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1 Le vent d'automne et les larmes de rosée - un point de vue écouménal sur un poème du Man'yôshû - Julie Brock Résumé Dans les poèmes du Man'yôshû (la plus ancienne anthologie de poèmes japonais dont la compilation s'est achevée au milieu du VIII e siècle), on trouve fréquemment une figure appelée jo-kotoba : littéralement « les mots qui commencent ». Pour éclaircir le mode de fonctionnement du jo-kotoba, nous examinons un poème du Man'yôshû (vol. 8, n° 1617) dans lequel les deux premiers vers décrivent des lespédèzes couvertes de rosée par une fraîche matinée d'automne, tandis que les deux derniers vers, où les larmes jaillissent irrépressiblement, expriment la tristesse de la séparation. Entre ces deux parties s'intercale un vers médian signifiant « le vent souffle ». Entre les gouttes de rosée qui perlent sur les lespédèzes et les larmes versées par la poétesse, il y a un lien grammatical formé le verbe otsuru, « tomber », et un lien métaphorique engendré par le double sens de aki, qui, dans la graphie du poème signifie « l'automne », et a pour homonyme, dans une autre graphie, un mot signifiant « la rupture, la séparation ». Notre analyse montre que l'automne et la séparation constituent pour ainsi dire un couple de forces qui, portées par le vent, se combinent en un seul moment poétique. Elle conclut que les nombreux effets mis en œuvre dans ce poème tendent à une combinatoire que les outils de la mésologie permettent de décrire avec justesse et précision. Introduction Dans la plus ancienne anthologie de poèmes japonais, le Man'yôshû, la plupart des poèmes comprennent cinq vers de 5, 7, 5, 7, 7 pieds. A l'époque où s'est achevée la compilation, vers le milieu du VIII e siècle, la rhétorique à proprement parler n'existait pas encore. Mais on trouve dans cette anthologie certaines formes qui portent intrinsèquement la marque de cette modélisation que les siècles ultérieurs décrivent en termes de rhétorique, telles par exemple celles que nous nous proposons d'examiner ici, appelées jo-kotoba, littéralement « les mots du commencement », et tsunagi-kotoba, « les mots qui relient ». Fréquemment employés dans les poèmes du Man'yôshû, les jo-kotoba constituent généralement les deux premiers vers du poème et sont dédiés à la description d'un objet du monde extérieur (souvent un aspect du paysage). Lorsqu'ils se terminent par la particule no, celle-ci a le sens de la locution moderne no yô ni, « comme (si), ainsi que, de même », et introduit une comparaison entre l'objet décrit dans les deux premiers vers et le sujet dont il est question dans les deux derniers vers. Même si cette particule n'est pas employée, le jo-kotoba induit toujours une correspondance entre les deux premiers et les deux derniers vers du poème. Ceux-ci peuvent être appelés shinjô hyôgen, « expression du sentiment », ou shinshô, littéralement « la forme du cœur », terme que nous adopterons ici dans le sens assez ample de « paysage intérieur » 1 . Ces vers expriment le ressenti du poète devant le spectacle de la réalité décrite par le jo-kotoba. Généralement associé avec la figure du jo-kotoba, le tsunagi-kotoba constitue un vers de cinq syllabes situé au milieu du poème. Sa fonction est de relier (tsunagu) les deux premiers et les deux derniers vers, et ainsi d'établir la jonction induite par le jo-kotoba. Son travail est une efficace permettant au lecteur de saisir la description du monde extérieur comme une manifestation du monde intérieur. L'examen d'un seul poème suffira pour montrer, d'une part, que les concepts de trajection et de médiance sont idéalement illustrés par ce type de composition tripartite, et d'autre part, qu'ils constituent des outils très utiles pour théoriser le phénomène à l'œuvre dans la figure du jo-kotoba. Voici notre cas d'étude : 秋芽子尓 置有露乃 風吹而 落涙者 留不勝都毛 2 Aki hagi ni / okitaru tsuyu no / kaze fukite / otsuru namida wa / todome kanetsu mo

Le vent d'automne et les larmes de rosée / Julie Brock

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Le vent d'automne et les larmes de rosée

- un point de vue écouménal sur un poème du Man'yôshû -

Julie Brock

Résumé Dans les poèmes du Man'yôshû (la plus ancienne anthologie de poèmes japonais dont la compilation s'est achevée

au milieu du VIIIe siècle), on trouve fréquemment une figure appelée jo-kotoba : littéralement « les mots qui

commencent ». Pour éclaircir le mode de fonctionnement du jo-kotoba, nous examinons un poème du Man'yôshû

(vol. 8, n° 1617) dans lequel les deux premiers vers décrivent des lespédèzes couvertes de rosée par une fraîche

matinée d'automne, tandis que les deux derniers vers, où les larmes jaillissent irrépressiblement, expriment la tristesse

de la séparation. Entre ces deux parties s'intercale un vers médian signifiant « le vent souffle ». Entre les gouttes de

rosée qui perlent sur les lespédèzes et les larmes versées par la poétesse, il y a un lien grammatical formé le verbe

otsuru, « tomber », et un lien métaphorique engendré par le double sens de aki, qui, dans la graphie du poème signifie

« l'automne », et a pour homonyme, dans une autre graphie, un mot signifiant « la rupture, la séparation ». Notre

analyse montre que l'automne et la séparation constituent pour ainsi dire un couple de forces qui, portées par le vent,

se combinent en un seul moment poétique. Elle conclut que les nombreux effets mis en œuvre dans ce poème tendent

à une combinatoire que les outils de la mésologie permettent de décrire avec justesse et précision.

Introduction

Dans la plus ancienne anthologie de poèmes japonais, le Man'yôshû, la plupart des poèmes

comprennent cinq vers de 5, 7, 5, 7, 7 pieds. A l'époque où s'est achevée la compilation, vers le

milieu du VIIIe siècle, la rhétorique à proprement parler n'existait pas encore. Mais on trouve

dans cette anthologie certaines formes qui portent intrinsèquement la marque de cette

modélisation que les siècles ultérieurs décrivent en termes de rhétorique, telles par exemple

celles que nous nous proposons d'examiner ici, appelées jo-kotoba, littéralement « les mots du

commencement », et tsunagi-kotoba, « les mots qui relient ».

Fréquemment employés dans les poèmes du Man'yôshû, les jo-kotoba constituent

généralement les deux premiers vers du poème et sont dédiés à la description d'un objet du

monde extérieur (souvent un aspect du paysage). Lorsqu'ils se terminent par la particule no,

celle-ci a le sens de la locution moderne no yô ni, « comme (si), ainsi que, de même », et

introduit une comparaison entre l'objet décrit dans les deux premiers vers et le sujet dont il est

question dans les deux derniers vers.

Même si cette particule n'est pas employée, le jo-kotoba induit toujours une correspondance

entre les deux premiers et les deux derniers vers du poème. Ceux-ci peuvent être appelés shinjô

hyôgen, « expression du sentiment », ou shinshô, littéralement « la forme du cœur », terme que

nous adopterons ici dans le sens assez ample de « paysage intérieur »1. Ces vers expriment le

ressenti du poète devant le spectacle de la réalité décrite par le jo-kotoba.

Généralement associé avec la figure du jo-kotoba, le tsunagi-kotoba constitue un vers de

cinq syllabes situé au milieu du poème. Sa fonction est de relier (tsunagu) les deux premiers et

les deux derniers vers, et ainsi d'établir la jonction induite par le jo-kotoba. Son travail est une

efficace permettant au lecteur de saisir la description du monde extérieur comme une

manifestation du monde intérieur.

L'examen d'un seul poème suffira pour montrer, d'une part, que les concepts de trajection et

de médiance sont idéalement illustrés par ce type de composition tripartite, et d'autre part, qu'ils

constituent des outils très utiles pour théoriser le phénomène à l'œuvre dans la figure du

jo-kotoba.

Voici notre cas d'étude :

秋芽子尓 置有露乃 風吹而 落涙者 留不勝都毛2

Aki hagi ni / okitaru tsuyu no / kaze fukite / otsuru namida wa / todome kanetsu mo

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Analyse

Arrêtons-nous pour commencer sur les deux premiers vers. Il convient de noter que hagi,

« la lespédèze3 », désigne une sorte de petit buisson qui fleurit en automne. Le lien avec la

saison est explicite puisque le premier mot du poème, aki, signifie l'« automne ». Le deuxième

vers, okitaru tsuyu, « la rosée qui se pose », découvre l'image des lespédèzes couvertes de

rosée4. A l'aube d'une fraîche journée d'automne, le poète - en l'occurence une poétesse - a

devant les yeux un buisson de lespédèzes aux fleurs épanouies et couvert de rosée...

Passons directement à l'examen des deux derniers vers. La forme otsuru namida, « les

larmes qui tombent »5, est de construction similaire à celle du deuxième vers : okitaru tsuyu,

« la rosée qui se pose ». Cette similarité nous met sur la piste d'une correspondance entre la

rosée et les larmes. Otsuru namida wa, « les larmes qui tombent », s'exclame la poétesse,

todome kanetsu mo : « sont impossibles à retenir ».

Arrêtons-nous maintenant sur le troisième vers, kaze fukite. C'est « parce que le vent

souffle », dit-elle, que coule la rosée comme des larmes impossibles à retenir.

Nous voyons que ce poème se compose de trois parties : un jo-kotoba (la rosée répandue sur

les lespédèzes d'automne), un tsunagi-kotoba (parce que le vent souffle), et un shinshô (il est

difficile de retenir les larmes qui tombent).

Cependant, il convient d'examiner plus attentivement la particule no qui conclut le deuxième

vers. Cette particule peut avoir deux significations différentes selon qu'on envisage la

composition du point de vue poétique ou comme un simple énoncé en prose. Sur le plan

poétique, ainsi que nous l'avons mentionné, les deux premiers vers constituent un jo-kotoba se

concluant par la particule no. Ainsi la comparaison entre « la rosée qui se pose » et « les larmes

qui tombent » apparaît quasiment explicite. Mais examinons cette construction sous l'angle

prosaïque, c'est-à-dire en oubliant momentanément l'existence du jo-kotoba qui est une figure

du registre poétique. Dans ce cas, la même particule no s'articule avec le verbe du quatrième

vers, otsuru, « tomber », et remplit la fonction qui est ordinairement celle de l'enclitique ga,

c'est-à-dire qu'elle marque le sujet grammatical du verbe « tomber » : tsuyu no (ga) otsuru, « la

rosée tombe ».

Pour résumer, la particule no induit une comparaison en même temps qu'elle exprime une

dualité : « les larmes tombent ainsi que tombent les gouttes de rosée ». Mais pour que le lecteur

puisse déchiffrer cette signification et découvrir ainsi l'unité du poème, il faut encore que le vent

se mette à souffler. N'est-ce pas à cette condition que tombent les gouttes de rosée ? Et n'est-ce

pas justement parce que le vent souffle ce matin sur les lespédèzes que les larmes versées par la

poétesse sont comparables à des perles de rosée ?

Le vent est facteur de mouvement ; son action est nécessaire pour que la rosée se condense

en gouttelettes qui s'écoulent comme des larmes. Mais le vent est aussi, comme le souligne le

premier mot du poème, un vent d'automne. Et il faut savoir que le mot aki, qui signifie

l'« automne », a pour homonyme le verbe aku, « abandonner, quitter, en avoir assez ». A cause

de cette homonymie, les poèmes d'amour qui s'inscrivent dans le registre de l'automne

expriment pour la plupart un amour tourmenté, un sentiment d'inquiétude, de tristesse ou de

jalousie...

Par l'évocation des sonorités, et aussi parce que le procédé est fréquent dans les poèmes du

Man'yôshû, le lecteur est ainsi averti du motif de la tristesse qui fait pleurer la poétesse. Du

tableau des lespédèzes pleurant des larmes de rosée sous le vent d'automne se dégage une

impression de froidure. Mais en décrivant ainsi le spectacle qu'elle a devant les yeux, la

poétesse exprime un ressenti plus profond, subjectif et personnel. La pensée qu'une froideur

3

s'est installée dans sa relation avec l'homme qu'elle aime lui cause un tel chagrin qu'elle ne peut

retenir ses larmes.

Commentaire

Résumons les étapes de notre lecture. Nous avons perçu les lespédèzes mouillées de rosée,

puis nous nous sommes représenté la bise qui condense la rosée comme des larmes, et enfin

nous avons ressenti la froideur qui étreint la poétesse à la pensée de la séparation qu'elle

redoute, qu'elle craint ou qu'elle est en train de vivre. Dans ce processus, le jo-kotoba offre

l'image de la rosée dans un paysage automnal, le tsunagi-kotoba enclenche la dynamique du

vent, et enfin le shinshô exprime l'état de conscience de la poétesse qui, associant la froideur de

la séparation à la morsure de la bise d'automne, se met à composer le chant que nous avons sous

les yeux. Malgré la distance de douze siècles nous séparant de cette matinée d'automne, les

lecteurs que nous sommes découvrent intactes, comme serties dans les formes du poème et pour

ainsi dire à l'abri du temps, et les larmes de la séparation, et les perles de rosée qui coulent sous

le souffle du vent.

Notons cependant que le vent n'est que l'agent d'une action qui se cristallise dans la chute

d'une larme ou d'une goutte de rosée. La charnière du poème, le « moment structurel » de

l'existence poétique, se constitue à proprement parler dans cette chute exprimée par le verbe

otsuru. Nous avons déjà expliqué cela, mais il faut y insister pour saisir la signifiance du

poème6. Dans la perspective d'une lecture prosaïque7, tsuyu ga otsuru (la rosée tombe) constitue

une proposition logique, et cette logique grammaticale est encore renforcée par l'argument de

causalité apporté par la subordonnée : « parce que le vent souffle ». Pour ainsi dire devant nos

yeux, dans le moment même de notre lecture, la rosée se transforme en larmes. Ce phénomène

constitue l'événement du poème, et sans nul doute, il représente aux yeux de la poétesse le

principal enjeu de cette composition.

Aux yeux des lecteurs contemporains, l'association de la rosée et des larmes n'est pas

particulièrement originale. Cependant, les commentateurs des Editions Shinchôsha signalent

qu'il n'en existe qu'une seule occurence dans la totalité des poèmes du Man'yôshû8. Il est

remarquable que cette occurrence unique procède d'une métamorphose : une larme impossible à

retenir se transforme en une goutte de rosée, et le lecteur a l'impression d'assister à ce

phénomène. Cette impression de simultanéité entre le temps de l'événement et celui de la lecture

contribue puissamment à la réussite de cette composition.

Réalisant l'unité entre une larme et une goutte de rosée, notre poème décrit un paysage à la

fois extérieur et intérieur. Le tableau des lespédèzes en fleurs se remplit de la tristesse que la

poétesse a dans le cœur. En même temps, le doute, le chagrin, la douleur, les sentiments

indicibles, invisibles et intangibles, s'incarnent dans l'image des lespédèzes qui pleurent. Si donc

il existe dans ce poème un lieu permettant le passage entre le monde intérieur et le monde

extérieur, celui-ci revêt l'aspect du verbe otsuru, le mouvement de la chute induisant les deux

phénomènes qui travaillent dans ce poème à condenser la rosée sur les lespédèzes, et

inversement, à transformer les larmes en perles de rosée. Par cet échange entre le monde

extérieur et le monde intérieur se crée une impression de correspondance parfaite, et même

d'identité, puisque la création poétique est aussi la création d'un monde où ce qui est dehors est

en même temps dedans, et ce qui est dedans est en même temps dehors. Un instant éternel

s'accomplit dans l'unité d'un monde indivisible, enveloppé dans une atmosphère qui est la même

dans le cœur de la poétesse et devant ses yeux.

Pour fixer les idées, nous proposons la traduction suivante :

Comme la rosée sur les lespédèzes / Perle sous la bise d'automne / Je ne peux retenir mes

larmes.

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Approfondissement

Dans l'exemple que nous venons de voir, le « paysage extérieur » comprend l'image de la

rosée qui couvre les lespédèzes comme une pellicule de lumière, et cette image, dans la

deuxième partie du poème, se transforme en quelque chose qui n'est pas une image :

l'événement d'une larme qui tombe, fatalement, sous l'effet de la bise glaciale.

Le récit que nous pouvons constituer à partir de ces éléments est le suivant. Devant son

jardin au réveil d'une fraîche nuit d'automne, tourmentée par un chagrin d'amour, la poétesse ne

peut retenir ses larmes. Celles-ci forment un prisme à travers lequel elle perçoit des perles de

rosée qui brillent sur les lespédèzes. Un effet de miroitement produit ainsi la relation entre les

larmes et les perles de rosée. Dans cette perspective, la relation induite par le jo-kotoba est

essentiellement visuelle.

Cependant, il existe un medium qui met en relation l'intériorité de la poétesse et le monde

extérieur : le vent d'automne. Celui-ci évoque une sensation de froid, et en même temps, par le

jeu d'homonymie compris dans le mot aki, il constitue une métaphore de la rupture amoureuse.

La froidure de l'automne - à moins que ce ne soit la froideur de l'amant - constitue le motif pour

lequel la poétesse aussi bien que les lespédèzes sont en pleurs : la ressemblance entre les larmes

et la rosée est portée par l'homonymie de l'automne et de la séparation. Ainsi le vers médian

(tsunagi-kotoba) ne constitue pas seulement un lien logique entre la description des lespédèzes

et l'expression du sentiment, mais il comprend également un double sens qui permet

d'interpréter le poème de deux manières différentes. Ces larmes qui proviennent du domaine

d'intériorité de l'être se répandent dans la réalité extérieure. Pour ainsi dire, c'est une fatalité. De

même que le vent d'automne fait ruisseler la rosée sur les plantes, il est normal que la tristesse

fasse venir des larmes. Ni les larmes ni la rosée ne peuvent résister à ce vent froid qui est celui

de l'automne et de la séparation.

Si nous insistons sur la dynamique du vent, c'est-à-dire sur le tsunagi-kotoba qui constitue le

levier du poème, c'est pour montrer qu'il existe autre chose, dans le jeu du jo-kotoba, qu'un

simple miroitement visuel. Par la médiation du vent se constitue en effet une relation

proprement tactile, et celle-ci transforme le rapport de comparaison en un rapport d'identité.

D'où le phénomène de subjectification qui se produit au cours de la lecture, terme par lequel

nous entendons la naissance du sujet poétique. Composée de la totalité des deux aspects qui le

fondent, cette entité symbolise un monde qui n'appartient ni proprement à l'intériorité de la

poétesse, ni proprement à l'extériorité du paysage. Notre sujet prend existence dans un domaine

de réalité nouveau et inconnu, où l'intériorité de l'être s'incarne dans l'extériorité du monde.

Conclusion

Pour employer le terme de Heidegger, le jo-kotoba est un das Als9. En effet, la rosée

découvre sa valeur poétique en relation avec les larmes ; elle se constitue « en tant que » larmes.

Cependant le shinshô également fonctionne comme un das Als, puisque la poétesse s'identifie

aux lespédèzes mouillées qui paraissent verser des larmes. Si, comme nous venons de le voir,

les deux parties du poème se correspondent parfaitement, c'est parce qu'un lien de réciprocité se

forme dans la dualité du mot aki - troisième das Als - qui permet de considérer l'automne

comme une expression du tourment amoureux. La trajectivité à l'œuvre dans ce poème se définit

à travers ces trois degrés de Als.

Résumons-nous. Le vent, qui marie l'automne avec la séparation, fait en même temps couler

les larmes de la poétesse (otsuru namida) et ruisseler la rosée sur les lespédèzes (tsuyu ga

otsuru). Il est ainsi l'agent d'une fusion entre la poétesse et le paysage, entre le sujet qui voit et

l'objet de la vue. Cependant, le sujet poétique vient à l'existence à travers le verbe otsuru,

« tomber », lequel traduit une action qui caractérise les larmes aussi bien que les gouttes de

rosée. Le mot verbal apparaît ainsi comme étant conducteur d'une force qui traverse le poème et

lui confère à la fois l'unité et la plénitude du sens.

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Pour arriver à « voir » les lespédèzes en larmes, il faut que la poétesse projette sur le monde

extérieur un supplément d'éclairage. En effet, ce qu'elle voit quand elle tourne son regard vers le

jardin n'est pas simplement le buisson de lespédèzes, ni même son image, mais le filtre de la

rosée qui, recouvrant cette image d'une sorte de pellicule brillante, lui confère une « tonalité »

de tristesse. Ce filtre constitue pour ainsi dire une matrice qui s'ouvre dans un travail

proprement poétique pour délivrer, dans un ruissellement de larmes, le sujet du poème.

L'engendrement du sujet résulte de la combinaison des deux parties que constituent

respectivement la description du paysage (jo-kotoba) et l'expression du sentiment (shinshô).

Nous avons vu que cette combinaison elle-même s'effectue par le medium du vent

(tsunagi-kotoba), lequel met en mouvement le potentiel de force qui s'accumule dans la dualité

de l'automne et de la séparation (aki). Symbolisant la tristesse d'un cœur éploré, et rapportant

cette tristesse au monde de la réalité, le vent lui-même représente encore un autre das Als. En

tant que phénomène se produisant à l'extérieur et à l'intérieur du monde habité par la poétesse, il

constitue l'agent de cette instantanéité qui constitue proprement le « moment »10 du poème.

Si donc nous admettons à la suite d'Augustin Berque que la réalité ordinaire est bien une

expression du « sujet en tant que prédicat » (r=S/P), nous devons admettre que cette réalité, dans

le cas de notre poème, n'est qu'une partie d'un système qui, par le jeu des tropes que nous avons

mis au jour, comprend un deuxième et un troisième degrés. Chacune des trois parties du poème

constitue pour ainsi dire une « prise » permettant au lecteur de dénouer les liens qui constituent

le poème. Au terme de la lecture, il peut arriver que le sentiment d'une présence se produise

dans notre for intérieur. L'être du poème se manifeste alors dans cette présence inexistante et

immatérielle, mais si triste et si vivante qu'elle nous paraît d'autant plus réelle.

1 Le terme shinshô, littéralement « la forme du cœur », a été employé pour la première fois par Suzuki Hideo

(1938-2013) dans son article « Kodai waka ni okeru shinbutsu taiô kozô - Man'yô kara Heian waka he [la

correspondance entre les choses et le cœur dans les waka de l'ancien Japon - Des waka du Man'yô à ceux de Heian ».

Suzuki emploie ce terme en parallèle avec celui de busshô, qui signifie « la forme des choses », faisant ressortir ainsi

la correspondance entre le monde extérieur et le monde intérieur : entre « les choses » et « le cœur ». Dans cet article,

nous utilisons le terme jo-kotoba pour dénommer la première partie du poème afin de souligner le fait qu'il s'agit d'un

mot de rhétorique, et nous adoptons pour dénommer les deux derniers vers le terme shinshô, auquel nous donnons le

sens de « paysage intérieur » par opposition au « paysage extérieur » décrit par le jo-kotoba. 2 Man'yôshû, v. 8, n° 1617. On trouve au-dessus de ce poème une brève introduction expliquant que la poétesse

Yamaguchi no Ôkimi envoie ce poème au seigneur Yakamochi d'Ôtomo (Yamaguchi no Ôkimi [ga] Ôtomo no

Sukune Yakamochi ni okuru uta isshu). 3 La lespédèze appartient aux sept espèces végétales qui, dans le lexique poétique, sont employées pour caractériser

l'automne. 4 Okitaru est un verbe composé de oku, « poser », à la forme ren'yôkei, et de l'auxiliaire tari, ici à la forme

déterminante taru, qui peut exprimer le perfectif ou la continuité. Le verbe okitaru décrit par conséquent l'état de la

rosée qui « s'est déposée » sur les lespédèzes. 5 Otsuru est la forme ancienne du verbe ochiru. 6 La signifiance : « cette production de sens rythmique et prosodique par tous les sens y compris en débordant le

signe », Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ed. Verdier, 2003, p. 63. 7 Où no a le sens de ga, et le verbe otsuru a pour sujet tsuyu, « la rosée ». 8 Man'yôshû, éd. Aoki Takako, Ide Itaru, Itô Haku, Shimizu Katsuhiko, Hashimoto Shirô, Ed. Shinchôsha, 1978,

p. 353. Par ailleurs, on trouve la même explication dans le Man'yôshu des Editions Iwanami, où les éditeurs précisent

que cette association toute nouvelle est probablement inspirée des lectures des poèmes chinois. On sait par exemple

que les poèmes de Cao Zhi (192-232) et Lu Ji (261-303) étaient bien connus des poètes du Man'yô, et certains de ces

poèmes contiennent l'association entre la rosée et les larmes. 9 Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard,

1992 (Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983).

Cité par Augustin Berque dans « Sujet, sens et milieu : la trajection du physique au sémantique », exposé du vendredi

22 mars 2013 au séminaire Mésologiques, EHESS, note 23. 10 Rappelons que, dans la pensée d'Augustin Berque, la médiance est un « moment structurel » (en japonais kôzô

keiki 構造契機 ; en allemand Strukturmoment). Ce moment, d'après lui, est à entendre dans le sens d'une

« puissance de mouvoir résultant de la combinaison de deux forces ». Nous empruntons à cette notion pour

l'appliquer à notre cas d'étude.