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44 / N° 36 / 4 septembre 2015 Economie /Mondialisation S i Paul Jorion a pu annoncer en 2007 la crise des subprime, c’est parce qu’il n’est pas économiste de formation mais anthropologue et socio- logue. Dans son dernier ouvrage (1), il rend hommage à une personnalité, John Maynard Keynes (1883-1946), qui avait réussi à prendre ses distances avec l’ar- bitraire des chiffres pour proposer une critique pertinente des dérives du capi- talisme. Pour Paul Jorion, la crise finan- cière de 2007-2008 démontre que le poli- tique doit définitivement primer sur le diktat de l’économie. Rencontre. Le Vif/L’Express : En quoi l’héritage de Keynes peut-il aider à expliquer les crises contemporaines ? a Paul Jorion : J’ai participé à un débat sur France Inter sur le thème « Qu’est- ce qui prime aujourd’hui, l’économie ou le politique ? » La réponse est que le politique est traduit entièrement en éco- nomique. Les politiques ne parlent que de chiffres, ceux du chômage ou ceux du tax-shift. Résultat : le pouvoir gou- vernemental n’est plus politique et se limite à transmettre les messages des mondes économique et financier. A l’époque de Keynes, à la fin du XIX e siè- cle, l’économie politique avait presque complètement disparu, éliminée par la science économique. Or, Keynes n’a pas du tout une formation d’économiste ; il est essentiellement un étudiant en mathématiques. Grâce à son assurance, il renoue avec la tradition de l’économie politique, met à nouveau à l’avant-plan le politique et rappelle que l’économique lui est subordonné. En 1936, il affirme notamment qu’il y a des niveaux d’équi- libre différents dans une société et que ce n’est pas à l’économie de dicter quel est le bon niveau. Pour lui, parmi toutes les solutions possibles, celle qu’il faut privilégier est celle qui minimise le res- sentiment dans une population. Il consi- dère que la meilleure façon d’y parvenir est le plein-emploi.  La théorie du plein-emploi comme facteur de diminution du « dissensus social », comme l’appelle Keynes, est devenue une illusion. Quelles autres politiques faut-il alors activer pour y parvenir? a Il y a deux approches possibles. La première est de déconnecter la question du revenu d’un citoyen ordinaire du travail. On décide de procurer un cer- tain confort de vie aux citoyens sans qu’ils doivent travailler. Ces conditions de décence minimales sont assurées par la société. C’est l’allocation universelle. L’autre approche est de considérer que la question du plein-emploi n’est pas devenue obsolète. Nous utilisons 1,6 fois ce que la planète produit chaque année. Nous ne pouvons plus continuer à agir ainsi. Au niveau mondial le plus élevé, il faut se fixer comme objectif de revenir à une consommation équiva- lente à ce que la planète produit. Cela consiste à maintenir simplement des conditions de vie acceptables pour tous les êtres humains. Ce n’est pas exorbi- tant. Cet objectif permettra de créer un nombre considérable d’emplois, qui ne pourront pas être remplacés aisément par les robots : remettre en état les berges des rivières, régler la question des déchets nucléaires, se préparer à la mon- tée des températures et des eaux. Quelle forme pourrait prendre l’allocation universelle ? a L’idée défendue par le philosophe Bernard Stiegler et le spécialiste du droit social Alain Supiot me paraît intéres- sante, Il s’agirait d’étendre à tous le statut des intermittents du spectacle, pratiqué en France. Je suis moi-même dans une situation d’intermittent du spectacle.  Dans un monde où les emplois tendent à dis- paraître, on accuse le citoyen de perdre son job alors que ce n’est pas un problème personnel mais de société. Nous avons voulu que les machines nous remplacent pour faire un travail avilis- sant, abrutissant... Et on a bien fait. Mais on ne peut pas attribuer la responsabi- lité de cette évolution sociale et civilisationnelle aux individus. Or, on vit dans un monde où le patronat a ten- dance à essayer de culpabiliser les gens qui perdent leur emploi alors que l’in- dustrie a bénéficié de la machinisation en améliorant les marges des entreprises. PAUL JORION « Le pouvoir gouvernemental n’est plus politique » Après avoir prédit la crise des subprime, l’anthropologue appelle à restaurer la primauté du politique sur l’économie dans Penser tout haut l’économie avec Keynes. Si on avait bien lu le penseur britannique, on n’en serait peut-être pas là... Entretien : Gérald Papy PG PAUL JORION

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N° 36 / 4 septembre 2015

Economie /Mondialisation

Si Paul Jorion a puannoncer en 2007 la crise des subprime,c’est parce qu’il n’est pas économiste deformation mais anthropologue et socio-logue. Dans son dernier ouvrage (1), ilrend hommage à une personnalité, JohnMaynard Keynes (1883-1946), qui avaitréussi à prendre ses distances avec l’ar-bitraire des chiffres pour proposer unecritique pertinente des dérives du capi-talisme. Pour Paul Jorion, la crise finan-cière de 2007-2008 démontre que le poli-tique doit définitivement primer sur lediktat de l’économie. Rencontre.

Le Vif/L’Express : En quoil’héritage de Keynes peut-il aiderà expliquer les crisescontemporaines ?a Paul Jorion :J’ai participé à un débatsur France Inter sur le thème « Qu’est-ce qui prime aujourd’hui, l’économieou le politique? » La réponse est que lepolitique est traduit entièrement en éco-nomique. Les politiques ne parlent quede chiffres, ceux du chômage ou ceuxdu tax-shift. Résultat: le pouvoir gou-vernemental n’est plus politique et selimite à transmettre les messages desmondes économique et financier. Al’époque de Keynes, à la fin du XIXe siè-cle, l’économie politique avait presquecomplètement disparu, éliminée par lascience économique. Or, Keynes n’a

pas du tout une formation d’économiste ;il est essentiellement un étudiant enmathématiques. Grâce à son assurance,il renoue avec la tradition de l’économiepolitique, met à nouveau à l’avant-planle politique et rappelle que l’économiquelui est subordonné. En 1936, il affirmenotamment qu’il y a des niveaux d’équi-libre différents dans une société et quece n’est pas à l’économie de dicter quelest le bon niveau. Pour lui, parmi toutesles solutions possibles, celle qu’il fautprivilégier est celle qui minimise le res-sentiment dans une population. Il consi-dère que la meilleure façon d’y parvenirest le plein-emploi.  

La théorie du plein-emploi commefacteur de diminution du« dissensus social », commel’appelle Keynes, est devenue uneillusion. Quelles autres politiquesfaut-il alors activerpour y parvenir?a Il y a deux approchespossibles. La première estde déconnecter la questiondu revenu d’un citoyen ordinaire du travail. Ondécide de procurer un cer-tain confort de vie auxcitoyens sans qu’ils doiventtravailler. Ces conditions dedécence minimales sontassurées par la société. C’estl’allocation universelle.L’autre approche est de considérerque la question du plein-emploi n’estpas devenue obsolète. Nous utilisons1,6 fois ce que la planète produit chaqueannée. Nous ne pouvons plus continuerà agir ainsi. Au niveau mondial le plus

élevé, il faut se fixer comme objectif derevenir à une consommation équiva-lente à ce que la planète produit. Celaconsiste à maintenir simplement desconditions de vie acceptables pour tousles êtres humains. Ce n’est pas exorbi-tant. Cet objectif permettra de créer unnombre considérable d’emplois, qui nepourront pas être remplacés aisémentpar les robots : remettre en état les bergesdes rivières, régler la question desdéchets nucléaires, se préparer à la mon-tée des températures et des eaux.

Quelle forme pourrait prendrel’allocation universelle ?a L’idée défendue par le philosopheBernard Stiegler et le spécialiste du droitsocial Alain Supiot me paraît intéres-sante, Il s’agirait d’étendre à tous le statutdes intermittents du spectacle, pratiquéen France. Je suis moi-même dans une

situation d’intermittent duspectacle.  Dans un mondeoù les emplois tendent à dis-paraître, on accuse le citoyende perdre son job alors quece n’est pas un problèmepersonnel mais de société.Nous avons voulu que lesmachines nous remplacentpour faire un travail avilis-sant, abrutissant... Et on abien fait. Mais on ne peutpas attribuer la responsabi-lité de cette évolution sociale

et civilisationnelle aux individus. Or, onvit dans un monde où le patronat a ten-dance à essayer de culpabiliser les gensqui perdent leur emploi alors que l’in-dustrie a bénéficié de la machinisationen améliorant les marges des entreprises.

PAUL JORION

« Le pouvoir gouvernementaln’est plus politique »Après avoir prédit la crise des subprime, l’anthropologue appelle à restaurer la primauté du politique sur l’économie dans Penser tout haut l’économie avec Keynes.Si on avait bien lu le penseur britannique, on n’en serait peut-être pas là... Entretien : Gérald Papy

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Vous reproduisez unedénonciation par Keynes de lapolitique des vainqueurs à l’issuede la Première Guerre mondialeconsistant à «réduire à laservitude la population del’Allemagne pour unegénération». Cela faitimmanquablement penser à laGrèce aujourd’hui. Le parallèleest-il pertinent?a Oui, bien sûr, notamment quand onvoit des choses scandaleuses comme lebradage des aéroports grecs à des firmesallemandes. Ce n’est pas pour cela quel’on a fait l’Europe. L’Europe que nousconnaissons n’est pas celle que nousrêvions, jeunes étudiants, au début desannées 1960.

Qu’aurait-il fallu faire, dès lors,pour sauver la Grèce?a Nous disposons d’un système Target 2 d’échanges interbancaires quiest une copie, inachevée, du modèleaméricain. Aux Etats-Unis, ce système

régule les flux financiers sur l’ensembledu pays, à travers l’échange de bons duTrésor. Résultat : on rééquilibre le sys-tème et on ne connaît pas de querellesentre les Californiens en colère et lesgens de l’Alabama qui ne travailleraientpas assez. Les Etats-Unis ont mis enplace un mécanisme, véritablementfédéral, pour faire fonctionner une mon-naie unique. Pas en Europe.

Comment le monde de la financea-t-il pu générer des produitscomme les credit default swap(CDS) à l’origine de le crise de2008 et de ne pas en prévoir lecontrôle?a La notion de spéculation n’existepas en science économique. La spécu-lation est décrite comme une opérationcomme une autre, de type commercial.Positive parce qu’elle apporte de la liqui-dité (des gens sur le marché) et positiveparce que, prétendument, elle conduiraitle prix vers son niveau objectif. Or, cha-cun sait qu’un prix spéculatif n’est pas

un prix objectif  ; c’est même soncontraire. Il apporte uniquement plusd’argent au spéculateur. C’est une «réus-site» de la «science» économique d’avoirsu masquer entièrement le rôle de laspéculation dans l’économie.  

Faut-il interdire la spéculation? a On nous dit que la spéculation a tou-jours existé. C’est faux : au XIXe siècle,des lois interdisaient la spéculation. Laloi a été abrogée en Belgique en 1867,en France en 1885. On nous serine encoreque « cela doit être impossible à carac-tériser ». Non, en France, l’article 421faisait un paragraphe et stipulait que lesparis sur les fluctuations à la hausse ouà la baisse sur les titres financiers étaientinterdits. C’était très clair, sans ambiguïté.La spéculation, c’est créer un risque sys-témique délibérément. Une des réussitesperverses de la science économique estd’occulter la prédation qu’exerce laspéculation sur l’économie réelle. C’est la financiarisation. En 2006, del’ordre de 40% de l’économie

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ÉCONOMIE MONDIALE « La spéculation, c’est créer un risque systémique délibérément. »

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venait de la finance, c’est-à-direune prédation de 40% de la finance surle reste de l’économie. Essentiellement,par la spéculation.

Pourquoi le politique ne réagit-ilpas ?a Parce qu’il est dans un rapport deforce défavorable.

L’omniscience démocratique desmarchés est-elle un mythe quel’on manipule ?a C’est de la propagande. En 2012,quand il arrive au pouvoir, FrançoisHollande annonce que cela ira bientôtmieux, convaincu que l’économie estun balancier. Des crises économiquessurviennent, puis ça s’arrange. Pour-quoi ? Parce que tout le monde se mobi-lise pour essayer d’y remédier. Ce n’estpas parce que cela revient à la normalitépar enchantement. J’ai trouvé aisément

du travail aux Etats-Unis en 1997 dansl’informatique parce que tous les infor-maticiens étaient mobilisés sur le bugde l’an 2000. Aujourd’hui, certains pré-tendent que le bug, c’était une blagueparce qu’il n’a jamais eu lieu. Il n’a paseu lieu parce que des dizaines de milliersd’informaticiens ont travaillé dessus.Cette notion d’un système qui s’auto-régule est un mythe.

N’y a-t-il tout de même pas eu desavancées pour plus de régulation,

par exemple parl’action de l’anciencommissaireeuropéen MichelBarnier ?a Le commissaire Lii-kanen avait rédigé untrès très bon rapport.On n’en a pas tenucompte. Michel Bar-nier avait fait de trèsbonnes propositions.Elles ont été ignorées.En 2008, on a constatéen direct qu’il n’y avaitaucune régulation.

Les Occidentaux n’ont-il pas uneattitude ambiguë à l’égard de laChine, conscients qu’elle pratiqueune forme de concurrencedéloyale et trop dépendants d’ellepour oser la dénoncer ?

a Ce qui est très intéressant, c’est quenous avons cette représentation queles marchés sont autorégulés. La Chineest un pays capitaliste qui joue un rôlemajeur. Vingt-cinq pour cent de lacroissance mondiale provient de l’ac-tivité en Chine ; en 2007-2008, c’était50 ! Mais on est toujours dans le cadred’un système communiste. On l’oublietrop souvent. La quasi-totalité desgrandes sociétés ont une participationmajoritaire de l’Etat. La perspectiven’a pas changé depuis l’avènement du

capitalisme en 1986 sousDeng Xiaoping. Mais ilavait utilisé une expres-sion chinoise que toutle monde peut com-prendre : traverser legué en franchissant unepierre à la fois. Les diri-geants veulent sortir laChine de la pauvreté.Le système maoïste n’apas marché. Ils essaientautre chose mais pru-demment, avec toujoursla possibilité de reveniren arrière. Il n’est pasdu tout inconcevable

qu’on en revienne en Chine à une éco-nomie beaucoup plus dirigiste. L’ab-sence de maîtrise sur ce qui se passeaujourd‘hui avec une réponse d’Etatdictatorial le démontre.

Est-ce une menace pourl’économie mondiale ?a Que représentaient les subprimedans l’économie mondiale ? Peu dechose par rapport au poids de l’économiechinoise. Pourtant, la crise a eu les consé-quences qu’on a connues parce que destas d’éléments sont liés. C’est pareil avecla Chine. La chaîne causale n’est pas dif-ficile à établir. Si on en revient à des pra-tiques de type soviétique, cela veut direque demain, la Chine peut décider, aulieu de laisser le prix du cuivre fluctuer,d’en vendre à tel prix et de l’acheter àtel autre prix. Le capitalisme ne peut pasvivre avec un prix fixe sur tous les mar-chés de matières premières où la Chinejoue un rôle capital. Si l’Argentine refusede payer une partie des obligationsqu’elle a contractées, des Américainsmandatent un cabinet d’avocats pourmettre Buenos Aires en accusation etaboutir à une décision de justice. Ima-gine-t-on un cabinet d’avocats quelquepart dans le monde qui mette la Chineen accusation ? Dans le rapport de force

géopolitique mondial,elle a une place tout àfait privilégiée.• G. P.

(1) Penser tout haut

l’économie

avec Keynes,

par Paul Jorion,

Odile Jacob, 318p.

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N° 36 / 4 septembre 2015

LE VIFEconomie /Mondialisation

SUBPRIME

Une crise annoncée.

KEYNES

La primauté au politique.

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