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Cahier du « Monde » N o 21719 daté Samedi 15 novembre 2014 - Ne peut être vendu séparément L’élan tunisien La Tunisie écrit une nouvelle page de l’histoire de la pratique politique dans les pays arabes, analyse le juriste et universitaire Ghazi Gherairi. PAGE 6 Le stylo n’a pas dit son dernier mot Le clavier supplante peu à peu le stylo. Au point que les Etats-Unis ont décidé de délaisser l’apprentissage de l’écriture manuscrite au profit de l’ordinateur. Une erreur? anne chemin V ous avez sans doute, ces derniers jours, griffonné une liste de courses sur un bout de papier ou laissé un Post-it sur un bureau. Peut-être avez-vous écrit un mot dans le cahier de correspon- dance de votre enfant ou pris rapidement des notes pendant une réunion. Mais quand avez- vous rédigé pour la dernière fois un long texte à la main ? A quand remonte votre dernier cour- rier « à l’ancienne », réalisé avec un stylo, sur une feuille de papier ? Faites-vous partie de ces gens, qui, dans leur activité professionnelle, abandonnent peu à peu le crayon au profit des agréments du clavier ? Nul ne peut encore mesurer avec précision le déclin de l’écriture manuscrite, mais une en- quête britannique, effectuée en juin auprès de 2 000 personnes, laisse entrevoir la profon- deur du phénomène. Selon ce sondage com- mandé par Docmail, un Britannique sur trois n’a pas écrit à la main depuis six mois – en moyenne, le dernier document tracé au stylo remonterait à quarante et un jours. Les gens écrivent sans doute plus qu’ils ne le pensent, mais une chose est sûre : les nouvelles techno- logies permettent aujourd’hui de rédiger des textes avec une telle rapidité que, dans le monde du travail, elles supplantent peu à peu l’écriture manuscrite. Les Etats-Unis en ont tiré les conséquences. Puisque les mails et les SMS ont remplacé les courriers, puisque les étudiants prennent dé- sormais leurs notes sur ordinateur, puisque les employés effectuent leurs travaux sur écran, l’écriture dite « cursive », qui lie entre elles les lettres d’un même mot, ne fait plus partie des enseignements obligatoires du Common Core Curriculum Standards, le socle commun à tous les Etats. Depuis 2013, les petits Américains sont obligés d’apprendre l’usage du clavier et l’écriture « script » (les caractères d’imprime- rie), mais ils ne sont plus tenus de peiner sur les pleins et les déliés de l’écriture « attachée », en- core moins sur ses capitales ornées de boucles. Aux Etats-Unis, cette réforme a donné lieu à d’intenses controverses. Dans un éditorial pu- blié le 4 septembre 2013, le Los Angeles Times s’est félicité de cette salutaire avancée. « Les Etats et les écoles ne devraient pas s’obstiner à apprendre aux enfants à écrire en attaché sur la foi d’une idée romantique selon laquelle c’est une tradition, un art ou une compétence fonda- mentale dont la disparition serait une tragédie culturelle. Evidemment, tout le monde doit être capable d’écrire sans ordinateur mais, d’une ma- nière générale, l’écriture script est suffisante. (…) Ecrire en caractères d’imprimerie est plus clair et plus lisible. Et, pour beaucoup, c’est également plus facile et quasiment aussi rapide. » Certains Etats, comme l’Indiana, ont cepen- dant décidé de maintenir l’apprentissage de l’écriture cursive à l’école. Si cet enseignement disparaît, affirment-ils, les jeunes Américains ne pourront plus lire les cartes d’anniversaire de leurs grands-parents, les annotations que les professeurs portent sur leurs copies, ou le texte original de la Constitution et de la Déclaration d’indépendance, qui ont été rédigées à la main. « Personnellement, je n’arrive plus à me rappeler la dernière fois que j’ai lu la Constitution », a ré- torqué avec humour l’universitaire Steve Gra- ham, professeur de sciences de l’éducation à l’Arizona State University. Cette petite révolution a beau déchaîner les passions, elle ne constitue pas tout à fait une première. Depuis l’invention de l’écriture en Mésopotamie, 4 000 ans avant notre ère, l’hu- manité a traversé bien des révolutions techno- logiques. Des tablettes sumériennes à l’alphabet phénicien du premier millénaire avant Jésus- Christ, de l’invention du papier, en Chine, au dé- but de notre ère, à la naissance du codex – ce ca- hier de feuilles manuscrites qui deviendra le li- vre –, de l’invention de l’imprimerie au XV e siècle à l’apparition du stylo Bic dans les an- nées 1960, les outils et les supports de l’écriture n’ont cessé de changer. A première vue, la bataille entre le clavier et le stylo pourrait donc apparaître comme le énième soubresaut de la longue histoire de l’écriture – une simple affaire d’outil auquel l’homme finira, vaille que vaille, par s’adapter. Peu importe d’ailleurs la manière dont on écrit un texte, pense-t-on souvent, ce qui compte, c’est sa qualité. Qui se demande, à la lecture d’un document, s’il a été rédigé avec un stylo ou tapé sur un ordinateur ? Qui s’interroge, lorsqu’il dé- couvre un écrit, sur le geste technique qui a per- mis d’en conserver la trace ? lire la suite pages 4-5 « Evidemment, tout le monde doit être capable d’écrire sans ordinateur mais, d’une manière générale, l’écriture script est suffisante » éditorial du « los angeles times » du 4 septembre 2013 A quoi sert la garde à vue ? Malgré un contrôle plus étendu depuis les lois de 2011 et 2014, cette mesure de privation de liberté suscite toujours autant de débats. PAGE 7 Mémoire de guerre Le Musée Carnavalet reprend une exposition organisée en 1944 sur la libération de Paris. Un regard neuf qui rectifie la vision tronquée de l’époque. PAGE 2 53 AVENUE MONTAIGNE PARIS

L’élantunisienLaTunisieé crit Aquoisertlagardeàv ue ... Velay_LeMonde_Ecriture... · l’écritured ite« cursive», quil ie entree lles les lettres d’un même mot, ne faitp

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Cahier du « Monde » No21719 daté Samedi 15 novembre 2014 ­ Ne peut être vendu séparément

L’élan tunisien La Tunisie écritune nouvelle page de l’histoirede la pratique politique dansles pays arabes, analyse le juriste etuniversitaire Ghazi Gherairi. PAGE 6

Lestylon’apasditsonderniermotLeclaviersupplantepeuàpeulestylo.

AupointquelesEtats­Unisontdécidédedélaisserl’apprentissagedel’écrituremanuscrite

auprofitdel’ordinateur.Uneerreur?

anne chemin

V ous avez sans doute, ces derniersjours, griffonné une liste decourses sur un bout de papier oulaissé un Post­it sur un bureau.Peut­être avez­vous écrit unmotdans le cahier de correspon­

dance de votre enfant ou pris rapidement desnotes pendant une réunion. Mais quand avez­vous rédigé pour la dernière fois un long texte àla main ? A quand remonte votre dernier cour­rier « à l’ancienne », réalisé avec un stylo, surune feuille de papier ? Faites­vous partie de cesgens, qui, dans leur activité professionnelle,abandonnent peu à peu le crayon au profit desagréments du clavier ?Nul ne peut encore mesurer avec précision le

déclin de l’écriture manuscrite, mais une en­quête britannique, effectuée en juin auprès de2 000 personnes, laisse entrevoir la profon­deur du phénomène. Selon ce sondage com­mandé par Docmail, un Britannique sur troisn’a pas écrit à la main depuis six mois – enmoyenne, le dernier document tracé au styloremonterait à quarante et un jours. Les gensécrivent sans doute plus qu’ils ne le pensent,mais une chose est sûre : les nouvelles techno­logies permettent aujourd’hui de rédiger destextes avec une telle rapidité que, dans lemonde du travail, elles supplantent peu à peul’écrituremanuscrite.Les Etats­Unis en ont tiré les conséquences.

Puisque les mails et les SMS ont remplacé lescourriers, puisque les étudiants prennent dé­sormais leurs notes sur ordinateur, puisque lesemployés effectuent leurs travaux sur écran,l’écriture dite « cursive », qui lie entre elles leslettres d’un même mot, ne fait plus partie desenseignements obligatoires du Common CoreCurriculum Standards, le socle commun à tousles Etats. Depuis 2013, les petits Américainssont obligés d’apprendre l’usage du clavier etl’écriture « script » (les caractères d’imprime­rie),mais ils ne sont plus tenus de peiner sur lespleins et les déliés de l’écriture « attachée », en­coremoins sur ses capitales ornées de boucles.Aux Etats­Unis, cette réforme a donné lieu à

d’intenses controverses. Dans un éditorial pu­blié le 4 septembre 2013, le Los Angeles Timess’est félicité de cette salutaire avancée. « LesEtats et les écoles ne devraient pas s’obstiner àapprendre aux enfants à écrire en attaché sur lafoi d’une idée romantique selon laquelle c’estune tradition, un art ou une compétence fonda­mentale dont la disparition serait une tragédieculturelle. Evidemment, tout le monde doit êtrecapable d’écrire sans ordinateurmais, d’unema­nière générale, l’écriture script est suffisante. (…)Ecrire en caractères d’imprimerie est plus clair et

plus lisible. Et, pour beaucoup, c’est égalementplus facile et quasiment aussi rapide. »Certains Etats, comme l’Indiana, ont cepen­

dant décidé de maintenir l’apprentissage del’écriture cursive à l’école. Si cet enseignementdisparaît, affirment­ils, les jeunes Américainsnepourront plus lire les cartes d’anniversaire deleurs grands­parents, les annotations que lesprofesseurs portent sur leurs copies, ou le texteoriginal de la Constitution et de la Déclarationd’indépendance, qui ont été rédigées à la main.« Personnellement, je n’arrive plus à me rappelerla dernière fois que j’ai lu la Constitution », a ré­torqué avec humour l’universitaire Steve Gra­ham, professeur de sciences de l’éducation àl’Arizona State University.Cette petite révolution a beau déchaîner les

passions, elle ne constitue pas tout à fait unepremière. Depuis l’invention de l’écriture enMésopotamie, 4 000 ans avant notre ère, l’hu­manité a traversé bien des révolutions techno­logiques. Des tablettes sumériennes à l’alphabetphénicien du premier millénaire avant Jésus­Christ, de l’invention du papier, en Chine, au dé­

but de notre ère, à la naissance du codex – ce ca­hier de feuilles manuscrites qui deviendra le li­vre –, de l’invention de l’imprimerie auXVe siècle à l’apparition du stylo Bic dans les an­nées 1960, les outils et les supports de l’écrituren’ont cessé de changer.A première vue, la bataille entre le clavier et le

stylo pourrait donc apparaître comme leénième soubresaut de la longue histoire del’écriture – une simple affaire d’outil auquell’homme finira, vaille que vaille, par s’adapter.Peu importe d’ailleurs la manière dont on écritun texte, pense­t­on souvent, ce qui compte,c’est sa qualité.Qui se demande, à la lectured’undocument, s’il a été rédigé avec un stylo ou tapésur un ordinateur ? Qui s’interroge, lorsqu’il dé­couvre un écrit, sur le geste technique qui a per­mis d’en conserver la trace ?

lire la suite pages 4­5

«Evidemment, tout le mondedoit être capable d’écrire

sans ordinateurmais, d’unemanière générale, l’écriture

script est suffisante»éditorial du «los angeles times»

du 4 septembre 2013

Aquoi sert la garde à vue?Malgré un contrôle plus étendudepuis les lois de 2011 et 2014, cettemesure de privation de liberté suscitetoujours autant de débats. PAGE 7

Mémoire de guerre LeMuséeCarnavalet reprend une expositionorganisée en 1944 sur la libérationde Paris. Un regard neuf qui rectifiela vision tronquée de l’époque. PAGE 2

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4 | 0123Samedi 15 novembre 2014 | CULTURE & IDÉES |

Les experts de l’écriture nous racontentpourtant une autre histoire : le stylo et leclavier font appel à des schémas cognitifstrès différents. « L’écrituremanuelle est ungeste complexe qui mobilise à la fois descapacités sensorielles – je sens le stylo et lafeuille –, motrices – j’utilise mes doigts – etcognitives – je dirige le mouvement par lapensée, souligne Edouard Gentaz, direc­teur de recherche au CNRS et professeurdepsychologiedudéveloppementà l’uni­versité de Genève. Les enfants mettentd’ailleurs plusieurs années à maîtriser cetexercice de motricité fine : il faut arriver àtenir fermement l’outil scripteur tout en ledéplaçant pour laisser une trace différentepour chaque lettre. »Avec le clavier, l’enfant ne travaille pas

du tout de lamême façon. Il ne s’agit plusde dessiner une lettre en faisant appel àsamémoire visuelle et à son habilitéma­nuelle, mais de repérer une touche et de

la frapper. Le geste est facile – les enfantsl’acquièrent d’ailleurs très rapidement –mais surtout, il est le même, quelle quesoit la lettre : pour écrire un A ou un T, lemouvement de la main est identique.« C’est un changement important, résumele chef du service de psychiatrie pouradultes de l’hôpital de la Pitié­Salpêtrière(Paris), Roland Jouvent, qui prépare un li­vre sur ce sujet. L’écriture manuscrite estinscrite dans un mouvement singulier ducorps, l’écriture au clavier ne l’est pas. »Le stylo et le clavier utilisent en outre

des supports d’écriture très différents.« Le traitement de texte est un outil nor­matif et standardisé, constate Claire Bus­tarret, spécialiste des manuscrits reliésen codex au Centre Maurice­Halbwachs(CNRS). On peut bien sûr modifier le for­mat de la page, choisir la police de carac­

suite de la page 1 tères et la taille des lettres, mais il est im­possible d’inventer une forme qui n’a pasété prévue par le programme informati­que. Le papier autorise une plus grande li­berté graphique : on peut écrire à l’endroitou à l’envers, respecter ou non les marges,superposer ou déformer les tracés, rienn’oblige à suivre unprogrammepréalable.C’est aussi un support à trois dimensionsque l’on peut s’approprier en le pliant, enle découpant, en l’agrafant ou en le col­lant, comme le faisait Marcel Proust avecses paperolles. »Une fois le texte terminé, l’écranet lepa­

pier ne restituent pas de la même ma­nière les différentes étapes du travaild’écriture. « Lorsque l’on rédige sur unécran, avecun clavier, onpeut certesmodi­fier en permanence son texte, mais ceschangements ne laissent aucune trace,poursuit Claire Bustarret. L’histoire du do­cument est inscrite quelque part, sur unprogramme, dans la machine, mais ellen’est pas accessible au rédacteur : lesbrouillons sont invisibles. Avec un stylo etunpapier, rienn’est effacé : on conserve lestraces matérielles de son travail. Les ratu­res, les corrections, les griffonnages et lescollages sont la mémoire physique, à lafois visuelle et tactile, des différents mo­ments qui ont rythmé l’écriture. »Le passage du stylo au clavier est donc

loin d’être une simple affaire d’outil. Mo­difie­t­il pour autant enprofondeurnotrerapport à l’écriture ou à la lecture ? Enaucunemanière, répondent les partisansdu clavier. « Ce que nous demandons àl’écriture, c’est l’automaticité cognitive, lacapacité de penser le plus rapidement pos­sible, libéré des contraintes que nous im­pose l’outil qui nous permet de conserverune trace de nos pensées, estime l’es­sayiste américaine Anne Trubek dans unarticle. (…) C’est cela que nous promet leclavier. Il nouspermetd’allerplusvite –pasparce que nous voulons que tout aille plusvite, mais pour la raison inverse : nousvoulons avoir plus de temps pour penser. »Commetous lespartisansde la suppres­

sion de l’apprentissage de l’écriture cur­sive aux Etats­Unis, Anne Trubek fait va­loir les incontestables avantages du cla­vier – la rapidité de la frappe, la souplessedu copier­coller, l’utilité de la correctionorthographique, la lisibilité des textes, laclartéde laprésentation.« Le fait de taper,mes doigts dansant magiquement sur leclavier, libérés de tout effort conscient, mesurprendra toujours, explique­t­elle. Ladactylographie est l’une des illustrationséclatantes du principe de l’automaticitécognitive, la vitesse d’exécution suivant lerythme de la vitesse de la cognition. »Certains spécialistes des neurosciences

sont cependant perplexes : ils estimentque l’abandon de l’écriture manuscriteaura des conséquences sur l’apprentis­sage de la lecture. « Le tracé des lettres à lamain améliore sensiblement la reconnais­sance des lettres, explique Edouard Gen­taz.Marieke Longchampet Jean­LucVelay,deux chercheurs duLaboratoire deneuros­ciences cognitives du CNRS et de l’univer­sité Aix­Marseille, ont mené une étudeauprès de 76 enfants âgés de 3 à 5 ans : legroupe qui avait appris à dessiner les let­tres à la main les reconnaissait mieux quele groupe qui les avait apprises en tapantsur un clavier. Ils ontmené lemême travailauprès d’adultes à qui onapprenait des ca­ractères bengalis ou tamouls : ceux quiavaient appris à les tracer au stylo les mé­morisaient mieux que ceux qui les avaienttapés au clavier. »Si le tracémanuelde la lettre améliore la

connaissance de l’alphabet, c’est parceque nous avons une véritable «mémoiredu corps », explique Edouard Gentaz.« Après un accident vasculaire cérébral,certaines personnes ont dumal à lire. Pourqu’ils se remémorent l’alphabet, on leurfait dessiner des lettres avec le doigt – etsouvent, çamarche, le geste réveille le sou­venir ! Cettemémoire du corps, on la voit àl’œuvre dans L’Enfant sauvage, le film deFrançois Truffaut : pour enseigner l’alpha­bet à Victor, l’enfant de l’Aveyron, le doc­teur Itard lui fait toucher des lettres en re­lief avec les doigts. Cette idée de la mé­moire du mouvement inspire aussi lapédagogie deMariaMontessori. »Si l’apprentissage de l’écriture manus­

crite semble jouerunrôle importantdansla lecture, nul ne sait en revanche si l’outil

modifie la qualité d’un texte. S’exprime­t­on plus librement, plus efficacement,plus clairement avec un stylo qu’avec unclavier ? Le cerveau fonctionne­t­il diffé­remment en fonction des outils ? Certai­nes études semblent le laisser penser.Dans un article publié en avril dans la re­vue Psychological Science, deux cher­cheurs américains, PamMueller etDanielOppenheimer, affirment ainsi que laprise de notes au stylo permet de mieuxs’approprier un cours que la prise de no­tes au clavier.Menées auprès d’un peu plus de

300 étudiants de Princeton et de l’uni­versité de Californie, leurs études mon­trent que les élèves qui prennent des no­tes à la main répondent plus facilementaux questions complexes sur le coursque ceux qui ont utilisé un ordinateur.Selon les scientifiques, l’explication estsimple : lors de la prise de notes, lesadeptes du stylo reformulent les coursdans leurs écrits, ce qui les oblige à me­ner un premier travail de synthèse et decompréhension. Les utilisateurs du cla­vier ont tendance, au contraire, à pren­dre beaucoup de notes et à saisir destranscriptions littérales, ce qui les prive­rait de ce précieux travail de réflexion.Beaucoup de chercheurs refusent ce­

pendant de tirer des conclusions de cestravaux : nul ne sait, par exemple, si lesétudiants qui travaillaient sur ordina­teur avaient la même aisance avec leurclavier que les étudiants avec leur main.Si ce n’était pas le cas, peut­être ont­ilschoisi le verbatimparce qu’unepartie deleur concentration était absorbée par larecherche des touches. « Il faut être pru­

«L’écrituremanuelle estun geste complexe qui mobilise

à la fois des capacitéssensorielles, motrices

et cognitivesȎdouard gentaz

directeur de recherche au CNRS

¶à lire

« couper, collerdans les

manuscrits detravail du xviiieau xxe siècle »de Claire Bustarret,in «Lieux de savoir 2.Lesmains de l’intel­lect », sous la direc­tion de Christian Ja­cob (AlbinMichel,p. 353­375, 2011).

« clavier oustylo : comment

apprendreà écrire ? »

de Jean­Luc Velay etMarieke Longcamp(« L’Essentiel Cerveau& Psycho », n° 11,août­octobre 2012).

« la policede l’écriture.l’invention dela délinquancegraphique »

(La Découverte, 2013)et

« cliniquede l’écriture.

une histoire duregard médicalsur l’écriture »(«La DécouvertePoche», 2013),

de Philippe Artières.

Lespartisansdel’ordinateursoulignentsesincontestablesavantages–lasouplesseducopier­coller, lalisibilitédutexte

oul’utilitédelacorrectionorthographique.Maislesneuroscientifiquesmettentengarde:l’abandondel’écriture

manuscritepourraitralentirl’acquisitiondelalecture

Faut­ilencoreécrireàlamain?

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| CULTURE & IDÉES | Samedi 15 novembre 20140123 | 5

dent,précise EdouardGentaz.Cette expé­rience n’a pas été rééditée, et il se peutqu’il y ait des biais. A ma connaissance, iln’existe pas encore de travaux qui prou­vent que l’utilisation du stylo ou du cla­vier modifie la manière dont on conçoitun texte ou dont on organise sa pensée. »Dans le doute, la France a suivi un che­

min inverse de celui emprunté par lesEtats­Unis. Au début des années 2000,alors que les ordinateurs envahissaientles salles de classe américaines, leminis­tère de l’éducation nationale français de­mandait aux professeurs de commencerl’apprentissage de l’écriture cursive dèsla fin de la maternelle. « On a longtempsméconnu la portée et l’importance del’écriture manuscrite, qui était considéréecomme une activité un peu routinière, sesouvient Viviane Bouysse, inspectricegénérale de l’éducation nationale. Au dé­but des années 2000, grâce aux travauxneuroscientifiques, on a compris en quoison apprentissage constitue en fait unmoment­clé de l’éveil cognitif. »Plutôt que de s’orienter vers le script et

le clavier, la France a choisi d’insister surl’écriture « attachée ». « En liant les let­tres les unes aux autres, l’enfant acquiertl’image du bloc que représente le mot, etdonc, son orthographe, poursuit VivianeBouysse.C’est important dans unpays oùl’orthographe est si complexe ! En revan­che, les modèles d’écriture scolaire de2013 ont simplifié les majuscules ornées.Elles étaient si difficiles à dessiner queleur apprentissage était un peu tardif – engénéral, au CE1. C’est un tort. Il faut les ap­prendre tôt, parce qu’elles ont une fonc­tion importante : elles indiquent un nom

Malgré l’omniprésence des ordina­teurs, Edouard Gentaz ne croit cepen­dant pas à la disparition de l’écrituremanuscrite. « Les écrans tactiles et lesstylets permettront au geste de revenir.Le clavier n’est peut­être qu’un momentde passage. » « L’écriture manuelle restetrès présente dans les pratiques quoti­diennes, renchérit Claire Bustarret. Lesgens écrivent à la main plus souventqu’ils ne le croient, ne serait­ce que pourremplir un formulaire ou rédiger une éti­quette pour un pot de confiture. L’écri­

ture est d’ailleurs bien vivante dans no­tre environnement, du graphisme publi­citaire ou signalétique aux graffitis de larue ou divers écrits de contestation. » Lesarts graphiques et la calligraphie se por­tent d’ailleurs très bien. Peut­être parcequ’ils compensent, à leur manière, lasécheresse du clavier. p

anne chemin

propre ou le début d’une phrase.Aujourd’hui, les boucles sont moins or­nées mais les enfants comprennent plusvite le sens de lamajuscule. »En France, le maintien de l’apprentis­

sage du cursif à l’école semble donc ac­quis. Cette politique ne suffit pas à rassu­rer les partisans de l’écriture manuscrite,qui regrettent déjà la puissance expres­sive des pleins et des déliés. « Dans lesboucles duAmajuscule orné, on ne se con­tente pas d’écrire une lettre : on dessine, onapprend l’harmonie, l’équilibre, les ron­deurs, estime le psychiatre Roland Jou­vent. Il y a une danse de l’écriture, unemé­lodie du message, qui ajoute de l’émotiondans les textes. C’est d’ailleurs pour retrou­ver cette poésie que l’on a inventé, dans lesSMS, les émoticônes, ces petits signes gra­phiques qui nous indiquent un sourire ouune déception. »L’écriture, de fait, a toujours été considé­

rée comme un signe d’expression de lapersonnalité : dans ses livres, l’historienPhilippe Artières a exploré la manièredont les médecins et les policiers, à la findu XIXe siècle et au début du XXe, décryp­taient, dans le dessin des lettres, les si­gnes de déviance des fous ou des délin­quants. « Avec l’écriture manuscrite, on serapproche de l’intimité de celui qui a tracéles mots, poursuit Roland Jouvent. C’estpour cela qu’on est plus ému par un ma­nuscrit de Verlaine que par le mêmepoème, en caractères d’imprimerie, dansun livre. Chaque écriture est différente, ellea une gestuelle émotionnelle, un charmequi lui est propre. »D’où le rapport narcis­sique que nous entretenons souvent avecnotre propre calligraphie.

«Le clavier nous permet d’allerplus vite, pas parce que nous voulons

que tout aille plus vite,mais pour la raison inverse:parce que nous voulons avoirplus de temps pour penser»

anne trubekessayiste

«Il existeunemémoiredugeste»

J ean­Luc Velay est chercheur au Laboratoirede neurosciences cognitives du CNRS et del’université Aix­Marseille. Ses recherchesportent notamment sur les relations entre

l’écriture et la lecture.

Que pensez­vous de la politique éducativeaméricaine, qui propose de privilégier le cla­vier au détriment de l’écriture cursive ?Il y a évidemment des avantages à abandon­

ner l’apprentissage de l’écriture cursive. Elleexige un travail demotricité complexe, elle estlongue à acquérir et ellemet beaucoup d’en­fants en situation d’échec scolaire. L’écriture auclavier est plus rapide, plus simple et plus effi­cace. Mais avant de prendre des décisions surlesquelles il sera difficile de revenir, il faut sedemander si l’abandon de l’écrituremanuelleprésente, ou non, des inconvénients. Ecrira­t­onde lamêmemanière ? Lira­t­on aussi bien ?Aura­t­on lamême gestion de l’orthographe ?

Que nous enseigne la science sur ces ques­tions ?Les études que nous avonsmenées avecMa­

rieke Longcampmontrent qu’il existe unemé­moire du geste : les enfants et les adultes recon­naissent plus facilement les lettres s’ils ontappris à les écrire à lamain. On peut voir cettemémoire sensorimotrice fonctionner à l’image­rie par résonancemagnétique fonctionnelle : àla seule vue des lettres, les droitiers activent,dans leur cerveau, les zones qui commandent lamotricité de lamain droite alorsmême qu’ilssont complètement immobiles !Il est donc important demaintenir l’appren­

tissage de l’écrituremanuelle. Elle est utile à lamémorisation de l’alphabet car elle permetd’associer la forme d’une lettre avec lemouve­ment de lamain. Cette association ne fonc­tionne pas avec un clavier : quand on tape, rien,dans lemouvement de lamain, ne renseignesur le dessin de la lettre.

A­t­on déjà des pistes de réflexion sur lesliens écriture­lecture ?Si les écoles américaines privilégient le clavier

au détriment de l’écrituremanuscrite, nouspourrons un jour étudier à grande échelle lesconséquences de la pratique intensive du cla­vier sur la lecture. En attendant, nous avonsréalisé, avecMarieke Longcamp, une recherchesur des dactylographes professionnelles parcequ’elles tapent plusieurs heures par jour, depuisdes années, sur un clavier. Nous leur avons de­mandé de distinguer, très rapidement, desmots et des « pseudo­mots » – «mouglon » parexemple –, et nous avons comparé leurs résul­tats avec ceux d’un groupe témoin.Le fait d’écrire en permanence sur un clavier ne

semble pas avoir de conséquences sur la lecture :dans les deux groupes, les temps de réponse etles taux de réussite sont identiques.Mais lamé­moire du geste semble, là encore, jouer un rôleimportant : les dactylographes reconnaissentplus vite lesmots que l’on tape alternativementavec lamain gauche, puis droite, car ils sont plusfaciles à taper que les autres – c’est, par exemple,le cas desmots « auditeur » ou « finement ».Cela semble nousmontrer que lamémoire sen­sori­motrice joue un rôle important dans la lec­ture : elle influence non seulement la reconnais­sance des lettres,mais aussi celle desmots.

Comment comprendre ces liens entre legeste et le cerveau ?C’est un domaine que nous appelons la « co­

gnition incarnée », c’est­à­dire l’idée qu’il n’y apas de pensée sansmise en jeu du corps. Lesgestes organisent plus que nous ne le pensonsnos représentations cérébrales. C’est vrai pourl’écrituremanuelle comme pour beaucoupd’autres choses : ils façonnent nos structurescognitives. Notre cerveau est d’ailleurs alimentéen permanence par des récepteurs sensorielsqui sont placés dans notre peau, nosmusclesou nos viscères : c’est grâce à eux que nous sa­vons qu’un objet est froid ou lourd, par exem­ple. Cettemémoire des sensations enrichit nosreprésentations cognitives.Les nouvelles technologies ont tendance à ré­

duire notre investissement corporel : elles ren­dent les activités plus abstraites. Le summumde cette évolution, c’est la création d’interfacescerveau­machine : on enregistre l’activité élec­trique de surface du cerveau que l’on utilisepour commander un curseur sur un écran, ouun bras de robot. On déplace donc un objet di­rectement par la pensée, sans agir physique­ment sur lui. Bien entendu, pour les personneshandicapéesmoteurs, cette procédure peuts’avérer très utile, mais, pour tout un chacun, ilpeut y avoir des inconvénientsmajeurs à ce quetoutes nos activités passent uniquement par lapensée, sans action réelle du corps. p

propos recueillis par a. ch.