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sécurité, architecture, urbanisme, expertise, proximité
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CHANTAL DECKMYN
Lire la ville
l’abécédaire
(1974-2010)
LiRe La ViLlE
CHANTAL DECKMYN
Lire la ville
abécédaire
extrait :
L’ÉCHELLE URBAINE, LA PROXIMITÉ :
LA PLACE DE L’INTERVENTION DE L’EXPERT SÉCURITÉ
DANS LE PROCESSUS ARCHITECTURAL ET URBAIN.
LiRe La ViLlE
10, rue Colbert 13001 Marseille
L’échelle urbaine, la proximité :
la place de l’intervention de
l’expert sécurité dans le processus
architectural et urbain.
L’évolution de l’insécurité et l’évolution urbaine
Sur leurs bordures, les formes de l’insécurité se renouvellent
en permanence ; celles de la vie urbaine se transforment avec la
ville. Ce ne sont plus les épidémies ou l’obscurité totale des nuits
sans lune qui nous menacent aujourd’hui dans la ville.
L’imaginaire urbain est, pourrait-on dire, depuis toujours
associé au danger et au "mal" : vie artificielle, immorale, soumise
à des impératifs mondains ou mercantiles, violente, sale, agitée,
bruyante, loin de la bonne santé et du bon air, loin du bon sens,
proche de l’absurdité, etc.
La grande peur de l’an 2000 touche plutôt aux conditions de
survie des humains : leur environnement écologique mais aussi
ce qui fait leur "humanité". La menace, résumée par la célèbre
formule de Malraux1, réside dans la crainte que les humains ne
perdent leur "humanité", c’est à dire leur spiritualité. L’une des
faces de l’urbanisme et de l’architecture modernes2 est
assurément devenue l’emblème de cette inhumanité tant
redoutée, d’une coproduction architecturale et sociale de la
cruauté, ainsi qu’elle se donnait déjà à voir dans le film de
Stanley Kubrick Orange mécanique.
S’il y a là un fantasme c’est dans l’idée que, de la forme
architecturale ou sociale, l’une serait la cause de l’autre ; et ce
non parce que l’une n’aurait rien à voir avec l’autre, puisqu’il
s’agit au contraire de la même chose : structure sociale et
structure urbaine sont bien le même objet. La désagrégation de
l’espace public est la même chose que la substitution du contrat,
du règlement intérieur ou de la police d’assurance, à la Loi de la
république, la même chose que la substitution des droits au Droit.
1- Quelque chose comme "le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas."
2- L’autre a provoqué enthousiasme et engouement pour la nouveauté des
formes, la clarté mais aussi dictat et soumission aveugle
Et la désagrégation de l’espace public, c’est normal puisqu’ils
se déduisent l’un de l’autre, est la même chose que la
désagrégation de l’espace privé.
L’insécurité à laquelle sont sensibles nos concitoyens est
largement liée à la séparation, à l’isolement et à l’anonymat, à la
raréfaction des échanges, entendons des échanges ne se situant,
ni sur le terrain de l’hostilité (entre ennemis) ni sur celui de
l’identification à un réseau (à l’intérieur d’une famille, d’un clan,
d’une communauté, d’une influence, etc.)
L’incivilité, l’agressivité, l’agression anonyme, "gratuite",
l’attentat tuant des "innocents" (des civils), l’indifférence à la vie
d’autrui : toute une part du sentiment d’insécurité réside dans
l’idée que l’on peut être agressé sans raison, n’importe où,
n’importe quand, même en plein jour, même devant tout le monde
dans un bus ou un métro, parfois sans être secourus ou sans que
personne ne s’en préoccupe.
Aujourd’hui, les dangers de la ville occidentale sont largement
liés à ce qui est ressenti comme une dégradation du lien social,
une perte des repères et des contenants qui avaient jusque là et
malgré tout, constitué les rives d’une sécurité possible. Parmi
ces contenants symboliques figure la ville elle-même, non pas
comme image symbolique d’autre chose, d’une réalité
transcendante mais comme réalité symbolique, c’est à dire
entièrement matérielle et entièrement douée de sens.
Cette réalité symbolique peut être mesurée à l’aune de la
simple géométrie. L’échelle de notre monde a changé : celle des
distances, des parcelles, des quartiers. L’échelle de la ville est
radicalement différente de celle d’il y a un siècle ou même un
demi siècle. Une parcelle de propriété dans la ville européenne
peut représenter aujourd’hui jusqu’à plusieurs milliers de fois la
taille d’une parcelle de la même ville avant 1950.
La question des limites et des écarts et la question de la
régulation comme du contrôle social inhérents à la vie collective,
ont complètement changé de visage avec l’évolution urbaine. Ces
questions ne peuvent pas se poser de la même façon :
- dans un bout de quartier où l’on trouve une vingtaine d’îlots
formés par 200 parcelles appartenant à cinq cents ou mille
propriétaires différents, tramés par l’espace public des rues,
animés et régulés par des commerçants et des services publics
- et dans une zone résidentielle, qu’elle soit en copropriété ou
en locatif social dans laquelle la même surface forme une
parcelle privée unique, exempte d’espaces et de services
publics, et constituant pour quelques centaines ou milliers de
personnes le lieu de leur logement.
C’est là qu’ils habitent et cette zone résidentielle devient, de
fait, le lieu de leur vie quotidienne et de leur vie collective alors
même qu’elle n’est pas faite pour cela.
Sortir de son espace privé pour déboucher non dans l’espace
public mais dans un autre espace privé, habiter un lieu où le
règlement intérieur prend le pas sur la loi de la République, être
régi non par les lois de la démocratie mais par celle de la
gestion : tout cela forme des conditions dont on ne sait pas si
elles sont encore celles de la ville mais qui, par défaut d’une
régulation sociale spontanée, ne sont certainement pas celle de
la meilleure sûreté.
La question, on y reviendra plus loin, est de savoir comment,
dans quelle économie de moyens (à quel coût) et animé par
quelle énergie, il est possible de remplacer un mouvement
spontané par un dispositif construit.
L’espace tramé de la ville, tissant espace public et espace
privé, est progressivement remplacé par un archipel de zones
monofonctionnelles : résidentielles (et homogènes par CSP),
commerciales, industrielles, de loisir, etc.) Pour l’instant, cette
évolution urbanistique, parce qu’elle démunit les habitants de
leurs anciennes régulations et déshabille l’espace de ses
protections endogènes, amène les promoteurs et les usagers de
ces zones à les clôturer, à appareiller les points les plus fragiles
et à s’enfermer de la façon la plus efficace possible3.
Ce ne sont pas les experts en sécurité qui sont responsables de cet état de fait, ils sont seulement les premiers à se pencher de façon professionnelle sur la question, les premiers à tenter en
3- Les Gated communities et la résidentialisation font partie de ce
mouvement général, cette dernière est néanmoins amenée à se moduler
et à se diversifier aujourd’hui du fait de la réflexion amenée en différents
points du territoire par les experts en sûreté.
somme une réflexion : formuler un diagnostic et une problématique puis élaborer la conception d’une réponse qui ne soit pas purement technique avant d’intervenir, au lieu de passer tout bonnement à l’acte dès qu’un problème se fait jour, comme cela se pratiquait jusque là.
En effet, jusque là, les usagers restaient seuls face aux
conséquences sur la sécurité de l’évolution urbaine et chacun,
souvent pris dans un réflexe défensif relativement légitime,
amenait sa réponse intuitive : c’est ce qui a entre autres créé
très tôt le paysage "d’esthétique sécuritaire" qui est devenu notre
environnement ordinaire. Ce dernier est le résultat d’une réponse
en termes d’appareillage purement technique, réponse de
surcroît souvent conçue comme un investissement ponctuel avec
une absence de gestion dans le temps, absence qui a pu elle-
même se traduire par des dégradations, des redondances, des
surenchères ou des abandons.
Préprogramme ou post-projet, la question de
l’amont et de l’aval
Comment penser la place de l’intervention de sûreté, à quel
moment la situer ? La question se pose-t-elle en ces termes ?
Par rapport à l’architecture et à la ville, la sûreté est peut-être à
penser dans des termes analogues à ceux par lesquels on essaie
de penser la place des handicapés.
L’expert en sécurité doit pouvoir apporter son point de vue
dans le débat politique sur la ville sans être cantonné dans un
rôle à part, "supplémentaire", et sans qu’on attende non plus de
lui la création d’une nouvelle fonctionnalité.
La sûreté ne relève pas d’un appareillage venant modifier ou
corriger des aménagements (d’autant que tout appareillage est
susceptible d’engendrer ses propres surenchères), mais d’une
véritable réflexion sur l’espace permettant d’énoncer des
principes, peut-être des règles.
La prévention situationnelle qui opère à travers des dispositifs
spatiaux et qui met aussi en jeu des sortes d’appareillages, ne se
situe pas dans ce registre d’une pensée de l’espace. L’on voit
d’ailleurs bien qu’elle ne peut intervenir seule ou
prioritairement : elle deviendrait alors une fonctionnalité
supplémentaire de l’espace construit, forcément en contradiction
avec d’autres fonctionnalités ou avec d’autres impératifs ou
valeurs de la vie individuelle et collective (l’espace fonctionnel le
mieux sécurisé restant celui de la prison).
Pour prendre un exemple. Après des décennies de zonage des
flux en matière de circulation (Cf. les 7 voies de Le Corbusier) il
est particulièrement intéressant que le diagnostic portant sur les
terrasses de Nanterre (EPASA) rappelle ce constat : la
séparation des flux et l’urbanisme sur dalle sont antagoniques
avec la sécurité des personnes. On pourrait le remarquer en
beaucoup d’autres lieux, comme au jardin des Halles, réservé
aux piétons mais où personne n’osait plus s’aventurer la nuit. Ou
ailleurs : les exemples ne manquent pas mais curieusement
personne n’en parle, comme s’il ne s’agissait pas d’un enjeu
fondamental, de nature anthropologique. Et si l’on en parle, on
place le débat sur le registre de l’idéologie, du goût ou du parti
pris esthétique, toutes choses dont on sait que l’on peut discuter
à l’infini, une opinion en valant une autre. Ce constat est
particulièrement intéressant dans la mesure où c’est par la
problématique de la sûreté qu’il fait retour et vient toucher
directement à ce qui fait la ville4 et à ce qui la défait, la
désagrège : qu’il s’agisse de la séparation des flux ou des zones.
Rappelons que pour autant, en formulant ce constat élémentaire
et majeur, l’expert en sûreté ne fait qu’ouvrir un débat car un tel
constat ne permet pas de répondre d’emblée à la question qu’il
soulève (la séparation des flux ne peut être abolie seule car il y a
pour l’instant une adhérence entre cette séparation et celle des
zones).
Faisons un arrêt/image sur ce point :
Remarquer que des flux séparés ou un jardin pas suffisamment beau (les murs aussi demandent à être au moins aussi beaux que hauts) mettent les personnes en danger nous paraît une remarque à la fois originale et décisive.
Si nous disons que la réponse n’est pas donnée, c’est qu’il ne suffira pas de faire cesser cet état de fait pour contrer ses
4- Une vie collective rendue possible par une constitution publique à la
fois de l’espace et des lois.
effets, puisque l’on ne revient jamais à la situation antérieure et que, dans le monde du vivant, ce qui a été séparé ne peut pas être simplement réuni : le restaurateur japonais ne pourra pas remettre à l’eau un poisson qu’il aura magistralement coupé en deux, même s’il le recolle, même si sa lame était très fine. Prenons l’exemple, plus réaliste, de nos paysages de campagne, dans lesquels, pour certaines régions, nombre de champs sont abandonnés à la friche, et pour d’autres, le remembrement a détruit les bocages et fait disparaître des systèmes écologiques extrêmement précieux. On comprend bien que si un diagnostic montrait que cet état de fait est un désastre, comme pour la ville et ses zonages, la réponse ne pourrait être un simple rétablissement du bocage et une remise en œuvre des champs. De fait, c’est tout le substrat de ce paysage agricole, substrat humain, social, économique et professionnel qui est manquant. Et c’est probablement déjà pour partie parce que ce substrat était en crise, que le paysage, à coup d’abandons individuels, de décisions politiques, de dispositifs territoriaux et économiques, a changé de structure, d’aspect et de fonctionnement. A posteriori, et dans les critères qui sont aujourd’hui les nôtres du développement durable, on peut toujours dire que les décisions politiques et techniques prises au cours des dernières années n’ont pas fait la preuve de leur pertinence, néanmoins, nous n’avons pas, à notre connaissance, les moyens de repasser le film à l’envers. Seulement ceux de poser la question et d’essayer de trouver des réponses en tenant compte des différents registres de la réalité et en écoutant toutes les parties intéressées.
La principale question relative à la place de l’expert dans le
processus de création des espaces architecturaux et urbains
paraît moins une question d’amont ou d’aval - des préconisations
en amont du programme ou des modifications en aval des
projets - que d’intégration de cette dimension, dans toute sa
complexité et ses contradictions, à la pensée de la ville, à sa
pensée politique.
De son côté, l’architecte n’a peut-être pas à être corrigé ou
censuré dans ses projets mais son travail a toujours consisté à
intégrer différentes contraintes, différentes normes dans sa
conception, comme il le fait déjà avec les normes de construction
(sismiques, béton, etc.), et les règles d’accessibilité des
personnes à mobilité réduite, ou la sécurité incendie. Son projet
est justement le résultat de la hiérarchisation et de la mise en
forme de toutes les indications et contraintes en présence.
La sécurité n’est pas un marché mais un angle de
vue, c’est à dire aussi une éthique.
Il ne s’agit pas pour les experts en sécurité de vendre plus
d’alarmes, de portes ou de caméras. La sécurité n’est pas un
système d’objets où l’on pourrait faire confiance d’abord aux
machines. C’est un système d’espaces et de personnes, un
système où sont en jeu des perceptions, des affects, des
sentiments : agressivité, violence, sentiment d’insécurité,
sentiment de toute puissance, d’impunité, ruse, etc. Donc, dans
chaque cas, ce sont des particularités qui sont en jeu : des lieux
et des personnes avec des histoires et des configurations qui
sont chaque fois différentes et que nous découvrons, qu’il nous
faut apprendre du site et de ses habitants. L’expertise en sûreté
s’appuie sur des contextes précis, elle ne peut en rester au stade
de typologies, puisque celles-ci sont construites précisément
pour faire abstraction du contexte.
Aujourd’hui la plus fine des expertises va être celle qui
articulera entre eux le plus grand nombre de paramètres, de
dimensions, d’acteurs, de partenaires. La sécurité la plus aboutie
sera (peut-être comme dans les arts martiaux ?) celle qui se
situera dans la dimension de la proximité, au plus près du centre
de gravité, du centre d’équilibre "naturel", qui déjouera jusqu’à
l’intention.
On le sait, les concepts ne viennent au centre de nos discours
qu’au moment où ils se substituent à une réalité, lorsqu’ils
désignent quelque chose qui a perdu son existence vivante, de
son "naturel", ou qui a disparu. La Politique de la ville apparaît
lorsque la ville devient un patrimoine en péril. Si l’on parle tant
de proximité c’est à n’en pas douter comme on l’a vu plus haut,
que l’échelle urbaine de la proximité est en crise.
Pourtant ce n’est qu’en attrapant la ville par ses deux bouts – le
gouvernement de la "cité" et la vie de son territoire – en
travaillant en même temps dans le registre des principes
éthiques, politiques et dans celui de la proximité, qu’il nous
semble que l’intervention de l’expert prendra son sens et son
efficacité en matière de sûreté pour la ville.
2006, passim