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Sommaire Introduction. .......................................................................................................................... 1 1. Histoire et philosophies du « milieu ». .............................................................................. 3 2. L’effet Uexküll. ................................................................................................................. 5 Le sujet animal et son umwelt. .......................................................................................... 5 La mésologie de la perception. .......................................................................................... 6 3. Penser le milieu par le mi-lieu. .......................................................................................... 7 Merleau-Ponty. Penser le milieu par le mi-lieu (le corps-milieu). .................................... 8 Canguilhem. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre vivant). ...................................... 10 Simondon. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre de la relation transductive) ........... 12 4. Du milieu au monde… .................................................................................................... 13 L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon). Par Victor Petit. Post-doctorant à l’Université de Technologie de Troyes. [email protected]. Pour séminaire Mésologiques IV. Environnement, Milieu et Monde. Mésologie de la perception. 13/11/2015. Introduction. Dans un article des Cahiers de Simondon, n°1 (2009), nous méditions l’héritage d’Uexküll, avec les yeux de Simondon, à partir d’une triple distinction qui définissait selon nous le vivant : individu/système (machine) ; rapport/relation ; environnement/milieu 1 . Dresser la liste des 1 Nous citions à ce propos les mots suivants : « L’Umwelt est proprement la relation Individu-Welt. Le comportement observé exprime cette relation, exprime l’Umwelt. On voit pourquoi, selon nous, il n’est pas fondé de parler de la relation entre un individu et son Umwelt » (Gaulejac F. et Gallo A., « Des interactions entre l’animal et le monde à l’énaction d’un monde propre », dans Theraulaz G. et Spitz F. (éd.), Auto-organisation et comportement, Paris, Hermès, 1997, p. 67). Ces mots sont problématiques… ce pourquoi, nous précisions : s’il n’est pas fondé, en effet, de parler du rapport de l’individu au milieu (car l’un n’est pas extérieur à l’autre), il faut au contraire continuer à parler de relation de l’individu au milieu, et se situer au milieu de cette relation vivante car c’est la relation, et non l’individu, qui est vivante. Le rapport se fait entre des termes constitués, tandis que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation, puisque celle-ci est constituante. C’est parce que la relation est constituante que Simondon a pu écrire qu’elle est en réalité un rapport à trois termes. Nous ajoutions : il n’y a de relation que vivante.

L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

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Page 1: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

Sommaire Introduction. .......................................................................................................................... 1

1. Histoire et philosophies du « milieu ». .............................................................................. 3

2. L’effet Uexküll. ................................................................................................................. 5

Le sujet animal et son umwelt. .......................................................................................... 5

La mésologie de la perception. .......................................................................................... 6

3. Penser le milieu par le mi-lieu. .......................................................................................... 7

Merleau-Ponty. Penser le milieu par le mi-lieu (le corps-milieu). .................................... 8

Canguilhem. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre vivant). ...................................... 10

Simondon. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre de la relation transductive) ........... 12

4. Du milieu au monde… .................................................................................................... 13

L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon).

Par Victor Petit. Post-doctorant à l’Université de Technologie de Troyes.

[email protected].

Pour séminaire Mésologiques IV. Environnement, Milieu et Monde. Mésologie de la

perception. 13/11/2015.

Introduction.

Dans un article des Cahiers de Simondon, n°1 (2009), nous méditions l’héritage d’Uexküll,

avec les yeux de Simondon, à partir d’une triple distinction qui définissait selon nous le vivant

: individu/système (machine) ; rapport/relation ; environnement/milieu1. Dresser la liste des

1 Nous citions à ce propos les mots suivants : « L’Umwelt est proprement la relation Individu-Welt. Le

comportement observé exprime cette relation, exprime l’Umwelt. On voit pourquoi, selon nous, il n’est pas fondé

de parler de la relation entre un individu et son Umwelt » (Gaulejac F. et Gallo A., « Des interactions entre

l’animal et le monde à l’énaction d’un monde propre », dans Theraulaz G. et Spitz F. (éd.), Auto-organisation et

comportement, Paris, Hermès, 1997, p. 67). Ces mots sont problématiques… ce pourquoi, nous précisions : s’il

n’est pas fondé, en effet, de parler du rapport de l’individu au milieu (car l’un n’est pas extérieur à l’autre), il

faut au contraire continuer à parler de relation de l’individu au milieu, et se situer au milieu de cette relation

vivante – car c’est la relation, et non l’individu, qui est vivante. Le rapport se fait entre des termes constitués,

tandis que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation, puisque celle-ci est constituante. C’est parce que

la relation est constituante que Simondon a pu écrire qu’elle est en réalité un rapport à trois termes. Nous

ajoutions : il n’y a de relation que vivante.

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personnes qui ont, à leur manière, distingué le rapport physique d’un système à son

environnement de la relation biologique d’un individu à son milieu, s’avèrerait être une tâche

délicate, puisque cette distinction s’ancre dans l’éthologie et la psychologie animale, aussi

bien que dans la psychologie médicale, aussi bien que dans la phénoménologie du vivant et la

philosophie de la biologie, etc. Cette distinction est, selon nous, une autre manière de dire

l’effet Uexküll2. Avant de méditer cet effet chez trois philosophes contemporains et amis

(Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon : partie 3), nous resituerons le milieu d’Uexküll

historiquement, pour mieux saisir la philosophie du milieu (partie 1), avant de préciser de

quoi sa mésologie de la perception est fondatrice (partie 2).

De l’héritage philosophique d’Uexküll, nous ne dirons cependant presque rien3. Et son

héritage n’est pas tant ici explicite qu’implicite. Certes Merleau-Ponty, Canguilhem et, à

moindre égard, Simondon, disent explicitement l’importance d’Uexküll, mais ils ne l’étudient

pas de près – sauf dans les cours sur la nature (1957-1958) de Merleau-Ponty4. Si nous

pouvons parler d’ « effet Uexküll » cependant, c’est que le couplage dynamique de l’être et du

milieu qui est au fondement de leur philosophie n’est pas compréhensible sans l’héritage

d’Uexküll. Cet héritage pose des questions philosophiques qui sont autant de chantiers

mésologiques ; et l’un des chantiers les plus difficiles nous semble celui de préciser le rôle et

le statut du « milieu technique » (partie 4).

2 Le terme de milieu chez Merleau-Ponty et Canguilhem (comme celui d’Umwelt chez Uexküll) vise d’abord à

pointer l’irréductibilité du biologique au physique (et donc l’irréductibilité du milieu animal au monde physique,

l’irréductibilité de la relation vivante à une adaptation mécanique, etc.). Le terme de milieu n’a pas le même sens

chez Simondon car tout doit être compris à l’aune de son ontogénèse générale. Simondon se préoccupe moins de

l’irréductibilité du biologique au physique, il garde de Canguilhem le couple de l’individu et du milieu, mais y

ajoute une pensée de la relation constituante non spécifique au biologique (peut-être héritée de Bachelard). 3 L’héritage philosophique d’Uexküll est immense. La lecture d’Heidegger est probablement la plus commentée.

La lecture la plus audacieuse nous semble venir de Gilles Deleuze : selon lui, Uexküll est un spinoziste qui

s’ignore – la question « que peut-un corps ? » trouve la réponse dans son milieu. C’est audacieux, car à lire

Uexküll, on pense plutôt à Kant : relire Uexküll serait alors se demander en quel sens il a pu réussir là où Comte

avait échoué et en quel sens il a su devenir le Kant de la biologie en substituant au couple du sujet et de l’objet,

celui de l’individu et du milieu. Très nombreux sont aujourd’hui les philosophes qui s’y réfèrent, d’Agamben à

Sloterdijk à Latour, etc. À notre connaissance, il n’existe aucune étude complète méditant la totalité de cet

héritage. Il existe cependant des études partielles, comme par exemple celle de Brett Buchanan, Onto-

Ethologies: The Animal Environments of Uexkull, Heidegger, Merleau-Ponty, and Deleuze (2009). 4 “Le concept de Nature" (1956–1957) ; “Le concept de nature, l’animalité, le corps humain, passage à la

culture" (1957–1958) ; “le concept de nature, nature et logos : le corps humain" (1959–1960). Merleau-Ponty, La

nature. Notes de cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1994

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1. Histoire et philosophies du « milieu ».

Cette présentation très succincte de l’histoire du mot milieu n’a ici que deux buts : pointer

la place tardive de la « philosophie du milieu » (ou mésologie proprement dite) et du « milieu

technique ». Telle que nous la présentons la mésologie, celle de du vivant (ou plus exactement

de l’animal), date d’Uexküll ; mais le statut du « milieu technique » y demeure problématique.

1) HISTOIRE

Héritage grec (meson) et latin (medium).

Héritage éthique : « juste-milieu ». Héritage logique : « milieu-exclu ».

XVIIe siècle.

Milieu physique (Mersenne, Pascal).

XVIIIe siècle.

Milieux physico-moral ou médical (Mesmer)

NB. Naissance du biopolitique (de l’hippocratisme à l’hygiénisme). Cf. Foucault.

XIXe siècle.

Milieu biologique (Lamarck/Darwin, Comte/Cournot)

Sens bio-social (Balzac/Zola), sens mésologique (Taine, Robin, Bertillon).

Milieu sociologique (Durkheim/Tarde)

Milieu géographique (Vidal de la Blache)

NB. Le milieu de la biologie du XIXe siècle (Lamarck, Comte, Bernard) n’est pas à

proprement parler un milieu biologique, c’est un milieu physique pour la biologie. Ce ne sera

plus le cas de celui d’Uexküll.

XXe siècle.

1945. Milieu technique (Leroi-Gourhan, Friedmann).

NB. Il est lourd de sens pour notre histoire qu’il ait fallu attendre la fin de la seconde

guerre mondiale pour que l’on marie enfin l’économique (l’espace de l’oikos) et le politique

(l’espace du meson théorisé par Vernant et Detienne) à travers la considération de notre

milieu technique – dernier né de l’histoire et pourtant premier de notre histoire.

NB. Milieu & Environnement au XXe siècle. En un premier temps, le sens du milieu s’est

précisé en s’opposant à l’environnement (selon l’héritage d’Uexküll) ; en un second temps,

depuis l’officialisation de la « crise écologique », le milieu s’est trouvé identifié à

l’environnement, ce dernier mot cristallisant la nouvelle et dernière époque de notre histoire

(celle de l’anthropocène ou technocène).

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2) PHILOSOPHIE.

Le mot n’est pas le concept. Le mot de milieu précède le concept de milieu. Et le concept

de milieu excède le mot de milieu. Le mot de milieu peut se traduire par environnement,

tandis que le concept de milieu, et c’est là sa première caractéristique, s’oppose à celui

d’environnement. Tous les philosophes du milieu (de Merleau-Ponty à Berque) distinguent le

milieu de l’environnement à la manière d’Uexküll. Il y a bien des philosophes qui font jouer

un rôle central au concept de milieu avant le XXe siècle – il suffit de penser à Comte –, mais à

nos yeux, il est très difficile de parler de philosophie du milieu avant Uexküll, puisque la

philosophie du milieu semble reposer sur la distinction entre Umwelt (milieu) et Umgebung

(environnement). L’histoire du mot n’est donc pas l’histoire du concept : cela est clair si on

rappelle que la mésologie historique (celle de Bertillon) n’est pas mésologique (au sens

d’Augustin Berque) ; ou bien que Jakob von Ueküll oppose das Milieu et die Umwelt5 – que

nous traduisons précisément par « milieu » – ; ou bien que James Gibson distingue le milieu

(qui est une composante de l’environnement terrestre, avec les substances et les surfaces) et

l’environment (écologique) – que nous traduisons précisément par « milieu ». Ce que Gibson

nomme « écologie », Berque le nomme « mésologie », et tous deux présupposent Uexküll6.

Si le mot français de « milieu » porte cependant avec lui une certaine philosophie (une

puissance conceptuelle), c’est en raison même de sa polysémie, de sa duplicité sémantique : à

la fois centre et autour, intermédiaire et environnement, medium et umwelt. C’est en raison de

cette duplicité que le milieu s’oppose d’ailleurs à l’environnement. Pour le dire vite : le

milieu dit plus que l’environnement, car il n’est pas seulement extérieur, mais extérieur et

intérieur, ou plus exactement il est au mi-lieu de l’intérieur et de l’extérieur. Mais le milieu

dit moins que l’environnement, car à proprement parler, il n’environne pas l’être dont il

est le milieu, il n’est pas extérieur à lui, il le conditionne, il le constitue.

5 « C’est en opposition au concept allemand couramment usité de Milieu que notre biologiste balte crée celui

d’Umwelt. Le sens de ce choix répond à la nécessité de comble un manque, le concept de Milieu ne permettant

pas, selon lui, de penser l’animal comme sujet vivant. Alors que Milieu renvoie à un champ neutre, indéfini et

homogène de type physique : l’eau, la terre, le plasma, le sang, l’argile, etc., et équivaudrait à ce qu’on appelle

aujourd’hui les « conditions du milieu », le concept de Um-welt implique quant à lui un centre ; cette opposition

entre das Milieu et die Umwelt correspond à celle que Canguilhem établira entre la science des champs et la

sciences des milieux, c’est-à-dire entre la physique et la biologie » Cf. Adrien GENS, Jacob von Uexküll.

Explorateur des milieux vivants, Hermann, 2014. p. 18 6 L’environment de Gibson équivaut à l’Umwelt d’Uexküll. Uexküll aurait pu dire avec Gibson que « Les mots

animal et environnement forment un couple inséparable… La relation de réciprocité de l’animal et de

l’environnement est irréductible aux relations traitées par la physique » Gibson, Approches écologiques de la

perception visuelle, Bellevaux, éd. du Dehors, 2014, p. 52

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Comme nous l’illustrons plus loin (partie 3), tous les philosophes du milieu jusqu’à

Augustin Berque admettent que : 1) le milieu n’est pas l’environnement ; 2) penser le milieu,

c’est penser par le milieu (penser au mi-lieu).

2. L’effet Uexküll.

Le sujet animal et son umwelt.

On pourrait dire de la tique d’Uexküll, ce que Diderot disait de l’œuf : elle est susceptible

de renverser toutes les philosophies. Il est sûr du moins que son Umwelt ouvre un autre

espace-temps :

« Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu

entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace et le même

temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains » 7.

C’est en 1925 que l’éthologiste Jakob von Uexküll fonde à Hambourg l’Institut für

Umweltforschung (1925), seize ans après avoir posé les bases de son travail (Umwelt und

Innenwelt der Tiere, 1909), et neuf ans avant la publication de son ouvrage retentissant

Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1934), désormais traduits par

Milieux animaux et milieux humains. Nous nous appuyons sur la première traduction, non pas

qu’elle soit meilleure mais elle contient aussi sa « Théorie de la signification ».

Uexküll est un chercheur d’Umwelt. Que fait celui-ci ? Il cherche des unités de sens, c’est-

à-dire, puisque le modèle est musical, des harmonies. L’important est de comprendre « qu’il

faut au moins deux sons pour former une harmonie8 ». Il faut être deux pour faire une unité ;

autrement dit, l’un est couplé. Le couple qu’étudie Uexküll est celui du sujet animal et de son

milieu : « nous devons toujours partir d’un sujet pris dans son milieu et étudier ses relations

harmoniques avec les objets particuliers qui se présentent à lui comme porteurs de

signification »9. « Théorie de la signification » et « théorie des milieux » sont en fait la même

chose, puisque le sens ne peut advenir que là où il y a un vivant couplé à un milieu. « Un

animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel »10, mais seulement avec ses

« porteurs de signification ». Les signaux objectifs de l’environnement ne font sens, ne font

signe, qu’à travers le cercle fonctionnel constituant un milieu subjectif. Un objet (un arbre ou

7 Uexküll, Mondes animaux et monde humain, éditions Denoël, 1965, p. 49. Uexküll poursuit : « Qu’il ne puisse

y avoir un tel espace, cela résulte déjà du fait que chaque homme vit dans trois espaces qui s’interpénètrent, se

complètent, mais aussi se contredisent en partie », à savoir l’espace actantiel, l’espace tactile, et l’espace visuel. 8 Ibid., p. 130. 9 Ibid., p. 131. 10 Ibid., p. 194.

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une fleur par exemple) n’existe pas en soi, mais pour un sujet vivant qui lui donne sens ; ce

pourquoi un même objet est, selon les milieux, habitat, obstacle, nourriture, refuge, symbole,

matière, ou tout simplement inexistant. Pas plus que la mélodie morphogénétique n’est

divisible, elle n’est séparable de son umwelt ; les symboles de signification qui peuplent notre

jardin, interviennent dans la construction de la maison, qu’est notre corps. Il y a dans les

milieux des réalités (subjectives) qui n’ont pas de correspondant (objectif) dans

l’environnement : ainsi d’un chemin familier et du chemin inné, ainsi de la division en

territoire et terrain, ainsi de l’image-prospection, ainsi de ce que Uexküll nomme les « milieux

magiques ». Chaque centre vivant est lui-même un milieu pour d’autres centres, à l’image du

chêne abritant plusieurs milieux. Le milieu cosmologique de l’astronome, comme tout milieu,

« n’est qu’un morceau infime de la nature, découpé suivant les aptitudes d’un sujet

humain »11. Le milieu d’un explorateur, le milieu d’un chimiste, le milieu d’un physicien

atomiste, etc., « si l’on voulait récapituler toutes ses propriétés objectives, il en ressortirait un

chaos »12. Et pourtant, la Nature, qui unifie l’ensemble de ces milieux, demeure en ordre !

Sans rentrer dans les détails, on constate d’emblée deux problèmes. Le premier concerne le

statut de la Nature (le chef d’orchestre de tous les Umwelt, ce plan sans but). Le second

concerne le statut de l’Umwelt humain13. La radicalité d’Uexküll consiste précisément dans le

fait que pour passer de l’animal à l’homme, il n’a pas besoin d’un autre concept : l’Umwelt lui

suffit.

La mésologie de la perception.

« Les théories phénoménologiques de la perception, particulièrement celle de Merleau-Ponty en

France, se rattachent à la recherche de cette compréhension de l’activité perceptive comme une

fonction d’ensemble qui s’intègre elle-même dans une existence du sujet inséré dans le monde, selon

la perspective organismique de Goldstein ; elles sont assez larges, et n’excluent ni le rôle l’attitude

d’attente du sujet (le « set »), en rapport avec les conditions sociales et les motivations, ni

l’élargissement dans le sens d’une psychologie biologique qui veut découvrir l’univers perceptif de

chaque espèce et trouver ce par quoi chaque activité perceptive prend sens dans une situation, selon

les dimensions de la défense, de l’agression, de la quête de nourriture, de l’exploration, de la

sexualité, comme cherche à le faire von Uexküll »14

Jacob von Uexküll. Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1934) ;

Kurt Goldstein. Der Aufbau des Organismus (1934), trad. La Structure de l’organisme

(1952) dans la collection dirigée par M. Merleau-Ponty aux éditions Gallimard.

11 Ibid., p. 164. 12 Ibid., p. 166. 13 Notons que lorsqu’Uexküll parle de l’homme, il parle du milieu de l’individu (le gourmet, l’astronome, la

jeune fille, etc.). Lorsqu’il parle des animaux, il parle du milieu, non pas de l’individu mais de l’espèce. 14 Simondon, Cours sur la perception (1964-1965), 2006, p. 96

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L’effet Uexküll est une autre manière de dire la mésologie de la perception. La perception

suppose la signification (versus information) qui suppose l’animal (versus machine). Du point

de vue hérité d’Uexküll, le couple de la perception et de l’action (i.e du mouvement) est le

corolaire du couple de l’organisme et du milieu. Dans ses Cours sur la perception (1964-

1965) Simondon écrivait : « la perception redevient à l’époque moderne et contemporaine un

principe d’intelligibilité, non plus comme source de paradigmes logiques et critère de la

connaissance vraie, mais comme point de départ d’une théorie des rapports entre l’organisme

et le milieu »15. La mésologie de la perception a le même point de départ. La perspective

biologique développée par Uexküll permet de comprendre comment l’objet de la perception

est tout sauf précisément un objet (une valeur, une valence, un projet).

Dire avec Uexküll, que la relation de l’organisme à son milieu n’est en aucun cas

réductible au rapport d’une machine à son environnement, n’est qu’une autre manière de dire

le refus du modèle mécanique stimulus-réponse. Mais pour comprendre d’où part Merleau-

Ponty dans La structure du comportement (1942), Uexküll ne suffit pas, il faut aussi citer

outre Koffka16, Kurt Goldstein. Tout comme Merleau-Ponty, Canguilhem doit beaucoup à

Kurt Goldstein– qui devait lui-même beaucoup à Uexküll17.

3. Penser le milieu par le mi-lieu.

Hériter d’Uexküll, c’est opposer l’environnement et le milieu. Mais la philosophie du

milieu ajoute une seconde composante (penser le milieu par le mi-lieu) qui décline

différemment cet héritage.

15 Simondon, Cours sur la perception (1964-1965), éd. de la Transparence, 2006, p. 3. 16; Kurt Koffka. Principles of Gestalt Psychology (1935). À l’époque, Koffka était au Smith College de

Londres ; un de ses collègues se nommait James Gibson, qui écrira bien plus tard, The Ecological Approach to

Visual Perception (1979). 17 « Pour chaque organisme le milieu n’est pas fait de tout ce qui se passe dans le monde extérieur ; dans les

conditions normales ne s’avèrent être excitants que les événements avec lesquels l’organisme peut composer

[...]. Chaque organisme a son milieu, comme Uexküll l’a si bien montré » (Goldstein, La structure de

l’organisme, Paris, Gallimard, 1983, p. 99). Cf. aussi « Critique de toute théorie exclusive de l'environnement »

(ibid., p. 75-76).

Goldstein est médecin, mais un médecin qui part « davantage du problème de l'être malade que celui de la

maladie » (ibid., p. 343) et qui admet que soigner l’être malade demande de restructurer l’ensemble de son

milieu au sens large ; un médecin qui pense que la normativité (qui n’est ni la moyenne normale, ni l’anomalie

anormale) est toujours individuelle, qu’il n’y a de fait pathologique que par « son rapport d’insertion dans la

totalité indivisible d’un comportement individuel » (ibid., p. 50) ; que « la santé nouvellement acquise, n'est pas

celle de naguère » et que « l'organisme modifié doit trouver dans le “monde” un nouvel “environnement”» (ibid.

p. 350 et 355). La totalité qu’est l’individu ne se maintient comme telle qu’en se détotalisant, c’est-à-dire en

s’ouvrant sur un milieu. Le débat de l’organisme et du milieu est une ouverture de l’un à l’autre, une tension

dynamique, à partir de laquelle l’organisme se distingue de son milieu en même temps qu’il s’y inscrit.

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Merleau-Ponty. Penser le milieu par le mi-lieu (le corps-milieu).

La philosophie de Merleau-Ponty peut être qualifiée de « philosophie du milieu », et cela,

dans la double acceptation de ce terme : être-au-milieu et être-entre – chair, chiasme,

entrelacs. D’une part, il tenta de penser le comportement comportant son milieu ou la

perception engageant son milieu, d’autre part il tenta de donner corps à l’entre-deux, au tiers

terme.

La structure du comportement (1942) est une critique du behaviorisme et du mécanisme en

biologie. À partir de Koffka, Buytendijk et ultimement Uexküll, l’auteur distingue le

« stimulus » (physique) de la « situation » (pour l’organisme) et l’« entourage géographique »

du « milieu de comportement »18. « En même temps que l’extériorité mutuelle des stimuli, se

trouve dépassée l’extériorité mutuelle de l’organisme et de l’entourage. À ces deux termes

définis isolément, il faut donc substituer deux corrélatifs, le “milieu” et l’“aptitude” qui sont

comme les deux pôles du comportement et participent à une même structure »19. Merleau-

Ponty proposait donc une conception dialectique du comportement, ni mécanique, ni

analytique, ni donc décomposable en causes et effets, parties et tout, selon laquelle les

relations de l’organisme et du milieu ne sont pas comparables aux rapports d’un système

physique et de son entourage. « La goutte d’huile s’adapte à des forces externes données,

tandis que l’animal projette lui-même les normes de son milieu et pose lui-même les termes

de son problème vital »20 ; c’est une autre manière de dire que l’unité des systèmes physiques

est une unité de corrélation, celle des organismes est une unité de signification. Et cela car

« avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini »21.

Sa Phénoménologie de la perception (1945) prolongera cette idée. Le perçu résiste à

l’opposition de la res cogitans et de la res extensa, car engageant un être vivant, et donc la

relation d’une totalité organique avec un événement du milieu. Le perçu engage aussi le

mouvement, autrement dit toute perception a une signification motrice car elle a une

signification vitale. Le sujet percevant n’est pas face au monde, mais au milieu du monde,

notre corps n’est pas dans l’espace, il l’habite ; toutes ces idées se ramènent à l’a

compréhension du monde (welt) comme milieu (umwelt) – et dire qu’il n’y a plus de monde

18 Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, 2002, p. 139-140 19 Ibid. p.174-175. 20 Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 93. Les actions des

organismes « ne sont pas compréhensibles comme des fonctions du milieu physique », « au contraire les parties

du monde auxquelles ils réagissent sont délimitées pour eux par une norme intérieure » (ibid., p. 173). 21 Ibid., p. 169.

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face au corps, c’est dire qu’il n’y a plus de vérité intérieure ou de pensée intérieure au corps22.

« L’habitude ne réside ni dans la pensée ni dans le corps objectif, mais dans le corps comme

médiateur d’un monde »23. Ceci suppose de distinguer le corps objectif du corps phénoménal,

le corps « en tant qu’il projette autour de lui un certain “milieu” en tant que ses “parties” se

connaissent dynamiquement l’une l’autre »24. Et bien entendu, la médiation du corps renverse

l’être même de la chose : « En réalité toutes les choses sont des concrétions d’un milieu et

toute perception explicite d’une chose vit d’une communication préalable avec une certaine

atmosphère »25.

Merleau-Ponty cherche ce lieu commun au touchant et au touché, là où « le toucher se fait

du milieu du monde »26. À l’image de cette citation, le dernier livre inachevé de Merleau-

Ponty tente de penser l’être du milieu du monde. Emmanuel Alloa a relevé la portée du

concept de milieu chez Merleau-Ponty, qu’il définit comme « constitutive médiateté

corporelle de tout rapport au monde »27. Ce que Renaud Barbaras, dans sa préface, résume

ainsi :

« Le corps est essentiellement médiation : il est le milieu du milieu, au double sens de son

centre et de son moyen. Il n’est pas étonnant alors que, chez le dernier Merleau-Ponty, la médiation

en vienne à occuper la place du médiatisé, que ce milieu qu’est le corps – à la fois cœur du monde et

vecteur de son apparaître –, et qui sera désormais nommé Chair, délivre le sens d’être véritable de

ce premier milieu qu’est le monde »28 .

Dans une note inédite pour Le Visible et l’Invisible Merleau-Ponty écrit :

« Notre corporéité : ne pas la mettre au centre comme j’ai fait dans Ph.P. : en un sens, elle n’est

que la charnière du monde » (cité par Alloa, op.cit, p. 70).

Le milieu signifie « une réalité intermédiaire entre le monde tel qu’il existe pour un

observateur absolu et un domaine purement subjectif »29. Or ce milieu n’est autre que le

corps. Le corps de Merleau-Ponty, au fil de l’œuvre, passe du centre à l’entre, tandis que la

problématique du « milieu » passe donc de l’umwelt au milieu formateur du corps et du

monde :

22 « Le monde n’est pas un objet dont je possède par devers moi la loi de constitution, il est le milieu naturel et le

champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites.» (ibid., « Avant-propos », p. V). « La

pensée n’est rien d’“intérieure”, elle n’existe pas hors du monde et hors des mots » (ibid., p. 213). 23 Ibid, p. 169. 24 Ibid., p. 269. 25 Ibid., pp. 369-370. 26 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 174. 27 Alloa, La résistance du sensible, Kimé, 2008, p. 16. L’auteur fait jouer le concept de « milieu », avec celui de

« diacritique » et de « diaphane ». 28 Barbaras, dans sa « Préface » à E. Alloa, op.cit., p. X.

C’est dans ses Cours sur la Nature que Merleau-Ponty médite Uexküll, et c’est sa conception de la nature qui

change au fil de l’œuvre : http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/forma/barbaras.htm 29 Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie de l’enfant, Cours Sorbonne 1949-1952, cité par Alloa, 2008, p. 35.

Page 10: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

« Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de nom dans aucune

philosophie. Milieu formateur de l’objet et du sujet, ce n’est pas l’atome de l’être, l’en-soi dur qui

réside en un lieu et un moment uniques : on peut bien dire de mon corps qu’il n’est pas ailleurs,

mais on ne peut pas dire qu’il soit ici ou maintenant, au sens des objets »30.

Canguilhem. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre vivant).

Lorsque Canguilhem rend sa thèse de médecine, Essai sur quelques problèmes concernant le

normal et le pathologique (1943), il a 39 ans, et cela fait huit ans qu’il étudie la médecine,

tout en enseignant la philosophie. Si on se rapporte aux œuvre de jeunesse, désormais publiée,

son intérêt pour le milieu semble avoir une triple origine : critique du déterminisme du milieu

et irréductibilité de la valeur au fait ; intérêt pour les genres de vie de la géographie

vidalienne ; puis considération de la technique qui relève précisément du genre de vie, plutôt

que de la science appliquée. Les textes canoniques à propos du milieu sont cependant

postérieurs à la guerre, et donc à son expérience de la résistance. Comme le note Jean-

François Braunstein : « dans les œuvres de la maturité il s’agit pour Canguilhem de montrer

que la conception déterministe du milieu, qu’il avait d’abord rejetée parce qu’injuste, est

également scientifiquement erronée »31.

Trois conférences prononcée en 1946-1947 sont essentiels pour comprendre le « milieu »

canguilhemien : « Aspects du vitalisme » ; « Machine et organisme » ; « Le vivant et son

milieu ». Citons la première et résumons la dernière :

« On ne peut pas défendre l’originalité du phénomène biologique et par suite l’originalité de la

biologie en délimitant dans le territoire physico-chimique, dans un milieu d’inertie ou de

mouvements déterminés de l’extérieur, des enclaves d’indétermination, des zones de dissidences …

Lorsqu’on reconnaît l’originalité de la vie, on doit “comprendre” la matière dans la vie et la science

de la matière, qui est la science tout court, dans l’activité du vivant. La physique et la chimie en

cherchant à réduire la spécificité du vivant, ne faisaient en somme que rester fidèles à leur intention

profonde qui est de déterminer des lois entre objets, valables hors de toute référence à un centre

absolu de référence. Finalement cette détermination les a conduites à reconnaître aujourd’hui

l’immanence du mesurant au mesuré, et le contenu des protocoles d’observation relatif à l’acte même

de l’observation. Le milieu dans lequel on veut voir apparaitre la vie n’a donc quelque sens de milieu

que par l’opération du vivant humain qui y effectue des mesures auxquelles leur relation aux

appareils et aux procédés techniques est essentielle. Après trois siècles de physique expérimentale et

mathématique, milieu, qui signifiait d’abord, pour la physique, environnement, en vient à signifier,

par la physique et pour la biologie, centre. Il en vient à signifier ce qu’il signifiait originellement. La

physique est une science des champs, des milieux. Mais on a fini par découvrir que, pour qu’il y ait

environnement, il faut qu’il y ait centre. C’est la position d’un vivant se référant à l’expérience qu’il

vit dans sa totalité, qui donne au milieu le sens de conditions d’existence. Seul un vivant, infra-

humain, peut coordonner un milieu. Expliquer le centre par l’environnement peut sembler un

paradoxe.

30 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op.cit., p. 191. « Le soi et le non-soi, sont comme l’envers et l’endroit,

et que, peut-être notre expérience est ce retournement qui nous installe bien loin de “nous”, en autrui, dans les

choses. Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous et dans les choses, en nous et en autrui, au point

où, par une sorte de chiasma, nous devenons les autres et nous devenons monde » (Ibid., p. 210). L’antithèse de

l’en-soi et du pour-soi n’est pas tant une alternative (comme chez Sartre), mais plutôt un « lien vivant » où « le

sujet qui est son corps, son monde et sa situation, et en quelque sorte, s’échange » (Merleau-Ponty, Sens et non

sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 89). 31 Braunstein, 2011, p. 125.

Page 11: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

Cette interprétation n’enlève rien à une physique aussi déterministe qu’elle voudra et pourra, ne

lui retire aucun de ses objets. Mais elle inclut l’interprétation physique dans une autre, plus vaste et

plus compréhensive, puisque le sens de la physique y est justifié et l’activité du physicien

intégralement garantie.

Mais une théorie générale du milieu, d’un point de vue authentiquement biologique, est

encore à faire pour l’homme technicien et savant, dans le sens de ce qu’ont tenté Uexküll pour

l’animal et Goldstein pour le malade »32.

À défaut de savoir l’accomplir, nous pouvons au moins nommer notre tâche : travailler à

une théorie générale du milieu technique pour ce vivant qu’est l’homme savant.

« Le Vivant et son milieu », la conférence de Canguilhem prononcée en 1947, et publiée en

1965, fait du milieu une « catégorie de la pensée contemporaine », quoiqu’on ait du mal à

saisir son déploiement (« en géographie, en biologie, en psychologie, en technologie, en

histoire économique et sociale ») en une « unité synthétique ». Le « milieu » demeure au cœur

des sciences, milieu transfrontalier entre disciplines plurielles, mais il peine toujours à les

unifier. Selon Canguilhem, si le « milieu » peut fonctionner comme catégorie de la pensée

contemporaine c’est parce qu’il s’agit d’une notion féconde « pour une philosophie de la

nature centrée par rapport au problème de l’individualité »33. L’individu et le milieu sont,

pour Canguilhem, deux concepts complémentaires. Cette complémentarité définit

l’individualité comme ce qui n’est pas un être mais une relation, ce qui n’est pas un objet

mais une caractéristique dans l’ordre des valeurs. Symétriquement, elle définit le milieu par

opposition à l’environnement, c’est-à-dire, en premier lieu, par opposition au medium

décentré de la physique newtonienne et, en second lieu, à l’héritage du milieu physique dans

le champ biologique, héritage qui concerne aussi bien l’environnement quantifiable de

l’hygiène des populations, que l’environnement « mécanique » du béhaviorisme ou bien plus

généralement toute vision déterministe du milieu environnant (de Taine à Pavlov, Watson et

Skinner, en passant par Taylor). Le renversement ou retournement du rapport organisme-

milieu sera, aux yeux de Canguilhem, effectué par la géographie française, puis surtout par

Uexküll et Goldstein qui distingueront le milieu et l’environnement. Tout son article sur le

vivant et son milieu est tendu vers sa conclusion : « Le milieu propre des hommes n’est pas

situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout

pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences »34. Le

milieu est le nom que prend l’environnement lorsqu’il est référé à un centre vivant. « Vivre,

c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même

32 Canguilhem, « Aspects du vitalisme », La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 95-96. 33 Canguilhem, « Le vivant et son milieu », op.cit., p. 129. 34 Ibid., p. 154.

Page 12: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

être référé sans perdre sa signification originale »35. Le milieu est précisément défini contre

l’idée d’une science qui pourrait se construire sans référence à la vie qui la porte. Canguilhem

ne part plus du monde environnant et de sa mesure pour tenter, après coup, d’y introduire le

vivant et son sens, il part du vivant et de ses normes pour donner sens au milieu de la

connaissance.

Simondon. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre de la relation transductive)

Simondon effectue sa thèse de doctorat sous la direction de Georges Canguilhem (1958).

Ce n’est pas une petite thèse. C’est en réalité deux thèses. L’individuation (2005) et Du mode

d’existence de objets techniques (2012). On peut lire le tout selon les quatre modes

d’individuation : physico-chimique, vitale, psycho-sociale, et technique.

Pour Simondon, plus encore que pour ces prédécesseurs, les deux sens du concept de

milieu ne font qu’un. Si bien que le « milieu » devient une méthode : il faut situer « l’être

individué dans une dyade indéfinie dont il occupe le point médian »36, « comme toute série

transductive, l'existence de l'individu doit être prise en son milieu pour être saisie en sa pleine

réalité »37. Tandis que la tradition philosophique considère l'individu comme coextensif à

l'être, Simondon, qui le considère comme résultat partiel d'une opération, comme théâtre et

agent d'une relation, peut le définir par rapport à l'ensemble qu'il constitue avec son milieu :

l'individuation donne toujours simultanément naissance à un milieu associé. « L'individu est

réalité d'une relation constituante, non intériorité d'un terme constitué », « il est être de la

relation, et non pas en relation, car la relation est opération intense, centre actif »38.

L'individuation a réellement lieu à leur limite, elle joue à la surface, avant toute distinction

possible de l’intrinsèque et de l’extrinsèque. Autrement dit, pour comprendre l’individu, il

faut se situer au mi-lieu de l’individu et du milieu. Le rapport de l’individu et du milieu est

une relation en ce sens que le centre actif de l’individuation n’est ni dans l’individu ni dans le

milieu, mais dans leur relation, ce mi-lieu constituant39. Cette pensée du milieu par le milieu,

lui permet à la fois de critiquer l’hylémorphisme (ce qui lui est propre)40 et l’adaptationnisme

(ce qui lui est commun à Merleau-Ponty et Canguilhem)41.

35 Ibid., p. 147 36 Simondon, L’individuation, Paris, éd. Jérôme Millon, 1995, p. 30 37 Ibid., p. 216 38 Ibid., p.62 et p. 63. 39 « Individu et milieu ne doivent être pris que comme les termes extrêmes, conceptualisables mais non

substantialisables, de l’être en lequel s’opère l’individuation. Le centre de l’individuation n’est pas l’individu

constitué ; l’individu est latéral par rapport à l’individuation » (ibid., p.325). 40 « Le schéma hylémorphique comporte et accepte une zone obscure, qui est précisément la zone opérationnelle

centrale. Il est l’exemple ou le modèle de tous les processus logiques par lesquels on attribue un rôle

fondamental aux cas-limites, aux termes extrêmes d’une réalité organisée en série, comme si la série pouvait être

Page 13: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

Notre propos ici est très limitatif, il est de rappeler que : 1) tout Simondon part du couple

de l’individu et de son milieu associé ; 2) toute sa philosophie tente de se situer au mi-lieu de

ce couple. Contrairement à Canguilhem, Simondon tente de penser la relation sans privilégier

un des deux termes de la relation – à savoir le terme sujet. Le centre n’est plus dans le sujet

vivant, mais au milieu de l’individu et du milieu.

4. Du milieu au monde…

« Si l’homme, écrit Merleau-Ponty, ne doit pas être enfermé dans la gangue du milieu

syncrétique où l’animal vit comme en état d’extase, s’il doit avoir conscience d’un monde

comme raison commune de tous les milieux et théâtre de tous les comportements, il faut

qu’entre lui-même et ce qu’il appelle son action s’établisse une distance »42. « La pensée, écrit

Canguilhem, n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde »43. Ce qui

caractérise le monde, par opposition au milieu, est qu’il est décollé de l’organisme.

Si l’animal et son milieu se touchent, c’est qu’il n’y a pas de mi-lieu entre eux. Pour que la

distance au monde advienne, il a fallu que l’homme se loge au mi-lieu, instituant le

décollement, il a fallu que la relation revendique sa place de médiation pour que puisse se

décoller les termes et les rendre désormais visibles l’un à l’autre. Cette relation ou ce

décollement nomme la pensée. C’est parce que l’homme vient prendre place entre, parce qu’il

vient décoller l’animal de son milieu, que peut advenir une relation au milieu. Si l’homme

s’échappe de la prison qu’est son Umwelt, ce n’est pas parce qu’il en abat les murs, mais

parce qu’il glisse sa conscience entre l’animal et le milieu. Mais la pensée ne décolle pas

l’animal du milieu pour s’ouvrir au milieu animal, elle crée un nouveau milieu auquel elle est

collée de nouveau. Ce milieu est le langage. Se demander comment le langage s’accorde au

monde, c’est un peu se demander comment un vivant s’accorde à son milieu, cela n’a pas de

engendrée à partir de ses bornes. Selon la méthode proposée pour remplacer le schéma hylémorphique ; l’être

doit être saisi en son ensemble, et le milieu d’un réel ordonné est aussi substantiel que ses termes extrêmes »

(ibid., p.312). 41 « Aussi bien la notion de relation adaptative de l’individu au milieu que la notion critique [encore

hylémorphique] de relation du sujet connaissant à l’objet connu doivent être modifiées » ; « il faut partir de

l’individuation, de l’être saisi en son centre selon la spatialité et le devenir, non d’un individu substantialisé

devant un monde étranger à lui » (ibid., p. 30). Ou encore : « L’individu ne rencontre pas seulement dans son

milieu des éléments d’extériorité auxquels il doit s’adapter comme une machine automatique ; il rencontre aussi

une information valorisée qui met en question l’orientation de ses propres mécanismes téléologiques ; il l’intègre

par transmutation de lui-même, ce qui le définit comme être dynamiquement illimité » (ibid., p.518). 42 Phénoménologie de la perception, 1945, p. 103 43 La citation complète est : « La pensée n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde qui

permet le recul, l’interrogation, le doute (penser c’est peser, etc.) devant l’obstacle surgi. La connaissance […]

est donc une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu »,

Canguilhem, « La pensée et le vivant », La Connaissance de la vie, op.cit., p.10. On remarquera le passage

problématique du « monde » au « milieu ».

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sens. Le langage et le monde sont collés car le monde du langage est le milieu de notre

pensée. Si nous insistons ici sur cette colle, c’est que bien des débats philosophiques sont dus

au fait qu’on décolle deux faces d’une même surface (vivant/milieu, langage/monde), et qu’on

tente ensuite – et vainement – de les recoller de l’extérieur.

Mais notre lecture est faussée, car Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon admettent tous

trois que la distinction entre le milieu animal (umwelt) et le monde supposé humain (welt)

n’est pas une césure. Pour Merleau-Ponty comme pour Simondon, la rupture est plutôt entre

les animaux inférieurs et les animaux supérieurs, qu’entre les animaux supérieurs et

l’homme44. Les animaux supérieurs, explique Merleau-Ponty lecteur d’Uexküll, n’ont pas

seulement un Umwelt mais un Gegenwelt, une sorte de double du monde extérieur qui

suppose non pas une conscience, mais une médiation par le système nerveux ; médiation à

partir de laquelle le monde joue comme signe plutôt que comme cause, à partir de laquelle

donc l’Umwelt n’est plus fermeture mais ouverture45.

Mais notre lecture est faussée, car plutôt que par le langage, c’est en réalité par la

technique que Merleau-Ponty, Canguilhem et Simondon pensent le passage de l’Umwelt au

Welt. Pour autant, la mésologie de la technique est très problématique, chez ces trois auteurs

et en général – notons que seul Simondon ébauche une mésologie technique de la perception.

Qu’est-ce qu’un Umwelt conditionné par la médiation technique ? Uexküll a pu écrire :

« Nous avons créé à la fois des instruments de perception et des instruments d’action qui

permettent à chacun de nous, s’il s’entend à les utiliser, d’approfondir et d’élargir son milieu. Mais il

n’est pas d’instrument qui permette de sortir du milieu »46.

Est-ce si sûr ? C’est toute la question. L’homme, par la technique, ne cesse-t-il pas de sortir

de son milieu ? Certes pour Gibson la réalité de la technique nous permet de poser

44 S’appuyant sur Gaston Viaud, Simondon distingue « 1/ les Protistes vivent surtout dans un monde d’agents

physiques et chimiques, auxquels ils répondent par des tropismes et des réactions analogues ; 2/ les Métazoaires

inférieurs vivent dans un monde d’agents et de signes, auxquels ils répondent par des tropismes et des réactions

perceptives. Le monde de signes est le Merkwelt de J. von Uexküll ; 3/ les Métazoaires supérieurs vivent dans un

monde beaucoup plus complexe fait d’agents, de signes, et d’objets auxquels ils répondent par des tropismes,

des réactions perceptives à des signes et à des objets ; ce monde d’objets est le Gegenwelt de von Uexküll »

(Simondon, Cours sur la perception, op.cit., p. 114). 45 Merleau-Ponty, La nature, op.cit., p. 224-227. Dans ses ébauches de cours, Merleau-Ponty résume ainsi : « le

corps animal définit par l’Umwelt – l’Umwelt en tant qu’aspects du monde découpés et organisés par

mouvements. Neutre entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Entrelacement mouvement-perception. Neutre entre

centrifuge et centripète ». Chez l’oursin « l’animal est mû, ne se meut pas, ne soutient pas son Umwelt. Pour

qu’il se meuve (et domine lui-même son Umwelt) il faudrait une centralisation » propre à l’animal supérieur. Le

corps humain seul « s’arme d’instruments d’observation et d’action – Donc non rapport avec le système de

déclenchement préétabli, gangue et rails du comportement, extase dans cette mélodie, clôture en elle, mais son

“interprétation”, projection de système d’équivalence et de discrimination non naturels. Non plus un corps

fusion avec un Umwelt mais corps moyen ou occasion de projection d’un Welt » (ibid. pp. 283-284) 46 Uexküll, op.cit., p. 162.

Ce n’est pas un hasard si Heisenberg invoquera l’Umwelt d’Uexküll (cf. Heisenberg, Manuscrit de 1942, Paris,

Seuil, 1998, p. 253), car il aurait pu dire avec lui que notre milieu technique de connaissance (milieu de

perception et d’action) ne nous sort pas de notre Umwelt.

Page 15: L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon) / Victor Petit

philosophiquement que le corps n’est ni subjectif ni objectif47, mais il admet que « c’est une

erreur de séparer l’environnement naturel de l’artificiel comme s’il existait deux

environnements »48. Est-ce à dire que le laboratoire est l’analogue du milieu naturel ?

Canguilhem exprime un point de vue opposé, et soulève l’aporie, non pas tant de la biologie,

que du milieu technique :

Nous voudrions demander à une image de nous aider à mieux approcher le paradoxe de la

biologie. Dans l’Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, l’homme du trimard qui heurte du pied sur

la route les hérissons écrasés, médite sur cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée

des routes. Si cette question a un sens philosophique, car elle pose le problème du destin et de la

mort, elle a en revanche beaucoup moins de sens biologique. Une route c’est un produit de la

technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n’a aucune valeur biologique pour

un hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de

hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En

revanche, ce sont les routes de l’homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et

le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. Or, la

méthode expérimentale – comme l’indique l’étymologie du méthode – c’est aussi une sorte de route

que l’homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la

paramécie et du streptocoque49.

Résumons l’aporie : notre milieu (technique) traverse le milieu de l’hérisson, mais le

milieu du hérisson ne traverse pas notre milieu (technique). Cette dissymétrie doit être

élucidée.

En 1973, au moment où l’« environnement » et sa crise sont introduits en France,

Canguilhem, dans une conférence à Strasbourg, affirmait que l’écologie ce n’est pas la

technique ou la vie, mais la technique et la vie. Ceci était en réalité une invitation à méditer la

place du milieu technique.

47 « Cette capacité à attacher quelque chose au corps suggère que la limite entre l’animal et l’environnement

n’est pas fixée à la surface de la peau mais peut se déplacer. Plus généralement, ceci suggère que la dualité

absolue de l’objectif et du subjectif est fausse ; lorsque nous considérons les invites [affordances] des choses,

nous échappons à cette dichotomie philosophique » (Gibson, Approche écologique de la perception, op.cit, p.

96). 48 ibid., p. 215 49 Canguilhem, « L’expérimentation animale » [1951], La connaissance de la vie, 1992, p. 39.