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Le travail de nuit sur la sellette
Source : LSA_18 avril 2013 Par MAGALI PICARD
Les syndicats montent au créneau pour dénoncer le travail au-delà de 21 heures ou avant 6
heures du matin. Trois procès sont en cours, chez Monoprix, Sephora, ou encore Apple.
Face à des juges qui donnent de plus en plus souvent raison aux salariés, les entreprises
ripostent. Les consommateurs restent majoritairement contre, même si les jeunes et les
Franciliens sont moins catégoriques.
La nuit n'appartient plus aux distributeurs, mais de plus en plus aux juges et aux syndicats.
Depuis quelques mois, les tribunaux condamnent les enseignes pour non-respect de la loi du
9 mai 2001 sur le travail de nuit. Dernière décision en date, celle de la cour d'appel de
Versailles, qui, le 3 avril dernier, a déclaré invalide l'accord signé par deux syndicats (CFDT et
CFTC) en 2006. Seul problème : la CGT, majoritaire chez Monoprix, a fait jouer une première
fois son droit d'opposition. Trois ans plus tard, après un avenant à cet accord qui majore les
salaires de 15%, la CGT saisit la justice. Et obtient satisfaction en première instance, puis
devant la cour d'appel de Versailles. Désavouée par les juges, l'enseigne n'hésite pas à se
pourvoir aujourd'hui en Cassation. « L'action de la CGT n'est pas valable puisque les autres
partenaires sociaux n'ont pas été avertis de l'opposition du syndicat », considère Arnaud
Delaporte, directeur des ressources humaines de Monoprix.
7% de salariés de la distribution travaillent la nuit
10 à 30% de majoration supplémentaire de salaire pour les salariés de nuit
78% des travailleurs de nuit sont des hommes
Source : Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD)
De nombreuses procédures
Au-delà du débat juridique, le travail de nuit soulève un débat économique et sociétal
encadré par un texte de loi élargissant les horaires nocturnes de 22 heures à 21 heures le
soir et de 5 heures à 6 heures le matin, pour s'aligner sur la réglementation européenne.
Sondés par Ipsos en exclusivité pour CA.com, une grande majorité de Français (77%)
affirment ne pas profiter des magasins après 21 heures. Et estiment qu'il s'agit d'un recul
social. Mis à part les moins de 35 ans et les Franciliens, qui se prononcent plutôt pour. «
Nous observons clairement une rupture comportementale selon l'âge et le lieu d'habitation.
De tels écarts laissent présager des changements de perception, mais aussi d'attitude et de
comportement dans les années à venir », observe Rodolphe Bonnasse, directeur général du
groupe CA.com. Pourtant, ces résultats feraient presque plaisir aux syndicats.
Car depuis quelques mois, les procédures initiées à Paris par le Clic-P, l'intersyndicale du
commerce parisien qui réunit six syndicats parisiens, s'enchaînent. H&M, Abercrombie et
Fitch, Uniqlo, et plus récemment Apple, Monoprix et Sephora ont entamé un bras de fer
avec les représentants des salariés. Vincent Lecourt, avocat ayant notamment plaidé contre
Apple et Sephora pour le compte du Clic-P, a son explication : « Jusqu'à présent peu utilisée
par les syndicats, l'action collective revient. Par le succès que l'intersyndicale a obtenu sur le
travail dominical, elle a plus de moyens pour travailler. Et puis, les magistrats sont devenus
très spécialisés ».
Depuis quelques mois, la tension s'accentue
3 avril 2013 Monoprix se voit interdire le travail de nuit en appel par la cour d'appel de Versailles, suite à un premier arrêt du tribunal de grande instance de Nanterre qui avait déjà invalidé le travail de nuit au sein de l'enseigne. Cet accord avait été signé en 2006 par deux syndicats, CFDT et CFTC, mais pas par la CGT, majoritaire, qui exerce son droit d'opposition. L'enseigne décide de se pourvoir en Cassation.
12 mars 2013 Le Tribunal de grande instance de Paris interdit à 7 des 12 magasins Apple d'employer des salariés la nuit. Et ce « sous astreinte provisoire de 50 000 € par infraction constatée ». Apple fait appel. Parallèlement, un salarié syndiqué Sud s'est porté devant les Prud'hommes parce que l'enseigne lui imposait de travailler la nuit, alors qu'il ne voulait pas. Décision attendue le 16 avril.
6 décembre 2012 Le Tribunal de grande instance de Paris déboute l'intersyndicale parisienne Clic-P (CGT, CFDT, FO, CFTC, Sud et CGC) qui voulait interdire le travail de nuit dans le Séphora des Champs-Élysées, magasin phare du réseau. Le Clic-P a fait appel de cette décision.
Les enseignes souvent condamnées
Une affaire en entraîne une autre. Et les juges ont plutôt tendance à condamner les
enseignes. Outre Monoprix, c'est Apple qui s'est vu obligé, en mars, à ne plus faire travailler
ses salariés au-delà de 21 heures dans sept de ses magasins sous peine d'une astreinte de 50
000 €. Un salarié syndiqué Sud est même allé jusque devant les Prud'hommes. Réponse
attendue le 16 avril. « Malgré ses refus réitérés, Apple le mettait sur les plannings au-delà de
21 heures », explique Karl Ghazi, secrétaire général de la CGT Commerce de Paris. Or, pour
l'entreprise américaine, soucieuse de respecter le droit, un tel procès fait mauvais genre.
Dans le cas de Sephora, c'est l'inverse qui s'est produit. L'enseigne a gagné en référé en
décembre dernier contre le Clic-P, qui voulait faire interdire l'ouverture du magasin sur les
Champs-Élysées jusqu'à minuit. Mais l'intersyndicale ne lâche pas l'affaire et fait appel...
Selon la loi du 9 mai 2001, le recours au travail de nuit doit passer par la signature d'une
convention ou d'un accord de branche. Il doit également rester « exceptionnel » et « être
justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services
d'utilité sociale ». C'est bien là tout l'enjeu. Où commence l'utilité sociale ? « Si nous
n'ouvrions pas au-delà de 21 heures, nos clients, qui ont un profil urbain et travaillent de plus
en plus tard, se verraient privés d'un réel service, estime Arnaud Delaporte. Cela répond au
positionnement de notre enseigne. » Le DRH de Monoprix chiffre à 3% le chiffre d'affaires
supplémentaire réalisé au-delà de 21 heures dans la centaine de magasins concernés. Et
agite le chiffon rouge de l'emploi, grand argument utilisé par les défenseurs du travail
nocturne... comme par ceux du travail du dimanche. « Nous avons calculé que la tranche 21-
22 heures correspondait à 1 500 collaborateurs », conclut Arnaud Delaporte. La Cour de
cassation se prononcera sur le sujet d'ici à six ou dix-huit mois. Même combat pour Sephora,
qui, en décembre, n'hésitait pas à mettre dans la balance 45 emplois et 20% de son chiffre
d'affaires pour son seul magasin des Champs-Élysées.
Ce qu'en pensent les consommateurs
Les nocturnes boudées...
Si une grande majorité des Français (77%) ne font pas leurs courses après 21 heures, c'est
moins le cas des Franciliens (47% en profitent) et des jeunes de moins de 35 ans (38%). En
région parisienne, les modes de vie se modifient et les sorties de bureau se font de plus en
plus tard.
... Mais qui interpellent les jeunes
L'amplitude horaire ne semble pas avoir un impact sur le mode de consommation des
ménages. Une écrasante majorité (91%) ne ferait pas plus souvent ses courses après 21
heures. Seuls les moins de 35 ans (20%) seraient prêts à faire leurs emplettes jusqu'au bout
de la nuit, ainsi que 14% des salariés.
Une véritable régression
Les ouvertures des magasins après 21 heures sont-elles…
Les salariés se montrent très sensibles... au sort de leurs congénères. Pour près des deux
tiers d'entre eux (61%), travailler après 21 heures représente un recul social. Alors que pour
les moins de 35 ans (44%) et les Franciliens (40%), c'est une « nécessité correspondant aux
évolutions de la société ». Enquête réalisée du 12 au 13 avril 2013 auprès de 1 019
personnes
VRAI OU FAUX DÉBAT ?
« Les enjeux sont les mêmes que pour le travail le dimanche », estime Franck Morel, avocat
associé chez Barthélémy. Où trouver l'équilibre entre, d'un côté, évolution des modes de vie
des consommateurs, nécessité économique et, de l'autre, besoin de préserver la santé des
salariés ? L'Inserm a montré dans une étude de juin 2012 que le travail de nuit accroît les
risques de cancer du sein chez la femme et de cancer de la prostate chez l'homme.
La question du volontariat est également pointée du doigt par les syndicats. Vrais ou faux
volontaires ?« Toutes les enseignes se targuent de n'employer que des volontaires, mais ce
n'est pas toujours vrai, affirme Karl Ghazi, secrétaire général de la CGT-Commerce de
Paris. Parfois, ils font l'objet de chantage : le salarié ne peut pas refuser de travailler après 21
heures sous peine de ne pas se voir accorder ses vacances. » Et de poursuivre : « Sous couvert
de discours économique, les distributeurs servent en réalité un discours politique. Monoprix
et les autres investissent le créneau de nuit depuis 2008. Elles créent des besoins qui
n'existaient pas avant et, surtout, tuent des petites épiceries qui ouvraient avant sur ces
plages horaires-là. »
Pourtant, dans certains cas, travailler au-delà de 21 heures, phénomène très parisien, et
entre 5 heures et 6 heures de matin, phénomène qui concerne autant Paris que la province,
ne pose pas de problème. Comme chez Carrefour Market, où une vingtaine de magasins
ferment au-delà de 22 heures dans la capitale. L'un d'entre eux, situé boulevard
Rochechouart, à Pigalle, pousse jusqu'à 23 heures. Un accord a été négocié en 2008, et
amendé en 2010, avec une majoration de salaire de 10% entre 21 et 22 heures et entre 5 et
6 heures du matin, et de 20% entre 22 heures et 5 heures du matin. « Cela génère du chiffre
d'affaires supplémentaire et se passe, dans la plupart des cas, sur la base du
volontariat, constate Jean-Marc Robin, délégué central FO pour Carrefour Market. Nous
veillons au fait que cette notion de volontariat ne soit pas un levier managérial et ne donne
pas lieu à du chantage sur les vacances. » Un travail de nuit sous haute surveillance.
Des positions divergentes
Pour
Répondre aux besoins des consommateurs urbains, qui sortent de plus en plus tard après le travail.
Fournir du travail à des salariés volontaires, notamment des étudiants.
Générer du chiffre d'affaires supplémentaire, qui n'ira pas à la concurrence (petites épiceries, internet...).
« Ne pas pouvoir ouvrir au-delà de 21 heures donnerait lieu à des conséquences
économiques. Une centaine de nos magasins sont concernés. Dans les grandes villes, c'est du
chiffre d'affaires et du travail en moins. Nous avons calculé que la tranche 21-22 heures
correspondait à 1 500 collaborateurs et que cela générait 3% de chiffre d'affaires
supplémentaire. Et puis, ouvrir plus tard le soir répond à une demande de nos
consommateurs, urbains, et correspond à une évolution des modes de vie. Dans le procès en
cours, nous nous pourvoyons en Cassation, car nous posons la question de la validité du droit
d'opposition de la CGT sur l'accord sur le travail de nuit signé en 2006. » Arnaud
Delaporte, directeur des ressources humaines des magasins Monoprix
Contre
Le travail de nuit nuit à la santé des salariés. Des études de l'Inserm notamment, le démontrent : il accroît le cancer du sein et de la prostate.
Il ne répond pas à une utilité absolue ou à un besoin social.
« Depuis 2008, la grande distribution ouvre de plus en plus tard pour
gagner des parts de marché. Ce n'est pas un hasard si beaucoup de petits commerces ont
fermé depuis. L'argument de l'emploi est un faux argument. Les enseignes ne vont pas faire
de plans de sauvegarde de l'emploi parce qu'ils ouvrent une heure de moins par jour ! C'est
comme le volontariat : les salariés n'ont pas vraiment le choix, soit parce qu'ils veulent
gagner plus, soit parce qu'on leur fait du chantage. Les magasins créent des besoins
supplémentaires. Les consommateurs ont-ils vraiment besoin d'aller acheter des yaourts
après 21 heures ? Le travail de nuit doit rester exceptionnel, à la fois pour protéger la santé
des salariés et parce que cela ne répond pas à une utilité absolue. » Karl Ghazi, secrétaire
général de la CGT Commerce de Paris
Ce que dit la loi
⦁ La loi du 9 mai 2001 a élargi les horaires du travail de nuit de 22 h-5 h à 21 h-6 h.
⦁ Le recours au travail de nuit doit rester exceptionnel et être motivé par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale la nuit.
⦁ La mise en place est subordonnée à la conclusion préalable d'une convention ou d'un accord de branche étendu ou d'un accord d'entreprise.
⦁ La loi fait bénéficier le salarié d'une contrepartie sous forme de repos compensateur et de salaire supplémentaire (article L.213-4 du code du travail). Selon la convention
collective applicable aux entreprises de la grande distribution à prédominance alimentaire, une majoration salariale est prévue pour les heures effectuées entre 21 heures et 22 heures et 5 heures et 6 heures du matin.
« L’argument de l’emploi avancé par les enseignes est un faux argument. Il
n’y a pas le moindre licenciement lié à la cessation d’activité le soir. En outre, le travail de
nuit désorganise la vie sociale et peut nuire à la santé, des études l’ont montré. Enfin, en
ouvrant la nuit, les distributeurs éliminent toute forme de concurrence, les petits épiciers
notamment ferment. » Vincent Lecourt, avocat de l’intersyndicale du commerce, en charge
notamment des dossiers contre Apple et Sephora