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LECTURE(S) ET ÉCRITURE(S) OU COMMENT UN SIÈCLE PRÉPARE L'AUTRE ÉLIANE LAVAUD-FAGE Université de Bourgogne Dans un ouvrage devenu classique, Léo Bersani parle, à propos texte réaliste, de son rejet des images morcelées et discontinues, de sa volonté de totalité signifiante, de signification ordonnée. Alors même qu'il dénonce les désordres du monde, le roman réaliste de la fin du e siècle nie, par sa forme même, la nature fragmentaire de la société 1 Et, sans ignorer, bien entendu, que la participation du lecteur est requise, en sachant que le destinataire du roman réaliste jouit de plusieurs degrés � liberté possible, on peut cependant considérer que c'est un roman qui pourrait se définir par sa lisibilité. Le lecteur est, en effet, constamment et de multiples façons 2 , guidé dans son interprétation. Je n'en donnerai qu'un exemple tiré de La de Bringas de Gald6s 3 Dans l'un des premiers chapitres du roman, le narrateur décrit la nouvelle demeure de la famille dans ce qu'il appelle la ville superpalatine, c'est-à-dire dans les étages supérieurs Palais Royal de Madrid. Cette description, par ailleurs typique des romans réalistes dans sa quotidienneté, est un chef-d'oeuvre d'humour où plusieurs locuteurs s'expriment par la bouche du narrateur et où, par une série d'affirmations subtilement niées, de négations corrigées, toute id d'espace, de lumière et de confort est subtilement remise en question. Et, 1 « Le réalisme et la peur du désir», Littérature et réalité, Paris: Seuil, 1971, p. 47-80. 2 Parfois un simple changement de typographie indique au destinataire que tel ou tel tenne doit êe lu d'une façon particulière. Voir, par exemple, l'usage répété de l'italique chez Galdàs. 3 Je range, par commodité, ce roman de Galdàs, écrit et publié en 1884, dans les romans réalistes, refusant de rentrer ici dans la discussion (qui est loin d'être close) sur le réalisme ou le naturalisme de ces oeuvres. HISP. XX - 19 - 2001 5

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LECTURE(S) ET ÉCRITURE(S) OU COMMENT UN SIÈCLE PRÉPARE L'AUTRE

ÉLIANE LAVAUD-FAGE

Université de Bourgogne

Dans un ouvrage devenu classique, Léo Bersani parle, à propos du

texte réaliste, de son rejet des images morcelées et discontinues, de sa

volonté de totalité signifiante, de signification ordonnée. Alors même

qu'il dénonce les désordres du monde, le roman réaliste de la fin du XIXe

siècle nie, par sa forme même, la nature fragmentaire de la société 1• Et,

sans ignorer, bien entendu, que la participation du lecteur est requise, en

sachant que le destinataire du roman réaliste jouit de plusieurs degrés �

liberté possible, on peut cependant considérer que c'est un roman qui

pourrait se définir par sa lisibilité. Le lecteur est, en effet, constamment et

de multiples façons2, guidé dans son interprétation. Je n'en donnerai qu'un

exemple tiré de La de Bringas de Gald6s3• Dans l'un des premiers chapitres

du roman, le narrateur décrit la nouvelle demeure de la famille dans ce qu'il

appelle la ville superpalatine, c'est-à-dire dans les étages supérieurs du

Palais Royal de Madrid. Cette description, par ailleurs typique des romans

réalistes dans sa quotidienneté, est un chef-d'oeuvre d'humour où plusieurs

locuteurs s'expriment par la bouche du narrateur et où, par une série

d'affirmations subtilement niées, de négations corrigées, toute idée

d'espace, de lumière et de confort est subtilement remise en question. Et,

1 « Le réalisme et la peur du désir», Littérature et réalité, Paris: Seuil, 1971, p. 47-80. 2 Parfois un simple changement de typographie indique au destinataire que tel ou tel tenne doit être

lu d'une façon particulière. Voir, par exemple, l'usage répété de l'italique chez Galdàs. 3 Je range, par commodité, ce roman de Galdàs, écrit et publié en 1884, dans les romans réalistes,

refusant de rentrer ici dans la discussion (qui est loin d'être close) sur le réalisme ou le naturalisme de

ces oeuvres.

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Eliane LA VAUD-FAGE

pour assurer la lisibilité parfaite d'une telle description, au paragraphe suivant, le narrateur qualifie ! 'appartement des Bringas de «humilde morada»4

. Le lecteur est on ne peut plus guidé dans sa lecture. Ce type œ roman semble pratiquement refuser toute béance. L'articulation entre la fin d'un chapitre et le début de celui qui suit est, de ce point de vue, exemplaire. Dans La de Bringas, par exemple, les chapitres s'interrompent sur une tension qui amène le lecteur à chercher la solution. Mais, cette stratégie ne crée pas de véritable fragmentation dans la mesure où la réponse est d'ordinaire donnée dès la première ligne du chapitre suivant5.

Lorsque l'on aborde le XXe, les choses changent. La fragmentation œ l'écriture6 et, avec elle, l'ouverture, les béances même, semblent être l'une des caractéristiques majeures du siècle qui vient tout juste de s'achever. Dans la perspective du virtuel, je m'occuperai aujourd'hui de ces béances, dans leur retentissement sur la lecture 7, mais aussi sur l'écriture8

.

Le cas le plus simple est peut-être celui de ces oeuvres de fiction qui ne semblent pas finies ou dont certains chapitres ne paraissent pas terminés. Cela entraîne un certain nombre d'interrogations chez le lecteur qui poursuit mentalement la création. Ainsi, dans Sonata de otoiïo œ Valle-Inclan9

, un des tableaux semble devoir être consacré à brûler les lettres d'amour du Marquis de Bradomin que Concha a conservées dans son coffret à bijoux, mais qu'elle souhaite détruire avant sa mort. Puis un dialogue entre les deux amants amène Concha à changer d'idée et les

4 Benito Pérez Gald6s, La de Bringas, Madrid : Catedra, 2000, p. 74. 5 Fin du chapitre X · «Se determinaba, lSÎ o no?» ; début du chapitre XI : «Se determinô, sf», op.

cit., p. 99-100. 6 II y a deux ans, au cours de l'un de nos colloques, j'ai eu l'occasion de m'occuper de l'écriture

fragmentée chez Valle-Inclân, considéré comme l'un des représentants majeurs du X.Xèrne siècle

(«Ecriture fragmentaire et identité chez Valle-Inclân», Le XX.ème siècle. Parcours et repères, Dijon

Hispanistica XX, 1999, p. 213-221). 7 Pour l'esthétique de la réception, on peut citer, entre autres : Umberto Eco, Lee/or in fabula. La

cooperazione interpretativa nei testi narrarivi, Milan : Bompiani, 1979 ; La recepciôn del texto

literario (Colloque Casa de Velazquez/Université de Zaragoza), Secretariado de publicaciones de la

Universidad de Zaragoza, I 988 ; Rainer Warning (Ed.), Estética de la recepciôn, Madrid : Visor,

1989. 8 Il est bien entendu que tout texte est virtuel puisqu'il n'existe que dans la représentation mentale

que nous nous en faisons lors de la lecture. On peut même dire que le texte est plus virtuel que le

film qui nous donne une image optique d'un objet préexistant (d'où, parfois, la déception d u

spectateur lorsqu'il voit u n film extrait d'un roman). Mais, il y a des textes que l'on pourrait dire

plus virtuels que d'autres. Ce sont eux qui nous occuperont. 9 Publiée en 1902, c'est certainement l'une des oeuvres qui marquent l'avènement d'un siècle

nouveau.

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lettres échapperont au feu. Le narrateur confirme «El dia de quemar

aquellas cartas no lleg6 para nosotros». Et il ajoute : «Cuando muri6

Concha, en el cofre de plata, con las joyas de familia las heredaron sus

hi jas» 10, laissant le lecteur imaginer les conséquences de cette découverte

dont les potentialités narratives sont particulièrement riches 11• Il y a là

déjà un certain appel à la participation du lecteur, surtout dans la mesure

où ces lignes constituent la clôture d'un tableau et se situent ainsi à un

moment de pause. Chaque lecteur pourra imaginer à sa guise, plus ou

moins fugitivement, une suite virtuelle, sans toutefois que celle-ci engage

le sens d'ensemble du texte.

Dans certains textes, en revanche, les zones d'indétermination sont

telles que la constitution même du sens passe par les réponses données par

le lecteur aux hypothèses textuelles. Chez Valle-Inclan encore, et dès le

tournant du siècle, il existe un cas flagrant d'oeuvre comportant un

coefficient élevé d'ambigüité. Je veux parler de Fior de santidad: historia

milenaria, oeuvre publiée en 1904, mais que l'auteur a sur le métier

depuis au moins huit ans 12• L'ambiguïté est installée dès les premières

lignes du texte, dès son incipit :

Caminaba rostro a la venta uno de esos peregrinos que van en romerfa a todos los santuarios y recorren los caminos salmodiando una historia sombria, forjada con reminiscencias de otras cien, y a prop6sito para conmover el alma de los montaïieses, milagreros y tragicos. Aquel mendicante desgreïiado y bizantino, con su esclavina adornada de conchas, y el bord6n de los caminantes en la diestra, parecfa resucitar la devoci6n penitente del tiempo antiguo, cuando toda la Cristiandad crey6 ver en la celeste altura el Camino de Santiago. jAquella ruta poblada de riesgos y trabajos, que la sandalia del peregrino iba labrando piadosa en el polvo de la tierra' 3 !

'° Sonata de orono, Madrid : lmp. De Ambrosro Pérez y Compaiiîa, 1902, p. 81.

" Maupassant, qui semble obsédé par l'idée qu'une femme peut avoir eu des écarts de conduite,

mais pas une mère, donnera beaucoup d'importance à ce thème des lettres d'amour retrouvées par u n

enfant. 12

Fior de santidad: historia milenaria, Madrid: A. Marzo, 1904. Le premier avant-texte publié

dans la presse est daté de 1897, mais est publié, en réalité, à la fin de 1896. Dans une lettre à

Torcuato Ulloa, un de ses amis de Pontevedra, écrite en août 1904, au moment où Valle-lnclan vient

de terminer son oeuvre, l'auteur parle même d'une gestation de dix ans.

13 Fior de santidad: historia milenaria, Madrid Sociedad general de librerfa espaiiola, Imp.

Helénica, 1920, p. 15-16.

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Eliane LAVAUD-FAGE

Le narrateur y présente un personnage d'abord comme un pélerin, puis

le lecteur bute sur une autre facette du même personnage - un

mendiant - et le reflet de la première facette sur la seconde amène celui

qui lit à restructurer sa représentation. L'indétermination a été très

savamment introduite et cultivée dans ce texte inaugural qui, dans sa

première version,

Rostro a la venta adelantaba uno de esos pordioseros que van en

romerfa a todos los santuarios [ ... ]. Aquel mendicante desgrefiado y

bizantino, con su esclavina adomada de conchas[ ... J ... la ruta

poblada de riesgos y trabajos, que la sandalia del peregrino iba

labrando lentamente en el polvo 14 !

faisait intervenir deux fois de suite le champ lexical de la mendicité en

réservant pour la fin du paragraphe celui de la dévotion. Dans l'édition

définitive, en revanche, en passant de «peregrino» à «mendicante» pour

revenir à «peregrino», le lecteur va être amené à revoir deux fois la

représentation qu'il a produite. Les deux termes alterneront par la suite

dans le récit. Et cette ambigüité se poursuivra jusqu'à la mort de ce

pélerin/mendiant dans le discours des personnages. Pour Adega, la bergère,

la «fleur de sainteté», si l'on en croit le titre de !'oeuvre, c'était Dieu en

personne : «-Era Dios Nuestra Sefior» venu sur terre pour éprouver la

charité de ceux qui se disent chrétiens 15• Pour les femmes du village, ce

n'était qu'un bavard impénitent et ennuyeux : «-jFamoso prosero

estaba!»16• Et les paysannes de se signer et de conclure, en remplissant

leurs cruches à la fontaine, que la bergère est possédée du démon : «-La

rapaza tiene el ramo cativo» 17.

14 «Adega. Cuento bizantino», Germinal, 4-Yl-1897.

" Op. cit., p. 52 el p. 125-6-7. Dans le débat sur le christianisme primitif - que la société

contemporaine a dévoyé -, sur la justice et la charité qui a occupé les colonnes des revues dans les

dernières années du XIXe et les premières années du XXe, le thème du retour du Christ sur terre afin

de voir comment était vécue sa doctrine est récurrent (J. Burell, «Jesucristo en Fornas», Don

Quijote, 25-IX-1895, J. Dicenta, «Cristo en Montmartre», Don Quijote, 3-IV-1896, R. Fuente,

«Cristo revolucionario», Don Quijote,, 16-IV-1897, A. Palomero, «Cristo en la tierra», Don

Quijote, 25-Xl-1898). 16 P. 127. «Prosero» (non attesté en castillan) : du galicien «Proseiro» : «Hablador insustancial y

pelmazo, que habla con pesadez molesta» (X. L. Franco Grande Diccionario Ga/ego-Caste/an,

Vigo: Galaxia, 1975).

17 P. 128.

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Lecture(s) et écriture(s) ou comment un siècle prépare l'autre

Là commence la deuxième grande zone d'incertitude de !'oeuvre

valleinclanienne. Depuis que la bergère, une humble orpheline, a joui œ

visions béatifiques - que le narrateur qualifie de miracle -, les hommes

et les femmes du village viennent l'attendre à l'orée des champs pour lui

demander des nouvelles de leurs défunts en pensant qu'elle les a peut-être

aperçus dans le ciel lors de ses visions et les plus vieux la bénissent avec

amour. Mais, lorsqu'elle annonce en même temps que le pélerin était Dieu

et qu'elle porte en son sein son enfant, conçu par Dieu et une pauvre

bergère, tous, dans leurs discours, la disent possédée, à l'exception œ

certains bergers dont le coeur est ouvert aux miracles, et à l'exception du

narrateur. En effet, narrateur et personnages donnent des points de vue

contradictoires. Le narrateur décrit le bonheur mystique qui inonde son

visage en le comparant à ! 'huile sainte qui marque les élus de Dieu tandis

que l'intendante du manoir la croit en proie à la folie de la possession.

Mais, lorsqu'Adega est conduite à la messe des démoniaques, tout dans

son comportement - son mutisme, ses pleurs, sa honte, sa docilité -

la différencie des possédées hurlantes, gesticulantes et sacrilèges. De plus,

le lendemain matin, tandis que l'intendante et le jeune valet qui avaient été

chargés de l'accompagner à la messe des démoniaques rentrent avec elle au

manoir, la vieille femme interroge à voix basse le gamin pour savoir s'il

n'a rien remarqué. Et, comme visiblement rien ne l'a frappé, elle ajoute:

-L,No has reparado cosa ninguna cuando sacamos del mar a la

rapaza? La verdad, odiarfa condenarme por una calumnia, mas

paréceme que la rapaza esta preiiada ...

Y velozmente, con escrupulos de beata, traz6 una cruz sobre su

boca sin dientes 18 •

Un personnage croit donc avoir vu quelque chose, l'autre n'a rien

remarqué et le narrateur ne se prononcera pas sur ce futur et hypothétique

enfantement. Devant ces différentes facettes qui s'entrechoquent, devant ces

zones d'indétermination, ces points de vue non conciliés, le lecteur sera

amené à faire un choix entre les options qui lui sont offertes pour

rassembler les fils du texte et lui donner une signification. Adega sera+

elle lue comme une hystérique et !'oeuvre comme une bourle de cette

société trop crédule, et par-delà, de la religion? Sera-t-elle vue comme une

18 P. 219-220. Au cours de la cérémonie, les démoniaques, dévêtues, doivent recevoir sept vagues

pour se voir délivrées des mauvais esprits qui les habitent.

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«fleur de sainteté» en quête d'une totalité perdue, fruit de la charité du

temps des origines, dans un monde où tout être ouvert au miracle peut être

source de rédemption ?

Les critiques, qui sont, en fait, des lecteurs privilégiés et suffisamment

avertis pour publier leur propre production de sens, rendent compte de ces

lectures contradictoires. Ainsi Gerard C. Flynn commence par qualifier

Fior de santidad de «bagatelle valleinclanienne» en précisant qu'il donne au

terme «bagatelle» le sens de «traitement léger et moqueur de quelque chose

de profond» et il ajoute :

Fior de santidad, leve y frfvolamente, se mofa de los misterios

de la Encarnaci6n, la Natividad y la Concepci6n Inmaculada; e

incluso remeda al santo rosario con sus cinco décadas 19•

Un autre critique y lit la quête d'une totalité perdue, le besoin d'une

autre nativité qui pourrait redonner au monde, s'il accepte de s'ouvrir au

miracle, les valeurs millénaires des premiers temps de la chrétienté20. Et,

récemment, Dru Dougherty plaide pour une lecture multiple : «En vez œ

sentirnos obligados a optar por una vision, dejar que nuestra fantasia se

despierte y aceptar que la realidad sea multiple»21• Mon propos n'est pas

aujourd'hui de privilégier une lecture plutôt qu'une autre, mais de montrer

combien le coefficient d'indétermination de l'œuvre est élevé et combien,

de ce fait, le lecteur devra être actif.

Parfois, ce n'est pas le choc de différentes facettes ou les discours

divergents qui stimulent la participation du lecteur, mais les énigmes du

texte, le non formulé qui offrent au lecteur ou qui exigent du lecteur une

grande participation dans le jeu interprétatif. Et, puisqu'il est question œ

jeu, pensons aux contes de Cortazar où le jeu, sous de multiples formes,

est presque omniprésent. «Vientos alisios», publié en 1977 dans Alguien

que anda por ahf, l'un des derniers recueils de contes de l'auteur, est un

bon exemple de l'indispensable participation du lecteur étant donné que ce

"«La bagatela de Ramon del Valle-Inclân», Actas del Ier Congreso lnternacional de Hispanisras,

Oxford : The Dolphin Book, 1964.

20 Eliane Lavaud-Fage, «Genèse et style chez Valle-lnclân», Style et image au XXe siècle. Culture

hispanique, Dijon: Hispanfstica XX, 1994, p. 77.

21 «Valle-lnclan y el sincretismo literario: Fior de santidad ( 1904)», Valle-Inc/tin y el fin de sig/o,

Santiago de Compostela: Universidade de Santiago de Compostela, 1997, p. 353.

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Lecture(s) et écriture(s) ou comment un siècle prépare l'autre

conte est constitué d'une véritable cascade d'énigmes22• Un couple

- Vera et Mauricio-, que la routine du mariage a miné, décide un soir

d'anniversaire, entre deux coupes de champagne, de jouer pendant quelques

jours à ne plus être un couple, c'est-à-dire de partir au Kénya, dans le

même hôtel, mais avec une liberté totale de vie pour chacun. L'un et

l'autre y rencontre un autre partenaire, un homme et une femme

- Sandro et Ana - qui ne semblent nullement se connaître. Puis c'est

le retour ensemble, dans le même avion, de Vera et Mauricio que le texte

abandonne en plein ciel pour s'intéresser à l'autre couple qui effectue

également ensemble le voyage de retour puis qui se suicide entre deux

verres de whisky, en évoquant le suicide parallèle du premier couple. Dans

ce conte, le lecteur est constamment invité à combler les failles œ

l'énoncé: l'incertitude est installée dès le début du texte et filée jusqu'à la

fin avec tout le génie de Cortazar. Le jeu du montré/caché y est

permanent: renseignements lacunaires sur l'identité des personnages

(nom, travail, lieu de vie) dont on ignore d'ailleurs s'ils sont fiables ou

s'ils constituent l'un des éléments du jeu, indications de temps

trompeuses ou entièrement gommées, passage de l'hypothèse à l'accompli

dans la même phrase, sans solution de continuité, par un simple jeu œ

mode verbal, propositions contradictoires que le texte envisage ensemble

alors qu'en bonne logique elles s'excluent, hypothétiques référents nés œ

l'hybridation des personnages à l'issue de l'expérience échangiste, mélange

dans une même phrase de passages narratifs et de discours rapportés qui

laisse au lecteur le soin de repérer les différents registres comme il devra

identifier la source énonciative en partant à la recherche d'indices

sémantiques ou syntaxiques pour restituer son dit à chaque personnage.

Une fois tout cela décrypté, le lecteur se demandera ce que soufflent

réellement ces vents alisés. Ces vents qui, on le sait, ont la particularité

de changer de sens, n'ont guère été favorables aux deux couples

échangistes puisqu'ils en viennent à choisir le suicide. Doit-on se

contenter de cette interprétation qui ferait la part bien belle et assez

surprenante à une espèce de morale bourgeoise ? Le lecteur curieux du

sens de certains signes, de certaines traces sera amené à revenir sur une

autre énigme. Pourquoi certains noms surgissent-ils dans le récit au hasard

des programmes de radio qui peuplent le farniente des vacanciers : Karen

Blixen et Jomo Kenyatta, c'est-à-dire une autre femme et un autre homme

face aux deux couples auxquels s'intéresse le récit. Karen Blixen, une

romancière danoise, qui vécut quinze ans au Kénya, pointe l'existence

"Alguien que anda por ah(, Buenos Aires : Alfaguara, 1977. p. 31-43.

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Eliane LAVAUD-FAGE

petite-bourgeoise, le matérialisme comme les causes de la déchéance œl'homme qui doit, s'il veut échapper à l'anéantissement, retrouver l'accord avec lui-même, se souvenir que le bonheur et le malheur, la joie et la souffrance appartiennent à titre égal à la vie, et que sa dignité est œ

s'accorder aux vues de la Providence. On est loin du matérialisme de la société de consommation, du farniente, de l'échangisme et de la fuite artificielle vers des terres exotiques23 ! Le deuxième nom n'est vraisemblablement pas cité au hasard, lui non plus : Jomo Kenyatta, le héros de l'indépendance du Kénya, considéré comme «le père de la nation», qui paya sa lutte pour la liberté de son pays de neuf ans de réclusion. Et, si, dans cette perspective, le lecteur interroge à nouveau le titre, au-delà du concept, certes opératoire, de changement, d'échange (de partenaires dans les couples, mais aussi de focalisation du récit qui s'ouvre sur un couple et se referme sur l'autre), ne faudrait-il pas se souvenir que, dans un poème, bien connu de Cortâzar puisqu'il est du poète salvadorien Roque Dalton et que Julio Cortazar l'a lui même transcrit dans un de ses ouvrages24

, une strophe commence par ce vers : «Es necesario ir a buscar nuevos vientos alisios»25

. L'allusion implicite à Roque Dalton, assassiné alors qu'il travaillait pour la liberté de son pays, suggère, peut-être, une autre source possible de plénitude : l'engagement pour la liberté. Les couples du conte n'ont vraiment pas su trouver le bonheur ... Mais, pour trouver son bonheur de lecture, pour parvenir au sens - qui n'est, peut­être, qu'un sens possible -, le lecteur aura dû combler de nombreux trous du texte, sources de surprise autant que de plaisir.

Le conte donnerait ainsi à lire une autre histoire, une histoire non dite, suggérée simplement par quelques détails épars dans le texte, par un titre qui dit peut-être plus qu'on ne le croit de prime abord. De la même façon ce sera au lecteur de décrypter l'histoire non dite de «En nombre œ

Boby»26. Il s'agit apparemment, rapportées par la tante d'un enfant, des

difficultés relationnelles de Boby avec sa mère, difficultés qui semblent aller jusqu'à un désir de meurtre de la part du jeune garçon. Mais, derrière l'histoire dite, s'en dissimule une autre, dévoilée par une analyse du titre :

23 Auteur (sous divers pseudonymes dont Isak Dinesen) de la Ferme africaine ( 1937), Contes

d"hiver ( 1942), Les Voies de la vengeance ( 1944).

24 «Una muerte monstruosa», Obra critica, Buenos Aires: Alfaguara, 1994, vol. 3, p. 131-143.

"Pour toute l'analyse qui précède, je suis très redevable à l'étude de Marie-Pierre Lavaud : «Enigme

et fantastique: «Vientos alîsios » de Cortazar », Tigre 9, L'Enigme (li) Grenoble: Cerhius, 1997, p.

189-208.

26 Alguien que atida por ahi, op. cit., p. 76-91.

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Lecture(s) et écriture(s) ou comment un siècle prépare l'autre

le désir de meurtre de la tante vis à vis de sa soeur, la mère de l'enfant, dont elle est jalouse27

. Et, que dire de «Casa tomada», l'un des contes œBestiario, le premier recueil de Cortazar28? On se souvient qu'il s'agit œdeux personnages, un frère et une soeur, des quadragénaires célibataires qui vivent seuls dans la maison familiale jusqu'à ce qu'ils en soient, en quelque sorte, expulsés par de mystérieux envahisseurs dont l'identité ne sera jamais dévoilée, l'espagnol ayant sur le français l'avantage supplémentaire de pouvoir employer le verbe sans pronom sujet, ce qui veut dire que le lecteur ignore même le sexe de ces mystérieux occupants. On se souvient aussi des interprétations très diverses de la critique, reflets explicites des solutions trouvées ou, au moins, cherchées par le lecteur29

.

L'on pourrait penser que les énigmes, les trous du texte, les histoires non dites sont le propre du fantastique et que, tout compte fait, cela ne prouve pas grand chose à propos de l'intensification de l'activité demandée au lecteur. Valle-Inclan, qui n'est pas précisément un auteur fantastique, peut nous servir d'exemple une fois encore. Trois des contes de Jardin

umbrfo renferment, derrière une histoire dite, une autre histoire chiffrée qui affleure à la surface textuelle à la fin du conte. «El Miedo», «Del Misterio», «Mi Bisabuelo», publiés pour la première fois respectivement en 1903 pour le premier, 1905 pour le second et 1914 pour le troisième embrassent toute la période au cours de laquelle Valle-lnclan se consacre à ce genre. Les trois textes, pris en charge par un narrateur s'exprimant à la première personne, racontent. deux incidents de la vie de ce même narrateur, situés au cours de son enfance - «Del Misterio» - , de sa jeunesse - «El Miedo»- tandis que le troisième évoque son bisaïeul, l'une des plus fortes personnalités de sa famille. Mais, au-delà de ces histoires dites, à trois reprises, le lecteur est invité à construire l'histoire du narrateur adulte, demeurée à l'état virtuel, tout en étant explicitement le point d'aboutissement des contes. Prenons l'exemple de «El Miedo», le premier publié. Il s'ouvre sur une phrase qui se réfère à un moment de la vie du narrateur, mais qui évoque, encore que sans précision, un après permettant d'apprécier la singularité de l'expérience vécue pendant la jeunesse:

21 Voir l'analyse de Milagros Ezquerro : «Alguien que anda por ahf : de los efectos fantâsticos de la

enunciaciôn en dos cuentos de Alguien que anda por ahf», Lo lûdico y lo Jantastico en la obra

de Cortazar, Madrid : Fundamentos, 1985, p. 119-12 L

28 Madrid : Alfaguara, 1995, p. 13-2 L La première édition est de 195 L

29 Voir, entre autres, l'article de Jean L. Andreu, «Pour une lecture de Casa tomada de Julio

Cortâzar», Caravelle, 1968, n°10, p. 49-66.

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Eliane LA VAUD-FAGE

Ese largo y angustioso escalofrfo que parece mensajero de la muerte, el verdadero escalofrfo del miedo, solo lo he sentido una vez30

Suit la recréation de ce moment d'effroi. Le narrateur, tout juste sorti

de l'adolescence, se trouve dans la chapelle du manoir familial en attendant

l'arrivée de l'abbé de Brandeso qui doit venir le confesser. Soudain, un

squelette se met à bouger dans son tombeau, troublant le silence de la

chapelle. L'abbé arrive, ouvre le tombeau, prend le crâne qui remue et le

dépose dans les mains du narrateur qui s'aperçoit qu'en même temps que la

tête de mort il tient des couleuvres qui s'y sont lovées. Son épouvante et

son horreur sont telles qu'il lâche le crâne qui roule sur le sol. Ce manque

de sang-froid lui vaut le mépris cinglant du prieur qui lui refuse

l'absolution

- Sefior Granadero del Rey, no hay absoluci6n... jYo noabsuelvo a los cobardes3

' !

Et le conte se termine sur l'histoire non dite, celle de l'adulte,

façonnée par l'expérience du jeune homme qu'il a été

Las palabras del Prior de Brandeso resonaron mucho tiempo en mis oîdos: Resuenan aun. jTal vez por ellas he sabido mas tarde sonreir a la muerte como a una mujer!. .. 32

Nous n'en saurons pas plus et c'est au lecteur qu'il reviendra de recréer

cet autre âge de la vie du narrateur, puisqu'il saura seulement que le

moment du passé qui est raconté est gros d'un futur resté textuellement

virtuel. Cette préhistoire se présente comme un récit encadré par deux

fragments, courts, certes, mais révélateurs, par le jeu des temps verbaux

(présent et/ou passé composé face à l'imparfait et au prétérit du corps du

récit), de l' hic et nunc du narrateur, deux fragments qui semblent clore le

conte et qui, en réalité, l'ouvre sur le temps de l'écriture. «Del Misterio»,

avec la même structure que «El Miedo», invite aussi le lecteur à produire

'° Jardin umbrfo, Madrid : Perlado, Paez y compania Ed., 1914, p. 33.

31 Ibid., p. 40.

32 Ibid.

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Lecture(s) et écriture(s) ou comment un siècle prépare l'autre

un après, donné comme en puissance dans le récit, mais non réalisé

textuellement : la vie du narrateur adulte, victime innocente d'un crime

commis par son père. «Mi Bisabuelo», de structure légèrement différente

puisqu'il ne s'agit pas d'un conte encadré, mais d'un va-et-vient permanent

entre le récit (le passé) et le commentaire (le présent de l'écriture), contient

également l'histoire non dite du narrateur que le lecteur devra produire à

partir de la résonance revendiquée de la personnalité de l'aïeul sur celle œ

son descendant33. Dans ces contes, centrés sur la quête d'identité, l'histoire

racontée est, en fait, la préhistoire, l'avant, d'une autre histoire, virtuelle

celle-là. Cet avant est en quelque sorte la clé du code de l'histoire chiffrée

que le lecteur est invité à créer en détruisant les frontières entre altérité et

identité dans une perspective d'identité transindividuelle. Et, au passage,

l'histoire seconde, l'histoire virtuelle a pour effet de donner de la réalité à

l'histoire racontée.

Ces béances de l'écriture, qu'une lecture active s'efforcera de remplir,

on peut aussi les apprécier en prenant une autre perspective, celle œ

l'écriture. En effet, les écrivains eux-mêmes s'engouffrent pour leurs

créations dans des béances que la tradition ou que d'autres auteurs ont

laissées. C'est ainsi que, pour Medea la encantadora, Bergamfn met à

profit une béance du mythe34• La mythologie attribue, en effet, au roi œ

Corinthe, Créon, - l'un des invariants du mythe-, une fille du nom œ

Créüse sans que ce personnage féminin intervienne jamais ni chez

Euripide, ni chez Sénèque, les deux plus grands chantres du mythe œ

Médée, et les dictionnaires de mythologie se contentent d'attester son

existence et d'indiquer son lignage royal et son nom. Ce vide permet à

Bergamfn d'en faire une pièce maîtresse de sa version du mythe. De

même, l'absence d'intérêt chez Homère pour la vie quotidienne, pour celle

de Pénélope notamment, laissera le champ libre à un Torrente Ballester ou

à un Buero Vallejo, par exemple, pour la créer, pour textualiser ce que

pouvaient présenter de virtualités certains champs mythiques. Par là, tous

33 «Creo que [mi bisabuelo] ha sido un carâcter extraordinario, y asf estimo sobre todas mis sangres

la herencia suya. Aun ahora, vencido por tantos desengai\os, recuerdo con orgullo aquel tiempo de

mi mocedad, cuando despechada conmigo toda mi parentela, decian las viejas santiguandose: iÜtro

Don Manuel Bermudez!» (Op. cit., p. 171-172).

"Primer acto, Madrid, 1963, n' 44, p. 23-36. La pièce fut jouée dès 1954 à La Havane. Pour plus

de détails, voir J. M. Lavaud, «Medea la encantadora, de José Bergamfn. La rencontre du mythe et

de ! 'histoire», Les Mythologies hispaniques dans la seconde moitié du XXe siècle, Dijon

Hispanfstica XX, 1985, p. 165-181.

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deux tendront à démythifier, chacun à sa façon, le mythe d'Ulysse, le

premier dans El Retorno de Ulises, l'autre dans La Tejedora de sueiios35.

Ces lieux vides, ces espaces d'indétermination que le lecteur va tenter

de remplir lui donnent la marge de liberté dont il a besoin pour qu'une

véritable communication s'établisse avec l'auteur. Cortazar dira très

clairement que le devoir de tout auteur digne de ce nom est d'oeuvrer ainsi

à la mutation du lecteur, et que tel est le but de toute rénovation formelle

du roman:

Yo creo que un escritor que merezca este nombre debe hacer todo

lo que esté a su alcance para favorecer una «mutaci6n» del lector,

luchar contra la pasividad del asimilador de novelas y cuentos,

contra esa tendencia a preferir · productos premasticados. La

renovaci6n formai de la novela [ ... ] debe apuntar a la creaci6n de un

lector tan activo y batallador como el novelista mismo, de un

lector que le haga frente cuando sea necesario, que colabore en la

tarea de estar cada vez mas tremendamente vivo y descontento y

maravillado y de cara al sol36.

Ce pouvoir grandissant du lecteur en a conduit certains, Roland

Barthes en particulier, à annoncer la mort de l'auteur, amené à céder en

quelque sorte sa prééminence au lecteur, celui par qui le texte acquiert sa

signification37• Aujourd'hui, à l'aube du XXIe siècle, deux constats

contradictoires se font jour, tous deux fondés sur la place grandissante

prise par le virtuel dans notre société. Certains, s'appuyant sur le succès

croissant de la civilisation de l'image augurent mal de l'avenir de la lecture

et tendent à parler de la mort du lecteur. D'autres, plus nuancés, analysent

plus finement la présence de l'écran en considérant qu'il véhicule

"Gonzalo Torrennte Ballester, El Retorno de Ulises. Comedia, Madrid : Editora Nacional, 1946

Antonio Buero Vallejo, La Tejedora de sue,ïos, Madrid : Alfil, 1952. «En La Tejedora de sue,ïos

(Espafiol, 1952), Antonio Buero Vallejo emprende una emocionante recreacion de algunos pasajes

de la Odisea, de Homero, y especialmente de uno de los aspectos mas ignorados por la obra clasica,

a pesar de su importancia como punto de arranque de la narraci6n; me refiero a las relaciones

sentimentales de Ulises y Penélope». (Maria Francisca Vilches de Frutos, «Introducci6n al estudio

de la recreaci6n de los mitos literarios en el teatro de la postguerra espafiola», Segismundo, n° 37-

38, p. 187). 36 El Escarabajo de oro, Buenos Aires, 1965. Cité par Susana Jakfalvi, Prologue de Las Armas

secretas, Madrid : Catedra, 1993, p. 58.

37 Roland Barthes, «La mort de l'auteur» (1968), Le Bruissement de la langue. Essais critiques [V,

Paris : Seuil, 1984, p. 63-69.

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Lecture(s) et écriture(s) ou comment un siècle prépare l'autre

aujourd'hui non seulement des images, mais aussi des textes, et que le

virtuel, par la textualité électronique, peut aussi favoriser la lecture en

pensant que l'homme, qui a su passer du codex au livre, saura franchir le

pas du livre au livre électronique, à 1'eBook. Le lecteur devra apprendre à

se diriger dans un possible hypertexte, certainement moins facile à

s'approprier qu'un livre traditionnel. Un certain nombre de questions se

posent néanmoins: l'évaluation scientifique (avec les comités de lecture),

le passage par une maison d'édition (qui accepte ou refuse la publication),

toutes choses qui, même imparfaitement, garantissent au livre une certaine

qualité trouveront-ils leur place ou leurs remplaçants dans la textualité

electronique38? Le livre virtuel trouvera-t-il des lecteurs, ses lecteurs, et, si

le livre réel, celui que nous connaissons et manions aujourd'hui, devait

disparaître - en faisant mentir un Borges qui déclarait : «Se habla de la

desaparici6n del libro; yo creo que es imposible» - quelle en serait la

conséquence ? Une plus grande culture, née de l'attrait de la nouveauté, ou

un plus grand illetrisme, conséquence des difficultés - techniques et

financières entre autres - pour accéder aux nouvelles technologies ?

Comment le lecteur vivra-t-il ce passage du livre, objet réel, à la textualité

virtuelle ? Quelles en seront les conséquences sur la sociabilité? L'écrit a

été un grand facteur de sociabilité à une époque - pas très lointaine

finalement - où une personne lisait pour tout un groupe d'individus qui

s'étaient rassemblés pour l'écouter ; puis, au fur et à mesure que les

lecteurs se multipliaient, la lecture est devenue un acte de plus en plus

individuel, mais on pouvait prêter un livre que l'on possédait dans sa

bibliothèque ou offrir un exemplaire d'un volume en faisant partager un

plaisir de lecture, ce qui est une autre forme de sociabilité. Qu'en restera+

il avec la textualité électronique ?

Le livre virtuel amènera-t-il plus de lecture et plus de lecteurs ? Il est

bien difficile de répondre aujourd'hui - même si l'on peut penser que,

pendant des décennies encore les deux formes, réelle et virtuelle,

coexisteront. Mais, il n'est sûrement pas indifférent que le XXe siècle ait

donné naissance à un lecteur autre, de plus en plus actif, un lecteur qui a

été l'un des buts ou/et l'une des conséquences d'un certain type d'écriture,

d'un jeu du montré/caché, du formulé/non formulé. Et cette mutation qui

38 Récemment José Carlos Mainer déclarait que «La literatura popular es un imposible, aunque sea

una de Jas mentiras mas creibles y piadosas que han contado los poetas». José-Carlos Mainer, «Del

Jocalismo a Jo pintoresco, pasando par lo romantico ( «Breves notas sobre una nomenclatura

estética», Localismo, costwnbrismo y literatura popular en Arag6n, Zaragoza: lnstitucién

«Fernando el Cat61ico» (CSIC), Diputaci6n de Zaragoza, 1999, p. 18).

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s'est épanouie au XXe siècle est en train, avec l'invention des nouvelles

technologies, d'avoir des conséquences auxquelles ceux qui l'ont prônée ne

pouvaient s'attendre. Ces lecteurs, qui ont appris à rassembler les fils du

texte à la recherche du sens, qui ont été confrontés à des énigmes à

résoudre, à des histoires non dites à formuler mentalement, en bref qui se

sont trouvés en position de coauteurs, plus ou moins muets quand même,

il faut bien le dire, vont pouvoir extérioriser les réponses aux virtualités

du texte en s'impliquant dans l'écriture interactive, en instituant une

relation dialogique avec un écrit électronique ouvert.

Les virtualités du livre réel ont produit un lecteur capable d'être

coauteur réel d'un livre virtuel. En dehors de l'écriture interactive, œ

lecteur trouvera-t-il une nourriture à sa mesure dans ce que Stevan Hamad

appelle la galaxie post-gutenbergienne39 ? L'avenir nous le dira.

39 http://www.text-e.org, ou www.bpi.fr

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