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L'ECOLOGIE DANS LA LITTÉRATURE DE SCIENCE-FICTION par Jacques Tramson* La littérature de S.F. n'a pas attendu les constats actuels pour évoquer les bouleversements écologiques. Si la dimension proprement imaginaire prédomine dans les oeuvres du XIXe siècle et de la première moitié de ce siècle, à partir des années 60 l'écriture de S.F. s'engage dans un combat nettement idéologique de contestation écologique. Jacques Tramson nous présente les dominantes de la littérature anglaise, américaine et française, qui se rejoignent - quelques exceptions mises à part - dans une peinture tragique de notre avenir, où la seule espérance réside précisément dans ce cri d'alarme lui-même. a S.F. est un bon support de dra- *^ -I—J matisation d'un développement sociologique ou scientifique... ». Tous les cri- tiques contemporains sont d'accord avec cette affirmation de Brian Aldiss. Si l'on constate, en outre, que l'écriture de notre genre fonctionne comme un « écosystème » dont l'équilibre est assuré par la cohérence entre l'hypothèse de départ du récit et l'ensemble interactif des données de la nar- ration 1, on ne sera guère surpris que, l'actualité aidant, l'écologie puisse devenir un thème significatif de la S.F. : d'ailleurs, depuis 1960 jusqu'à nos jours, il a été large- ment illustré par les écrivains de tous les grands pays producteurs du genre. C'est en 1866 que l'allemand Ernst Haeckel introduit la notion d'écologie, dans sa per- ception scientifique : or, en S.F., le sujet avait déjà été abordé (signe de la prescience de nos auteurs ?), mais ne deviendra vrai- ment à la mode que lorsque le combat poli- tique des écologistes commencera à s'affir- mer. Aussi une histoire du thème dans la littérature de S.F. peut être intéressante ; *Maître de Conférences en Littérature Française. Université Paris XIII (1) « Non seulement mais encore : savoir et idéologie dans la science-fiction et sa critique », M. Angenot et D. Suvin, in : Imagine, n°38, Québec, 1987. 96 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENTANTS

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L'ECOLOGIE DANS LALITTÉRATURE DE

SCIENCE-FICTIONpar Jacques Tramson*

La littérature de S.F. n'a pas attendu les constats actuelspour évoquer les bouleversements écologiques. Si la dimension

proprement imaginaire prédomine dans les œuvres du XIXe siècle etde la première moitié de ce siècle, à partir des années 60 l'écriture

de S.F. s'engage dans un combat nettement idéologiquede contestation écologique.

Jacques Tramson nous présente les dominantes de la littératureanglaise, américaine et française, qui se rejoignent - quelquesexceptions mises à part - dans une peinture tragique de notre

avenir, où la seule espérance réside précisément dans cecri d'alarme lui-même.

a S.F. est un bon support de dra-*^ -I—J matisation d'un développementsociologique ou scientifique... ». Tous les cri-tiques contemporains sont d'accord aveccette affirmation de Brian Aldiss. Si l'onconstate, en outre, que l'écriture de notregenre fonctionne comme un « écosystème »dont l'équilibre est assuré par la cohérenceentre l'hypothèse de départ du récit etl'ensemble interactif des données de la nar-ration 1, on ne sera guère surpris que,l'actualité aidant, l'écologie puisse devenirun thème significatif de la S.F. : d'ailleurs,

depuis 1960 jusqu'à nos jours, il a été large-ment illustré par les écrivains de tous lesgrands pays producteurs du genre.

C'est en 1866 que l'allemand Ernst Haeckelintroduit la notion d'écologie, dans sa per-ception scientifique : or, en S.F., le sujetavait déjà été abordé (signe de la presciencede nos auteurs ?), mais ne deviendra vrai-ment à la mode que lorsque le combat poli-tique des écologistes commencera à s'affir-mer. Aussi une histoire du thème dans lalittérature de S.F. peut être intéressante ;

*Maître de Conférences en Littérature Française. Université Paris XIII(1) « Non seulement mais encore : savoir et idéologie dans la science-fiction et sa critique », M. Angenotet D. Suvin, in : Imagine, n°38, Québec, 1987.

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L HOJWJWEQUI PEUT TOUT

in : Encyclopédie de l'Utopie, des voyagesextraordinaires et de la science fiction de Pierre

Versins, L'Age d'Homme, 1972

nous nous limiterons aux textes qui posenteffectivement le problème de l'équilibrenaturel des espèces dans leur milieu (ou desdangers menaçant cet équilibre), dans uneperspective scientifique et/ou politique,excluant les récits anti-scientifiques prônantle retour à la terre, tels que Ravage % ouMalevil 3, - qui ne font qu'illustrer un thèmecher à l'Utopie -, tout comme les histoires defin du monde ou les romans cataclysmiques,

simplement fondés sur la peinture pessimistedu genre humain ou l'horreur.

Préludes à l'EcologieAvec surprise, on voit, dès le XIXe siècle etau début du XXe, des écrivains imaginer lebouleversement de notre planète par la per-turbation d'un de ses éléments constitutifs,sous l'effet d'un accident naturel, d'une

.manipulation scientifique ou des progrès de« la civilisation ».

Le passage d'une comète va modifier notreatmosphère, chez Poe, Wells, Rosny Aîné ouConan Doyle 4. L'expérience d'un savant oul'exploitation technologique des ressourcesnaturelles mettent en cause les équilibres ter-restres : que Verne dénonce la suroxygénationde l'air, Mouton, réchauffement du globe,Haldane, le ralentissement de sa rotation ; ouqu'Heinlein dénonce les dangers de l'atome 5,on peut voir en eux, avec Jacques Goimard :« les ancêtres du mouvement écologique, pourqui la fin du monde est conçue avant toutcomme une mort de la nature consécutive au« progrès » de la civilisation. » *>Mais cette S.F. écologique des premiers tempsn'est pas toujours catastrophique comme entémoigne, dès 1805, Cousin de Grainville,imaginant, dans son Dernier Homme, que lesterriens arrivent à lutter contre le vieillisse-ment de la planète en la « débarbouillant »de son eau et en conquérant les lits desrivières avant de s'attaquer aux océans. Etplus d'un écrivain sait mettre en œuvre, dans

(2) Barjavel , E . O . : 1943, rééd . Gal l imard (Folio). S. Bare t s indique (Catalogue des Ames et Cycles de

la S.F., P .d .F. /Denoël , 1979, p . 35) que : « cette vision pessimiste - et obscurant is te - /de fin du monde/

- a gardé son actualité à l ' heure de l'écologie. » Mais D. Guiot se demande si ce re tour à la t e r re doit

être in te rpré té comme « écologie avant la lettre ou bien influence pétainiste. » (in : Le Monde de... la

S.F., M.A./Encyclopédie de Poche , 1987, p . 28).

(3) R. Merle , 1972. Le cataclysme (nucléaire) y est prétexte à une redéfinition de la société : plus que

l 'équil ibre de la n a t u r e , c'est celui des hommes qui intéresse l 'auteur .

(4) Conversation avec Eiros et Charmion, 1839. Au Temps de la Comète, 1906. La Force Mystérieuse

et La Ceinture empoisonnée, 1913.

(5) Une Fantaisie du Dr Ox, 1872. La Fin du Monde, 1883. The Last Judgement, 1927. Il arrive que

ça saute, 1940.

(6) Préface à Histoires de Fins du Monde, La Grande Anthologie de la S.F., Livre de Poche , 1974, p . 19.

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de riches trames imaginaires, des écosys-tèmes fonctionnels et positifs 7.On va constater que, même dans la périodecontemporaine, cette dimension de l'imagi-nation va, avant la perspective politique,enrichir les références à l'écologie, dans destextes qui se prêtent le plus souvent à la lec-ture des jeunes.

Les Francs-tireurs de l'Ecologie

Si l'on excepte l'écosystème à dimension pla-nétaire que met en scène Isaac Asimov dansDeux Touffes de Fourrure Verte (1950), oules techniques suggérées par Gilles d'Argyre(alias Gérard Klein) dans Chirurgiens d'unePlanète (1960), et Frederick Turner, dansMars aux Ombres Sœurs, pour « terrafor-mer » Mars, c'est à dire reconstituer sur laplanète rouge un environnement qui permet-te aux humains de survivre dans des condi-tions proches de celle de la Terre, la présen-tation scientifique de notre thème est plutôtsacrifiée à la dimension de l'imaginaire oudu distopique 8.

Ainsi, l'humour l'emporte dans la visiond'une écologie à dimensions galactiques, telleque la propose Simak, dans Z comme Zèbre(1954), ou Asimov (habituellement plus férude « hard-science » 9), dans Les Dieux eux-mêmes (1972) : car « rien ne se perd, rien nese crée », et les poussières, envoyées dansl'espace pour nettoyer notre « belle » Terre,reviendront l'étouffer, augmentées de cellesdes extra-terrestres qui n'ont guère appréciéde servir de dépotoir ; tout comme la« pompe à électrons » d'Asimov, si ellerésout la crise de l'énergie terrienne, menacel'équilibre d'un univers parallèle. Sur unmode plus poétique, Bradbury avait déjàsouligné, dans une des Chroniques

Martiennes (1950), comment l'acclimatationde terriens sur Mars, en modifiant l'équi-libre de son univers, allait entraîner la dis-parition de la civilisation indigène.C'est le plus souvent cette vision catastro-phique qui domine dans les œuvres de cettepériode : notre univers, atteint de démogra-phie galopante, de pollution, aux grandséquilibres écologiques déstabilisés par lessciences et les techniques, suffoque de sespropres émanations. Après la satire du belgeJacques Sternberg, La Sortie est au fond del'Espace (1956), les images, sans doute lesplus oppressantes, sont celles du HarryHarrison de Soylent Green (1965), d'autantque le grand public a reçu le choc de l'adap-tation cinématographique (en français,Soleil Vert) : surpopulation gluante, acculéeà la famine, condamnée à l'euthanasie desvieillards, lesquels sont recyclés sous formede... nourriture !

En 1973, le français Michel Grimaud dénon-çait, dans La Ville sans Soleil, la catastropheécologique de Seveso... qui n'allait survenirqu'en 1980.Mais, sinon pour nous rassurer, du moinspour nous consoler, il y a l'autre volet de lapensée écologique : la reconquête de la natu-re. Avec un grand pouvoir de suggestion poé-tique, l'italien Lino Aldani nous invite àredécouvrir la puissance de cette natureoubliée, loin de la société industrielle eturbaine, dans Quand les racines... (1976).On retrouve cette vision d'écologie doucedans Le Chant de la coquille Kalasaï (1972),de Bernard Villaret ou Le Temps desGenévriers (1981) de Kate Wilhehn.Face à cela, évoquerons-nous le pamphletanti-écologiste de Pierre Boulle, Miroite-ments (1982), où l'on voit le premier

(7) Cf. L'anonyme Fantastical Excursion into the Planets, 1839, et, surtout, The World, the Flesh andthe Devil, J .D. Bernai, 1929.(8) Ce terme désigne les récits « anti »-utopiques.(9) Hard-Science définit la S.F. basée sur les sciences exactes.

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président français écologiste mettre en routeune centrale solaire qui va entraîner lespires catastrophes ?Surtout, à côté de ces productions en ordredispersé, il faut considérer les écrivainsanglais, américains et français qui, après1960, ont associé écriture et combat idéolo-gique.

La Science-Fiction EcologiqueEvoquant cette génération, Scott Baker sou-lignait : « son intérêt pour la révolte, lechangement, l'expérimentation et les diffé-rents aspects de la contre-culture, et sonpessimisme face aux prochains désastres quepourraient déclencher la guerre, la surpopu-lation, la pollution et autres fléaux /.../ » 10.Ce phénomène sensible aux U.S.A., enGrande-Bretagne et en France, va êtrecorollaire de la définition dans chacun de cespays d'une nouvelle S.F.. Chacune, liée à laremise en question de valeurs tant idéolo-giques qu'esthétiques, comporte une dimen-sion de contestation écologique.

« New Worlds »En Grande-Bretagne la « New Thing » vas'affirmer à travers quelques auteurs et unmagazine : New Worlds, sous la direction deMichael Moorcock, va faire découvrir LeMonde Vert (1962) de Brian Aldiss, notreplanète transformée en jungle tropicale oùl'homme a dégénéré ; elle va porter à la célé-brité John Brunner. Son chef-d'œuvre, Tousà Zanzibar (1968), dénonce, d'une manièrebrutale et obsessive, surpopulation et pollu-tion ; Le Troupeau Aveugle (1972), où, enco-re, la pollution industrielle a transformé laMéditerranée en lac fétide et entraîne, cer-tains jours, des pluies d'acide (pas :

« acides ») sur New York. Mais le plus frap-pant des auteur révélés par la revue, mêmesi l'écriture brutale et révolutionnaire de sesdernières œuvres l'écarté du lectorat desjeunes, est Jim G. Ballard : sa première tri-logie n montrait comment notre universallait à sa fin dès que son équilibre écolo-gique était rompu dans l'un de ses élémentsnaturels, l'eau, l'air ou le feu. La formule deStan Barets qualifie bien la série : « Peintured'une lente désagrégation écologique. Aussibelle qu'aride, aussi brillante qu'inquiétan-te : /.../ c'est le dépouillement, c'est le débutde l'éternité. » 12. En contrepoint, Ballard acomposé une violente trilogie des écosys-tèmes de notre univers moderne où automo-bile, monde bétonné et univers des toursdébouchent sur une dégénérescence des indi-vidus 13.

L'originalité du mouvement anglais est que,dans le même temps qu'à travers la conscien-ce écologique s'extériorise une contestationdu système, la S.F. s'intériorise et la planèteque l'on explore, c'est notre cerveau.

De « Dangerous Visions » aux « Enfantsde Dune »L'école U.S. en restera, elle, à une visionplus extérieure, plus traditionnelle deschoses : qu'on se souvienne de Génocides(1965), où Thomas Disch évoque la destruc-tion de notre biosphère par l'interventiond'extra-terrestres qui ensemencent notreglobe pour en faire une serre à leur usage ;la tragique mort de la race humaine y estprésentée, dans un froid réalisme, commel'application, imaginative mais scientifique,des lois de l'écologie.Le mouvement américain de la « SpéculativeFiction », trois ans après le courant anglais

(10) La S.F. Américaine, in Science-Fiction, n°2, Denoël, 1984, p . 127.(11) Le Monde Englouti, 1962. Le Vent de Nulle Part, 1962. Sécheresse, 1965.(12) Catalogue des Amesl.../, op. cit., p. 30.(13) Crash, 1973. L'Ile de Béton, 1974.1.G.H., 1975.

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de la « New Thing », va reprendre, sousl'impulsion d'Harlan Ellison, le flambeau,entre autres, de l'écologie. Ce seront, enparticub'er, les trois anthologies DangerousVisions (1967), Again Dangerous Visions(1972), et Last Dangerous Visions (1976), oùEllison fait interpréter une partition « écolo-giste » à plus de trente écrivains. Les troisplus caractéristiques se retrouveront dans lerecueil au titre significatif : Trois FutursIncertains (1969). Selon la formule deBernard Blanc, il s'agit de « montre/r/ sansambiguïté que la Terre a été mise à sac, nonà cause de la folie de la race humaine, maisbien par une minorité d'exploiteurs, quin'ont qu'un but, dominer le monde pour entirer le plus de profit possible au détrimentde la sécurité des peuples. » 14. C'est l'argu-ment de la nouvelle de Blish, Nous mourronsnus, comme ce l'était de sa série Les VillesNomades, achevée en 1962, qui opposait laconscience écologiste des responsables descités voyageuses de l'espace aux méfaits deschefs d'entreprise interplanétaires. C'est ladémarche de la nouvelle de Silverberg, LeJour où le passé fut aboli, comme de sonroman Les Monades Urbaines (1971),dénonciation d'un « bonheur » concentra-tionnaire, factorisé par un habitat de toursgéantes. Quant à Zelazny, le troisièmeauteur du recueil, il avait déjà renouvelé lethème de la colonisation d'une planète étran-gère, en 1967, dans Seigneur de Lumière,dénonçant l'exploitation d'un peuple main-tenu dans un Moyen Age artificiel par les« Seigneurs » disposant d'une technologieavancée et prétendant substituer leur cultu-re à celle de la planète.C'est une idée analogue, traitée par le biaisde l'humour « noirissime », qu'exploite John

Varley, au début des années 80, dansMillenium : des hommes du futur, dont lasuper-technologie a épuisé et pollué la terre,tentent d'exploiter des êtres humains « nor-maux », en venant recruter, dans le passé,un cheptel humain.Mais, face à cette tendance dure de la S.F.écologique américaine, il y a un cas : celuidu plus célèbre auteur de ces dernièresannées, Frank Herbert, le créateur dumythe de Dune. Ecologiste convaincu, il apu, grâce au succès de sa série inaugurée en1965, mettre sa vie en conformité avec sesoptions : « L'écologie a été pour moi unesource d'influence », confie-t-il lors d'uneinterview de 1980, au cours de laquelle ilévoque le partage de son temps entre l'écri-ture et ce que Bernard Blanc appelle le bri-colage « des technologies douces et /le soin/des canards. » 15.

Un extrait du dernier volet du cycle, LesEnfants de Dune (1983), suffit à mettre enlumière la dimension écologique de l'œuvre :« Jamais encore les liens qui existaient entrecet environnement et le comportementhumain ne leur étaient apparus aussi évi-dents. Ils se sentaient l'un et l'autre devenuspartie intégrante d'un système dynamique àl'équilibre fragile . » 16.Et faut-il rappeler que le thème de la sérieest la croisade écologique de Paul Léto pourtransformer le désert de sable de la planèteDune en un univers souriant : on le voit, à lacontestation, Herbert préfère l'exemple,qu'il propose dans son œuvre comme dans savie. D'ailleurs, cet adepte des technologiesdouces refuse les oppositions trop tran-chées : dans La Ruche d'Hellstrom (1973),c'est sous forme de débat qu'il suggère unepossible alternative à notre évolution natu-

(14) S.F. et idéologie, in Univers 08, J 'ai Lu, 1977, p. 177.(15) Une Rencontre avec Frank Herbert, B. Blanc et Y. Frémion, in Univers 1980, J 'ai Lu, 1980, p .370-377, passim.(16) Presse-Pocket, 1983, p . 53 (V.O. : 1976).

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La Ville qui n'existait pas, ill. E. Bilal

relie dont l'avenir paraît incertain, grâce àune modification des structures sociales etbiologiques de l'homme par une série demutations artificielles. Ainsi la démarche deHerbert se différencie-t-elle, mais en la com-plétant, de celle des alarmistes de la S.F.écologique l~I.

« Alerte »De ceux-ci, au contraire, se rapproche la« Fiction Spéculative », (devenue laN.S.F.F : Nouvelle Science-FictionFrançaise) dominée par le souci d'une litté-rature engagée, comme en témoigne le dis-cours polémique de Bernard Blanc, un desmentors de cette nouvelle génération :« La S.F., jadis au service d'une idéologieréactionnaire, s'ouvre aujourd'hui à lacontestation et semble passer à l'ennemi. /.../Dans cette optique, la S.F., comme toute lit-térature, est un phénomène politique. » '".Cette N.S.F.F., caractérisée par la revue

« Alerte », de l'éditeur suisse Kesselring, estillustrée par les trois anthologies réunies parJ.P. Andrevon, Retour à la Terre, « cataly-seur/s/ des idées écologiques », selon la priè-re d'insérer des éditions Denoël.Aux côtés de l'anthologiste, on trouvaitquelques pionniers de la génération précé-dente, tels que Francis Carsac, PhilippeCurval, et surtout des nouveaux venus,Daniel Walther, Bernard Blanc, Jean-PierreFontana, le prolifique Pierre Pelot, PierreChristin et, un peu à part, Serge Brussolo etMichel Jeury. Ce dernier, sans doute le plusimpliqué dans la démarche écologique, asso-cie, comme Herbert, écologie et vie campa-gnarde : « Ce trait d'égalité entre vie agraireet capacité créatrice se retrouve projetéjusqu'au sein de ses fictions ; les paradisutopiques de notre auteur sont toujours non-urbains /.../ On remarque d'ailleurs /.../ quela déstabilisation, la crise, vient toujours del'extérieur, des sociétés urbanisées et milita-

(17) D. Guiot, in Le Monde de... la S.F., op.cit., définit ainsi Herbert (p. 110), par « l'attentionmaniaque - même parfois indigeste ! - aux interactions qui se tissent entre individus (influence de lapsychanalyse), des groupes et leur environnement (influence de l'écologie). » par opposition à ceuxpour qui : « le dépérissement de l'humanité sera l'occasion de lancer un effrayant cri d'alarme écolo-gique accompagné d'un catalogue le plus exhaustif et précis possible des atteintes à l'environnementqui aujourd'hui nous menacent. » (J.P. Andrevon, ibid, p. 49).(18) S.F.et Idéologie, art. cité, p. 179.

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risées », comme le note Stéphane Nicot19.Et on a pu comparer Soleil chaud, Poissondes profondeurs (1976) aux grands romansde Brunner, Tous à Zanzibar et Le Trou-peau aveugle.Dans Sommeil de Sang, Brussolo met enscène une société dont les structures sontdéfinies par les modes d'alimentation : maisun enfant-mutant va mettre en péril ceséquilibres.Les images de futurs en ruines de PierreChristin qu'on rencontrait dans ses Préda-teurs Enjolivés (1976) ou Le Futur est enMarche Arrière (1979), incitent à approcherd'une lecture adulte ces best-sellers de laB.D. des jeunes que sont les Légendes denotre Temps, où les colorations écologistesde Rumeurs sur le Rouergue, dessinateur :Tardi, du Vaisseau de Pierre et de La Villequi n'existait pas, avec la collaboration deBilal, s'affirment, mais peut-être moins quedans sa série vedette, dessinée par Jean-Claude Mézières, Valérian, dont tant lesintrigues que les mises en place de décors deplanètes autres témoignent à la fois decontestation écologiste et de souci d'unevraisemblance écologique.Et il n'est pas inintéressant de mettre enparallèle les réflexions de Curval, un vétérandu groupe, dans Le Dormeur s'éveillera-t-il ?et d'un de ses jeunes représentants, Pelot,bien connu des jeunes lecteurs, dans Mourirau Hasard : opposition entre idéologie écolo-giste et techniciste, incarnée, chez Curval,par l'énergie nucléaire, chez Pelot, par ledéveloppement industriel et la conquête del'espace ; entre la chute de la civilisationeuropéenne et une planification absolue del'existence, allant jusqu'à une programma-tion étatique de la mort, on le voit, les ave-nirs proposés vont du désabusé au tragique.

Si la vision écologiste des auteurs françaisest moins scientifique (plus philosophique ?)que celle des américains, si elle semble aussipessimiste que celle des anglais, n'est-ellepas néanmoins fondée sur un postulat opti-miste : celui que le combat par l'écrituren'est pas désespéré. C'est Andrevon quisignalait que la S.F. reste le : « vecteur desidées et des combats écologiques qu'il esturgent de livrer dans un monde où l'avenirn'est plus ce qu'il était. » 20.

Au fond, dans cette vision critique du mondequi nous entoure, empruntant pour s'expri-mer l'incantation de l'imaginaire, mâtiné durationalisme, et persuadée qu'il y a moyende faire changer les choses en modifiant parles nouveaux thèmes et les nouveaux modesd'expression la façon commune de penser,ne retrouvons-nous pas la démarche des« philosophes » de notre Siècle desLumières ? Aussi ne sommes-nous pas sur-pris si, dans cette préoccupation pédago-gique, à côté d'auteurs s'adressant délibéré-ment à des adultes, nous rencontrons plusd'un écrivain dont une partie du lectorat estconstituée de jeunes : qu'on pense à Asimov,à Bradbury, à Pelot ou à Christin. Lors-qu'on sait, en outre, comment l'image« verte » est perçue dans la jeunessed'aujourd'hui, peut-être nos écrivains, pluschanceux que leurs prédécesseurs d'il y adeux siècles, voient-ils s'approcher non la« Bévolution », dont la Terreur est parfois lecortège, mais une évolution dont le signe, enFrance et dans le monde, est la montée et lareconnaissance politique des mouvementsécologistes. Alors cette littérature que nousvenons d'évoquer aura été : « une escaleentre « deux mondes incertains », celui dupassé et celui de l'avenir. » 21. M

(19) « Michel Jeury, Rêveur d'Utopies », in : Imagine, n° 38, op. cit., p. 24-39.(20) Cité par S. Barets, in Catalogue des Ames I...I, op. cit., p. 18.(21) La S.F. Politique à la Française, Daniel Walther, in Science-Fiction N°2IPolitique, Denoël, 1984.

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