L'Éclipse de la raison(2)

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CLIPSE DE LA RAISON

PRFACE1

Les rflexions prsentes dans ce livre tentent de rattacher les impasses 2 actuelles de la pense philosophique aux dilemmes concrets d'une vision d'avenir pour l'humanit. Les problmes conomiques et sociaux de notre temps ont dj fait l'objet d'tudes trs comptentes et trs pousses par des crivains de divers pays. L'approche de ce livre est diffrente. Il se propose d'examiner le concept de rationalit sous-jacent notre culture industrielle contemporaine, afin de dcouvrir si ce concept ne renferme pas des dfauts qui en altrent l'essence mme. Au moment o j'cris se posent aux peuples des nations dmocratiques les problmes de conscration de la victoire de leurs armes. Il leur faut laborer et mettre en pratique les principes d'humanit au nom desquels furent faits les sacrifices de la guerre. Les ressources actuelles du progrs social dpassent tout ce qu'avaient pu prvoir jusque-l philosophes et crivains travaillant formuler, dans des programmes utopiques, l'ide d'une vritable socit humaine. Et pourtant rgne un sentiment universel de peur et de dsillusion. Les espoirs de l'humanit semblent aujourd'hui plus loigns de leur accomplissement qu'ils ne l'taient aux poques ttonnantes au cours desquelles ils furent formuls pour la premire fois par les humanistes. Plus le savoir technique 'se dveloppe et plus, semble-t-il, l'homme voit se rduire l'horizon de sa pense et de son activit, son autonomie en tant qu'individu, sa capacit de rsister aux techniques envahissantes de la manipulation de masse, sa facult d'imagination et de jugement indpendant. Le perfectionnement des moyens techniques de propagation des Lumires s'accompagne ainsi d'un processus de dshumanisation. Le progrs menace d'anantir le but mme vers lequel il tend en principe : l'ide de l'homme. Que cette situation soit une phase ncessaire de l'essor gnral de la socit dans son ensemble, ou qu'elle puisse conduire une rsurgence victorieuse de la no-barbarie rcemment vaincue sur les champs de bataille, cela dpendra au moins pour une part de notre capacit d'interprtation prcise des changements profonds qui se produisent actuellement dans l'esprit public et dans la nature humaine. Les pages qui suivent s'efforcent de jeter quelque clart sur les implications philosophiques de ces changements. A cet effet il nous a paru ncessaire de faire porter la discussion sur certaines coles majeures de la pense en tant que rfractions de certains aspects de notre civilisation. Ce faisant l'auteur n'essaie pas de suggrer quelque chose qui ressemble un programme d'action. Au contraire il croit que la tendance moderne traduire toute ide en action, ou en abstention active de toute action, constitue 1 Note du traducteur : afin de dissiper par avance toute quivoque, le traducteur tient prciser que le livre de MaxHorkheimer fut compos en anglais (ou plus exactement en amricain). C'est suivant le vu de Max Horkheimer que la traduction fut entreprise partir de l'original. La traduction allemande d'Alfred Schmidt a t maintes fois consulte. 2 En franais dans le texte (N. d. T.).

l'un des symptmes de la prsente crise culturelle. L'action pour l'action n'est en aucune manire suprieure la pense pour la pense, ,elle lui est mme peut-tre infrieure. La rationalisation de plus en plus avance telle qu'on la comprend et qu'on la pratique dans notre civilisation tend, selon moi, dtruire la substance mme de la raison au nom de laquelle on adhre au progrs. Le texte de plusieurs chapitres contenus dans ce volume est bas en partie sur une srie de cours donns Columbia University au printemps de 1944. La prsentation, dans une certaine mesure, reflte la structure originelle de ces cours plutt qu'une organisation systmatique de ces matriaux. Le propos de ces cours tait de prsenter et de rsumer certains aspects d'une thorie philosophique d'ensemble labore par l'auteur durant ses quelques annes de collaboration troite avec Theodor W. Adorno. Il serait bien difficile de dire en quel esprit, le sien ou le mien, les ides prirent naissance. Notre philosophie n'est qu'une seule et mme chose. L'infatigable coopration de mon ami Leo Lwenthal et ses conseils de sociologue ont constitu pour moi un apport d'une valeur inestimable. Enfin, qu'il me soit permis de dire ici, de manire catgorique et dfinitive, que l'ensemble de mon travail aurait t impensable sans la scurit matrielle et la solidarit intellectuelle que j'ai trouves l'Institut de la Recherche Sociale, pendant les deux dernires dcennies. Max HORKHEIMER, Institute of Social Research, Columbia University. Mars 1946.

CHAPITRE PREMIER

MOYENS ET FINS

Lorsqu'on demande l'homme du commun d'expliquer la signification du terme de raison, sa raction est presque toujours hsitante et embarrasse. Mais ce serait une erreur d'interprter cela comme l'indice d'une sagesse trop profonde ou d'une pense trop abstruse pour tre exprime par des mots. Ce que trahit en fait cette raction, c'est le sentiment qu'il n'y a rien l qui soit susceptible de recherches, que le concept de raison s'explique de lui-mme et que la question pose est superflue. Et si on le presse de rpondre, l'homme moyen dira que les choses raisonnables sont les choses videmment utiles, et que tout homme raisonnable est prsum capable de dcider de ce qui lui est utile. Naturellement il faut tenir compte des circonstances propres chaque situation, des lois, des coutumes et des traditions. Mais la force qui, en fin de compte, rend possible les actions raisonnables, est la facult de classification, d'infrence et de dduction, quel qu'en soit le contenu spcifique ; c'est le fonctionnement abstrait du mcanisme de la pense. On peut appeler ce type de raison, la raison subjective. Elle se proccupe essentiellement des moyens et des fins et de la congruit des mthodes. Ses objectifs sont peu prs gnralement admis et censs s'expliquer d'eux-mmes. Elle attache peu d'importance la question de savoir si ces objectifs, en tant que tels, sont raisonnables. Et si elle se proccupe tant soit peu des fins, elle admet que ces fins sont, elles aussi, raisonnables, au sens subjectif, c'est--dire qu'elles servent l'intrt du sujet sous le rapport de la conservation de l'individu pris en particulier ou conservation de la communaut, qui doit subsister pour que l'individu puisse lui aussi subsister. Qu'un but puisse tre raisonnable en soi, sur la base de vertus que la connaissance nous fait apercevoir en lui, et cela sans aucune rfrence une forme quelconque de profit ou d'avantage subjectif, est une ide totalement trangre la raison subjective mme lorsqu'elle s'lve au-dessus de considrations portant sur les valeurs utilitaires immdiates et se consacre des rflexions relatives l'ordre social dans son ensemble. Quelque nave et superficielle que puisse paratre cette dfinition de la raison, elle n'en constitue pas moins un symptme important du profond changement de perspective qui s'est produit dans la pense occidentale, au cours des sicles derniers. Pendant trs longtemps en effet, prvalut une conception de la raison diamtralement oppose celle dont nous parlons. Elle affirmait l'existence de la raison en tant que force, non seulement dans l'esprit individuel, mais galement dans le monde objectif, dans les rapports existant entre les tres humains et les classes sociales, dans les institutions sociales, dans la nature et manifestations. Les grands systmes philosophiques, tels ceux de Platon et d'Aristote, la scolastique, l'idalisme allemand taient fonds sur une thorie objective de la raison.

Celle-ci visait constituer un systme comprhensif ou hirarchique de tous les tres, incluant l'homme et ses buts. Le degr de rationalit de la vie d'un homme pouvait tre dtermin selon que celle-ci tait plus ou moins en harmonie avec cette totalit. Sa structure objective, et non point seulement l'homme et ses objectifs, devait tre la mesure des actions et penses individuelles. Ce concept de raison n'avait jamais exclu la raison subjective, mais il considrait cette dernire comme une expression partielle et limite de la rationalit universelle, d'o l'on tirait les critres relatifs l'ensemble des tres et des choses. L'accent portait sur les fins plutt que sur les moyens. L'effort suprme de ce type de pense tenait dans la rconciliation de l'ordre objectif du raisonnable , tel que la philosophie le concevait, avec l'existence humaine, intrt personnel et conservation de soi compris. Platon, par exemple, se donne pour tche de prouver, dans la Rpublique, que celui qui vit la lumire de la raison objective vit par l mme une existence heureuse et couronne de succs. La thorie de la raison objective n'tait pas centre sur la coordination entre conduite et but, mais sur des concepts mme si ces concepts ont aujourd'hui pour nous une rsonance mythologique sur l'ide du plus grand bien, sur le problme de la destine humaine et sur la manire de raliser les fins dernires. Il existe une diffrence fondamentale entre cette thorie, selon laquelle la raison est un principe inhrent la ralit, et la doctrine de la raison comme facult subjective de l'esprit. Pour cette dernire le sujet seul peut possder la raison de manire authentique. Si nous disons qu'une institution, ou toute autre ralit, est raisonnable, nous entendons d'ordinaire que les hommes l'ont organise raisonnablement, c'est--dire qu'ils lui ont appliqu, de manire plus ou moins technique, leurs capacits logiques et calculatrices. En fin de compte, la raison subjective se rvle comme le fait de savoir calculer des probabilits, et par consquent de coordonner les moyens convenables avec une fin donne. Cette dfinition semble en harmonie avec les ides de nombreux philosophes minents, en particulier les penseurs anglais depuis l'poque de John Locke. Sans doute Locke n'avait-il pas nglig d'autres fonctions mentales pouvant entrer dans la mme catgorie, par exemple le discernement et la rflexion. Mais ces fonctions, coup sr, contribuent la coordination des moyens et des fins, chose qui, aprs tout, constitue la proccupation sociale de la science et en quelque sorte la raison d'tre1 de la thorie dans le processus social de production. Du point de vue subjectiviste, lorsque le terme raison est employ pour connoter une chose ou une ide plutt qu'un acte, ce terme se rfre exclusivement au rapport entre, d'une part, un tel objet ou un tel concept et, d'autre part, un objectif. Il ne renvoie en aucune manire l'objet ou au concept proprement dit. Cela veut dire que la chose ou l'ide est bonne pour quelque chose d'autre. Il n' a pas de but raisonnable en tant que tel. Et parler de supriorit d'un but par rapport un autre en termes de raison n'a aucun sens. Une telle discussion n'est possible que si ces deux buts sont subordonns un troisime but plus lev, c'est--dire s'ils sont des moyens et non pas des fins2. Le rapport entre ces deux concepts de raison n'est pas simplement un rapport d'opposition. Au point de vue historique, l'aspect subjectif et l'aspect objectif de la raison taient tous deux prsents ds les origines et il fallut une longue volution pour que s'tablisse, la prdominance du premier. La 1 En franais dans le texte (N. d. T.). 2 La diffrence entre cette connotation de la raison et la conception objectiviste rappelle jusqu' un certain point ladiffrence entre rationalit fonctionnelle et rationalit substantielle, dans le sens o l'cole de Max Weber emploie ces termes. Toutefois Max Weber adhrait si catgoriquement la tendance subjectiviste qu'il ne pouvait concevoir aucune espce de rationalit, pas mme une rationalit substantielle par laquelle l'homme puisse distinguer une fin d'une autre. Si nos impulsions, nos intentions et finalement nos dcisions dfinitives doivent tre irrationnelles a priori, la raison substantielle devient un simple facteur de corrlation, elle est par l mme essentiellement fonctionnelle . Encore que les descriptions de la bureaucratisation et de la monopolisation du savoir donnes par Weber et ses disciples aient jet de vives lumires sur la plus grande partie de l'aspect social de la transition de la raison objective la raison subjective (voir plus particulirement les analyses de Karl MANNHEIM dans Man and Society, London, 1940), le pessimisme de Max Weber concernant la possibilit d'une connaissance et d'une action rationnelles, pessimisme qui s'exprime dans sa philosophie (voir par exemple Wissenschaft als Beruf , in Gesammelte Aufstze zur Wissenschaftslehre, Tbingen, 1922), constitue une sorte de tremplin de la renonciation de la philosophie et de la science dfinir le but de l'homme.

raison, au sens propre de logos ou ratio, a toujours t essentiellement rattache au sujet, elle est sa facult de penser. une certaine poque, tous les termes qui la dnotaient taient des expressions subjectives. Ainsi le terme grec vient de , dire, et dnote la facult subjective de la parole. La facult subjective de penser fut l'lment critique destructeur de la superstition. Mais en dnonant la mythologie en tant que fausse objectivit, c'est--dire en tant que cration du sujet, il lui fallut utiliser des concepts reconnus par elle comme adquats. Ainsi produisait-elle toujours une objectivit spcifique. La thorie pythagoricienne des nombres, qui avait pris naissance dans la mythologie astrale, se transforma, dans le platonisme, en une thorie des ides, qui tente de dfinir le contenu suprme de la pense comme objectivit absolue, finalement situe au-del de la facult de penser, encore qu'elle soit en rapport avec elle. La crise actuelle de la raison consiste fondamentalement en ceci qu' un certain point la pense, ou bien est devenue incapable de concevoir une telle objectivit, ou encore a commenc la nier, ne voyant plus en elle qu'une illusion. Le processus s'est tendu graduellement jusqu' inclure le contenu objectif de tous les concepts rationnels. Finalement aucune ralit particulire ne peut plus apparatre raisonnable per se. Tous les concepts de base, vids de leur contenu, sont devenus de .simples enveloppes formelles. La raison se formalise au fur et mesure qu'elle se subjectivise3. Les implications thoriques et pratiques de cette formalisation de la raison sont extrmement graves. Si le point de vue subjectiviste est vrai, la pense ne peut tre d'aucun secours pour dterminer si un but est en lui-mme dsirable. La recevabilit des idaux, les critres de nos actions et de nos croyances, les principes directeurs de l'thique et de la politique et toutes nos dcisions finales, en viennent dpendre de facteurs autres que la raison. On admet par hypothse qu'ils sont affaire de choix et de prdilection, et parler de vrit lorsqu'on prend des dcisions d'ordre pratique, moral ou esthtique n'a plus dsormais aucun sens. Un jugement de fait , dclare Russell, l'un des penseurs les plus objectivistes parmi les subjectivistes, est capable d'une proprit appele vrit, qu'il possde, ou ne possde pas, tout fait indpendamment de ce que quiconque peut penser de cela... Mais... je ne vois aucune proprit analogue la vrit qui appartienne ou n'appartienne pas un jugement thique. Et l'on doit admettre que ceci situe l'thique dans une catgorie diffrente de la catgorie de la science4 . Cependant Russell, plus que tout autre, est conscient des difficults dans lesquelles pareille thorie le plonge ncessairement. Un systme incohrent peut fort bien contenir moins de fausset qu'un systme cohrent5. Malgr sa philosophie pour laquelle les valeurs thiques finales sont subjectives 6, il semble bien qu'il fasse une diffrence entre les qualits morales objectives des actions humaines et la perception que nous en avons. Je verrai ce qui est horrible comme horrible. Il a le courage de l'incohrence, et donc en rpudiant certains aspects de sa logique antidialectique, il demeure vraiment et insparablement un philosophe et un humaniste. S'il devait adhrer strictement et de manire consquente la scientificit de ses thories, il lui faudrait admettre qu'il n'y a pas d'actions horribles ou de conditions inhumaines, et que le mal qu'il voit n'est qu'une illusion. Selon pareilles thories, la pense sert toute espce de tentative particulire, bonne ou mauvaise. C'est un instrument de toutes les actions de la socit, mais elle ne doit pas tenter d'tablir les modles de la vie individuelle et sociale, que l'on suppose tre tablis par d'autres forces. Dans le dbat entre profanes aussi bien qu'entre savants, on en est venu considrer communment la raison comme une facult intellectuelle de coordination, dont l'efficacit peut tre augmente par l'usage mthodique, et par l'limination de tous les facteurs non intellectuels tels que les motions, conscientes ou inconscientes. La raison n'a jamais rellement dirig la ralit sociale, mais aujourd'hui, la raison a t si compltement purge de 3 Encore que leur sens diffre par bien des cts, les termes subjectivisation et formalisation seront considrs commepratiquement quivalents et utiliss de cette manire dans notre ouvrage. 4 Reply to Criticisms , dans The Philosophy of Bertrand Russell, Chicago, 1944, p. 723. 5 Ibid., p. 720. 6 Ibid.

toute espce de tendance ou de prfrence spcifique, qu'elle a mme, en fin de compte, renonc la tche de juger les actions et le mode de vie de l'homme. Pour toute sanction finale, la raison s'en est remis aux conflits d'intrts auxquels notre monde semble actuellement abandonn. Cette relgation de la raison une position subordonne contraste trs vivement avec les ides des pionniers de la civilisation bourgeoise, ces reprsentants politiques et spirituels de la middle class ascendante, qui taient unanimes dclarer que la raison joue un rle directeur dans la conduite humaine, et peut-tre mme le rle prdominant. Pour eux, une lgislature sage tait celle dont les lois se conformaient la raison. Les politiques nationales et internationale taient juges selon qu'elles suivaient les voies de la raison. On supposait que la raison gouvernait nos prfrences et nos rapports avec les autres tres humains et avec la nature. On pensait qu'il s'agissait d'une entit, un pouvoir spirituel vivant en chaque homme. Et l'on tenait que ce pouvoir tait l'arbitre suprme, mieux mme, la force cratrice sous-tendant les ides et les choses et laquelle nous devions consacrer notre vie. Aujourd'hui, lorsque vous tes traduit devant un tribunal pour faute de conduite automobile, et que le juge vous demande si votre manire de conduire tait raisonnable, il veut dire : Avez-vous fait tout ce qui tait en votre pouvoir pour sauvegarder votre vie et la vie d'autrui, vos biens et les biens d'autrui, et pour obir la loi? Implicitement il tient pour tabli que ces valeurs doivent tre respectes. Ce qu'il met en cause, c'est tout simplement la correction de votre conduite, rapporte ces critres gnralement reconnus. Dans la plupart des cas, tre raisonnable veut dire ne pas s'entter, sens qui luimme indique la soumission la ralit telle qu'elle est. Le principe d'une adaptation va de soi. L'ide de raison fut conue dans l'intention d'accomplir beaucoup plus qu'une simple rgulation des rapports entre les moyens et les fins. On la considrait comme un instrument de comprhension des fins, comme l'instrument de leur dtermination. Socrate fut condamn mort parce qu'il avait soumis les ides les plus sacres et les plus familires de sa communaut et de son pays la critique du daimonion ou pense dialectique, selon les termes mme de Platon. Ce faisant, il combattait la fois le conservatisme et le relativisme idologiques, dguiss en progressisme, mais en fait subordonns aux intrts personnels et professionnels. En d'autres termes, il combattait la raison subjective et formaliste prne par les autres sophistes. Il minait la tradition sacre de la Grce, le mode de vie athnien et prparait ainsi le terrain pour la venue de formes de la vie individuelle et sociale radicalement diffrentes. Pour Socrate la raison, conue comme pouvoir de connaissance universelle, devait dterminer les croyances et gouverner les rapports d'homme homme et ceux de l'homme la nature. Encore que la doctrine de Socrate puisse tre considre comme 1'origine philosoplique proprement dite du concept de sujet, en tant que juge suprme du bien et du mal, il faut remarquer que pour lui la raison et ses verdicts ne constituaient pas de simples noms ou conventions, mais refltaient la vritable nature des choses. Ses enseignements pouvaient bien tre ngativistes ; ils impliquaient nanmoins l'ide d'une vrit et ils taient prsents comme des connaissances objectives et presque des rvlations. Son daimonion tait un dieu d'une nature plus spiritualise, mais avec autant de ralit que les autres dieux au regard de la croyance. Son nom tait cens dnoter une force vivante. Dans la philosophie socratique de Platon le pouvoir socratique de l'intuition ou conscience, le nouveau dieu intrieur au sujet individuel, a dtrn ou du moins transform ses rivaux de la mythologie grecque. Ils sont devenus des ides. Non qu'ils soient simplement ses crations, produits ou contenus, analogues aux sensations du sujet selon la thorie de l'idalisme subjectif. Au contraire, ils conservent certaines prrogatives des dieux anciens. Ils occupent une sphre plus leve et plus noble que celle des humains ; ils constituent des modles ; ils sont immortels. De son ct, le daimonion s'est chang en me et l'me est l'il qui a le pouvoir de percevoir les ides. Elle se rvle comme vision de la vrit, ou comme facult du sujet individuel de percevoir l'ordre ternel des choses, et par consquent la ligne d'action que l'on doit suivre dans l'ordre temporel. Ainsi le terme de raison objective dnote, d'une part que l'essence de celle-ci est une structure inhrente la ralit et qui, en tant que telle, requiert un mode spcifique de conduite dans chaque cas spcifique, qu'il s'agisse d'une attitude pratique ou d'une attitude thorique. Cette structure est

accessible celui qui assume l'effort de la pense dialectique ou celui qui est, de manire identique, capable d'eros, D'autre part, le terme de raison objective peut galement dsigner ce mme effort et cette mme capacit de reflter un tel ordre objectif. Tout le monde connat ces situations qui, par leur nature mme et tout fait indpendamment des intrts du sujet , requirent une ligne d'action bien dfinie par exemple, lorsqu'un enfant ou un animal sont sur le point de se noyer, ou que l'on a affaire une population frappe par la famine ou une maladie individuelle. Chacune de ces situations, pour ainsi dire, parle d'elle-mme. Comme elles ne constituent cependant que des segments de la ralit, il peut fort bien arriver que chacune d'elles doive tre nglige,parce qu'il y a des structures beaucoup plus globales qui exigent d'autres lignes d'action, galement indpendantes des dsirs et des intrts personnels. Les systmes philosophiques de la raison objective impliquaient la conviction que l'on pouvait dcouvrir une structure englobante ou fondamentale de l'tre, et que l'on pouvait en tirer une conception de la destination de l'homme. Pour eux, une science digne de ce nom se comprenait comme la mise en uvre d'une telle rflexion, d'une telle spculation. Ils s'opposaient toute pistmologie qui rduirait la base objective de notre connaissance un chaos de donnes sans coordination aucune, et identifierait notre travail scientifique une pure et simple organisation, classification ou estimation de telles donnes. Ces dernires activits, en quoi la raison subjective tend voir la fonction essentielle de la science, sont, sous l'angle des systmes classiques de la raison objective, subordonnes la spculation. La raison objective aspire remplacer la religion traditionnelle par la pense et la connaissance philosophique mthodique, et ainsi devenir, elle seule, source de tradition. Son attaque contre la mythologie est peut-tre plus srieuse que celle de la raison subjective qui, se concevant de manire abstraite et formaliste, incline abandonner le combat contre la religion : car elle pose deux parenthses bien distinctes, l'une pour la science et la philosophie, l'autre pour la mythologie institutionnalise, ce qui revient reconnatre l'existence de toutes deux. Pour la philosophie de la raison objective pareille issue n'existe pas. Puisqu'elle adhre au concept de vrit objective, il lui faut adopter une attitude positive ou ngative l'gard du contenu de la religion tablie. Par consquent la critique des croyances sociales au nom de la raison objective s'annonce comme beaucoup plus lourde de consquences encore qu'elle soit parfois moins directe et moins agressive que celle qui est avance au nom de la raison subjective. Dans les temps modernes la raison a manifest une tendance dissoudre son propre contenu objectif. Il est vrai que dans la France du XVIe sicle, on mit de nouveau en avant le concept de vie domine par la raison, son arbitre ultime. Montaigne l'adapta la vie individuelle, Bodin la vie des nations et De l'Hpital le mit en pratique dans le domaine de la politique. Et malgr certaines dclarations sceptiques de leur part, ils tchrent de promouvoir la renonciation la religion en faveur de la raison, considre comme l'autorit intellectuelle suprme. A cette poque cependant, le terme de raison prit une connotation nouvelle, qui trouva son expression la plus minente dans la littrature franaise et que l'usage populaire moderne a conserve jusqu' un certain point. Il en vint signifier une attitude conciliatrice. On cessa de prendre plus longtemps au srieux les divergences religieuses qui, avec le dclin de l'glise mdivale, taient devenues le terrain favori d'affrontements entre tendances politiques opposes, et nul credo ou idologie ne fut dsormais tenu pour dfendable jusqu' la mort. Ce concept de raison tait incontestablement plus humain, mais en mme temps plus faible, que le concept religieux de vrit, plus accommodante l'gard des intrts dominants, plus adaptable la ralit existante et par consquent, ds son origine, en danger de cder l'irrationnel . La raison dnotait maintenant le point de vue des rudits, hommes d'tat et humanistes. Ils estimaient que les conflits de doctrines religieuses taient en eux-mmes plus ou moins dnus de sens, et les considraient comme les slogans et trucs de propagande des diffrentes factions politiques. Pour les humanistes, il n'y avait nulle inconsquence ce qu'un peuple vct sous un gouvernement, l'intrieur de limites territoriales donnes, et professt nanmoins des religions diffrentes. Car un tel gouvernement n'avait que des fins purement sculires. Il n'tait pas conu, comme le pensait Luther,

pour fouailler et discipliner la bte humaine, mais pour crer des conditions favorables au commerce et l'industrie, pour donner consistance la loi et l'ordre et pour assurer ses citoyens la paix l'intrieur du pays et la protection au-dehors des frontires. Relativement l'individu, la raison jouait maintenant le rle assum en politique par l'tat souverain, qui se proccupait du bien-tre du peuple et s'opposait au fanatisme et la guerre civile. Le divorce de la raison et de la religion marqua une nouvelle tape de l'affaiblissement de son aspect objectif et une formalisation encore plus pousse, comme cela allait devenir manifeste plus tard, au cours de la priode des Lumires. Mais au XVII e sicle l'aspect objectif de la raison prdominait toujours, parce que l'effort principal de la philosophie rationaliste portait sur la formulation d'une doctrine de l'homme et de la nature qui pt remplir, du moins pour le secteur privilgi de la socit, la fonction intellectuelle que la religion avait remplie prcdemment. Depuis l'poque de la Renaissance les hommes ont tent d'laborer une doctrine aussi comprhensive que la thologie et entirement partir d'eux-mmes, au lieu d'accepter que valeurs et fins ultimes leur viennent d'une autorit spirituelle. La philosophie s'enorgueillit d'tre l'instrument qui permettait de tirer, d'expliquer et de rvler le contenu de la raison comme reflet de la vritable nature des choses et de la configuration exacte du monde vivant. Spinoza, par exemple, pensait que connatre l'essence de la ralit, la structure harmonieuse de l'univers ternel, veille ncessairement l'amour de cet univers. Pour lui, la conduite thique est entirement dtermine par une telle reconnaissance de la nature, tout comme notre dvouement l'gard d'une personne peut tre dtermin par la connaissance de sa grandeur et de son gnie. Les peurs et les passions mesquines, trangres au grand amour de l'univers, qui est le logos mme, s'vanouiront, selon Spinoza, une fois que notre connaissance de la ralit aura atteint une profondeur suffisante. Les autres grands systmes rationalistes du pass soulignaient galement le fait que la raison se reconnatra dans la nature des choses, et que l'attitude humaine authentique nat d'une telle connaissance. Cette attitude n'est pas ncessairement la mme en chaque homme, parce que la situation de chacun est unique : il y a des diffrences gographiques et historiques, tout comme il y a des diffrences d'ge, de sexe, d'aptitudes, de statut social, etc. Cependant une telle connaissance est universelle dans la mesure o son lien logique avec l'attitude voque ci-dessus est thoriquement vident pour tout sujet concevable dou d'intelligence. Selon la philosophie de la raison, la connaissance de la condition d'un peuple esclave pourrait, par exemple, inciter un jeune homme combattre pour la libration de ce peuple, mais elle permettrait son pre de rester chez lui cultiver son champ. Malgr de telles diffrences au niveau des consquences, la nature logique de cette connaissance donne le sentiment d'tre intelligible tous en gnral. Ces systmes philosophiques rationalistes n'emportrent pas une adhsion aussi large que celle que la religion avait obtenue, et pourtant ils furent apprcis en tant qu'efforts faits pour enregistrer le sens et les exigences de la ralit et pour prsenter des vrits qui engagent tout un chacun. Leurs auteurs pensaient que le lumen naturale, la facult naturelle de connatre ou lumire de la raison, suffirait galement pour pntrer les mystres de la cration et si profondment qu'elle nous fournirait les clefs de l'harmonie entre la vie humaine et la nature, la fois dans le monde extrieur et l'intrieur de l'tre humain. Ils conservaient Dieu mais non point la Grce. Et ils pensaient que pour tout ce qui touchait au savoir thorique et aux dcisions pratiques, l'homme pouvait se passer de lumen supranaturale. Leurs reprsentations spculatives de l'univers, et non les pistmologies sensualistes, Giordano Bruno et non Telesio, Spinoza et non Locke, entraient directement en conflit avec la religion traditionnelle, parce que les aspirations intellectuelles des mtaphysiciens portaient beaucoup plus sur les doctrines de Dieu, de la Cration et du sens de la vie que ne le faisaient les thories des empiristes. Dans les systmes politiques et philosophiques du rationalisme, l'thique chrtienne tait lacise. Les buts viss dans l'activit sociale et individuelle dcoulaient d'un postulat : celui de l'existence de certaines ides innes ou intuitions videntes, et ils taient ainsi rattachs au concept de vrit objective, bien que l'on ne considrt plus dsormais cette vrit comme garantie par un dogme

extrieur aux exigences de la pense proprement dite. Ni l'glise ni les systmes philosophiques en voie de dveloppement ne sparaient la sagesse, l'thique, la religion et la politique. Mais l'unit fondamentale de toutes les croyances humaines, enracine dans une ontologie chrtienne commune, se dsintgra progressivement ; et les tendances relativistes, explicites chez les pionniers de l'idologie bourgeoise comme Montaigne, et refoules temporairement l'arrire-plan par la mtaphysique rationaliste, prirent victorieusement le dessus dans toutes les activits culturelles. Bien entendu et comme nous l'avons dj suggr la philosophie n'avait pas l'intention, lorsqu'elle commena supplanter la religion, la vrit objective ; elle. essayait seulement de lui donner un nouveau fondement rationnel. Le litige concernant la nature de l'absolu n'tait pas vraiment ce pourquoi les mtaphysiciens taient perscuts et torturs. Le problme de fond tait de savoir si la rvlation ou la raison, la thologie ou la philosophie, devait tre l'instrument de dtermination de la vrit ultime. Tout comme l'glise dfendait la capacit, le droit et le devoir de la religion d'enseigner au peuple comment fut cr le monde, quelle tait sa finalit et comment il devait se conduire, ainsi la philosophie dfendait la capacit, le droit et le devoir de l'esprit de dcouvrir la nature des choses et de tirer d'une telle connaissance les modes corrects d'activit. Le catholicisme et la philosophie rationaliste europenne taient en accord complet au sujet de l'existence d'une ralit connaissable en ces termes. Le postulat de l'existence de cette ralit constituait le terrain commun leurs affrontements. Les deux forces intellectuelles en dsaccord avec cette prsupposition bien dtermine, taient le Calvinisme, avec sa doctrine du Deus absconditus, et l'empirisme, avec son ide, d'abord implicite et plus tard explicite, selon laquelle la mtaphysique se proccupe exclusivement de pseudo-problmes. Mais l'glise catholique s'opposait la philosophie, prcisment parce que les nouveaux systmes mtaphysiques affirmaient la possibilit d'une connaissance, qui devait son tour dterminer les dcisions morales et religieuses de l'Homme. La controverse active entre religion et philosophie allait aboutir une impasse, parce qu'on les considra toutes deux comme des branches spares de la culture. Petit petit l'on s'est fait l'ide que chacune d'elles mne une existence autonome, dans son petit compartiment culturel, tout en tolrant l'autre. Mais la neutralisation de la religion, dsormais rduite au statut de bien culturel parmi d'autres, contredisait sa vocation permanente et totalisante incarner la vrit objective la religion tait mascule. Bien qu'elle continut tre respecte en surface, sa neutralisation ouvrait la voie son limination en tant qu'agent de l'objectivit spirituelle ; elle prparait l'abolition finale du concept d'une telle objectivit, calqu lui-mme sur l'ide d'absolu de la rvlation religieuse. En ralit, les contenus de la philosophie et de la religion avaient t profondment modifis par ce rglement apparemment pacifique de leur conflit originel. Les philosophes des Lumires attaquaient la religion au nom de la raison : ce qu'ils anantirent en fin de compte fut non pas l'glise mais la mtaphysique et le concept objectif de la raison proprement dit, la source d'nergie de leurs efforts mme. La raison, en tant qu'organe de perception de la vritable nature de la ralit et de dtermination des principes directeurs de notre vie, tombe graduellement en dsutude. La spculation est synonyme de mtaphysique et la mtaphysique de mythologie et de superstition. On pourrait dire que l'histoire de la raison ou des Lumires, depuis ses origines en Grce jusqu' nos jours, a conduit un tat de choses, dans lequel le mot mme de raison se voit souponn de connoter quelque entit mythologique. La raison s'est proprement liquide en tant qu'instrument de connaissance thique, morale et religieuse. Il y a deux cents ans, l'vque de Berkeley, fils lgitime du nominalisme, protestant, fervent et philosophe positiviste des Lumires tout la fois, dclencha une attaque contre de tels concepts gnraux, y compris le concept d'un concept gnral. Et en fait la campagne a triomph sur toute la ligne. Berkeley, en contradiction partielle avec sa propre thorie, conserva quelques concepts gnraux tels que l'esprit, 1'me et la cause, mais ils furent trs proprement limins par Hume; le pre du positivisme moderne. En apparence, la religion profitait de ce fait nouveau : la formalisation de la raison la prservait de tout attaque srieuse venant de la mtaphysique ou de la thorie philosophique. Et cette scurit semblait aire elle un instrument social extrmement pratique. Pourtant, du mme coup, sa neutralit

signifia le dprissement de son esprit rel, de son rapport la vrit qui, croyait-on une certaine priode, tait le mme en sciences, en art et en politique et pour l'ensemble de l'espce humaine. La mort de la raison spculative, d'abord servante et plus tard ennemie de la religion, peut se rvler catastrophique pour la religion mme. Toutes ces consquences taient contenues en germe dans l'ide bourgeoise de tolrance, qui est ambivalente. La tolrance signifie, d'une part, la libration de la tutelle de l'autorit dogmatique, et, d'autre part, elle encourage une attitude de neutralit l'gard de tout contenu spirituel, que l'on abandonne ainsi au relativisme. Chaque domaine culturel prserve sa souverainet par rapport la raison universelle. Le schme de la division sociale du travail est automatiquement transfr la vie de l'esprit, et cette division du royaume de i la culture est un corollaire du remplacement de la vrit objective universelle par la raison formalise et intrinsquement relativiste. Les implications politiques de la mtaphysique rationaliste prirent toute leur acuit au XVII e sicle, lorsqu'au cours des rvolutions amricaine et franaise, le concept de rationalit devint un principe directeur. Dans l'histoire moderne, ce concept tend vincer la religion en tant que mobile ultime et supra-individuel de la vie humaine. La nation tire plutt son autorit de la raison que de la rvlation, la raison tant alors conue comme un agrgat de connaissances fondamentales, innes ou produites par la spculation, et non point comme un instrument purement relatif aux moyen de les mettre en uvre. L'intrt personnel, sur quoi certaines thories du naturel et certaines philosophies hdonistes ont tent de faire porter l'accent principal, n'tait considr que comme une de ces connaissances, enracines dans la structure objective de l'univers, et constituant par l mme une partie dans un systme global de catgories. l'ge industriel, l'ide de l'intrt personnel prit graduellement le dessus et, en fin de compte, limina les autres mobiles considrs comme fondamentaux pour le fonctionnement de la socit. Cette attitude prvalut dans les principales coles de pense et, durant la priode librale, dans l'esprit public. Mais le mme processus mit jour les contradictions entre la thorie de l'intrt personnel et l'ide de nation. C'est alors que la philosophie dut faire face une alternative : accepter les consquences anarchiques de cette thorie ou devenir la proie d'un nationalisme irrationnel beaucoup plus vici par le romantisme que ne l'taient, pendant la priode mercantiliste, les thories dominantes des ides innes. L'imprialisme intellectuel de ce principe abstrait de l'intrt personnel, noyau de l'idologie officielle du libralisme, rvlait la coupure, de plus en plus marque, entre cette idologie et les conditions sociales internes aux nations industrialises. Une fois que pareille scission est grave dans l'esprit public, aucun principe rationnel effectif de cohsion sociale ne demeure. L'ide de communaut nationale (Volksgemeinschaft), rige d'abord en idole, ne peut en fin de compte tre maintenue que par la terreur. Et cela explique la tendance du libralisme verser dans le fascisme et celle des reprsentants intellectuels et politiques du libralisme faire la paix avec ses adversaires. Toutes causes conomiques tant mises part, on peut montrer comment cette tendance, si souvent illustre par l'histoire europenne rcente, provient de la contradiction interne entre le principe subjectiviste de l'intrt personnel et l'ide de raison qu'il est cens exprimer. On pensait, l'origine, qu'une constitution politique est l'expression de principes concrets fonds dans la raison objective ; que les ides de justice, d'galit, de bonheur, de dmocratie, de proprit, correspondaient la raison, manaient de la raison. Par la suite, le contenu de la raison est arbitrairement rduit au champ correspondant une partie seulement de ce contenu, et au cadre d'un seul de ses principes. Le particulier prend par priorit la place de l'universel. Et ce tour de force 7 dans le domaine intellectuel prpare le terrain au rgne de la force dans le domaine politique. La raison, ayant abandonn l'autonomie, est devenue un instrument. Sous son aspect formaliste de raison subjective, encore accentu par le positivisme, l'absence de relation au contenu objectif est 7En franais dans le texte (N. d. T.).

plus marque. Sous son aspect instrumental, accentu par le pragmatisme, sa reddition aux contenus htronomes est galement plus marque. Dsormais la raison est compltement assujettie au processus social. Il n'y a plus qu'un seul critre : sa valeur oprationnelle, son rle dans la domination des hommes et de la nature. Les concepts ont t rduits des pitoms de caractristiques communes plusieurs cas d'espce. En dnotant une ressemblance, les concepts liminent le souci d'numrer des qualits, et donc se prtent mieux l'organisation des matriaux de la connaissance. On les considre comme de simples abrviations des lments auxquels ils se rfrent. Tout usage dpassant celui de rcapitulatif technique-auxiliaire des donnes factuelles a t limin comme ultime rsidu de la superstition. Les concepts rationaliss sont devenus des conomiseurs de travail ad hoc . Comme si la pense mme avait t rduite au niveau de procd industriel et soumise une programmation rigoureuse, comme si elle tait devenue, en somme, partie intgrante de la production. Toynbee a dcrit certaines rpercussions de ce processus sur le fait d'crire l'Histoire. Il parle d'une tendance chez le potier devenir l'esclave de son argile... Dans le monde de l'action nous savons qu'il est dsastreux de traiter les animaux ou les tres humains comme s'ils n'taient que des souches et des pierres. Et pourquoi supposer que ce traitement serait moins erron dans le monde des ides3 ? Plus les ides sont devenues automatises, instrumentalises, et moins l'on a vu en elles des penses dotes d'un sens qui leur appartient en propre. On les considre comme des choses, des machines. Et dans le gigantesque appareil de production de la socit moderne, le langage e a t rduit n'tre plus qu'un outil comme les autres. Toute phrase qui n'est pas quivalente une opration de cet appareil semble aussi dpourvue de sens pour le profane que pour le smanticien contemporain, lequel donne entendre que seule la phrase purement symbolique, purement oprationnelle, c'est--dire la phrase sans aucun sens, a un sens. La fonction ou l'effet produit dans le monde des choses et des vnements supplante la signification. Dans la mesure o les mots ne sont pas utiliss de manire vidente pour calculer des probabilits techniquement pertinentes, ou pour toute autre vise pratique relaxation comprise! le soupon plane sur eux comme sur un quelconque boniment de vendeur, car la vrit n'est pas une fin en elle-mme. l're du relativisme, alors que les enfants mme considrent les ides comme des rclames ou des rationalisations, c'est prcisment la peur que le langage puisse encore abriter des rsidus mythologiques, qui a dot les mots d'un nouveau caractre mythologique. Bien sr, les ides ont t fonctionnalises de manire radicale et on considre le langage comme un simple outil, que ce soit pour le stockage et la communication des lments intellectuels de la production ou pour la gouverne des masses. En mme temps le langage, pour ainsi dire, se venge en revenant son stade magique. Comme aux poques de la magie, on voit dans chaque mot une force dangereuse, qui pourrait dtruire la socit et dont l'auteur doit rpondre. De mme, la recherche de la vrit est singulirement borne par le contrle social. La diffrence entre pense et action est tenue pour nulle. Par l mme, chaque pense est considre comme un acte, chaque rflexion est une thse, et chaque thse un mot d'ordre. Tout le monde est mis sur la sellette pour ce qu'il dit ou ne dit pas. Toutes les choses et toutes les personnes sont classes et tiquetes. L'humanit, qualit qui empche l'identification de l'individu un une classe, est mtaphysique et n'a pas sa place dans une pistmologie empiriste. La petite case dans laquelle on fourre un homme, circonscrit la totalit de son destin. Ds qu'une pense ou un mot devient un instrument, on peut se passer de les penser rellement, c'est--dire d'effectuer les actes logiques impliqus dans leur formulation verbale. Et comme on l'a souvent fait remarquer juste titre d'ailleurs l'avantage des mathmatiques, modle de toute pense no-positiviste, rside prcisment dans cette conomie intellectuelle . Des oprations logiques compliques sont excutes sans que soient effectivement accomplis tous les actes intellectuels sur lesquels les symboles mathmatiques et logiques sont bass. Une telle mcanisation est, de fait, essentielle l'expansion de l'industrie. Mais si elle devient le trait caractristique des esprits, si la raison mme est instrumentalise, elle assume une 3A Study of History, 2e dition, Londres, 1935, vol. I, p. 7.

une sorte de matrialit aveugle, devient un ftiche, une entit magique, accepte plutt qu'exprimente sur le plan intellectuel. Quelles sont les consquences de la formalisation de la raison ? La justice, l'galit, le bonheur, la tolrance, tous ces concepts tenus (nous avons dj dit comment), au cours des sicles prcdents, comme inhrents la raison ou sanctionns par elle, ont perdu leurs racines intellectuelles. Ils constituent toujours des vises et des fins, mais il n'est plus d'arbitre rationnel ayant pouvoir de les valuer et de les rattacher une ralit objective. Comme elles sont cautionnes par des documents historiques vnrables, elles peuvent continuer jouir d'un certain prestige, et nombre d'entre elles sont contenues dans la lgislation suprme des grands pays. Malgr tout, il leur manque une quelconque conscration par la raison, au sens moderne du terme. Et qui pourrait dire que l'un parmi ces idaux est plus troitement li la vrit que son contraire ? Si l'on suit la philosophie de l'intellectuel moyen des temps modernes, il n'y a qu'une autorit, savoir la science, comprise comme classification des faits et calcul des probabilits. L'nonc selon lequel la justice et la libert sont meilleures en soi que l'injustice et l'oppression, est scientifiquement invrifiable et inutile. Il est devenu aussi vide de sens que l'nonc selon lequel le rouge est plus beau que le bleu, ou qu'un uf est meilleur que du lait. Et plus le concept de raison est mutil, et plus facilement il se prte la manipulation idologique et la propagation des mensonges les plus flagrants. Le progrs des Lumires dtruit l'ide de raison objective, le dogmatisme et la superstition. Mais souvent c'est la raction et l'obscurantisme qui profitent le plus de ce fait nouveau. Les intrts conomiques privs opposs aux valeurs humanitaires traditionnelles vont invoquer la raison neutralise et impuissante au nom du sens commun . On peut suivre la dvitalisation des concepts de base au cours de l'histoire politique. Lors de la convention constitutionnelle amricaine de 1787, John Dickinson, de Pennsylvanie, opposa exprience et raison en dclarant : L'exprience doit tre notre seul guide, la raison peut nous garer9 . Il voulait mettre en garde contre un idalisme trop radical. Mais plus tard les concepts se vidrent de substance tel point qu'on put les utiliser comme des synonymes pour prner l'oppression. Ayant t dsign comme candidat la prsidence des tats-Unis par une faction du parti dmocrate, Charles O'Conor, juriste clbre de la priode prcdant la guerre civile, s'crie, aprs avoir expos grands traits les bienfaits de la servitude obligatoire : J'insiste sur le fait que l'esclavage des noirs n'est pas injuste. Il est juste, sage et bienfaisant... J'insiste sur le fait que l'esclavage des noirs... est un commandement de la nature... et nous inclinant devant le clair dcret de la nature et les dictats d'une saine philosophie, nous devons dclarer que cette institution est juste, bienveillante, licite et convenable.10 Bien que O'Conor utilise encore les mots nature, philosophie et justice, ces mots sont compltement formaliss et ne peuvent faire le poids en comparaison de ce qu'il considre comme les faits et l'exprience. La raison subjective se conforme n'importe quoi. Elle se prte aussi bien aux utilisations des adversaires qu' celles des dfenseurs des valeurs humanitaires traditionnelles. Elle fournit indiffremment l'idologie du profit et de la raction, dans le cas de O'Conor par exemple, et l'idologie du progrs et de la rvolution. Un autre interprte de l'esclavage, Fitzhugh, auteur d'une Sociology for the South, parat se souvenir qu'autrefois la philosophie signifiait la dfense d'ides et de principes concrets et donc il l'attaque au nom du sens commun. Voici comment il exprime, de manire dforme bien sr, le heurt entre les concepts objectifs et subjectifs de raison : Les hommes dots d'un jugement sain donnent, d'habitude, de mauvaises raisons l'appui de leurs opinions, parce qu'ils ne connaissent rien l'abstraction... La philosophie, dans le domaine de l'argumentation, les bat tous plate couture. Et pourtant l'instinct et le sens commun ont raison et la philosophie a tort. La philosophie a toujours tort, l'instinct et le sens commun ont toujours raison, parce 9 Cf. MORRISON et COMMAGER, The Growth of the American Republic, New York, 1942, vol. I, p. 281. 10 A Speech at the Union Meeting at the Academy of Music, New York City, December 19, 1859, rimprim sous letitre Negro Slavery Not Unjust , par le New York Herald Tribune.

que la philosophie est dpourvue d'observations et raisonne sur la base de prmisses troites et insuffisantes.11 Ici l'crivain, craignant les principes idalistes, la pense en tant que telle, les intellectuels et les utopistes, s'enorgueillit de son sens commun qui ne voit pas de mal dans l'esclavage. Les idaux et concepts de base de la mtaphysique rationaliste taient enracins dans le concept d'universel humain, d'espce humaine et leur formalisation implique qu'ils ont t coups de leur contenu humain. Une analyse du principe de la majorit, qui est insparable du principe de la dmocratie, illustrera cette dshumanisation de la pense et la manire dont elle affecte les fondements mmes de notre civilisation. Aux yeux de l'homme du commun, le principe de la majorit est souvent non seulement un substitut, mais une amlioration de la raison objective. Puisque les hommes, aprs tout, sont les meilleurs juges de leurs propres intrts, les rsolutions d'une majorit, croit-on, sont certainement aussi valables pour une communaut que les intuitions d'une raison prtendument suprieure. Cependant la contradiction entre l'intuition et le principe dmocratique, conue en termes aussi grossiers, n'est qu'imaginaire. En effet, que signifie le fait de dire qu'un homme connat mieux ses propres intrts ? Comment acquiert-il ce savoir? Quelle preuve suffisante y a-t-il que ce savoir est correct? Dans la proposition un homme connat mieux... il y a une rfrence implicite une instance qui n'est pas totalement arbitraire, et qui est insparable d'un certain type de raison sousjacente non seulement aux moyens mais aux fins. Mais s'il se rvlait que cette instance n'est rien d'autre que la majorit, tout le raisonnement constituerait une tautologie. La grande tradition philosophique, qui contribua fonder la dmocratie moderne, ne fut pour rien dans cette tautologie, car elle fondait les principes de gouvernement sur des prsupposs plus ou moins spculatifs, par exemple celui selon lequel la mme substance spirituelle ou la mme conscience morale sont prsentes dans chaque tre humain. En d'autres termes, le respect de la majorit tait fond sur une conviction qui, elle-mme, ne dpendait pas des rsolutions de cette majorit. Locke parlait encore de l'accord de la raison naturelle avec la rvlation, s'agissant des droits de l'homme12. Sa thorie du gouvernement fait rfrence deux affirmations : celle de la raison et celle de la rvlation. On admet qu'elles enseignent que les hommes sont tous par nature libres, gaux et indpendants13 . La thorie de la connaissance de Locke est un exemple de cette perfide lucidit de style, qui amalgame les contraires en estompant simplement les nuances qui les diffrencient. Il ne se souciait gure de marquer trop clairement la diffrence entre l'exprience sensorielle et l'exprience rationnelle, l'exprience atomistique et l'exprience structurale. Il ne prcisait pas davantage si l'tat de nature dont il tirait la loi naturelle tait infr par la voie logique ou peru intuitivement. Cependant, il semble suffisamment clair que la libert par nature n'est pas identique la libert de fait. Sa doctrine politique est fonde sur la connaissance rationnelle et les dductions plutt que sur la recherche empirique. On peut dire la mme chose du disciple de Locke, Rousseau. Lorsque ce dernier dclarait que la renonciation la libert est incompatible avec la nature de l'homme parce que c'est ter toute moralit ses actions que d'ter toute libert sa volont 14 , il savait fort bien que la renonciation la libert n'allait pas l'encontre de la nature empirique de l'homme. Lui-mme critiquait prement les individus, les groupes et les nations qui renonaient leur libert. Il se rfrait donc la substance spirituelle de l'homme plutt qu' une attitude psychologique. Sa doctrine du contrat social dcoule d'une doctrine philosophique de l'homme selon laquelle le principe de la majorit, plutt que celui du pouvoir, correspond la nature humaine dcrite par la pense spculative. Dans l'histoire de la philosophie sociale, le terme mme de sens commun est insparablement associ l'ide de vrit vidente. C'est Thomas Reid qui, douze ans avant le fameux pamphlet de Paine et la Dclaration d'Indpendance, 11 12 13 14George FITZHUGH, Sociology for the South or the Failure of Free Society, Richmond, Virginia, 1854, p. 118-119. Locke on Civil Government, Second Treatise, chap. v, Everyman's Library, p. 129. Ibid., chap. viii, p. 164. Contrat social, vol. I, p. 4.

identifia les principes du sens commun aux vrits videntes et, ce faisant, rconcilia l'empirisme avec la mtaphysique rationaliste. Priv de son fondement rationnel, le principe dmocratique en vient dpendre exclusivement des soi-disant intrts du peuple, et ceux-ci sont fonction de forces conomiques aveugles ou vraiment hyper-conscientes. Il n'offre plus aucune garantie contre la tyrannie 15. A l'poque du systme du march libre, par exemple, les institutions fondes sur l'ide des droits de l'homme furent acceptes par beaucoup de gens comme un bon instrument de contrle du gouvernement et de maintien de la paix. Mais si la situation change, si des groupes conomiques puissants trouvent utile d'instaurer une dictature et d'abolir la loi de la majorit, aucune objection fonde rationnellement ne peut tre oppose leur action. Et s'ils ont une chance relle de succs, ils seraient bien btes de ne pas la saisir. La seule considration qui pourrait les empcher de le faire, serait la possibilit de mise en danger de leurs propres intrts, et en aucune manire le souci de violer la vrit et la raison. Une fois que les fondements philosophiques de la dmocratie se sont effondrs, l'nonc selon lequel la dictature est mauvaise n'est rationnellement valide que pour ceux qui n'en sont pas ses bnficiaires, et il n'existe plus aucun obstacle thorique la transformation de cet nonc en son contraire. Les hommes qui firent la Constitution des tats-Unis avaient en vue la loi fondamentale de toute socit, la lex majoris partis.16 Mais ils taient loin de substituer les verdicts de la majorit ceux de la raison. Lorsqu'ils incorporrent la structure du gouvernement un systme ingnieux de contrles et d'quilibres, ils le firent parce que, selon les termes de Noah Webster, ils croyaient que les pouvoirs donns au Congrs sont tendus, mais l'on suppose qu'ils ne sont pas trop tendus. 17 Le mme Noah Webster appelait le principe de la majorit une doctrine aussi universellement reue que toute espce de vrit intuitive.18 Et il n'y voyait qu'une parmi d'autres ides naturelles ayant une dignit semblable. Pour de tels hommes il n'y avait pas de principe qui ne tirt son autorit d'une source mtaphysique ou religieuse. Dickinson considrait le gouvernement et sa charge comme fonds sur la nature de l'homme, c'est--dire sur la volont de son Auteur et... par consquent sacrs. C'est donc une offense contre le Ciel de violer cette charge.19 Certes, on ne considrait pas que le principe de la majorit ft en soi une garantie de justice. La majorit dclare John Adams, a ternellement et sans une seule exception usurp les droits de la minorit.20 On croyait que ces droits et autres principes fondamentaux taient des vrits intuitives. Directement ou indirectement, ils procdaient d'une tradition philosophique qui tait toujours bien vivante l'poque. Et l'on peut travers l'histoire de la pense occidentale remonter jusqu' leurs racines religieuses et mythologiques. C'est de ces origines qu'ils avaient conserv la majest terrible dont parle Dickinson. La raison subjective n'a rien faire de pareil hritage. Elle fait voir la vrit comme une habitude et ainsi la dpouille de son autorit spirituelle. Aujourd'hui l'ide de majorit, prive de ses fondements rationnels, a revtu un aspect compltement irrationnel. Caque ide philosophique, thique 15L'inquitude de l'diteur de Tocqueville, qui parle des aspects ngatifs du principe de la majorit, tait superflue (voir Democracy in America, New York, 1898, vol. I, p. 334-335). L'diteur affirme que dire que la majorit du peuple fait les lois n'est qu'une figure de rhtorique et nous rappelle, entre autres choses, que cela est l'uvre de leurs dlgus. Il aurait pu ajouter que si Tocqueville parle de la tyrannie de la majorit, Jefferson, dans une lettre cite par Tocqueville, a parl lui de la tyrannie des lgislatures . Voir The Writings of Thomas Jefferson, dition dfinitive, Washington, D. C., 1905, vol. VII, p. 312. Jefferson se mfiait ce point de chaque branche du gouvernement lgislative ou excutive dans une dmocratie, qu'il tait contre le fait de maintenir une arme permanente. Cf. ibid., p. 323. 16 Ibid., p. 324 17 An Examination into the Leading Principles of the Federal Constitution... , in Pamphlets on the Constitution of the United States, ed. by Paul L. Ford. Brooklyn, N. Y., 1888, p. 45. (18) Ibid., p. 30. 18 Ibid., p. 30. 19 Ibid., Letters of Fabius , p. 181. 20 Charles BEARD, Economic Origin of Jeffersonian Democracy, New York, 1915, p. 305.

et politique, lorsque le cordon ombilical de ses origines historiques a t coup, a tendance devenir le noyau d'une nouvelle mythologie. Et c'est l l'une des raisons pour lesquelles le progrs des Lumires tend certains moments rtrograder vers la superstition et la paranoa. Le principe de la majorit, sous la forme de verdicts populaires en tout et partout, est mis en uvre par toutes sortes de sondages et de techniques modernes de communication ; ainsi est-il devenu la force souveraine dont la pense doit satisfaire les besoins. C'est une nouvelle divinit, non pas au sens o l'entendaient les chantres des grandes rvolutions, c'est--dire pouvoir de rsistance l'injustice existante, mais pouvoir de rsistance tout ce qui n'est pas conforme. Plus le jugement du peuple est manipul par toutes sortes d'intrts, et plus la majorit est prsente comme l'arbitre de la vie culturelle. Elle est l pour justifier les succdans dans toutes les branches de la culture, y compris la pacotille de la littrature et de l'art populaires destins aux masses. Et plus le fait, pour la propagande scientifique, de transformer l'opinion publique en un simple instrument au service de forces obscures gagne en ampleur, plus l'opinion publique prend figure de substitut de la raison. fiigiLrede substitut de la raison. Ce triomphe illusoire du progrs dmocratique dvore la substance intellectuelle dont vivait la dmocratie. Ce ne sont pas seulement les concepts directeurs de la morale et de la politique tels que la libert, l'galit ou la justice, mais tous les buts et fins spcifiques dans tous les domaines de la vie qu'affecte cette dissociation entre les pouvoirs humains, les aspirations humaines et l'ide de vrit objective. Selon les normes courantes, les bons artistes ne servent pas la vrit mieux que les bons gardiens de prison, les bons banquiers ou les bonnes servantes. Et si nous tentions de faire valoir que la vocation d'un artiste est plus noble, on nous rpondrait que cette affirmation n'a pas de sens et que si l'on peut comparer l'efficacit de deux servantes sur la base de leur propret, honntet, habilet respectives, etc., il n'y a aucun moyen de comparer une servante et un artiste. Cependant une analyse complte montrerait que, dans la socit moderne, il existe une mesure implicite pour l'art aussi bien que pour le travail non spcialis, savoir le temps. Car ce qui est bon, compris dans le sens de spcifiquement efficace, est fonction du temps. Dire qu'un mode de vie particulier, une religion, une philosophie sont meilleurs ou plus vrais que d'autres peut tre tout aussi dpourvu de sens. Puisque les fins ne sont plus dsormais dtermines la lumire de la raison, il est galement impossible de dire qu'un systme conomique ou politique, quel que soit son degr de despotisme et de cruaut, est moins raisonnable qu'un autre. Selon la raison formalise, le despotisme, la cruaut et l'oppression ne sont pas mauvais en eux-mmes. Aucune instance rationnelle ne ratifierait une condamnation de la dictature, si les membres de cette instance avaient des chances d'en profiter. Des phrases telles que la dignit de l'homme , ou bien impliquent un progrs dialectique dans lequel l'ide de droit divin est conserve et transcende, ou alors se changent en slogans rabchs, qui rvlent leur vide ds que quelqu'un s'efforce de connatre leur sens spcifique. Leur existence dpend pour ainsi dire de souvenirs inconscients. Si un groupe de gens clairs taient sur le point, disons, de combattre le plus grand Mal qui se puisse imaginer, la raison subjective rendrait presque impossible le simple fait de montrer et la nature du mal et la nature de l'humanit qui, toutes deux, font de ce combat un devoir imprieux. Beaucoup demanderaient immdiatement quels sont les motifs rels de ce combat. Et il deviendrait de toute ncessit d'affirmer que les raisons sont ralistes, c'est--dire qu'elles correspondent aux intrts personnels, mme si ces derniers, pour la grande masse du peuple, sont beaucoup plus difficiles saisir que l'appel silencieux contenu dans la situation mme. Le fait que l'homme moyen semble toujours attach aux idaux anciens pourrait tre invoqu pour contredire cette analyse. Formule en termes gnraux, cette objection pourrait tre qu'il y a une force qui l'emporte sur les effets destructeurs de la raison formalise, savoir la conformit aux valeurs et conduites gnralement admises. Aprs tout, il existe un grand nombre d'ides que l'on nous a appris chrir et respecter ds notre plus tendre enfance. Et puisque ces ides et toutes les vues thoriques qui s'y rattachent sont justifies, non seulement par la raison mais galement par un consentement quasi universel, il semblerait qu'elles ne puissent tre affectes par la transformation de la raison en un simple

instrument. Ces ides et ces vues tirent leur force de notre rvrence l'gard de la communaut dans laquelle nous vivons, des hommes qui ont donn leur vie pour elles et du respect que nous devons aux fondateurs des quelques nations claires de notre temps. En fait, cette objection exprime la faiblesse de toute justification d'un contenu soi-disant objectif, par un renom pass ou prsent. Si maintenant l'on invoque la tradition, si souvent dnonce dans l'histoire scientifique et politique moderne, comme mesure de toute vrit thique ou religieuse, alors cette vrit a dj t altre et doit souffrir, de manire tout aussi aigu que le principe qui est cens la justifier, d'un manque d'authenticit. Dans les sicles o la tradition pouvait encore jouer le rle d'vidence, la croyance en cette tradition tait ellemme tire de la croyance en une vrit objective. Mais aujourd'hui la rfrence la tradition ne semble avoir conserv qu'une fonction remontant ces temps anciens : elle indique que le consensus sous-jacent au principe qu'elle cherche raffirmer est conomiquement ou politiquement puissant. Ainsi l'offenseur est prvenu. Au XVIIIe sicle la conviction que l'homme est dot de certains droits n'tait pas une rptition de croyances professes par la communaut, ni mme une rptition de croyances transmises par les anctres. Elle refltait la situation des hommes qui proclamaient ces droits. Elle exprimait la critique de conditions exigeant un changement de toute urgence. Pense philosophique et actions historiques comprirent et traduisirent cette exigence. Les pionniers de la pense moderne ne tiraient pas le bien de la loi il leur arrivait mme d'enfreindre la loi mais ils tentaient de rconcilier la loi avec le bien. Leur rle dans l'histoire ne fut pas d'adapter leurs mots et leurs actes au texte des documents anciens ou des doctrines communment reues. Ils crrent les documents et travaillrent faire accepter leurs doctrines. Aujourd'hui ceux qui chrissent ces doctrines, et sont dpourvus de toute philosophie adquate, peuvent considrer ces mmes doctrines ou comme l'expression de dsirs purement subjectifs ou encore comme un modle bien tabli dont l'autorit vient du nombre de gens qui y adhrent et de sa longvit. Le fait mme que de nos jours l'on invoque la tradition montre qu'elle a perdu son emprise sur les gens. Comment s'tonner alors que des nations entires et l'Allemagne n'est pas la seule tre dans ce cas semblent s'tre rveilles un beau matin pour dcouvrir que leurs idaux les plus chers n'taient que des bulles de savon? Il est vrai que malgr le progrs de la raison subjective qui dtruisit la base thorique des ides mythologiques, religieuses et rationalistes, la socit civilise a jusqu' maintenant vcu sur le rsidu de ces ides. Mais celles-ci tendent plus que jamais devenir de simples rsidus et par l mme elles perdent graduellement tout pouvoir de nous convaincre. Lorsque les grandes doctrines religieuses et philosophiques taient bien vivantes, les gens de pense ne louaient pas l'humilit et l'amour fraternel, la justice et l'humanit, parce qu'il tait raliste de soutenir de tels principes et dangereux, voire trange, d'en dvier, ou parce que ces maximes taient plus que d'autres en harmonie avec leur prtendu libre got. Ils adhraient de telles ides parce qu'ils voyaient en elles des lments de la vrit, parce qu'ils les rattachaient l'ide de logos, sous la forme de Dieu ou d'un esprit transcendantal, ou mme de la nature comme principe ternel. Non seulement l'on pensait que les buts les plus levs avaient un sens objectif, une signification intrinsque, mais les occupations et fantaisies les plus modestes reposaient sur la croyance au caractre gnralement dsirable et intrinsquement valable de leurs objets. Les origines mythologiques objectives, en tant qu'elles sont graduellement dtruites par la raison subjective, ne relvent pas seulement des grands concepts universels, elles sont galement au fond de conduites et d'actions apparemment personnelles et entirement psychologiques. Et toutes motions comprises au fur et mesure qu'elles sont vides de leur contenu objectif, de leur rapport une vrit tenue pour objective, se volatilisent. Tout comme les jeux d'enfants et les fantaisies des adultes tirent leur origine de la mythologie, chaque joie fut, jadis, lie la croyance en une vrit ultime. Thorstein Veblen mit jour, avec leurs dformations spcifiques, les motifs moyengeux de

l'architecture du XIXe sicle21. Il trouva que le vif dsir de pompe et d'ornement tait un rsidu d'attitudes fodales. Cependant, l'analyse de ce qu'il appelle le gaspillage honorifique l'amne dcouvrir non seulement certains aspects de l'oppression barbare qui ont survcu dans la vie sociale et dans la psychologie individuelle modernes, mais encore le fonctionnement ininterrompu de sries de cultes, de peurs et de superstitions, oublis depuis fort longtemps. Tout cela s'exprime sous la forme de prfrences et d'antipathies naturelles au plus haut point et passe pour aller de soi dans la civilisation. Il y a mme rationalisation par la raison subjective, cause du manque apparent de mobile rationnel. Et le fait que dans toute culture moderne, ce qui est lev passe avant ce qui est bas , que le propre est attirant et le sale rpugnant, que certaines odeurs sont dans l'exprience bonnes et d'autres dgotantes, que l'on raffole- de certains types de nourriture alors qu'on en excre d'autres, tout cela provient de tabous, mythes et cultes anciens et de leurs destins particuliers dans l'histoire, plutt que de raisons hyginiques ou gnralement pragmatiques, que les individus clairs ou les religions librales essaieraient de promouvoir. Ces formes anciennes d'une vie latente sous la surface de la civilisation moderne, fournissent encore, en de nombreux cas, la chaleur inhrente toute jouissance, tout amour d'une chose aime pour elle-mme et non pour autre chose. Le plaisir d'entretenir un jardin remonte aux temps anciens o les jardins taient cultivs pour les Dieux auxquels ils appartenaient. Le sens de la beaut dans la nature ou dans l'art, se rattache par mille liens dlicats ces superstitions anciennes 22. Si l'homme moderne coupe ces liens, parce qu'il les bafoue ou les tale tout venant, le plaisir pourra continuer quelque temps, mais sa vie interne en est abolie. Nous ne pouvons attribuer le plaisir que nous cause une fleur ou l'atmosphre d'une pice un instinct esthtique autonome. Dans sa prhistoire, la sensibilit esthtique de l'homme se rattache aux formes diverses de l'idoltrie ; la croyance en la bont ou au caractre sacr d'une chose prcde la jouissance de la beaut, et cela ne s'applique pas moins des concepts tels que la libert et l'humanit. Ce que l'on a dj dit concernant la dignit de l'homme est certainement applicable aux concepts de justice et d'galit. De telles ides doivent garder leur lment ngatif, en tant que ngation du stade ancien de l'injustice ou de l'ingalit, et en mme temps conserver leur signification absolue et originale, enracine dans leurs origines redoutables. Autrement, elles ne deviennent pas seulement indiffrentes, mais contraires la vrit. Toutes ces ides chries et toutes les forces qui, en sus de la force physique et de l'intrt matriel, assurent la cohsion de la socit, existent toujours, mais elles ont t sapes par la formalisation de la raison. Comme nous l'avons vu, ce processus est li la conviction que nos vises, quelles qu'elles soient, dpendent de sympathies et d'antipathies qui en soi ne signifient rien. Admettons donc que cette conviction pntre rellement les dtails de la vie quotidienne et elle a d'ailleurs dj pntr une profondeur que bien peu d'entre nous souponnent! Une chose est de moins en moins accomplie pour le simple fait de l'accomplir. Juge selon des critres utilitaires, la balade de l'homme qui sort de la ville pour aller au bord d'une rivire ou au sommet d'une montagne serait irrationnelle et idiote. Cet homme-l s'adonne vraiment des amusements destructeurs et stupides! Aux yeux de la raison formalise, une activit n'est raisonnable que si elle sert un autre objectif, par exemple la sant ou la relaxation, qui aide reconstituer la force de travail. En d'autres termes, l'activit n'est qu'un outil, car elle ne tire son sens que du rapport qu'elle entretient avec d'autres fins. On ne peut pas soutenir que le plaisir qu'un homme tire d'un paysage durerait longtemps, par exemple, s'il tait convaincu a priori 21Cf. T. W. ADORNO, Veblen's Attack on Culture , in Studies In Philosophy and Social Science, New York, 1941, vol. IX, p. 392-339. 22 Mme le penchant pour la propret domestique, ce got moderne par excellence, semble enracin dans la croyance la magie. Sir James FRAZER (The Golden Bough, vol. I, part. I, p. 175) cite un rapport sur les natifs de la NouvelleBretagne dont la conclusion est que la propret habituelle dans les maisons et qui consiste balayer soigneusement le parquet chaque jour, n'est nullement fonde sur un dsir de propret et de nettet en soi, mais purement et simplement sur un effort pour mettre hors de porte de celui qui vous veut du mal, tout ce qui pourrait tre utilis comme charme .

que les formes et les couleurs qu'il voit, ne sont que des formes et des couleurs ; que toutes les structures dans lesquelles elles jouent un rle, sont purement subjectives et n'ont aucune espce de relation de quelconques totalits ou ordres signifiants parce que, telles quelles, elles n'expriment simplement et ncessairement rien. Si pour l'homme de tels plaisirs sont devenus une habitude, il peut continuer en jouir pendant le reste de sa vie ou il peut fort bien ne jamais se rendre pleinement compte de l'absence de sens des choses qu'il adore. Nos gots sont forms dans la plus tendre enfance, ce que nous apprenons plus tard nous influence moins. Des enfants peuvent imiter leur pre, qui aimait les longues promenades ; mais si la formalisation de la raison est alle assez loin, ils considreront qu'ils ont fait tout ce qu'il fallait faire pour leur corps, s'ils excutent un ensemble de mouvements gymnastiques au commandement d'un speaker de la radio. Il n'est plus besoin dsormais de promenade ; et ainsi le concept mme de paysage, tel que l'exprimente le marcheur, devient arbitraire et vide de sens. Le paysage de la nature dgnre totalement en paysages fabriqus. Les symbolistes franais possdaient un terme spcial pour exprimer leur amour des choses qui avaient perdu leur signification objective, le terme de spleen. L'arbitraire conscient et provocant dans le choix des objets, par son absurdit , sa perversit mme dvoile, comme en un geste silencieux, l'irrationalit de la logique utilitaire qu'il frappe au visage afin de rendre manifeste son inadquation dans le champ de l'exprience humaine. Alors que par le choc il rend cette logique consciente du fait qu'elle oublie le sujet, le geste exprime simultanment la tristesse du sujet devant son incapacit raliser un ordre objectif. De telles incohrences n'inquitent pas la socit du XX e sicle. Pour elle, on ne peut raliser un sens que d'une seule manire il faut tre au service d'un objectif donn. Les sympathies et antipathies qui, dans la culture de masse, ont perdu toute espce de sens, sont relgues au chapitre des amusements, des activits pour heures de loisirs, des contacts sociaux, etc., ou bien on les laisse mourir petit feu. Le spleen , cette protestation du non-conformisme de l'individu, s'est fait lui-mme embrigader : l'obsession du dandy se transforme en hobby de Babbitt23. L'ide d'occupation favorite, de bon temps , ou d' amusement n'exprime aucune sorte de regret devant la disparition de la raison objective et le fait que la ralit soit dpouille de tout sens inhrent. La personne qui s'adonne son occupation favorite n'essaie mme pas de feindre que celle-ci ait un rapport quelconque avec la vrit ultime. Quand on vous demande dans un questionnaire de dire quelle est votre occupation favorite, vous rpondez le golf, la lecture, la photographie ou Dieu sait quoi, en y pensant aussi peu que lorsque vous donnez le chiffre de votre poids. En tant que prdilections reconnues et rationalises, que l'on considre comme ncessaires pour maintenir les gens dans la bonne humeur, les violons d'Ingres sont devenus une institution. Et mme la bonne humeur strotype qui, au mieux, n'est qu'une condition psychologique pralable de l'efficacit, peut se volatiliser compltement ainsi que toutes les autres motions ds que s'efface, sur le plan du souvenir, la dernire trace du lien qui la rattachait jadis l'ide de divinit. Ceux qui gardent le sourire commencent avoir l'air triste et peut-tre mme dsespr. Ce que nous avons dit concernant les plaisirs les plus modestes est galement vrai des aspirations les plus leves rattaches l'accomplissement du bien et du beau. L'apprhension rapide des faits remplace la pntration intellectuelle des phnomnes de l'exprience. L'enfant qui sait que le Pre Nol est un employ de grand magasin et saisit le rapport entre des chiffres de ventes et Nol peut croire que, naturellement, il y a une interaction entre la religion et les affaires prises dans leur ensemble. Emerson l'avait dj not, en son temps, avec une amertume considrable. Les institutions religieuses... ont dj pris une valeur marchande en tant que conservatrices de la proprit ; si les prtres et les membres de l'glise n'taient pas capables de les maintenir, les chambres de commerce et les prsidents des banques, les aubergistes et les propritaires campagnards se ligueraient, bouillants

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Hobby : occupation favorite, violon d'Ingres. Babbitt est l'affreux petit-bourgeois amricain dpeint par le romancier amricain Sinclair LEWIS dans le roman qui porte ce titre. (N. d. T.)

d'ardeur, pour les soutenir.24 Aujourd'hui, de tels rapports rciproques, aussi bien d'ailleurs que l'htrognit de la vrit et de la religion, sont choses admises sans discussion. Trs tt, l'enfant apprend tre beau joueur : il pourra continuer son rle d'enfant naf, tout en faisant montre d'une perspicacit beaucoup plus aiguises ds qu'il se retrouvera en la seule compagnie des autres enfants. Cette espce de pluralisme qui, pour tous les principes idaux, dmocratiques ou religieux, rsulte de l'ducation moderne, et plus particulirement du fait que malgr leur sens universel, ces mmes principes sont strictement rattachs des circonstances spcifiques, contribue donner un caractre schizophrnique la vie moderne. Une uvre d'art aspirait aspirait jadis dire au monde ce qu'il est, formuler un jugement dfinitif. Aujourd'hui, elle est compltement neutralise. Prenez, par exemple, la Symphonie Hroque de Beethoven : l'homme moyen d'aujourd'hui qui va au concert est incapable de saisir par exprience le sens objectif de cette symphonie. Il l'coute comme si elle avait t crite pour illustrer les remarques du commentateur du programme. Tout cela est crit en noir et blanc la tension entre le postulat moral et la ralit sociale le fait que par contraste avec la situation en France, la vie spirituelle en Allemagne ne pouvait pas s'exprimer politiquement mais devait chercher une autre issue dans le domaine de l'art et de la musique. Cette composition a t rifie. On en a fait une pice de muse, et de son excution une occupation pour heures de loisirs, un vnement, l'occasion de prouesses pour vedettes de l'instrument, ou encore de runions mondaines auxquelles on doit assister si l'on appartient un certain groupe. Mais, du rapport vivant l'uvre en question, de la comprhension spontane et directe de sa fonction en tant qu'expression, de l'exprience de sa totalit en tant qu'image de ce qui fut jadis appel vrit, rien ne demeure. Cette rification est typique de la subjectivisation et de la formalisation de la raison. Elle transforme les uvres d'art en marchandises culturelles et leur consommation en une srie d'motions fortuites, spares de nos intentions et aspirations relles. L'art est dsormais coup de la vrit tout comme la politique ou la religion. La rification est un processus que l'on peut faire remonter aux commencements de la socit organise et de l'usage des outils. Cependant, la transformation de tous les produits de l'activit humaine en marchandises s'accomplit seulement avec l'apparition de la socit industrielle. Les fonctions autrefois remplies par la raison objective, par la religion autoritaire ou par la mtaphysique ont t reprises par les mcanismes rifiants de l'appareil conomique anonyme. Le prix pay sur le march dtermine la valeur d'une marchandise la vente et par voie de consquence la productivit d'un type spcifique de travail. Les activits sont condamnes comme dpourvues de sens ou superflues, comme des formes du luxe, moins qu'elles ne soient utiles ou qu'elles ne contribuent, en priode de guerre par exemple, maintenir et sauvegarder les conditions gnrales dans lesquelles l'industrie peut prosprer. Le travail productif, manuel ou intellectuel, est devenu respectable, et mme la seule manire acceptable de passer sa vie. Et toute occupation, toute vise d'un but quelconque qui, en fin de compte, produit un revenu, est appel productive. Les grands thoriciens de la socit de la middle class, Machiavel, Hobbes et autres, traitaient de parasites les seigneurs fodaux et les ecclsiastiques du Moyen ge, parce que leur mode de vie dpendait de la production mais n'y contribuait pas directement. Clerg et aristocratie taient censs consacrer leur vie respectivement Dieu ou la chevalerie ou des aventures d'amour. Ils craient simplement, partir de leur existence et de leurs activits, des symboles admirs et chris par les masses. Machiavel et ses disciples reconnurent que les temps avaient chang et montrrent quel point taient illusoires les valeurs des choses auxquelles les matres d'un autre ge avaient consacr leur temps. Et Machiavel a fait souche jusqu' Veblen et sa doctrine. Aujourd'hui le luxe n'est point cart, du moins par les producteurs d'articles de luxe. Pourtant ce n'est pas dans sa propre existence qu'il trouve sa justification, mais dans les facilits qu'il cre pour le commerce et l'industrie. Les produits de luxe sont ou bien adopts par les masses comme produits de premire ncessit, ou considrs comme 24The Complete Works of Ralph Walclo Emerson, Centenary Edition, Boston and New York, 1903, vol. I, p. 321.

moyens de relaxation. Rien et pas mme le bien-tre matriel, qui est cens avoir remplac le salut de l'me en tant que but le plus lev de l'homme, n'est valable en soi et pour soi, aucun but proprement dit n'est meilleur qu'un autre. La pense moderne a tent de constituer une philosophie partir de cette vue des choses, telle qu'elle apparat dans le pragmatisme25. Le noyau de cette philosophie tient dans y,t\ i l'opinion selon laquelle une ide, un concept ou une thorie ne sont rien qu'un projet ou un plan d' action et la vrit, par consquent, rien d'autre que le degr de russite d'une ide. Dans une analyse de Pragmatism de William James, John Dewey commente les concepts de vrit et de sens et, citant James, il dclare Les ides vraies nous conduisent dans des secteurs verbaux et conceptuels utiles et non moins directement des conclusions senses et utiles. Elles mnent la cohrence, la stabilit et la multiplication des rapports rciproques. Une ide, explique encore Dewey, est une traite tire sur les choses existantes et l'intention d'agir, pour agencer celles-ci d'une certaine manire. D'o il suit que si la traite est honore, si les existants procdant des actions se recomposent ou se rajustent la manire prvue par l'ide, l'ide est vraie. 26 N'tait le fait que le fondateur de l'cole, Charles S. Peirce, nous ait dit qu'il avait appris la philosophie chez Kant27 , on serait tent de dnier toute ascendance philosophique une doctrine qui avance, non pas que nos prvisions sont exactes et nos actions russies parce que nos ides sont vraies, mais plutt que nos ides sont vraies parce que nos prvisions sont exactes et nos actions russies. Mais en fait ce serait commettre une injustice envers Kant que de le rendre responsable de cette postrit. Il avait fait dpendre la connaissance scientifique des fonctions transcendantales et non pas empiriques, il ne liquidait pas la vrit en l'identifiant aux actions pratiques de vrification, non plus qu'en enseignant que le sens et l'effet sont identiques. Il essaya, en fin de compte, d'tablir la validit absolue de certaines ides per se, pour elles-mmes. L'trcissement pragmatiste du champ d'apprhension rduit le sens de toute ide celui d'un plan ou d'une traite. Ds ses origines le pragmatisme a justifi implicitement la substitution courante de la logique de la probabilit la logique de la vrit, chose qui, depuis, s'est trs largement rpandue. En effet, si un concept ou une ide n'a de sens qu'en vertu de ses consquences, tout nonc exprime une prvision avec un degr plus ou moins lev de probabilit. Dans des noncs relatifs au pass, les vnements prvus rsident dans le processus de confirmation, dans la production de tmoignages provenant de tmoins humains ou de toute espce de documents. La diffrence entre la confirmation d'un jugement par les faits qu'il prdit et par les stades d'enqute qu'il peut ncessiter, est noye dans le concept de vrification. La dimension du pass absorbe par celle du futur, est expulse de la logique la connaissance , dit encore Dewey28 , est toujours une question de l'usage que l'on fait d'vnements naturels expriments, usage dans lequel les choses donnes sont traites comme indications de ce qui sera expriment dans des conditions diffrentes29 . Pour ce type de philosophie, la prdiction est l'essence, non seulement de la supputation, mais de toute pense en tant que telle. Elle ne diffrencie pas suffisamment entre les jugements qui expriment de fait un pronostic, par exemple demain il 25Le pragmatisme a fait l'objet de nombreux examens critiques par des coles de penses modernes, par exemple du point de vue du volontarisme par Hugo MUNSTERBERG dans sa Philosophie der Werte, Leipzig, 1921 ; du point de vue de la phnomnologie objective dans l'tude trs fouille de Max SCHELER, Erkenntnis und Arbeit dans Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig, 1926 (voir plus particulirement les p. 259-324) ; du point de vue de la philosophie dialectique par Max HORKHEIMER dans Der Neueste Angriff auf die Metaphysik , Zeitschrift fur Sozialforschung, 1937, vol. VI, p. 4-53 et dans Traditionnelle und Kritische Theorie , ibid., p. 245- 94. Les remarques de notre texte ne sont l que pour dcrire le rle du pragmatisme dans le processus de subjectivisation de la raison. 26 Essays in Experimental Logic, Chicago, 1916, p. 310 et 317. 27 Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge, Mass., 1931, vol. V, p. 974. 28 A Recovery of Philosophy , dans Creative Intelligence. Essays in the Praginatic Attitude, New York, 1917, p. 47. 29 Je dirais, du moins dans des conditions identiques ou similaires. (M. H. )

pleuvra et ceux que l'on peut seulement vrifier aprs qu'ils aient t formuls, chose qui est naturellement vraie de tout jugement. Car le sens prsent et la vrification future d'une proposition ne sont pas une mme chose. Le jugement selon lequel un homme est malade, ou l'humanit l'agonie, n'est pas un pronostic, mme s'il peut tre vrifi par un processus conscutif sa formulation. Il n'est pas pragmatique, mme s'il peut occasionner une gurison. Le pragmatisme est le reflet d'une socit qui n'a plus de temps pour se souvenir et mditer. Le monde est las du pass Oh, s'il pouvait enfin mourir ou se reposer. Comme la science, la philosophie mme devient non point une tude contemplative de l'existence ou une analyse de ce qui est pass et fini, mais une vision des possibilits futures, compte tenu du fait qu'il s'agit d'obtenir le meilleur et d'carter le pire30 . La probabilit ou mieux encore la calculabilit, remplace la vrit. Et le processus historique qui, dans la socit, tend faire de la vrit une phrase creuse, reoit pour ainsi dire la bndiction du pragmatisme qui en fait une phrase creuse en philosophie. Dewey explique ce qui, selon James, constitue la signification d'un objet, le sens qui devrait tre contenu dans son concept ou sa dfinition. Pour que nos penses relatives un objet parviennent alors une clart parfaite, il nous suffit seulement de considrer quels effets concevables de nature pratique peut impliquer cet objet, quelles sensations, provenant de lui, nous pouvons nous attendre et quelles ractions il nous faut prparer. Ou plus brivement encore, et selon les termes de Wilhelm Ostwald, toutes les ralits influent sur notre pratique et cette influence est leur sens pour nous . Dewey ne voit pas comment quelqu'un pourrait douter de la porte de cette thorie ou... l'accuser de subjectivisme ou d'idalisme puisque l'objet et son pouvoir de produire des effets sont prsupposs.31 Cependant, le subjectivisme de cette cole tient au rle que nos pratiques, actions et intrts jouent dans sa thorie de la connaissance et non pas son acceptation d'une doctrine phnomnaliste 32. Si les jugements vrais sur les objets, et par consquent le concept mme d'objet, ne reposent que sur les effets produits sur l'action du sujet, il est difficile de comprendre quel sens pourrait bien tre encore attribu au concept d'objet. Selon le pragmatisme, la vrit n'est pas dsirable pour elle-mme, mais dans la mesure o elle fonctionne mieux, o elle nous conduit quelque chose qui est tranger , ou du moins diffrent de, la vrit mme. Lorsque James se plaignait que les critiques du pragmatisme tiennent pour evident qu'aucun pragmatiste ne peut s'ouvrir a un intrt thorique authentique33 , il avait certainement raison de souligner l'existence psychologique d'un tel intrt chez les pragmatistes. Mais si l'on suit son propre conseil, prendre l'esprit plutt que la lettre34 , il apparat coup sr que le pragmatisme, comme la technocratie, a contribu grandement au dcri fort en vogue dans lequel est tombe cette contemplation immobile , qui fut jadis l'aspiration la plus leve de l'homme. Toute ide de vrit et mme toute totalit dialectique de pense produite dans un esprit vivant pourrait tre appele contemplation immobile35 , dans la mesure o elle est poursuivie pour elle-mme au lieu d'tre un moyen de cohrence, stabilit et multiplication des rapports rciproques . Les attaques contre la contemplation et les louanges de l'artisan expriment le triomphe des moyens sur la fin. 30 31 32Ibid., p. 53. Ibid., p. 308-309. Le positivisme et le pragmatisme identifient la philosophie au scientisme. Pour cette raison le pragmatisme, dans le prsent contexte, est considr comme une expression authentique de l'approche positiviste. Les deux philosophies diffrent seulement en ceci que le positivisme antrieur professait le nominalisme, c'est--dire l'ida