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Med Pal 2004; 3: 251-256 © Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés SOINS PALLIATIFS ET ÉTHIQUE Médecine palliative 251 N° 5 – Octobre 2004 Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir Jérôme Porée, Professeur de philosophie, Rennes. Vincent Morel, Médecin, service de Pneumologie, CHU Rennes. Summary Legalizing euthanasia? The right to die, the right to help die The majority of people in France are currently in favor of leg- islation for regulatory control of euthanasia. Public opinion however takes for granted to aspects which are neither self-ev- ident nor fully distinguished. The first is that each individual has the right to die. The second is that there is a right to help die. A critical examination of these two rights leads to questions concerning the fundamental moral and political aspects of life in society. It also highlights the fact that the right to die lacks a moral foundation and that the right of help die, if legally in- stituted, is in contradiction with the fundamental principals of law itself. Key-words: palliative care, euthanasia, ethics, suicide. Résumé Il existe aujourd’hui en France une opinion majoritairement fa- vorable à la légalisation de l’euthanasie. Cette opinion tient ce- pendant pour acquises deux évidences qui n’en sont pas et qu’elle a d’ailleurs le tort de confondre ; l’une est qu’il existe un droit de mourir ; l’autre est qu’il peut exister un droit de faire mourir. La critique de ces deux évidences appelle une interro- gation sur les fondements, l’une de la morale, l’autre des lois politiques. De cette interrogation, il résulte que : a) le « droit de mourir » manque d’un véritable fondement moral ; b) un « droit de faire mourir », légalement institué, contredirait en son fon- dement l’idée même de loi. Mots clés : soins palliatifs, euthanasie, loi, éthique, suicide. La discussion relative à l’euthanasie a été ravivée dans notre pays par les poursuites engagées contre des soignants accusés d’avoir exceptionnellement mais déli- bérément, dans des situations douloureuses dont la presse ne nous a rien laissé ignorer, mis fin à la vie de leurs patients. A certains, ces poursuites sont apparues inop- portunes ; arguant de la décision, prise dans des pays voi- sins, d’autoriser des actes similaires à certaines conditions strictement définies, ils réclament une loi plus « libérale » et mieux « adaptée ». D’autres, au contraire, se sont dé- clarés favorables au maintien de la législation en vigueur. L’enjeu de cette discussion est triple : c’est d’abord la re- définition en cours, dans nos sociétés, du rapport à la vie et à la mort ; c’est ensuite l’idée que nous nous faisons des tâches de la médecine ; c’est enfin la fonction que nous supposons être, en général, celle d’une loi. Sans ex- clure des considérations plus générales, nous nous con- centrerons surtout dans les remarques qui suivent sur ce troisième enjeu. Questions de mots Il n’est pas inutile de commencer par un éclairage sé- mantique. Certaines distinctions terminologiques appa- remment bien établies sont en effet discutables. L'« euthanasie », c’est étymologiquement, la « bonne mort » 1 . On peut penser, certes, qu’il n’y pas de bonne mort… Aussi désigne-t-on plus couramment par ce mot un acte visant intentionnellement à donner la mort pour abréger la souffrance. Une première distinction, tout aussi courante, surgit alors : celle que l’on fait entre l’euthana- sie « active » et l’euthanasie « passive » : l’une est, dit-on, un acte visant délibérément à abréger la vie du patient, l’autre un simple arrêt du traitement administré à celui- ci ; dans un cas on donne le poison qui tue, dans l’autre on laisse pour ainsi dire la vie s’éteindre d’elle-même. Nous avouons ne pas être entièrement convaincus par cette distinction car, si les moyens diffèrent, la consé- quence est la même. Et de même que l’on parle, sur un autre plan, de mensonge par omission, ne doit-on pas par- ler, dans le cas de l’euthanasie dite passive, d’acte par omission ? L’arrêt d’un respirateur est un acte ; l’arrêt Porée J et al. Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir. Med Pal 2004; 3: 251-256. Adresse pour la correspondance : Jérôme Porée, 4, rue bourde de la Rogerie, 35700 Rennes. Tél. : 02 99 36 06 56 ; Fax : 02 99 28 24 80 (Dr Morel). e-mail : [email protected] 1. Du grec eu, bien, et thanatos, mort.

Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir

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Med Pal 2004; 3: 251-256

© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés

S O I N S P A L L I A T I F S E T É T H I Q U E

Médecine palliative

251

N° 5 – Octobre 2004

Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir

Jérôme Porée, Professeur de philosophie, Rennes.

Vincent Morel, Médecin, service de Pneumologie, CHU Rennes.

Summary

Legalizing euthanasia? The right to die, the right to help die

The majority of people in France are currently in favor of leg-islation for regulatory control of euthanasia. Public opinion however takes for granted to aspects which are neither self-ev-ident nor fully distinguished. The first is that each individual has the right to die. The second is that there is a right to help die. A critical examination of these two rights leads to questions concerning the fundamental moral and political aspects of life in society. It also highlights the fact that the right to die lacks a moral foundation and that the right of help die, if legally in-stituted, is in contradiction with the fundamental principals of law itself.

Key-words:

palliative care, euthanasia, ethics, suicide.

Résumé

Il existe aujourd’hui en France une opinion majoritairement fa-vorable à la légalisation de l’euthanasie. Cette opinion tient ce-pendant pour acquises deux évidences qui n’en sont pas et qu’elle a d’ailleurs le tort de confondre ; l’une est qu’il existe un droit de mourir ; l’autre est qu’il peut exister un droit de faire mourir. La critique de ces deux évidences appelle une interro-gation sur les fondements, l’une de la morale, l’autre des lois politiques. De cette interrogation, il résulte que : a) le « droit de mourir » manque d’un véritable fondement moral ; b) un « droit de faire mourir », légalement institué, contredirait en son fon-dement l’idée même de loi.

Mots clés :

soins palliatifs, euthanasie, loi, éthique, suicide.

L

a discussion relative à l’euthanasie a été ravivéedans notre pays par les poursuites engagées contre dessoignants accusés d’avoir exceptionnellement mais déli-bérément, dans des situations douloureuses dont la pressene nous a rien laissé ignorer, mis fin à la vie de leurspatients. A certains, ces poursuites sont apparues inop-portunes ; arguant de la décision, prise dans des pays voi-sins, d’autoriser des actes similaires à certaines conditionsstrictement définies, ils réclament une loi plus « libérale »et mieux « adaptée ». D’autres, au contraire, se sont dé-clarés favorables au maintien de la législation en vigueur.L’enjeu de cette discussion est triple : c’est d’abord la re-définition en cours, dans nos sociétés, du rapport à la vieet à la mort ; c’est ensuite l’idée que nous nous faisonsdes tâches de la médecine ; c’est enfin la fonction quenous supposons être, en général, celle d’une loi. Sans ex-clure des considérations plus générales, nous nous con-centrerons surtout dans les remarques qui suivent sur cetroisième enjeu.

Questions de mots

Il n’est pas inutile de commencer par un éclairage sé-mantique. Certaines distinctions terminologiques appa-remment bien établies sont en effet discutables.

L'« euthanasie », c’est étymologiquement, la « bonnemort »

1

. On peut penser, certes, qu’il n’y pas de bonnemort… Aussi désigne-t-on plus couramment par ce mot

un acte visant intentionnellement à donner la mort pourabréger la souffrance

. Une première distinction, tout aussicourante, surgit alors : celle que l’on fait entre l’euthana-sie « active » et l’euthanasie « passive » : l’une est, dit-on,un acte visant délibérément à abréger la vie du patient,l’autre un simple arrêt du traitement administré à celui-ci ; dans un cas on donne le poison qui tue, dans l’autreon laisse pour ainsi dire la vie s’éteindre d’elle-même.Nous avouons ne pas être entièrement convaincus parcette distinction car, si les moyens diffèrent, la consé-quence est la même. Et de même que l’on parle, sur unautre plan, de mensonge par omission, ne doit-on pas par-ler, dans le cas de l’euthanasie dite passive, d’acte paromission ? L’arrêt d’un respirateur est un acte ; l’arrêt

Porée J et al. Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir. Med

Pal 2004; 3: 251-256.

Adresse pour la correspondance :

Jérôme Porée, 4, rue bourde de la Rogerie, 35700 Rennes. Tél. : 02 99 36 06 56 ;

Fax : 02 99 28 24 80 (Dr Morel).

e-mail : [email protected]

1. Du grec eu, bien, et thanatos, mort.

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N° 5 – Octobre 2004

Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir

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d’un traitement antibiotique est un acte ; si cet acte en-traîne la mort – et même si celle-ci n’est pas alors recher-chée pour elle-même – où est la différence ?

Elle existe sans doute mais elle n’est pas aussi nettequ’on veut bien le dire – de même que n’est pas toujoursnette, en pratique, la différence entre l’insistance etl’acharnement thérapeutiques.

C’est pourquoi certains auteurs ont renoncé à la no-tion d’« euthanasie passive », lui préférant celle de « li-mitation des soins » [1]. Cette dernière notion fait-elledisparaître toutes les ambiguïtés ? On peut en douter auvu non seulement des conséquences mais encore de l’in-tention qui préside à cette limitation des soins et quetraduit l’expression de « souffrance inutile ». Car cetteintention n’est pas clairement différente de celle qu’in-voquent, pour expliquer leur conduite, certains des soi-gnants poursuivis pour avoir délibérément abrégé la viede leur patient.

Une autre distinction est apparue plus récemment à lasuite de la nécessité où s’est trouvée la Cour suprême des

Etats-Unis de statuer sur des deman-des de patients atteints de maladiesincurables et qui souhaitaient queleurs médecins traitants soient auto-risés, non seulement à réduire leursouffrance ou à limiter leur suivi thé-rapeutique, mais encore à les aider àmourir, soit directement, soit indirec-tement par le biais d’une prescriptionappropriée ; cette distinction passe

entre l’euthanasie et le suicide assisté. Mais cette distinc-tion non plus n’est pas entièrement convaincante. On peutse demander en effet si l’euthanasie ne peut pas être as-similée elle-même à une espèce de suicide assisté. Un jugeaméricain a suggéré qu’un patient insistant pour qu’ondébranche les appareils qui le maintiennent en vie ne sesuicidait pas [2]. On peut le nier pour deux raisons : lapremière est que cette demande vise bien la mort ; ladeuxième est que, si le médecin y accède et la reconnaîtdonc comme un droit, c’est sur la seule base de la volontédu patient. Il nous semble que l’on peut étendre cette re-marque au cas d’un patient actuellement privé de ses fa-cultés mais qui aurait auparavant clairement exprimé lemême souhait.

Euthanasie active, euthanasie passive et suicide assistésont trois aspects différents d’un même problème : celui

de la mort volontaire. « À tel patient », écrit Hans Jonasdans le petit essai qu’il a consacré au « droit de mourir »,« on ne reprochera pas de se suicider » car « c’est la ma-ladie le meurtrier » [3]. Mais, ici encore, on ne gagne rienà ne pas appeler les choses par leur nom. L’homicide in-tentionnel de soi-même est avéré même lorsque l’

auteur

de la conduite n’en est pas pleinement l’

acteur

et que sonétat requiert la médiation d’un tiers

1

. La seule différenceest que l’imputation d’homicide doit être alors étendue àce tiers. Cette différence, certes, n’est pas mince ; elle traceune ligne de partage entre deux problèmes qu’il importerade ne pas confondre et qui concernent, l’un la morale,l’autre la loi et les tribunaux : ai-je le droit de disposerde ma propre vie ? Ai-je le droit de disposer de la vie d’unautre ? Mais nous voudrions, avant d’examiner successi-vement ces deux problèmes, faire encore une remarque.

Un récent sondage fait apparaître qu’en cas de dou-leurs extrêmes et de maladie incurable, 79 % des Français,croyants comme incroyants, souhaitent l’euthanasie poureux-mêmes et 61 % pour un proche parent [4]. Mais laquestion posée était : « voulez-vous dans ce cas être aidéà mourir ? » et signifiait plus clairement : voulez-vousêtre accompagné dans la mort en souffrant le moins pos-sible ? La réponse aurait-elle été la même si la questionavait été : « voulez-vous dans ce cas que l’on abrège votrevie ? » ou encore : « voulez-vous dans ce cas une aide ausuicide ? »

2

. On voit que les questions de mots sont aussides questions de choses et que la décision de chacun dé-pend largement de la manière dont il règle les premières.Mais les sondages concernent le fait et non le droit. Jevoudrais rappeler ici à titre d’exemple que le jour où lapeine de mort fut abolie en France, le journal

France-Soir

publiait un sondage qui révélait que 74 % des Françaisétaient favorables à son maintien. Même si, en fait, centpour cent des personnes interrogées se déclaraient favo-rables pour elles-mêmes ou pour leurs proches à ce quenous continuerons d’appeler pour sacrifier à l’usage« euthanasie », rien ne serait réglé sur le plan du droit.

Il faut bien distinguer toutefois sur ce plan, nousl’avons dit, le problème du

droit de mourir

et le problèmedu

droit de faire mourir

. S’ils ne peuvent être entière-ment séparés et s’ils demandent donc à être examinésl’un et l’autre, c’est le second surtout que soulèvel’euthanasie.

Existe-t-il un droit de mourir ?

Le problème du droit de mourir a donné lieu, dansl’histoire, à des positions divergentes. Nous prendronsseulement ici deux exemples significatifs : ceux du stoï-cisme et du kantisme.

1. C'est la raison pour laquelle la définition que Durkheim propose du suicide– «tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positifou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produirece résultat» – nous semble encore trop restreinte.2. On peut penser qu'une grande majorité de croyants et de nombreux in-croyants auraient dans ce cas répondu non.

En pratique, la différence entre l’insistance et l’acharnement thérapeutiques n’est pas toujours nette.

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Jérôme Porée, Vincent Morel

Le stoïcisme se donne d’abord pour une école d’endu-rance. Il nous apprend à tenir pour sage l’homme qui maî-trise ses passions et supporte la douleur.

Il est pourtant, pour le sage lui-même, des douleursinsupportables ; elles ont le sens d’une dépossession etd’un asservissement qui le rendent à ses yeux indigne devivre. Que faire alors ? À son disciple Lucilius, Sénèquerépond sans équivoque : « si quelque chose t’interdit debien vivre, il n’est pas interdit de bien mourir » [5].

Autre est la position kantienne. Soit un homme qui,« à la suite d’une série de maux qui ont fini par le réduireau désespoir, ressent du dégoût pour la vie », tout enrestant « assez maître de sa raison » pour pouvoir se de-mander s’il a le droit de mettre fin à ses jours. S’il secontente de mettre en balance les maux qu’il peut crain-dre et les satisfactions qu’il peut espérer de la vie quiest la sienne, il se livre à un calcul égoïste qui ne peutrien décider sur le plan moral. En tant qu’être morald’ailleurs, les

droits

auxquels il peut prétendre sont lacontrepartie des

devoirs

qu’il a envers lui-même et en-vers les autres. Quels sont ces devoirs ?

Premièrement

,d’agir toujours comme si la règle que l’on suit pouvaitdevenir « une loi universelle ».

Deuxièmement

, d’agirtoujours de manière à traiter la personne comme une fin« et non simplement comme un moyen » [6]. Mon actionest-elle universalisable ? Ne risque-t-elle pas de réduirela personne à une chose ? Telles sont les deux questionsque nous devons nous poser pour évaluer la moralité denotre conduite. Selon ces deux critères, on devra donccondamner le suicide. On le devra selon le premier critère

puisqu’une vie dont la destruction serait la loi implique-rait contradiction

1

. On le devra selon le deuxième critèrepuisqu’en me détruisant, je dispose de ma personnecomme d’une chose.

L’intérêt de la position kantienne est qu’elle met si-multanément en question une conception hédoniste dubien, une conception individualiste du droit et une con-ception instrumentaliste de la personne. Il est vrai quel’instrumentalisation de la personne est parfoisaujourd’hui le fait des techniques médicales et que celuiqui revendique un droit de mourir le fait non pour dispo-ser de soi comme d’un objet, mais pour exister jusqu’aubout comme un sujet. Mais il n’est pas moins vrai qu’untel droit manque d’un véritable fondement moral. Si onl’admet, comme les stoïciens, c’est pour des raisons pure-ment négatives et en dernière extrémité – comme le choixde ceux qui n’ont plus le choix. Encore ce choix repose-t-il sur une assimilation discutable de la dignité à lamaîtrise

2

.On dira que l’on ne saurait contraindre un malade qui

souffre désespérément à « se soumet-tre à une thérapie de conservationqu’il estime indigne de la vie » [3], etqu’il est dans ce cas non seulementson propre maître, mais encore sonpropre juge. Mais le droit de mourirne reçoit alors qu’une justification subjective ; il se con-fond avec le

désir

propre de l’individu. Or lorsqu’il s’agitde droit, la voix de l’individu est-elle la seule qui doiveêtre entendue ? Nos désirs sont-ils, simplement parcequ’ils sont nos désirs, autant de droits ? Ceux qui l’affir-ment paraissent penser que nous sommes propriétaires denotre personne. Mais la dignité ne peut pas être confonduedavantage avec la propriété

3

qu’avec la maîtrise. Et il estfaux, plus généralement, que ce mot ait seulement le sensque chacun lui donne

4

.Se demanderait-on d’ailleurs s’il existe un droit de

mourir, si l’on n’avait d’abord admis l’existence non d’undroit mais d’un

devoir

de vivre ? Poser la question,comme le fait Kant, c’est y répondre. Tout ce qu’on peutdire est qu’aucune morale n’a fait d’un tel devoir un de-voir

absolu

5

: mais quelle est exactement sa limite ? C’estce que nous ne savons pas. Quand certains y incluentcelui de supporter les souffrances, d’autres lui opposentles mêmes souffrances. On dira peut-être qu’il ne peutexister de devoir de vivre une vie inhumaine. Mais oùcommence et où finit la vie proprement humaine ?Qu’est-ce, une fois encore, qu’une vie digne d’être vé-cue ?

6

Opposer ici, comme on le fait parfois, le respectde la vie, et le respect dû à la personne, ne nous avan-cerait pas davantage ; car

la question est précisément desavoir quand le respect de la vie entre en contradictionavec le respect dû à la personne

.

1. On pourrait objecter qu'en voulant la mort pour moi-même, je puis la vou-loir pour quiconque se trouverait placé dans la même situation de souffranceet de désespoir ; mais Kant répondrait qu'il n'y a là qu'une généralisation em-pirique de l'amour de soi et non l'universalité d'une loi véritable.2. Libre devant la mort et non maître de la mort, tel est l’homme. Sa libertédoit être distinguée dans tous les cas de la maîtrise.3. Nous ne sommes pas propriétaires de notre personne. Il faudrait dire sanscela non que nous sommes mais que nous avons une personne. Mais nousconfondrions ainsi deux ordres de réalité. Si nous avons du mal à éviter cetteconfusion, c’est que nous vivons dans une société qui soumet toutes choses àla loi de la marchandise.4. C’est ce que ne doit pas faire croire, nous semble-t-il, le principe du con-sentement éclairé.5. Socrate préfère la mort à l'injustice ; Camus écrit que nos raisons de vivresont aussi nos raisons de mourir.6. On croiserait ici, à l'autre extrémité de la vie, la question du handicap et desmotifs souvent invoqués, sur la base du diagnostic prénatal, pour interrompreune grossesse. Les deux questions sont presque superposables. Une mère alle-mande a avorté quand elle a appris que son enfant serait hémophile : l'a-t-ellefait pour d'autres raisons que celles qu'invoquent, s'agissant de la fin de vie, lesdéfenseurs du droit de mourir ? Nous ne le croyons pas. C'est pour les mêmesmotifs que l'on favorise la mort des uns et que l'on interdit la vie des autres.Peut-être peut-on se risquer à soupçonner ici derrière la compassion – mêmesincère –, l'idéal d'un monde délivré de la souffrance et de la maladie, idéal quereflète l’extravagante définition officielle de la santé et dont le décriptage dugénôme humain et la médecine prédictive sont devenus aujourd'hui les princi-paux relais. Mais cet idéal vise le bien-être ; il a donc peu à voir avec la dignité.Une vie digne n’est pas une vie heureuse ; c’est encore moins une vie agréable,comme le supposent à tort les partisans du droit de mourir. Kant juge d’ailleursce droit incompatible avec la dignité de la personne. Le respect de la vie seconfond pour lui avec le respect de la personne.

Les sondages concernentle fait et non le droit.

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N° 5 – Octobre 2004

Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir

S O I N S P A L L I A T I F S E T É T H I Q U E

Peut-il exister un droit de faire mourir ?

Ces incertitudes nous laissent peut-être plus librespour examiner à présent la question de savoir s’il peutexister un droit légal non de mourir mais de

faire mou-rir

. Il nous semble que l’on doit, pour en décider, dé-terminer d’abord quelle est, en général, la fonction deslois. Oui : à quoi servent les lois ? Nous suivrons rapi-dement ici les leçons de Hobbes et de Rousseau.

Selon Hobbes [7], les hommes sont naturellementennemis. La seule « loi » qu’ils connaissent d’abord estcelle du plus fort. Mais la menace d’une guerre généralequi entraînerait à terme la mort de tous leur impose dechanger leur manière d’être et de sortir de leur primitifétat de nature. C’est ce qu’ils font en instituant la loicivile. Celle-ci a donc pour seule fonction d’établir lapaix ; elle est le moyen qui permet à chacun de se garderen vie. Elle ne le peut toutefois que par la contrainte.C’est sur ce point que Rousseau corrige et complèteHobbes : la vie, sans la liberté, s’apparente à la survie ;elle n’est pas la vie de la personne humaine. Il faut doncfaire en sorte que la loi, en même temps qu’elle protègela

vie

, garantisse la

liberté

– ce qui n’est possible, selonRousseau, que si elle exprime la« volonté générale », c’est-à-dire lavolonté unie de ceux qui ontd’abord choisi, par contrat, de s’as-socier et de former « une mêmecommunauté », car ainsi chacun, enobéissant à la loi, n’obéit en vérité

qu’à lui-même [8].La loi peut être définie par conséquent comme

unedéclaration générale réglant les rapports qui unissentles membres d’une société et assurant à tous la vie etla liberté

.Si l’on applique cette définition au problème qui

nous intéresse, cinq difficultés surgissent immédiate-ment :

– première difficulté : Déclaration générale, la loin’ignore pas nécessairement les situations particulières,mais elle ne les considère que pour autant qu’elles nes’écartent pas trop de l’état d’équilibre qu’elle chercheà réaliser entre des intérêts divergents ; elle ignore doncles situations extrêmes. Or la fin de vie est une situationextrême ;

– deuxième difficulté : Si la loi protège la vie, alorselle ne peut autoriser la mort. On peut faire une loi pourlimiter l’acharnement thérapeutique mais on ne peutpas faire une loi pour justifier l’aide à la mort. Aider,c’est aider à vivre. Hans Jonas dirait ici qu’il y a dessituations où aider à vivre, c’est aider à mourir. Mais,si quelqu’un se tord de douleur devant moi après avoir

reçu une balle de fusil et me demande de le tuer, je nel’aide pas, je l’achève. Peut-être, en conscience, le dois-je. Mais ce devoir, s’il existe, ne peut concerner juste-ment que ma conscience ;

– troisième difficulté : Si la loi fonde la liberté, enmême temps elle la limite. Or une loi qui donnerait ledroit aux individus, même dans des circonstances par-ticulières, de supprimer la vie, leur donnerait par làmême une liberté sans limite. Par liberté sans limite,nous entendons une liberté qui se retournerait contre lavie. Ainsi se trouverait brisé l’équilibre qui unit, dansla loi elle-même, la liberté et la vie. Derrière les diffé-rents systèmes de législation se trouve un commande-ment qui reste peut-être, dans nos sociétés, l’unique ob-jet de consensus, et où l’on peut voir plusfondamentalement une condition de toute vie sociale :« tu ne tueras pas » ;

– la quatrième difficulté surgit ici : elle concerneprécisément la force symbolique de l’interdit sur lequelrepose la société : l’interdit du meurtre. L’autorisationde l’aide à mourir, inscrite dans la loi, ne risque-t-ellepas d’affaiblir dangereusement cet interdit ? Certes, onpeut concevoir un système de législation comme un ca-dre neutre pour des pratiques relevant de l’appréciationde chacun. Mais cette neutralité est illusoire. En réalité,la loi ou bien empêche ou bien encourage les conduitesqu’elle interdit et qu’elle autorise. On peut donc crain-dre qu’en autorisant une conduite aussi foncièrementanomique que l’aide à la mort, elle n’encourage sa pro-pre mise à mort, sa propre disparition symbolique àl’horizon d’un individu désormais réduit à lui-même.

Nous ajouterons une cinquième et dernière diffi-culté. Elle est liée au devenir des démocraties occidenta-les, qui sont de plus en plus des démocraties d’opinion. Ilest vrai qu’au dire de Rousseau, une loi est juste lorsqu’elleexprime la « volonté générale ». Mais l’auteur du

Contratsocial

prend bien soin de distinguer la volonté générale,de la « volonté de tous ». La volonté générale est la vo-lonté d’un peuple qui agirait toujours avec sagesse. La vo-lonté de tous est ce que nous appellerions aujourd’huil’opinion. L’une est raisonnable et constante ; l’autre estpassionnelle et versatile. On doit donc se demander si laloi doit refléter l’opinion. Ne doit-elle pas plutôt tracerune ligne de conduite ? La loi concernant les dons d’or-ganes correspond assez bien à cette deuxième option. Ré-pétons que l’abolition de la peine de mort fut décidée parle législateur contre une opinion très majoritairement fa-vorable à son maintien.

Si ces difficultés ne sont pas décisives, c’est qu’ellessont encore trop générales. Nous voudrions donc pourfinir, plus près des situations vécues, reprendre quel-ques-uns des arguments avancés en faveur de la léga-

Si la loi protège la vie,alors elle ne peut autoriser la mort.

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Jérôme Porée, Vincent Morel

lisation de l’euthanasie, et dire pourquoi ils nous appa-raissent insuffisants.

Problèmes et controverses

On accuse d’abord l’hypocrisie du législateur. Les té-moignages de médecins et d’infirmières existent ; ils mon-trent que la pratique médicale est de plus en plus souventen contradiction avec la loi et que les sanctions qui tou-chent certains soignants les touchent injustementpuisqu’elles épargnent un plus grand nombre d’entre eux.

Cette accusation n’est pas sans fondement et on nepeut pas ne pas supposer qu’elle correspond à une expé-rience déchirante. Mais faut-il, pour répondre à cette ac-cusation, changer la loi ou faire évoluer la jurisprudence ?Si la révision de la législation en vigueur a ses partisans,d’autres préféreraient que soit laissé au juge le soin d’ap-précier les circonstances dans lesquelles l’arrêt du traite-ment peut être toléré. On peut imaginer d’ailleurs qu’ilappuie dans ce cas sa décision sur l’avis d’une commissioncomposée de juristes, de médecins et de personnes debonne volonté.

Une comparaison est souvent faite par les partisans dela légalisation entre l’euthanasie et l’avortement. On re-marque d’abord que la loi sur l’avortement n’a pas eu l’ef-fet incitatif que certains craignaient. On rappelle ensuiteque le premier article de cette loi stipule que l’avortementreste un délit et que le deuxième article réserve son ap-plication aux femmes en détresse. Une loi sur l’euthanasiepourrait donc s’énoncer ainsi : Article premier : l’eutha-nasie reste un délit. Article deux : Aucune poursuite nesera engagée si certaines conditions sont réunies au pre-mier rang desquelles le consentement éclairé du patientou à défaut de ses proches, l’existence d’une maladie in-curable et la persistance de douleurs insupportables.

À cette comparaison répond d’abord l’argument dit dela « pente savonneuse » : ce n’est pas parce que la loi surl’avortement n’a pas eu d’effets incitatifs qu’une loi surl’euthanasie n’aurait pas de tels effets ; la population tou-chée et les enjeux ne sont pas les mêmes ; on peut crain-dre, au mieux, la perte de confiance du patient pour lemédecin et la facilité donnée aux familles d’abréger dans

leur propre intérêt l’agonie de l’un des leurs, et l’on risqueau pire une dérive eugéniste mal justifiée par le coût fi-nancier de l’insistance thérapeutique. En outre, si l’aideau suicide devient un droit légal, ne faudra-t-il pas éten-dre ce droit aux cas de patients qui ne sont pas en trainde mourir mais qui ont pour seul horizon des années desouffrance physique, psychique ou sociale intolérable ?Mais, si le droit était ainsi étendu, sur quel critère pour-rait-il être refusé à un grand mélancolique, ou à un chô-meur de longue durée, ou à un enfant abandonné ?

1

Ilexiste, sans doute, une souffrance inutile et sans recours,mais comment la mesurer ? Les seules échelles d’évalua-tion de la douleur concernent la douleur physique ; encorepeut-on discuter leur valeur et leur portée

2

. Il est vrai quela même difficulté risque d’empêcher le juge d’exercer sonjugement. Mais une autre réponse peut être faite ici auxpartisans de la légalisation ; elle est celle des derniers mi-nistres de la santé : elle consiste à faire en sorte, par ledéveloppement conjoint du traitement de la douleur et dessoins palliatifs, que les situations dans lesquelles se posela question de l’euthanasie deviennent exceptionnelles ;car, si elles sont exceptionnelles, alors il n’est plus besoinde loi

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.Sans doute ces situations, même en petit nombre, sub-

sisteront-elles, mais

toute

règle a sesexceptions. On ne peut donc pas tirerargument de l’exception pour chan-ger la règle. L’exception correspondici à une situation où l’applicationlittérale de la loi en contredirait l’esprit. Si je roule à gau-che de la route pour éviter une voiture venant à contre-sens, je transgresse la règle qui impose de rouler à droite,mais je me conforme à l’intention qu’avait le législateuren formulant cette règle [9]. C’est donc encore en se ré-férant à celle-ci que le juge appréciera l’opportunité dema conduite et déclarera ou non l’exception recevable.

Le médecin se demandera certes, dans tous ces cas,quelle est sa tâche : est-elle de prolonger la vie au prixde la souffrance, ou d’abréger la souffrance au prixd’une action visant à donner la mort ? L’impératif hip-pocratique : « ne pas nuire », paraît susceptible ici dedeux interprétations contradictoires. Faisons le pariqu’il n’est pas impossible de résoudre cette contradic-tion. Jonas est plus tranché ; il écrit que la tâche de lamédecine est de « garder brûlante la flamme de la vieet non simplement rougeoyante la cendre ». Mais, sil’image est belle, ce n’est qu’une image. Peut-être nes’impose-t-elle à propos de la médecine que parce que,dans nos sociétés, la mort à l’hôpital a supplanté en unetrentaine d’années la mort à domicile et que des tech-niciens même compétents et animés des meilleures in-tentions ne remplaceront jamais les parents, les amis,les ancêtres et les dieux

4

.

1. Ces interrogations reprennent celles de certains des juges américains citéspar R. Dworkin dans l'article mentionné plus haut.2. Qu'est-ce qu'une douleur intolérable ? et comment savoir qu'elle l'est ?3. Plutôt que de faire une loi justifiant l'euthanasie, il faut réduire au maxi-mum les situations justifiant le recours à la loi. On peut se demander à cetégard si le développement de la lutte contre la douleur ne procède pas, bienplus que d'une compassion accrue, de l'obscure conscience du risque mortelque constituerait pour nos sociétés l'assouplissement de l'interdit du meurtre.4. Combien de ceux qui demandent la mort, ne la demanderaient peut-êtrepas, s’ils recevaient de leurs proches la grâce d’une présence ou d’une parole? Avant d’aider à mourir dans la dignité, il faut aider à vivre dans la dignité.

Aider, c’est aider à vivre.

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Médecine palliative

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N° 5 – Octobre 2004

Légaliser l’euthanasie ? Droit de mourir, droit de faire mourir

S O I N S P A L L I A T I F S E T É T H I Q U E

C’est à un médecin cependant que nous voudrionslaisser le dernier mot. Nous voulons parler d’Isabelle Ma-

rin, médecin à Paris à l’hôpital Laen-nec et auteur d’un article intitulé :« L’agonie ne sert à rien » [10]. Sontitre nous avait frappés : nous atten-dions une défense de l’euthanasie. Orelle montrait, au contraire, que laquestion « à quoi ça sert ? » était encette matière, comme en plusieurs

autres, une question mal posée. « sert-il » davantaged’aimer – ou de vivre ? Avec elle, nous demanderonsdonc : la souffrance ne sert à rien, l’agonie ne sert à rien–

et alors ?

Références

1. Nicolas F, cité par Jacques Ricot. Dignité et euthanasie. Nantes :Pleins-Feux, 2003.

2. Dworkin R. Le suicide médicalisé. Esprit 1998 ; 243 : 8-16.

3. Jonas H. Le Droit de mourir, tr. fr. Paris : Payot et Rivages, 1996.

4. Le Figaro, sondage Ipsos, septembre 1998.

5. Sénèque. Lettres à Lucilius. Paris : Garnier-Flammarion, 1992.

6. Kant E. Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. fr. Paris :Delagrave, 1967.

7. Hobbes T. Léviathan, tr. Fr. Paris : Sirey, 1983.

8. Rousseau J.J. Du Contrat social. Paris : éd. sociales, 1971.

9. Malherbe JF. Rennes, conférence publique, 1998.

10.

Marin I. L’agonie ne sert à rien. Esprit 1998 ; 243 : 27-36.

La souffrance ne sert à rien, l’agonie ne sert à rien – et alors ?