolie oursonne nous accompagne mainte-nant.

– Une oursonne ? ” s’ébahit le gars-ours, jouant les idiots à la perfection.

Patte d’Ours, ravi, grognonna toute l’équipée : l’é-pisode ridicule de la caverne taboue de Cuncéã, l’em-plette de l’oliphant pour la fantastique somme de cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings, le bearbecue tragique, le bearnapping d’Aourseda, l’arène de justice à Kelkud’Ourse et le marchandage de leur affranchis-

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sement. Fixours avait vécu la fin de l’histoire mais ne pipa point, semblant goûter ce récit comme du bon miel, ce qui enchantait notre conteur.

“ Ça donc ! grogna Fixidore Fixours, votre ours-maître aurait-t-il projeté d’aider cette jeune oursonne à se rendre à Long’Ours ?

– Nenni, monours, nenni ! Nous la laisserons entre les pattes d’un ours de sa parentèle, gros magnat de King-Kong-Bear. ”

“ Le gredin est prudent ! se grommelucha le gars-ours pandore mais, faisant contre mauvaise fortune bonne truffe : un gobelet de vin de groseille au miel, monours Patte d’Ours ?

– Avec grand plaisir, monours Fixidore Fixours. Lapons de concert quelques godets à nos retrouvail-les ! ”

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Chapitre XVII

DANS LEQUEL ÇA CHAHUTE SOUS LES CRÂNES

ENTRE SINGE-À-POUX ET KING-KONG-BEAR

Patte d’Ours et Fixidore Fixours étaient devenus inséparables. Le gars-ours pandore avait renoncé à obtenir plus de renseignements. De loin, il reniflait parfois Myb. Lupp dans la belle tanière d’apparat du Rangours où ce dernier passait son temps à écouter Sheb. Aourseda guiorer de façon charmante, ou à brid-ger avec quelques acharnés de rencontre.

Patte d’Ours s’interrogeait sur ce Fixours. Ça lui semblait un peu fort de bouchon de voir un simple badaud, grognotteur de renseignements à Ours’Ez, devenir aussitôt pérégrin à bord du Mongourslia ! Puis, alors qu’il prétendait vouloir creuser caverne à Cuncéã, de le revoir sur le Rangours à destination de King-Kong-Bear ! Toujours sur leur chemin ! Les surveillant peut-être ? Bien de quoi cogiter ! Ces coïncidences coïncidaient vraiment un peu trop à son goût ! Que leur voulait-il donc ? Patte d’Ours aurait gagé ses pro-tège-coussinets d’intérieur – son bien le plus cher – qu’ils n’en avaient pas fini avec lui et qu’après King-Kong-Bear ils le traîneraient encore derrière eux, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter.

Il avait peu de chance de flairer les vrais motifs du gars-ours pandore. Comment concevoir en effet que l’on pourchassât Tiomiez Lupp tel un vulgaire bri-gand ? Il fallait cependant à Patte d’Ours une raison rationnelle à cette suite d’événements. Imaginatif et malin, il trouva une justification somme toute admissi-ble. C’était élémentaire ! Fixours était un gars-ours sycophante stipendié par les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé, pour contrôler que son ours-maître par-courait bien réellement le globe, sans dévier du par-cours décidé à Long’Ours.

“ Ah ! les sales bêtes ! rageait le loyal gars-ours, que sa propre sagacité ébaudissait. Un mouchard accroché

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à nos basques ! Ah ! les fourbes ! Myb. Lupp ! La recti-tude et l’intégrité faites ours ! Un ours tellement déli-cat, scrupuleux et bien élevé ! Stipendier un gars-ours sycophante ! Mesours du Cercle-Bel-Ursidé, que votre miel se patafielle ! ”

Patte d’Ours préféra ne pas courir faire part de ses déductions à son ours-maître qui aurait pu se sentir insulté par la suspicion de ses partenaires. Quant à ce Fixours, il se réjouissait d’avance de le brocarder doré-navant, autant qu’il le pourrait, en plaisanteries fines et allusions ironiques.

Alors que le soleil avait commencé sa descente vers l’horizon, peu après leurs retrouvailles, le Rangours s’en-gageait dans une étroite passe, entre la péninsule de Némèdde et Zynèvsé, belle terre protégée par d’énor-mes récifs abrupts et ciselés par les vents.

Avant même les premiers rougeoiements de l’aube le Rangours, très en avance sur le planigramme officiel, jetait l’ancre à Singe-à-Poux pour y refaire son plein.

De son gravoir Tiomiez Lupp nota ce bonus et, dérogeant à ses habitudes, il planta griffe sur le débar-cadère pour offrir à Sheb. Aourseda une excursion dont elle avait grognotté l’envie.

Fixidore Fixours redoutant toujours l’envol de son oiseau courut derrière eux, prenant bien garde de res-ter sous leur vent. Patte d’Ours, de son côté, se bague-nauda tranquillement. Il plissait sa large truffe d’amu-sement en pensant au mal que se donnait la pauvre mouche. Somme toute, il gagnait bien difficilement son miel !

Singe-à-Poux, long ruban posé sur l’udier, n’est pas un site bien remarquable. L’absence de relief la fait aussi plate qu’une ourse sortant d’hibernation. Mais on y flâne cependant avec plaisir, comme dans les grandes allées d’un jardin botanique. C’est sur un coquet tronc à roues, bien protégé du soleil par un dense tressage de palmes, et tiré par trois onagres grivelés et pommelés introduits depuis peu de la New-Ourse’Land, que Sheb. Aourseda et Tiomiez Lupp s’y promenèrent sous des palmeraies à larges feuilles et des myrtacées toujours vertes. Strychnos et vomiquiers, tecks, styrax,

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sophoras, araucarias, ylangs-ylangs, abacas, rien ici ne rappelait la végétation oursopéenne. D’immenses cryp-togames vasculaires couvraient le sol et des fragrances inconnues, que Sheb. Aourseda lui décryptait patiem-ment, assaillaient les narines de Myb. Lupp. De pacifi-ques orangs-outangs et des hominidés en troupes agi-les et criaillantes se croisaient dans les arbres, et des panthères noires rodaient non loin de là. Ces sangui-naires carnivores, mutants mélaniques de la région, n’hésitent pas en effet à affronter la dangereuse passe de Némèdde pour venir croquer des proies faciles à piéger sur un si minuscule territoire.

Ils roulèrent ainsi un long moment, passant entre des cavernes étroites et sombres creusées dans des vergers où abondaient grosses grenades, griottes char-nues et agrumes juteux.

Le soleil était déjà haut quand le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses pattes et pous-sa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau. Ils étaient toujours discrètement épiés par le gars-ours pandore qui n’en pouvait plus d’avoir tant galopé.

Patte d’Ours guettait leur arrivée. L’aimable gars-ours avait marchandé trois oursaines de succulentes grenadilles. Il fut enchanté de la joyeuse gourmandise de Sheb. Aourseda, qui s’en régala.

En fin de matinée le Rangours, après avoir stocké son coke, reprenait la mer. Longtemps dans l’après-midi des goélands rayés, grisards ou gros-miaulards, les accompagnèrent en piaulant. Dans le crépuscule, les sommets de Némèdde – refuge des féroces panthères noires – s’évanouissaient à l’horizon.

C’était cent quatre-vingt-neuf Nages d’Ours, seize Coulées et trois cent seize oursièmes qu’il restait à par-courir entre Singe-à-Poux et King-Kong-Bear, minus-cule confetti posé devant la côte panda’landaise, et Tiomiez Lupp disposait de six ours tout juste s’il vou-lait attraper là sa correspondance du 4 du mois d’As à destination de Yokohol’Ourse, importante escale du Jap’Ourson.

La ligne de flottaison du Rangours affleurait le pont.

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Une foule de pérégrins avec leurs lourds balluchons avaient grimpé à bord à Singe-à-Poux : des Rous-se’Terriens, des Diamériens, des Panda’Landais, des Néméozoïns et des Ours des Cocotiers.

Le lendemain le temps s’abearnaudit brutalement. Si sous ces violentes bourrasques la houle devint dure et forte, le bâtiment était cependant poussé dans la bonne direction et on hissa aurique, marconi, hunier, misaine, perroquet, brigantine, cacatois, trinquette et grand foc. Le Rangours, marchant alors à voile et à va-peur, y gagna une allure très fringante. Hélas, les péré-grins durement secoués par cette mer très formée si fréquente au large des côtes d’Erren et de Dudjordjori, et d’autant plus ballottés que le Rangours manquait de souplesse pour y faire front, souffraient de haut-le-cœur et de nausées.

Malgré leurs grosses machines, rapides et puissan-tes, les caboteurs de la Guilde Trigonale desservant le Panda’Land ne peuvent rivaliser avec les bâtiments oursopéens pratiquement insubmersibles. Ils présen-tent tous la même faiblesse. Incompétence du concep-teur ou gribouillerie des ouvriers, ils se comportent par gros temps comme des bouchons à la surface des flots. De plus, les vagues les submergent aisément et, à la première grosse déferlante, ils s’alourdissent, risquant d’engloutir leur cargaison et de noyer leurs pérégrins.

Avec un tel handicap pas question pour le Rangours de tenter l’Ourse-Noire. Souvent on réduisait l’allure et on gardait la proue au vent. On ne marchait plus alors, mais cela semblait laisser Tiomiez Lupp totalement indifférent. Cette prudence, en revanche, hérissait Pat-te d’Ours de la truffe à la queue. Il maudissait les grains, les vagues, les gars-ours marins et tous ces inca-pables qui se piquent de mener les pérégrins à bon port. Sa girandole de grisou qui, sans répit, grignotait son bien dans la caverne de Baskerville road lui reve-nait alors à l’esprit, attisant plus furieusement encore son exaspération.

“ Allons, ça vous gratte tant que ça de rejoindre King-Kong-Bear ? grogna un matin le gars-ours pan-dore.

– Bigrement, oui !

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– Myb. Lupp brûlerait-il de grimper sur le hauturier de Yokohol’Ourse ?

– D’un feu d’enfer ! – Goberiez-vous à présent cette fiction du tour du

globe ? – Sans aucun doute ! Ce n’est pas votre avis, peut-

être ? – Pas du tout ! Je ne l’ai jamais gobée ! – Sacré loustic ! ” grimaça Patte d’Ours, plissant sa

truffe luisante. La pointe toucha le gars-ours pandore qui en fut

alerté. L’autre se moquait de lui ! Serait-il éventé ? Il demeurait dubitatif. Nulours ne soupçonnait cepen-dant son appartenance à la boîte des pandores et Patte d’Ours moins qu’un autre. Pourtant ce bougre grognait comme s’il était plus savant qu’il ne l’aurait dû.

Notre gars-ours ne résistait pas au plaisir de le titil-ler. L’ours suivant, au petit matin, comme ils étaient à nouveau ensemble :

“ Je serai bien triste, monours, grogna-t-il à son compagnon – et son œil brillait – quand vous nous quitterez à King-Kong-Bear.

– Heu ... grogna Fixidore Fixours confus et gêné, je ne comptais pas ...

– Bravo ! glapit Patte d’Ours, continuez donc avec nous ! Vous n’imaginez pas combien ça me réjouit ! Un gars-ours de la Guilde Trigonale doit toujours fon-cer de l’avant ! Parti pour Cuncéã, vous arrivez déjà au Panda’Land ! Gagnez donc l’Amer’Ourse, c’est tout à côté ! Et un saut de puce vous fera passer d’Amer’Ourse en Oursope ! ”

Fixidore Fixours le reniflait avec suspicion mais lui trouvait l’odeur la moins sibylline qui fût. Il retroussa donc la truffe lui aussi. L’autre, sur sa lancée, s’enquit :

“ Et vous gagnez bien votre miel, avec tous ces trajets ?

– Les temps sont parfois durs, grogna Fixidore Fixours un peu inquiet. Ce n’est plus ce que c’était. Le transport m’est payé, bien évidemment, et c’est déjà beaucoup !

– Là-dessus, je vous fais confiance ! ” glapit Patte

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d’Ours, plissant sa truffe de la plus comique des fa-çons.

Fixidore Fixours, très troublé, rejoignit sa litière. Pour sûr, on l’avait débusqué. Comment l’autre avait-il pu flairer le pandore en lui ? Et l’avait-il déjà mouchar-dé ? Moins benêt qu’il ne l’affichait, peut-être était-il de mèche avec son ours-maître ? Dans ce cas, tous deux se moquaient de lui depuis le début ! Aurait-il donc lamentablement échoué ? Ça chahutait fort sous son crâne ! Il voyait son gibier échappé et gémissait, puis reprenait espoir de l’agriffer. Incapable de fixer une idée, il se tournait et se retournait sur sa litière comme dévoré par un cent de puces.

Enfin, au matin, épuisé de tourments, il cessa de bouillonner stérilement et décida de sa conduite. Pas question de laisser Lupp s’envoler à tout jamais ! Sans blanc-seing pour le fourrer en cage à King-Kong-Bear, il grognerait toute l’affaire à Patte d’Ours, sans plus barguigner. Qu’avait-il donc à perdre ? De mèche avec son ours-maître, il lui avait tout grogné et la chasse avait déjà tourné en farce ! Innocent, il craindrait trop le courroux de sa Très Grincheuse Ursidée pour ne pas collaborer gentiment avec l’autorité.

C’est ainsi que nos compères, chacun dans son coin, élucubraient et tiraient des plans sur la comète. Quant au troisième pérégrin, il poursuivait sa trajectoi-re elliptique, apparemment inconscient des poussières qu’il entraînait dans sa course immuable à travers l’es-pace.

Pour garder notre image de la mécanique céleste, une planète nouvelle, récemment apparue et fort atti-rante, eût pu cependant créer quelque dérèglement dans sa progression. Hélas, au grand désespoir de Pat-te d’Ours, il semblait insensible à la beauté de Sheb. Aourseda ! Il n’y avait point d’inclination dans ce cœur impénétrable, ou alors moins décelable que la vibra-tion de l’antenne d’un hyménoptère dont l’ours avisé déduit cependant la présence du miel. Rien à faire ! Patte d’Ours devinait dans les palpitations de narine de l’oursonne une belle attirance pour son ours-maître et se désespérait d’être bien seul, hélas, à montrer quel-

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que talent divinatoire ! Rien ne semblait émouvoir Tio-miez Lupp. Preux chevalier, à l’occasion. Simple soupi-rant, jamais ! Et songeait-il seulement aux aléas du tra-jet, à leurs conséquences ? Bien malin l’ours qui aurait pu l’assurer.

Patte d’Ours, au contraire, passait chaque heure par mille morts. Une fois, penché par-dessus le garde-corps, il constata qu’un gros coup de mer déséquili-brait le navire et que les pales battaient longuement dans le vide, entraînant l’emballement des pistons. Les clapets laissèrent échapper la pression et cela déclen-cha rage et fureur chez le brave gars-ours.

“ Mais rivetez-les donc, ces clapets ! glapit-il. Voyez toute la vapeur qu’on perd ! Quels empotés que ces ours-là ! Nom d’une petite Ourse ! Des gars-ours amer’oursains auraient préféré faire exploser la chau-dière que d’escargoter ainsi ! ”

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Chapitre XVIII

DANS LEQUEL CHAQUE OURS RÉAGIT À SA FAÇON

AUX MANIFESTATIONS DES ÉLÉMENTS

On approchait du but quand brutalement cela s’a-bearnaudit plus encore. Bâbord amures, les coups de chien repoussaient le Rangours qui, mal équilibré, se couchait et tanguait de façon terrifiante. Peu de péré-grins échappaient au mal de mer.

Le premier du mois d’As se leva une fantastique colère d’ours qui fouaillait durement les flots. Le Ran-gours céda sous l’assaut des vagues déferlant contre ses flancs, réduisant le plus possible sa puissance et se contentant de louvoyer entre les rouleaux. Plus un Poil carré de voilure ! Mais les grelins tendus, vibrant et gémissant dans la tourmente, suffisaient, hélas, à l’en-traîner dangereusement.

Impossible dans ces conditions d’avancer normale-ment. On atteindrait King-Kong-Bear avec deux fois ourse heures de malus sur le planigramme, à condition encore que la colère d’ours s’apaisât.

Tiomiez Lupp paraissait se moquer comme d’une guigne des éléments déchaînés, ne redoutant ni la mort ni la ruine. N’éprouvait-il donc jamais contrariété ou agacement ? Sheb. Aourseda, en babillant avec lui, ne constata aucun changement : il ignorait tout bonne-ment la colère d’ours.

Pour Fixidore Fixours le miel semblait couler à flots ! Il adorait ce déchaînement inespéré des élé-ments. Il l’aurait souhaité plus énorme encore, capable de les repousser jusqu’à la Rousse’Terre. La chance avait tourné et la Grande-Ourse, en agriffant le navire comme elle le faisait, prenait son parti. Lupp allait se retrouver coincé à King-Kong-Bear et il pourrait, cette fois, le mettre en cage. Même ses violents haut-le-cœur l’indifféraient. A l’Ourse-Noire ses souffrances ! Il au-rait accepté de faire naufrage pour retarder l’autre ! Et il jubilait, il applaudissait des deux pattes, il exultait, il

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triomphait, il se délectait et se félicitait de sa bonne fortune.

On imagine bien avec quel courroux Patte d’Ours, à contrario, vécut la chose. Mais pourquoi l’Ourse-Bleue les abandonnait-elle ? A cet ours les éléments avaient toujours travaillé pour eux ! Hauturiers et wheels-trunks les servaient ! Les machineries et les voilures, de conserve, soutenaient leur progression. La chance s’était-elle enfuie ? Patte d’Ours suffoquait de rage : ces cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings de perdus, c’était son sang qui s’écoulait ! La colère d’ours l’affolissait, l’ouragan l’indignait, et il au-rait de bon cœur lacéré les vagues impertinentes qui le narguaient ! Le gars-ours pandore fit semblant de com-patir. Bien lui en prit : Patte d’Ours eût-il seulement reniflé trace de sa joie, que le Fixidore n’en fût pas sorti indemne.

Tant que la colère d’ours souffla, Patte d’Ours ne quitta pas la passerelle du Rangours. Il lui fallait s’agiter, s’ébrouer, se débattre. Il était partout à la fois. Avec une habileté extrême, il se hissait jusqu’à la vigie au risque de se rompre le cou pour prêter la patte aux manœuvres. Il courait renifler le gars-ours pacha, scru-ter le manitou, interroger les gars-ours marins qui re-troussaient leurs truffes d’amusement en le découvrant à ce point désorienté et confondu. Il suppliait qu’on lui indique quand s’achèverait cette colère d’ours et em-poignait le barothermographe, désespérément bloqué au plus bas, l’agitait violemment, le tapotait gentiment, le berçait, le branlait, le cajolait et l’insultait, mais en vain ! La stupide mécanique ne ramenait pas le beau temps !

Pourtant, dans l’oursée du 2 du mois d’As, la colère d’ours finit par tomber et une bonne brise, propice aux pérégrins, souffla au septentrion.

Patte d’Ours se calma également. Les foc, génois, trinquette, misaine, perroquet, brigantine et cacatois furent regréés, rendant au Rangours son allure gaillarde.

Un retard ne se rattrape jamais cependant, affirme-t-on, surtout dans un sprint. Le gars-ours de vigie reni-

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fla la côte le 4, une heure avant les premières lueurs de l’aube : le planigramme prévoyait un débarquement le 3, et on raterait fatalement la correspondance pour Yokohol’Ourse.

Aux tout premiers rayons du soleil sur la mer, un gars-ours lamaneur grimpa sur le pont et relaya le gars-ours de barre pour mener le Rangours sans dommages dans l’abri naturel de King-Kong-Bear.

Le malheureux Patte d’Ours se mordait la langue. Surtout ne pas poser de question ! Ne pas s’entendre confirmer que le hauturier de Yokohol’Ourse avait déjà filé ! Il était accablé et Fixours, fort aise de pou-voir un peu arroser l’arroseur, faisait mine de le soula-ger en grognant que Myb. Lupp pourrait ainsi se repo-ser quelques ours. Patte d’Ours faillit en crever de ra-ge.

Myb. Lupp, loin des timidités de Patte d’Ours et n’ayant pas son Bearshaw’s près de lui, interrogea le gars-ours lamaneur :

“ A quand le prochain embarquement pour Yoko-hol’Ourse ?

– Au flux du point de l’ours, dans deux oursaines d’heures.

– C’est bien ”, grommela Myb. Lupp, s’apprêtant à regagner la grande tanière d’apparat du Rangours.

Fixidore Fixours éprouva une violente envie d’é-gorger cet oiseau de mauvais augure que Patte d’Ours, lui, porta aussitôt au pinacle.

“ Et comment le surnomme-t-on ? s’enquit encore Myb. Lupp.

– L’Oursnatic. – D’après le Bearshaw’s, il devrait déjà être en mer ... – Une avarie monours. Il est toujours à quai. A ces mots Patte d’Ours ne se sent plus de joie.

Plissant sa large truffe il grogne : “ Par ma foi, de votre profession vous êtes le roi ! ” L’envolée laissa le gars-ours lamaneur assez inter-

dit. A l’appel des appeaux, il les guida parmi un enche-vêtrement d’embarcations – chalands, caraques, cha-loupes, esquifs, radeaux, trirèmes, youyous, birèmes, barcasses, bélandres, pirogues et coches d’eau – se

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bousculant pour entrer eux aussi à King-Kong-Bear ou en sortir.

Le soleil était à son plus haut lorsque les pérégrins purent enfin planter griffe en terre.

Le deus ex machina qui présidait à leurs destinées était intervenu fort à propos, ayons l’honnêteté de le graver ici. En l’absence de cette avarie inespérée, L’Oursnatic naviguerait déjà en haute mer, nos péré-grins devraient patienter jusqu’au 11 pour grimper à bord d’un hauturier, et notre récit s’achèverait là. Heu-reusement, l’oursée qu’avait perdue Myb. Lupp ne compromettait aucunement ses chances de réussite.

Il faut savoir que, par contrat, le vapeur franchis-sant l’immense udier Tédoloxyï entre Yokohol’Ourse et Safrasiz’Ours ne doit pas décoster tant que les péré-grins de King-Kong-Bear manquent à son bord. Le malus, à Yokohol’Ourse, ne représenterait qu’un demi-oursième du temps prévu pour le trajet et on pourrait le rattraper aisément. Tiomiez Lupp, on le voit, respec-tait presque les stipulations de son planigramme.

L’Oursnatic appareillant seulement au flux du point de l’ours, il restait ourse et cinq heures à Myb. Lupp pour trouver un refuge à Sheb. Aourseda et assurer sa situation à King-Kong-Bear. Ayant planté griffe en terre, ils louèrent des gars-ours porteurs jusqu’à la Ca-verne du Cercle qui leur avait été recommandée comme la moins mauvaise du lieu. Le petit cortège gagna rapi-dement cet estaminet, un peu gargote, un peu mastro-quet, mais semblant assez propre.

On réserva à l’intention de Sheb. Aourseda une confortable tanière aux litières rempaillées de frais et Tiomiez Lupp s’assura qu’on la nourrît bien. Après quoi, ayant discrètement demandé à Patte d’Ours de ne pas la quitter un instant, il se lança sur la piste de cet oncle lointain qui pourrait l’abriter.

Le gentillours commença par Grisbi-Change. Dans cette caverne sacrée du négoce, il relèverait à coup sûr les traces d’une aussi grande notabilité que Musg Ké-niz Kikikwa. Mais il apprit rapidement que le bouti-quier oursassis n’hibernait plus en Panda’Land. Riche en miel et en or il était parti, trois saisons plus tôt,

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pour l’Oursope, en Ourse’Land selon la rumeur, car il y avait beaucoup traficoté tout au long de son activité boutiquière.

Tiomiez Lupp regagna la Caverne du Cercle et grimpa jusqu’à la tanière de Sheb. Aourseda pour l’informer de l’exil de Musg Kéniz Kikikwa.

Songeuse et préoccupée, elle resta silencieuse un moment :

“ Conseillez-moi, monours Lupp, guiora-t-elle. – Je vais vous conduire en Oursope. – Monours, ce sera incommode pour vous, et peut-

être ... – Pérégriner, à deux ou à trois, c’est toujours péré-

griner ... Patte d’Ours ? – Monours ? – Réservez-nous les trois meilleures litières de

L’Oursnatic. ” Patte d’Ours, ravi que la charmante oursonne de-

meure avec eux, déguerpit de la Caverne du Cercle en trottinant gaiement.

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Chapitre XIX

OÙ L’INTEMPÉRANCE DE PATTE D’OURS

N’EST PAS SANS CONSÉQUENCES.

C’est pendant la conquête de moins 31 que sa Très Grincheuse Ursidée planta sa griffe bienveillante dans un King-Kong-Bear presque inexistant. Six lustres plus tard, la bureaucratie centrale avait développé là un gros groupe de cavernes, creusé une rade – le Havre Grin-cheuse-Ursidée – et récolté déjà beaucoup d’or et de miel pour le pays natal. Ce minuscule territoire posé dans le delta du Dervür face à sa rivale, la vieille bour-gade indigène de Nedeü, l’a emporté sans difficulté dans le jeu de la libre concurrence instigué par sa Très Grincheuse Ursidée, ses grisbi placiers et ses mercenai-res. A cet ours, l’ensemble du commerce panda’landais paye l’octroi du nouveau port. A l’instar des belles ag-glomérations boutiquières d’Ourse’Terre, il possède ses embarcadères, ses cavernes de salubrité, ses terras-ses sur pilotis, ses cavernes aux fanfreluches, et même une caverne taboue, une grande cage pour les récalci-trants et des rues bien engravées.

Patte d’Ours, pattes à la ceinture et truffe au vent, trotta en direction du Havre Grincheuse-Ursidée, ad-mirant au passage les vinaigrettes à trois roues si re-cherchées dans tout le Maxime-Ours pour leur confor-table discrétion et s’amusant de ce grouillement de Panda’Landais, de Jap’Oursonais et d’Oursopéens ga-lopant dans tous les sens. Depuis l’époque moderne toutes les agglomérations semblaient taillées sur le mê-me patron ourse’terrien, et le brave gars-ours confon-dait maintenant Ours’Ez, Cuncéã, Kelkud’Ourse et Singe-à-Poux. Dans les rues de King-Kong-Bear la tête lui tournait un peu.

Souvent il croisa des ours défraîchis, fanés et che-nus, un même foulard safran noué autour du cou. Chez un toiletteur panda’landais où il se fit brosser pour quelques Oursings, on lui expliqua que ces ancê-tres, ayant plus de huit fois ourse ans, étaient autorisés

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à arborer le safran, marque distinctive du blason de l’Ursa-Major. Cela émut Patte d’Ours qui se promit de saluer fort respectueusement tous ceux qu’il rencontre-rait dorénavant.

Finement toiletté, il rejoignit la rade où abondaient une multitude de bateaux : des galères ourse’terriennes, militaires ou de négourse, des gribanes pyrénéennes solidement pontées, des baleinières panda’landaises, des skiffs, des sloops et des yachts amer’oursains, des auges minuscules, des bacs emplis de marchandises, des baquets infâmes, des barges à fond plat, des cabo-teurs pimpants, des caraques énormes, des caravelles improbables, des chaloupes à la mer, des chalutiers rentrant au port, des coches d’eau, des dragues égarées, de frêles esquifs, des felouques prenant l’eau, des ferry-boats bondés, des gondoles de pacotille, des kayaks, de lourdes péniches, des pirogues, des youyous et d’im-menses radeaux-jardins, charmants petits parcs posés sur les flots où l’on trouvait à toute heure à grignoter et à laper.

Devant la caverne de partance de L’Oursnatic Patte d’Ours, comme il s’y attendait, retrouva Fixidore Fixours qui déambulait de hue en dia, fort gringe et chagrin.

“ Par ma foi, se réjouit-il, les actions des gentillours du Cercle-Bel-Ursidé semblent avoir piqué à la bais-se ! ”

La truffe comiquement plissée il renifla Fixidore Fixours, ignorant volontairement sa mine chiffonnée.

Ce gars-ours avait d’excellents motifs de se lamen-ter. Le mauvais œil semblait s’acharner sur lui. Tou-jours aucun blanc-seing ! Long’Ours l’avait-il seule-ment grossoyé ? Escargotait-il au moins derrière lui ? De fait, ce maudit blanc-seing ne le rejoindrait que si lui-même s’arrêtait pour l’attendre mais, pendant ce temps-là, l’oursard Lupp en profiterait pour s’envoler loin des ultimes terres placées sous la griffe et la truffe de sa Très Grincheuse Ursidée !

“ Quelle surprise ! Monours Fixidore Fixours ! Se-riez-vous venu marchander votre passage pour l’Amer’Ourse ? l’interrogea finement Patte d’Ours.

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– Exactement, grinça l’autre les babines frémissan-tes.

– Je m’en réjouis ! glapit Patte d’Ours retroussant encore plus sa large truffe, ce qui semblait pourtant peu possible. Vous n’avez donc pas eu le cœur de nous abandonner ! Allons réserver nos litières ! ”

Ensemble ils pénétrèrent dans la caverne de loca-tion. L’Oursnatic étant rafistolé plus tôt que prévu, le gars-ours contrôleur leur indiqua que le hauturier prendrait la mer dès la marée du soir, après le coucher du soleil.

“ Excellent ! grogna Patte d’Ours, cela fera le miel de mon ours-maître. ”

Fixours décida alors de jouer son va-tout. Il fallait s’ouvrir à Patte d’Ours ! Il courait un risque, certes, mais quelle autre solution pour coincer Tiomiez Lupp sur ce rocher ?

Une caverne à laper d’assez bonne mine se trouvait justement en face d’eux. Il proposa donc à Patte d’Ours d’aller lipper quelques quarts d’hydromel et celui-ci, point pressé, agréa volontiers.

Ils découvrirent une profonde tanière bien joliment peinte et généreusement engravée. Dans l’ombre, une litière de paille épaisse accueillait quelques ronfleurs.

Trois oursaines d’habitués, accoudés à des roches couvertes de vanneries d’osier et de rotin, lichaient des setiers de vin de groseille ou des pichets d’hydromel. Presque tous tétaient en même temps de fins tuyaux d’argile ocre, plantés dans des calebasses pleines d’un suc de pavot parfumé de pétales de jasmin. Régulière-ment, un client tombait de sa roche, inanimé, et trois gars-ours serveurs le grippant sans ménagement al-laient le balancer sur la litière de paille. Ourse et neuf de ces malheureux gisaient déjà là, disposés en rang d’oignons, totalement inconscients.

Fixidore Fixours et Patte d’Ours avaient atterri dans un de ces lieux fréquentés par des êtres avilis, l’esprit débile et le corps délabré, clients de sa Très Grincheuse Ursidée qui leur procure chaque année, contre vingt-neuf millions six cent cinquante-six mille trois cent soixante-dix-neuf Ours d’or, leurs indispen-

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sables doses ! Un or facile à gagner tant il est vrai qu’ours appâté perd son oseille. Et tout un chacun suçote en Panda’Land, l’ours comme l’oursonne, et devient vite dépendant de ce lucratif poison. Ce sont plus d’ourse calebasses qu’un sérieux tétouilleur peut téter en une oursée, au prix de son miel, de sa santé et, rapidement, de sa vie.

La bureaucratie panda’landaise avait eu velléité de réprimer ce commerce – ou du moins d’en profiter grâce à des taxes très lourdes – mais elle en fut empê-chée : sa Très Grincheuse Ursidée n’est pas prêteuse.

Patte d’Ours, sans un Oursing en ceinture, agréa que son compère le régale, à charge de revanche bien sûr.

Ils se firent porter une oursaine de calebasses de grain fermenté que Patte d’Ours attaqua rapidement. Fixours, lui, chipotait, reniflant soigneusement mais discrètement l’état d’esprit de l’autre. Patte d’Ours pro-féra des propos sans queue ni tête, narra des blagues plaisantes et manifesta son plaisir à bourlinguer sur L’Oursnatic en bonne compagnie. Ses calebasses pro-prement séchées, il grogna qu’il devait se retirer pour aller informer son ours-maître du changement d’horai-re.

Alors Fixours se lança. “ A moi, monours, deux mots ! – Oui ? – Il nous faut aborder des sujets plutôt graves. – Rien de grave pour un brave ! gloussa Patte

d’Ours reléchant avec application une calebasse vide. Je file maintenant, retrouvons-nous à bord.

– Pas question, gronda Fixidore Fixours. Vous in-téressez-vous à votre ours-maître ? ”

Intrigué, Patte d’Ours renifla minutieusement Fixours, et son odeur inaccoutumée le convainquit d’obtempérer.

“ Hé bien ? ” gronda-t-il. Fixidore Fixours posa sa patte sur celle de son

compère : “ Je suis débusqué, je crois ? – Par l’Ourse-Bleue ! Ce n’était pas sorcier, se mo-

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qua Patte d’Ours en plissant la truffe. – Ecoutez, voici mon secret ... – Vous m’indiquez la cachette quand j’ai déjà trou-

vé le miel ! Heureusement que je ne vous ai pas atten-du ! Vrai, ces gentillours ne sont pas trop économes et gaspillent leur or sans profit, avec vous !

– Sans profit ! glapit Fixidore Fixours. Comme vous y allez ! Vous ignorez sans doute le montant en jeu !

– Pas du tout. Cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings !

– Cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings ! gronda Fixidore Fixours, la truffe sous celle de Patte d’Ours.

– Que la Grande-Ourse me grippe ! glapit Patte d’Ours, Myb. Lupp aurait gagé ... cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings ! ... Nom d’une petite ourse ! Il me faut tricoter ferme pour ne pas rater ce bateau.

– Cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings ! répéta Fixours qui amena Patte d’Ours à rester encore un peu, grâce à une troisième oursaine de calebasses d’hydromel. Et moi je peux gratter cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, douze Ca-nines et six cent quarante-quatre Oursings en me mon-trant malin. Je vous en cède le quart si vous m’épaulez.

– Vous épauler ? s’étrangla Patte d’Ours, par l’Our-se-Noire, et pour quelle besogne ?

– Paralyser l’oursard Lupp une oursaine à King-Kong-Bear !

– Oh ! Les fourbes ! Les sournois ! Les escrocs ! hulula Patte d’Ours. Les sales bêtes ! Il ne leur suffisait pas de faire renifler sa trace ! Ils projettent de tricher à présent ! Quel épouvantable scandale !

– Mais arrêtez, enfin ! Que grisollez-vous donc avec votre scandale ?

– Je grisolle que ce sont des ours déloyaux, mal-

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honnêtes, marrons et véreux, que cela vous plaise ou non de l’ouïr ! Vouloir gruger Myb. Lupp ! Lui arra-cher sa ceinture et son or !

– C’est précisément notre but ! – On le vole ! glapit Patte d’Ours de plus en plus

échauffé. On l’assassine ! Des gentillours ! ” Fixours était déboussolé. “ Et ils se prétendent estimables ! s’étrangla Patte

d’Ours. Mon ours-maître est un ours loyal, intègre, inattaquable et franc ! C’est lui qui l’emportera, et sans tricher !

– Vous vous affolissez ! Pour qui me prenez-vous à venir me grisoller toutes ces sornettes ? gronda l’autre, sidéré.

– Par l’Ourse-Bleue ! Pour une taupe, oui, pour un mouchard stipendié par les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé, qui fait le sale boulot de surveiller mon ours-maître ! Vous me décevez monours ! Mais pour ne pas blesser Myb. Lupp, je ne lui dévoilerai aucune de vos basses manœuvres.

– Il ignorerait donc encore tout ? s’intéressa vive-ment Fixours.

– Tout ! ” souffla Patte d’Ours finissant de laper ses calebasses.

Le gars-ours pandore se trouvait assez désarçonné par le tour qu’avait pris leur échange et la manifeste franchise de Patte d’Ours ! L’esprit embrouillé, il n’ar-rivait plus à se décider. Au moins l’autre n’était-il pas de mèche.

“ Il est innocent, se rassura-t-il, et se placera sous la protection de la loi. Je dois absolument mettre Lupp en cage à King-Kong-Bear. Assez de tergiversations, il convient de plonger ... et de nager.

C’est un malentendu, reprit-il, et vous faites erreur. Je n’ai jamais été un sycophante stipendié par les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé ...

– Fariboles et billevesées ! lança Patte d’Ours, plis-sant la truffe tout en montrant les dents.

– La bureaucratie centrale m’a mandaté pour ... – Balivernes ! Vous galéjez ! – Que nenni. Tenez, reniflez plutôt mon accrédita-

tion ”.

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Le gars-ours mit sous la truffe de son compère une tablette portant la griffe officielle. Consterné, Patte d’Ours dodelinait de la tête.

“ La gageure de l’oursard Lupp ! s’exclama Fixidore Fixours. Une fausse truffe ! Une mystification pour couvrir sa fuite d’un rideau de fumée ! Et qui vous a berné tout le premier.

– Vous êtes grotesque ! ... gémit Patte d’Ours. – C’est la vérité vraie ! Le 21 du mois d’Absolu, un

ours – plusieurs témoins l’ont reniflé – a dérobé cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings à Grisbi-Place. Lisez, j’ai ici son grognottement : il cor-respond au poil près à notre oursard.

– Vous déraisonnez ! glapit Patte d’Ours ébranlant la roche d’un violent coup de patte. Mon ours-maître n’est pas un malandrin !

– Et d’où tirez-vous donc vos renseignements ? Il vous a engagé l’ours même de son embarquement avant de déguerpir sans demander son reste, arguant d’une gageure abracadabrantesque, avec pour tout ba-gage une belle escarcelle de poudre d’or dans son bal-luchon ! Est-ce là le comportement d’un ours insoup-çonnable ?

– Insoupçonnable ! grogna plus faiblement le mal-heureux gars-ours.

– Savez-vous qu’on vous jettera en cage pour connivence ? ”

Patte d’Ours se cognait doucement la gueule sur la pierre. Il baissait la truffe devant le gars-ours pandore. Tiomiez Lupp, qui avait risqué sa fortune et sa vie pour Sheb. Aourseda, serait un gredin ? Certes l’accu-mulation des coïncidences était troublante ! Le doute s’insinuait en lui mais Patte d’Ours y résistait de toutes ses forces. Que son ours-maître soit une canaille, ce n’était tout bonnement pas possible.

“ Que proposez-vous ? demanda-t-il au gars-ours pandore qu’il avait furieusement envie de mordre.

– C’est tout simple. J’ai obstinément reniflé la piste de l’oursard sans que le blanc-seing de mise en cage grossoyé par Long’Ours ne me rattrape : votre devoir

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vous commande de me seconder pour le bloquer sur place.

– Quoi ! mon devoir ... – Et nous enfournerons dans nos ceintures les cinq

mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings de récompense !

– Que l’Ourse-Noire ... ! ” gronda violemment Pat-te d’Ours en tentant de se redresser. Mais, l’esprit aussi chancelant que le corps, il s’écroula au sol.

“ Monours, bafouilla-t-il, m’auriez-vous montré la vérité toute nue ... mon ours-maître serait-il votre gre-din ... mais c’est idiot ... ce gredin serait plus honnête que ... Votre vérité ment ... il est débonnaire ... et très poli ... je suis son gars-ours domestique ... je ne serai pas félon ... ni infidèle ... Que la Grande-Ourse me croque mais, de là d’où je viens, on méprise ce miellat frelaté !

– Vous oseriez vous rebeller devant l’autorité ? – Elle est belle, votre autorité ! – Brisons-là, monours, grogna Fixidore Fixours et

lapons plutôt une autre calebasse. – Lapons, c’est ça ! Vous m’avez donné soif ! ” Patte d’Ours était déjà passablement imbibé et Fixi-

dore Fixours ne pouvait plus prendre le risque de le laisser rejoindre son ours-maître. Il s’empara d’une calebasse bourrée de suc de pavot et lui en fourra le tuyau entre les babines. Patte d’Ours se mit illico à téter goulûment avant de s’éfoirer, gueule en avant, achevé par la drogue.

“ Ce n’est pas trop tôt, souffla Fixidore Fixours, repoussant Patte d’Ours écroulé sous sa pierre, soûl comme une grive en vendange. Oursard Lupp ne saura rien du nouvel horaire de L’Oursnatic. Et quand bien même il grimperait à bord, je serais enfin débarrassé de celui-là ! ”

Ayant graissé la patte du serveur, il fila sans plus attendre.

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Chapitre XX

DANS LEQUEL FIXIDORE FIXOURS S’AGRIFFE SOLIDEMENT

À TIOMIEZ LUPP

Myb. Lupp ignorant tout des orages amoncelés au-dessus de sa tête faisait visiter la cité à Sheb. Aourseda. Maintenant qu’il s’était chargé de la mener en Ourso-pe, il se préoccupait de son confort. Si son domestique et lui pouvaient courir le globe baluchon à l’épaule, une jeune oursonne de sa qualité se devait de toujours trouver à portée de patte ses accessoires et affiquets, fanfreluches, breloques et autres colifichets. Myb. Lupp y pourvut tout naturellement et lorsqu’elle pro-testait, craignant de lui être une trop lourde charge, ou une gêne, il grommelait :

“ Ne vous souciez point, monourse, rien de tout cela n’entrave la bonne marche de mon projet. ”

Ils firent porter le tout à la caverne de repos et sou-pèrent à la grande roche commune, couverte de mets succulents. Sheb. Aourseda, un peu lasse, ayant à la mode de son pays reniflé la patte et la truffe de Myb. Lupp, regagna sa tanière.

Notre gentillours déchiffra encore, des heures du-rant, de vieux numéros du Temps et du Long’Ours Illus-tré.

Remarqua-t-il l’absence de son gars-ours domesti-que ce soir-là ? Peut-être. Cela, en tout cas, ne l’empê-cha pas de dormir parfaitement. Bien reposé par sa nuit et désireux de se préparer, il constata simplement que Patte d’Ours ne répondait pas à son appel.

Nulours n’eût noté la moindre inquiétude chez ce-lui qui rassembla lui-même son baluchon avant de mander qu’on réveille Sheb. Aourseda et qu’on fasse venir deux gars-ours porteurs et un diable.

Le soleil était levé depuis deux heures et il s’en fal-lait encore de presque autant avant la marée haute qui permettrait à L’Oursnatic de décoster.

Dès l’apparition des gars-ours porteurs, Myb. Lupp et Sheb. Aourseda, ayant confié leurs balluchons au diable, grimpèrent dans leur hotte.

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En trois fois ourse minutes les pérégrins rejoi-gnaient la rade.

Myb. Lupp, n’apercevant ni le hauturier ni son gars-ours domestique, ne se montra pas plus surpris qu’agacé. A Sheb. Aourseda épeurée, qui le reniflait nerveusement, il grommela, rassurant :

“ Une simple péripétie, monourse. ” Fixidore Fixours les pistait depuis la caverne de

repos. Il se montra alors, renifla très poliment et gro-gnonna :

“ Nous étions ensemble sur le Rangours, il me sem-ble ?

– En effet, grommela Myb. Lupp. – J’espérais rejoindre votre gars-ours domestique

sur ce quai. – L’avez-vous vu récemment, monours ? ” guiora

la jeune oursonne pleine d’espoir. Fixidore Fixours joua les étonnés : “ Nenni ! Je le croyais en votre compagnie. – Hélas ! Il semble s’être volatilisé. Aurait-il pu

prendre place sur L’Oursnatic ? – Tout seul ? s’étonna le gars-ours pandore. Ne

devait-il pas vous attendre ? – Certes, monours, vous avez raison. – Je devrais me trouver moi-même sur ce navire,

monourse, et me voilà bigrement chagriné. L’Oursnatic, après un rafistolage tôtif, a filé comme un voleur à la dernière marée, et nous devrons patienter ourse et cinq marées avant de pouvoir repartir ! ”

Combien Fixidore Fixours savourait ce “ ourse et cinq marées ” ! Lupp bloqué à King-Kong-Bear ourse et cinq marées ! La fortune lui souriait enfin ! Le blanc-seing allait pouvoir les rejoindre.

Aussi, quel choc, quand Tiomiez Lupp grommela avec flegme :

“ L’Oursnatic serait-il le seul hauturier de King-Kong-Bear ? ”

Lui tournant alors le dos, Myb. Lupp entraîna Sheb. Aourseda en direction des autres embarcadères pour se renseigner sur les départs.

Anéanti et comme lié à eux, Fixours leur emboîta le pas.

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Tiomiez Lupp fureta vainement partout, la matinée entière, interrogeant tous les gars-ours marins et doc-kers qu’il croisait, reniflant jusqu’aux plus petites bar-casses, offrant de noliser à bon poids d’or toute em-barcation capable de les conduire à Yokohol’Ourse. Et le guignon de l’un redorant l’étoile de l’autre, le gars-ours pandore s’en trouva tout ravigoté.

Myb. Lupp songeait déjà à se rendre à Nedeü pour y poursuivre sa quête lorsqu’un gars-ours marin l’abor-da et, le reniflant :

“ Sa Grande-Ourse veut sortir en mer ? – Pourriez-vous m’emmener immédiatement ? – Certes, et sur le plus valeureux cabotier du port. – Son allure ? – Un Vit d’Ours Blanc, mille neuf cent treize Souf-

fles et neuf Coulées, sans forcer. Cela vous agrée-t-il ? – Parfaitement. – Sa Grande-Ourse désire passer une oursée sur

l’eau ? – Nenni. C’est l’affaire de six ou sept ours. – Une croisière ? – Je me rends à Yokohol’Ourse.” Gueule ouverte et babines retroussées, se dandi-

nant gauchement, le gars-ours marin gronda du fond de la gorge :

“ Sa Grande-Ourse se moque ? – Pas du tout ! L’Oursnatic a déguerpi sans moi. Or

je dois attraper la correspondance de Safrasiz’Ours le 12, à Yokohol’Ourse.

– Il n’en est pas question, ronchonna le gars-ours marin.

– Même contre deux cent quatre-vingt-cinq Ours d’or, deux Pénis, quinze Canines et cinq cent quatre-vingt-deux Oursings l’oursée, et une gratification de cinq cents soixante-dix Ours d’or pour traverser dans les délais ?

– L’affaire est donc si grave ? s’enquit le gars-ours marin.

– Bigrement grave, oui ”. Le gars-ours s’éloigna lentement, contemplant l’ho-

rizon. Que décider ? Pouvait-il refuser un tel pactole ?

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Mais risquer son embarcation et ses gars-ours dans un si périlleux parcours ! Dans son coin, Fixours trépi-gnait.

Myb. Lupp lui, ne se préoccupait que de Sheb. Aourseda.

“ Cela sera peu confortable monourse et peut-être dangereux.

– Je vous suivrai en toute confiance, monours Lupp ”, lui assura-t-elle.

Le gars-ours marin revint. “ Je vous écoute, grommela Myb. Lupp. – Ma Tankadoursère ne jauge que dix-sept Ours-

Cubiques et cinq cent trente-quatre oursièmes. La course est d’importance et les mers sont mauvaises en cette saison. Je me dois donc de refuser car c’est la vie de mes gars-ours et la vôtre que je mettrais en grand péril. De toute façon, il s’agit de parcourir deux cent quarante Nages d’Ours jusqu’à Yokohol’Ourse : nous n’y serions jamais le 12.

– Deux cent trente-trois Nages d’Ours, huit Cou-lées et cent soixante-six oursièmes, rectifia Myb. Lupp.

– Cela ne change rien, nous manquerons de temps. ”

Fixidore Fixours revivait. “ Cependant votre offre est bien belle et je peux

vous proposer une autre solution. ” Fixours sentit son cœur cesser de battre. “ J’écoute, grommela Tiomiez Lupp. – En quatre ours je peux parcourir cent soixante

nages d’Ours et vous conduire à Repézéqõ, au sud du Jap’Ourson. Ou mieux encore, ne vous mener qu’à Chand’Oursaille, à cent seize Nages d’Ours d’ici. Je caboterais alors le long des côtes panda’landaises, fa-vorisé par les vents dominants.

– Ma correspondance, le coupa Tiomiez Lupp, est à Yokohol’Ourse, pas à Chand’Oursaille ou Repézéqõ.

– Peut-être, mais Yokohol’Ourse et Repézéqõ ne sont que des étapes vers Safrasiz’Ours. La tête de ligne est Chand’Oursaille.

– Réellement ? – Mais oui, monours.

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– Et à Chand’Oursaille, l’embarquement a lieu ? – Le 9, à l’apparition de la lune. Il nous faudrait, je

le répète, traverser en un peu moins de neuf oursaines d’heures. Je peux vous garantir une allure d’un Vit d’Ours blanc, dix-neuf Coulées et cinq cent soixante-sept oursièmes par bonnes conditions. Cent seize na-ges d’Ours et quelques Coulées jusqu’à Chand’Oursail-le, cela reste à notre portée.

– Quel délai pour décoster ? – Cinquante minutes pour marchander quelques

provisions et vérifier l’équipement. – Marché conclu ! Vous êtes le propriétaire ? – Et le capitaine, Björn Cyrzca. – Souhaitez-vous une avance ? – Pour les provisions, oui. – Prenez déjà ces cinq cent soixante-dix Ours d’or,

cinq Pénis, huit Canines et cent soixante-quatre Our-sings. Monours, grommela Tiomiez Lupp à Fixidore Fixours, puis-je vous proposer ...

– Volontiers Monours, vous m’obligez grande-ment. ”

Voilà que le guignon revenait dans son camp. Tout ébouriffé, Fixours grimpa aussitôt sur le pont, râlant et écumant in petto.

“ Nous ne pouvons abandonner ce malheureux gars-ours, guiora Sheb. Aourseda fort chagrinée à la pensée de Patte d’Ours.

– Je m’en occupe ”, la rassura Tiomiez Lupp. Ils gagnèrent la caverne du capitoul de King-Kong-

Bear et Tiomiez Lupp grava sur une tablette d’argile le grognottement de Patte d’Ours. Il déposa aussi assez de poudre d’or pour assurer son retour au pays.

En milieu d’après midi, toutes les provisions étaient en cale et ses gars-ours marins, rameutés, avaient re-joint la Tankadoursère.

Il s’agissait d’une belle embarcation à mâts obli-ques, de dix-sept Ours-Cubiques et cinq cent trente-quatre oursièmes de jauge, élancée et fine, racée com-me un animal de compétition. L’amour de son pro-priétaire se lisait dans le clinquant de ses structures métalliques et le pimpant de la passerelle et des boise-

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ries. Rien ne manquait à sa voilure, pas même génois, perroquet ou cacatois. Elle se comportait parfaitement par tous les temps et avait remporté maintes coupes lors des compétitions locales et régionales.

Trois gars-ours, sous les ordres de Björn Cyrzca, suffisaient à la manœuvrer. Ils étaient tous fort amari-nés et endurcis, ne redoutant ni les récifs ni les écueils. Dans la force de l’âge, robuste et découplé, le poil d’é-bène, l’œil sombre, le museau carré, la truffe large, les pattes trapues, résolu et courageux, Björn Cyrzca était ours à rassurer le plus effarouché des Koalas.

Tiomiez Lupp et Sheb. Aourseda rejoignirent sur le pont Fixidore Fixours. A la poupe, une échelle de teck conduisait à une tanière boisée : au centre se balançait un tronc coupé en deux, suspendu de façon à garder une assise stable même par gros temps. Des ouvertu-res ovales permettaient d’accéder à une litière commu-ne. L’ensemble, bien que peu confortable, était coquet et soigné.

“ Pardonnez-moi, monours Fixours, ces conditions austères ”, grommela Myb. Lupp. L’autre, plutôt mor-tifié, branla du chef en silence.

“ Sachez, oursard Lupp, se grognonnait-il, qu’un gredin même bien élevé reste quand même un gre-din ! ”

On envoya toute la voilure, aussitôt gonflée par une brise soutenue. Les pérégrins se tenaient au bastin-gage et Sheb. Aourseda scrutait le port, espérant enco-re la survenue de Patte d’Ours.

Fixidore Fixours, animé par la crainte, scrutait lui aussi. Que le gars-ours grugé apparaisse maintenant, et quel grabuge ! Il eût été grillé et risquait l’étripage.

On atteignit la haute mer et la Tankadoursère fila, cap au septentrion.

Notre gars-ours, hébété par la drogue, devait tou-jours ronfler dans son coin.

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Chapitre XXI

OÙ UN GARS-OURS MARIN CRAINT QUE CINQ CENT SOIXANTE-DIX OURS D’OR

LUI PASSENT SOUS LA TRUFFE

Dès le 14 du mois d’Absolu le large du Panda’Land est secoué et balayé par de très violents ouragans, et tous les gars-ours marins tremblent de s’y retrouver.

La cupidité – ne s’agissait-il pas de gagner deux cent quatre-vingt-cinq Ours d’or, deux Pénis, quinze Canines et cinq cent quatre-vingt-deux Oursings par ours de mer ? – aurait peut-être poussé tout autre que Björn Cyrzca à prendre inconsidérément le risque de gagner Yokohol’Ourse.

Mais lui, qui ne manquait pourtant pas de courage et se fiait presque aveuglément à sa Tankadoursère, ca-pable de fendre les vagues tel un oiseau de mer par tous les temps, savait bien que caboter jusqu’à Chand’Oursaille sur un petit bâtiment jaugeant à peine plus de dix-sept ours-cubiques constituait, en cette saison, un exploit suffisant.

Il fallut longtemps pour sortir des dangereux che-naux de King-Kong-Bear mais la Tankadoursère, que la brise souffle de terre ou de mer, se manœuvrait sans souci.

“ Nous filons bonne allure, grommela Tiomiez Lupp.

– Je ne saurais en effet gréer une griffe de toile sup-plémentaire.

– Bien. ” Tiomiez Lupp, campé sur ses pattes aussi solide-

ment qu’un gars-ours marin, contemplait la forte on-dulation des flots. Quant à Sheb. Aourseda, pensive à la poupe de ce fragile esquif, elle se trouvait bien petite sous le ciel immense. Les yeux dans le vague, elle croyait découvrir dans les toiles gonflées le corps d’un fabuleux oiseau les enlevant dans les nues.

La brune était sombre. Un très mince croissant lumineux disparaissait presque derrière les gris stratus qui s’amoncelaient.

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Des quinquets avaient été hissés aux mâts pour éviter les malencontres toujours possibles si près des côtes, là où croisent de nombreuses embarcations. A cette allure, un éperonnage eût été fatal.

Fixidore Fixours, seul à la proue, éclaboussé d’em-bruns, froissé d’être l’obligé de son ennemi, boudait et ruminait de sombres perspectives. Lupp sauterait à Yokohol’Ourse sur le hauturier de Safrasiz’Ours et filerait illico en Amer’Ourse ! A lui, alors, les grands espaces et la liberté ! Il reniflait l’esprit de ce gredin comme il l’eût fait d’un bouquin en son gîte. Trop fine mouche pour avoir rejoint directement l’Amer’Ourse au départ de l’Ourse’Terre, l’oursard s’était risqué à passer sous le vent de tous les gars-ours pandores, zig-zagant sur des voies détournées pour brouiller définiti-vement sa piste. Enfin en sûreté il grignoterait en toute quiétude la cagnotte de Grisbi-Place. Mais il ne connaissait pas Fixours ! Dût-il courir jusqu’à l’Ourse-Noire pour l’encager, il ne lâcherait pas sa trace ! C’est qu’il était têtu, le Fixidore ! Entêté ! Obstiné ! Achar-né ! Opiniâtre ! Coriace ! Il avait d’ailleurs marqué un point en éliminant Patte d’Ours, témoin gênant de ses confessions.

Tiomiez Lupp, de son côté, se demandait pourquoi son serviteur dévoué et fidèle les aurait abandonnés et Sheb. Aourseda, qui ressentait une grande affection pour le jovial et valeureux gars-ours, souhaitait vive-ment qu’il ait grimpé sur le pont de L’Oursnatic. Tous deux en tous cas comptaient reprendre leurs recher-ches à Yokohol’Ourse.

Soudain perroquets et cacatois se tendirent. Björn Cyrzca renifla longuement l’air qui venait de terre, hé-sitant à les border sur les bômes. Finalement il ne tou-cha à rien. Il avait confiance en sa Tankadoursère : quel-les que soient les conditions, aucune vaigre jamais n’a-vait cédé sous la flottaison !

Tiomiez Lupp et Sheb. Aourseda rejoignirent à la mi-nuit les litières sur lesquelles Fixidore Fixours ron-flait déjà. Les gars-ours marins veillèrent à leurs postes jusqu’au matin.

Le 6 du mois d’As, à l’aube, ils avaient franchi près

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de quinze Nages d’Ours. Le gars-ours capitaine assura qu’ils dépassaient largement un Vit d’Ours Blanc et mille deux cent quatre-vingt-douze Souffles à l’heure. La Tankadoursère, toilée au maximum, n’aurait craint aucun rival dans cette course. Que cette allure se main-tienne, et Björn Cyrzca était bien certain de sa gratifi-cation.

Des heures durant on cabota à odeur du rivage dont on ne s’écarta jamais de plus de vingt-trois Cou-lées, et qu’on apercevait par moment dans des trouées de brume. On échappait ainsi aux violences du large qui auraient considérablement entravé – “ matraqué ”, en jargon d’équipage – la marche de ce navire de peu d’ours-cubiques.

A la mi-oursée le foc faseya légèrement et un gars-ours marin appuya les cordages et borda les trinquettes bessonnes.

Myb. Lupp et Sheb. Aourseda ignoraient nausées et haut-le-cœur. Ils grignotèrent à bonnes dents les gra-minées grillées chargées en cale et se rafraîchirent de quelques agrumes. Fixidore Fixours se résolut, malgré sa rage, à pignocher en leur compagnie, sentant l’impé-rieuse nécessité de s’alourdir la panse. Il fulminait en silence d’en être réduit à s’accrocher aux poils de jarre de ce gredin, de manger son grain et de partager sa couche. Il picora donc, mais bien ostensiblement sur la griffe, et à petite babine.

Cependant la collation lui restait sur l’estomac ! S’approchant de Lupp, il grognonna :

“ Monours ... ” Feindre un tel respect lui arrachait la gueule, lui qui

ne rêvait que de gripper l’oursard à la gorge ! “ Monours, vous agissez en tout avec moi en ours

bien léché. Je ne suis pas bien riche mais je veux ap-porter mon écot ...

– Inutile. – Permettez ... – Inutile, monours, grommela Lupp catégorique. Il

ne m’en coûte rien ! ” Fixours recula. Il manquait d’air ! Il suffoquait ! Il

se réfugia à la proue, remâchant sa rancune en silence.

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La Tankadoursère courait sur les vagues. Björn Cyrzca était optimiste et assura à maintes reprises qu’on gagnerait Chand’Oursaille dans les délais, si l’Ourse-Noire n’y fourrait pas la truffe. Myb. Lupp, bien sûr, ne grommela rien. Les gars-ours marins du bord, alléchés par la gratification promise, veillaient au grain : chaque grelin sonnait la note juste dans le vent, chaque perruche ou perroquet était hissé au plus haut des mâts, tendu et bordé à la perfection. Le navire sui-vait la ligne idéale ! On aurait cru assister à une dé-monstration donnée en l’honneur de sa Très Grin-cheuse Ursidée.

A la brune, Björn Cyrzca signala qu’on avait déjà effectué une course de trente-deux Nages d’Ours, deux Coulées et deux cent soixante-dix-sept oursiè-mes, et Tiomiez Lupp en conclut qu’il atteindrait Yo-kohol’Ourse sans malus. L’alerte avait été chaude cette fois, mais son miel n’en serait point gâté.

Avant l’aube la Tankadoursère pénétrait dans la passe de Lu-Qoïr, entre Lusnuzï et le continent panda’lan-dais : on atteignait cette zone où, chaque 7 Gidouille à midi, l’ours perd son ombre. Dans cet étroit passage la Tankadoursère lutta contre des tourbillons violents et de fortes vagues qui lui hachaient l’allure. Tous à bord trouvèrent bigrement compliqué de garder leur équili-bre.

Et aux premières lueurs de l’ours on devina dans l’air les effluves d’un coup de chien. Le barothermo-graphe, tremblant spasmodiquement, s’affolissait : de fortes turbulences accouraient du grand large.

Le gars-ours capitaine renifla soigneusement tous les souffles de l’air et marmotta, mâchoires serrées. Il s’approcha de Tiomiez Lupp :

“ Puis-je être franc ? – Je vous écoute. – Une méchante colère d’ours se prépare, monours. – Du septentrion ? s’enquit calmement Myb. Lupp. – Nenni, du midi. – Donc cette colère d’ours nous conduira plus rapi-

dement là où nous voulons aller. – Nous allons êtes secoués, monours. Je songe sur-

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tout à votre oursonne. Mais puisque vous le désirez, continuons notre route ! ”

Björn Cyrzca ne s’inquiétait pas à la légère. Dans une autre saison la colère d’ours eût passé sur eux sans réel danger. En pleine période d’hibernation, en revan-che, elle pouvait s’acharner avec la hargne de dix mille grizzlys enragés.

Le gars-ours capitaine donna ses ordres. On rédui-sit la voilure au maximum, ne gardant qu’un petit foc de gros grain solidement étarqué. On attacha ferme-ment tout ce qui était sur le pont. On coucha le mât d’artimon. On calfeutra soigneusement les écoutilles. Il ne restait plus qu’à voir venir.

Björn Cyrzca suggéra que ses pérégrins se réfugient dans le ventre du navire. En vain. Tous, sans excep-tion, préféraient affronter le danger en face, à l’air li-bre. Ils acceptèrent cependant de s’encorder au bastin-gage par mesure de sécurité.

Et la terrible colère d’ours s’abattit sur eux. Malgré sa voilure réduite la Tankadoursère fut arrachée, simple fétu pour cette première attaque. Nulours, tant qu’il n’en a pas affronté, ne pourrait imaginer la démesure de ces colères d’ours. On prétend qu’elles ont la force d’ourse motrices chauffées au rouge et c’est certaine-ment très en deçà de la terrifiante réalité.

L’oursée durant la Tankadoursère fut poussée au sep-tentrion, surfant sur la crêtes de rouleaux colossaux. Souvent on la crut submergée sous les fantastiques murs liquides qui surgissaient derrière elle. C’était compter sans le gars-ours capitaine qui, d’une vigou-reuse poussée sur le gouvernail, esquivait chaque fois la charge brutale. Les pérégrins supportaient sereine-ment d’être trempés jusqu’aux os. La jeune Aourseda, courageuse et exaltée, imitant le calme et le flegme de son héros – Tiomiez Lupp en effet considérait cette colère d’ours comme une péripétie bel et bien prévue à son planigramme –, toisait la tornade sans que jamais un frisson ne lui grippât la peau du dos. Fixidore Fixours, maudissant intérieurement son guignon, n’ap-préciait que fort peu cette rapide avancée vers le sep-tentrion mais n’en montrait rien.

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Peu avant la nuit, hélas, la colère d’ours changea brutalement de direction, ce que Björn Cyrzca redou-tait depuis quelques heures. Attaqués sur bâbord, ils furent alors épouvantablement brinquebalés et malme-nés. Les vagues assenaient des coups d’une brutalité exceptionnelle, même pour le gars-ours le mieux ama-riné.

Et dans les ténèbres la colère d’ours redoubla de férocité. Björn Cyrzca, qui n’avait jamais essuyé condi-tions si effroyables, douta de pouvoir poursuivre im-punément. Fallait-il chercher leur salut à la côte ? Il interrogea ses gars-ours marins et, tous étant du même avis, il rejoignit Myb. Lupp :

“ Monours, nous devrions accoster au plus vite. – Evidemment, grommela Tiomiez Lupp. – Bien ! glapit le gars-ours marin soulagé, mais où

nous réfugier ? – Dans une place sûre. – Oui ? – Chand’Oursaille. ” Björn Cyrzca n’était pas certain d’avoir bien enten-

du. Puis il eut honte de sa pusillanimité face à cet ours pugnace et calme, et il gronda :

“ A Chand’Oursaille, certes ! Sa Grande-Ourse voit juste ! ”

Et l’on força obstinément la route septentrionale. Suivirent des heures d’épouvante ! Par quel prodige

d’adresse et de détermination le gars-ours de barre évita-t-il que la Tankadoursère ne sombrât et ne s’abîmât par le fond ? A trois reprises le mât toucha l’eau, et tous auraient été emportés sans les grelins qui les arri-maient solidement. Bien que rompue et épuisée, Sheb. Aourseda ne laissait pas un son franchir sa gorge. Myb. Lupp l’entourait de ses larges pattes cherchant à lui adoucir la brutalité des chocs.

La nuit passa. La colère d’ours hurlait toujours mais on sentait qu’elle glissait sur l’arrière tribord. La Tanka-doursère profita courageusement de ce retournement et reprit sa course sur les flots déchaînés qui explosaient dans de grands jaillissements d’écume. Björn Cyrzca, sa confiance ébranlée, craignait de la voir impitoyable-ment broyée.

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Une rapide éclaircie entraînait parfois le regard plus loin : nulours à part eux n’affrontait ces éléments dé-chaînés.

Vers la mi-oursée on renifla enfin comme un début d’apaisement. Il se confirma au crépuscule.

Les pérégrins, éreintés, grignotèrent quelques gres-sins, du grana à forte fragrance, une poignée de grossa-nes vertes et des griottes aigres, avant de regagner les litières du bord.

A l’exception du gars-ours de quart, on dormit en-fin. Toutes la voilure avait été gréée à nouveau et l’on retrouva une allure rapide. Aux premières lueurs de l’ours, le 9, ayant longuement reniflé les odeurs portées par la brise, Björn Cyrzca fit le point : on se trouvait à quatorze Nages d’Ours, dix sept Coulées et neuf cent dix-sept oursièmes de Chand’Oursaille.

Près de quinze Nages d’Ours ! Alors qu’on aurait pu croiser à quatre Nages d’Ours seulement du but ! Et le hauturier de Yokohol’Ourse qui décostait dans quelques heures !

Le vent faiblissait trop rapidement maintenant ce qui, en compensation, apaisait également les vagues. On remit le mât d’artimon à l’oblique. On gréa perru-ches et perroquets, trinquettes bessonnes, génois, auri-ques et marconis. Le fier navire fila alors, creusant un large sillage à sa poupe.

C’était déjà la mi-oursée. Il aurait fallu entrer à Chand’Oursaille, à sept Nages d’Ours de là, avant le crépuscule.

La gageure était fort compromise. Chacun – sauf le flegmatique Tiomiez Lupp et Fixidore Fixours bien évidemment – enrageait à l’idée de ne pas arriver dans les délais. Pour couronner le tout, alors qu’il était im-pératif de maintenir une vitesse horaire d’un Vit d’Ours Blanc, mille neuf cent treize Souffles et neuf Coulées, on tombait dans la pétole et d’éphémères risées moutonnaient la mer, faisant faseyer doucement les voiles avant de mourir.

Et même si la Tankadoursère, en vraie bête de cour-se, profitait toujours au mieux du moindre souffle, une heure après le coucher du soleil il n’en restait pas

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moins une Nage d’Ours, quatorze Coulées et cent qua-tre-vingt-huit oursièmes avant le delta du Hou-angp’Ours, et une Nage d’Ours, vingt-trois Coulées et deux cent vingt-six oursièmes de plus pour atteindre le port.

Or, à la nuit, on n’avait parcouru moins de deux Nages d’Ours et vingt-quatre Coulées. Le gars-ours capitaine accroché à la barre grondait sans disconti-nuer, les babines largement retroussées : la gratification était en train de lui passer sous la truffe ! Reniflant alors Myb. Lupp, il ne nota pas la plus petite différence d’odeur chez lui. C’était pourtant tout son or qui s’en-volait en cet instant ...

En ce même instant le gars-ours de vigie signala un magnifique navire à coque métallique fonçant vers l’horizon dans un bouillonnement de vapeur. La cor-respondance pour Safrasiz’Ours avait appareillé com-me gravé au planigramme.

“ Ursa mala ! glapit Björn Cyrzca en assénant sur le bastingage un violent coup de patte.

– La crapouillette ! ” commanda tranquillement Tiomiez Lupp.

Un mortier boucanier était riveté sur le pont de la Tankadoursère. On ne l’utilisait plus que pour communi-quer, lorsque le brouillard ne permettait pas le langage des signes.

On bourra la crapouillette et, comme un gars-ours marin allait allumer la mèche :

“ Redressez l’artimon ”, grommela encore Myb. Lupp.

Sheb. Aourseda elle-même aida à la manœuvre. Il n’y a pas sur toutes les mers du globe d’appel au se-cours plus impératif que de naviguer sous un mât ver-tical, et le hauturier amer’oursain ne pouvait que se dérouter immédiatement vers eux.

“ Embrasement et calcination ! ” ordonna Myb. Lupp, usant de la formule consacrée.

Et la crapouillette péta.

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Chapitre XXII

OÙ PATTE D’OURS NOTE QUE SOUS TOUS LES CIEUX

CEINTURE DORÉE VAUT MIEUX QUE BONNE RENOMMÉE

L’Oursnatic qui avait pris la mer une heure après le coucher du soleil le 5 du mois d’As filait maintenant en direction du Jap’Ourson. De très nombreux ours avaient grimpé à bord et ses cales regorgeaient de fret. Mais ses quatre plus confortables refuges demeuraient vides.

Le 6 au soleil levant, des gars-ours marins assez étonnés découvrirent, remontant des tanières de repos en vacillant, un pérégrin hagard, la fourrure en bataille, le regard torve. Il s’affaissa sur un faisceau de pièces de mâture et s’agriffa au bastingage.

On aura reconnu Patte d’Ours. Mais comment se trouvait-il là ?

Dès que Fixidore Fixours fut sorti de la caverne à laper, des gars-ours avaient grippé solidement Patte d’Ours inconscient et l’avaient balancé sur la paille de la litière, entre deux occupants groggys. Tenaillé par le remords, Patte d’Ours n’y reposait pas calmement. Il se tordait sur sa couche, tentant désespérément d’é-merger de son état d’abrutissement. Après de longues heures de tourment, dormant encore, il se dressa sou-dain sur le grabat des drogués fouaillé par sa mauvaise conscience et, tout chancelant, piétinant les corps iner-tes, avançant péniblement, progressant à quatre pattes, il chercha l’embarcadère en somnambule, glapissant dans son sommeil : “ L’Oursnatic ! L’Oursnatic ! ”

Ses machines sous pression le hauturier appareillait et se détachait déjà de la passerelle d’embarquement quand Patte d’Ours,hors d’haleine, fit un bond formi-dable au-dessus du vide et s’écroula aussitôt, sans être sorti de sa stupeur mais enfin calme, tandis que L’Ours-natic gagnait le large.

Trois gars-ours marins, accoutumés aux bordées tumultueuses, grippèrent fermement le malheureux et

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l’installèrent dans la cage de dégrisement, un vaste re-fuge bien paillé. Il ne revint à lui qu’aux premiers rayons du soleil, à vingt et une Nages d’Ours et vingt-six Coulées au large du Panda’Land.

C’est ainsi que Patte d’Ours, agriffé au bastingage, reniflait à larges narines d’étranges fragrances épicées. Cela lui ouvrit l’appétit. Néanmoins, la langue saburra-le comme une wassingue sale et le front halitueux, il lui fallut un certain temps pour se remémorer sa virée avec Fixidore Fixours noyée sous tant d’oursaines de calebasses.

“ Par l’Ourse-Bleue, grognonna-t-il, j’ai lapé sans modération ! Qui ce sera occupé de Myb. Lupp ? Au moins, ai-je bien grimpé sur ce navire ! La Grande-Ourse seule sait comment ! ”

Il repensa alors aux assertions de Fixours : “ La sale bête, ragea-t-il, qu’il aille à l’Ourse-Noire

avec toutes ses menteries ! Un gars-ours pandore qui bave sur mon ours-maître et se répand en sornettes sur un brigandage perpétré à Grisbi-Place ! Est-il sain d’es-prit ? Myb. Lupp un brigand ? Et pourquoi pas un égorgeur ? ! ”

Fallait-il rapporter toute l’histoire à son ours-maître ? Démasquer Fixours ? Non ! Le gentillours allait se sentir insulté. Autant ne le mettre au courant qu’à Long’Ours : apprenant alors qu’un gars-ours pan-dore avait reniflé sa piste sur tout le globe il en plisse-rait peut-être la truffe d’amusement. Pour l’instant, il importait de retrouver Myb. Lupp et de se faire par-donner sa honteuse beuverie.

Le hauturier tanguait durement. Patte d’Ours se redressa avec peine et, mal équilibré sur ses pattes, zigzagua vers le gaillard d’avant.

Aucune odeur ne lui indiquait le passage éventuel de son ours-maître ou de l’oursonne.

“ Il est tôt, Sheb. Aourseda doit dormir, se rassura-t-il. Et je gagerais bien que Myb. Lupp, ayant déjà fait connaissance de deux ou trois bridgeurs, ne pense plus à rien ... ”

Mais point de Myb. Lupp dans la grande tanière d’apparat ! Il alla se renseigner auprès du sous-verge.

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En vain. “ Faites excuse si je m’obstine, grogna Patte

d’Ours. Un gentillours élancé, flegmatique, point grommeleur, avec une oursonne bien jolie ...

– Pas même une laide, grogna le sous-verge en lui tendant le recensement des pérégrins. Reniflez donc vous-même. ”

Patte d’Ours déchiffra tous les surnoms gravés sans trouver ceux qu’il cherchait.

Il chancela et s’inquiéta : “ Par l’Ourse-Bleue ! Sur quelle galère me suis-je

donc embarqué ? – Sur L’Oursnatic, grogna le sous-verge. – Celui de Yokohol’Ourse ? – Il n’y en a qu’un. ” Patte d’Ours se trouva en partie soulagé. Mais où

étaient donc passés son ours-maître et Sheb. Aourse-da ?

Désorienté, il s’affaissa sur une souche et, brutale-ment, la vérité lui revint : l’appareillage de L’Oursnatic plus tôt que prévu et Myb. Lupp qui n’en était pas averti ! Bougre d’Ourse-Noire, mais c’était bien sûr ! A cause de sa coupable négligence, Sheb. Aourseda et lui étaient restés à King-Kong-Bear !

Et la calebasse de suc de pavot resurgit à son tour. S’il avait failli, c’était trompé par les abjectes manigan-ces de l’autre canaille qui contrecarrait ainsi les projets de son ours-maître, le paralysait, l’immobilisait à King-Kong-Bear ! Myb. Lupp anéanti ! En cage ! Sans plus aucun espoir ! ... Patte d’Ours geignait et se mordait les pattes. Que ce Fixidore passe seulement à sa portée ! Il le dépiauterait, il le désosserait, il le désintègrerait congrûment, il l’éparpillerait par petits bouts façon puzzle !

Son solide bon sens le retint de se lamenter plus longtemps et il s’efforça de saisir le bon bout de la raison pour considérer son avenir. Pas brillant ! Certes, il naviguait vers le Jap’Ourson et y débarquerait. Mais pourrait-il en repartir ? Sa ceinture avait la raideur d’un passe-lacet ! Plus un Pénis d’Ours d’or, ni une Canine, ni même un Oursing ! Pour l’heure et les quelques

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ours à venir sa paille et sa graille étaient déjà marchan-dées songea-t-il avec satisfaction. Inutile de préciser qu’il en profita à s’en faire péter la sous-ventrière : cha-que ours il croqua la part de son ours-maître, grignota celle de Sheb. Aourseda, et bâfra en sus la sienne et celle de Fixours. Il mastiqua férocement, persuadé de débarquer bientôt dans un endroit si aride et si pauvre qu’il n’y trouverait pas le moindre grain de vermisseau à se mettre sous la dent.

Le 11 avant cinq heures L’Oursnatic s’ancrait en rade de Yokohol’Ourse, mouillage obligé des navires transportant fret et pérégrins de l’Amer’Ourse septen-trionale au Panda’Land, au Jap’Ourson et en Néméo-zoï. Yokohol’Ourse se trouve non loin d’Aiggü, la “ Porte de l’Estuaire ” qui, aux Temps des Ours An-ciens, abritait la grotte préférée de la Fille du Ciel, Ur-sa-Major des mystagogues et petite-nièce des Grandes-Ourses Originelles, avant qu’elle ne soit assassinée.

L’Oursnatic s’amarra au débarcadère à odeur de na-rine des estacades, des brise-lames et des cavernes d’octroi, dans un encombrement de bâtiments des plus variés et, très abattu, Patte d’Ours planta griffe dans ce beau pays des Ours du Levant. En compagnie d’un gros cafard et d’un bourdon pesant, désœuvré, sans but, il s’en remit à son instinct pour choisir sa route.

Il s’éloigna du rivage, découvrant une bourgade caricaturalement oursopéenne, de rigides alignements de cavernes creusées dans des falaises blanches, des portiques aux grossières colonnades, des terrains mal défrichés, des quais sales et des cavernes aux marchan-dises clinquantes. On assistait en ces lieux à un in-croyable brassage d’individus. Patte d’Ours, qui avait pourtant connu King-Kong-Bear et Kelkud’Ourse, s’ébaudissait devant cette palette de tous les ours de la planète : Amer’Oursains bonsoursons, Ourse’Terriens un peu guindés, Panda’Landais affairés et Ourse’Lan-dais au regard cupide ; mais aussi des gars-ours géants à la mine patibulaire qui avançaient en aveugles, d’au-tres, minuscules, sautillant nerveusement de gauche et de droite pour éviter d’être broyés, et des ours pie dont il crut un moment qu’ils s’entouraient dans d’é-

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tranges réchauffe-fourrures noir et blanc. Tous pala-braient et bibelotaient furieusement pour gagner leur miel. Prisonnier au pays des Houyhnhnms, notre gars-ours ne se serait pas senti plus dépaysé.

Ayant traversé le centre oursopéen, il s’engagea dans les anciennes voies jap’oursonaises.

Dans ce faubourg que ses habitants surnomment Cirvir en l’honneur de la Grande-Ourse marine, Patte d’Ours passa sous de vénérables abies hauts de plus de cinq cent soixante-dix Griffes. Il longea de gigantes-ques mégalithes inclinés, vestiges d’une insolite dévo-tion des Temps des Ours Anciens, et franchit de fragi-les passerelles de lianes tressées. Il évita les cavernes taboues cachées sous les ramures d’arbres odorants, ne reniflant que de loin les misérables ermitages des mys-tagogues et les moustiers des zélateurs d’Ours-Confus. Il trotta, encore et encore, le long de ruelles où des nuées d’oursons au pelage clair et aux yeux ronds – véritables poupées précieuses – s’ébattaient avec des griffons, rivalisaient à la course avec de gracieux greyhounds et câlinaient de malingres greffiers, misti-gris grisâtres, anoures, lymphatiques mais prodigieuse-ment ronronnants.

Le monde effervescent autour de lui bruissait : ga-belours aux casques lancéolés et acuminés arborant de longues rapières, gars-ours mercenaires ceints de pilou pelucheux multicolore brandissant des casse-gueule, gars-ours guerriers emberlificotés dans leur jaseran de soie grège, bref, une multitude soldatesque de tout poil – tant il est vrai qu’au Jap’Ourson être gars-ours com-battant est aussi prisé que méprisé en Panda’Land. Patte d’Ours croisa aussi des gars-ours lamas défilant au son cadencé des tam-tams, des gars-ours mystago-gues aux longs poils mal léchés et d’ordinaires gars-ours combourgeois, petits, gras de gueule, les pattes torses et la fourrure nattée quand ils étaient Pan-da’Landais. Il se faufila parmi les troncs à roues plei-nes, les nacelles accrochées aux dos des onagres, les gars-ours coltineurs – le plus souvent des grizzlys char-gés d’une hotte –, les basternes vernissées et les confortables et larges brancards de paille tressée. Il

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évita adroitement des groupes d’oursonnes plutôt dis-gracieuses, la truffe sèche et flétrie, les dents blanchies à la façon incongrue de ce pays-là. Elles étaient néan-moins vêtues d’un seyant réchauffe-fourrure qu’un précieux foulard nouait de façon pioupiesque – mode que les Par’Isoursonnes ont eu la plus grande hâte de plagier – et trottinaient en courtes foulées, leurs lon-gues griffes contraintes dans des protège-coussinets de hêtre ciselé, bien trop petits pour elles.

Patte d’Ours badaudait sans voir le temps passer parmi ces gens baroques et singuliers, admirant les étranges et riches cavernes aux fanfreluches, la camelo-te des ferblantiers, et surtout les cavernes à grignoter décorées de trigrammes peints sur des calicots, où il regrettait de ne pouvoir pénétrer faute de blé ou d’o-seille. Il en renifla longuement l’entrée – délicieux par-fums de bouillantes boissons et d’alcool de grain – et huma aussi les fragrances des belles cavernes à pétuner d’où le pavot est strictement banni depuis les Temps des Ours Anciens.

Il envisagea alors d’aller grogner famine chez le gars-ours capitoul d’Aiggü, ville voisine, mais sa fierté en aurait souffert. Et comment évoquer ses mésaven-tures sans mentionner son ours-maître ? Il préféra se débrouiller par lui-même.

Quittant le faubourg il erra par les grèves et par les champs, hélas vides d’épis, découvrant bien de très grandes plantes arborescentes à la floraison blanche, rose ou rouge, mais à feuilles trop coriaces pour être plaisamment grignotées. Dans des vergers protégés de grisards, hauts pinceaux tremblant au vent, il halena de loin des griottiers, des prunelliers épineux, des meri-siers aussi, que les ours de ces contrées ne jardinent que par sens esthétique. Des grizzlys de paille, gri-gnards, griffus et grotesques, munis de crécelles éolien-nes cliquetantes, les protégent des gros-becs affamés, des grisets insatiables, des grimpereaux gourmands, des gravissets boulimiques et de toute autre calamité emplumée. Dans des pins parasols, allongés en une mince ligne sur une crête contre le soleil couchant, logeaient circaètes, pygargues, gypaètes, uraètes et har-

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pies. Les halliers à la ramure tombante protégeaient tous quelque oiseau au long bec emmanché d’un long cou, guettant les escargots. Patte d’Ours faisait lever de toutes parts des vols de choucas, de corvidés, de freux, d’anatidés et de gerfauts loin du charnier natal. Il ob-serva à son aise des bernaches et nombre de ces grands oiseaux migrateurs, emblèmes pour les Jap’Oursonais du temps qui passe et de l’extase.

Dans un trou de verdure où chantait une rivière, le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jau-nes, de son spectre lacustre.

“ Enfin ! grogna-t-il, je vais me régaler ! ” Hélas, ni l’eupatoire ni la grenouillette ne déga-

geaient cet arôme suave et pénétrant qui, en Oursope, chatouille agréablement la narine !

“ Ursa Mala ! ” se grognonna-t-il en mâchouillant tristement, rêvant de narcisses grillets, de gratte-cul charnus ou même de vulgaires graterons.

Notre gars-ours s’était empli la panse autant qu’il était possible avant de débarquer de L’Oursnatic et pourtant, achevant sa longue course au soir tombant, son ventre était déjà bien vide. Or rien ne pèse plus lourd qu’un ventre vide ! Patte d’Ours avait appris aux cuisines du bord que nulours en ce pays ne croquait astrakans, biques ou gorets, et encore moins de ces grands bovidés faméliques malgré leur gibbosité grais-seuse dont la seule fonction était ici de travailler aux champs. Il croyait donc qu’on ne trouvait aucune nourriture carnée au Jap’Ourson. C’est vrai qu’il y en a peu, mais notre glouton aurait pu se régaler de venai-sons d’artiodactyles, de galliformes, de grianeaux, de grouses ou de tétras, ainsi que des congres ou des pa-gres que pêchent les Jap’Oursonais pour agrémenter leurs graminées céréalières. Quoique gargouillant, il sut se montrer philosophe et décida qu’il trouverait à se sustenter dès l’aube suivante, à l’heure où fleurit la campagne.

Bientôt ce fut la brune. Patte d’Ours regagna le faubourg populaire et y dériva au hasard. Il fut attiré

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par les quinquets charbonneux et captivé par les acro-baties, supercheries, manipulations et tromperies des histrions et bateleurs. Il se laissa ensorceler par les aruspices et charlatans qui abreuvaient tous les ours alentour de grandes sottises. Plus tard il revint vers la mer où des gars-ours armés de pharillons leurraient des myriades d’hémigrammus nains.

Puis il se retrouva seul. Des patrouilles de gars-ours soldats couraient le pavé. Mieux valait éviter ces guer-riers aux splendides fourrures tressées de perles et d’or, qui surpassaient en apparat les plénipotentiaires oursopéens. Roulé en boule sous une haie Patte d’Ours gloussait invariablement à leur passage :

“ Jap’Oursonois, quand je te vois, c’est l’Ourse-Noire, qu’est devant moi ! ”

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Chapitre XXIII

DANS LEQUEL LA TRUFFE DE PATTE D’OURS POUSSE

CONSIDÉRABLEMENT

A l’aube, Patte d’Ours flapi et courbatu, écoutant tristement gargouiller son ventre creux, trouva urgent de le remplir. Mais comment s’y prendre ? Il jeta un regard à son chronographe. Non ! Il eût préféré sécher sur pattes que de s’en séparer !

Il se souvint alors à propos avoir été grisolleur am-bulant dans son jeune âge. Il lui restait en mémoire de nombreuses complaintes et rengaines drolatiques, en-traînantes ou polissonnes. Pourquoi ne pas tenter de gagner ainsi son miel ? Les Jap’Oursonais rythmant la moindre de leurs activités à la grosse-caisse, un maes-tro oursopéen tel que lui leur plairait à coup sûr !

Hélas ! Une sérénade au soleil levant serait sans doute peu appréciée des véritables esthètes, qui ris-quaient de récompenser le grisolleur matinal en mon-naie de singe !

Il lui fallait absolument patienter jusqu’à la nuit. Tandis qu’il démêlait négligemment sa fourrure du peigne de ses griffes, il songea que son allure n’était pas celle d’un grisolleur forain et décida de troquer ses accessoires oursopéens pour des colifichets, affiquets et brimborions mieux à même d’inspirer aux amateurs l’envie d’ouvrir leur bourse. Il espérait bien gratter un bonus dans son marchandage et l’investir aussitôt dans un gros grignotage sans grivèlerie.

Patte d’ours n’était pas ours à laisser refroidir le fer qu’il avait décidé de battre et se mit donc aussitôt en route. Il avisa un regrattier marchandant des articles de seconde patte et lui grogna sa proposition. La ceinture et l’écharpe oursopéennes enchantèrent le vieux pleu-re-misère et, sans tarder, Patte d’Ours se retrouva san-glé dans une antique ceinture jap’oursonaise, la tête entourée d’un chèche léger, effrangé et moucheté de salissures inquiétantes. Deux trois Oursings lui étaient en outre revenus dans le troc.

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“ Parfait, se grognonna-t-il. L’habit ne fait pas l’ours et la faim justifie les moyens ! ”

Sa transformation accomplie Patte d’Ours se préci-pita vers une caverne publique fort médiocre où il gri-gnota quelques grappillons de gros-noir, une poignée de grenadia et un cent de grillons grillés.

“ Je vais dépérir dans ce sale pays où l’on mange les grillons trop maigres ! se lamenta-t-il, et jamais je ne tiendrai jusqu’à la nuit pour prendre mon prochain repas ! Et si je me proposais comme gars-ours rôtis-seur ou gars-ours plongeur sur un hauturier embar-quant vers l’Amer’Ourse ? Je me contenterais de la paille et du grain. Arrivé à Safrasiz’Ours, je me fais fort de rentrer éteindre ma girandole de grisou, c’est en face. ”

Patte d’Ours, décidément peu enclin à la procrasti-nation, trotta en direction de l’embarcadère. Pourtant, à le renifler plus à fond, son plan si bien parfumé tout à l’heure apparaissait assez malaisé à mettre en œuvre. Qui donc voudrait de lui comme gars-ours rôtisseur ou gars-ours plongeur sur un hauturier amer’oursain, lamentable et pouilleux comme il l’était ? Et comment convaincre quiconque de ses talents ?

Chemin faisant son œil fut attiré par l’énorme pla-card qu’un saltimbanque portait sur le dos. Le texte, en grosse-de-fonte, grognottait :

COMPAGNIE GYMNOSOPHIQUE

JAP’OURSONAISE de

L’ESTIMABLE LUKKOYE BOYMONEN

––– ULTIMES SEANCES Avant déguerpissement

pour l’Amer’Ourse des

GRANDES-TRUFFES-GRANDES-TRUFFES de

L’OMNIPOTENTE VORPUYZI Formidables Réjouissances !

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“ L’Amer’Ourse ! s’illumina Patte d’Ours, c’est ça qui ferait mon miel ! ”

Il emboîta le pas au gars-ours coltineur jusqu’à l’en-trée d’une sombre grotte creusée dans une falaise du quartier jap’oursonais, peinte d’inscriptions et de scè-nes bariolées présentant les facéties d’une grande théo-rie de gars-ours bateleurs.

Là officiait l’estimable Boymonen, phénix du cirque Amer’Oursain et responsable d’une compagnie de gars-ours baladins, funambules, bouffons, comédiens, escamoteurs, voltigeurs, trapézistes, cascadeurs, illu-sionnistes, magiciens, manipulateurs, prestidigitateurs, paillasses, histrions, fildeféristes, tous plus ou moins gymnosophistes. S’apprêtant à déguerpir vers l’Amer’Ourse, ces apporteurs de rêves faisaient leurs adieux aux Ours du Levant.

Patte d’Ours longea une galerie jusqu’à une grande tanière intérieure, reniflant un peu partout. Soudain, Myb. Boymonen se dressa devant lui.

“ Toi demander quoi ? aboya-t-il rudement, croyant avoir affaire à un ours du cru.

– J’aimerais devenir votre gars-ours serviteur, gro-gna Patte d’Ours.

– Pas pour moi ! glapit l’autre en hérissant la four-rure grasse de sa nuque. Mes muscles sont mes seuls serviteurs, dévoués et courageux. Ils ne me coûtent que leur pitance, sont toujours disponibles ... et je crois bien que je vais leur demander de te montrer la sortie, ajouta-t-il en agitant ses musculeuses pattes aux griffes acérées sous la truffe de Patte d’Ours.

– Je me contenterais bien de la pitance, moi aussi, se renfrogna celui-ci.

– Allez ouste, file ! – Ourse-Noire ! J’en aurais bien fait mon miel, moi,

de déguerpir dans vos malles ! – Tu jures ! sursauta l’estimable Boymonen. Tu es

donc civilisé ! Que fais-tu, ainsi grimé en Jap’Ourso-nais pouilleux ?

– C’était la défroque ou la croque ! – Ah ! Ton accent ... d’où viens-tu ? – Je suis ours des Pyrénées, et de pure souche !

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– Tu es donc habitué aux simagrées ? – Que la Grande-Ourse me grippe, gronda Patte

d’Ours chiffonné de la remarque. Les Pyrénéens sima-gréent assez bien, certes, mais à ce jeu-là les Amer’Oursains sont imbattables !

– Bravo, camarade ! Mais vois-tu, chacun sa spécia-lité : si les ours des alpages présentent à leur public des grimaciers pyrénéens, les Pyrénéens montrent au leur les crétins des Alpes !

– C’est vrai ! J’en ai vu, ourson ! – Je n’ai pas besoin de gars-ours serviteur mais je

cherche un matassin. Es-tu costaud ? – Comme trois grizzlis, dès qu’on ajoute du miel à

ma boisson ! – Peux-tu grisoller sans grinchotter d’une voix de

fausset ? – Et comment ! grogna Patte d’Ours, en plissant sa

large truffe au souvenir des récitals donnés dans les foires.

– Soit ! Et grisoller en jonglant ? Car il te faudra grisoller la gueule à l’envers.

– Evidemment ! – En faisant tourbillonner un toton d’une patte. – Cela va de soi ! – Tout en gardant un coupe-chou posé droit sur

l’autre ? – Par l’Ourse-Bleue ! se réjouit Patte d’Ours, j’ai

appris ce tour de mon père ! Les deux topèrent donc là pour le passage, la paille

et le grain. Et voilà Patte d’Ours embauché comme gars-ours à

tout faire dans l’illustrissime compagnie jap’oursonaise. Un gars-ours comme lui aurait sans doute pu rêver mieux. Qu’importe ! Dans une semaine il voguerait vers Safrasiz’Ours.

Le spectacle que les placards de l’estimable Luk-koye Boymonen grognottaient à tire-larigot était donné en matinée – donc dans l’après-midi – et déjà les gros-ses-caisses et les cymbales résonnaient devant l’entrée. Patte d’Ours ne présentait pas un numéro personnel, bien sûr. Au vu de sa carrure imposante il avait été

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promu porteur à la base de la “ Tour d’ours ”, specta-culaire tableau que réalisaient les Grandes-Truffes-Grandes-Truffes de l’omnipotente Vorpuyzi. Ce serait le clou du spectacle.

Au son des percussions le public s’était massé dans la grande tanière sous d’imposants stalactites gréseux. Oursopéens et ours autochtones, Panda’Landais et Jap’Oursonais, ours, oursonnes et oursons occupaient les gradins exigus finement grésés et les cryptes engra-vées de sable frais disposées autour de la piste. Les gars-ours croque-notes avaient suivi et le barouf des cuivres endiablés, le raffut des mailloches, mêlés au brouhaha du public et au chahut des oursons, produi-saient un vacarme indescriptible.

Toutours sait ce qu’est un spectacle de gars-ours bateleurs mais ignore souvent que les Jap’Oursonais se montrent les plus habiles gymnosophistes de la planè-te. Une belle oursonne, avec un simple chasse-mouches et quelques pétales de rose séchés, représen-tait la migration des grues cendrées au travers du Pan-da’Land et leur halte dans un marais salant, parmi les grenouillettes blanches et les gratioles hygrophiles. Un gars-ours dégingandé, usant des exhalaisons de tabac alternativement projetées par chacune de ses narines, écrivait lestement d’éphémères groupes de trigrammes céruléens, provoquant le rire confus des oursonnes. Un vieil ours presque aveugle faisait pirouetter devant sa truffe des flambeaux embrasés d’où jaillissaient des myriades d’étincelles, roustillant par moment sa four-rure sans qu’il ralentisse jamais la folle farandole. Un tout jeune ourson lançait des totons tournoyants et vrombissants. Tels de vrais singes, ils virevoltaient et pirouettaient sur la tranche de son coupe chou, sau-taient sur un grelin encerclant la piste et bondissaient le long des gradins au milieu des spectateurs. Ils sem-blaient s’attirer et se repousser tour à tour, chacun mo-dulant une stridulation particulière qui agaçait les dents. Des gars-ours bouffons les projetaient au ciel d’un violent coup de crosse de bois, et ils continuaient de tournoyer. Des gars-ours escamoteurs les escamo-taient dans leur ample ceinture, et ils continuaient de

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vrombir. Ils ressortaient de là, sans cesser de tourbil-lonner et soudain, par un procédé vraiment magique, une fusée jaillissait de chacun d’eux dans un énorme embrasement bigarré, plutôt terrifiant pour le public !

On s’ébaudit fort, également, aux formidables prouesses des gymnosophistes. Les acrobaties sur deux pièces de bois divergentes reliées par des traverses irré-gulièrement disposées, celles sur la gaule oblique, le globe excentré et les douves assemblées furent des merveilles de rigueur et de courage. Cependant le pu-blic n’attendait que les “ Grandes-Truffes-Grandes-Truffes ”, prodigieux bateleurs et fanatiques anti-conformistes de l’omnipotente Vorpuyzi.

Ils apparurent, grimés comme les griffons des Temps des Ours Anciens, affublés de trois oursaines de rémiges teintées de bleu céruléen et d’une truffe de trois à sept Pieds d’Ours, oblique ou sinueuse, conique ou tubuleuse. Bien arrimée à leur gueule, elle autorisait les figures les plus extravagantes. Une oursaine d’entre eux s’allongèrent au sol, la truffe en stalagmite incliné. Les autres se mirent à virevolter sur ces pointes offer-tes à leurs pattes, accomplissant d’incroyables culbutes, cabrioles, pirouettes et gambades.

Leur dernier tableau serait donc la spectaculaire “ Tour d’ours ”. Cinq oursaines de Grandes-Truffes-Grandes-Truffes s’escaladeraient, non sur le dos les unes des autres, mais sur la pointe de leurs oblongues capsules. Un des porteurs au sol ayant planté là la compagnie à la poursuite d’une oursonne, c’est Patte d’Ours qui allait prendre sa place.

Notre gars-ours crut péter de fierté lorsque, rémi-niscence de son oursonâge, il put admirer sa fourrure peignée et tressée à la mode des Temps des Ours An-ciens, ses trois oursaines de plumes et la truffe de cinq Pieds d’Ours, deux Griffes et neuf cent soixante-sept oursièmes fixée sur sa gueule ! Cette truffe, son gagne-miel, son sauf-conduit, il la bichonnait !

Il jaillit en piste et s’aligna sur les gars-ours por-teurs, première couche de l’imposante figure, allongés sur le dos et tendant leur truffe à l’oblique. La deuxiè-me couche se jucha sur ces longs pédoncules, et une

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autre, et une autre encore et, par un miracle de force et d’adresse, une “ Tour d’ours ” gracile et penchée mon-ta lentement à la rencontre des stalactites de la caver-ne.

Le public trépignait et hurlait. Les percussions rou-laient déjà le grondement de l’orage. Mais soudain la tour oscilla, vacilla, flageola, chancela et, finalement, s’affaissa.

Le responsable de ce désastre n’était autre que Pat-te d’Ours qui venait de déserter. Ayant sauté la balus-trade comme un cabri et gravi les gradins de dextre, il agriffait un des ours présents en gémissant, car sa lon-gue truffe l’empêchait de glapir :

“ Aaaahhhmm ! mmmooonnnoursssss ! monnnnnourssssssss !

– Patte d’Ours, je présume ? – Mmmmmmooooonnnourrrrrsssss ! Et sans plus attendre Myb. Lupp, Sheb. Aourseda

et Patte d’Ours se hâtèrent vers la rue, l’estimable Boymonen galopant à leurs trousses. Il écumait et gla-pissait qu’on lui avait arraché le cœur et la peau ! Tio-miez Lupp, pour s’en débarrasser, lui lança quelques grosses pincées de poudre d’or que l’autre se mit aussi-tôt à balayer et tamiser avec le plus grand soin. Une heure après la tombée de la nuit, Myb. Lupp et Sheb. Aourseda plantaient griffe sur le hauturier Amer’Our-sain, encadrant un Patte d’Ours toujours grimé et affu-blé de son museau de cinq Pieds d’Ours, deux Griffes et neuf cent soixante-sept oursièmes impossible, sem-blait-il, à décrocher !

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Chapitre XXIV

OÙ L’ON PARCOURT PAISIBLEMENT

L’UDIER TÉDOLOXYÏ

On aura deviné l’histoire de Chand’Oursaille. La crapouillette péta assez fort pour être entendue du hauturier qui, au signal de détresse du mât vertical, porta secours aux pérégrins. Björn Cyrzca reçut ses mille quatre cent vingt-cinq Ours d’or, treize Pénis, huit Canines et neuf cent douze oursièmes et nos ours n’eurent plus qu’à gravir la poutre inclinée menant au navire qui reprit sans tarder sa marche vers Repézéqõ et Yokohol’Ourse.

Débarqués au lever du soleil ce 12 du mois d’As comme prévu au planigramme, Tiomiez Lupp et Sheb. Aourseda gagnèrent L’Oursnatic, tandis que Fixours s’éclipsait pour vaquer à ses occupations. Pour la plus vive satisfaction de Sheb. Aourseda – mais bien dé-gourdi l’ours qui peut grogner si Lupp s’en réjouit – quelques gars-ours marins leur affirmèrent que Patte d’Ours avait bien atteint Yokohol’Ourse le 11, à la première marée.

Ils disposaient donc de l’oursée pour relever sa pis-te. Ils contactèrent, sans résultats, le gars-ours capitoul représentant de sa Très Grincheuse Ursidée. Ils couru-rent en tous sens ruelles, venelles, allées, sentes et charmilles. Ils franchirent maints péristyles et explorè-rent galeries, portiques, vérandas, loggias, couloirs, corridors, coursives et même un souterrain. Ils en avaient plein les pattes et Sheb. Aourseda craignait de ne jamais revoir Patte d’Ours lorsque un reste d’ins-tinct ou l’aléa pur les poussa vers la caverne de l’esti-mable Boymonen. Impossible pour eux d’identifier le gars-ours domestique harnaché de la sorte. Heureuse-ment lui, malgré sa truffe bouchée, sut les renifler dans les gradins. D’où un tressautement de sa part et, boum bada boum patatras, voilà tous les ours à terre !

Ravie de l’avoir retrouvé, Sheb. Aourseda lui narra leur épopée à bord de la Tankadoursère, avec Fixidore Fixours.

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Patte d’Ours ne broncha pas, décidé à garder pour lui la vérité sur le gars-ours pandore. Durant le récit de ses propres tribulations – qu’il dut mimer, ne pouvant toujours pas grogner – il s’incrimina seul pour avoir accidentellement tétouillé du suc de pavot dans une caverne à pétuner de Yokohol’Ourse.

Myb. Lupp ne fit aucun commentaire. Il pria sim-plement son gars-ours domestique de se trouver quel-ques accessoires et colifichets moins grotesques, lui suggérant de puiser pour ce faire dans la précieuse es-carcelle. Non sans mal, le gars-ours charpentier du Gal-Bear le débarrassa de sa grande truffe, de ses trois oursaines de plumes et de toute ressemblance avec un zélateur de l’omnipotente Vorpuyzi.

C’est la Guilde du “ Courrier Tédoloxyïen ” qui, de Yokohol’Ourse à Safrasiz’Ours, nolisait le Gal-Bear, grand vapeur confortable et rapide d’une capacité de deux mille cent quatre-vingt-quatorze Ours-Cubiques et sept cent quatre-vingt-treize oursièmes. Un gigan-tesque pendule balayait la passerelle de hue en dia et, par un mécanisme mystérieux – pièces métalliques coulissantes, tringleries et manivelles –, les oscillations initiales transmises aux aubes propulsaient le grand navire en ligne droite. Le Gal-Bear portait en outre sept fûts inclinés et une incroyable accumulation de voiles. Au moindre souffle elles rendaient inutile toute cette machinerie. Il courait un Vit d’Ours Blanc, cinquante Souffles et deux cent soixante-deux oursièmes en tren-te minutes et pouvait avaler le Tédoloxyï en moins de trois semaines. En ce point de notre histoire on peut imaginer Tiomiez Lupp débarquant le 2 du mois de Sable à Safrasiz’Ours, le 11 à NéoBear et de ce fait le 20 à Long’Ours, presque une oursée avant le terme de sa gageure.

Il y avait foule sur ce navire : des sujets de sa Très Grincheuse Ursidée bien sûr, des Amer’Oursains à foison, des flopées d’Ours des Cocotiers et de Pandas Roux s’expatriant en Amer’Ourse, et moult gars-ours guerriers de Rousse’Terre profitant d’un armistice inespéré pour courir le globe.

Le temps resta beau et pas un pérégrin ne tomba à

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l’eau. Le hauturier, alourdi par son immense gréement et bien équilibré entre ses aubes puissantes, ne gîtait pas. L’udier Tédoloxyï était tranquille. Myb. Lupp éga-lement qui grommelait fort peu, à son accoutumée. Sheb. Aourseda lui accordait à présent plus que de la gratitude. Elle le trouvait beau et attachant, cet ours contenu et mutique, et bien qu’elle ne se l’avouât pas encore le mystérieux Lupp lui plaisait vraiment de plus en plus.

Elle se passionnait également pour la gageure et s’effrayait des aléas préjudiciables à sa réussite. Patte d’Ours – elle passait son temps en sa compagnie – déchiffrait sans peine son tendre penchant pour Tio-miez Lupp. Vouant dorénavant à son ours-maître une dévotion absolue et aveugle, il n’avait de cesse de louer sa persévérance, sa probité, sa loyauté et son désinté-ressement. Et il tranquillisait Sheb. Aourseda quant à leur succès, affirmant qu’ils ne rencontreraient plus d’obstacles désormais : toutes ces régions de sauvages, Rousse’Terre, Panda’Land et Jap’Ourson enfin derriè-re eux, ils atteignaient le territoire le plus facile du glo-be. Là, des troncs inclinés de Safrasiz’Ours à NéoBear, et un hauturier de NéoBear à Long’Ours, leur promet-taient de terminer en temps et en heure ce qui n’était plus qu’une aimable promenade.

Bien sûr, quand le 21 du mois d’As, au neuvième ours de la traversée, le Gal-Bear franchit le cercle fictif reliant les deux pôles par Long’Ours, Tiomiez Lupp, ayant déjà grignoté cinquante-deux des quatre-vingts ours prévus, achevait à peine son premier demi-globe. Mais l’optimisme de Patte d’Ours n’était pas infondé. Car s’ils étaient effectivement à mi-globe, ils n’étaient plus à mi-chemin. Imaginons qu’au départ de Long’Ours nos pérégrins aient pu avancer droit devant eux vers le levant, il n’auraient couvert, en se retrou-vant à leur point de départ, que deux mille trente-deux Courses d’Ours. Mais songeons à tous ces lacets, méandres, sinuosités qu’on avait dû suivre de Long’Ours à Egir, d’Egir à Cuncéã, de Cuncéã à Kel-kud’Ourse, de Kelkud’Ourse à Singe-à-Poux, de Singe-à-Poux à Yokohol’Ourse !

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A mi-globe, ils avaient donc accompli les deux tiers de leur trajet réel. Il ne restait plus qu’à suivre un che-min direct, en pays civilisé, et ils étaient débarrassés du perfide Fixidore.

Ce même 21 Patte d’Ours trouva matière à jubiler. Souvenons-nous combien il se refusait à traficoter le chronographe de son aïeul, qui ne suivait plus le temps local. Et voilà qu’enfin le soleil se ralliait au chronogra-phe, trônant au zénith quand il glougloutait midi !

Faut-il préciser combien Patte d’Ours se goba et se gonfla ? Il se demandait quelles arguties Fixours aurait avancées pour expliquer cette capitulation.

“ Ce grognotteur de sornettes sur la rotondité du globe et la course des astres ! Quel cuistre ! J’aurais commis une fière sottise à lui prêter l’oreille ! Peut-on savoir quel ours le premier regarda la lune ! Quelle lune la première regarda l’ours ! Le plus beau des astres ne pouvait longtemps rester seul là-haut et devait bien finir par nous rejoindre ! ”

Mais Patte d’Ours ne savait rien de ces chronogra-phes modernes qui glougloutent différemment les heu-res de l’oursée et celles de la brune. Il se serait moins gobé et gonflé si, resté à l’heure de Long’Ours, il avait entendu vingt et quatre glouglous distincts au lieu de douze !

Fixidore Fixours aurait-il, lui, compris qu’on avait un décalage de douze heures avec Long’Ours ? Peut-être. Il est sûr en revanche que Patte d’Ours n’aurait pas écouté la démonstration. D’ailleurs, qu’un hasard extraordinaire ait conduit le gars-ours pandore sous sa truffe et, légitimement vindicatif, il lui aurait donné lui-même une leçon de sa façon.

Mais à propos, que devenait Fixours ? Il se tenait caché sur le Gal-Bear. Le 12, dès qu’il avait débarqué à Yokohol’Ourse, le

gars-ours pandore quittant Myb. Lupp en toute quiétu-de – il savait bien où lui remettre la griffe dessus – avait vivement trotté vers la caverne du capitoul our-se’terrien. Et le fameux blanc-seing l’y attendait ! Parti de Cuncéã peu après lui, il avait emprunté L’Oursnatic jusqu’à King-Kong-Bear et le voilà qui arrivait, plus

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d’un mois après avoir été griffé. Fixours faillit crever de rage et de dépit ! Ce blanc-seing tant désiré ne lui servait plus de rien ! L’oursard Lupp n’était plus sous la griffe de sa Très Grincheuse Ursidée ! Et si on vou-lait le voir en cage il fallait maintenant obtenir un man-dement international !

“ Eh bien ! se résigna Fixours ravalant son aigreur et son acrimonie, ce blanc-seing aura toujours cours en Ourse’Terre. Le gredin semble vouloir rejoindre sa tanière tranquillement, comme s’il avait échappé au flair de toutes les maréchaussées du globe. Parfait ! Moi, je continuerai de renifler sa piste. Pour la poudre d’or, la Grande-Ourse me grippe s’il en subsiste ! A force de pérégrinations, de gratifications, de complica-tions, de pénalisations, d’oliphant, de débours, dépens, charges et autres règlements, ce vandale a sûrement semé pas moins de quatorze mille deux cent cinquan-te-sept Ours d’or en chemin. Mais peu me chaut, Gris-bi-Place est grassouillette comme un Papours au sortir de l’été ! ”

Ayant arrêté sa décision il gagna le Gal-Bear et s’y trouvait déjà lorsque Myb. Lupp et Sheb. Aourseda y grimpèrent. Stupéfait, il renifla Patte d’Ours derrière sa grande truffe et ses trois oursaines de rémiges. Se sa-chant ursa non grata, et pour fuir la dégelée qu’il pres-sentait, il se réfugia dans sa tanière. Par la suite, perdu dans la foule des pérégrins, il pensait échapper aisé-ment à son adversaire. Mais, toujours ce fameux 21 du mois d’Haha, ils finirent par tomber truffe à truffe devant les cuisines.

Patte d’Ours littéralement enragé bondit immédia-tement sur Fixours. Sous les vivats d’un groupe d’A-mer’Oursains qui gagèrent illico de grosses sommes sur sa victoire, il flanqua au pitoyable gars-ours pando-re une rouste carabinée, une fantastique raclée, une correction magistrale, confirmant ainsi la primauté de l’ours en colère sur tout autre et, en manière de souve-nir, il lui grafigna profondément la truffe et les oreilles.

Enfin apaisé, détendu même, Patte d’Ours s’arrêta et soupira d’aise. Tout contusionné et sanguinolent Fixours se redressa et, entreprenant de lécher ses

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plaies, grognonna avec une fausse indifférence : “ Vous voici satisfait ? – Merci, je me sens mieux. – Eh bien ! grognons maintenant. – Grogner ? ? ? – Je peux être utile à votre ours-maître. ” Abasourdi devant une telle impudence, Patte

d’Ours n’en trotta pas moins mécaniquement derrière le gars-ours pandore. Ils trouvèrent un coin tranquille dans l’entrepont.

“ J’ai été boxé, calotté, claqué, giflé, souffleté et tambouriné commença Fixours, et je ne saurais vous donner tort. Cependant je veux dorénavant favoriser Myb. Lupp dans sa course.

– Que la Grande-Ourse me grippe ! glapit Patte d’Ours, je vous ai converti !

– Nenni, votre ours-maître est un gredin ... Tout doux ! Ne vous hérissez pas ainsi et surtout ne repre-nez pas la mouche. Freiner Myb. Lupp quand j’espé-rais mon blanc-seing de mise en cage était une bonne idée et j’ai cru y parvenir en ameutant les mystagogues de Cuncéã, puis en vous faisant boire et fumer du suc de pavot, ce qui m’a au moins débarrassé de vous à King-Kong-Bear. Et Lupp a raté son bateau ! Si j’avais pu, il ne serait jamais arrivé à Yokohol’Ourse ... ”

Patte d’Ours trémulait de rage et claquait dangereu-sement des mâchoires.

“ Il paraît que Myb. Lupp regagne à présent ses pénates ? Cela me chaut ! Je tiens même à ce qu’il y arrive le plus rapidement possible ! C’est simple : le vent a tourné, et je m’adapte. En Ourse’Terre nous découvrirons enfin si, oui ou non, cet ours est un bri-gand ! ”

Patte d’Ours, reniflant soigneusement Fixidore Fixours, décelait des parfums de vérité dans ses gro-gnements.

“ Alors, oursamis ? grogna Fixidore Fixours. – Oursamis ? Jamais ! gronda Patte d’Ours hérissé

de la truffe à la queue, et si vous déviez d’une griffe de votre trajectoire, je vous mords à mort.

– J’agrée ”, grognonna placidement le gars-ours

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pandore, achevant de lécher avec soin ses plaies pro-fondes.

Quelques ours plus tard, le 3 du mois de Sable, le Gal-Bear pénétrait dans l’anse de Golden-Bear et mouillait devant Safrasiz’Ours sans que Myb. Lupp n’ait à graver bonus ou malus à son planigramme.

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Chapitre XXV

OÙ L’ON S’ÉMEUT UN PEU D’UNE ÉMEUTE

À SAFRASIZ’OURS

Aux premiers rayons du soleil nos pérégrins plantè-rent griffe en terre Amer’Oursaine. Mais faut-il bapti-ser ainsi la grande plate-forme amarrée dans la baie de Safrasiz’Ours qui les accueillit ? Porté par l’eau, levé et abaissé au flux et reflux de l’udier, cet ensemble de radeaux permet à toute heure embarquements et dé-barquements et héberge entre ses coffres immergés d’élégants voiliers, des vapeurs venus du monde entier ou de ces gros bateaux à aubes et à gradins qui sillon-nent le fleuve Sacrément’Ours. Tous les fruits d’un juteux négourse avec le Mec’Ours, le Tisuy, le Djomõ, le Csizom, l’Oursope et la Zazil’Ourse s’y amoncellent et, du matin au soir, les quais, les musoirs et les jetées du port sont couverts d’une quantité d’oisifs et de ba-dauds.

Patte d’Ours, enthousiasmé de pouvoir griffer ce fameux sol amer’oursain et se souvenant qu’il était encore acrobate il y a peu, effectua une magnifique triple cabriole arrière. Les xylophages et térébrants avaient, hélas, largement grignoté les dosses et palplan-ches de chaulmoogra rouge et, dans un grand fracas, il se retrouva coincé à la taille, les pattes dans l’eau, fai-sant fuir loin de la grève les grèbes à cou noir et les pélicans gros-becs. Fort vexé, il rugit à pleins poumons et affola les derniers grisards rayés, gros-miaulards et grands-gosiers restés sur place.

Myb. Lupp se fit confirmer avant tout que le pro-chain convoi de troncs inclinés vers l’est s’élançait bien au crépuscule. Disposant ainsi d’une oursée complète pour visiter la métropole des Kalif’Oursiens, il loua un tronc oblique à roues où il s’installa avec Sheb. Aour-seda tandis que Patte d’Ours se glissait dans le promè-ne-fainéant fixé entre l’axe d’une roue et une branche inclinée. Pour un Ours d’or, treize Pénis, trois Canines et quatre cent vingt-quatre Oursings l’équipage allait

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les conduire en ville, vers une caverne de repos recom-mandée par le Bearshaw’s.

Patte d’Ours s’extirpa rapidement de son hamac et se hissa à l’extrémité de la branche oblique, mieux à même de là-haut de dévorer des yeux la célèbre bour-gade amer’oursaine. Il s’ébaudissait des vastes allées engravées et parfaitement orthogonales, des falaises strictement ordonnancées, des cavernes taboues ultra-modernes et tout illuminées, des quais interminables et des tanières aux colifichets plus clinquantes et pimpan-tes que les demeures de sa Très Grincheuse Ursidée elle-même. Partout circulaient une foultitude de troncs à roues, privés ou municipaux, et des troncs obliques sur rails. Sur les accotements se bousculaient des Amer’Oursains, des Oursopéens, des Panda’Landais, des Rousse’Terriens, en bref tous les ours du globe réunis ici en une innombrable tribu. On contourna un immense séquoia incliné datant d’avant les Temps des Ours Anciens – poste de vigie des gars-ours faction-naires – qui surplombait la cité entière. Les allées per-pendiculaires tracées au cordeau délimitaient ici des parcs luxuriants, là le faubourg panda’landais qu’on aurait cru ramené du Maxime-Ours dans un chapeau, comme on le fit d’un cèdre en moins cent trente-neuf.

Patte d’Ours s’attendait à rencontrer les gars-ours brigands et égorgeurs venus en moins 24 fouir le sol pour faire fortune, et se réjouissait d’avance à l’idée de les voir s’étriper pour une concession douteuse ou quelque autre prétexte. Hélas, cette heureuse période avait vécu ! Safrasiz’Ours, assagie, avait adopté les cal-mes mœurs boutiquières. Nulle part on n’apercevait les couvre-chefs à large bord ni les foulards vermillons des gars-ours éclaireurs ou vachers, ni les perles multi-colores des Pandas-Rouges qui avaient tant fait rêver notre gars-ours dans les gazettes illustrées de son our-sonâge. Dans les allées principales, aussi élégantes que les plus belles avenues de Long’Ours, de Par’Isours ou de NéoBear, on ne croisait plus que des gars-ours aux classiques ceintures nouées et aux strictes écharpes sombres, vaquant à leurs occupations.

C’est un Patte d’Ours fort déçu qui pénétra dans la caverne de repos.

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Au fond, un wellingtonia fendu en deux sur toute sa longueur, poli, grésé et verni, offrait à volonté – nul besoin de sortir sa poudre d’or – greubons grillés, bourdaloux de crème fouettée, grape-fruits juteux, gra-tins d’huîtres gryphées, gressins, gruyère nappé de miel et grappes de gros-vert. Seul l’ours désireux de se dé-saltérer devait régler son pichet de vin cuit de framboi-se, sa carafe d’hydromel, sa fiole de sangria ou sa cho-pine de grenache. Patte d’Ours, amusé, trouva “ bigrement amer’oursain ” les grandes quantités de sel ajoutées à tous les aliments.

Un lieu fort agréable ! Tous trois prirent place à une longue roche horizontale de granit grenu couverte d’un treillis d’osier, où des Ours-Noirs, d’un poil fort sombre mais luisant, disposèrent à profusion devant eux de minuscules écuelles. Ayant savouré un pâté de grive et des cuisses de graisset présentées sur un lit de gratioles et de grossulariées, Myb. Lupp décida d’aller faire griffer chez le capitoul son sauf-conduit. Patte d’Ours souhaitait marchander une oursaine de casse-gueule, escopettes et espingoles, en vue de leur traver-sée du continent. Il avait appris, ourson, que les Pan-das-Rouges, Siours et Blackfeet pillaient et incendiaient les convois, et il s’en inquiétait un peu. Myb. Lupp lui grommela d’en faire à sa guise et s’éloigna avec Sheb. Aourseda.

Ils trottaient depuis peu quand on les accosta : “ Par l’Ourse-Bleue, quelle coïncidence ! C’est bien

vous, monours ? ” Fixours venait de les rejoindre “ inopinément ”, jouant les étonnés. Que le globe était petit ! Et grands les bateaux ! Myb. Lupp et lui avaient emprunté le même sur le Tédoloxyï sans se renifler une seule fois ! Il remercia encore l’aimable gentillours pour l’avoir tiré d’un fort mauvais pas, se réjouit de devoir le rencontrer souvent puisque tous deux retour-naient en Oursope, et proposa qu’ils parcourent en-semble cette singulière bourgade de Safrasiz’Ours.

Myb. Lupp ne put qu’opiner. Ainsi ils badaudèrent et dérivèrent au gré de leur

humeur. La rue assourdissante autour d’eux trois hur-lait. Le grouillement permanent de tous ces ours affai-

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rés les grisait même un peu. Prudents, ils empruntaient les bas-côtés ou zigzaguaient à travers les allées, évitant adroitement les troncs, les sapins et les chênes à rou-lettes. Sheb. Aourseda jetait un œil ravi aux tanières aux fanfreluches et ne pouvait se retenir de passer une truffe inquisitrice aux ouvertures de toutes les caver-nes.

Soudain des gars-ours porteurs de placards peints, d’oriflammes et d’étendards flamboyants surgirent, se frayant brutalement un passage. Grondements et gla-pissements fusaient de partout.

“ Et hip ! Et hip ! Viva Kambear ! – Hoursah ! Viva Nergocûa ! ” Fixidore Fixours, qui en avait réprimées de nom-

breuses, reconnut une manifestation et grognonna : “ Hourvari ni tumulte ne sont bons pour votre our-

sonne, monours. Evitons ce désordre et tirons-nous des pattes de ce prévisible grabuge.

– Soit. Les griffades, même données pour la bonne cause ou par des gars-ours pandores, sont toujours des griffades ! ”

Notre pandore se força à retrousser la truffe. Dési-rant cependant ne rien perdre du spectacle, tous trois grimpèrent sur la plus haute branche d’un wellingtonia incliné conduisant au toit plat d’une graineterie qui surplombait l’avenue. A moins de vingt et un Pieds d’Ours de là, flanqué d’un grossiste en anthracite et d’un boutiquier en plumes et goudron, un énorme mé-galithe couché sur trois pierres obliques paraissait le centre d’attraction de toute cette populace hurlante.

Mais que vociférait-elle ? Nos pérégrins n’en avaient pas la moindre idée. L’affaire cependant devait être d’importance à renifler l’excitation ambiante : un conflit avec un allié de sa Très Grincheuse Ursidée peut-être, ou l’arrestation du capitoul, ou encore les concussions d’un gars-ours politicard ?

Griffes menaçantes, les pattes se dressaient et s’a-baissaient violemment. Ce n’était que glapissements aigus et stridents, normale expression politique de tous ces partisans enfiévrés, bouillonnants et tumultueux. Leurs dos ployaient en vagues successives et contra-

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riées. Des oriflammes happés par la masse ressortaient oripeaux, et le gigantesque conifère incliné où nos pé-régrins s’étaient réfugiés se retrouvait maintenant en-cerclé par un groupe qui n’avait rien d’engageant.

“ Une émeute pour sûr, ou une révolution peut-être, gronda Fixidore Fixours. Mais, par l’Ourse-Noire, quel pays ! Laisser la racaille envahir ainsi les rues et y semer le désordre ! Car c’est bien de racaille qu’il s’agit.

– Croyez-vous ? ” se contenta de grommeler Myb. Lupp.

Et de quoi d’autre ? songea Fixours un peu dépité avant de grogner :

“ Ce sont des grossiums qui s’affrontent, les esti-mables Kambear et Nergocûa. ”

Sheb. Aourseda de son côté se divertissait énormé-ment. Fixours, de plus en plus nerveux, cherchait à percer le motif de la rébellion, lorsque le tronc branla dangereusement sur sa base. Ponctués de grossièretés diverses et imagées, les hoursahs grossirent. Les ori-flammes devinrent triques, gourdins, matraques. Ce n’était plus que coups, chocs, heurts, violences et gro-gnements furieux. Des protège-coussinets traversaient l’espace dans des tirs bigrement puissants et les défla-grations des grenades s’ajoutèrent aux glapissements des combattants, dans un style typiquement amer’our-sain.

Certains commençaient à planter griffe sur l’arbre incliné. Partisans de Nergocûa ou de Kambear ? La Grande-Ourse seule aurait pu le grognotter.

“ Déguerpissons, grogna Fixours peu soucieux de voir “ son ” ours blessé ou mis en cage en ce pays. Déguerpissons pour le salut de votre oursonne. Nous sommes étrangers, ce qui n’est jamais sain dans une émeute !

– Nous sommes sujets de sa Très Grinch ... ” Sur le toit de la graineterie, au-dessus d’eux, des

haros menaçants venaient d’éclater et des séides de Nergocûa dévalèrent le tronc pour tomber sur le poil des glorificateurs de Kambear, à moins que ce ne fût l’inverse.

Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Fixidore Fixours

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étaient coincés entre l’écorce et l’arbre ! Un flot d’ours aux gourdins lestés et casse-gueule inquiétants allait les submerger. Lupp et Fixours, boucliers de l’oursonne, reçurent force horions. Myb. Lupp allait riposter quand un gros ours, le meneur semblait-il, la fourrure roussie, les gencives violettes, le poil pelé par plaques et les yeux injectés de sang, se dressa devant lui, sou-riant à l’énorme gourdin qu’il faisait tourner dans sa poigne solide en des moulinets menaçants. Mais Fixours tenait à se réserver son gibier. Il se précipita ... et s’éfoira au sol, assommé, une large bande de poil arrachée et sa ceinture de gros grain grège déchirée !

“ Factieux ! grommela Myb. Lupp en reniflant l’é-nergumène d’une narine dédaigneuse.

– Que l’Ourse-Noire empaille votre Très Grin-cheuse Ursidée !

– Je vous ferai ravaler ce propos ! – Il ferait beau voir. Monours ... ? – Lupp, on me surnomme Tiomiez Lupp. Et vous-

même ? – Dumurïm Winnie ProctolOurs, fourrier de réser-

ve. ” Tout soudain ProctolOurs, entraîné par la foule qui

se retirait aussi rapidement qu’elle avait afflué, fut em-porté au loin. Fixours, groggy, se redressait pénible-ment, le poil fripé, froissé, souillé, sa pauvre truffe à nouveau graffignée et sanglante. Son écharpe était fi-chue et sa ceinture, tout effilochée, pendait comme un de ces pagnes que les Pandas-Rouges – autre pays, autre mœurs – effrangent avant de les nouer à leur taille. Sheb. Aourseda, elle, s’était bien amusée et n’a-vait pas même été bousculée.

“ Soyez remercié monours, grommela Myb. Lupp en rejoignant le gars-ours pandore au pied de l’arbre.

– Ce n’est rien, grincha Fixidore Fixours. Suivez-moi plutôt.

– En quel endroit ? – Une caverne aux colifichets. ” Et il n’avait pas tort ! Leurs accessoires étaient dé-

chiquetés et salis, leur fourrure en bataille. On aurait cru voir en eux de farouches sectateurs des estimables Kambear et Nergocûa.

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Un peu plus tard, bien parés et brossés, ils regagnè-rent la caverne de repos.

Patte d’Ours s’y était constitué un petit arsenal d’espingoles et d’escopettes. En reniflant Fixidore Fixours dans le sillage de Myb. Lupp un frisson lui grippa le dos et son poil se hérissa. Toutefois, écoutant Sheb. Aourseda détailler l’amusante aventure, il cons-tata que Fixours respectait ses engagements et se tran-quillisa.

Après la collation du soir, on commanda un tronc à roues pour transporter à la caverne ferrée pérégrins et bagages. Avant d’y grimper Myb. Lupp, prenant Fixours à part, l’interrogea discrètement :

“ Aucun relent du fourrier ? – Aucun. – Il me faudra donc organiser un prochain safari ici

pour relever la piste de ce ProctolOurs. Un sujet de sa Très Grincheuse Ursidée ne saurait en rester là. ”

Le gars-ours pandore ne grogna rien mais plissa la truffe en constatant que Myb. Lupp, opposant farou-che des joutes dans sa patrie comme beaucoup des sujets de sa Très Grincheuse Ursidée, n’hésiterait pas, hors de ses frontières, à gifler, calotter, claquer et souf-fleter pour défendre sa réputation.

Aux dernières lueurs du crépuscule, nos pérégrins entraient dans la caverne ferrée où le convoi des troncs inclinés était déjà formé. Myb. Lupp héla un gars-ours balayeur :

“ Mon oursami, grommela-t-il, compte-t-on beau-coup de morts et de blessés après les émeutes de cet ours ?

– Quelles émeutes ? s’étonna l’employé. – Cette foule ... tout excitée ... – Rien qu’une réunion électorale. – Pour élire une Grande-Ourse suprême, ou quel-

que grossium alors ? – Nenni, monours, un cantonnier. ” Tiomiez Lupp rejoignit sa place, et le convoi s’é-

branla.

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Chapitre XXVI

DANS LEQUEL ON EMPRUNTE LE WHEELS-TRUNK,

MERVEILLE AMER’OURSAINE

“ L’Entre-Deux-Mers ”, c’est le surnom affectueux que les fiers Amer’Oursains donnent au “ wheels-trunk ”1 reliant d’un udier l’autre Safrasiz’Ours à Néo-Bear, en une voie de longrines et d’acier de six cent quarante et une Courses d’Ours, cinquante-huit mille trois cent trente-trois Pieds d’Ours, une Griffe, deux Poils et quelques oursièmes. Aux Temps des Ours Anciens, si l’Ourse-Bleue bienveillait, passer de Safra-siz’Ours à NéoBear prenait au moins deux saisons. Une semaine suffit actuellement.

Du Tédoloxyï à Ourse’Dada les troncs inclinés af-frontent une immense région que les Nusnurs entre-prirent de conquérir, après avoir été débusqués et ren-voyés de l’Ill’Bear vers moins 28. Dans ce dangereux territoire vivent toujours des Pandas-Rouges et même des hommes.

En moins 11 on décida arbitrairement que le trajet définitif du wheels-trunk passerait au septentrion et, en tirant les noms des bourgades candidates d’un cha-peau, que les convois rejoindraient Ourse’Dada dans le Nozarmbird. Dans l’enthousiasme amer’oursain, et donc bien loin des tracas de la bureaucratie centrale oursopéenne, on lança alors l’énorme projet qui entraî-na bien sûr la mort de nombreux gars-ours ouvriers, mais sans que cela n’entrave jamais sa bonne marche. En plaine, en une oursée de travail, on progressait de quatre mille neuf cent cinquante-quatre Pieds d’Ours, deux Griffes, un Poil et six cent vingt-trois oursièmes. Etrennant les voies à peine boulonnées, une motrice transportait les matériaux nécessaires à la poursuite du chantier.

De nombreux axes secondaires ont été ouverts, qui conduisent vers l’Oubè, le Qèrzez, le Dumuségù et

Note 1 : Il se compose en fait de trois tronçons : “ T-One ” de Safrasiz’Ours à Dog-Den, “ T-2 ” de Dog-Den à Ourse’Dada et “ T-4-2 ” d’Ourse’Dada à NéoBear.

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l’Usipür. Partant de Sacrément’Ours le trajet principal laisse à senestre le grand erg amer’oursain, les tertres de Digès et Jyncûm, le Jyncûm-creek et, par la combe de la Vyommé, gagne la métropole des Nusnurs près du lac des Larmes. De là, il sinue au pied des Beïzevdi, franchit les plaines de Bearmummy, rattrape l’affluent septentrional de la rivière Tmévvi et remonte son cours jusqu’à Ourse’Dada, point de jonction avec le T-4-2. Jamais on ne s’élève de plus de soixante-dix Pieds d’Ours pour trois mille trois cent trois Pieds d’Ours parcourus, y compris dans l’Oursa Riwége.

Les troncs inclinés accomplissaient cet interminable périple en un quart de lune seulement. Tiomiez Lupp avait donc toutes les chances d’être le 11 à NéoBear, à temps pour sauter sur le hauturier en partance vers Beatl’Ours.

Il avait pour l’instant pris place sur un gros séquoia écorcé porté par des chariots articulés, totalement in-dépendants entre eux, et grâce auxquels le convoi pou-vait aborder les lacets les plus serrés. Contrairement à ce que l’on voit en Oursope, les pérégrins ne dispo-saient pas de refuges séparés, mais partageaient ourse soliveaux de pins obliques fixés de part et d’autre d’u-ne coursive de chêne reliant les petites tanières aux commodités disposées aux extrémités du tronc. Des ponceaux permettaient de parcourir tout le convoi et les pérégrins trottaient en tous sens pour se rendre au tronc à pétuner, au tronc-détente, au tronc de restaura-tion et au tronc à laper. Le projet d’un tronc-spectacle était en cours.

Glapissant à tue-tête, des gars-ours colporteurs arpentaient les coursives de chêne. Les uns offraient tablettes gravées, rouleaux peints et oursaux. Les au-tres proposaient pour quelques Oursings hydromel, grogs et nectars de mirabelle, de poire, de cassis ou de prunelle. D’autres encore écoulaient philtres, remèdes, charmes, élixirs, macérations et décoctions ou mar-chandaient des graines grillées, fort prisées des péré-grins.

On avait quitté la caverne-étape d’Uéqmèrg à la brune, dans une profonde obscurité, car la lune, qui

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n’avait montré qu’un mince croissant pendant l’oursée, était déjà couchée. La température était tombée à cin-quante et trois sur l’échelle d’hibernation et on redou-tait les premiers flocons de la saison. Ces convois amer’oursains ne sont pas bien véloces dans le noir et les haltes nombreuses. Mais malgré cela on tenait une moyenne horaire de plus de trois Courses d’Ours, suf-fisante pour que les délais soient respectés.

Nulours ne grésillait plus sur le tronc incliné, tous commençant à s’assoupir. Mais si Patte d’Ours assis aux cotés du gars-ours pandore restait muet, c’était pour d’autres raisons : depuis King-Kong-Bear il lui battait froid. Terminées la camaraderie et les familiari-tés. Il restait sur ses gardes, bien décidé à le saigner à blanc au premier relent de trahison.

Bientôt il floconna, mais trop légèrement pour frei-ner l’avancée des troncs inclinés. Par les interstices des clayonnages s’offrait aux regards une étendue immacu-lée.

Un gars-ours groom invita les pérégrins au repos et en deux temps trois mouvements métamorphosa le tronc en caverne aux litières. Grâce à un imaginatif mécanisme les pins obliques se repoussèrent pour per-mettre le déploiement de paillasses généreusement bourrées, et tous se retrouvèrent sur d’agréables litières de paille fraîche et odoriférante, dans de minuscules tanières privées, isolées les unes des autres par de lé-gers paravents de canisses tressées. Toutours pouvait ainsi s’étendre et sommeiller tranquillement tandis que le convoi courait, sa fumée dessinant, par contraste, des arabesques tristement grisouilles sur la blancheur kalif’oursienne.

De Safrasiz’Ours à Sacrément’Ours le relief est faible. Le trajet suivait Amer’Oursan-creek dont l’es-tuaire est situé dans l’anse de l’Ours Paul. Il fallut un quart d’oursée pour parcourir les vingt Courses d’Ours, six mille trois cent soixante-cinq Pieds d’Ours, deux Griffes, trois Poils et cent soixante-treize oursiè-mes séparant les deux villes. Et c’est en pleine nuit que nos pérégrins traversèrent Sacrément’Ours sans même renifler cette très grosse bourgade, résidence des gars-

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ours députés de la Kalif’Oursie. Ses admirables docks, ses magnifiques cavernes de repos, ses cavernes ta-boues, ses vastes allées, ses potagers, vergers, pépiniè-res et parcs leur demeurèrent inconnus.

Le convoi ayant laissé derrière lui Sacrément’Ours et les cavernes étapes de Kyrdvoür, Sudmor, Oursbrun et Dumléh s’attaqua aux pentes de l’Oursa Riwége. Au soleil levant on passa la caverne ferrée de Dozdù. Leur tronc à nouveau métamorphosé, les pérégrins admi-raient au travers des clayonnages les sites typiques qu’offrait cette contrée escarpée. Le parcours, soumis aux accidents du relief, s’y pliait et souvent, du som-met d’un mont, plongeait au gouffre amer. Plus bri-quée qu’un reliquaire par son gars-ours mécanicien, brillant de mille feux, tintinnabulant joyeusement, son “ pousse-bestiaux ” fièrement arboré devant elle, la motrice miaulait et grondait en longeant ruisseaux et rapides et lançait ses fumerolles aux tremblantes fron-daisons des grisards.

Les Amer’Oursains n’ont pas coutume de percer la roche ou d’enjamber les précipices s’il peuvent l’éviter, et le wheels-trunk cheminait interminablement entre les élévations de terrain, n’agressant ainsi ni le paysage ni la bourse des promoteurs du projet. Il esquivait les difficultés par des sinuosités téméraires, s’enfonçant parfois dans des défilés si profonds qu’on désespérait de jamais en ressortir.

Dans la matinée, laissant la gorge de Deszür, le convoi entrait dans le Riwége. Au plus haut du soleil les pérégrins profitèrent d’une courte halte pour gri-gnoter leur grain.

On grimpa ensuite, le long du Jyncûm-creek, une ou deux Courses d’Ours vers le septentrion et on bi-furqua légèrement vers le levant, jusqu’à sa source, sur la frontière de l’État du Riwége.

Nos pérégrins, bien calés et couverts de leurs ré-chauffe-fourrures, contemplaient le beau pays qui défi-lait devant eux : planes plaines plates propices aux agrostis, crêtes se découpant sur le ciel, torrents aux flots tumultueux et spumescents. Il arrivait que d’un point de l’horizon comme des masses brunes viennent,

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soulevant la poudreuse, des hordes de cozurs en for-mations serrées qui ne déviaient jamais du chemin le plus droit. La légende prétend que des wheels-trunks ont dû patienter ourse longues oursées, motrice étein-te, pendant une de ces bousculades ininterrompues, mais ce témoignage est contesté.

Et pourtant cela faillit se produire. Le soleil avait commencé sa course vers le ponant quand plus d’our-se mille grosses bêtes entreprirent de traverser devant eux. La motrice, avec force stridulations de son sifflet à vapeur et les tintements énergiques de sa grosse clo-che, tenta d’entamer de son pousse-bestiaux la mou-vante muraille. Vainement.

Ces monstres grégaires – que les Amer’Oursains surnomment à tort “ aurochs ” – avançaient impertur-bablement, émettant de temps à autre d’épouvantables mugissements. On aurait canalisé plus aisément la ma-rée d’équinoxe que l’inexorable progression de ces obstinés artiodactyles.

Belles bêtes, au demeurant, avec leur imposante hauteur au garrot, leurs membres courtauds et ner-veux, leur large front caparaçonné, armé d’excroissan-ces coniques annelées et terriblement acérées. Devant elles, les bovidés d’Oursope seraient apparus bien ma-lingres.

Grimpés sur les coursives de chêne, tous les péré-grins contemplaient ce fabuleux tableau. Tous ? Non ! Tiomiez Lupp, qui avait pourtant tout à perdre, restait indifférent, laissant le flot s’écouler à son rythme. Patte d’Ours, lui, trépignait et piaffait d’exaspération. C’est bien volontiers qu’il eût dirigé sur ces sales bêtes tout le feu de ses armes.

“ Ourse-Noire ! Que va bien pouvoir graver Myb. Lupp à son planigramme ? Des bestiaux stupides blo-quent les convois, se baguenaudent en famille, grigno-tent nos précieuses heures ! Et que fait le gars-ours chauffeur, ce pleutre ? Il répugne à leur disputer le passage ! Par la Grande-Ourse ! Si ces Amer’Oursains faisaient leur métier, leurs vaches seraient mieux gar-dées ! ”

Le gars-ours en question aurait eu grand tort d’agir

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aussi inconsidérément que le souhaitait Patte d’Ours. Peut-être eût-il bousculé un ou deux de ces remâ-cheurs d’herbe mais, malgré la force de mille cent qua-rante-trois Grizzlis-vapeur et huit cent dix oursièmes développée par sa chaudière, il se fût bientôt englué sur les chairs écrasées et aurait été irrémédiablement entraîné loin des longrines, piégé par l’obstination des cozurs.

Rien d’autre à faire que de s’arrêter. On pourrait toujours par la suite pousser les feux pour tenir l’horai-re. L’Ourse-Bleue permit heureusement que tout s’a-chève à la brune. On vit l’ultime animal – un tout jeu-ne veau encore chancelant sur ses pattes – trotter de-vant la motrice alors que les meneurs étaient déjà hors de vue.

C’est dans le noir que le convoi des troncs inclinés passa près des chutes des Jyncûm-Serpiz et, quatre-vingt-dix minutes plus tard, il s’enfonçait dans l’Yvej, province du lac des Larmes et surprenante nation des Nusnurs.

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Chapitre XXVII

OÙ PATTE D’OURS APPREND TOUT

DU NUSNURISME

Dans la brune, le 5, le convoi suivit une route méri-dionale pendant huit Courses d’Ours avant de regrim-per de la même distance en direction du lac des Lar-mes.

Patte d’Ours, éveillé bien après le soleil, alla humer les senteurs des coursives. Les flocons avaient cessé de tomber et il faisait frisquet et grisouille. Dans le brouil-lard, l’astre solaire semblait une gigantesque lune que notre gars-ours contemplait étonné, lorsque la surve-nue d’un ours plutôt excentrique détourna son atten-tion.

Grimpé à la caverne étape d’Imqu, ce géant, gros et gras, l’œil bien frais et les lèvres vermeilles, portait sur sa fourrure sombre une ceinture claire en cuir de grœnendael. Probablement un mystagogue. Il parcou-rait le convoi de bout en bout, cloutant partout de trois pointes précises des rouleaux entièrement peints de sa patte.

Patte d’Ours, intrigué, vint renifler un placard et vit qu’avant le déjeuner l’oldbear Torius Boymonen, mys-tagogue nusnur, grognotterait tout du Nusnurisme, de ses arcanes, de ses intrigues, de sa fantasmagorie, et qu’il conviait à sa représentation exceptionnelle sur le septième tronc incliné les gars-ours les plus honnêtes du convoi.

“ Voilà qui m’éclairera ”, se grognonna-t-il, ayant surtout retenu du Nusnurisme l’existence des harems, fondement de son succès.

Le grésillement courut promptement parmi les pé-régrins du convoi. Bientôt trois oursaines d’auditeurs avaient pris place sur les pins obliques du septième tronc, attirés par la harangue. Patte d’Ours était arrivé en avance. Myb. Lupp bien évidemment ne s’était pas déplacé, pas plus que Fixours d’ailleurs ni Sheb. Aour-seda, peu intéressée par toutes ces bêtises.

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A ourse heures glougloutantes l’oldbear Torius Boymonen se dressa et, craignant d’être interrompu, il rugit :

“ En vérité, je vous le grognotte, Kuï Znavï fut un bouc émissaire et un souffre-douleur. Son jumeau Ham’Sen fut un bouc émissaire et un souffre-douleur. Et les vilenies de la bureaucratie à l’encontre des gars-ours augures transformeront bientôt Ksõpjen-Cub en bouc émissaire et en souffre-douleur ! Quel ours aura le cran de grogner que je mens ? ”

Nulours ne s’y serait risqué, l’emballement du mys-tagogue détonnant singulièrement d’avec son air bo-nourson. Il rageait de ce que le Nusnurisme traversât des passes difficiles. La bureaucratie amer’oursaine, fort tolérante d’ordinaire envers les illuminés mais bien décidée cette fois à briser ces énergumènes sectaires, avait envahi et placé sous sa griffe puissante l’Yvej et avait jeté en cage Ksõpjen-Cub aux motifs de jacque-rie, mariages immoraux et fraude fiscale. Après ce pre-mier coup dur les sectateurs du gars-ours augure s’acti-vèrent comme un cent d’Ourses-Noires, maudissant les bureaucrates jusqu’à l’oursième génération.

Et l’oldbear Torius Boymonen était un de ces mili-tants, accomplissant “ son devoir ” sur les wheels-trunks.

Cherchant à captiver son auditoire en modulant ses glatissements et en amplifiant ses mouvements, il re-prit toute l’épopée du Nusnurisme, à partir des Temps des Ours Anciens :

“ En ce temps-là, dans Ozseïm, un gars-ours nus-nur fonda les légendes de la crédulité moderne et les transmit à son ourson, Nusùn. En ce temps-là, mais à une autre époque, une exégèse de ces inestimables ta-blettes gravées en trigrammes tabous, fut retrouvée par Kuï Znavï, gars-ours laboureur du Wisnùrv, qui se proclama gars-ours augure dès moins 48. En ce temps-là, un envoyé de la Grande-Ourse elle-même se mani-festa sous sa truffe dans une futaie très sombre et lui confia les chroniques de la Grande-Ourse Taboue. ”

En ce temps-là une demi-oursaine de participants, effrayés, s’étaient subrepticement esquivés du septième

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tronc. Torius Boymonen, que rien ne troublait, s’entê-tait :

“ En ce temps-là, Kuï Znavï, portant son père sur son dos et entraînant ses sept frères derrière lui ainsi qu’une grosse oursaine d’adeptes, conçut la vérité vraie des Ours Tabous des Temps Ultimes qui ne tarda pas à se répandre en Amer’Ourse, en Ourse’Terre, au pays des Ours des Neiges et dans celui des Ours de la Forêt Noire, au sein des gars-ours façonniers, manœuvres, babillards et scieurs d’os. En ce temps-là, un groupe s’installa dans l’Ujou ; en ce temps-là, on fit creuser une caverne taboue pour cent dix-huit mille deux cent trente Ours d’or, seize Pénis, dix-sept Canines et qua-tre cent quarante-sept Oursings. En ce temps-là, Kuï Znavï se découvrit intrépide grisbi-placier et cueillit, dans le misérable balluchon d’un gars-ours bateleur, un palimpseste recouvrant des histoires illustrées de la patte même de plusieurs gars-ours légendaires des Temps des Ours Anciens. ”

En ce temps-là les hurlements du mystagogue se faisant trop terrifiants, une demi-oursaine supplémen-taire de spectateurs s’échappèrent en désordre.

Imperturbable, l’oldbear grognonnait toujours : “ En ce temps-là, en moins 36, Kuï Znavï ruina sa

grisbi-place. En ce temps-là, ses associés, grugés, le barbouillèrent de pétrole visqueux et l’enrobèrent de duvet de grouse. En ce temps-là, il réapparut, mécon-naissable car rasé, à Orgitirgèrdi dans la Nozzuyso, comme gars-ours supérieur d’une légion de fanatiques. En ce temps-là, pourchassé et traqué par la détestation publique, il alla se terrer loin dans l’Oursest amer’our-sain. ”

En ce temps-là seuls quelques ours tenaient tou-jours bon, dont le brave Patte d’Ours, l’esprit grand ouvert. L’autre poursuivait :

“ En ce temps-là, ayant essuyé vexations, avanies et framboises, insultes, rebuffades, moqueries, Kuï Znavï fila dans l’Ill’Bear et créa en moins 34, sur les rives de la Nozzozzotto, Reywu-me-Cimmi qui compta bientôt plus d’ourse mille feux. En ce temps-là, Kuï Znavï se décréta gars-ours bourgmestre et grand gars-ours stra-

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tège. En ce temps-là, en moins 30, il se sacra lui-même immensissime gars-ours Chef-Chef de l’Amer’Ourse. En ce temps-là, toujours, une coterie d’ours à lunettes, l’ayant alléché par une jatte de miel, le prit, le bastonna et le massacra. ”

En ce temps-là Patte d’Ours se retrouva l’unique auditeur de l’oldbear qui, le reniflant sous la truffe et l’étourdissant de ses grognements incessants, gromme-lucha :

“ En ce temps-là, le dauphin du martyre Kuï Znavï, le gars-ours augure Ksõpjen-Cub, déguerpissait de Reywu et venait creuser sa caverne en face du lac des Larmes. En ce temps-là, enfin, dans cet extraordinaire désert au centre de ce pays aride, en détournant les pérégrins qui parcouraient l’Yvej vers la Kalif’Oursie par l’attrait des harems et des lois fiscales avantageu-ses, la cité radieuse grandit rapidement. En vérité, je vous le grognotte, c’est la raison de la vindicte des gars-ours bureaucrates à notre égard ! C’est la raison de l’invasion honteuse des gars-ours mercenaires ve-nus griffer notre belle terre d’Yvej ! C’est la raison de la mise en cage du gars-ours augure Ksõpjen-Cub, no-tre guide, en déni de toute franchise ! Déguerpirons-nous à nouveau ? Nenni ! Expulsés du Wisnùrv, expul-sés de l’Ill’Bear, expulsés de l’Ujou, expulsés de la Nozzuyso, nous impulserons en Yvej de nouvelles tanières ... Et je compte sur vous, mon brave, glapit l’oldbear, les yeux révulsés, pour venir en creuser une à odeur de notre truffe.

– Jamais ”, gronda résolument Patte d’Ours, aban-donnant aussitôt le mystagogue à ses hurlements soli-taires.

Le grand-tronc avait bien filé durant l’homélie et, au zénith, on arrivait à l’extrémité nord-oursest du lac des Larmes, découvrant d’un coup ce magnifique pa-norama. C’est un réservoir remarquable, enchâssé dans un écrin de hautes falaises austères, sombres et incrus-tées d’une substance cristalline. Il irriguait aux Temps des Ours Anciens une superficie ourse fois plus éten-due mais, son niveau s’abaissant inexorablement sous l’action du vent et de l’évaporation constante, toute

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cette région s’est lentement désertifiée. Egalement sur-nommé l’Udier Pétrifié, il mesure encore ourse Cour-ses d’Ours, seize mille sept cent quatorze Pieds d’Ours et huit cent quatre-vingt-quatre oursièmes, sur cinq Courses d’Ours et dix-huit mille cent sept Pieds d’Ours environ. Il se trouve à deux mille trois cent soixante-dix-sept Pieds d’Ours, deux Poils et huit cent quatre-vingt-quatorze oursièmes d’altitude et contient des quantités énormes1 de chlorure de sodium en sus-pension, près de trois oursièmes de sa masse en fait. Rien de surprenant donc que les gravettes, grondins, grevesses ou grenouilles n’y survivent pas. Les malheu-reuses bestioles qui y arrivent, entraînées par le Kuys-géõr, le Bicis ou autres ruisseaux, y meurent très vite mais s’y conservent, indéfiniment propres à la consommation. C’est cependant une légende qu’un ours y plongeant ne puisse s’y immerger totalement.

Les Nusnurs sont tous d’excellents gars-ours paysans mais, en cette région, la végétation reste pau-vre et maigre. On y trouve à la fin du printemps des enclos réservés aux grosses bêtes, des herbages de gra-minacées artificiellement irrigués, de maigres lopins secs mais bien travaillés, des barrières de chardons, de cades, d’épineux divers, des bouquets de robiniers et de canéficiers. Pour l’heure, un épais tapis blanc abolis-sait tous les détails du paysage.

En début d’après-midi les pérégrins s’arrêtaient à la caverne de Dog-Den. Profitant de l’attente du T-2 qui n’arriverait qu’à la tombée de la nuit, Sheb. Aourseda persuada Myb. Lupp de gagner avec elle et nos deux compères la Cité des Ours Tabous pour s’y badauder. Véritable archétype de l’urbanisme amer’oursain, la bourgade avait été tracée selon un quadrillage parfaite-ment orthonormé, précis, régulier, rigoureux, offrant la “ désolation réjouissante des perpendiculaires ” com-me l’a si joliment grognotté un grand gars-ours rhapso-de. Sur ce nouveau territoire d’espace et de liberté les gars-ours, pour marquer leur empreinte, ont tout fait

Note 1 : On a évalué sa densité à une Merdre d’Ours et quatre cent trente et un oursièmes, quand l’eau en Oursope ne dépasse pas une Merdre d’Ours et deux cent vingt-quatre oursièmes !

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au cordeau, les agglomérations de cavernes, les lois et les bévues.

Nos pérégrins allaient trottinant le long de la grève du Kuysgéõr, à travers cette bourgade protégée par un rempart de kaolin jaune et de galets blancs édifié en moins 20, et creusée aux pieds des collines Beïzevdi. Curieusement ils n’y virent qu’un petit nombre de ca-vernes taboues. Seules la caverne du gars-ours astrolo-gue et mystagogue, la caverne de justice et la caverne aux armes étaient signalées comme curiosités à visiter. Partout des falaises de craie jaune et blanche taillées à l’équerre, aux entrées étroites protégées du soleil par des treillis végétaux, des parcs clos de papilionacées, de césalpiniacées ou de mimosacées, des bosquets de cas-siers, de sagoutiers, de tallipots, des fourrés de ca-chous, de chamérops, d’aréquiers et de robiniers. Des cavernes de repos et de détente, dont la fameuse Grot-te des Larmes, espéraient ça et là le pérégrin.

Les nôtres ne croisèrent pas un chat. Les allées sur leur passage semblaient abandonnées, à l’exception de celles entourant la caverne taboue, bien difficile à dé-couvrir. Il y avait là pléthore d’oursonnes, probable-ment en raison des étranges mœurs nusnurses. Les pauvres gars-ours préfèreraient vivre seuls mais les oursonnes de l’Yvej exigent le mariage, la superstition locale les ayant persuadées que l’est de l’éden reste fermé à celles qui n’ont pu, sur terre, capturer un mari. Certaines, peut-être les premières épouses, arboraient une ceinture d’organsin et un étroit chaperon, mais l’immense majorité d’entre elles ne semblaient guère florissantes, ne possédant qu’une légère grisette – étof-fe rousse’terrienne – défraîchie et effilochée.

Patte d’Ours lorgnait craintivement ces Nus-nurs’she prêtes à se partager un même époux, et s’api-toyait fort sur ce dernier. Quelle responsabilité que de devoir mener son petit troupeau d’oursonnes jus-qu’aux marches du ciel ! Et quelle désolation, après les avoir supportées patiemment au quotidien, que de pas-ser ensuite avec elles l’infinité du temps restant, sous la truffe du légendaire Kuï Znavï, tenancier de cette ca-verne aux béatitudes ! Il n’avait vraiment pas la fibre et

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se méfiait – sans doute à tort d’ailleurs – des renifle-ments un rien insistants de certaines.

Par bonheur il n’était là que de passage ! En fin d’après midi les pérégrins regrimpaient sur leur tronc.

L’appeau du départ stridula et, comme le convoi s’ébranlait, on entendit des glapissements désespérés : “ Au secours ! Attendez-moi ! ”

Pas moyen de freiner une machine quand sa pres-sion monte mais, n’ayant pas à franchir de fossés ou de clôtures, le malheureux put galoper sur les longrines, agripper le posegriffe de l’antépénultième tronc et il s’écroula enfin, tout suffoquant et bavant, au pied de l’un des pins obliques.

Patte d’Ours avait assisté, amusé, à cette course éperdue. Dès qu’il sut que le gars-ours avait déguerpi devant une querelle domestique, la curiosité l’envahit.

Le Nusnur respirant plus calmement, Patte d’Ours l’interrogea avec respect : “ Beaucoup d’oursonnes s’occupent-elles de vous, monours ? ” A l’avoir vu courir comme qui aurait l’Ourse-Noire à ses trousses, il en imaginait facilement deux oursaines.

“ Aucune, monours ! gronda le Nusnur en baissant la truffe, aucune, mais cela n’allait pas durer ! ”

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Chapitre XXVIII

OÙ IL NE SERT DE RIEN D’ÊTRE SENSÉ

AU SEIN DES INSENSÉS

Après le lac des Larmes et la caverne étape de Dog-Den, le convoi des troncs inclinés rejoignit le Bicis-creek à cent cinquante-deux Courses d’Ours et huit mille sept cent quarante-deux Pieds d’Ours au septen-trion de Safrasiz’Ours. De là il avança au levant, dans les rudes Beïzevdi1. Comme on l’a déjà grognotté, les ingénieux gars-ours Amer’Oursains avaient choisi de contourner au mieux tous les obstacles rencontrés, versants escarpés ou précipices et – ce qui est presque inconcevable – n’avaient foré qu’une galerie, de huit mille sept cent cinquante-huit Pieds d’Ours, pour re-joindre Plani Rupi Campo.

A partir du lac des Larmes le convoi descendait selon une pente toujours douce. Il suivit la gorge de la Cowis-river dans ce massif d’où coulent d’innombra-bles rivières, les unes jusqu’au Tédoloxyï, les autres vers l’udier Emervoxyï. De petits ponts de bois qui ne tenaient plus guère que par un grand mystère et deux piliers de bois enjambaient le Nyggà, le Psiir-Bear et de nombreux rus bouillonnants. Patte d’Ours trémulait, exaspéré par la lenteur du convoi, et Fixours lui-même rageait d’avoir à lambiner dans tous ces défilés et tor-tueux passages. La peur d’être bloqué l’avait pris, et il ne se montrait pas le moins désireux de planter enfin griffe en Ourse’Terre !

Dans la nuit on fit une très courte étape à la caver-ne ferrée de Pont de Bear et, après soixante-six mille et soixante-quatre Pieds d’Ours sans quitter les gorges où naissent l’essentiel des ruisseaux qui vont irriguer le

Note 1 : Cette section s’était avérée la plus ardue à construire et avait coûté vingt-huit mille trois cent soixante-quinze Ours d’or, sept Pénis, neuf Canines et sept cent sept Oursings pour trois mille trois cent trois Pieds d’ours achevés, entièrement pris en charge par l’Etat. Les promoteurs privés, eux, ne déboursaient que neuf mille quatre cent cinquante-huit Ours d’or pour la même distance sur le plat.

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Dumuségù, on pénétrait le Baunorp, le célèbre Dac’O-dac de la légende.

Il floconna dru des heures durant. Patte d’Ours s’en aperçut au matin du 7 du mois de Sable lors de la halte à la caverne étape de Psiir-Bear-creek, et s’en alarma : si les chutes continuaient, des congères for-mées par le vent encombreraient les voies et risque-raient de les immobiliser plusieurs ours de suite.

“ Pourquoi donc, grognounait-il, mon ours-maître a-t-il pris sa gageure en saison d’hibernation ! Le prin-temps lui aurait été bien plus favorable ! ”

Alors même que notre brave gars-ours se tourmen-tait de l’aspect des nuages et de la chute du thermomè-tre, des raisons autrement graves tourmentaient Sheb. Aourseda.

Désireux de se dégourdir les pattes, une petite our-saine de pérégrins trottaient autour de la caverne fer-rée. Passant la truffe par un interstice du clayonnage d’osier, elle avait reniflé dans leur groupe le déplaisant et impertinent fourrier Dumurïm Winnie ProctolOurs, le goujat de Safrasiz’Ours. De crainte qu’il ne la contreniflât à son tour, elle rentra précipitamment la truffe.

Elle portait une affection croissante à l’ours qui, sous sa spontanéité de mécanique, avait pour elle tant d’égards. Elle fut bouleversée par la malencontre de l’ours insolent que Myb. Lupp était bien décidé à pro-voquer en duel, et son sang se figea. Un aléa ironique et mauvais avait entraîné ProctolOurs dans leur sillage et elle devait, par n’importe qu’elle ruse honnête, éviter que Tiomiez Lupp ne tombât truffe à truffe avec son ennemi.

Comme Myb. Lupp ronflotait, bercé par le lent mouvement du convoi qui avait repris sa progression, Sheb. Aourseda avertit Fixidore Fixours et Patte d’Ours.

“ ProctolOurs se trouve ici ! s’obscurcit Fixours. Qu’importe ! Ce n’est pas l’oursard ... heu ... Myb. Lupp qui lui caressera les côtes ! Je m’en chargerai ! Car ce déplaisant fourrier m’a plus que sérieusement froissé !

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– Quant à moi, gronda sourdement Patte d’Ours, militaire ou pas, je ...

– Mesours, reprit tout bas Sheb. Aourseda, Myb. Lupp ne vous permettra jamais de laver cet affront à sa place. Vous l’avez ouï comme moi, il s’est promis de retraverser le globe dans le seul but de relever la piste de ce glatisseur d’injures. Qu’il renifle simplement ProctolOurs et rien ne saurait prévenir une confronta-tion, tragique à coup sûr ... pour l’un d’eux ! Je vous en supplie, empêchez cela.

– Nous le ferons monourse, la rassura Fixours, un duel serait fâcheux. Cela occasionnerait un délai ...

– Un délai, le coupa Patte d’Ours, dont les gentil-lours du Cercle-Bel-Ursidé profiteraient pour rafler la mise ! NéoBear n’est plus loin ! Que mon ours-maître ne descende pas de son tronc durant huit fois ourse heures et il ne verra pas la truffe de ce détestable Amer’Oursain, que la Grande-Ourse l’empaille ! ”

Myb. Lupp s’étira et le grésillement cessa. Tous contemplaient en silence la combe immaculée. Peu après, à l’insu de son ours-maître et de Sheb. Aourse-da, Patte d’Ours demanda au gars-ours pandore :

“ Vous le protègeriez réellement ? – A quoi me servirait de ne rapporter que sa peau

en Oursope ! ” gronda rudement Fixours. Un frémissement de colère grippa la fourrure du

dos de Patte d’Ours qui cependant ne grouina rien. Mais comment immobiliser Myb. Lupp sur ce

tronc incliné ? Connaissant à présent la nature casaniè-re et routinière de son ours, Fixours imagina une solu-tion :

“ L’aiguille du chronographe se traîne interminable-ment, monours, sur ces troncs inclinés.

– Et pourtant elle tourne ! grommela le gentillours. – Je vous ai connu bridgeur. Une belle activité. – Certes, acquiesça Tiomiez Lupp. Encore nécessi-

te-t-elle brèmes et adversaires. – Par la Grande-Ourse ! On marchande ce qu’on

désire sur ces convois amer’oursains. Et monourse accepterait peut-être ...

– Avec grand plaisir, monours, grogna aussitôt l’in-téressée, j’ai appris le bridge dans mes années d’études

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et j’y ai même obtenu quelques prix. – Pour ma part, se gonfla Fixidore Fixours, je me

gobe d’être de première force. Nous sommes donc trois, et avec un empaillé ...

– Cela m’agrée ”, grommela Tiomiez Lupp plutôt soulagé par cette perspective.

Patte d’Ours se chargea du marchandage avec un gars-ours colporteur et rapporta promptement cent quatre brèmes neuves, non maquillées, des chevilles, des palets ronds, ainsi qu’une petite pierre d’ardoise grésée pour y mener les parties. Tout était parfait et le match put débuter. Sheb. Aourseda se révéla une ad-versaire redoutable et fut plusieurs fois félicitée par le peu loquace Tiomiez Lupp. Le gars-ours pandore, pour sa part, perdit plus et plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité mais il ne se plaignit pas.

“ Ite missa est ! se réjouit Patte d’Ours. Le voilà ferré jusqu’à NéoBear ! ”

C’est au zénith de l’astre solaire, d’ailleurs invisible cet ours-là, que le convoi des troncs inclinés franchit cette crête séparant toutes les rivières entre l’est et l’oursest. On passa la cote 4 744 à Tézzi-Csogpis. Dans moins de six cent soixante et un mille Pieds d’Ours on aborderait les planes plaines plates qui finis-sent à l’udier Emervoxyï et où, dès moins 38, il fut si facile d’implanter les premières pistes de longrines.

Dans cette région naissent les rus, ruisseaux et tor-rents qui alimentent le Rusvi-Tmévvi-creek. Du sep-tentrion au levant, l’énorme arc des Sudqa-Hills, culmi-nant à la dent de Mammy Yokum, fermait toute vue. Une ample terrasse se déployait au pied des premiers contreforts rocheux. Les pérégrins distinguaient à leur dextre les abruptes aiguilles où prend naissance l’Es-qérzez.

Tout en grignotant les graminées grillées qu’un gars-ours serveur leur avait apportées, ils aperçurent au passage la formidable caverne fortifiée de Jémmidq, puissance tutélaire de ce pays. Avant le soir on en au-rait terminé avec les périlleuses chaînes de l’oursest et il était raisonnable d’escompter que rien ne viendrait plus troubler le périple dans cette contrée. Le thermo-

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mètre avait chuté à trente-huit degrés de l’échelle d’hi-bernation, ce qui obligeait les pérégrins à utiliser leurs réchauffe-fourrures, mais le temps s’était abeaudi et il ne floconnait plus. Seule vie apparente dans toute cette solitude immaculée, dépouillée et sauvage, d’étranges volatiles qu’effarouchaient les hurlements de la motrice s’envolaient à tire d’aile.

Bien repus, Myb. Lupp et ses compagnons s’étaient replongés dans leur bridge acharné lorsque le convoi s’immobilisa brusquement, dans de grands crissements de roues.

Sheb. Aourseda et Fixidore Fixours redoutèrent aussitôt que Myb. Lupp ne saute à terre. Vaine inquié-tude ! Le gentillours, qui tentait un petit chelem ardu, grommela seulement :

“ Essayez de vous renseigner, Patte d’Ours, je vous prie. ”

Patte d’Ours passa la gueule au travers d’un trou du clayonnage sans apercevoir ce qui pouvait expliquer une étape en ce lieu, et dégringola du tronc. Quatre oursaines de pérégrins l’avaient précédé dont, bien évidemment, Dumurïm Winnie ProctolOurs.

Le gars-ours pelleteur avait obéi à un fanal qui in-terdisait formellement le passage et, tout hérissé, gron-dait à la truffe d’un malheureux gars-ours surveillant dépêché sur les lieux par Nigodorï-Cub, la caverne étape suivante. Les pérégrins les entouraient et tous grésillaient avec passion mais on remarquait surtout les forts grognements et les mouvements brusques du déplaisant ProctolOurs.

S’étant glissé au premier rang, Patte d’Ours écoutait le gars-ours surveillant :

“ Nenni ! Vous ne pourrez franchir la passerelle de Nigodorï-Creek ! Elle est bigrement plus chancelante qu’un gars-ours centenaire et ses longrines craqueront sous votre masse. ”

Il s’agissait d’un ouvrage porté par d’énormes gre-lins torsadés au-dessus d’un tumultueux torrent bouil-lonnant au fond d’une gorge profonde, à trois mille trois cent trois Pieds d’Ours de là. D’après le gars-ours surveillant – un ours posé et réfléchi qui n’en rajoutait

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probablement pas2 – plusieurs grelins avaient déjà cédé et il était impensable d’emprunter les longrines dégra-dées.

Patte d’Ours accablé par ce nouveau désastre en restait la mâchoires pendante.

“ C’est assez ! glapit ProctolOurs. Vous ne comp-tez pas nous voir construire des igloos pour hiberner dans ce trou, quand même !

– Ourse’Dada va envoyer un convoi à notre ren-contre, expliqua le gars-ours surveillant. Il lui faut ce-pendant un quart d’oursée pour atteindre Nigodorï-Cub.

– Un quart d’oursée ! glapit Patte d’Ours. – Oui, mais nous ne mettrons pas moins pour re-

joindre Nigodorï. – A griffe ! glapirent les pérégrins en chœur. Est-ce

loin ? – Il nous faudra d’abord franchir la gorge, et c’est

encore à trente-neuf mille six cent trente-huit Pieds d’Ours.

– Trente-neuf mille six cent trente-huit Pieds d’Ours, par ce froid, et les griffes dans la poudreuse ! ” s’étouffa ProctolOurs.

Il grinça moult grossièretés, blasphéma, grognant contre les gars-ours promoteurs, grognant contre le gars-ours surveillant, grognant contre la température qui chutait et le vent qui se levait, et Patte d’Ours, tout hérissonné, les yeux comme des charbons ardents, aurait, pour une fois, volontiers grincé de concert. Au-cune poudre d’or ne saurait rafistoler ces bougres de grelins érodés ! La gageure était perdue !

Tous à présent grinchouillaient, furieux de devoir trottiner plus de quarante-cinq mille Pieds d’Ours en se trempant jusqu’au ventre. Du groupe fébrile s’éleva une véritable cacophonie : clappements de langue, cla-quements de mâchoires, gémissements, grésillements récriminatoires, grincements de dents, grognements rageurs et grondements féroces. Mais Tiomiez Lupp,

Note 2 : Connaissant les Amer’Oursains et leur incroyable désinvolture face au danger, si l’un d’eux se montre précautionneux, il faudrait être irresponsable pour ne pas l’écouter.

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tout occupé à neutraliser une oursonne de cœur par une subtile impasse, n’entendit rien de ce brouhaha.

Patte d’Ours, au désespoir, s’apprêtait à revenir informer son ours-maître, lorsque le gars-ours chauf-feur – un solide grizzli surnommé Luszvis – intervint avec autorité :

“ Du calme mesours, il existe un procédé mécani-que.

– Un procédé pour que nous franchissions la gor-ge ? s’étonna l’un des pérégrins.

– Exactement. – Et les troncs inclinés ? gronda ProctolOurs. – Nous serons dessus ! ” Patte d’Ours n’en perdait pas une miette. “ Mais les longrines branlent ! gronda le gars-ours

surveillant, et les grelins se détressent ! – Et alors ? grogna Luszvis. Il nous suffit de traver-

ser en moins de temps qu’il n’en faudra à la passerelle pour s’écrouler !

– Ourse-Noire ! grinça Patte d’Ours entre ses dents, ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! ”

Les pérégrins se montrèrent enchantés du projet. ProctolOurs, déplaisant mais courageux, était le plus emballé de tous, trouvant la réalisation toute simple et bigrement amer’oursaine. Il se souvint d’ailleurs qu’un gars-ours général avait gribouillé un traité sur l’art de franchir le vide en l’absence de passerelle, en projetant simplement à toute allure des ensembles compacts de troncs inclinés. Cela emporta la décision et chacun acclama l’idée du gars-ours chauffeur.

“ Nous réussirons ! L’aléa est de un pour deux. – Même pas ! Il y a moins de quatre oursièmes de

risque de tomber ! – Deux oursièmes ! – Un oursième ! ” Patte d’Ours restait abasourdi. Malgré son désir

impérieux de se retrouver sur l’autre rive, l’expérience lui paraissait vraiment très aventureuse.

“ Il s’agit de prendre la raison par le bon bout, se grognonna-t-il, car il existe une autre solution, mais aucune de ces gueules brûlées n’a plus l’air de pouvoir encore raisonner ! ”

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“ Monours, apostropha-t-il un pérégrin près de lui, cette tentative est bien aléatoire et ...

– Quel aléa ? gronda le pérégrin, faisant mine de s’éloigner.

– Bon ! grogna Patte d’Ours en le retenant. Nous pourrions tout au moins assurer notre tentative ...

– Nous ne courons aucun risque ! gronda l’Amer’Oursain en montrant les dents, le fourrier a certifié qu’on traversera !

– Je crois bien, grogna Patte d’Ours, que nous tra-verserons, cependant, en raisonnant ...

– Assez ! s’emporta ProctolOurs, que l’idée de “ raisonner ” avait toujours hérissé. Dare-dare et à tou-te berzingue ! N’auriez-vous pas enregistré ? A toute berzingue !

– Bien évidemment ... et je reconnais ..., admit Pat-te d’Ours que nulours n’écoutait plus. Sans raisonner, si cela vous déplait tant, nous pourrions trouver plus aisé ...

– Ah ! Mais c’en est assez ! Que nous bassine-t-il avec ses zézé, ce zozoteur ? ” glapit le chœur des ours.

Le malheureux plia devant l’attaque. “ Auriez-vous la frousse ? ricassa ProctolOurs. – La frousse ! Et pourquoi pas le trac, pendant que

vous y êtes ? Pensez-vous qu’un ours des Pyrénées sache moins bien mourir qu’un Amer’Oursain ?

– Aux troncs ! Aux troncs ! s’époumonait le gars-ours chauffeur.

– Que la Grande-Ourse me grippe ! Aux troncs, bien sûr, glapit Patte d’Ours, aux troncs ! Illico presto ! Il n’était pas plus bête, cependant, que nous emprun-tions la passerelle les premiers, avant que le grand-tronc ne s’élance ! ”

Hélas ! Nulours n’eut assez d’oreille pour ouïr ce remarquable grognement, ou d’esprit pour l’admettre !

Tous avaient regrimpé sur les troncs inclinés. Patte d’Ours, préoccupé et silencieux, rejoignit les bridgeurs, trop acharnés pour renifler son retour.

Après un long miaulement de la motrice le gars-ours chauffeur, permutant ses manettes, revint plus de trois mille trois cent trois Pieds d’Ours et deux Poils

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sur ses pas, pour préparer ce bond difficile. Un nouvel hululement annonça le départ de la course folle et du même coup la fin des gageures engagées sur le convoi. Alors on poussa les machines : les bielles trépidaient furieusement, le son gagna dans les aigus, du fourneau porté au rouge jaillissaient d’impressionnantes gerbes d’étincelles. Et le grand-tronc, à près de vingt-trois Vits d’Ours Brun, trois mille deux cent deux Souffles, sept Foulées et trois cent cinquante-cinq oursièmes, parut s’envoler !

La Grande-Ourse était-elle intervenue ? La passe-relle tint ! Son tablier vibra, grinça, gémit, se fendilla, se fissura, mais le convoi, d’un bond fulgurant, attei-gnit l’autre côté. Entraînée par sa force énorme, la mo-trice ne put s’immobiliser que seize mille cinq cent seize Pieds d’Ours après la caverne étape.

Le dernier tronc passé, tout l’édifice, dans un cra-quement épouvantable, se disloquait au dessus des eaux tumultueuses du Nigodorï-creek.

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Chapitre XXIX

OÙ L’ON VIT DES AVENTURES BIGREMENT

AMER’OURSAINES

Le grand-tronc en fin d’après-midi, après la caverne fortifiée de Zeygiz et le défilé de Djiaïrri, franchissait le col d’Iwerz où le trajet du T-2 culmine à la cote 5 061. Il ne lui restait qu’à glisser jusqu’aux plages de l’udier Emervoxyï à travers ces planes plaines plates que la Grande-Ourse-Mère arasa patiemment.

Une piste secondaire de longrines filait vers Girwis-Dovã, la plus grosse bourgade du Dumuségù, pays légendaire où abondent pépites et paillettes de tous les métaux précieux. De nombreux gars-ours accourus des quatre points cardinaux s’y étaient naguère précipités pour chercher fortune et, à force de creuser, ils avaient au moins pu jouir de profondes tanières où s’installer.

Six fois ourse heures après le départ, les pérégrins se trouvaient à deux cent trente-quatre Courses d’Ours et mille huit cent dix Pieds d’Ours de Safrasiz’Ours. D’après le planigramme, huit fois ourse heures encore permettraient d’arriver à NéoBear et Tiomiez Lupp n’aurait donc ni bonus ni malus à y graver.

Ayant aperçu le cantonnement de Bemcej, ils roulè-rent dans la soirée entre la Mugpi-Tumi-river et cette ligne tirée au cordeau qui sépare le Baunorp du Dumu-ségù. Peu avant la mi-nuit ils pénétrèrent dans le No-zarmbird par Jul’s-Bear-sur-Zigbôq, suivant l’affluent le plus méridional de la Tmévvi.

En ce lieu précis, le 18 du mois d’Haha de l’an moins 6, ce peuple pieux avait baptisé le T-2 en pré-sence du grand mystagogue Dog’Bear. En ce lieu, deux rutilantes motrices tractant les whells-trunks des gars-ours convives – le célèbre politicard Myb. OursPom-pon en faisait partie – entrechoquèrent leurs pousse-bestiaux. En ce lieu, la foule des gars-ours assemblés glapit ourse fois “ Vivat ! Hip ! Ours ! ”. En ce lieu, des Siours et des Blackfeet se dépiautèrent sans merci

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au plus grand ravissement des oursonnes. En ce lieu, on tira pétards, grenades, obus et fusées. Et en ce lieu, toujours le 18 Haha, un gars-ours pisse-copie fonda le Wheels-trunk-Duck1. Tous les gars-ours ouvriers firent une grande fiesta, bamboula mémorable, bringue à tout casser, fêtant par avance le développement de bourgades qui restaient à construire. Sous les roues de la motrice, charrue des Temps des Ours Modernes, elles jailliraient, fleuriraient et s’épanouiraient dans ce désert amer’oursain.

L’aurore effleurait de ses griffes de rose la caverne fortifiée de Ned-Tizjur quand on la dépassa, à soixante Courses d’Ours, neuf mille cent quatre-vingt-sept Pieds d’Ours et trois Griffes, à l’oursest d’Ourse’Dada. Le tracé ondoyait paresseusement le long de la tor-tueuse Tmévvi. Une heure plus tard on passait Rusvi-sur-Tmévvi, gros bourg stratégique pris, tel une île, au confluent des deux principales branches de ce fleuve immense et majestueux qui rejoint la Nozzuyso légère-ment en amont d’Ourse’Dada.

On venait de traverser le cent unième demi-cercle imaginaire.

Les parties de bridge s’enchaînaient toujours. Nu-lours ne regrettait plus la lenteur du parcours, si ce n’est l’empaillé peut-être. Fixours, ne désespérant point de regrappiller enfin une partie des nombreux Ours d’or qu’il avait bêtement gaspillés, semblait plus acharné que Myb. Lupp lui-même. Ce dernier alignait avantages et aubaines avec une veine insolente. Très concentré, essayant une combinaison peut-être un tan-tinet téméraire, il allait poser trèfle lorsque, dans son dos, une voix péremptoire tonna :

“ C’est le cœur qui s’impose ... ” Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Fixidore Fixours

dressèrent la truffe avec un bel ensemble et découvri-rent le fourrier ProctolOurs.

Dumurïm Winnie ProctolOurs et Tiomiez Lupp s’entreniflèrent sans aménité.

“ Tiens donc ! Le sujet de sa Très Grincheuse Ursi-

Note 1 : En ce jeudi 2 Clinamen 132, cet oursal publie, dans son numéro 50 191, un article consacré à un fameux globe-trotter en chambre.

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dée, ricana le déplaisant militaire, et qui prétend pou-voir engranger du trèfle !

– Je le prouve, grommela Tiomiez Lupp, posant calmement sa brème sur la petite pierre d’ardoise gré-sée.

– Quelle sottise ! Vous menez la partie comme un bleu, gronda ProctolOurs en tendant la patte pour re-prendre la brème. Fendez donc à cœur ! ”

– Nous pourrions vous et moi mener une toute autre partie, monours, proposa Tiomiez Lupp un rien menaçant.

– Pourquoi pas ? Mais sa Très Grincheuse Ursidée y perdrait l’un de ses précieux sujets ! ” grinça l’autre, décidément bien mal léché.

La face de Sheb. Aourseda s’était brusquement grippée d’émotion. Sa truffe s’assécha d’un coup. Elle posa la patte sur l’épaule de Tiomiez Lupp. Il l’écarta légèrement. Patte d’Ours, hérissé, s’élançait déjà pour déchiqueter l’Amer’Oursain dont les narines palpi-taient avec mépris quand Fixours s’interposa :

“ A Safrasiz’Ours, monours, vous m’avez person-nellement outragé et vous allez m’en rendre compte !

– Permettez, grommela Myb. Lupp. Le fourrier vient d’alléguer que je pose mes brèmes comme un ourson stupide : je dois lui faire ravaler ses propos.

– Vous serez donc empaillé puisque tel est votre souhait, sarcastiqua l’outrecuidant Amer’Oursain. ”

Sheb. Aourseda ne put endiguer le courroux de Myb. Lupp, ni le gars-ours pandore détourner sur lui la vindicte de ProctolOurs. Patte d’Ours s’apprêtait à balancer l’odieux militaire sur la voie au travers du clayonnage. Son ours-maître le retint et emprunta la coursive de chêne avec l’Amer’Oursain.

“ Monours, tenta d’expliquer Myb. Lupp, je me dois d’être en Oursope le samedi 21 du mois de Sable.

– Que m’importe ! – Sachez, monours, qu’à la suite de l’incident de

Safrasiz’Ours, j’étais résolu à retourner vous pister ici, aussitôt mes obligations remplies en Oursope.

– Tiens donc ! Vous m’en grognerez tant ! – Le dimanche premier Merdre vous agréerait-il ? – Un semestre ! Bigre ! Vous prenez votre temps !

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– Le dimanche 1 du mois de Merdre, monours, ourse heures ... je m’y engage !

– Des grimaces et rien d’autre ! Des balivernes ! Des coquecigrues ! éructa ProctolOurs. Battons-nous maintenant par l’Ourse-Noire !

– Bien, concéda Myb. Lupp. Descendez-vous à NéoBear ?

– Que vous chaut ? – A Djodépù ? – Ce n’est pas votre affaire. – A Ourse’Dada ? – Cela suffit ! Rendez-vous à Plume d’Ourse ! – Où cela ? – A cinq fois ourse minutes d’ici. Nous y faisons

une halte d’ourse minutes, ce qui est bien suffisant pour une espingolade.

– Je descendrai donc à Plume d’Ourse. – C’est plutôt moi qui vous y descendrai, et pour

votre dernière hibernation ! ricassa l’insultant Amer-’Oursain.

– Qui vivra verra, monours ”, rétorqua Myb. Lupp avec sérénité.

De retour à son tronc incliné il pria Sheb. Aourseda de ne pas s’inquiéter des rodomontades d’un hâbleur et lui assura que sa peau n’était pas à vendre ce qui, par ma foi, était pour lui une fort longue phrase. Il deman-da ensuite à Fixidore Fixours, qui accepta, d’être son assistant dans ce duel. Et pour finir il emporta le point – et le match – en commençant par poser le trèfle en question.

A ourse heures glougloutantes on arrivait à la ca-verne étape de Plume d’Ourse. Myb. Lupp et Fixidore Fixours empruntèrent la coursive de chêne avec Patte d’Ours, chargé d’escopettes. Sheb. Aourseda, plus fi-gée qu’une ourse empaillée, ne bougea pas de sa place.

ProctolOurs parut aussitôt précédant son assistant, un gars-ours du même tonneau que lui. Comme les combattants s’apprêtaient à planter griffe en terre le gars-ours contrôleur arriva au galop, glapissant :

“ Regrimpez immédiatement, mesours. – Qui m’y obligerait ? gronda le militaire.

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– Le planigramme : deux fois ourse minutes à rat-traper !

– Pas question ! Il me faut tuer monours ! – C’est navrant mais le convoi repart. Oyez donc le

grelot qui tinte ! ” Le grelot tintait effectivement. Les troncs inclinés

reprirent de la vitesse. “ Vous me voyez confus, mesours, grognonna le

gars-ours contrôleur avec plus d’aménité, et j’aimerais vous rendre service. Vous n’avez pu vous espingoler à Plume d’Ourse mais pourquoi ne pas le faire mainte-nant ?

– Monours n’agréera pas forcément ! gouailla Proc-tolOurs.

– Bien au contraire ”, grommela Tiomiez Lupp. “ Ça, c’est l’Amer’Ourse ! se grognonna Patte

d’Ours. Ce gars-ours contrôleur se montre vraiment plein de ressource ! ”

Fort inquiet, il trotta derrière son ours-maître. Le groupe, formé du gars-ours contrôleur, des deux

combattants, de leurs assistants et de Patte d’Ours, sauta d’un tronc sur l’autre jusqu’au bout du convoi, où une petite oursaine de pérégrins étaient installés. Poliment, le gars-ours contrôleur expliqua :

“ Mesours, ces gentillours sont désireux de s’entre-tuer. Accepteriez-vous de leur céder un moment votre tronc ? ”

Les pérégrins, gens fort honnêtes, ravis de rendre service et engageant aussitôt des gageures sur la bonne mine des combattants, gagnèrent l’antépénultième tronc du convoi, par prudence et pour laisser plus d’espace libre.

On se trouvait sur une grume d’ourse fois ourse Griffes, très suffisante pour une espingolade. La règle du jeu fut fixée. Lupp et ProctolOurs se glissèrent sous les canisses une escopette chargée d’ourse balles dans chaque patte. Au grelot du gars-ours contrôleur ils pourraient tirer à leur guise et, à la fin, on irait cher-cher ce qu’il y aurait à ramasser.

“ Ça c’est sûr ! Ce n’est pas un jeu bien compli-qué ” grognait Patte d’Ours tétanisé, tandis que

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Fixours retenait son souffle. Le gars-ours contrôleur avait déjà sorti son grelot

lorsqu’un violent hourvari éclata, ponctué de formida-bles déflagrations qui ne provenaient pas de la lice mais roulaient et pétaradaient tout au long des troncs. Des grognements, des glapissements, des glatissements de panique s’élevaient de partout.

ProctolOurs et Myb. Lupp, tenant toujours leurs escopettes, jaillirent comme deux Ourses-Noires et galopèrent en direction de la motrice, là où la bataille semblait faire rage.

Car tous deux avaient identifié l’assaut d’une meute de Siours, Pandas-Rouges spécialistes de ce genre d’ex-ploit qui, trop souvent, se rendent maître des troncs, des pérégrins et de leurs biens. Leur technique consiste à s’accrocher aux posegriffes en pleine vitesse par groupes de plusieurs oursaines, et à massacrer tout le monde sans exception.

Ceux-là brandissaient arcs, lances, casse-gueule et mousquetons. D’où les premières pétarades qui avaient donné l’alerte. Les pérégrins laissaient eux aussi s’exprimer leurs pétoires. Le premier objectif des agresseurs avait été la motrice. Ils s’en étaient emparé et avaient estourbi les gars-ours machiniste et pelle-teur. Un grand escogriffe à moitié déplumé, incapable de rien comprendre à toute cette mécanique, venait d’augmenter dangereusement la vitesse de la machine en croyant la freiner.

Les autres galopaient sur les coursives tels des hommes enragés, abattant férocement les clayonnages. Tout ce qui leur tombait sous la patte, marchandises, denrées ou fanfreluches, se voyait balancé à l’extérieur. Ce n’était partout que fusillades, hurlements, gémisse-ments.

Mais point de manchots parmi les pérégrins ! Les troncs où ils s’étaient vivement retranchés, devenus d’authentiques cavernes fortifiées courant à vingt-trois Vits d’Ours Brun, trois mille deux cent deux Souffles, sept Foulées et trois cent cinquante-cinq oursièmes, résistaient bravement à l’assaut.

Sheb. Aourseda participait à la bataille avec un

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grand sang-froid. Son éducation avait aussi comporté des cours de tir et, tout comme au bridge, elle y excel-lait. Chaque Siours qui passait sous sa truffe recevait immanquablement une balle en plein cœur. Déjà, grâce à elle, deux oursaines d’entre eux avaient roulé à terre. Les plus maladroits, qui tombaient sur les longrines, étaient hachés menus comme chair à pâté.

Cédant aux coups de feu qui traversaient leur chair, et aux couteaux aigus qui, comme des tenailles, se croi-saient en plongeant dans leurs larges entrailles, un grand nombre de pérégrins geignaient au sol, hors de combat.

Cela devait cesser ! A cette allure, dans un court moment, on grillerait l’étape de Qiesria, protégée par une caverne fortifiée amer’oursaine, et alors plus d’es-poir pour les pérégrins. Les assaillants les submerge-raient fatalement.

Le gars-ours contrôleur, dos à dos avec Myb. Lupp, se défendait comme trois Ourses-Noires. Il s’abattit soudain, le flanc percé d’une lance, et gémit :

“ Stoppez le convoi immédiatement ou c’en est fait de ... ”

Une seconde sagaie l’arrêta court. Face contre le plancher, il ne remuait plus.

“ J’y vais ! grommela Tiomiez Lupp. – C’est un travail de gars-ours acrobate monours et,

sauf votre respect, je suis meilleur que vous à ce jeu-là ! Laissez-moi donc faire. ”

Avant même que Tiomiez Lupp eût pu réagir, le valeureux Patte d’Ours se taillait un passage dans le clayonnage et se laissait riper sous le tronc incliné. Le spectacle fut épouvantable et charmant. Patte d’Ours, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. Il répondait à chaque décharge par un cou-plet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Indifférent aux cris de la bataille et aux projectiles qui sifflaient autour de lui, pendu au-dessus des longrines qui défilaient vertigineusement, s’agrippant aux grelins, aux étais, aux étançons, il glissa rapidement jusqu’à la motrice. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles et jouait un effrayant jeu de cache-cache avec la mort.

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Une patte arrière grippant la réserve aux ballu-chons, les dents plantées dans le réservoir d’eau, il ar-racha sans peine les dispositifs de sécurité. Hélas, le harnachement trop tendu refusait de lâcher ! Heureu-sement, un cahot soudain des roues écrasant un corps tombé sur les longrines le brisa et la motrice ainsi libé-rée disparut promptement.

Poussés par l’habitude et l’inertie, les troncs incli-nés coururent longtemps sur leur erre. Myb. Lupp ce-pendant réussit à serrer les mâchoires des roues et ils s’immobilisèrent à cent vingt-neuf Pieds d’Ours à pei-ne de la caverne étape de Qiesria.

Les glapissements des sauvages avaient alerté les gars-ours cavaliers cantonnés à la caverne fortifiée qui arrivèrent aussitôt, mais un peu tard évidemment : les derniers Siours s’égaillaient à l’horizon.

On se recensa à la descente des troncs : sept péré-grins n’étaient plus là, dont notre héros pyrénéen à qui tous devaient d’avoir conservé, et leur bourse, et leur vie. Etaient-ils déjà dans les pattes de l’Ourse-Faucheuse ? Ou pire, entre celles des Siours ? Tous l’ignoraient.

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Chapitre XXX

OÙ TIOMIEZ LUPP FAIT CE QUE DOIT, ADVIENNE QUE POURRA

On compta moult éclopés. ProctolOurs, après un combat héroïque, était très sévèrement touché. Des couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde et le clouaient au sol, tout baigné de son sang. Il entreprit néanmoins de se traîner vers la caverne ferrée mais dut se recoucher. Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, il referma les yeux, et mourut sans un cri. Tio-miez Lupp, qui avait pris tant de risques et s’en sortait sans une plaie, le chargea sur son dos et rapporta sa dépouille.

Fixours avait le cuir excorié et portait à la patte une grafignure superficielle. Sheb. Aourseda était indemne mais elle frissonnait compulsivement en songeant à Patte d’Ours.

D’atroces débris sanguinolents, encore couverts de fourrure, décoraient sinistrement les essieux, axes, pi-vots et charnières des troncs inclinés, ainsi que les rails. Sur la plane plaine plate immaculée une piste écarlate pointillait vers l’horizon.

Myb. Lupp, la truffe baissée, se balançait lentement d’une patte sur l’autre tandis que Sheb. Aourseda le reniflait, la narine frémissante. Un frémissement qu’il décrypta sans peine : Patte d’Ours n’était peut-être pas encore entré dans sa dernière hibernation et son devoir lui commandait de le retrouver.

“ Je vous le rapporterai, fût-il déjà empaillé, grom-mela-t-il.

– Par la Grande-Ourse ! ... frissonna l’oursonne. – Rassurez-vous, monourse, nous ne leur en laisse-

rons pas le temps ! ” En deux phrases, Tiomiez Lupp avait renoncé à sa

vie peut-être, à sa fortune sûrement. Il ne grimperait plus à temps sur le hauturier à NéoBear !

Le gars-ours satrape inspectait ses grifftons – ourse oursaine exactement – déployés sur le terrain afin de prévenir un éventuel retour des Siours.

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“ Monours, grommela Myb. Lupp, sept pérégrins ne sont plus parmi nous.

– Empaillés ? interrogea le gars-ours satrape. – Otages des Siours au moins. Allez-vous les re-

chercher ? – Hélas, monours ! Les Pandas-Rouges sont capa-

bles de galoper bien après l’Esqérzez ! Vais-je priver la caverne fortifiée de défense pour entraîner mes ours dans une si périlleuse quête ?

– Sept ours, monours ! insista Tiomiez Lupp. Il me semble qu’il n’y a pas à hésiter !

– Monours, gronda le gars-ours satrape, je suis res-ponsable de la sécurité du plus grand nombre !

– A votre guise, grommela Tiomiez Lupp glacial. Je partirai sans escorte !

– Quoi ! glapit Fixours stupéfait. Vous précipiter sans aide derrière ces sauvages !

– Préférez-vous qu’ils empaillent ce brave gars-ours qui nous a tous sauvés ?

– Monours, gronda le gars-ours satrape impression-né, vous êtes un vrai brave à trois poils ! ... Des gars-ours volontaires pour servir d’escorte ! ”

Les grifftons firent tous un pas en avant. Le gars-ours satrape en sélectionna certains. Un grognard aguerri prit leur commandement.

“ Monours, je vous en rends grâce, grommela Myb. Lupp.

– Je viens aussi ! tenta de s’imposer Fixours. – Je ne saurais vous en empêcher monours. Vous

m’obligeriez cependant en vous tenant à la disposition de Sheb. Aourseda. Il se pourrait que je ne revienne pas. ”

Toute la fourrure dorsale du gars-ours pandore se grippa. Voir partir l’ours pisté depuis Ours’Ez ! Le voir s’enfoncer dans la nuit et l’inconnu ! Fixours renifla longuement le gentillours mais, la puce dans son oreille ne lui grognonnant rien, il céda.

Aussitôt Myb. Lupp salua l’oursonne, lui confia le balluchon et la poudre d’or et se mit en route, suivi du vieux grognard et du détachement de volontaires.

Chemin faisant, il annonça :

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“ Mes oursamis, ramenons nos otages vivants et je vous offre deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or ! ”

Un chronographe, oublié par les pillards dans la neige, glougloutait la mi-oursée.

Sheb. Aourseda, blottie dans une anfractuosité de la caverne, n’arrivait pas à détacher son esprit de cette âme noble et brave. Tiomiez Lupp avait jeté aux orties sa richesse et risquait la mort, simplement, et pour lui plaire peut-être ...

Le gars-ours pandore, dans de tout autres disposi-tions, trépignait de rage devant la caverne ferrée. Il avait recouvré la raison ! L’autre disparu, il se fustigeait de lui avoir permis de fuir. Quel nigaud ! N’avait-il tant trotté derrière ce gredin et parcouru ainsi huit oursiè-mes du globe que pour voir en un coup détruits tous ses efforts ! Son naturel revenait au galop. Il grondait et s’invectivait, plus durement encore que ne l’aurait fait le gars-ours Super-Intendant relevant sa négligen-ce.

“ Grotesque, je suis grotesque ! Bien sûr, il a dé-couvert mon état et s’est envolé ! Le moyen de l’agrip-per à cette heure ? Me faire gruger de la sorte alors que je garde en ceinture son blanc-seing de mise en cage ! Le chef avait raison, je ne vaux guère mieux qu’un homme ! ”

Le malheureux s’arrachait le poil par touffes. Que décider ? Aller grogner la vérité à Sheb. Aourseda ? Il imaginait facilement la rage furieuse de l’oursonne, dont il ne sortirait sûrement pas indemne. Alors ? Ga-loper à travers ces planes plaines plates immaculées la truffe sur les traces laissées au sol ? ... Las ! il flocon-nait de plus belle, dru et fort !

Le pauvre Fixidore se roula en boule, désespéré, grinche et appelant presque la fin de ce cauchemar. Et soudain, l’opportunité de fuir cet endroit maudit se présenta à lui.

De singuliers hululements montaient de l’orient. On se précipita et on distingua une fabuleuse silhouet-te de légende, luminescente et nimbée d’une aura rous-se, qui approchait en haletant dans les tourbillons de la

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colère d’ours blanc. Et pourtant, nulours au monde ne connaissait leur

tragique situation et le prochain T-2 reliant Ourse’Da-da à Dog-Den ne serait pas là avant des heures.

On reconnut enfin la motrice qui, délestée de tout le convoi, s’était enfuie à vive allure, entraînant les gars-ours machiniste et pelleteur assommés. Après qu’elle eût franchi des milliers de Pieds d’Ours, sa chaudière, n’étant plus alimentée, s’était éteinte, la pression avait chuté, et elle s’était immobilisée à soixante-six mille soixante-quatre Pieds d’Ours de la caverne étape de Qiesria.

Aucun des deux gars-ours n’étant entré dans sa dernière hibernation, ils reprirent lentement conscien-ce.

Se réveillant en rase campagne, tous les troncs incli-nés de leur convoi disparus, ils cherchaient quel parti prendre. Ils ignoraient qui avait pu les décrocher mais savaient bien que les pérégrins, où qu’ils soient, cou-raient le plus mortel des dangers.

Alors ? Se précipiter au secours du convoi aban-donné et sans doute au-devant des Siours semblait bien périlleux. Filer vers Ourse’Dada eût été plus sage. Pourtant nos deux gars-ours tombèrent aussitôt d’ac-cord : on remit de l’anthracite, on porta l’eau à ébulli-tion et, rapidement, la motrice rebroussa chemin. A présent elle hululait pour signaler son retour.

Sous les yeux des pérégrins bigrement réjouis, elle s’accrocha à l’avant du convoi, aussitôt prête à repren-dre sa course après cet épisode tragique.

Comme tous les ours présents, Sheb. Aourseda s’était avancée vers le gars-ours machiniste :

“ Il faut patienter, grogna-t-elle. – Pourquoi, monourse ? – Sept ours ont disparu ... et Myb. Lupp ... – Le planigramme commande, expliqua le gars-ours

machiniste, et notre malus dépasse le huitième d’our-sée.

– Dans combien de temps arrive le prochain convoi pour Ourse’Dada ?

– Trois fois ourse heures, monourse.

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– Par la Grande-Ourse ! Je vous en prie. Vous de-vez patienter ...

– Je ne le puis, grogna le gars-ours machiniste, et maintenant monourse, grimpez avec nous.

– Jamais ! ” Fixidore Fixours écoutait attentivement. Tant qu’il

y était coincé, il rêvait de s’enfuir de Qiesria. A présent qu’il pouvait réaliser son rêve il hésitait, comme retenu par une puissance invisible. S’il restait une chance, mê-me infime, de reprendre son ours, il ne la laisserait pas passer.

Pendant ce temps, les pérégrins indemnes et tous les éclopés – dont certains, proches de leur fin et n’ayant reçu qu’un grog, commençaient à délirer – s’é-taient installés sur les troncs. L’eau du réservoir bouil-lonnait et les clapets cliquetaient. Le gars-ours machi-niste agita son grelot, le grand-tronc s’ébranla et s’éloi-gna lentement, son panache gris chahuté par la bour-rasque.

Le gars-ours pandore le regarda partir. L’après-midi s’achevait. La tourmente continuait et

la froidure mordait bigrement fort. Fixours, pelotonné sur un tronc, ne bougeait pas plus qu’un empaillé. Dans les tourbillons floconneux, au jour faillant, Sheb. Aourseda sortait sans cesse de son anfractuosité et grimpait sur l’embarcadère, se crevant les yeux dans l’espoir d’apercevoir quelque chose en dépit du brouil-lard. Hélas, c’est à peine si elle distinguait les rails de-vant elle ! Puis elle retournait à l’abri, grelottante, fris-sonnante, tremblante – mais était-ce seulement de froid ? Et elle reprenait indéfiniment ses pénibles va-et-vient.

Les chronographes glougloutèrent la brune. Que devenaient les sauveteurs ? Tombés à leur tour aux pattes des Pandas-Rouges ? Rôdant sans repère dans cette terrible colère d’ours blanc ? Le gars-ours satrape de Qiesria, bien embarrassé, s’efforçait de museler son désarroi.

Enfin la floconnade se fit plus légère. En revanche la froidure devint terrible. Nulours n’eût pu alors envi-sager sans effroi de se trouver dehors. Plus un son ne

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portait sur cette étendue blanche et plus aucune vie semblait-il, rapace nocturne ou rongeur, ne s’y mani-festait.

Enroulée dans son réchauffe-fourrure Sheb. Aour-seda, malheureuse, inquiète, incapable de fermer l’œil, fixait la plaine. En pensée elle vivait toutes les morts possibles de Myb. Lupp. Elle ne savait pas qu’on pou-vait endurer de tels tourments.

Fixidore Fixours, également réveillé, demeurait pétrifié dans son coin. Vers la mi-nuit un ours vint, qui lui grogna quelque chose. Le gars-ours pandore lui intima d’un geste de le laisser tranquille.

Même terribles, ces heures finirent par passer. On discerna les lueurs blanchissantes du levant, puis l’astre pâle qui perçait à peine le frimas mais permettait tout de même d’y voir, à présent, un peu plus loin que le bout de ses griffes. Tiomiez Lupp et son groupe avaient fait route vers le ponant ... et du ponant, rien ne revenait.

Il appartenait au gars-ours satrape – dilemme af-freux– de décider si un deuxième groupe partirait à la recherche du précédent. D’autres grifftons risque-raient-il leurs peaux pour ne rapporter peut-être que les dépouilles de leurs frères d’arme ? Il trancha pour-tant. Hélant un de ses gars-ours, il allait lui mander de partir en exploration lorsque des explosions se firent entendre. Une nouvelle attaque ? Les gars-ours militai-res massés devant la caverne fortifiée distinguèrent, à mille six cents cinquante et un Pieds d’Ours, une es-couade compacte qui progressait rapidement en for-mation défensive.

Myb. Lupp menait la troupe, flanqué de Patte d’Ours et des six autres pérégrins, sauvés des griffes des Siours.

On avait livré bataille à trente-trois mille trente-deux Pieds d’Ours de là. Patte d’Ours et ses compères, ayant réussi à se libérer de leurs liens, avaient estourbi ourse sauvages avant même que Tiomiez Lupp et sa troupe n’arrivent bien à point pour aider à terminer l’ouvrage.

Dès leur retour, gars-ours soldats et otages furent

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niflés et léchés avec des grognements de satisfaction. Quand Tiomiez Lupp prodigua aux grifftons la récom-pense prévue, Patte d’Ours se grognonna à juste titre :

“ Ma foi, mon ours-maître peut compter sur moi pour le mettre sur la paille ! ”

Fixidore Fixours, muet, scrutait Myb. Lupp, et nu-lours n’aurait pu grognotter l’ampleur de son trouble à percer l’odeur de cet ours énigmatique. Sheb. Aourse-da avait grippé la patte du gentillours et l’étreignait compulsivement, tout aussi incapable d’émettre le moindre grognement !

Patte d’Ours escomptait bien qu’ils sauraient rattra-per leur retard en filant illico sur Ourse’Dada mais nulle part il ne vit le grand-tronc.

“ Les troncs inclinés, les troncs inclinés ! s’affolit-il. – Envolés ! grinça Fixours. – A quelle heure le prochain convoi ? s’informa

Tiomiez Lupp. – Pas avant la brune. – Bien ” grommela notre sobre gentillours.

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Chapitre XXXI

DANS LEQUEL LE GARS-OURS PANDORE SAUVE LA MISE

À TIOMIEZ LUPP

Cette fois la gageure semblait perdue. Patte d’Ours, pitoyable et pouilleux, s’en jugeait responsable. A jouer les héros, il avait en fait dépouillé son ours-maître !

Fixours, de son côté, se retrouvait bien perplexe devant la réapparition imprévue de Tiomiez Lupp. Après tout, ne serait-il pas vraiment ce héros que tous avaient fêté ? En tous cas, gars-ours pandore jusqu’à la moelle, il tenait à arriver au plus tôt en Ourse’Terre pour être enfin fixé et, ayant reniflé longuement Myb. Lupp :

“ Est-il vrai, monours, que vous aimeriez vous hâ-ter ?

– Bien évidemment, grommela Tiomiez Lupp. – Est-il vrai que vous manquerez le hauturier pour

Beatl’Ours si vous n’êtes pas à NéoBear le 11 à la bru-ne ?

– C’est exact. – Est-il vrai que, sans ces maudits Pandas-Rouges,

vous pensiez y être au soleil levant ? – Parfaitement, et avec toute une oursée devant

moi. – Alors, rien n’est perdu ! Vous comptez certes

deux fois ourse heures de malus mais vous aviez un bonus potentiel d’ourse heures. Il est possible de gri-gnoter la différence et j’ai le moyen d’y parvenir !

– Vraiment ? – Oui, un gars-ours est venu cette nuit m’offrir un

arbre couché qui glisse sur la poudreuse. Je l’avais alors éconduit. ”

Sans commentaires Tiomiez Lupp emboîta le pas à Fixidore Fixours jusqu’à la tanière du fameux gars-ours, une grotte creusée sous la caverne fortifiée.

Myb. Lupp y découvrit un engin fort insolite : une grume écorcée posée sur de grosses planches en spatu-le, capable d’accueillir, en rang d’oignons, une demi-

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oursaine d’ours. A quatre oursièmes de la proue, une misaine oblique fort haute que maintenaient de gros grelins tressés portait une grande voile trapézoïdale, des pataras et une trinquette de secours. A la poupe, une yeuse noueuse suffisait à orienter la course de l’en-gin.

Lupp et Fixours contemplaient, étonnés, la chimère d’un arbre à glisse et d’un bateau à voile.

Dès que des congères bloquent le T-2 sur ces éten-dues gelées, de tels engins relient sans difficulté les cavernes étapes entre elles. Quand la bise souffle dru, trop stables pour capoter, ils filent sous leur considéra-ble surface de toile à travers la plane plaine plate, plus véloces que le meilleur des convois.

Myb. Lupp et Mad’Ours, le propriétaire du singu-lier voilier, s’entendirent rapidement sur le prix du pas-sage. Grâce à un blizzard bigrement fort qui se levait et au sol bien gelé, Mad’Ours garantissait d’arriver en quatre à cinq oursièmes d’oursée à la caverne étape d’Ourse’Dada. Ce serait alors un jeu d’ourson que de grimper sur l’un des grands-troncs du T-4-2 en partan-ce pour NéoBear via Djodépù et de grignoter ainsi, peut-être, le malus actuel. Une telle aubaine ne pouvait se refuser.

Redoutant que Sheb. Aourseda ne souffrît trop sur ce rude véhicule offert à tous les frimas, il la pria d’at-tendre avec Patte d’Ours l’arrivée du convoi régulier. Tous deux pourraient le rejoindre plus tard, par des moyens moins hasardeux.

Mais il n’était pas question pour Sheb. Aourseda d’abandonner Myb. Lupp, et Patte d’Ours en plissa la truffe de soulagement : Fixours étant de l’équipée, no-tre gars-ours aurait détesté ne pas garder son ours-maître à odeur de narine.

Une heure après le lever d’un soleil invisible dans cet épais brouillard, Mad’Ours avait équipé son arbre à glisse. Les pérégrins grimpèrent à bord, emmitouflés dans leurs réchauffe-fourrures. Mad’Ours trancha les grelins qui les immobilisaient. Sa large toile gonflée au maximum, l’engin fusa à plus de sept Vits d’Ours Brun !

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En ligne d’abeille – bel amer’oursisme – il n’y a guère que trente-trois Courses d’Ours et dix-sept mille cent dix Pieds entre la caverne ferrée de Qiesria et Ourse’Dada. Que le blizzard persiste et, sauf anicro-che, on y serait dans les délais promis.

Par la Grande-Ourse, que ce fut dur ! Les pérégrins gelés, transis, grelottants, se tenaient serrés, incapables d’émettre le moindre grognement. Le souffle boréal, glacé et violent, les cinglait. Tel un rapide vaisseau sur l’udier, l’arbre couché effleurait à peine la blanche pla-ne plaine plate. Lorsque le blizzard soufflait en rafales il dépassait probablement les neuf Vits d’Ours Brun et deux mille deux cent cinquante-cinq Coulées, et on avait l’illusion qu’il allait s’envoler. A la manœuvre, Mad’Ours – qui n’avait rien d’un maigriot gringalet – s’accrochait à sa trajectoire et, pesant de toute sa force, redressait la yeuse à chaque incartade de son engin. Il avait étarqué jusqu’aux perroquets, misaines et cacatois sur des pataras supplémentaires.

“ C’est tout bon, se grognonna-t-il, à présent ça passe ou ça casse ! ”

Mad’Ours, bien sûr, souhaitait bigrement que ça passe : Myb. Lupp, comme à l’accoutumée, avait fait miroiter une grosse gratification pour lui exciter les babines.

La plaine, traversée au plus court par le tronc à glis-se, ressemblait à une patinoire pour géant. Le T-2, si-nuant le long de la rivière Tmévvi, empruntait un itiné-raire contourné afin d’assurer le service de Pserg-Ozmerg, Mininsky – grosse bourgade du Nozarmbird – Ziyamïs, l’Inurv et enfin Ourse’Dada. Mad’Ours, lui, n’avait pas à se préoccuper de la Tmévvi totalement gelée et, jusqu’à Ourse’Dada, rien ne saurait gêner leur course. Ils ne seraient arrêtés que par la chute du bliz-zard ... ou celle de la misaine.

Par bonheur la bourrasque s’intensifiait plutôt. Elle aurait pu décorner des bœufs, si ces folles bêtes s’é-taient aventurées à sortir, et la toile, vigoureusement grippée par les grelins tressés, claquait sous ses assauts. Les pataras vibraient harmonieusement et l’arbre cou-ché émettait une complainte lancinante.

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“ En sol et en ut ”, songea Myb. Lupp, peu fâché de ne pouvoir grommeler.

Sheb. Aourseda, bien serrée entre Patte d’Ours et Myb. Lupp, se trouvait parfaitement protégée. Patte d’Ours, la truffe aussi brûlante qu’un boulet d’anthraci-te incandescent, claquait des dents en respirant avec précaution pour ne pas se geler la langue. Mais, éternel optimiste, il escomptait bien atteindre NéoBear à temps pour s’y badauder un peu comme on l’avait d’a-bord prévu, et aurait volontiers rendu grâces au gars-ours pandore pour leur avoir fourni ce formidable tronc à glisse, véritable planche de salut vers Our-se’Dada, s’il avait pu extraire un seul grognement de ses mâchoires gelées.

Plus qu’ému, il repensait aussi à Myb. Lupp qui avait, sans barguigner, mis en péril le succès de sa ga-geure afin de le tirer des griffes des Siours. Par l’Our-se-Bleue – bleue de froid ! se grognonna-t-il in petto – Myb. Lupp était un sacré chic ours-maître et il lui se-rait indéfiniment redevable !

L’arbre couché traçait sa route rapide, glissant sans heurts sur l’épaisse fourrure blanche de la terre. On franchissait ruisseaux et rivières sans même sentir une vibration. Aucune trace de la présence d’un ours n’était décelable sur cette plane plaine plate immaculée, ni bourg, ni caverne étape, ni caverne fortifiée. Délimitée par la voie du T-2 et celle qui joindrait bientôt Qiesria à Ours-au-Zef, c’était une immense étendue1 désolée. Une fois, on aperçut la silhouette décharnée d’un mé-lèze. Par moments s’envolaient quelques volatiles effa-rouchés, corneilles graillant d’une voix rauque ou grif-fons charognards. Il arrivait également que de grands cerviers chassant en meute, efflanqués, faméliques, tentent de rivaliser à la course avec eux. Une arquebu-se en patte, Patte d’Ours était chargé de les repousser. Mais qu’ils ralentissent un tant soit peu et les pérégrins, face à ces redoutables carnivores, auraient bien peu de chances de revoir leur patrie. Heureusement ils filaient toujours, gagnant inexorablement sur la meute aux mâchoires claquant de rage dans le vide.

Note 1 : Au printemps, avec le réchauffement de la température, elle se transforme et on n’y voit plus qu’une vaste étendue de boue où l’eau a croupi.

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A la mi-oursée Mad’Ours, au chant du tronc, com-prit qu’ils franchissaient la Tmévvi. A soixante six mil-le soixante-quatre Pieds d’Ours seulement devant eux se trouvait la caverne étape d’Ourse’Dada !

Cinquante minutes plus tard, l’intrépide gars-ours ayant confié la yeuse aux solides pattes de Patte d’Ours affalait la voilure, laissant le tronc glisser sur les der-niers mille six cents cinquante et un Pieds d’Ours à la seule force de son inertie. Dès qu’il s’immobilisa Mad’Ours gronda :

“ Ourse’Dada, nous voilà ! ” Ourse’Dada ! Enfin, ils rejoignaient cette tête de

ligne que moult convois de troncs inclinés relient à toutes les grosses bourgades orientales de l’Amer’Ourse !

Patte d’Ours et Fixidore Fixours, dégringolés un peu hâtivement au sol, peinaient à retrouver l’usage de leurs pattes ankylosées. Myb. Lupp et la jeune ourson-ne, ayant été mieux protégés entre les deux compères, récupérèrent plus rapidement. Tiomiez Lupp paya lar-gement le prix convenu et Patte d’Ours donna de grandes bourrades affectueuses à Mad’Ours. Nos qua-tre pérégrins galopèrent alors joyeusement jusqu’à la caverne ferrée d’Ourse’Dada.

Cette grosse bourgade du Nozarmbird est le termi-nus des convois roulant du Tédoloxyï vers la grande plaine de la Nozzozzotto. Le T-4-2 pour Djodépù, exploité par la “ Djodépù’Oursland-Co ”, prend alors le relais.

On grimpa sans tarder sur un convoi qui s’ébranlait justement, sans avoir rien reniflé d’Ourse’Dada, ce dont Patte d’Ours toujours frigorifié et grelottant se consola très volontiers, ayant la truffe totalement bou-chée.

A pleine vapeur, on coupa le territoire de l’Oubè par Duyrdom, Giz-Lamas et Oubèville. Puis ce fut l’obscurité. On ne vit rien de la Nozzozzotto, de Gé-wirtüs ni d’Oursland et, au matin, on pénétrait dans l’Ill’Bear. C’est dans l’après-midi du 10 que l’on attei-gnit les rives du vaste Nodjõpèr et le bourg de Djodé-pù, où toute trace du grand incendie du lundi 4 Haha moins 2 avait disparu.

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Il ne restait que cent cinquante-deux Courses d’Ours et huit mille sept cent quarante-deux Pieds d’Ours jusqu’à NéoBear. Les grands-troncs sont plé-thore sur ces lignes et les pérégrins sautèrent aussitôt sur le premier qui partait dont le gars-ours pelleteur fut, à son tour, solidement appâté. La fougueuse mo-trice s’élança et franchit sans mollir l’Orgoère, l’Ujou, la Tirzamwéroï et le Rib Kizia. Les pérégrins décou-vraient avec étonnement des bourgades ne possédant pas encore de surnom ni même de vraies cavernes pro-fondément creusées, mais juste des rues boueuses et quelques troncs à roues. Finalement on atteignit l’OursSon. Le 11 du mois de Sable, à vingt-trois heures et ourse minutes, les troncs inclinés s’immobilisaient dans la caverne ferrée, sur la berge méridionale du grand cours d’eau, face à l’embarcadère des hauturiers pour l’Oursope.

La PandaOurse en partance pour Beatl’Ours avait

largué les amarres quatre fois ourse minutes plus tôt !

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Chapitre XXXII

DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP RÉSISTE AU VENT MAUVAIS

QUI L’EMPORTE

Tous crurent que la PandaOurse venait de porter le coup de grâce à Tiomiez Lupp.

Jamais le gentillours ne trouverait aussi rapide qu’elle. Parmi tous les vaisseaux reliant l’Amer’Ourse à l’Oursope, hauturiers Frog’Landais ou vapeurs de l’Ham’Bear et de la Guilde Ours Blanc, aucun n’arrive-rait dans les délais.

Seul le Tisiosi, hauturier Frog’Landais aussi véloce et beaucoup plus luxueux que tout ce qui a été cons-truit à cet ours, en eût été capable. Mais il ne devait appareiller que le 14 du mois de Sable, et pour Jewsi, en Frog’Land ! Le temps de gagner Beatl’Ours et Long’Ours, Tiomiez Lupp se retrouverait le bec dans l’eau !

Et inutile de songer aux rafiots de la Hanse Dunte-proi ! Ses patouillards ne sont bons qu’à transborder de pauvres hères et du fret de basse valeur. Avec leurs chaudières qui fuient ils vont plus souvent à voile qu’à vapeur et se traînent interminablement d’un port à l’autre. Même le Ville-de-Par’Isours, en partance à la pro-chaine marée, arriverait en Ourse’Terre bien trop tard.

Voilà ce que tous purent constater dans le précieux Bearshaw’s.

Patte d’Ours en restait groggy ! Quatre fois ourse minutes ! Son ours-maître perdait sa gageure pour qua-tre fois ourse minutes ! Et tout ça à cause de sa niaise-rie, de ses sempiternelles bévues, de tous les tracas qu’il avait causés ! Sans compter les folles dépenses dont il avait été responsable ! Comprenant alors que son ours-maître était définitivement sur la paille, il gla-pit et glatit contre son impardonnable gribouillerie et s’assit sur le quai, hurlant misérablement à la lune.

Myb. Lupp, lui, n’avait pas même sourcillé. “ A chaque ours suffit sa peine, grommela-t-il. Sui-

vez-moi ! La nuit porte conseil. ”

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Ils empruntèrent un bac pour passer l’OursSon, grimpèrent sur un tronc à roues et gagnèrent la caver-ne de repos Nicl’Ours. Chacun rejoignit silencieuse-ment sa litière et, si Tiomiez Lupp s’assoupit aussitôt, aucun des trois autres ne ferma l’œil une seconde.

On se trouvait donc au matin du 12 du mois de Sable, et la gageure s’achevait dans neuf ours et une grosse oursaine d’heures. Avec la rapide PandaOurse Tiomiez Lupp aurait tranquillement gagné Beatl’Ours et Long’Ours !

Il partit en exploration, confiant Sheb. Aourseda à Patte d’Ours.

Il suivit les bords de l’OursSon, reniflant minutieu-sement tous les bâtiments immobilisés aux embarcadè-res ou au large. A NéoBear, principale escale de l’A-mer’Ourse, ourse fois ourse bateaux s’élancent à cha-que marée vers les quatre points cardinaux, et beau-coup avaient hissé l’oriflamme de l’embarquement. Hélas, aucun ne faisait l’affaire !

La situation paraissait désespérée cette fois lorsque, devant l’île d’Ozmerg, à cinq cents Pieds d’ours envi-ron, il découvrit un joli bâtiment élancé et mince, va-peur au corps métallique et aux superstructures de bois. De gris panaches bouillonnants au-dessus de lui révélaient que ses machines montaient en pression.

Tiomiez Lupp emprunta un tronc à balancier et, godillant fermement, rejoignit l’Oursonna.

Il y grimpa et héla un gars-ours de quatre fois ourse années environ, tanné et amariné, qui s’approcha en grognant et grinchant avant de le renifler bruyamment. Petits yeux chafouins, fourrure jaune sale tirant sur le gris, garrot épais : rien d’un bibelot de salon !

“ Le gars-ours pacha ? s’enquit Myb. Lupp. – Qui le veut ? – On me surnomme Tiomiez Lupp. – Mon surnom à moi est Ergzib Quick ... et alors ? – Vous appareillez ? – Incessamment sous peu, à la marée du matin. – Direction ? – Frog’Land. – Votre fret ... ?

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– Rien ! L’année est mauvaise, je fais mon retour lège.

– Combien de pérégrins ? – Zéro ! Aucun ! Négatif ! Je déteste ces cargaisons

grommelantes ! – Votre vitesse ? – Le plus souvent deux Vits d’Ours Blanc cent

Souffles. L’Oursonna est une belle coureuse. – Conduisez-moi à Beatl’Ours. – La bonne blague ! Vous ne préférez pas le Pan-

da’Land ? – Je dois rejoindre Beatl’Ours. – Et alors ? – Nenni, donc ? – Nenni ! Moi je rejoins la Frog’Land ! – Je peux payer, grassement. – Grand bien vous fasse. ” Le dédain du gars-ours montrait qu’il n’était pas

ours à se laisser graisser la patte. “ Peut-être que le gars-ours propriétaire de l’Ourson-

na ... grommela Tiomiez Lupp. – Je suis le seul maître à bord. La belle est à moi. – Louez-la moi. – Nenni ! – Vendez-la moi, alors. – Jamais ! ” Tiomiez Lupp aurait eu de quoi s’inquiéter : on

était loin de King-Kong-Bear et du gars-ours pacha de la Tankadoursère ! Si sa poudre d’or lui avait toujours permis de prendre l’escampette, cet ours-là elle sem-blait de perlimpinpin !

Il devait pourtant franchir l’udier Emervoxyï ! Et les ours ne volent pas !

Toujours très maître de lui, il grommela : “ Parfait, transportez-moi en Frog’Land. – Nenni ! Je n’aime pas les pérégrins, même à cent

dix-huit Ours d’or ! – Et à mille cent quatre-vingt-deux ? – ... ! ! ? – L’ours. – ... ! ! ! ? ?

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– Nous sommes quatre. ” – ... ! ! ! ! ? ? ? Ergzib Quick arracha une grosse touffe de poils de

sa gueule et la considéra avec attention. Quatre mille sept cent vingt-huit Ours d’or pour ne rien changer à ses plans, peut-être pouvait-il oublier son dégoût des pérégrins ? Et à mille cent quatre-vingt-deux Ours d’or chacun, était-ce encore des pérégrins ? Nenni, cela devenait un fret fort estimable.

“ J’appareille dans trois fois ourse minutes. Pour peu que vous embarquiez à temps ...

– Comptez sur nous ! ” Notre gentillours, sans la moindre précipitation,

quitta l’Oursonna, godilla, grimpa sur un tronc à roues, atteignit la caverne de repos Nicl’Ours et revint avec ses compagnons – dont l’inévitable Fixidore Fixours qui allait encore profiter d’une traversée gratuite.

Et bientôt, depuis le pont de l’Oursonna, ils regar-daient s’éloigner le rivage.

Quand Patte d’Ours sut le prix de la course il hurla longuement, passant d’un seul souffle du son le plus grave à l’aigu le plus strident, tandis que Fixours, écœuré, songeait que Grisbi-Place n’y retrouverait ja-mais ses plumes. Avec la fâcheuse manie qu’avait l’oursard Lupp d’en balancer de grosses pincées à tous les vents, près de dix-neuf mille neuf cent soixante et un Ours d’or et quelques Canines avaient déjà disparu du précieux balluchon !

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Chapitre XXXIII

OÙ TIOMIEZ LUPP FORCE TRANQUILLEMENT SA CHANCE

Bientôt l’Oursonna passait sous le vent du gardien de l’estuaire de l’OursSon, magnifique bateau-lumière, doublait le raz de Zerga-Juuq et gagnait le large. Un long moment elle contourna l’île d’Ozmerg et son pha-re exceptionnel puis mit franchement cap au levant.

Après la première nuit, le 13 du mois de Sable, un gars-ours marin se présenta sur le pont pour calculer la position du navire. Le gars-ours pacha Ergzib Quick ? Eh bien, non ! Tiomiez Lupp avait pris sa place !

Et Ergzib Quick, lui, se retrouvait solidement bou-clé au fond de sa tanière où, positivement enragé, il glapissait, glatissait, glottorait et rugissait comme un possédé.

Voici toute l’histoire. Sans accord possible sur la destination finale, que pouvait faire Tiomiez Lupp si-non feindre la soumission ... et mettre les gars-ours marins de son côté en leur graissant la patte ? Tous se rallièrent, rapidement convaincus par les grosses pin-cées de poudre d’or judicieusement distribuées, et peu fâchés d’ailleurs de se débarrasser de leur trop rude pacha. C’est ainsi que Tiomiez Lupp gagna son capita-nat – rôle qu’il allait remplir avec brio –, qu’Ergzib Quick se retrouva aux arrêts, et que l’Oursonna prit la direction de Beatl’Ours.

Mais Tiomiez Lupp se sortirait-il indemne de cette histoire ? L’avenir le montrerait. Bien que fort tour-mentée Sheb. Aourseda ne grognonnait rien. Le pau-vre Fixours restait médusé devant les derniers évène-ments. Seul Patte d’Ours jugeait l’aventure absolument rigolote.

“ Deux Vits d’Ours Blanc cent Souffles ”, avait certifié le gars-ours pacha. L’Oursonna tenait ses pro-messes.

Par beau temps, avec une brise soutenue et bien orientée, à condition que les chaudières tiennent le coup, nos pérégrins parcourraient sans problème les

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quatre cent trente-sept Courses d’Ours, ourse Coulées et quatre cent trente-deux oursièmes de NéoBear à Beatl’Ours, dans les sept et deux ours dont ils dispo-saient encore. On pouvait certes craindre qu’au port, la flibuste de l’Oursonna s’étant ajoutée à la rapine de Grisbi-Place, la réputation de notre gentillours ne soit quelque peu écornée.

Pour l’instant, tout se passait pour le mieux. Les vagues étaient douces aux pérégrins, la brise soufflait dans la bonne direction. Sa toile bien gonflée, l’Ourson-na avançait avec la régularité d’un hauturier.

Patte d’Ours, aux anges, riait encore de la bonne farce de son ours-maître, refusant d’envisager les en-nuis qui risquaient d’en découler. Il se montrait joyeux et empressé, grisollant sans cesse en virevoltant dans la mâture. Il cajolait les gars-ours marins et veillait à ce qu’ils grignotent et lapent ce que les resserres du bord offraient de mieux. Il aidait à étarquer les huniers, pel-letait l’anthracite, prêtait la patte à chacun. Sa gaieté faisait plaisir à voir. Déjà loin des embarras et des tra-cas récents et négligeant les écueils toujours possibles, il se croyait presque arrivé et vibrait au rythme même de l’Oursonna. Par moments il reniflait sous la truffe Fixidore Fixours, le scrutant avec une grande atten-tion, et il se détournait bientôt sans rien grogner.

Fixours nageait en pleine détresse ! Que Lupp ait fomenté une mutinerie sur l’Oursonna, soudoyé ses gars-ours marins et commande maintenant avec cette maestria, c’en était trop pour lui. Certes, on ne vole pas un œuf impunément et l’oursard qui avait dérobé cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Our-sings était bien capable de pirater un navire ! Mais lui, Fixours, qu’allait-il faire dans cette galère ? Cette Our-sonna qui chercherait sûrement refuge dans une île mystérieuse où ce gredin, maintenant flibustier, se li-vrerait à sa sinistre industrie !

Le gars-ours pacha Ergzib Quick glapissait toujours du fond de sa tanière et Patte d’Ours, depuis qu’il lui avait porté son premier repas, se méfiait à juste titre de ses attaques sauvages. Myb. Lupp pour sa part se sou-

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ciait de lui comme d’une guigne. En fin d’oursée on caressa de près le Gros-Chien-

Noir, région rendue fort dangereuse en période d’hi-bernation par ses brouillards permanents et ses ef-froyables colères d’ours. Or le barothermographe, qui contenait un hygromètre à cheveu, s’était mis à friser les plus bas, indiquant un bouleversement imminent des conditions de navigation. Et effectivement Myb. Lupp, pour garder son cap, ne put qu’affaler la toile et mobiliser la puissance des machines. Mais l’Oursonna perdit grandement en rapidité à cause des vagues dures qui s’abattaient sur sa coque. Elle roulait épouvanta-blement. On essuya tourbillons, remous, bourrasques et, finalement, une tornade annonciatrice d’une formi-dable colère d’ours qui contraindrait peut-être à mettre à la cape, voire à rebrousser chemin !

Patte d’Ours vit sa bonne humeur s’envoler avec le beau temps. Deux ours durant, il vécut ourse mille morts. Notre froid gentillours, résolu et courageux, conserva cependant sa direction et une partie de son allure. Devant une déferlante – ce sont des murs dans ces régions –, il dirigeait l’Oursonna droit dessus, la tra-versait, laissant les flots submerger la passerelle. Plus d’une fois ses compagnons et les gars-ours marins re-commandèrent leur âme à la Grande-Ourse mais, im-perturbable à la barre, il les conduisait d’une patte as-surée.

Heureusement la colère d’ours s’avéra moins forte que prévue. Si, en cette terrible saison, on l’a déjà vue galoper à plus de deux Nages d’Ours en ourse minu-tes, elle ne dépassa jamais, cette fois, les sept Vits d’Ours Blanc et deux mille deux cent treize Souffles. Hélas, on l’avait dans le nez et les voiles ne purent être gréées ! La Grande-Ourse sait pourtant combien on aurait eu intérêt à ménager les machines !

Au 16 du mois de Sable il restait cinq ours pour atteindre Long’Ours : c’était jouable. On se trouvait à mi-distance du but, ayant passé le plus dur. A la belle saison on se fut gobé de la réussite. En hibernation, rien de certain. Patte d’Ours s’inquiétait mais, incorri-gible optimiste, il se consolait vite : l’anthracite pallie-

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rait la brise défaillante. C’est alors que le gars-ours bosco vint renifler Myb.

Lupp. Simple curiosité ou intuition, Patte d’Ours, alarmé,

essaya d’écouter mais n’entendit rien où presque de ce qui se grognait là :

“ Positivement ... ? grommelait Myb. Lupp. – Absolument, monours. Il était prévu de gagner la

Frog’Land à petit train, pas de forcer l’allure sur Beatl’Ours ! Le stock de coke fond à vue d’œil !

– Bon ”, conclut Myb. Lupp. Patte d’Ours entra dans des transes épouvantables :

l’anthracite faisait défaut ! “ Par la Grande-Ourse ! Nous sommes des canards

morts ! Mon ours-maître ne peut brûler sa poudre d’or !”

Il éprouva un grand besoin de partager ses craintes et alla trouver Fixidore Fixours.

“ Comme ça, gronda le gars-ours pandore la mâ-choire crispée, vous nous imaginiez tous les quatre, en groupe, à Beatl’Ours ?

– Bien évidemment, par l’Ourse-Bleue ! – Humain grotesque ! ” gouailla le gars-ours pando-

re en se détournant avec mépris. Patte d’Ours pensa qu’un scarabée avait élu domici-

le dans le plafond de l’autre. Admettant cependant que le malheureux soit mortifié de sa méprise qui l’avait si sottement conduit à cavaler derrière un leurre tout ce temps, il le laissa bouder tranquille.

Qu’allait donc décider Tiomiez Lupp ? Il réfléchit un moment et grommela posément :

“ Chauffez tant que vous le pouvez et prévenez-moi quand tout l’anthracite sera brûlé. ”

Aussitôt des fumeroles épaisses et grises tourbillon-nèrent sur les flots pélagiques.

On poursuivit à pleine vitesse quarante-huit heures encore. Au matin du 18 le gars-ours bosco grogna que l’anthracite aurait complètement brûlé avant la fin de l’oursée.

“ Chauffez, grommela Myb. Lupp, chauffez tou-jours et bourrez bien la gueule de la chaudière. ”

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Au zénith, ayant observé le soleil et gravé sa route, Tiomiez Lupp manda le gars-ours pacha. Autant libé-rer une bête sauvage et féroce, se grognonna Patte d’Ours, ajoutant entre ses dents en gagnant le rouf sous le gaillard arrière :

“ Va y avoir de la bagarre ! ” Judicieusement supputé ! Grondant, grognant, rallant, beuglant et hurlant, un

forcené jaillit devant le gars-ours de barre, toutes dents et griffes dehors. On aura reconnu Ergzib Quick, prêt à étriper la terre entière.

“ Mézoulonéla ? ” s’étrangla-t-il furieux. Et, ayant repris son souffle, les babines retrous-

sées : “ Mézoulonvala ? gronda-t-il à nouveau. – Vers Beatl’Ours, grommela Myb. Lupp. – Corsaire ! glapit Ergzib Quick. Flibustier ! Bouca-

nier ! Forban ! – Monours ... – Pillard ! Brigand ! Maraudeur ! Plagiaire ! Usurpa-

teur ! – Monours, l’interrompit Tiomiez Lupp, marchan-

dez-moi l’Oursonna. – Jamais ! Scélérat ! Bandit ! Voleur ! Truand ! Ja-

mais ! Que l’Ourse-Noire vous ... – Marchandez, monours. Je désire en faire du bois

de chauffe. – Du bois de chauffe ! Eventreur ! Parricide ! In-

fanticide ! Fratricide ! Régicide ! Malfaiteur ! Du bois de chauffe !

– Voyez-vous, il n’y a plus de coke en stock. – Irresponsable ! Détraqué ! Obsédé ! Forcené !

Energumène ! Furieux ! Du bois de chauffe ! glapit le gars-ours pacha en trépignant. Mon Oursonna ! Du bois de chauffe à vingt-neuf mille cinq cent cinquante sept Ours d’or, douze Pénis et quinze Canines, si ce n’est seize !

– Je vous en donne trente-cinq mille quatre cent soixante-dix Ours d’or ! proposa Tiomiez Lupp, pré-parant un intéressant sachet de soie grège.

Ergzib Quick s’immobilisa aussitôt. Il n’est pas un

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Amer’Oursain qui ne serait saisi de respect devant trente-cinq mille quatre cent soixante-dix Ours d’or. Foin de son courroux, de sa rage ! Foin même de sa mise en cage ! Il était temps de jeter sa rancune par-dessus bord. Il savait l’Oursonna vieillissante et trouvait l’offre inespérée ! Le forcené n’avait plus ni griffes ni dents : Myb. Lupp venait de les lui limer !

“ Je garde le métal, grognonna-t-il cependant, l’œil matois.

– Je n’ai l’usage ni du corps ni du moteur, mo-nours. Alors, banco ?

– Banco ! ” Et Ergzib Quick, grippant le sachet de poudre d’or,

courut le peser dans sa tanière et le cacha prompte-ment sous sa ceinture avant de revenir.

Patte d’Ours poussa un soupir de soulagement, tandis que Fixidore Fixours suffoquait de rage. Pres-que cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings dilapidés ! Et ce satané gredin de Lupp qui ne se souciait même pas de la carcasse ! Bien sûr, il avait dérobé cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings mais quand même ! Jamais on n’avait vu gredin plus prodigue !

“ Monours, grommela Myb. Lupp à Ergzib Quick, j’ai mes raisons. Ce sont cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings que me coûterait d’arriver à Long’Ours après le 21 du mois de Sable à vingt heures quarante-cinq. Ayant raté le départ du hauturier régu-lier, j’ai dû vous forcer un peu la patte ...

– Mille millions d’Ourses-Noires, je m’en félicite ! glapit Ergzib Quick. C’est la première traversée qui me rapporte plus de vingt-trois mille Ours d’or. ”

Et, plissant la truffe, ce qui le faisait affreusement grigner :

“ Voyez-vous, monours Lupp, croyez-en un expert, vous feriez un bien joli factieux ”.

Et c’était à coup sûr un éloge pour lui. “ Ce bateau est donc à moi ? s’assura Tiomiez

Lupp.

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– A vous, de la poupe à la proue, sauf le métal bien évidemment !

– Parfait. Arrachez tout ce qui brûle et bourrez les chaudières. ”

Mais en aurait-on assez pour faire tourner la machi-ne ? Ce 18 du mois de Sable on démantibula les teu-gues et les acrostoles, on désarticula les deux gaillards et le rouf, on fit du petit bois avec les tanières des pé-régrins et les passavants.

Le 19, on attaqua à la cognées artimons, misaines, hunes, vergues et même le youyou, les cordages et les bômes. Sheb. Aourseda, maniant l’erminette et l’égoï-ne, prêtait la patte à ce tronçonnage enragé. Les gars-ours marins étaient déchaînés. Patte d’Ours, armé d’u-ne seule machette, abattait le travail d’ourse ours.

Le 20, on enfourna bordages, garde-corps, garde-fou, lisses et parapet, rambardes, coffrages, francs-bords, plats-bords et tout ce qu’on put encore arracher à la superstructure. L’Oursonna était dorénavant plus plane et plate qu’une plie.

A la brune, on reniflait au loin les corniches d’Os-mèrgi et le phare de Lezviriv.

Cependant la lune se levait déjà et l’on ne se trou-vait qu’au large de Grandoursville et des corniches d’Osmèrgi. La gageure s’achèverait dans une oursée et l’Oursonna avait besoin de deux fois ourse heures avant de s’ancrer à Beatl’Ours ! A condition d’ailleurs de pouvoir maintenir les machines à ce rythme. Or, juste-ment, le dernier combustible se consumait.

“ Pas de chance, Monours, grogna le gars-ours pa-cha sincèrement pris par le jeu, la Grande-Ourse s’est endormie ! Nous ne dépasserons pas Grandoursville.

– La jetée y est-elle accessible ? – A marée haute uniquement, dans un huitième

d’oursée. – Nous y entrerons. ” grommela Tiomiez Lupp

calmement, bien qu’il s’apprêtât à jouer son va-tout sur un coup décisif !

C’est devant Grandoursville que sont transbordés les tablettes gravées et rouleaux peints apportés d’A-mer’Ourse par les hauturiers. Du bourg, un convoi

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spécial file jusqu’à Gycmõr où un vapeur les charge au plus vite pour Beatl’Ours. Les tablettes et rouleaux précèdent de la sorte les pérégrins d’une demi-oursée au moins.

C’est cette demi-oursée que Tiomiez Lupp comp-tait grappiller. Il avait manqué la PandaOurse, qui n’ac-costerait à Beatl’Ours que l’ours suivant à la brune. Lui, planterait griffe en terre dès le zénith et pourrait arriver à Long’Ours largement dans les délais !

L’aurore du 21 était encore loin quand l’Oursonna, profitant de la marée, gagna la rade de Grandoursville. Tiomiez Lupp, ayant reçu une surprenante mais affec-tueuse bourrade du gars-ours pacha Ergzib Quick, abandonna la coque nue qui représentait toujours les six oursièmes du prix payé !

Les pérégrins plantèrent griffe en terre ourse’ter-rienne. Fixidore Fixours, qui en avait pourtant telle-ment rêvé, ne mit pas immédiatement l’oursard Lupp en cage. Pourquoi une telle hésitation ? Avait-il admis ses erreurs ? La Grande-Ourse seule le sait. Mais il ne le laissa pas filer pour autant. Le suivant toujours, ainsi que Sheb. Aourseda et Patte d’Ours qui se rongeait les sangs et les pattes, il grimpa avec eux sur le grand-tronc de Grandoursville à la mi-nuit. A l’aube, à Gyc-mõr, ils sautaient sur un de ces fins navires de course capables de fendre rageusement les vagues, au lieu de les éviter.

Le 21 du mois de Sable, au zénith, Tiomiez Lupp foulait l’embarcadère de Beatl’Ours. Long’Ours l’atten-dait à un quart d’oursée à peine.

C’est alors que Fixours se décida. Il s’avança com-me un automate, l’agriffa fermement et, présentant son blanc-seing de mise en cage :

“ Vous êtes l’oursard Tiomiez Lupp ? grognonna-t-il.

– Vous le savez bien ! – Pour la plus grande gloire de sa Très Grincheuse

Ursidée, je vous capture ! ”

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Chapitre XXXIV

OÙ LES DÉS SONT JETÉS ET CUITES LES CAROTTES

On avait encagé Tiomiez Lupp à Beatl’Ours dans la caverne frontière de Gus-&-Tom, et au matin une es-corte le conduirait à Long’Ours.

Patte d’Ours s’était jeté à la gorge du gars-ours pan-dore pour sauver son ours-maître mais il avait été maî-trisé et expulsé sans ménagement. Sheb. Aourseda stu-péfaite, affolée, guiorait à petite voix. Alors Patte d’Ours lui révéla ce qu’il savait : on prenait Myb. Lupp, ce héros au regard si doux qui lui avait évité un roustil-lage atroce, pour un gars-ours détrousseur. Elle glapit au scandale, menant vainement rébecca, schproum et tapage. Nulours ne l’écoutait, et force lui fut d’admet-tre que son protecteur se retrouvait sans protection ni soutien.

Fixours avait donc retrouvé son sang-froid. “ Jugulaire ! Jugulaire ! ” n’était-ce pas sa devise ? Le margrave seul reconnaîtrait, peut-être, l’innocence de Myb. Lupp.

Et Patte d’Ours comprit – cela l’anéantit presque – sa responsabilité dans cette catastrophe ! Quel fou d’a-voir gardé pour lui la vérité au lieu d’avertir Myb. Lupp ! Quel fou de ne pas lui avoir signalé la casquette de gars-ours pandore de Fixidore Fixours ! Quel fou d’avoir ainsi empêché son ours-maître d’apporter tous les gages de sa bonne foi, de dissiper le grotesque ma-lentendu ou, pour le moins, de semer ce gêneur, ce scélérat qui l’avait écroué après qu’ils aient planté griffe en Ourse’Terre ! Sa stupide légèreté l’accablait. Il gla-pissait, glottorait spasmodiquement, écumait, bavait et s’arrachait de grosses touffes de poil !

Dans la froidure de l’ours, Sheb. Aourseda se tenait à ses côtés devant la caverne frontière. Aucun des deux n’était capable de s’éloigner d’un pas. Il leur fal-lait garder Myb. Lupp à odeur de narine, et surtout

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tenter d’exercer la réintégrande. Mais à qui en appeler ? Notre héros, sur le point de remporter son incroya-

ble gageure, se retrouvait rincé et lessivé. Bien qu’assez près de Long’Ours pour avoir encore largement le temps de boucler son trajet, ses carottes semblaient bien cuites.

Il se tenait cependant très droit sur un tronc mal écorcé. Ce coup du sort l’avait-il soumis ou, comme de ces volcans éteints que l’on croyait trop vieux, verrait-on soudain rejaillir le feu de sa colère longtemps rete-nue ? Nulours ne saurait le grognotter. Apparemment Tiomiez Lupp, coincé dans ce trou à rats, patientait avec sérénité. Evaluait-il toujours les possibilités d’at-teindre au but ?

Avec l’immobilité surnaturelle d’un empaillé, il écoutait son chronographe doucement glouglouter.

On sait pourtant quel avenir l’attendait : le lende-main, la justice de sa Très Grincheuse Ursidée ferait de lui soit un innocent misérable, soit un misérable condamné !

Crut-il pouvoir jouer encore l’oursonne de l’air ? Il se leva, renifla soigneusement tous les recoins de sa cage, la trouva parfaitement barricadée et retourna sur son tronc. Il sortit alors de sa ceinture son planigram-me et, après avoir gravé “ Samedi 21 Sable, Beatl’Ours, 80e ours, midi moins vingt ”, il rangea sa gradine.

Quelque part dans Gus-&-Tom un glouglou s’égre-na. Myb. Lupp nota que son chronographe attendait deux minutes pour glouglouter de même.

Puis ce furent deux glouglous ! Grimpé aussitôt sur un rapide tronc incliné, il serait rentré au Cercle-Bel-Ursidé dans les délais impartis. Imperceptiblement, son museau se grippa ...

Trois fois ourse minutes plus tard il perçut un cra-quement, suivi d’un roulement de grumes jetées à terre et, dominant le tout, des vociférations exaltées. C’était Patte d’Ours qui glapissait férocement tandis que Fixi-dore Fixours glatissait et geignait.

Tiomiez Lupp releva la truffe. Le rocher qui bloquait l’entrée fut roulé de côté et

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Sheb. Aourseda, talonnée par Patte d’Ours, se rua vers la cage.

Fixours titubait derrière eux, ébouriffé, hérissé, bredouillant :

“ Monours ... monours ... faites excuse ... un so-sie ... une regrettable bavure ... le coupable est au trou ... depuis cinq ours ... monours ... innocent ... ”

Tiomiez Lupp pouvait sortir ! Il se dirigea vers le gars-ours pandore tout tremblant devant lui, le renifla longuement et, se laissant aller à un emportement vrai-ment inusité chez lui, il lui grafigna la gueule de la truf-fe à l’oreille.

“ Belle décoration ! ” glapit Patte d’Ours, apportant sa contribution en un méchant coup de pied. Après quoi, satisfait, il grogna avec la finesse des Pyrénéens : “ Par l’Ourse-Bleue ! Il a bien mérité son ruban rouge, ce coco-là ! ”

Cul par-dessus tête, Fixours ne geignait point : il savait ne pas l’avoir volé ! Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Patte d’Ours se ruèrent au dehors, sautèrent sur un tronc à roues qui s’envola presque et s’engouffrèrent dans la caverne ferrée de Beatl’Ours.

Ils cherchèrent de l’œil un convoi en partance pour Long’Ours ...

Las ! Il y avait trois fois ourse minutes que le der-nier avait quitté le quai.

Tiomiez Lupp, inébranlable, grommela qu’on veuil-le bien lui préparer un grand-tronc privé.

Rien de plus simple, sauf que cela prend du temps. Il fallut deux fois ourse minutes pour que ce grand-tronc – une machine et un seul arbre incliné – ne s’é-lançât, les emportant tous trois.

Il restait donc trente fois ourse minutes pour fon-cer à toute vapeur de Beatl’Ours à Long’Ours. Tio-miez Lupp, selon son excellente habitude, avait alléché les babines du gars-ours pelleteur par la promesse d’u-ne grosse gratification.

Le trajet n’était pas long et le temps suffisant ... à condition que les rails restent dégagés. Ce ne fut pas le cas ! Le trafic était dense et, quand ils posèrent griffe à la caverne ferrée de la Croix-de-Djésorp, le grand

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chronographe de la tanière des pas perdus glougloutait vingt heures cinquante.

Au lieu de galoper cent quinze mille deux cents minutes seulement autour du globe, Tiomiez Lupp s’était absenté cent quinze mille deux cent cinq minu-tes ! ...

Le succès venait de lui passer sous la truffe.

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Chapitre XXXV

OÙ L’ON FRÔLE LE PIRE POUR TROUVER

LE MEILLEUR

Nulours à Baskerville road ne remarqua que la sep-tième grotte avait retrouvé ses occupants. Roches en travers des issues, arbres couchés, rien ne semblait avoir bougé. Et pourtant ...

En sortant de la caverne ferrée Tiomiez Lupp pria Patte d’Ours de s’occuper de l’intendance et se fit re-conduire chez lui avec Sheb. Aourseda.

Impossible de noter le plus petit vacillement du gentillours devant cette terrible ironie du sort. Lessivé ! A cause de cet imbécile de gars-ours pandore ! Il avait tracé sa route d’une patte ferme, évité tous les écueils, embûches, pièges et traquenards. Il avait même sauvé une jeune oursonne et enrichi tous ceux qui l’avaient aidé. Achopper maintenant sur une si petite pierre, quelle dérision ! Sa bourse était plate et vide, ou pres-que. Et les cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings enterrés chez Césorp Bros ne lui apparte-naient plus : ils reviendraient, dès le lendemain, aux ours du Cercle-Bel-Ursidé. Avec tout ce qu’il avait en-gagé comme frais, même en remportant sa gageure, il n’eût pas été beaucoup plus gras qu’avant son départ. Là n’était pas son but d’ailleurs, n’ayant gagé que pour le plaisir. Mais maintenant il ne lui restait que la paille. Myb. Lupp connaissait le code de conduite des gentil-lours : il s’y conformerait.

On avait préparé pour Sheb. Aourseda une confor-table tanière de la caverne de Baskerville road. Affreu-sement malheureuse, l’oursonne redoutait que Myb. Lupp ne broie trop de cafards pour rester lucide.

Elle n’ignorait pas que les gentillours – ceux d’Our-se’Terre surtout, particulièrement guindés – peuvent volontairement entrer en hibernation et ne jamais en ressortir.

Patte d’Ours, après avoir ramassé dans l’entrée une

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facture affichant une somme plus que coquette, s’était précipité pour souffler sa girandole de grisou. A pré-sent, mortellement inquiet lui aussi, il reniflait discrète-ment l’aura de son ours-maître.

La lune, dans cette phase que l’on surnomme “ diminution du bossu ”, disparut à l’horizon. Pour la première fois de ce récit on ne saurait grognotter si Myb. Lupp s’était assoupi. Sheb. Aourseda, elle, n’avait pas arrêté une seconde de tourner en rond et Patte d’Ours, roulé en boule sous l’arbre couché qui gardait l’entrée de son ours-maître, était constamment demeu-ré en alerte.

Une heure avant l’aube, Myb. Lupp le grelotta. Ayant fort à faire, il désirait rester seul l’oursée durant et le pria de veiller aux repas de Sheb. Aourseda. Après le coucher du soleil, il irait grogner un moment avec elle.

Patte d’Ours aurait dû se retirer, mais il se dégageait cette fois du flegme de son ours-maître quelque chose de funeste, et qu’il n’aimait pas. Accablé par les der-niers évènements il restait là, très sombre, incapable d’oublier la part qu’il avait prise dans cette catastrophe. Une fois de plus il se lamentait. Mais pourquoi avoir caché à Myb. Lupp qui était Fixours ? Pourquoi avoir permis à celui-ci de s’accrocher à leurs basques jusqu’à Beatl’Ours ?

A la fin, Patte d’Ours crut que son cœur allait ex-ploser.

“ Mon ours-maître ! Monours Lupp ! Je suis une buse, une incapable cruche ! Ma stupidité vous ruine ...

– Voyons, grommela Tiomiez Lupp, reprenez-vous. Rien n’est si grave qu’il faille en glapir. ”

Patte d’Ours sortit de la tanière et alla se confier à la jeune oursonne.

“ Monourse, conclut-il, il ne m’écoutera pas ! Vous seule seriez capable ...

– Moi ? Mais Myb. Lupp me connaît-il seulement ? Tout autre aurait compris que je l’aimais ! Mon oursa-mi, guiora-t-elle, gardez-le sans cesse à odeur de narine et veillez sur lui, je vous en prie. Accepterait-il même de venir grognonner avec moi ?

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– C’est son intention, à la brune. Il souhaite, je ga-ge, évoquer votre avenir en Ourse’Terre.

– Qui vivra ... Faites qu’il vive, mon oursami ! ” supplia la jeune oursonne.

Patte d’Ours la laissa, préoccupée et songeuse. Ce dimanche s’écoulait sans un seul bruit ou mou-

vement dans la caverne de Baskerville road. Lors-qu’ourse heures et demie glougloutèrent au gros chro-nographe du Conseil des Sage’Ours, Tiomiez Lupp – et cela ne s’était jamais produit – ne sortit pas pour trotter vers son cercle.

Qu’y aurait-il fait ? Nulours ne l’y espérait à pré-sent. Le samedi 21 du mois de Sable, à vingt heures quarante-cinq, extrême limite de sa gageure, il ne s’y était pas présenté. Il avait donc échoué. Et inutile d’al-ler déterrer ses cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings. Le griffonné griffé par ses soins per-mettait à Césorp Bros de transférer aux gagnants l’en-tière propriété de cet or.

Rien n’obligeait Myb. Lupp à pointer sa truffe au dehors. Il ne la pointa pas. Il resta chez lui à invento-rier, ranger, classer, trier, éliminer et jeter. Patte d’Ours, à pattes de velours, grimpa ourse mille fois l’arbre oblique de la caverne. Il croyait son chronogra-phe bloqué tant le temps lui pesait. Il reniflait au seuil de la tanière de son ours-maître, l’espionnait en som-me, mais ne se jugeait pas fouineur ! Il glissait un œil dans une fissure de la paroi, et trouvait cela légitime ! Envolé son incurable optimisme : Patte d’Ours sentait le malheur rôder. Souvent, ses pensées le conduisait vers Fixidore Fixours. Curieusement il le comprenait maintenant d’avoir sans cesse cavalé derrière Myb. Lupp, de l’avoir agriffé et jeté en cage. Sa bévue, toute professionnelle, n’entachait en rien sa bonne foi : l’er-reur était juste, en quelque sorte. Mais lui, Patte d’Ours ... et son impardonnable inconséquence ... Il était bien le seul coupable !

Parfois, écrasé de tristesse, il allait doucement gro-gner au seuil de Sheb. Aourseda, se glissait dans sa tanière et là, en silence, il reniflait la jeune oursonne

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dont l’odeur le réconfortait un peu. Altaïr glissait vers le ponant quand Myb. Lupp pré-

vint Sheb. Aourseda de sa visite et alla la rejoindre. Il grippa une souche et s’installa près d’elle, au coin

de l’âtre, avec son flegme coutumier. Ces derniers qua-tre-vingts ours semblaient n’avoir rien changé en lui, mais le Lupp du mois de Sable était-il réellement aussi froid que le Lupp d’Absolu ?

Il y eut un court silence et il dressa la truffe vers Sheb. Aourseda :

“ Monourse, je vous ai fait venir en Ourse’Terre, et j’en suis désolé ...

– Quoi ! sursauta Sheb. Aourseda. – Laissez-moi poursuivre, je vous prie. Alors ours

prospère, j’escomptais vous offrir du miel à foison, vous permettant de mener plaisante vie en ce pays. Qu’allez-vous devenir à présent que le grain me man-que ?

– Que m’importe le grain, monours, grogna la jeu-ne oursonne. N’est-ce pas ma faute si vous êtes sur la paille ? En perdant votre temps pour m’éviter d’être roustillée, en me traînant derrière vous ...

– Non, monourse. Il vous fallait quitter ce pays d’assassins et je n’ai fait que mon devoir. Fort mal, hélas !

– Monours Lupp, vous m’aviez déjà sauvée de mes persécuteurs. Projetiez-vous en outre de m’offrir la sécurité ici ?

– Bien évidemment, monourse. Hélas, je m’en suis montré incapable ! Acceptez cependant de considérer comme vôtre cette demeure, devenue inutile.

– Que grognez-vous là, monours ? Où vivrez-vous donc désormais ?

– Ne vous inquiétez point de cela, monourse, grommela le gentillours.

– Enfin, monours, de quelle patte comptez-vous mener votre barque ?

– De la bonne, je crois. – Serez-vous entouré, au moins ? – Je suis sans oursami, monourse. – Et votre famille ?

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– Je suis orphelin, célibataire, sans ourson ... – Un ours seul est toujours en mauvaise compa-

gnie, et vous voilà bien malheureux ! Par l’Ourse-Bleue, je pleure de vous savoir sans une bonne âme pour partager vos malheurs. Savez-vous qu’on peut porter avec un autre le fardeau de la pauvreté et qu’il semble ainsi plus léger ?

– Je l’ai ouï grogner, monourse. – Monours Lupp, grognonna Sheb. Aourseda qui

s’était redressée et tournée vers lui, je ne peux vous donner que ce que j’ai, mais je désirerais tant devenir votre oursonne ! ”

A ce grognement – et sans aucun doute pour la première fois de sa vie – Myb. Lupp frissonna légère-ment, sa truffe devint sèche, ses babines frémirent et son œil brilla. Il renifla délicatement Sheb. Aourseda et ce qu’il sentit lui agréa au-delà de ses espérances : ses fragrances promettaient l’abandon, la confiance, la candeur, l’obstination et la patience qui apportent la félicité. Il tenta de recouvrer son sang-froid mais, sen-tant en lui une digue lâcher sous un énorme lac d’eau dormante :

“ Oh, monourse ! Quel bonheur d’avoir une amie au grand cœur ! Je le désire moi aussi, comme je n’ima-ginais pas savoir désirer quelque chose dans cette vie ! Aimez-moi et gardez-moi toujours auprès de vous !

– Enfin ! ... ” guiora Sheb. Aourseda d’une toute petite voix, en l’enserrant tendrement entre ses pattes.

On grelotta Patte d’Ours qui, étant caché sous l’ar-bre incliné, surgit illico. Sheb. Aourseda étreignait tou-jours Myb. Lupp et la large truffe de Patte d’Ours se mit à briller, telle la femelle du lampyre.

Myb. Lupp craignait qu’il ne soit plus l’heure – un dimanche surtout ! – de galoper chez le mystagogue Zenyïm Winnilourson, de la caverne taboue de Marie-l’Os.

Patte d’Ours, la truffe plissée de contentement, le rassura :

“ Il n’y a pas d’heure pour le bonheur, glapit-il. D’ailleurs la lune n’est même pas levée ! Je le comman-de pour quand ?

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– Dès lundi ! Le plus tôt qu’il pourra ”, ronronna Sheb. Aourseda.

Galopant comme un ourson, Patte d’Ours fila aus-sitôt.

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Chapitre XXXVI

OÙ L’ACTION “ TIOMIEZ LUPP ” FLUCTUE

SUR LA PLACE DE LONG’OURS

Mais revenons un peu à ce lundi 16 du mois de Sable, où se répandit la nouvelle de la mise en cage de Keniz Bear, le véritable détrousseur de Grisbi-Place.

Quelques heures plus tôt, tous les gars-ours pando-res du globe recherchaient encore le gars-ours truand Tiomiez Lupp ! A présent, il était redevenu un fort irréprochable gentillours, champion d’une improbable quête.

Il fallait voir les manchettes des oursaux ! Les ga-geures reprirent de plus belle. Partisans ou adversaires refirent surface, ergotant et plastronnant à qui mieux mieux. Ce ne furent à nouveau que disputes, querelles et spéculations sur de coquets montants. Le “ Tiomiez Lupp ” retrouva de bien belles cotes !

Les gars-ours du Cercle-Bel-Ursidé en reçurent un sérieux coup au moral. Tiomiez Lupp resurgissait de-vant eux comme une Ourse-Noire jaillie de sa boîte ! Embarqué soixante-quatorze ours avant le 15 du mois de Sable – date de la mise en cage de Keniz Bear –, il n’avait pas donné le moindre signe de vie ! N’était-il pas déjà empaillé ? Avançait-il toujours obstinément ? Avait-il abandonné son impossible gageure ? Ce same-di 21, fallait-il s’attendre à l’accueillir dans cette tanière d’apparat du Cercle-Bel-Ursidé, à vingt heures quaran-te-cinq glougloutantes ?

On ne saurait grognotter l’effervescence et le bouil-lonnement de tous les gars-ours d’Ourse’Terre. On grava des plaquettes pour l’Amer’Ourse, la Zazil’Ourse : “ Avez-vous reniflé le passage de Tio-miez Lupp ? ”. Sans résultat ! On manda des mouches pour surveiller la caverne de Baskerville road. Vaine-ment ! Les gars-ours pandores, par nature si ballots, avaient bien sûr perdu toute trace de Fixidore Fixours disparu dans la poursuite de son leurre stupide. Les gageures flambaient. Les partisans de Tiomiez Lupp

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reprenaient du poil de la bête. Ils se risquaient, non plus à 111, mais à 22, à 11, et même à moitié moins ! Et notre arthritique Musg Alboursmâle, devenu entre temps centenaire, plus graveleux et podagre que ja-mais, chiragre également depuis peu, les pattes défor-mées, jubilait.

Ce samedi soir, il y avait donc fièvre dans Temm-Nemm et les allées attenantes. C’était une affluence énorme, une bousculade ahurissante, une cohue sans nom, un marché ininterrompu et grouillant qui se te-nait devant le Cercle-Bel-Ursidé. On ne traversait qu’a-vec peine. Tous grognaient, grondaient, glapissaient les cotes du “ Tiomiez Lupp ” qui flambaient autant que laitue en hibernation. Les gars-ours pandores empê-chaient les débordements de tous ces excités avec d’autant plus de peine que l’instant fatidique appro-chait.

Dès la mi-oursée, les grisbi-placiers Björn Zymmo-wer et Zenyïm Valentin’Ours, l’inventeur Ergzib Vye-sy, Beary Semtji administrateur de Grisbi-Place et le fabricant de cervoise Bearmas Mèrépèr s’étaient instal-lés au Cercle-Bel-Ursidé et on ne saurait déterminer lequel se montrait le plus nerveux.

Comme le chronographe mural de la grande tanière d’apparat glougloutait vingt heures vingt-trois, Ergzib Vyesy sursauta :

“ Mesours, dans deux fois ourse minutes, Myb. Tiomiez Lupp sera en retard à notre rendez-vous.

– Quelqu’ours connaît-il l’horaire des grands-troncs de Beatl’Ours ? s’enquit Bearmas Mèrépèr.

– Le dernier est entré en caverne ferrée il y a une heure, grogna Beary Semtji.

– Quod erat demonstrandum ! glapit Ergzib Vyesy. Tiomiez Lupp est un canard mort et nous sommes riches !

– Voyons monours, ne vendez pas déjà la peau de l’homme, grogna Valentin’Ours. Cet ours est un pa-rangon de ponctualité, non dénué en outre d’un léger penchant pour la dramatisation. Il n’y aurait rien d’ex-traordinaire à le voir se présenter devant nous à l’extrê-me limite de notre gageure.

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– Libre à vous de l’imaginer, grognonna Ergzib Vyesy qui, bigrement agacé, prit les pincettes et fouilla le foyer par un mouvement si violent, si grimaud, que des étincelles jaillirent autour de lui. Je prétends moi qu’il a perdu.

– Evidemment, glapit Bearmas Mèrépèr, cet ours s’affolissait ! Croyait-il commander à la mécanique, au temps et aux éléments ? Quand tous ses calculs étaient faits au plus juste, sans marge de sécurité ? Il n’avait aucune chance de réussir !

– Exact, gronda Björn Zymmower, et notez qu’il ne nous a pas fait parvenir le moindre grognottage depuis son départ. S’il avait voulu pourtant ...

– Un canard mort, mesours, glapit Ergzib Vyesy. Mort, cuit, et digéré ! Lisez donc les Nouvelles Marines ! Cet oursal grognotte les surnoms de tous les pérégrins débarqués hier de la PandaOurse en provenance de NéoBear et aucune trace de notre ours ! Je gage qu’il patauge encore quelque part en pleine Amer’Ourse ! Il ne sera pas ici en moins de cent ours. Musg Albours-mâle, ce vieillard graveleux, presque grabataire à cette heure ( savez-vous qu’il est atteint du vomito négro ? ), va perdre ses quatorze mille deux cent cinquante-sept Ours d’or, quatorze Pénis, vingt Canines et cent dix Oursings !

– C’est la vérité vraie, grogna Beary Semtji. De-main, dès l’aube, à l’heure qui vous plaira, nous irons agiter sous la truffe de Césorp Bros ce griffonné de Myb. Lupp qui nous rend riches ”.

Le chronographe mural glouglouta vingt heures quarante.

“ Dans trois cents secondes, mesours ... ” grognon-na Ergzib Vyesy.

Nulours n’osait plus respirer. Ce n’était en chacun que chamade et breloque. Tout blasés qu’ils fussent, l’enjeu leur semblait quand même coquet ! Cependant l’éducation peut tout, qui fait danser les hommes : à l’invitation de Zenyïm Valentin’Ours, et pour masquer leur impatience, ils entamèrent un bridge.

“ Vous pourriez à l’instant me tendre ourse mille quatre cent six Ours d’or, cinq Pénis, deux Canines et

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deux cent quatre-vingt-sept Oursings au-dessus de cette roche, je n’abandonnerais pas les ourse mille qua-tre cent six Ours d’or, cinq Pénis, deux Canines et deux cent quatre-vingt-huit Oursings que j’ai engagés dans cette gageure ! ” grognonna Ergzib Vyesy.

Le chronographe mural glougloutait précisément vingt heures quarante-deux minutes et, en dépit de leurs efforts pour se concentrer sur les brèmes, ils ne pouvaient le quitter des yeux. Même le plus convaincu de sa bonne fortune, Bearmas Mèrépèr, n’avait vécu de secondes plus lentes à s’égrener !

“ Vingt heures quarante-trois ”, annonça-t-il en repoussant les brèmes que lui proposait Beary Semtji.

Plus un bruit, plus un souffle dans la tanière d’ap-parat. De la place montait un bourdonnement sourd et continu et, par moments, un hurlement perçant déchi-rait l’air. Le chronographe glougloutait le temps, inexo-rablement.

“ Encore six fois ourse secondes ! ” chevrota fai-blement Björn Zymmower.

Ils allaient emporter la gageure ! Tous avaient rejeté leurs brèmes ! Ils glougloutaient en chœur avec le chronographe !

Ils glougloutèrent quarante secondes : aucun mou-vement suspect. Ils en glougloutèrent cinquante : le silence, toujours.

Alors qu’ils en glougloutaient cinquante-cinq, un formidable hourvari de vivats, youpi, glapissements et glatissements éclata et courut sur la place et dans le cercle.

Nos gars-ours se dressèrent vivement. Il restait ourse secondes quand le tronc qui barrait

l’entrée fut roulé et, à l’heure fatidique, Tiomiez Lupp faisait son entrée, porté sur les épaules de gars-ours surexcités.

“ Heureux de vous retrouver, mesours ”, gromme-la-t-il simplement.

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Chapitre XXXVII

ET Á QUOI BON TOUT ÇA, PUISQU’IL N’EST PAS PLUS GRAS ?

Tiomiez Lupp vainqueur ! Sacré coup de théâtre, non ?

Que s’était-il passé ? Souvenons-nous. Une oursée s’était écoulée depuis le débarquement

des pérégrins à Long’Ours quand, vers vingt heures, son ours-maître avait envoyé Patte d’Ours demander au mystagogue Zenyïm Winnilourson de célébrer son union avec Sheb. Aourseda, dès le lundi.

Patte d’Ours, tout réjoui, galopa jusqu’à la caverne taboue mais ne trouva personne au gîte. Tranquille, il patienta dans l’entrée, patienta encore, près de deux fois ourse minutes.

A vingt heures trente, c’est une Ourse-Noire en furie qui jaillit de la caverne du mystagogue ! Ebourif-fé, pantelant, les protège-coussinets dans la gueule pour galoper plus vite, il tricotait des pattes, plus vélo-ce qu’oncques ours ne le fut, même aux Temps des Ours Anciens, culbutant sur son passage trois oursons et deux grosses oursonnes qui grognonnaient en voisi-nes !

Il ne mit que quelques instants pour rejoindre la caverne de Baskerville road et se rua, hors d’haleine, dans la tanière de Myb. Lupp, bavant et trémulant fé-brilement.

“ Et alors ? s’enquit Myb. Lupp. – Mon aîrs-moutre ... cafouilla Patte d’Ours ... no-

ce ... pas lieu ... – Que grognez-vous là ? – Dariage ... pas lieu ... medain ... – Mais enfin, pourquoi ? – Ah ! Que ... medain ... midanche ! – Mais non, grommela Myb. Lupp, nous sommes

dimanche.

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– Nenni ... hier ... vendredi ... – Nous ne serions que samedi ? intervint Sheb

Aourseda, mais vous m’affolissez ! – Ouiiiiiiiii ! glapit Patte d’Ours. Samedi ! Il s’est

entortillé dans son compte ! On a toute une oursée de bonus ! ... Enfin ... en fait on n’a plus qu’ourse minu-tes ! ... Grouillez-vous donc mon ours-maître ! ”

Patte d’Ours ayant grippé Myb. Lupp à deux pattes le tirait fermement, aidé de Sheb. Aourseda qui le poussait sans ménagement !

Tiomiez Lupp, lui, n’avait rien compris. Il fut litté-ralement porté hors de sa tanière, extrait de sa caverne et jeté sur un tronc à roues. Sheb. Aourseda garantit au gars-ours postillon une gratification de deux cent qua-tre-vingt-six Ours d’or s’ils atteignaient à temps le Cer-cle. Ils aplatirent moult poules, trois canards et deux moutons mais l’horloge glougloutait vingt heures qua-rante-cinq précises comme ils pénétraient dans la gran-de tanière d’apparat, ce que nous savons déjà.

Tiomiez Lupp avait donc galopé autour du globe pendant quatre-vingts ours exactement et emporté cette incroyable gageure !

Il m’incombe à présent d’expliquer qu’un ours à ce point précis – tatillon et maniaque grognonneraient certains – se soit trompé d’une oursée ! Pourquoi pen-sa-t-il planter griffe à Long’Ours le samedi 21 du mois de Sable, alors qu’on n’était encore que le vendredi 20 ?

Ce n’est pas compliqué. Tiomiez Lupp, filant toujours vers le levant, avait

engrangé – et il ne s’en était même pas aperçu – tout un ours dans sa pérégrination. Eût-il choisi – question de hasard – de partir face au ponant, c’est à l’inverse un ours qui serait tombé de sa besace.

Développons. Galopant vers l’astre solaire, Tio-miez Lupp en accélérait la vitesse relative et, très logi-quement, chaque fois qu’il avançait d’un cent vingt et unième de la circonférence du globe, l’oursée rapetis-sait d’ourse grosses minutes ! Alors que dans sa course au levant il saluait quatre-vingts fois le soleil au zénith, tout ours resté immobile à Long’Ours ne l’avait salué,

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lui, que soixante-dix-neuf fois. Et donc les membres du Cercle-Bel-Ursidé redoutaient ce samedi soir son appa-rition dans la grande tanière d’apparat, quand lui s’ima-ginait déjà rendu au dimanche. Et si Patte d’Ours avait disposé d’un chronographe plus évolué glougloutant les ours, les quantièmes et l’année, en plus des heures, des minutes et des secondes1, il aurait pu s’en aperce-voir lui-même !

Les cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings de la gageure revenaient à Tiomiez Lupp ! Cependant, il avait semé en chemin cinquante-quatre mille cent soixante-dix-neuf Ours d’or, quinze Pénis, seize Canines et six cent dix-neuf Oursings et d’avoir raflé la mise ne le rendait pas plus gras pour autant. On sait que notre original ne gageait pas pour engran-ger du grain, mais pour jouer, uniquement. Il fit donc cadeau à son brave Patte d’Ours et à cet imbécile de Fixours – allez savoir pourquoi – des deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or, neuf Pénis, dix-sept Canines et huit cent vingt-deux Oursings de différen-ce, et sans décompter au gars-ours domestique le gri-sou brûlé par son étourderie.

Rentré dans sa caverne Myb. Lupp, bien moins serein qu’à l’ordinaire, s’inquiéta :

“ Cette union vous agrée-t-elle encore, monourse ? – Monours Lupp, grogna Sheb. Aourseda, vous

êtes gras à cette heure et moi je n’ai rien ... – Baste, monourse. Notre or est à vous. Sans votre

offre généreuse de devenir mon oursonne, Patte d’Ours n’aurait pas galopé chez le mystagogue Zenyïm Winnilourson, je me croirai encore dimanche, et ...

– Ah ! Myb. Lupp ! grognonna la jeune oursonne. – Oh ! Aourseda ! ” grommela Tiomiez Lupp. Une fort joyeuse cérémonie se déroula le lundi ma-

tin et Patte d’Ours, tout ému, fier comme un pou et légèrement ébouriffé, y tint le rôle du père de la ma-riée. Il l’avait arrachée au bûcher et c’était bien le moins qu’il la conduisit à l’autel !

Note 1 : Comme celui que nous décrivions au premier chapitre de notre histoire, mais qui s’était malencontreusement arrêté, n’ayant pas été régulièrement remonté chaque semaine.

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Le mardi, avant même le lever du soleil, Patte d’Ours grattait doucement au seuil de son ours-maître.

Le tronc bascula et, encore endormi, le gentillours s’avança.

“ Que voulez-vous donc, Patte d’Ours ? – Monours ! En étudiant le Bearshaw’s Pilgrim ... – Oui ? – Soixante-dix-huit ours auraient suffi pour ... – Evidemment. On aurait pu éviter le trigone rous-

se’terrien, ignorer le roustillage de Sheb. Aourseda ... et à cette heure je me retrouverai tout seul. ”, grommela Myb. Lupp en remettant posément le tronc en place.

Cette histoire est finie. Tiomiez Lupp venait de parcourir, en quatre-vingts

ours exactement, le tour du globe. Mais, uniquement préoccupé de faire concorder cabotiers, hauturiers, wheels-trunks, troncs à roues, bâtiments de négourse ou autres oliphants et troncs à glisse sur glace, il n’avait jamais accordé le moindre intérêt aux contrées traver-sées.

Certes, au cours de l’aventure, de nombreuses oc-casions s’étaient présentées à lui de prouver son sang-froid et son esprit méthodique. Mais on lui connaissait déjà ces qualités.

Et on l’a vu, en dépit de son succès, il ne se retrou-vait pas plus gras qu’au départ.

Alors ? Tel il nous apparaissait à la première page de ce récit, tel nous le retrouverions à la dernière ?

Ce gentillours peu banal n’aurait-il pas eu intérêt à rester pantoufler chez lui ?

Mais était-ce une vétille qu’une adorable oursonne prête à faire son bonheur et, certains ours l’auguraient déjà, à lui donner beaucoup d’oursons ?

FIN

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Éclaircissements et commentaires ...

Les ours, en évidence, depuis toujours,

car LoursétouéTouTélours

comme le gueulait Isours dans un poème.

Depuis longtemps il souhaitait traduire en français un ouvrage écrit en français, mais m’interrogeait – per-plexe – sur ce que cela voulait dire. C’était le temps déraisonnable où il craignait de devenir fou, et je me demandais à qui il s’adressait et pour qui il traduirait.

C’est sur un plan incliné de la grotte de mon ami Gustave, en jetant un coup d’œil sur un livre négligem-ment jeté là – posé ouvert et à l’envers entre Tippsy, Baloo et ce truand de Doumé – que j’ai lu “ Le Tour du Monde en 80 Ours ”. Je crus à un montage et cela me rappela l’histoire du parapluie et de la table de dis-section : cette rencontre ne devait rien au hasard ! Il restait à écrire l’ouvrage qui porterait ce joli titre.

Traduire les noms de lieux, patronymes et prénoms était simple, mais n’offrait que peu d’intérêt. Un hom-me, un ours. Un ours, un homme. Il fallait inventer une langue d’ours, pour un univers d’ours. L’ours gronde dit-on, et apparurent petit à petit des listes de mots contenant le vocable gr ... de la zoogéographie ( peut-être chère à Wolman ? ) à l’accélérographe dont l’utilité est trop méconnue. Et des tableaux d’équiva-lences aussi, pour transcrire les monnaies, poids, dis-tances, forces, énergies, puissances, vitesses, volumes et autres, tous si chargés de sens chez Jules Verne.

Que le roman ait été publié l’année de la naissance de Jarry m’imposait le calendrier. Isours demeurait perplexe. “ Comment veux-tu traduire le cinq de 5 heu-res dans la phrase : la marquise sortit à 5 heures ? ” ne cessait-il de demander. Et il n’avait pas tort. Quant au passage : “ au-dessus desquelles le minaret de la

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pagode remplaçait le clocher de l’église européenne ”, il le laissait idiot, trémulant et pleurant d’angoisse.

Mais je savais maintenant que le franc germinal, en vigueur en 1870, contenait 0,2903225 grammes d’or cependant que le dollar en 1837 (et en 1900 également) était défini à 1504,656 milligrammes d’or fin ! La solu-tion poignait tout doucettement. Elle s’éloigna lorsque j’appris qu’un Londonien ne verrait rien de la lune dans la nuit du 2 au 3 octobre 1872, car elle était alors âgée de 0,18 jours : c’est la nouvelle Lune. Il verrait cependant Véga de la Lyre, Deneb du Cygne et Altaïr de l’Aigle. Tout était donc bien. Certes, P = m g, mais un ours qui tombe dans une crevasse au pôle tombe plus vite que son cousin équatorien, alors, comment fixer g ? J’avoue que je me réjouis de constater que W=FL, ce bon Gustave me manquait dans mes re-cherches et le retrouver ainsi ... Je cheminais mainte-nant d’un bon pas.

L’idée de traduction s’avérait de miel. Par analogie, par identité, par différence, en un travail enfantin, un décorticage parfois drolatique, – foin de l’induction et de la déduction – de chaque mot en surgit un autre, qui s’inventait tout seul, ou presque, et Isours, plus délirant que jamais, gloussait parfois de mes trouvail-les.

Petit à petit, dans une marqueterie patiente, un faux miroir se mit en place en face du texte de Jules Verne et, tout en racontant scrupuleusement – au mot près – la même histoire, le nouveau récit refléta aussi le por-trait du traducteur : attachement au Lettrisme, à la Pa-taphysique, à l’Oulipo, convictions politiques et mau-vaise foi joyeuse, humour et obsessions. Dès le travail commencé, nombreux furent les auteurs qui, de bonne grâce toujours, vinrent prêter la plume, offrant, toutes faites, des phrases entières pour remplacer celles de Jules.

Quelques renseignements supplémentaires, peut-

être, pour guider le lecteur. Il y a longtemps que les ours n’habitent plus de

simples cavernes, rustiques et humides. Mais leurs de-

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meures et monuments qui privilégient toujours l’obli-que – les ours détestent les escaliers – portent le nom de grotte, qu’elles soient creusées dans le sol ou bâties en surface, de patte d’ours.

L’ours, tant qu’il n’a pas atteint sa maturité sexuelle, est considéré par ses parents comme totalement asexué. Un ourson est donc un jeune immature, un enfant, et un enfant n’a pas de sexe. Les ours en cette matière sont semblables aux anges. L’oursonne par contre1 est une personne, généralement jeune et jolie, agréable à regarder et à connaître. L’ourse, qui désigne spécifiquement le sexe de sa propriétaire, est un terme peu employé par les ours eux mêmes, considéré selon le contexte comme précieux ou vulgaire. On touche ici à la subtilité de cette langue.

Un gars-ours est un individu mâle, jeune et fort. Ce terme est à la fois populaire et familier et, bien qu’il ne s’emploie jamais pour désigner un ours élevé dans la hiérarchie ursidienne, il n’est jamais péjoratif non plus.

Les ours sont à juste titre fiers de leur fourrure, largement suffisante au quotidien pour se protéger de la pluie ou du froid. Mais l’ours est un être élégant de nature et parfois légèrement vaniteux. Il n’hésite pas à se parer d’atours multiples et variés – simples ceintures ou accessoires parfois très sophistiqués – pour suivre les canons de l’élégance.

Note 1 : “ Son amant mourut à la guerre, en revanche son mari ren-tra.” Nous suivrons Gide qui n’admet la supériorité du “ en revanche ” sur le “ par contre” que dans cette seule phrase.

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Monnaie L’Ours d’Or, depuis les Temps des Ours Anciens, contient 2,5 grammes d’or (titre non précisé). Unités de base :

1 Ours d’or = 17 Pénis 1 Pénis = 23 Canines 1 Canine = 997 Oursings

Température L’échelle d’hibernation a été adoptée dès la fin des Temps des Ours Anciens. Unités de base : 1 Degré = 941 Oursièmes.

Échelle Hibernation

Échelle Celsius

Échelle Fahrenheit

Échelle Hibernation

0 -74,2 -101,56

Échelle Celsius 53 0 32

Échelle Fahrenheit

40,3015873 -17,77778 0

De la Monnaie, des Poids et des Mesures

Ours d’Or

Livre Franc

Germinal

Dollar

Ours d’Or 1 0,3506833 8,7670848 1,69160392

Livre 2,8515719 1 25 4,82373545

Franc Germinal

0,114063 0,04 1 0,19294941

Dollar 0,5911549 0,2073082 5,1827054 1

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Distances Sur terre : La Course d’Ours vaut 9 503,42233 mètres Unités de base : Course d’Ours, Pieds d’Ours, Griffe, Poils, Oursièmes. 1 Griffe = 3 Poils 1 Poil = 977 Oursièmes Sur Mer : La Nage d’Ours vaut 6,8591926 milles marins. Unités de base : 1 Nage d’Ours = 31 Coulées 1 Coulée = 967 Oursièmes

Puissance et Force Le Grizzly Vapeur est la puissance nécessaire, au pôle, pour soulever de 2 Griffes, 2 Poils et 178 Oursièmes un ours sortant d’hibernation, soit une masse de 344 Merdres et 778 Oursièmes, en une seconde. Unités de base : . 1 Grizzly Vapeur = 983 Oursièmes

Pied d’Ours

Course d’Ours

Griffe Nage

d’Ours

Pied d’Ours 1 5,1279E-05 3,09150547 3,836E-05

Course d’Ours

19 501 1 60 287,448 0,7481110

Griffe 0,323467 1

Nage d’Ours

1,3367 1

Grizzly Vapeur

Cheval Vapeur

Watts

Grizzly Vapeur

1 1,613365844 1 187,03

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Vitesse Sur terre : Le Vit d’Ours Brun vaut 1,8901251 m/s. Unités de base : 1 Vit d’ours Brun = 4 871 Souffles 1 Souffle = 37 Foulées 1 Foulée = 971 Oursièmes Sur Mer : Le Vit d’Ours Blanc vaut environ 6 nœuds. Unités de base : 1 Vit d’ours Blanc = 3 677 Nages 1 Nage = 19 Coulées 1 Coulée = 947 Oursièmes

Superficies C’est parce que 63 ours s’étaient partagé le territoire du Grand Lac de l’Ours que le Territoire d’Ours a été fixé à 1/63ème de la surface du lac, soit 460,3174603 Km2. Unités de base : 1 Territoire d’Ours = 13 Tanières 1 Tanière = 7 Litières

Vit d’Ours Blanc

Vit d’Ours Brun

Vit d’Ours Blanc 1 1,611134218

Vit d’Ours Brun 0,620680753 1

Pied d’Ours Carré

Territoire d’Ours

Griffe Carrée

Pied d’Ours Carré

1 5,1599 E-10 9,5574

Territoire d’Ours

1 938 017 447 1 1,8522 E+10

Griffe Car-rée

0,1046309 5,3988 E-11 1

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Volume

Unités de base : 1 Ours Cubique = 953 Oursièmes.

Ours Cubique

Pied d’Ours Cube

Tonneaux

Ours Cubique 1 27,89 1,139041342

Pied d’Ours Cube 0,035855145 1 0,040840493

Tonneaux 0,877931259 24,48550282 1

Poids Un Grand Mâle a une masse d’environ 0,631 Tonne. Unités de base : Grand Mâle , Merdre d’Ours, Oursièmes. 1 Merdre d’Ours = 991 Oursièmes

Merdre d’Ours Grand Mâle

Merdre d’Ours 1 0,001291601

Grand Mâle 774,2331288 1

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Table des Matières

Remerciements ………………………………...…… Chap. I Dans lequel Tiomiez Lupp et Patte d’Ours s’agréent comme ours-maître et gars-ours domestique Chap. II Où Patte d’Ours est persuadé d’avoir atteint son Graal ………………………………...................... Chap. III Où Tiomiez Lupp s’avance au risque de gâter son miel ………………………………………. Chap. IV Dans lequel Tiomiez Lupp pétrifie Patte d’Ours ……………………………………………… Chap. V Dans lequel Myb. Lupp accède à la notoriété Chap. VI Dans lequel un gars-ours pandore manifeste une agitation fort concevable ……………………….. Chap. VII Qui montre que les sauf-conduits ne sont que balivernes et billevesées ……………………….. Chap. VIII Dans lequel Patte d’Ours oublie le prover-be : “ En bouche fermée n’entre mouche ” ………… Chap. IX Où l’udier Kitash et celui de Rousse’Terre favorisent Tiomiez Lupp …………………………… Chap. X Où Patte d’Ours se console de la disparition de ses protège-coussinets ………………………....… Chap. XI Où l’oliphant fait florès sur le marché ……. Chap. XII Où nos pérégrins risquent des malen-contres ……………………………………………... Chap. XIII Dans lequel Patte d’Ours démontre qu’aux braves le miel coule dru …………………….. Chap. XIV Dans lequel Tiomiez Lupp ne remarque rien du merveilleux bassin du Flodvi qu’il parcourt …. Chap. XV Où l’on est à nouveau soulagé de moult ours d’or 93…………………………………………. Chap. XVI Où Fixidore Fixours, désireux de s’instrui-re, fait l’âne pour avoir du son ……………………… Chap. XVII Dans lequel ça chahute sous les crânes entre Singe-à-Poux et King-Kong-Bear …………….. Chap. XVIII Dans lequel chaque ours réagit à sa fa-çon aux manifestations des éléments ……………….. Chap. XIX Où l’intempérance de Patte d’Ours n’est pas sans conséquences ……………………………... Chap. XX Dans lequel Fixidore Fixours s’agriffe soli-dement à Tiomiez Lupp ……………………………. Chap. XXI Où un gars-ours marin craint que cinq cent soixante-dix Ours d’or lui passent sous la truffe

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Chap. XXII Où Patte d’Ours note que sous tous les cieux ceinture dorée vaut mieux que bonne renom-mée ……………………………………………….. Chap. XXIII Dans lequel la truffe de Patte d’Ours pousse considérablement …………………………. Chap. XXIV Où l’on parcourt paisiblement l’Udier Tédoloxyï …………………………………………. Chap. XXV Où l’on s’émeut un peu d’une émeute à Safrasiz’Ours ……………………………………… Chap. XXVI Dans lequel on emprunte le wheels-trunk, merveille amer’oursaine …………………….. Chap. XXVII Où patte d’ours apprend tout du nus-nurisme …………………………………………… Chap. XXVIII Où il ne sert de rien d’être sensé au sein des insensés …………………………………... Chap. XXIX Où l’on vit des aventures bigrement amer’oursaines ……………………………………. Chap. XXX Où Tiomiez Lupp fait ce que doit, ad-vienne que pourra ………………………………… Chap. XXXI Dans lequel le gars-ours pandore sauve la mise à Tiomiez Lupp …………………………… Chap. XXXII Dans lequel Tiomiez Lupp résiste au vent mauvais qui l’emporte ………………………... Chap. XXXIII Où Tiomiez Lupp force tranquille-ment sa chance ……………………………………. Chap. XXXIV Où les dés sont jetés et cuites les carottes …………………………………………… Chap. XXXV Où l’on frôle le pire pour trouver le meilleur …………………………………………… Chap. XXXVI Où l’action “ Tiomiez Lupp ” fluctue sur la place de Long’Ours …………………………. Chap. XXXVII Et á quoi bon tout ça, puisqu’il n’est pas plus gras ? …………………………………….. Éclaircissements et Commentaires ….……………... De la Monnaie, des Poids et des Mesures ………….

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Achevé d’imprimer sur les presses du Groupe de L’Ours

pour le compte des éditions du Zoo de Lausanne

à Paris As à Gueules135 E.P.

Dépôt légal : 1° trimestre 2008

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Page 256: Le Tour du Monde en 80 Ours

www.auzoodelausanne.fr

ISBN 978-2-9529638-1-7 Imprimé en France 2°édition avril 2011