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1 er DÉCEMBRE 2013 I LeMatinDimanche 50 SPORTS L eMatinDimanche I 1 er DÉCEMBRE 2013 SPORTS 51 Contrôle qualité Contrôle qualité GÉNÉTIQUE Le projet «Athlete», mené en 2002 par Howard Schatz autour du corps des sportifs d’élite, sera exposé au Musée olympique pour sa réouverture le 21 décembre Le corps des champions Outil du triomphe, il projette souvent un idéal de perfection. Soit. Mais laquelle? Le travail de Howard Schatz réhabilite cette question essentielle au service de la diversité génétique. Mathieu Aeschmann [email protected] Léonard de Vinci aurait-il apprécié le livre «Athlete», publié en 2002 par Howard Schatz? Probablement, mais à condition d’en avoir pris connais- sance avant 1492, date communé- ment admise comme celle de la créa- tion de son homme de Vitruve. «[…] Quatre doigts font une paume, et quatre paumes font un pied, six paumes font un coude: quatre cou- des font la hauteur d’un homme. […]» Ainsi se déclinent «les mesures du corps humain» qui accompagnent le dessin à la plume de l’artiste. Autant de conclusions qu’il n’a évidemment pu confronter aux plastiques fasci- nantes et antinomiques d’Alonzo Mourning (basketball) et de Brandon Slay (lutte). De Connie Price-Smith (lancer du poids) et de Svetlana Khor- kina (gymnastique artistique). «Ce cliché est génial parce qu’il ré- sume à lui seul l’extraordinaire diver- sité de l’espèce humaine, décrit Finn Mahler, directeur médical de la base Swiss Olympic à l’Hôpital de La Tour. Il m’inspire spontanément deux ré- flexions. Tout le monde peut trouver un sport dans lequel il pourra s’expri- mer. Mais il est impossible de devenir un champion sans un morphotype adapté à sa discipline. Ce cliché dé- montre avec force que la sélection na- turelle, donc génétique, existe.» Du génotype au phénotype Devant ce tableau des excellences, Frédéric Grappe, docteur en physio- logie biomécanique et entraîneur chez les cyclistes de FDJ, témoigne différemment d’une même admira- tion. «Pas un individu ne ressemble à son voisin, ce qui souligne l’incroya- ble potentiel physiologique de l’hu- main. Je constate par ailleurs que tous ces athlètes ont la trentaine. Ils sont donc arrivés à maturité et témoignent d’une multitude de phénotypes, fa- çonnés grâce à un développement spécialisé.» Le terme «phénotype» doit se comprendre ici comme le résultat vi- sible du génotype, lequel constitue le patrimoine génétique de tout un chacun. «L’individu stimule son génotype en fonction de son environnement social, de sa nutrition, du stress phy- sique et moral qu’il endure et, bien sûr, de l’entraînement auquel il s’as- treint.» Dans le projet mené il y a dix ans par Howard Schatz, c’est forcé- ment ce dernier facteur que l’artiste tend à mettre en valeur. «Chaque sportif photographié ici a cherché une optimisation de sa mor- phologie dans le seul but d’obtenir de meilleurs résultats, détaille Finn Ma- hler. Un nageur veille par exemple à conserver une silhouette élancée pour des critères hydrodynamiques. Un cycliste se concentrera sur cer- tains groupes musculaires comme les cuisses ou les mollets. Il n’a par oppo- sition aucun intérêt à travailler le bi- ceps ou le triceps puisque chaque gramme de trop lui coûtera du temps en compétition.» Moralité: la toute- puissance du patrimoine génétique n’est opérante que s’il est exploité avec une détermination intelligente. «Mais, inversement, la morpholo- gie d’un athlète ne dépendra jamais uniquement de son entraînement, complète le médecin genevois. Le facteur génétique, notamment sa masse musculaire, est déterminant. Même avec un programme rigoureu- sement identique à celui de Nadal, Federer n’aurait par exemple jamais sa musculature.» L’exemple martèle la dictature de l’inné tout en susurrant les miracles d’un acquis judicieusement dosé. Par contre, il ne dit rien de l’in- fluence de la discipline dans le bras de fer que livrent ces deux pôles. «Il faut évidemment dissocier les sports de «performance» de ceux à forte composante technico-tactique», note Finn Mahler. Principalement basés sur la force ou la capacité car- dio-vasculaire, les premiers présen- tent logiquement des morphotypes moins diversifiés. L’équilibre du triathlète Faut-il en conclure que les sports lu- diques (tennis, foot, volley) façonnent des corps plus équilibrés? «Encore faudrait-il qu’on tombe d’accord sur la définition d’un phénotype idéal, sourit Frédéric Grappe. Si vous aimez les corps élancés, la natation s’im- pose. Mais d’autres préféreront une musculature plus saillante. Quant au tennis, il propose des joueurs aux phénotypes très différents. Donc, si je devais vraiment choisir un corps équilibré en fonction de sa discipline, je prendrais celui des triathlètes.» Un débat esthétique finalement as- sez futile. Tout simplement parce que le corps des sportifs d’élite s’éloigne toujours plus de l’homme de Vitruve et de ses proportions parfaites. «Le sport a basculé dans l’hyperspécifi- cité, résume Frédéric Grappe. Au- jourd’hui, les cyclistes sont des rou- leurs, des sprinteurs ou des grim- peurs. Avec le corps qui correspond. Et cette rationalisation extrême des approches se reflète sur les phénoty- pes des champions.» Le constat est évidemment intime- ment lié aux avancées scientifiques. «On sait aujourd’hui que non seule- ment les Jamaïcains possèdent 90% de fibres rapides mais, surtout, que leur fibre musculaire produit une protéine, l’actinen A, qui améliore en- core le phénomène de contraction, in- siste Finn Mahler. A tel point qu’on peut aujourd’hui affirmer qu’il est im- possible de courir le 100 m sous 9’’80 sans cette spécificité génétique.» Impressionnant, et peut-être aussi inquiétant. Car l’impact des prédis- positions pourrait un jour pousser les sportifs en herbe à choisir une disci- pline en fonction de leur patrimoine génétique. Pour les décourager, on rappellera qu’il y a deux décennies les nageurs affichaient une musculature imposante sans savoir qu’elle aug- mentait leur traînée dans l’eau. La preuve sans doute que les phénotypes des sportifs n’ont pas fini de nous surprendre. x Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine», «Vogue», «Stern», «Sport Illustrated» ou encore le «New York Times». L’étude des corps est l’une de ses passions professionnelles, indifféremment appliquée au sport, aux stars ou aux sans-abri. Schatz Ornstein 2002 « Le sport a basculé dans l’hyperspécificité, avec le corps qui correspond» FRÉDÉRIC GRAPPE Docteur en physiologie biomécanique

Lecorps deschampions · 2019. 2. 19. · Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine»,

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Page 1: Lecorps deschampions · 2019. 2. 19. · Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine»,

1erDÉCEMBRE2013 I LeMatinDimanche50 SPORTS L eMatinDimanche I 1erDÉCEMBRE2013 SPORTS 51

Contrôle qualité Contrôle qualité

GÉNÉTIQUE Le projet «Athlete», mené en 2002 par Howard Schatz autour du corps des sportifs d’élite, sera exposé au Musée olympique pour sa réouverture le 21 décembre

Le corps des championsOutil du triomphe, il projettesouvent un idéal de perfection.Soit. Mais laquelle? Le travailde Howard Schatz réhabilitecette question essentielleau service de la diversitégénétique.

Mathieu [email protected]

Léonard de Vinci aurait-il apprécié lelivre «Athlete», publié en 2002 parHoward Schatz? Probablement, maisà condition d’en avoir pris connais-sance avant 1492, date communé-ment admise comme celle de la créa-tion de son homme de Vitruve.

«[…] Quatre doigts font unepaume, et quatre paumes font un pied,six paumes font un coude: quatre cou-des font la hauteur d’un homme. […]»Ainsi se déclinent «les mesures ducorps humain» qui accompagnent ledessin à la plume de l’artiste. Autantde conclusions qu’il n’a évidemmentpu confronter aux plastiques fasci-nantes et antinomiques d’AlonzoMourning (basketball) et de BrandonSlay (lutte). De Connie Price-Smith(lancer du poids) et de Svetlana Khor-kina (gymnastique artistique).

«Ce cliché est génial parce qu’il ré-sume à lui seul l’extraordinaire diver-sité de l’espèce humaine, décrit FinnMahler, directeur médical de la baseSwiss Olympic à l’Hôpital de La Tour.

Il m’inspire spontanément deux ré-flexions. Tout le monde peut trouverun sport dans lequel il pourra s’expri-mer. Mais il est impossible de devenirun champion sans un morphotypeadapté à sa discipline. Ce cliché dé-montre avec force que la sélection na-turelle, donc génétique, existe.»

Du génotype au phénotypeDevant ce tableau des excellences,Frédéric Grappe, docteur en physio-logie biomécanique et entraîneurchez les cyclistes de FDJ, témoignedifféremment d’une même admira-tion. «Pas un individu ne ressemble àson voisin, ce qui souligne l’incroya-ble potentiel physiologique de l’hu-main. Je constate par ailleurs que tous

ces athlètes ont la trentaine. Ils sontdonc arrivés à maturité et témoignentd’une multitude de phénotypes, fa-çonnés grâce à un développementspécialisé.»

Le terme «phénotype» doit secomprendre ici comme le résultat vi-sible du génotype, lequel constitue lepatrimoine génétique de tout unchacun.

«L’individu stimule son génotypeen fonction de son environnementsocial, de sa nutrition, du stress phy-sique et moral qu’il endure et, biensûr, de l’entraînement auquel il s’as-treint.» Dans le projet mené il y a dixans par Howard Schatz, c’est forcé-ment ce dernier facteur que l’artistetend à mettre en valeur.

«Chaque sportif photographié ici acherché une optimisation de sa mor-phologie dans le seul but d’obtenir demeilleurs résultats, détaille Finn Ma-hler. Un nageur veille par exemple àconserver une silhouette élancéepour des critères hydrodynamiques.Un cycliste se concentrera sur cer-tains groupes musculaires comme lescuisses ou les mollets. Il n’a par oppo-sition aucun intérêt à travailler le bi-ceps ou le triceps puisque chaquegramme de trop lui coûtera du tempsen compétition.» Moralité: la toute-puissance du patrimoine génétiquen’est opérante que s’il est exploitéavec une détermination intelligente.

«Mais, inversement, la morpholo-gie d’un athlète ne dépendra jamais

uniquement de son entraînement,complète le médecin genevois. Lefacteur génétique, notamment samasse musculaire, est déterminant.Même avec un programme rigoureu-sement identique à celui de Nadal,Federer n’aurait par exemple jamaissa musculature.»

L’exemple martèle la dictature del’inné tout en susurrant les miraclesd’un acquis judicieusement dosé.Par contre, il ne dit rien de l’in-fluence de la discipline dans le brasde fer que livrent ces deux pôles. «Ilfaut évidemment dissocier les sportsde «performance» de ceux à fortecomposante technico-tactique»,note Finn Mahler. Principalementbasés sur la force ou la capacité car-

dio-vasculaire, les premiers présen-tent logiquement des morphotypesmoins diversifiés.

L’équilibre du triathlèteFaut-il en conclure que les sports lu-diques (tennis, foot, volley) façonnentdes corps plus équilibrés? «Encorefaudrait-il qu’on tombe d’accord surla définition d’un phénotype idéal,sourit Frédéric Grappe. Si vous aimezles corps élancés, la natation s’im-pose. Mais d’autres préféreront unemusculature plus saillante. Quant autennis, il propose des joueurs auxphénotypes très différents. Donc, sije devais vraiment choisir un corpséquilibré en fonction de sa discipline,je prendrais celui des triathlètes.»

Un débat esthétique finalement as-sez futile. Tout simplement parce quele corps des sportifs d’élite s’éloignetoujours plus de l’homme de Vitruveet de ses proportions parfaites. «Lesport a basculé dans l’hyperspécifi-cité, résume Frédéric Grappe. Au-jourd’hui, les cyclistes sont des rou-leurs, des sprinteurs ou des grim-peurs. Avec le corps qui correspond.Et cette rationalisation extrême desapproches se reflète sur les phénoty-pes des champions.»

Le constat est évidemment intime-ment lié aux avancées scientifiques.«On sait aujourd’hui que non seule-ment les Jamaïcains possèdent 90%de fibres rapides mais, surtout, queleur fibre musculaire produit une

protéine, l’actinen A, qui améliore en-core le phénomène de contraction, in-siste Finn Mahler. A tel point qu’onpeut aujourd’hui affirmer qu’il est im-possible de courir le 100 m sous 9’’80sans cette spécificité génétique.»

Impressionnant, et peut-être aussiinquiétant. Car l’impact des prédis-positions pourrait un jour pousser lessportifs en herbe à choisir une disci-pline en fonction de leur patrimoinegénétique. Pour les décourager, onrappellera qu’il y a deux décennies lesnageurs affichaient une musculatureimposante sans savoir qu’elle aug-mentait leur traînée dans l’eau. Lapreuve sans doute que les phénotypesdes sportifs n’ont pas fini de noussurprendre. x

Howard Schatz est un photographe américain établi à New York. ll a reçu de nombreux prix et travaille notamment pour «Time Magazine», «Vogue», «Stern», «Sport Illustrated» ou encore le «New York Times». L’étude des corps est l’une de ses passions professionnelles, indifféremment appliquée au sport, aux stars ou aux sans-abri. Schatz Ornstein 2002

«Le sporta basculé dansl’hyperspécificité,avec le corpsqui correspond»

FRÉDÉRIC GRAPPEDocteur en physiologie biomécanique