Brunschvicg Raison Et Religion

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La raison et la religion.

Lon Brunschvicg La raison et la religion32

Lon BRUNSCHVICG Membre de lInstitut(1869-1944)

(1939)

La raison et la religion

Presses universitaires de France, Paris, 1964.

Un document produit en version numrique conjointementpar Rjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bnvoles.Courriels: [email protected] et [email protected].

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Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec, et Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris.

Correction: Rjeanne Brunet-ToussaintRelecture et mise en page: Jean-Marc SimonetCourriels: [email protected] et [email protected] partir du livre de Lon Brunschvicg (1869-1944), Philosophe franais, Membre de lInstitut,

La raison et la religion (premire dition:1939),Paris: Les Presses universitaires de France, 1964, 205 pp. Collection: Bibliothque de philosophie contemporaine.Polices de caractres utilises:Pour le texte: Verdana, 12 points. Pour les notes: Verdana, 10 points.dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter), 8.5 x 11)dition numrique ralise le 9 janvier 2009 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

TABLE DES MATIRES

Introduction

PREMIRE PARTIELES OPPOSITIONS FONDAMENTALES

Chapitre I. Moi vital ou moi spirituel

Chapitre II. Monde Imaginaire ou monde vritable

Chapitre III. Dieu humain ou Dieu divin

SECONDE PARTIELES DISGRCES DE LCLECTISME

Chapitre IV. Priode platonicienne

Chapitre V. Priode augustinienne

Chapitre VI. Priode leibnizienne

A) Lidalisme germanique

B) Le positivisme franais

C) Lvolutionnisme anglo-saxon

D) Lexprience biranienne

Conclusion

Index des noms

Table des matiresINTRODUCTION

I. Le prsent ouvrage a son point de dpart dans une communication qui mavait t demande pour le Congrs international de Philosophie, tenu Prague en septembre 1934. Jy avais prsent cette thse qu la raison vraie, telle quelle se rvle par le progrs de la connaissance scientifique, il appartient de parvenir jusqu la religion vraie, telle quelle se prsente la rflexion du philosophe, cest--dire comme une fonction de lesprit se dveloppant selon les normes capables de garantir lunit et lintgrit de la conscience. Par religion (disait Jules Lachelier au cours dun dialogue mmorable o il se confrontait mile Durkheim) je nentends pas les pratiques religieuses ou les croyances particulires, qui trop videmment varient dun tat social un autre. Mais la vraie religion est bien incapable de natre daucun rapprochement social; car il y a en elle une ngation fondamentale de tout donn extrieur et par l un arrachement au groupe, autant qu la nature. Lme religieuse se cherche et se trouve hors du groupe social, loin de lui et souvent contre lui.... Ltat de conscience qui seul peut, selon moi, tre proprement appel religieux, cest ltat dun esprit qui se veut et se sent suprieur toute ralit sensible, qui sefforce librement vers un idal de puret et de spiritualit absolues, radicalement htrogne tout ce qui, en lui, vient de la nature et constitue sa nature (ibid., p. 166).

En reprenant ltude esquisse Prague, je saisis loccasion de relever un malentendu auquel elle a donn lieu et que jai cur de dissiper. Le P. Charles Boyer, qui avait bien voulu de trs bonne grce exprimer quelques rserves au cours de la discussion, me permettra de citer ici son article intitul: La Religion du Verbe, Apostille une communication de M. Brunschvicg (Revue de Philosophie, mai-juin 1935): M. Brunschvicg prend forcment position contre le christianisme, ou, pour viter toute quivoque, P002 contre le catholicisme, parce quil condamne, au nom de la philosophie, toute religion positive. Et le P. Charles Boyer prcise en note: Nous ne parlons pas de lintention de lauteur, mais du contenu rel et de la porte logique et ncessaire de son crit (p. 194). Ce qui amne le P. Charles Boyer conclure: La lumire qui claire tout homme venant en ce monde doit exister en elle-mme sans dpendre des reflets quelle allume. Pour avoir voulu donner lhomme une grandeur usurpe, lidalisme aboutit au pessimisme et la dsesprance; et quand il parle de la religion du Verbe il ne peut que jouer avec des mots sublimes dont il fait disparatre le contenu (p. 201).

Sil sagissait ici de polmiquer, il semble que la rponse serait assez facile: nest-ce pas une attention sincre et srieuse la signification intrinsque du Verbe, qui oblige, par une voie logique et ncessaire, le dlivrer de ses liens de chair, renoncer le privilge, videmment injustifi, certainement usurp par notre espce, dune figuration humaine, trop humaine, retrouver enfin luniversalit absolue de la lumire naturelle? Se met-on rellement en dehors du christianisme, et du catholicisme mme, parce quon ne se rsigne pas en faire une religion ferme sur la lettre de son symbole, parce que, suivant linterprtation profonde quen donnait un Spinoza, on considre quelle a pour raison dtre de souvrir llan infini dune spiritualit pure?

Le malentendu auquel nous venons de faire allusion est rendu plus douloureux encore par les sentiments fraternels dont il saccompagne. Des amis catholiques, des prtres, mont confi quils priaient pour moi; ils ajoutaient dlicatement quils avaient presque sen excuser, supposant que je regardais ce mouvement de charit comme un reste de superstition. Il a fallu que je les dtrompe; le mot ne me vient jamais lesprit, mme quand je ne fais que discuter avec moi-mme. Mais comment lamour rpondrait-il lamour si nous cdions la tentation prsomptueuse de prjuger, pour une conscience qui nest pas la ntre, du tableau de rpartition des valeurs religieuses, alors que le devoir strict est de nous borner dclarer exactement le chemin que nous nous sommes efforc de nous clairer nous-mme et de dcouvrir avant que nous soyons en tat de le suivre? Le philosophe qui nest que philosophe reprendra en toute sincrit de cur la parole simple et noble que Renouvier adressait Louis Mnard: Nos dissidences ntent rien ma sympathie; nous cherchons la vrit.

P003 Ce que nous aurons, pour notre propre compte, retenir de la question souleve par notre contradicteur, cest que son problme est aussi notre problme. Nous entendons Pascal lorsquil nous crie: Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbcile... coutez Dieu. Quel Dieu, et dans quelle langue? Si nous avons accept lhypothse que religion signifie religion positive, il ne nous est plus accord de nous refuser au spectacle de lhistoire:

Plusieurs religions semblables la ntre,

Toutes escaladant le ciel...

El par leur multiplicit se condamnant toutes demeurer dchues de leur esprance, sauf une sans doute, une peut-tre et laquelle?

Lorsquon prend la peine denvisager la foi religieuse sous les aspects infiniment divers quelle a prsents au cours des sicles, on devra, comme le fait M. Henri Delacroix, conclure la puissance cratrice de la foi, mais foi cratrice dune psychologie et dune sociologie, nullement dune ontologie et dune thologie. La parole est impuissante garantir la parole. Et cest Pascal lui-mme qui nous en avertit: Tant sen faut que davoir ou-dire une chose soit la rgle de votre crance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en tat comme si jamais vous ne laviez ou.

En vain le fidle rve de navoir qu sincliner devant une autorit quil proclamerait infaillible pour dfinir les limites hors desquelles la pense naura plus le droit de sexercer. La tentation se retourne contre elle-mme; et, l encore, cest Pascal que nous en appelons: Il y en a qui nont pas le pouvoir de sempcher ainsi de songer, et qui songent dautant plus quon leur dfend. Ceux-l se dfont des fausses religions, et de la vraie mme, sils ne trouvent des discours solides (f 41; fr. 259). Fnelon, si dur lgard de ceux qui passaient pour Jansnistes, nen signale pas moins au prtendant Jacques III, dans des termes qui rejoignent curieusement lesprit du Tractatus Theologico-Politicus, ce quil y a dodieux et de ridicule dans la prtention de lintolrance: Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement de la libert du cur. Cest donc du point de vue qui leur est intrieur que le problme de la vrit du christianisme, et particulirement du catholicisme, se trouvera pos devant la conscience humaine, impuissante en quelque P004 sorte se dessaisir de son autonomie, tenue porter un jugement objectif sur les religions positives daprs les critres quelles-mmes auront revendiqus.

II. Le contenu rel que le christianisme propose lexamen de la raison humaine est fourni par les critures, inspires de Dieu lui-mme. Or comment apparat le christianisme, rapport son axe interne de rfrence, plac en face de sa propre rvlation? Toul rcemment, la rponse venait nous du haut de la chaire de Notre-Dame Paris: Choisissez un groupe de croyants trs sincres, trs ardents; mettez entre leurs mains nimporte lequel de nos vangiles, et attendez! A chance plus ou moins longue, vu les illusions auxquelles nous sommes sujets, surtout lorsquil sagit des mystres de lAu-del et de la discipline des murs, cet vangile do devait jaillir la vie produira... oh! piti! exactement ce que nous avons sous les yeux: des sectes, contre-sectes, sous-sectes de toute nuance et de toute dnomination, se querellant les unes les autres, discrditant le Christ lui-mme (comme la multitude des dilutions, imitations et contrefaons pharmaceutiques induit tenir jusquaux mdecins les plus dignes destime et de confiance, pour des charlatans), sectes, contre-sectes et sous-sectes empchant en tout cas les paroles divines de produire ce quelles produiraient infailliblement, si leur sens authentique tait respect: la rgnration de lhumanit, lordre et la paix! Ah! Messieurs (poursuit le R. P. Pinard de La Boullaye), ne me forcez pas appuyer sur des plaies saignantes! Toute vrit nest pas bonne dire, quand elle veille chez tels et tels auditeurs une douleur trop vire.

Avant donc que lon aborde la querelle des Testaments, examins dans leur contexture interne, une question pralable est ainsi pose: comment peut-il se faire que des paroles, pour lesquelles on a commenc de rclamer la prvalence exceptionnelle dune origine transcendante, demeurent incapables de satisfaire la plus humble des exigences humaines, la simplicit franche dune expression sans quivoque et sans arrire-pense? Comment expliquer cette sorte de fatalit, ce refus de Providence, qui du Dieu vritablement cach dIsae se transmettent au Dieu que lIncarnation de Jsus aurait cependant d rendre videmment sensible?

Du point de vue catholique la rponse est assure. Si lapologiste a reconnu, aisment et crment, qu elle seule, hlas! lcriture ne peut amener dautre rsultat certain que celui-ci: la dsunion, P005 cest quil se rserve, le moment venu, de faire surgir de laveu provisoire de dfaite un chant de victoire. Le recours lglise, son glise, ne devient-il pas dautant plus ncessaire que les scrupules de la critique exgtique et le progrs de lhistoire compare des religions auront jet dans un abme dobscurits et de contradictions les pages mmes qui auraient d prsenter aux fidles la transparence dune clart toute divine?

Or, quil soit spar du problme de lcriture, ou quil en dpende malgr tout, les conditions dans lesquelles se pose dans lhistoire le problme de lglise le rendent peine moins complexe et moins inextricable. Bossuet aimait citer, pour sy appuyer, la dclaration formelle de saint Augustin: Je ne croirais pas, pour ma part, lautorit de lvangile si ne my portait lautorit de lglise catholique. Et, en effet, par la nature de son gnie comme par les circonstances de sa carrire, Bossuet a t amen souligner le rle primordial qui revient lglise dans linstitution chrtienne: Lhrtique est celui qui a une opinion; et cest ce que le mot mme signifie. Quest-ce dire: avoir une opinion? Cest suivre sa propre pense et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique, cest--dire quil est universel; et sans avoir de sentiment particulier il suit sans hsiter celui de lglise.

Le ton est premptoire. Seulement, ds que lon essaie de sinstruire plus avant lcole du mme Bossuet, les hsitations et les scrupules vont se multiplier. Cest de lui que nous lapprenons: la notion dglise nest pas dorigine chrtienne. Il convient dentendre par l, selon lusage reu par les juifs, la socit visible du peuple de Dieu. Les chrtiens ont pris ce mot des juifs, et ils lui ont conserv la mme signification. Bien plus, quand il sagit de dfinir le point capital, de formuler la rgle du discernement, ce nest pas son vangile, cest la Bible juive, que Bossuet se rfre expressment. Sans sortir de notre maison, nos parents mmes nous montreront cette glise: Interrogez votre pre, et il vous le dira; demandez vos anctres, et ils vous lannonceront (Deut., XXXII, 7).

Lempereur Julien a t surnomm lApostat pour tre revenu au paganisme de ses aeux. Et cependant, suivre strictement P006 la norme propose par Bossuet, il devrait apparatre moins coupable que lAptre dsertant la loi ancienne pour adhrer la loi nouvelle. Du moment que priorit veut dire aussi primaut, que lon se croit par l fond soutenir que le protestantisme est une hrsie chrtienne et non un christianisme rform, nest-on pas conduit invitablement faire du christianisme une hrsie juive plutt quun judasme rform? Cest bien ce qui cause Bossuet, durant le cours de cette confrence quil eut en 1678 avec le ministre Claude en vue de la conversion de Mlle de Duras, le malaise dun embarras constant, dun quilibre instable. Naurait-il pas suffi que le ministre calviniste remontt jusquau principe pour que lon vt scrouler ldifice de la dmonstration, la mthode mme qui tait destine faire la preuve? Mais, proccups dun rsultat pratique, les deux interlocuteurs senferment par une sorte daccord tacite dans les limites du Nouveau Testament. Claude se contente de citer les Grecs, les Armniens, les thiopiens; il nen nonce pas moins la rserve dcisive: Chacun de nous a reu lcriture sainte de lglise o il a t baptis: chacun croit la vraie glise nonce dans le symbole; et dans les commencements on nen connat pas mme dautre. Que si, comme nous avons reu sans examiner lcriture sainte de la main de cette glise o nous sommes, il nous en faut aussi, comme vous dites, recevoir laveugle toutes les interprtations: cest un argument pour conclure que chacun doit rester comme il est et que toute religion est bonne.

Bossuet comprend, rien ne lui fait honneur comme la franchise de son tmoignage: Ctait en vrit ce qui se pouvait objecter de plus fort; et, quoique la solution de ce doute me part claire, jtais en peine comment la rendre claire ceux qui mcoutaient. Je ne parlais quen tremblant, voyant quil sagissait du salut dune me; et je priais Dieu, qui me faisait voir si clairement la vrit, quil me donnt des paroles pour la mettre dans tout son jour; car javais affaire un homme qui coutait patiemment, qui parlait avec nettet et avec force, et qui enfin poussait les difficults aux dernires prcisions.

Engage de cette faon, et tant quelle demeure sur un terrain pacifique, opposant raison interne raison interne, la controverse sera ncessairement sans issue. Lglise chrtienne na pu obtenir de son dieu, averti pourtant du sort qui attend la maison divise contre elle-mme, que lunit soit maintenue, mme en apparence. La seule perptuit que lEurope ait connue et quelle connaisse encore, cest celle des haines intestines, des passions sanglantes, qui P007 dshonorent et disqualifient. Et cest ce que va illustrer tragiquement lexemple de Bossuet lui-mme. Lheure de la dtente cordiale, de la charit sincre, est bientt oublie. Lappel au bras sculier lui apparatra comme la ressource lgitime dune orthodoxie en face dune orthodoxie rivale. Ldit de Nantes est rvoqu. Tandis que Claude va mourir en exil, Bossuet prend prtexte de lOraison funbre de Michel Le Tellier pour lapothose du souverain qui a fait expier aux protestants de son royaume les pchs dune jeunesse trop galante. Nos pres navaient pas vu, comme nous, une hrsie invtre tombe tout coup, les troupeaux gars revenir en foule, et nos glises trop troites pour les recevoir; leurs faux pasteurs les abandonner, sans mme en attendre lordre et heureux davoir leur allguer leur bannissement pour excuse; tout calme dans un si grand mouvement, lunivers tonn de voir dans un vnement si nouveau la marque la plus assure, comme le plus bel usage, de lautorit; et le mrite du prince plus reconnu et plus rvr que son autorit mme. Touchs de tant de merveilles, panchons nos curs sur la pit de Louis; poussons jusquau ciel nos acclamations.

De telles paroles sont explicables sans doute par lhistoire, puisquelles font cho lexcution sauvage dun Michel Servet dans la Genve de Calvin, dun Thomas More dans lAngleterre dHenri VIII. Tout de mme, devant le juge impartial aux yeux de qui tout martyr de sa foi est galement sanctifi, cest le reniement direct de la douceur de lvangile, une offense sensible lme de Jsus et qui tournerait en justification inconsciente et involontaire de ses bourreaux. Il convient seulement de rappeler quici encore le langage et le cur de Fnelon contrastent avec le langage et le cur de Bossuet: La force ne peut jamais persuader les hommes; elle ne fait que des hypocrites.

III. Le problme que pose, en droit, la pluralit inluctable des interprtations de lcriture ne saurait donc tre considr comme rsolu, en fait, par le recours lunit de lglise, telle que Bossuet lentendait daprs saint Augustin. Lesprance est ailleurs. Dans lt de 1937, ce ne sont pas moins de cent vingt communions chrtiennes qui ont tenu leurs assises cumniques Oxford puis dimbourg. Des reprsentants de toutes races, de tous peuples, de toutes langues, ont examin en commun, dune part, les rapports de lglise avec la Nation et ltat, dautre part, les problmes de la grce, de la parole divine et de la tradition, du ministre dans P008 lglise et des sacrements. La participation active du catholicisme romain a fait dfaut, mais non les tmoignages dintrt et de sympathie.

Il nest gure dvnement plus heureux une poque o dans tant de grands pays Csar se souvient quil tait autrefois summus pontifex aussi bien quimperator, o, tandis que linfaillibilit papale a entran en France dans le dbut du XXe sicle la condamnation de mouvements sociaux comme le Sillon, de tendances thologiques comme le modernisme, on assiste ailleurs la violence inattendue des troubles suscits, aux tats-Unis par le trop fameux procs du singe, en Angleterre par la rvision du prayers book, en Grce par la mise au point du calendrier, en Yougoslavie par un projet de concordat avec Rome. Dirai-je un mot de plus? la sparation et linimiti des glises qui se rclament dun mme Christ sont dautant plus amrement ressenties quon est soi-mme plus tranger au particularisme des symboles et des rites par lequel sest si souvent exaspre la concurrence des confessions voisines. Lapparence dabsolu que chaque groupe de croyants confre sa profession de foi et quil soutient avec pret, nest-elle pas le signe le plus certain de sa relativit?

De ce point de vue il apparatra singulirement touchant que les glises chrtiennes donnent lexemple dune sorte de Socit des Religions, o soit consacr dfinitivement et mis en pratique le principe de la libert de conscience. Mais, si la considration de lavenir est lessentiel de notre problme, nous ne pouvons pas en demeurer l. Vrit, cest unit. Il ne suffit pas dassurer le statut juridique de la personne et quil soit permis chacun de rester, suivant le mot de Descartes o lon a vainement voulu voir un soupon dironie, fidle la religion de sa nourrice. Ladage renouvel des Anciens qui a conjur pour un temps les ravages des guerres de religion: Cujus regio, ejus religio, est dallure sceptique autant que dallure pacifique. Plaisante religion, faudrait-il dire dans le style de Pascal, quune rivire borne, quun iota dlimite.

P009 Mais cest ici que Descartes intervient pour se rpondre lui-mme. Le Discours de la mthode, qui marque dans lhistoire de lesprit humain la ligne de partage des temps, est un trait de la seconde naissance, non plus du tout le rite de passage, la crmonie dinitiation, qui voue lenfant lidole de la tribu, mais bien leffort viril qui larrache au prjug des reprsentations collectives, la tyrannie des apparences immdiates, qui lui ouvre laccs dune vrit susceptible de se dvelopper sous le double contrle de la raison et de lexprience. Or, comment demeurer scrupuleusement et sincrement fidle au service unique de la vrit si lon a davance entrav sa destine par un engagement qui lie lavenir au pass, cest--dire qui dtruit lavenir en tant quavenir? Aussi bien Descartes en a eu le sentiment clair et distinct lorsquil dclare mettre entre les excs toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa libert. Non que je dsapprouvasse les lois qui, pour remdier linconstance des esprits faibles, permettent, lorsquon a quelque bon dessein, ou mme, pour la sret du commerce, quelque dessein qui nest quindiffrent, quon fasse des vux ou des contrats qui obligent y persvrer; mais, cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurt toujours en mme tat, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, jeusse pens commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que japprouvais alors quelque chose, je me fusse oblig de la prendre pour bonne encore aprs, lorsquelle aurait peut-tre cess de ltre, ou que jaurais cess de lestimer telle. Et sur ce point capital il est remarquable que Pascal rejoigne Descartes: Cest le consentement de vous vous-mme, et la voix constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire (f 273, fr. 260).

Le but de cette Introduction serait atteint si le lecteur se laissait convaincre quil ny a pas de fidlit en soi qui permette de confrer ladjectif fidle, comme aux pithtes contraires incroyant ou incrdule, labsolu dun substantif. Une chose est la fidlit notre pass denfant, lengagement qui nous a t soit impos soit propos suivant lge du baptme ou de la communion; autre chose est la fidlit au verdict de notre conscience dans le seul engagement la recherche de la vrit, la continuit de leffort spirituel.

De cette contrarit entre courants de pense qui correspondent des inclinations diffrentes de lme, lexemple le plus caractristique est fourni par Descartes lui-mme. Toute sa carrire dcrivain a t P010 traverse par la nouvelle de la condamnation absurde que le Saint-Office pronona contre Galile. Et en effet, au moment de publier son Trait du Monde, il dclare y avoir renonc, ayant appris quune certaine opinion physique avait t dsapprouve par quelques personnes qui je dfre et dont lautorit ne peut gure moins sur mes actions que ma propre raison sur mes penses.

Serait-il possible de chercher gnraliser une telle altitude, dcouvrir le biais, selon lexpression favorite de Descartes, qui permettrait de concilier, sincrement ou prudemment, les deux fidlits? ou faudra-t-il reconnatre que ncessairement on est infidle lune, la fidlit de naissance, dans la mesure o on sera rsolument fidle lautre, la fidlit desprit? et de quel prix devra-t-on payer cette dcouverte, de quel dchirement intrieur saccompagnera la rupture avec le moi social pour le progrs du moi vritable? La question est au centre de notre tude et nous navons pas en prjuger le rsultat. Du moins, que ce mme mot de fidlit puisse convenir deux attitudes inverses, on serait tent de dire deux vertus inverses, cela implique de part et dautre plus quun devoir de simple tolrance, plus quune sympathie indulgente, un fond solide destime et de tendresse qui doit carter mprises et mpris.

El il y a intrt le remarquer ds maintenant: ce renversement de perspectives, qui transporte du plan de linstitution au plan de la conscience lide mme de la rgnration et du salut, qui met en regard le Dieu de la tradition et le Dieu de la rflexion, Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, comme dira Pascal, et Dieu des Philosophes et des Savants, est prpar de loin dans lhistoire religieuse de lOccident. Il suffit de rappeler louverture large des thologies orthodoxes dAlexandrie sur la mtaphysique platonicienne, pour nous convaincre que le christianisme, pas plus que le judasme, ne sest senti tranger laspiration idaliste telle quelle se manifestait dans le monde hellnique. Et le mme clectisme, qui inspirait les symboles de la foi suivant lenseignement des Pres et les dcisions des Conciles, a prsid lordonnance du culte. La seule religion chrtienne (crit Pascal) est proportionne tous, tant mle dextrieur et dintrieur; ce quen effet Henri Delacroix, dun point de vue tout objectif, souligne: Dans la doctrine et dans la pratique catholiques des sacrements, le spiritualisme le plus lev se rencontre avec le matrialisme le plus prcis. Dun maximum P011 lautre et pour remplir, suivant lexpression pascalienne, lentre-deux, on conoit comment se sont introduites une infinit de manires doprer le dosage entre la foi et la raison, entre la lettre et lesprit. De gradation en gradation, ou de dgradation en dgradation, selon le sens que lon adoptera, il arrive que lon franchisse insensiblement les bornes quune orthodoxie avait cru prescrire, au risque dveiller les soupons mutuels qui sous couleur dhrsie ont empoisonn la vie chrtienne, qui ont rendu vaine la promesse de lunit sainte dans la paix et la charit. Le schisme vritable atteindra lglise qui condamne et non pas celle quon exclut.

Pour parer au danger des sparations mortelles, la tentation sera forte de chercher ce quil y a de commun aux confessions diverses, en se repliant sur une ide gnrique qui effacerait les diffrences comme les nuances disparaissent dans labstraction de la couleur. Le point de runion serait alors fix la limite infrieure, vers ce quaprs les distes anglais, Voltaire et Rousseau ont appel la religion naturelle. Mais il est trop vident qualors on na plus entre les mains quune sorte de fantme. On retient le cadre des religions positives, en laissant chapper le tableau. Pour nous la religion rationnelle, qui doit tre religion dunit, sera tout fait aux antipodes, et cause de ceci dabord quil importe de dclarer au seuil dune tude sur les rapports de la raison et de la religion: La raison, telle quelle a pris conscience de soi par llaboration des mthodes scientifiques, na rien de commun avec une facult dabstraire et de gnraliser. Sa fonction est tout inverse; il sagit de coordonner les perspectives fragmentaires et en apparence divergentes que les sens nous apportent afin de parvenir la constitution de lunivers rel. Si donc la raison sattache la pluralit des cultes particuliers au-dedans ou en dehors du christianisme, cest en travaillant pour les porter au-dessus deux-mmes, en dnonant dlibrment le mlange dextrieur et dintrieur, en rompant, aussi nettement que possible, la solidarit du charnel et du spirituel. Quels quen soient lavantage politique, lintrt pdagogique et moral, cette mme rencontre, qui par le symbolisme des formules et des rites ennoblit et sublime les donnes de limagination, risque de corrompre une inspiration dont la puret se caractrise par le refus de faire encore une part ce qui ne serait quimagination ou symbole.

Sil en est ainsi, nous naurons aucun motif dadmettre, comme le P. Charles Boyer suppose que nous le pensons en quelque sorte P012 malgr nous, que la rsolution daller jusquau bout dans la voie de la spiritualit contredise le progrs de pense qui se dveloppe avec les prophtes de lAncien Testament et qui prpare lavnement du Nouveau. Pascal commentait pour Mlle de Roannez le mot de saint Paul: Jsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix (Math., X, 34). Et sans doute est-ce l une nigme dont il sera rserv au plus digne de dcouvrir la cl. Signifierait-elle la dissolution du lien social, et particulirement de la famille, suivant le texte dune nettet brutale que les Synoptiques nous ont conserv: Si quelquun vient moi, et quil ne hait pas son pre et sa mre et son pouse et ses fils et ses frres et ses surs, et en outre sa propre vie, il ne peut pas tre mon disciple? (Luc, XIV, 26.) On pourrait encore linterprter dans le sens dune opposition historique entre la Loi de la Bible et la Loi de lvangile, comme nous y invite le Sermon de la Montagne; du moins les rdacteurs des paroles de Jsus ont-ils introduit, dans ce qui devait tre lapologie dun amour sans ombre et sans restriction, des allusions, mprisantes et hors de place, aux scribes, aux pharisiens, aux paens. Mais, pour autant que le salut est en nous, il faut bien creuser plus avant, comprendre que le combat est un combat intrieur. Nous avons dpouiller le vieil homme, celui que notre enfance a hrit de linstinct naturel et de la tradition sociale et qui sest comme incorpor notre substance. Nous avons oprer la sparation radicale de limage illusoire et de lide vritable, des tnbres et de la lumire.

Sans doute, de cette sparation les mystiques ont-ils rv; mais il y aura lieu de nous demander si, faute dune discipline intellectuelle suffisamment stricte, ils ont fait autre chose que den rver, tandis que se rapprochaient effectivement du but les philosophes qui ont su traverser le mysticisme et ne pas sy arrter. Le rationalisme entirement spiritualis qui transparat chez Platon et qui se constitue dfinitivement avec Spinoza mrite dtre considr comme supra-mystique plutt que comme antimystique; cela suffit pour que, dun tel point de vue et devant une critique impartiale, svanouisse le soupon de la moindre hostilit lgard du christianisme. Henri Delacroix crivait excellemment dans une lettre du 3 dcembre 1910 labb Pacheu: Jai toujours postul que la vie mystique se dveloppait au sein de la religion catholique, quelle en tirait sa substance et ses motifs; et je nai rien dit qui impliqut une thorie particulire de la religion. Sans doute ma pense est que la religion sexplique humainement, comme la science ou lart; mais ma pense est aussi que les grandes uvres humaines sont pntres dun esprit et portes par un esprit qui dpasse chaque moment de lhumanit P013 pris part et quil y a ainsi dans lhumanit un mouvement qui la dpasse: ceci pourrait tre interprt de faon religieuse, mais ne se rattache dans ma pense aucune religion positive .

Table des matiresTable des matiresPREMIRE PARTIE

LES OPPOSITIONS FONDAMENTALES

Connais-tu bien lamour, toi qui parles daimer?

Corneille,

Limitation de Jsus-Christ, III, 5.

Table des matiresCHAPITRE PREMIER

MOI VITAL OU MOI SPIRITUELIV. Il nest gure contester que Dieu a commenc par tre imagin la ressemblance de lhomme; pas davantage on ne met en doute que lanthropomorphisme ait subsist dans la pense de nos contemporains, dissimul seulement par leuphmisme de lanalogie qui se laisse ployer tout sens. Nous sommes immdiatement amens la question dune porte capitale: lhomme attentif lide quil a de soi en tirera-t-il la substance de sa reprsentation du divin, ou au contraire aura-t-il la force de len retrancher pour comprendre Dieu en tant que Dieu? Et cette question son tour naura de forme prcise que si nous envisageons les diffrentes perspectives o lhomme sapparat. A travers lidentit trompeuse du vocabulaire les bases de la religion se transforment suivant le niveau de conscience o nous aurons port notre ide de nous-mme.

Le premier sentiment de notre moi que nous acqurons, ou plutt qui nous est inculqu, cest celui de la personne. La date de sa naissance a t trace sur les registres de ltat civil par un scribe indiffrent, comme y figurera la date de sa mort. Les deux vnements se produisent dans des conditions physiologiques qui sont semblables celles des animaux. Toute une partie de notre existence dailleurs, celle que nous avons mene pendant notre premire enfance, celle que nous continuons en gnral de mener pendant notre sommeil, semble nous tre commune avec eux. Et pendant la veille, lorsque nous rflchissons aux fins de notre action, aux mobiles de notre conduite, nous percevons le rle prdominant que ne cessent dy jouer les besoins organiques. Le dveloppement des facults crbrales, corrlatif la complication du comportement social, entrane seulement cette consquence que lactivit mise au service de ces besoins sera de plus en plus indirecte. Un systme de moyens artificiels se monte, qui semble sloigner du but prescrit par la nature pour P018 augmenter les chances dy parvenir. La technique, appuye sur lexprience quotidienne et transmise travers les gnrations, procure la matrise de la finalit sur le temps.

Ce progrs de la finalit, par la conscience croissante quil implique de lcart entre le point do part laction et le point o elle tend, ne peut pas ne pas saccompagner dune rflexion sur les conditions auxquelles paratra se rattacher soit le succs soit lchec de lentreprise; et cette rflexion suscite le jeu de la causalit. Nous avons voulu atteindre un but, et cette volont commande lemploi des moyens appropris. Quand il arrive que nous le manquons, nous sommes immdiatement persuads que cest parce quune volont sy est oppose, plus efficace que la ntre, mais du mme type quelle. Bien entendu, si nous cherchons traduire cet tat dme instinctif par un raisonnement, nous sommes obligs de reconnatre que ce raisonnement sera de toute vidence un sophisme. Nous croyions aller de leffet la cause; nous ne nous apercevions pas que nous avons implicitement considr que cet effet, en raison de lintrt que nous y prenons, devait tre compris, non en lui-mme, mais comme qualifi par rapport notre personne, illusion de vanit anthropocentrique, mensonge vital, qui ne se laissera pas facilement liminer. Nous connaissons tous des hommes qui se regardent comme de parfaits chrtiens, qui volontiers nous donneraient des leons de religion, et qui cependant manifestent par leur conduite et par leur langage quils ne font de place Dieu dans leur vie, quils nacceptent mme davouer son existence, que dans la mesure o ce Dieu lui-mme est touch par les sentiments quils professent, o il sattache et smeut aux vnements qui les concernent.

Cette faon de rabaisser et de rtrcir la divinit jusqu lhorizon mesquin de la personnalit humaine, tout trange quelle est en soi, nest nullement contre nature cependant. On serait plutt tent de dire que cest l ce quil faudrait appeler dans la juste signification du terme religion naturelle; et l aussi est le pril que les matres de la spiritualit ont eu cur de dnoncer, sans quil soit permis dassurer que, mme dans leurs propres glises, le bienfait de leur enseignement ait t durable, encore moins dfinitif. Si notre meilleure chance de salut est de voir tout fait clair en nous, il importera donc de mettre nu cette racine dintrt personnel qui est toujours la veille de disparatre de lme et qui sans cesse y renat malgr des vellits de sacrifice, malgr des promesses sincres mais faibles de renoncement et de mortification.

P019 Nous comprenons ds lors dans quel sens va tre dirige notre recherche. Cest videmment un prjug de prtendre quen remontant vers llmentaire et le primitif nous nous rapprochons dun fond permanent sur quoi nous devrions appuyer le redressement du sentiment religieux. Bien plutt, un effort mthodique est requis afin darracher la nuit de linconscience le rsidu de llmentaire et du primitif, afin den faire dcidment justice. Or, en travaillant pour dcouvrir le visage de cet ennemi invisible travers les artifices sculaires par lesquels lhomme sest dguis lui-mme son gosme radical, on saperoit que ces artifices portent en quelque sorte malgr eux tmoignage dune vocation de dsintressement. Ils prparent le mouvement de conversion par lequel, de Dieu lhomme, la communication intime entre esprit et esprit prendra la place de la relation externe entre personne et personne. Cest le moment de rappeler la rude et salutaire parole de Hamann, que Kant aimait citer: la connaissance de soi, cest la descente aux enfers, qui ouvre la voie de lapothose; parole que nous prierons quon ne perde pas de vue au cours des rflexions qui suivent.

Sur le point de dpart les tenants des cultes historiques sont daccord avec la critique libre des philosophes et les investigations des sociologues: La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Le premier objet de la croyance, et qui demeure le plus commun lheure actuelle, cest une puissance dordre suprieur au cours ordinaire des vnements, la fois matrielle dans ses effets et insaisissable dans son essence, droutante ds lors, et suspecte de nous tre ennemie. Il parat impie de lappeler Dieu; et cependant cest l-dessus que repose toute imagination du surnaturel, imagination qui nest dailleurs aucun degr une fantaisie gratuite. En effet, elle a sa racine dans le privilge singulier de la crainte par rapport lesprance qui nest pas de soi un tat stable, qui ne rassure qu demi, qui bien plutt suscite des doutes sur son objet; au contraire, ce que lon fuit sous un vent de panique sera dautant plus videmment prouv comme rel, immdiatement expriment, que le fuyard est davantage incapable de se retourner pour en vrifier lexistence. La question dobjectivit mtaphysique, ou thologique, se trouve ainsi tranche, avant mme quelle ait eu se poser, par le comportement psychologique, par linclinaison de la machine, que viennent renforcer lapport de la tradition, le consentement social.

P020 Lassociation la puissance divine dune volont qui dfie toute prvision humaine parce quelle se refuse tout essai de justification qui nous permettrait de pntrer le secret de ses intentions, est un trait constant travers lvolution de la croyance. Il suffira de citer Pascal (fo 103, fr. 518): Toute condition et mme les martyrs ont craindre, par lcriture. La peine du purgatoire la plus grande est lincertitude du jugement. Deus absconditus. Lvnement seul, chaque bifurcation du chemin, nous informera de la dcision qui nous aura fait apparatre la divinit comme hostile notre gard ou secourable.

On comprend alors comment la tentation devient irrsistible de conclure la dualit du surnaturel, de forger un Anti-Dieu dont limage accompagnera Dieu comme lombre suit la lumire, solidaire dans son antagonisme puisquelle concourt avec lui rendre compte de ce qui se passe tout instant dans le monde. Le manichisme est un lment fondamental des reprsentations primitives. Il a pu tre dnonc comme une hrsie dans son expression crue. Mais, labri, pourrait-on dire, de cette dnonciation officielle, on doit reconnatre quil demeure incorpor lorthodoxie; et, dailleurs, dans toutes les socits o nous la trouvons constitue, lorthodoxie est-elle autre chose quune mosaque dhrsies intimides et refoules, dont on espre que le venin se neutralisera par le jeu dun savant dosage? Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par nos propres forces (remarque Pascal), mais par le contrepoids de vices opposs, comme nous demeurons debout entre deux vents contraires (fo 27, fr. 359). Ne croire Dieu que parce quon a commenc croire au Diable, et parce quon attend de ce Dieu, aprs des sicles dalternatives, quil crase finalement la puissance surnaturelle du mal, cest sans doute la forme la plus nette et la plus certaine de lathisme, mais cest aussi la plus rpandue dans les cultes dont lhistoire nous offre le spectacle, et par suite la plus malaise gurir.

Toutefois nous manquerions lquit si nous nallions reconnatre que la condamnation du manichisme, en mme temps que le reflet dune mauvaise conscience religieuse, est le ferment du progrs qui conduit effacer de la psychologie divine toute trace de passion mauvaise, tout mouvement de colre, de jalousie, de vengeance, ft-ce sous prtexte de justice. Nest-ce pas lexigence commune de la raison et de la religion que lhomme puisse lever son regard vers le ciel sans y lire la menace dun enfer?

P021 V. A chaque tape de ce progrs, par lequel Dieu acquerra les caractres divins dune unit radicale et dune universalit absolue, lhumanit semble vouloir sarrter comme dans leuphorie dune vrit dfinitivement aperue. Lironie serait assurment facile de suivre dans la diversit innombrable des mythes et des dogmes le jeu des crations thogoniques et thologiques, de relever, en dpit de leur antagonisme superficiel, le lien de continuit insensible, sinon didentit positive, entre les hros et gants du merveilleux paen et les anges ou dmons du merveilleux judo-chrtien. La sympathie et la charit demandent, par contre, que nous cherchions, en nous retournant vers les conceptions de nos anctres, dcouvrir par-del les formes infiniment varies des images plastiques, des symboles littraux, le courant de spiritualit auquel ils avaient commenc dobir, et qui doit nous rapprocher du centre lumineux de leur aspiration.

Au muse de Delphes, une frise clbre retient les yeux et lesprit: Pendant que les hros grecs et troyens combattent, les Dieux assembls sont censs suivre, du haut de lOlympe, les pripties du conflit, et leurs gestes indiquent quils sy intressent avec vhmence. Au centre de la file, Zeus seul parat paisible, assis sur son trne ouvrag. La paix, telle est la marque o se reconnat le Dieu matre des Dieux. Il a dpouill, au sens historique comme au sens moral, la vieille divinit, Cronos, qui, lui-mme, avait dpouill Ouranos. Mais Hsiode lui attribue davoir contract une sorte dunion mystique avec Mtis, cest--dire avec la sagesse. Et lusurpation filiale se justifie par le message dun Nouveau Testament. Lantagonisme, qui ne pesait pas seulement sur la vie des hommes, dont le souffle empoisonn montait jusquau ciel pour envahir le cur de ses habitants et troubler leur srnit dImmortels, est surmont par le sentiment dune sorte de socit entre ennemis qui fait quils ont des Dieux communs. Et ces Dieux eux-mmes, partiels et partiaux, slvent en quelque sorte dun degr dans leur propre psychologie pour sen remettre au Dieu qui, lui, ne connatra plus les prfrences particulires ni les tendances partisanes, qui suivra par-del mme sa volont propre lordre dont le destin est lexpression. La voie est ainsi ouverte lUn et lUniversel, non la voie de violence, qui ne proclame son vu duniversalit que pour exterminer les vaincus au profit de lexclusivisme du vainqueur, P022 mais la voie de comprhension rciproque qui, par-del les diffrences de traditions locales, didiomes et de vocabulaires, sait reconnatre lattachement un mme idal et dont procde la conception sublime dun Panthon.O en sommes-nous aujourdhui de cette volution? Si nous prenions la religion par en bas, considrant le christianisme, non dans la profession thorique et purement abstraite des livres mais dans la conduite que tient rellement la masse des chrtiens, la rponse serait dcourageante. Le fait quils se rclament dune mme Bible et dun mme vangile na pas empch les guerres qui nont cess de ravager lEurope, quand il na pas directement contribu les provoquer. Et le scandale ne nous a jamais t pargn de voir invoquer Dieu comme tmoin, sinon comme complice, des plus sauvages cruauts, des flonies les plus rpugnantes, clbrer dans toutes les langues liturgiques le triomphe dont elles ont t linstrument comme sil y avait une Providence pour en consacrer lheureuse efficacit. Dans le Trait des passions de lme, Descartes se met en devoir de le dmasquer: ceux qui, croyant tre dvots, sont seulement bigots et superstitieux, cest--dire qui, sous ombre quils vont souvent lglise, quils rcitent force prires, quils portent les cheveux courts, quils jenent, quils donnent laumne, pensent tre entirement parfaits et simaginent quils sont si grands amis de Dieu quils ne sauraient rien faire qui lui dplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zle, bien quelle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent tre commis par les hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, dexterminer des peuples entiers, pour cela seul quils ne suivent pas leurs opinions (Partie III, art. 190).

Mais comment la conscience religieuse serait-elle atteinte par un spectacle dont elle a elle-mme dnonc le caractre? Il est possible quune glise humaine russisse dautant mieux maintenir son autorit sur le sicle quelle aura su faire plus de concessions aux faiblesses de lhomme, quelle aura copi de plus prs les pratiques invitablement opportunistes de la diplomatie profane; mais ce nest pas l que nous cherchons notre critre de vrit. Dieu ne se rencontre pas plus au niveau de lhistoire quau niveau de la matire ou de la vie. Tant que les hommes sobstinent couvrir dune profession fallacieuse de thocentrisme la ralit profonde dun anthropocentrisme, tant quils simaginent quil ne leur arrive rien sinon par lintervention dune puissance suprieure qui prend part leurs sentiments et leurs intrts, si bien quaucun de leurs cheveux ne tomberait P023 sans sa permission, nous serons bien obligs de reconnatre que lgosme de la crature demeure le motif dominant de la foi dans le Crateur, Il sagira toujours dcarter la menace de la droite terrible, de tourner une volont hostile en faveur dalliance et damiti, de faire jaillir de la nuit de la crainte une lueur desprance. Mais cet gosme mme se transforme et se transfigure du fait que slvent corrlativement et la qualit morale des demandes que nous adressons Dieu et la qualit morale des moyens par lesquels nous estimons possible dobtenir quil y satisfasse.

Que lon songe aux procds de la magie tels quils se pratiquent encore dans les socits infrieures ou dans les bas-fonds occultes de nos socits soi-disant civilises, la navet des rites dimitation, la brutalit des formules dincantation, qui prtendent contraindre mcaniquement le surnaturel violer le cours de la nature; et, par contraste, que lon porte son attention sur les formes de plus en plus sublimes de nos prires et de nos offrandes, mesure que le cercle de la prire sagrandit autour de la personne fondue dans le tout dune famille, dune patrie, dune glise. Tandis que le centre sen dplace, se dtache du succs immdiat et matriel pour se porter vers ce qui fait la valeur intime et durable dune me, la psychologie de Dieu se raffine. Dj la Bible hbraque nous le montre moins sensible la vue du sang, lodeur de lencens qu la sincrit du langage, au dsintressement de la pense. Ce qui lui plaira dsormais, ce ne sera plus le sacrifice des autres, auquel la lgende veut quAbraham ou Agamemnon, dans des circonstances curieusement analogues, se rsigne et sapprte sur la foi dune parole den haut, cest le sacrifice hroque de soi, la circoncision du cur.

VI. Leffort pour spiritualiser rciproquement lhomme et Dieu sclaire et sapprofondit, peut-tre trouve-t-il son dnouement, quand nous considrons les diverses perspectives quouvre la notion de salut. Pris en son sens littral, le salut est la sant. De tout temps les foules ont t attires en des lieux privilgis par lattente dune gurison miraculeuse. Cest dune grce profane, de la conclusion inespre dun march ou dun mariage, dune russite inattendue, sinon immrite, dans un examen, que les innombrables ex-voto des temples anciens ou P024 modernes viennent tmoigner. Mais la proccupation du salut ne se limite pas lhorizon du temps terrestre. Et l encore il convient de nous mettre en garde contre une confusion fondamentale lie une dfinition arbitraire de la religion naturelle. Il ny a rien de surnaturel, loin de l, dans la croyance au surnaturel. Plus nous parcourons les degrs qui nous ramnent vers les formes de la mentalit primitive, plus nous voyons seffacer ce qui nous semble un apport immdiat du sens commun, la dualit radicale du monde des vivants et du monde des morts.

Nous risquerions donc de nous garer si nous allions supposer que ce qui est donn dabord, cest simplement lexistence quotidienne et normale, dfinie par la subsistance du souffle vital; quoi un lan de pense, ou tout au moins un sursaut dimagination, viendrait ajouter lespoir dune vie posthume. Le rve pour le primitif est plus quun songe; cest une ralit, on serait tent de dire une ralit la seconde puissance par lintensit suprieure dvidence que lui valent la soudainet de son apparition, ltranget de son contenu, le choc motif dont il saccompagne. Plus lattachement pour le mort a t profond, plus la sparation a t douloureuse, plus on prouve de piti son gard, et plus limage jaillit avec force des sentiments quon lui prte, non pas suscite et vrifie, mais, matriellement intacte, objet de soins dautant plus scrupuleux que le souvenir et laffection nexcluent nullement la crainte et la colre, parfois mme leur cdent la place.

Pour lanalyse des reprsentations collectives o se rejoignent lethnographie et la prhistoire, cest un fait remarquable de voir lexploration par M. Lonard Wooley des trsors des rois dOur fournir la preuve directe de ce que Hrodote nous avait dit (IV, 71) des murs des Scythes, et quaussi bien confirme lobservation des socits infrieures. Le chef du pays emmne avec lui dans lautre monde, non seulement son mobilier personnel, ses armes, ses parures, mais aussi ses femmes, ses serviteurs, les gens de son entourage, destins lui reconstituer sa cour. La vie doutre-tombe prolonge la vie qui tait celle de lindividu, en tant quelle se caractrise par rapport autrui comme par rapport lui-mme. Aux aises et aux plaisirs de la personnalit centrale qui remplissait le pays de son importance sont immoles froidement et naturellement les personnalits secondaires dont il P025 tait la raison dtre. Cette manire de concevoir la socit posthume comme un reflet naf de lorganisation terrestre na nullement disparu avec la brutalit des coutumes primitives. Le soleil ne nous trompe pas, assure Virgile; il a eu piti de Rome: lorsque Jules Csar meurt, sa sphre clatante tout dun coup se cache, et limpit du sicle redoute une nuit ternelle (Gorgiques, I, 463). Une centaine dannes plus tard, les rdacteurs des vangiles synoptiques dcrivent avec le mme frisson deffroi les phnomnes qui se produisent lheure o le Christ rend le dernier soupir. Et voici que le voile du temple se dchire en deux depuis le haut jusquen bas, la terre tremble, les pierres se fendent (Matth., XXVII, 51). Aujourdhui encore on noserait pas dire que dans les cultes les plus accrdits les pompes et les oraisons funbres, mme les messes et les prires, aient cess de se rgler en accord avec les mille nuances de la hirarchie mondaine, politique, ecclsiastique. Mais, en sens inverse de cette tradition, il convient de relever leffort sublime de libration qui sempare de la croyance primitive la survie de lhomme ou limmortalit temporelle de lme, qui nous conduit au seuil de lternit vritable.

Ce mouvement est assurment gnral. Dans ltat de notre information le tournant apparat en gypte. Cest l du moins que commencent se dgager, de la faon la plus claire, les deux caractres essentiels, universalit dune part, moralit dautre part.

Si lon suit le dveloppement des institutions sociales, indivisiblement politiques et religieuses, on assiste une extension progressive du droit lexistence posthume. Les rites funraires, au dbut de la IIIe dynastie, sont cristalliss autour de la personne royale. De mme quil ny a plus quun seul chef, de mme il semble quil ny ait plus en gypte quun seul mort qui compte: cest le Pharaon. Ce cadavre royal, il faut le dfendre, le faire revivre, assurer sa dure ternelle, car avec son sort se confond la destine de toute la race, dans la lutte contre la mort. La premire tape, dcrite par les textes, cest dassimiler le roi Osiris, le Dieu royal assassin et ressuscit. Et voici que le privilge, rserv jusque-l au seul monarque, stend, par la grce de sa faveur, aux parents du roi, ses amis, ses clients, ses grands fonctionnaires et quil se poursuit dans lautre monde. Un noble de la XIIe dynastie rsume cet tat de P026 privilge en ces termes: Lami du roi repose (en paix) comme un imakhou, mais il ny a pas de tombeau pour celui qui se rebelle contre S. M.; son corps est jet leau. Ce don dun tombeau entrane une consquence: le roi permet ses privilgis dimiter les rites magiques dont il use lui-mme pour survivre aprs la mort. Toutefois les textes des Pyramides distinguent formellement la mort du roi de la mort de tout mort, et les imakhou eux-mmes nont daccs, comme il sied, qu une vie doutre-tombe de seconde catgorie, pour maintenir la distance entre le roi et ses sujets dans lau-del comme sur terre (p. 230).

Le mouvement parvient son terme dans la socit du Moyen Empire, o apparat une galit religieuse vraiment dmocratique. Tout homme de toute condition prend sur son monument funraire lappellation de Osiris justifi (ma kherou). Or, dune part, Osiris est roi; dautre part, le Pharaon rgnant, cest Osiris sur terre et aprs la mort; qui dit Osiris dit donc Pharaon. Tout mort osirien devient ainsi un Pharaon dans lautre monde; car les gyptiens ont tir parti de la divulgation des rites funraires avec une logique imperturbable (p. 297).Lgalit devant la mort, lintrieur du royaume, devait tre dautant plus rigoureusement exige par le cours de la pense gyptienne que luniversalit religieuse, La vocation des gentils, avait t proclame par un Pharaon, avec une intention imprialiste, il est vrai, autant peut-tre que charitable.

Dans la premire moiti du XIVe sicle avant Jsus-Christ, Amnophis IV, Ikhounaton, clbre le culte du disque solaire. Tes rayons enveloppent toutes les terres et tout ce que tu as cr. Puisque tu est R (crateur), tu conquiers ce quelles donnent, et tu lies des liens de ton amour... Combien nombreuses sont tes uvres! Tu as cr la terre avec les hommes, les bestiaux grands et petits, tout ce qui existe sur terre et marche de ses pieds, tout ce qui vit en lair et vole de ses ailes, les pays trangers de Syrie, de Nubie, la terre dgypte... Combien tes desseins sont excellents! Il y a un Nil au ciel pour tous les peuples trangers et tous leurs bestiaux qui vont sur leurs pieds. Le Nil vient du monde infrieur pour la terre dgypte. Et le traducteur commente: Ainsi le Dieu de Ikhounaton ne distingue pas les trangers des gyptiens; tous les hommes sont au mme degr ses fils et doivent se considrer comme frres. Dans lhymne il est trs remarquable que les trangers, Nubiens et Syriens, soient nomms avant les gyptiens. Pour la premire fois au monde, un roi fait appel des trangers pour adorer, aux cts de son propre peuple, le bienfaiteur universel. Pour la premire fois la P027 religion est conue comme un lien qui relie des hommes de race, de langue, de couleur diffrentes.

Si dcisive quelle apparaisse dans lhistoire de la pense, une telle conception npuise pas le service rendu par lgypte la religion. Elle va saccompagner dune rvolution non moins extraordinaire, non moins fconde pour lavenir du monde occidental. Laccs limmortalit posthume cessera dtre fond sur la croyance que le souverain est lincarnation de la divinit dans le sens plein que la thologie donne cette ide. Il sera suspendu un jugement dordre moral. Lhomme subsiste aprs labordage ( lautre rive); ses actions sont entasses ct de lui. Cest lternit certes (qui attend) celui qui est l; cest un fou celui qui mprise cela. Mais celui qui arrive sans avoir commis de pch, il existera l-bas comme un Dieu, marchant librement comme les Seigneurs de lternit.

Il est vrai, lidal dune justice supra-terrestre que prires ou offrandes, pas plus que menaces, ne sauraient flchir, demeure trop souvent thorique. Lgyptien moyen, en pril devant le tribunal de R et dOsiris, appelle son secours le magicien; le tmoignage de sa conscience, sil a pch, ne prvaudra pas contre une formule quil rcite (ibid., p. 467).On sent dj poindre le dbat qui mettra plus tard aux prises Rome et la Rforme sur la valeur des Sacrements, les Jsuites et Port-Royal sur lorientation de la casuistique. Mais la distance o la ralit demeure par rapport lidal est prcisment ce qui provoque le progrs de la conscience. Vers la fin de la civilisation gyptienne, un noble personnage affirme: Le cur de lhomme est son propre Dieu. Or mon cur est satisfait de ce que jai fait lorsque lui tait dans mon corps. Que je sois donc comme un Dieu (ibid., p. 476).Concevoir que lhomme ne dbouche pas ncessairement dans le temps dimmortalit par le seul fait quil a occup tel ou tel rang dans son existence sur terre, quil devra mriter la survie, cest sobliger rflchir sur les conditions du mrite, scruter les curs et les reins pour mettre en lumire lintention vritable et y rattacher le sens du jugement. Or, une fois entre dans cette voie nouvelle, il tait difficile que lhumanit sarrtt.

La survie est un bien qui nest d quau bien, cest une rcompense et qui apparat comme une compensation. Nest-il P028 pas dune exprience trop vidente que les effets physiques, tels quils se prsentent nous suivant le cours habituel des choses, ne rpondent nullement aux causes morales? Ceux qui ont travaill pour combattre liniquit sans souci deux-mmes ont bien rarement rencontr la satisfaction sociale du succs, encore moins la jouissance personnelle du bonheur. La perspective dun monde futur noffre-t-elle pas toute facilit lexigence de redressement moral et de rparation finale? Le tableau quon se fait de la vie des morts est transform: la libido sciendi se substitue la libido sentiendi. Lobjet de lesprance est la vision batifique de la vrit, impliquant ncessairement le rgne de la justice et de lamour.

Or, ce moment de sublimation du dsir humain, la question capitale va se poser, dune rupture dcisive entre la psychologie de la religion naturelle, centre sur lintrt propre la personne, et la psychologie de la religion ternelle o le moi se constitue du dedans par lintgration des valeurs universelles, vrit, justice, charit. A cette question se trouve li tout ce que nous dirons et penserons de lhomme et de Dieu, de lamour et du salut.

VII. Quand nous prions pour tre prserv, non seulement de la maladie, de linfortune, mais de la mort elle-mme, quand nous nous faisons un titre de notre prire, de lengagement que nous prenons dune conduite vertueuse, ne nous arrive-t-il pas de considrer que, si cette vertu nous cre un droit vritable au bonheur, cest dans la mesure o elle aura t sincrement dsintresse, o nous aurons effectivement pratiqu cette pauvret spirituelle qui dtache notre action de tout autre but que sa perfection intrinsque? Du moment que nous avons, par-del ce que nous avons fait, envisag le profit qui nous en reviendra dans ce monde ou dans un autre, nous avons, par la contradiction, pour nous peut-tre la plus inattendue, mais en soi la plus certaine, abdiqu le mrite dont nous avions imprudemment escompt le bnfice.

Ainsi se dgage en pleine lumire lantinomie autour de laquelle, dans le cours de la philosophie hellnique et travers la thologie occidentale qui en drive, tournent les problmes fondamentaux de la morale et de la religion.

Par sa vie et par sa mort, Socrate a enseign que la justice P029 doit tre conue et suivie pour elle-mme dans une subordination radicale, dans un oubli joyeux, de tout avantage personnel. La seule rcompense qui soit digne de lme juste, cest prcisment dtre cette me juste; et, de mme, celui qui aime vritablement aime pour aimer et non pour tre aim. Il est incapable de supporter que la prvenance ou la froideur des autres, leur reconnaissance ou leur ingratitude, disposent de ses propres sentiments. Spinoza, la cinquime partie de lthique, dmontre le thorme XIX: il est impossible que celui qui aime Dieu dsire que Dieu laime son tour. La religion rationnelle aura pour caractre quelle nous rend capable daimer Dieu pour lui, non pour nous.

Mais ce nest l quune solution spculative. La victoire dun tel idalisme nest-elle pas imaginaire? Nous est-il loisible dadmettre que le moi se dpersonnalise et se spiritualise jusqu trouver son centre dans un plan de conscience que les fonctions dorigine physiologique ou sociale natteignent pas?

On sait avec quelle finesse, avec quelle vigueur, La Rochefoucauld a contest cette aptitude du moi rompre son attache goste. Faisant justice de tous les sophismes, de toutes les quivoques, accumuls autour de la notion de personne, allant au-devant des investigations auxquelles la psychanalyse contemporaine doit ses succs les plus notables, il dnonce lapparence de dsintressement que lamour-propre revt pour se dissimuler lui-mme comme aux autres: Il vit partout et il vit de tout, il vit de rien; il saccommode des choses et de leur privation; il passe mme dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et, ce qui est admirable, il se hait lui-mme avec eux, il conjure sa perte, il travaille mme sa ruine (Maxime 1re de 1665).La thse de La Rochefoucauld est assurment irrfutable, ds le moment o elle a pris la prcaution de sincorporer les exceptions mmes quon aurait pu lui objecter. Par l cependant elle sera suspecte bon droit dinconsistance logique, puisquelle se soustrait au discernement et, par suite, au contrle des faits. Ce serait loccasion de rappeler ce qua crit lauteur mme des Maximes: Le plus grand dfaut de la pntration nest pas de naller point jusquau but, cest de le passer (Max., 377).

Que signifie donc, par rapport lui-mme, ce moi dont le ralisme fait un absolu? Ici lexprience rpond. Ltre le plus enclin au divertissement ou le plus press par les ncessits de la vie quotidienne prouve, ft-ce dans une heure de solitude ou dennui, en repos dans sa chambre, comme dit Pascal, ou P030 devant lapproche du pril, la menace de la mort, cette impression quil est brusquement et uniquement en face de soi. Il sinterpelle:

Toi que voil.

Il se demande ce quil a fait de la vie, et ce que la vie a fait de lui. Il se confronte ses aspirations, ses obligations; il a conscience quil ne lui serait pas impossible de rompre avec son prsent et avec son pass, de reprendre racine dans sa propre terre pour donner sa conduite une direction qui ne soit plus la suite ncessaire de sa conduite antrieure. Rflchir ainsi, plus exactement se rflchir, nest-ce pas, en effet, savrer capable de se rgnrer, cest--dire de briser le cadre troit dans lequel les circonstances de toutes sortes tentent enfermer notre personnalit, de faire appel la puissance inpuisable de renouvellement et dexpansion qui, entre les animaux, dfinit notre espce en tant que raisonnable?

Lhomme a commenc par tre enfant, considr comme un produit, jusquau jour o est suppos coup le cordon ombilical qui le rattachait lhrdit de ses parents, aux contes de sa nourrice, lautorit de ses prcepteurs, o il sapparat matre et possesseur de sa propre nature, comme sil tait lorigine radicale de lui-mme, comme sil avait cr ses qualits et ses dfauts, fier de ses perfections et de ses succs, honteux de ses checs et de son impuissance. Derrire cette illusion simpliste dun absolu il y a la ralit dune rencontre: dune part, les donnes de fait qui chappent au choix comme leffort de notre volont, qui cependant dterminent notre personne dans son caractre organique, dans sa situation sociale; dautre part, ce pouvoir de reprise et de recration qui accompagne ncessairement la rflexion sur soi sans laquelle la notion de personnalit ne pourrait pas se former, et qui nous permet ddifier lintrieur mme de notre conscience les personnalits dautrui en accomplissant le mme travail de coordination grce auquel nous constituons la ntre, grce auquel aussi nous bauchons les personnalits futures, destines remplacer notre personnalit prsente et dont la conformit meilleure notre idal constitue notre raison dtre nos propres yeux.

Il importe donc avant tout de nous mettre en garde contre la tendance incarner et matrialiser le moi dans le systme clos dune chose en soi. Si la vie spirituelle souvre avec la personne, cela ne veut nullement dire quelle se ferme sur la personne. Dans lordre juridique, lorsquil sagit de crer des rapports entre les hommes, la personnalit constitue une barrire infranchissable aux influences extrieures, qui commande le P031 respect rciproque des croyances et des volonts, la libert entire des expressions et des actes qui les traduisent. Mais si nous transportions lordre juridique dans le plan de la religion, alors nous serions dupes dune sorte de projection du dehors sur le dedans, nous briserions llan de pense qui ne saurait se poursuivre sans un dtachement continu lgard du centre organique, de la conduite sociale, du pass rvolu. Au moi strictement personnel soppose le moi rellement spirituel, source impersonnelle de toute cration vritable.

Une semblable opposition est, nos yeux du moins, irrductible et fondamentale. Ce que nous sommes devant nous-mme dcidera de ce que nous serons devant Dieu, ou, plutt encore, de ce que Dieu sera devant nous et pour nous. Auquel des deux moi la religion devra-t-elle sattacher, au moi enferm dans la dfinition sociale de lindividu, limit la priphrie de lorganisme, moi dont les titres sinscrivent sur les cartes de visite et sur le tombeau; ou bien au moi qui fonde le premier et qui le juge? Sur ce point capital, la pense moderne se partage.

Le moi de Pascal est le moi de Blaise, non dtienne ou de Jacqueline, de Calvin ou de Molina, de Socrate ou dArchimde, moi hassable sans doute dans le bas-fond de sa triple libido, moi pour lequel cependant Jsus a vers les gouttes du sang le plus prcieux. Je veux quon me distingue, dit lhomme Dieu. La mditation du petit nombre des lus rend encore plus pathtique cette esprance angoisse qui, non seulement survit la renonciation totale, mais qui la conditionne et la justifie, au risque de lui enlever son caractre dfinitif, de la transformer en perspective dun gain raliser dans lau-del.

Il reste alors savoir si cet attachement invincible ce qui nous constitue dans la racine et loriginalit de notre individu, si cette proccupation du salut qui rive le moi son centre dintrt personnel, qui lui interdit de se dpasser lintrieur mme de son tre et de soublier absolument, est elle-mme salutaire. Et l-dessus encore lvangile avertit davoir longuement rflchir: Quiconque cherche sauver son me la perd, et quiconque laura perdue la vivifiera (Luc, XVII, 33).A la lumire dune telle parole, nous comprendrons Descartes. P032 Lorsque dans la suite des Mditations il demande au sujet pensant de se replier sur soi pour y retrouver le fondement inbranlable de lexistence, il ne nous propose pas une opration simplement psychologique; ce quil dcouvre comme constitutif de son tre, cest la pense, telle quelle se manifeste effectivement par la cration de lanalyse mathmatique et de la physique rationnelle. Or, cette connexion de lintime et de luniversel, lie au dsintressement et la gnrosit de la raison, tmoigne dune prsence autre quindividuelle, celle que le vieil Hraclite invoquait dj, et qui va permettre Descartes de formuler le principe du spiritualisme religieux: Jai en quelque faon premirement en moi la notion de linfini que du fini, cest--dire de Dieu que de moi-mme (Troisime Mditation, A.-T., IX, p. 36).Table des matiresTable des matiresCHAPITRE II

MONDE IMAGINAIRE OU MONDE VRITABLEVIII. Le silence ternel de ces espaces infinis meffraie. Quelle soit destine traduire limpression propre de Pascal, ou quelle soit place dans la bouche du libertin que lauteur des Penses travaille convertir, la phrase du manuscrit posthume dnonce avec un clat singulier ce quon pourrait appeler le mal de lpoque. Lternel et linfini, qui deux-mmes paraissent faits pour conduire lhomme vers un Dieu lui-mme ternel et infini, semblent len loigner et len dtourner. Comment comprendre cela? Devant les rvlations prodigieuses que lastronomie moderne avec les conceptions rationnelles de Copernic et les dcouvertes tlescopiques de Galile lui apportait, il est arriv que lhomme a perdu le contact de son monde, dun univers restreint la porte de ses sens, et qui lui parlait un langage familier. Tout y tait expliqu par son intrt, et derrire la gravit trompeuse dun ralisme finaliste et thocentrique se dveloppait, labri dune fausse scurit, limagination anthropomorphique des peuples enfants. De mme que le problme religieux se met diffremment en quation suivant le niveau o le moi se considre, de mme la conception du rapport entre la nature et Dieu se transforme suivant la norme de vrit laquelle on se rfre.

Que la physique nait eu que lapparence dun savoir positif tant quelle ntait pas en possession de ces instruments que sont conjointement la coordination mathmatique et la technique exprimentale, nous le savons assurment; mais nous le savons seulement depuis trois sicles, bien court intervalle dans lhistoire de la plante et mme de ses habitants humains, depuis le moment o la raison a pris conscience dune mthode qui lui permet de mordre sur le rel en mme temps que prenaient leur P034 forme dfinitive les victoires les plus mmorables de lintelligence: dcouverte du principe dinertie, composition mcanique des mouvements, identit de la matire cleste et de la matire terrestre.

Comment saura-t-on se prononcer entre les faux Dieux et le vrai, si lon ne commence par opposer la fausse image du monde et son ide vritable, si lon ne distingue pas radicalement dans lusage du mme terme vrit le mirage dune imagination purile et la norme incorruptible de la raison?

La physique dont le jeune Descartes avait reu la tradition de ses matres les Pres jsuites de La Flche, se prsente sous un double aspect, suivant quelle traite des phnomnes sublunaires et des phnomnes supralunaires. Ici-bas nous sommes tmoins de changements; pour en avoir la cl il suffira de se rappeler la parole de saint Augustin aux premires lignes des Confessions: Notre cur demeure inquiet jusqu ce quil lui soit donn de se reposer en Dieu. Selon Aristote, en effet, le bien de toute chose et de tout tre est dans le repos. Pour les Anciens le loisir, otium, tait une fin en soi, tandis que les Modernes ont fait de la ngation du loisir, du ngoce, une ralit positive. Si donc la pierre ou la fume ne restent pas en place, si delle-mme lune descend et si lautre monte, cest quelles souffrent de cette inquitude que saint Augustin devait attribuer lme chrtienne. Cest quelles se trouvent, par on ne sait quel manquement lordre de lunivers, dans un lieu qui nest pas celui que la nature leur assignait (ici le centre de la terre qui est suppos le centre du monde, l lorbite lunaire), et auquel on devra bien comprendre que lune et lautre ne cessent daspirer. Les phnomnes de la pesanteur seront donc susceptibles dune explication quAristote et le Moyen Age sa suite considrent comme raisonnable quand ils classent les objets en graves et en lgers, et quils considrent, ainsi que font de tout petits enfants, ces qualits comme des absolus, donns en soi et irrductibles. Lopposition du haut et du bas servira de modle lopposition du chaud et du froid, du sec et de lhumide, formes lmentaires dont le conflit voque les luttes des puissances surnaturelles selon les cosmologies primitives. Aristote na rien fait que les transposer dans un langage auquel labstraction conceptuelle confre un aspect de gravit prestigieuse.

La physique terrestre dAristote sclaire par la psychologie de lme inquite; sa cosmologie cleste fait appel la psychologie de lme bienheureuse. En effet, tandis que le mouvement rectiligne semble schapper sans cesse lui-mme par sa double indfinit, le mouvement circulaire, ferm sur soi, offre le spectacle P035 dune harmonie qui satisfait lesprit comme elle sduit le regard. Dans cette sphre suprieure ltre atteint immdiatement son but; et cette perfection de finalit a elle-mme sa source dans lacte pur sans changement, auquel sont suspendus la vie et le dveloppement de tous les tres, soulevs vers lui par lattrait de sa beaut.

La vision du monde aristotlicien est toute transcendante, et par l mme, videmment, toute subjective. Lhomme, non seulement projette au-dessous de lui et au-dessus de lui limage quil sest faite de sa propre finalit; mais, victime de lillusion de perspective qui est au principe du ralisme, il se situe, lui et le groupe quil commande, les animaux et les vgtaux, entre ces deux plans de physique animiste, de telle sorte que lensemble gnral des choses prsentera lunit dun systme hirarchique, toute matire tant relative la forme et toute forme tant matire par rapport une forme de type plus lev. Cette hirarchie se reflte son tour dans le cadre du syllogisme, o le moyen terme exprime la capacit de la forme, essence spcifique, pour oprer le passage de la puissance lacte.

Ces allusions au vocabulaire mtaphysique et logique dAristote suffisent peut-tre faire comprendre lappui quont cru y trouver les thologies des divers cultes constitus durant les sicles du Moyen Age. L encore il semble quil faudrait remonter jusqu lgypte pour apercevoir la force de sduction que comporte toute tentative de fusion entre les reprsentations collectives qui sont nes de la terre et les reprsentations collectives qui semblaient descendre du ciel. Cest un conflit, mi-social mi-spculatif, entre les prtres dOsiris, le Dieu doutre-tombe, et les prtres de R, le Dieu soleil, qui se rsout par un compromis. Sous la Vle Dynastie le roi mort devient R sans cesser dtre Osiris. En la personne de R, Osiris monte au ciel et partage lempire avec R. Toute trace pourtant de ce dualisme radical ne sest pas efface; les dates auxquelles ont lieu dans notre hmisphre les crmonies de Pques et de Nol montrent en vidence que lEurope du XXe sicle clbre ici une fte solaire et l une fte agraire.

Malgr donc leffort de la doctrine pour sarracher au langage mythique du Time et intgrer la finalit dans le systme rationnel des causes, on peut dire que la thologie a simplement repris son bien lorsque les scolastiques arabe, juive ou chrtienne, ont emprunt les cadres de la mtaphysique pripatticienne pour P036 superposer au contenu dune philosophie soi-disant naturelle les donnes surnaturelles de la rvlation. Chez Aristote, tant du moins quil demeure fidle sa cosmologie et ne labandonne pas pour reprendre brusquement les thmes de lintellectualisme platonicien, lactivit sublunaire dont lhomme participe est spare de lacte pur par la hirarchie des moteurs mus que constituent les astres qui occupent les diffrentes sphres du ciel. Dans laristotlisme mdival, particulirement dans celui de saint Thomas, la hirarchie des intermdiaires change de nom, sans cependant changer de rle: les mes astrales sont remplaces par les cratures angliques dont un crivain noplatonicien, Denys le Pseudo-Aropagite, a dress le protocole, en mme temps que, sous linfluence combine de la Gense et du Time, la finalit qui a prsid la cration et lorganisation de lunivers renonait dissimuler son caractre anthropomorphique.

De quelque autorit, tout la fois profane et sacre, quil aimt se prvaloir, ldifice commun de la thologie naturelle et de la thologie rvle tait videmment la merci de la plus simple chiquenaude. Lordre dductif quil invoque aurait d lui assurer lappui de la logique; mais cet ordre logique, outre quil demeure perptuellement incertain et divis entre le processus de lextension qui seul rend le syllogisme correct, et le processus de la comprhension qui seul le rendrait fcond, implique, ds quon veut lui faire supporter le poids dune ontologie, la ptition de ses principes; et, logiquement parlant, la ptition de principe est un sophisme. A lintrieur mme de lcole, durant le XIVe sicle, la critique nominaliste des matres parisiens avait mis en lumire la faiblesse irrmdiable du dogmatisme thomiste. Ce sont eux (crit M. mile Brhier) qui font place nette pour le dveloppement de la physique moderne, fondent la mcanique, remplacent la mythologie des intelligences motrices par une mcanique cleste qui a des principes identiques ceux de la mcanique terrestre, et en mme temps rompent le lien de continuit que lancienne dynamique tablissait entre la thorie physique des choses et la structure mtaphysique de lunivers.

Cependant il a fallu attendre que les nues accumules par la curiosit rtrospective et limagination confuse de la Renaissance se fussent dissipes, pour que la chute du dogmatisme mdival appart comme le signe prcurseur dun renouvellement des valeurs spirituelles, li lintelligence de la vrit indivisiblement scientifique et religieuse.

P037 IX. La manire mme dont le rationalisme cartsien justifie le doute mthodique, atteste lintention de son auteur. Du moment en effet quon insre entre lhomme et Dieu quelque chane de puissances surnaturelles, il est impossible de dcider si elles sont bonnes ou mauvaises, ayant pour effet, dans le domaine spculatif comme dans lordre moral, dlever lhomme au divin, ou au contraire de len sparer. Qui croit aux anges ne peut manquer de croire aux dmons. La tradition, qui tient lieu de preuve, apparat pour les uns et pour les autres dune mme origine et dune mme qualit. Ds lors il suffira de prononcer le nom de malin gnie pour que la mtaphysique du ralisme sensible seffondre comme la fantaisie dun enchanteur qui serait peut-tre un trompeur, pour que la voie soit ouverte linstauration de lunivers vritable.

De cet univers il semble dabord que Dieu soit absent. Descartes se fait scrupule de substituer notre psychologie celle du Crateur, qui na pas daign faire confidence de ses desseins ses cratures. Pourtant Dieu nous a donn la raison pour nous guider dans la recherche des causes naturelles; et ce serait, assure Descartes, lui faire injure dimaginer quil nous ait laisss imparfaits ce point que nous soyons sujets nous mprendre quand nous usons correctement de la raison. Or la seule chose qui puisse satisfaire la raison, cest lvidence. Cette pleine clart, lantiquit lavait dj conquise en laborant mthodiquement les combinaisons des nombres et des figures; mais elle navait pas aperu la porte de sa conqute, faute davoir pouss assez loin leffort, dune part pour lappliquer la ralit physique, dautre part pour en scruter les fondements intellectuels. La double lacune se comble par la double dcouverte de la physique mathmatique et de la gomtrie analytique.

Pour Descartes, il ny a rien considrer dans lunivers sinon des mouvements susceptibles de se rsoudre en mouvements lmentaires qui permettent den rendre compte selon les lois dune composition simplement additive, pourvu quon pose en rgle que tout mouvement se poursuit spontanment en ligne droite et avec une vitesse uniforme. Tandis que le mouvement, tel que lenvisageaient les philosophes lancienne mode, sarrtait de lui-mme, puisque laspiration au repos tait de lessence de sa nature, quil ne pouvait se prolonger que par une sorte de violence exerce den haut, lunivers cartsien se suffit soi sur le plan horizontal du mcanisme, englobant les phnomnes P038 clestes au mme titre que les phnomnes terrestres, ne laissant dailleurs aucun privilge de rfrence centrale la plante que nous habitons. Si on simagine quau-del des cieux il ny a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour lhomme, cela fait quon est enclin penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure; et quau lieu de connatre les perfections qui sont vritablement en nous, on attribue aux autres cratures des imperfections quelles nont pas, pour slever au-dessus delles et en entrant en une prsomption impertinente, on veut tre du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinit de vaines inquitudes et fcheries.

De ltendue qui est lobjet des spculations de la gomtrie la matire dont le physicien dtermine les lois, il ny a aucune distance franchir. Lintelligibilit de lune garantit donc lintelligibilit de lautre. La physique mathmatique sdifiera suivant les mmes procds de raisonnement et avec mme assurance de russir que la gomtrie euclidienne. Encore est-il vrai que la gomtrie euclidienne, par son imitation maladroite de la dduction syllogistique, encourt ce reproche, grave au regard du savant comme du philosophe, quelle voile le dynamisme intrieur do naissent les rapports que les combinaisons spatiales se bornent illustrer pour limagination. Chez Descartes, le paralllisme de la courbe et de lquation, en mme temps quil permet de faire servir les relations constitutives de lalgbre la solution des problmes gomtriques, donne occasion de dgager ces relations pour elles-mmes, en tant quelles sont rductibles aux formes simples des oprations arithmtiques et quelles offrent la rflexion qui sy attache le type le plus pur de lintellectualit.

Le renversement de perspective quentrane avec soi lavnement de la physique moderne sexprime dun mot: la nature conduisait la surnature; elle conduit dsormais lesprit. Pour les enfants comme pour les primitifs, la vrit rside dans les choses; lhomme la reoit du dehors comme lil la reoit du soleil, si bien qu mesure que les choses sloignent de la source de ltre la connaissance dont elles sont lobjet perd elle-mme de sa plnitude et de sa puret. Cest un lieu commun de la tradition pripatticienne que la science des ralits clestes est une science du ncessaire, les mes des astres, toutes proches de la perfection divine, participent linfaillibilit de labsolu; la science des P039 ralits sublunaires, o la nature est sujette aux mmes dfaillances que le grammairien et le mdecin, est simplement la science du gnral, qui nexclut pas lexception fortuite des erreurs et monstruosits. Or voici qu la construction verticale, dogmatique et fragile puisquelle suspend lquilibre de larchitecture la ptition de son principe suprme, succde la conscience du progrs que lesprit accomplit effectivement. Le foyer de lumire immatrielle a pass du dehors au dedans.

Un tel effort de spiritualisation ne peut manquer de retentir sur lide de la religion, quelle va spiritualiser son tour. La scolastique, qui demandait Dieu la nature, ly aurait trouv si elle avait jamais obtenu pour son systme du monde lassentiment du contrle exprimental. Les principes de la philosophie, premier manifeste et premier manuel de la science moderne, sont principes de la connaissance, non principes de ltre. Mais le sujet connaissant, dont procde lunivers de la physique vritable, ne se confond pas avec le sujet personnel, qui, lui, ne connat de lunivers que ce qui en est apport par la perception sensible. Cest par-del lhorizon auquel le moi organique se restreint que Descartes dcouvre dans la profondeur de son intimit linfini caractristique de la raison, tmoignage immdiat dune prsence divine si du moins lon reconnat Dieu, non la puissance sur les choses, mais la vrit de lesprit.

La rvolution a donc t totale dans lordre religieux comme dans lordre profane. Ce nest pas une solution nouvelle du problme que Descartes apporte, cest une autre manire den dfinir les termes. Non certes que les lecteurs de Descartes neussent dj rencontr la formule chez saint Augustin: Deus intimior intimo meo; mais, clectique impnitent, saint Augustin ne la spare pas de la formule contraire; tout leffet de la rflexion en profondeur se trouve immdiatement compromis, radicalement dtruit par limagination en hauteur: Deus superior summo meo (Confessions, III, 6).

Dune semblable faute nous ne saurions soutenir que Descartes lui-mme soit exempt. Pour avoir proscrit prvention et prcipitation, il nest pas sr quil y ait chapp. Particulirement, dans le domaine limitrophe de la thologie o il se sent menac ou, si lon prfre, surveill quant la libre diffusion de sa doctrine, Descartes apparat moins proccup de suivre jusquau bout les exigences de la mthode que dy parer par un habile dtour dexposition. Du Dieu intrieur que manifeste la fcondit infinie de lesprit dans le dveloppement de lanalyse mathmatique, il passe brusquement au Dieu dont la volont uniforme et constante P040 se traduit par la dtermination des lois primordiales de la mcanique. Et je ne parle pas du dsaveu au moins apparent de la cosmologie copernicaine dans Les principes de la philosophie, ni des prcautions de sa Correspondance, encore aggraves pour la postrit par les retouches et les additions que Clerselier y introduira de son autorit prive.

Mais, pour le profit de notre mditation actuelle, peu importent les rsistances que Descartes soppose lui-mme, et grce auxquelles certains commentateurs, en sattachant la lettre de quelques textes, ont pu tenter de le tirer en arrire de notre civilisation. Lessentiel, cest que lintelligence a pris son lan. A mesure que se multiplieront les ressources extraordinaires que fournissent la mathmatique pour coordonner les phnomnes et la technique pour en soumettre les rsultats lobjectivit de lexprience, mesure aussi la vrit du monde cessera dtre centre sur la terre et sur lhomme. Le soleil et son systme apparatront comme des choses infimes, eu gard limmensit des mondes qui viennent porter tmoignage de leur prsence et de leurs mouvements, inscrire, aprs des sicles et des sicles, leur message dans le minuscule rduit o sopre la dtection extra-fine dun dcalage des raies. Et, quil sagisse datomes physiques ou de cellules vivantes, la recherche de llment que lon stait dabord cru capable de saisir au niveau du sensible, entrane les savants vers des profondeurs littralement inoues, dont ils ne font encore que mesurer les contours, mais avec la certitude que l se trouve le facteur dcisif des phnomnes qui affleurent dans notre exprience quotidienne.

Plus rien ne subsiste donc des spculations soi-disant rationnelles qui rservaient notre plante et notre espce un rle privilgi dans un concert dont lharmonie tait escompte lavance. Depuis que sest vanouie cette hirarchie dintermdiaires qui allait, soit de la fume et de la pierre lhomme, soit, par les astres ou les Anges, de lhomme Dieu, les cieux ont cess de chanter la gloire dun Crateur. Mais na-t-il pas fallu que lunivers matriel devnt muet pour que lesprit se ft entendre? Seule a pu le regretter et le dplorer une religion base naturaliste dans le cadre du ralisme pripatticien. Or dj la physique dAristote reprsentait une dviation et une dcadence par rapport linspiration qui tait celle du Verbe chez Hraclite et celle aussi de la dialectique platonicienne. Par toutes les vertus que les plus purs parmi les saints ont pratiques et recommandes, par les valeurs de patience et dhumilit, de dsintressement et de scrupule, qui permettent de parler desprit en tant quesprit, P041 de vrit en tant que vrit, lhomme est parvenu comprendre un univers qui nest pas lchelle humaine. Et, comme la pressenti Pascal, cet largissement vertigineux de notre horizon, cette descente non moins vertigineuse la poursuite des lments, signes du triomphe sans cesse remport par la rflexion mthodique et virile sur limagination immdiate et nave, posent de la faon la plus aigu la question devant laquelle la conscience hsite depuis les trois sicles de notre civilisation: Entre la vie scientifique et la vie religieuse doit-il y avoir sparation radicale, dualit de rythme et dorientation? La religion conserve-t-elle encore un sens si elle se fait son tour inhumaine, si elle refuse la consolation que ds le lointain des ges le sentiment a puise dans lesprance et dans la promesse de lau-del? Ou nest-ce pas la tche qui apparat hroque et pieuse par excellence, de dpouiller le vieil homme, et, quoi quil en cote notre amour-propre, de dborder les limites mesquines de la chronologie mosaque ou de lhorizon gocentrique pour substituer au Dieu du ralisme physique ou biologique le Dieu de lintelligence et de la vrit?

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Table des matiresCHAPITRE III

DIEU HUMAIN OU DIEU DIVINX. Lantithse des manires selon lesquelles lhomme se reprsente lunivers ou avant ou aprs la science positive nous renvoie aux conclusions que laissait entrevoir lanalyse des manires selon lesquelles le moi se conoit lui-mme, ou comme sujet personnel, domin et limit par les conditions de la