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Analyse de livres L’enfant et la gourmandise des mots Jacqueline Maqueda, Ed. Érès 2001 Tout au long de son livre, Jacqueline Maqueda, orthopho- niste et musicothérapeute, nous fait partager son appétit pour les mots du langage. Tour à tour enfant, orthophoniste, mère et grand-mère, elle nous permet de nous identifier à ceux qui prennent plaisir à avoir des mots en bouche. Cette érotisation orale bien tempérée, nous introduit à ce plaisir si particulier qu’est la phonation. Il s’origine dans les lallations, les jeux avec les mots qu’on peut tordre et détordre à la manière du Prince de Motordu. Le plaisir d’échanger avec ces mots qu’on lance à l’autre se poursuit par l’écriture de ceux qu’on trace sur la feuille de papier. La démarche de Jacqueline Maqueda illustre bien ce qui fonde les pratiques actuelles des équipes de pédopsychiatrie francophones en matière de langage. Nous sommes loin de la rééducation sur le modèle médical, neurophysiologique et cognitiviste. Il s’agit en revanche, d’un échange interperson- nel, origine de la capacité de penser : de se penser et de penser l’autre. Avec son style si chaleureux et sa tendresse, l’auteur nous conduit vers les notions d’appui, de changement, de sépara- tion. Le processus du développement de l’enfant est contenu dans ces mots qui traduisent le mouvement vers l’autonomie, la capacité de s’exprimer seul. Mais, auparavant, il aura fallu en passer par des épreuves, abandonner le plaisir lié à l’éro- tisation de la bouche. Nous allons donc suivre les étapes de la vie d’Eulalie. Une bien belle gourmande celle-là ! Elle s’est épanouie dans un bain de langage qui accompagne le plaisir de la tétée. L’oralité d’Eulalie est bien ce plaisir de prendre par la bouche mais aussi avec les yeux, les oreilles, les mains ; tout ce qui passe à portée de sa sensorialité. Jacqueline Maqueda insiste à juste titre sur le plaisir de la phonation : le jeu avec les sons émis par cette bouche gour- mande contraste tant avec les bouches figées, inertes de ceux qui n’ont pu être attirés par ce plaisir phonatoire. Des mots parlent de la vie. Jacqueline Maqueda a su nous aider à nous souvenir de notre investissement des mots liés aux tartines, aux confitures et boissons douces. Mais il y a aussi ceux des jeux corporels, des constructions, des bricola- ges et des autres activités manuelles. C’est le corps en mou- vement, en plaisir de perception et d’action qu’elle nous décrit. Ce corps réceptacle des perceptions est ce corps qui permet d’agir des figurations fantasmées. Mais il s’agit aussi d’un corps qui souffre de ces 1000 plaies et bosses de l’en- fance. À d’autres moments c’est le corps montré, admiré par l’entourage. Toute la capacité d’évocation de cet auteur « qui joue de la musique » se trouve dans son développement sur « les sons chauds pour petits chaussons ». Il donne bien le sens général de l’ouvrage. La matière sonore émise, partagée avec l’en- tourage, va s’enraciner dans le corps et servir d’appui au développement d’un langage qui plus tard différenciera les sons, les mots et leur sens. Jacqueline Maqueda s’appuie sur l’enseignement d’Ivan Fonagy pour mettre en valeur toute la pulsionnalité présente dans l’activité phonatoire. En lisant Jacqueline Maqueda, on mesure mieux ce qu’a de tragique l’absence de langage de l’enfant autiste et quelle patience doivent avoir ceux qui les accueillent pour attendre qu’un son, puis un mot soient émis. Il y a alors comme une divine surprise. Elle est d’ailleurs parfois bien troublante pour ceux qui, hallucinatoirement, ont déjà entendu cet en- fant parler. Mais n’est-il pas nécessaire qu’une personne s’attende à ce qu’il parle pour qu’un jeune autiste se permette de laisser sortir un son de sa forteresse ? Nous faisons ensuite connaissance avec la famille d’Eula- lie. Cela permet à notre conteuse de nommer les mots de la culture familiale que l’enfant relie aux particularités de l’his- toire de chacun des membres de sa famille. Mais il faut aussi grandir, quitter la maison et la mère dont on doit s’arracher. Cette image douloureuse rend bien compte des difficultés de la séparation pour grandir. Grandir c’est affronter l’inconnu, une réalité dont la mère est absente. Il arrive que ceux dont les forces psychiques sont incertaines échouent dans ce processus de séparation. Nous passons de nombreuses années à les aider à la façon de Jacqueline Maqueda en leur présentant des jeux, des possibilités de créer ensemble un monde acceptable, moins terrifiant. On sent bien que toute la capacité créatrice qu’elle déve- loppe auprès des enfants autistes, s’origine dans ce qu’elle nous livre avec tendresse et pudeur : sa capacité d’empathie et d’identification mais aussi sa prise de distance avec l’autre qui lui permet de se trouver et de se découvrir sans se sentir entraîné dans un mouvement de fusion avec un adulte qui serait avide de combler ses manques en s’occupant d’enfants aussi perturbés. L’ « horthophonie » de Jacqueline Maqueda est cette aventure qu’elle nous invite à partager dans son jardin des mots. Car il faut encore faire l’effort d’écrire et d’écrire juste. Heureusement il est possible de jouer comme le Prince de Motordu — avec cette horthophoniste en tout cas —. On peut regretter que, craignant d’enfreindre les directives ministé- rielles, des enseignantes s’empêchent de jouer plus souvent Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 51 (2003) 279–280 www.elsevier.com/locate/neuado

L’enfant et la gourmandise des mots: Jacqueline Maqueda, Ed. Érès 2001

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Analyse de livres

L’enfant et la gourmandise des motsJacqueline Maqueda,Ed. Érès 2001

Tout au long de son livre, Jacqueline Maqueda, orthopho-niste et musicothérapeute, nous fait partager son appétit pourles mots du langage. Tour à tour enfant, orthophoniste, mèreet grand-mère, elle nous permet de nous identifier à ceux quiprennent plaisir à avoir des mots en bouche. Cette érotisationorale bien tempérée, nous introduit à ce plaisir si particulierqu’est la phonation. Il s’origine dans les lallations, les jeuxavec les mots qu’on peut tordre et détordre à la manière duPrince de Motordu. Le plaisir d’échanger avec ces motsqu’on lance à l’autre se poursuit par l’écriture de ceux qu’ontrace sur la feuille de papier.

La démarche de Jacqueline Maqueda illustre bien ce quifonde les pratiques actuelles des équipes de pédopsychiatriefrancophones en matière de langage. Nous sommes loin de larééducation sur le modèle médical, neurophysiologique etcognitiviste. Il s’agit en revanche, d’un échange interperson-nel, origine de la capacité de penser : de se penser et depenser l’autre.

Avec son style si chaleureux et sa tendresse, l’auteur nousconduit vers les notions d’appui, de changement, de sépara-tion. Le processus du développement de l’enfant est contenudans ces mots qui traduisent le mouvement vers l’autonomie,la capacité de s’exprimer seul. Mais, auparavant, il aura falluen passer par des épreuves, abandonner le plaisir lié à l’éro-tisation de la bouche. Nous allons donc suivre les étapes de lavie d’Eulalie. Une bien belle gourmande celle-là ! Elle s’estépanouie dans un bain de langage qui accompagne le plaisirde la tétée. L’oralité d’Eulalie est bien ce plaisir de prendrepar la bouche mais aussi avec les yeux, les oreilles, lesmains ; tout ce qui passe à portée de sa sensorialité.

Jacqueline Maqueda insiste à juste titre sur le plaisir de laphonation : le jeu avec les sons émis par cette bouche gour-mande contraste tant avec les bouches figées, inertes de ceuxqui n’ont pu être attirés par ce plaisir phonatoire.

Des mots parlent de la vie. Jacqueline Maqueda a su nousaider à nous souvenir de notre investissement des mots liésaux tartines, aux confitures et boissons douces. Mais il y aaussi ceux des jeux corporels, des constructions, des bricola-ges et des autres activités manuelles. C’est le corps en mou-vement, en plaisir de perception et d’action qu’elle nousdécrit. Ce corps réceptacle des perceptions est ce corps quipermet d’agir des figurations fantasmées. Mais il s’agit aussid’un corps qui souffre de ces 1000 plaies et bosses de l’en-

fance. À d’autres moments c’est le corps montré, admiré parl’entourage.

Toute la capacité d’évocation de cet auteur « qui joue de lamusique » se trouve dans son développement sur « les sonschauds pour petits chaussons ». Il donne bien le sens généralde l’ouvrage. La matière sonore émise, partagée avec l’en-tourage, va s’enraciner dans le corps et servir d’appui audéveloppement d’un langage qui plus tard différenciera lessons, les mots et leur sens. Jacqueline Maqueda s’appuie surl’enseignement d’Ivan Fonagy pour mettre en valeur toute lapulsionnalité présente dans l’activité phonatoire.

En lisant Jacqueline Maqueda, on mesure mieux ce qu’ade tragique l’absence de langage de l’enfant autiste et quellepatience doivent avoir ceux qui les accueillent pour attendrequ’un son, puis un mot soient émis. Il y a alors comme unedivine surprise. Elle est d’ailleurs parfois bien troublantepour ceux qui, hallucinatoirement, ont déjà entendu cet en-fant parler. Mais n’est-il pas nécessaire qu’une personnes’attende à ce qu’il parle pour qu’un jeune autiste se permettede laisser sortir un son de sa forteresse ?

Nous faisons ensuite connaissance avec la famille d’Eula-lie. Cela permet à notre conteuse de nommer les mots de laculture familiale que l’enfant relie aux particularités de l’his-toire de chacun des membres de sa famille.

Mais il faut aussi grandir, quitter la maison et la mère donton doit s’arracher. Cette image douloureuse rend biencompte des difficultés de la séparation pour grandir. Grandirc’est affronter l’inconnu, une réalité dont la mère est absente.Il arrive que ceux dont les forces psychiques sont incertaineséchouent dans ce processus de séparation. Nous passons denombreuses années à les aider à la façon de JacquelineMaqueda en leur présentant des jeux, des possibilités de créerensemble un monde acceptable, moins terrifiant.

On sent bien que toute la capacité créatrice qu’elle déve-loppe auprès des enfants autistes, s’origine dans ce qu’ellenous livre avec tendresse et pudeur : sa capacité d’empathieet d’identification mais aussi sa prise de distance avec l’autrequi lui permet de se trouver et de se découvrir sans se sentirentraîné dans un mouvement de fusion avec un adulte quiserait avide de combler ses manques en s’occupant d’enfantsaussi perturbés.

L’ « horthophonie » de Jacqueline Maqueda est cetteaventure qu’elle nous invite à partager dans son jardin desmots. Car il faut encore faire l’effort d’écrire et d’écrire juste.Heureusement il est possible de jouer comme le Prince deMotordu — avec cette horthophoniste en tout cas —. On peutregretter que, craignant d’enfreindre les directives ministé-rielles, des enseignantes s’empêchent de jouer plus souvent

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avec les mots ; comme si elles devaient incarner une sorte detyrannie du langage écrit pointant les fautes, les taches, lesratures par des annotations brutales.

À l’ inverse les enfants montrent un attachement tout par-ticulier à un ou une enseignant(e), qui a su accepter leurserreurs et leurs « bêtises ». C’est bien l’acceptation desratages, de la perte de maîtrise (comme la survenue du pipidans la culotte — hantise des petits —) qui conforte lesentiment de confiance d’un enfant.

Je laisserai le lecteur découvrir la boîte à outils « hortho-phonique » de l’auteur qui contient tout ce qui lui sert àaiderun enfant en difficulté. Elle nous présente ces outils un à un,comme un artisan qui accepte de nous recevoir dans sonatelier et nous montre son savoir-faire, ses gestes, ses attitu-des qui font sa profession.

Mais il y a encore une séparation à réaliser.

En parlant de la fin d’un soin avec un jeune autiste,Jacqueline Maqueda nous fait partager toute la préparationde l’arrêt des séances.

N’y a-t-il pas quelque chose de déchirant àavoir l’ impres-sion d’« abandonner » celui qui a appris auprès de nous. Il aparlé avec nous. Ce déchirement montre l’ importance desliens qui se sont noués ; parfois à l’excès. Cela nous conduitparfois à poursuivre une rééducation, une psychothérapie,une activité avec un jeune au-delà du nécessaire. Nous nesavons plus lâcher celui ou celle qui a bénéficié de nosqualités... Comme si tout ce que nous avions mis dans cetterencontre allait partir avec lui. Nous en serions privés, vidés.Pourtant, si nous sommes attentifs à garder en nous la tracedes moments passés ensemble, c’est bien dans l’ image quenous conservons de lui (figuration laissée au calme en nous),que le jeune peut retrouver des moments de sa vie quand ilaura l’occasion ou le désir de nous revoir.

Jacqueline Maqueda nous dit que l’écriture a étépour elle,comme pour beaucoup d’entre nous, le moyen de laisser unetrace pour assurer la permanence des échanges et des créa-

tions en commun. Je laisserai le lecteur découvrir commentelle nous conte la séparation avec son patient.

À la fin de ce livre, commencé avec une petite fille, nouscheminons avec une grand-mère qui fait découvrir à sespetits enfants le charme sensuel des mots et des gâteauxmêlés dans cette offrande si particulière de la grand-mère àses petits enfants.

Que ce livre si riche, permette de retrouver le plaisir dutravail à ceux qui sont prêts à se décourager quand ils sesentent envahis de détresse et d’agressivitéenvers ces enfantsqui s’opposent, paraissent annuler tout progrès, détruire toutela bonne volonté de l’adulte.

Jacques Hochmann auquel se réfère Jacqueline Maqueda,montre la contradiction qu’ il y a à prendre du plaisir àsouffrir en accueillant ces enfants qui paraissent négativertous nos efforts. L’endurance que nous déployons tout aulong des années de notre exercice professionnel est pourtantce qui permettra à ces jeunes de découvrir qu’ il y a bien unplaisir des mots, un plaisir de l’apprentissage dans le jeu quedes adultes, comme cette « jardinière horthophoniste », leurpropose. Vive le prince de Motordu.

J’ai limité ma présentation de ce livre aux principauxaspects du travail de cette « horthophoniste ». Je souhaite queces lignes donnent envie aux gourmands des mots de rencon-trer Eulalie telle que nous la présente Jacqueline Maqueda. Ils’agit d’un livre à aimer comme le style de son auteur.

B. Voizot *53, boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Reçu le 26 mai 2003 ; accepté le 27 mai 2003

*Auteur correspondant.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droitsréservés.doi:10.1016/S0222-9617(03)00064-3

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