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159 HERMÈS 73, 2015 Laurence Allard Ircav – Paris 3/Lille 3 À la mémoire de Nicolas Auray, pionnier inspiré et inspirant des études françaises sur les hackers, l’informatique libre et la politique, disparu tragiquement à l’automne 2015. Relisons-le souvent, lisons-le toujours. L’engagement du chercheur à l’heure de la fabrication numérique personnelle « Ne dites pas à mes collègues que je suis captologue citoyenne, ils me croient sémiologue de l’emoji »… Cette boutade pourrait constituer le titre de cet article qui pro- pose une suite de réflexions au sujet d’un engagement associatif venant poursuivre sous d’autres formes un che- minement intellectuel. Des réflexions qui n’engagent que leur auteure tant il serait indécent de faire de la science par dessus un collectif d’acteurs de terrain ; un engagement associatif qui cherche à « contre-faire » – au sens de faire autrement – un nouveau monde connecté qui se développe actuellement sous des auspices ambivalents. Un engage- ment associatif qui plutôt que d’abonder sous un jour cri- tique dans la description de controverses cherche à forger sur le terrain des formes de vie acceptables suivant une anthropologie symétrique entre humains et non-humains en réseau. Une question-programme : dans quel monde voulons-nous être connectés ? Cette question-programme est le fruit d’un travail de recherche sur le tournant post-digital que représente l’extension de la connexion à des réseaux de communication des humains aux non-humains, à toute chose qu’elle soit de nature machinique, végétale ou animale. Ce tournant peut être qualifié de « post-digital » car il suppose une continuité de par la connexion entre physique et numérique. Ce conti- nuum s’accomplit par l’implémentation possible d’une puissance de calcul, d’un espace de stockage et d’une inter- face à des entités diverses comme les arbres, les ponts, les bancs publics, les volcans, les bactéries, les vaches etc. Selon l’Union internationale des télécommunications, on comp- tabilise en 2014 12 milliards de machines et d’objets com- municants pour 7 milliards d’abonnements aux réseaux HERMES-NUM73_cs6_pc.indd 159 06/11/2015 14:30:55

L’engagement du chercheur à l’heure de la fabrication

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159HERMÈS 73, 2015

Laurence AllardIrcav – Paris 3/Lille 3

À la mémoire de Nicolas Auray, pionnier inspiré et inspirant des études françaises sur les hackers, l’informatique libre et la politique, disparu tragiquement à l’automne 2015.

Relisons-le souvent, lisons-le toujours.

L’engagement du chercheur à l’heure de la fabrication numérique personnelle

« Ne dites pas à mes collègues que je suis captologue citoyenne, ils me croient sémiologue de l’emoji »… Cette boutade pourrait constituer le titre de cet article qui pro-pose une suite de réflexions au sujet d’un engagement associatif venant poursuivre sous d’autres formes un che-minement intellectuel. Des réflexions qui n’engagent que leur auteure tant il serait indécent de faire de la science par dessus un collectif d’acteurs de terrain ; un engagement associatif qui cherche à « contre- faire » – au sens de faire autrement – un nouveau monde connecté qui se développe actuellement sous des auspices ambivalents. Un engage-ment associatif qui plutôt que d’abonder sous un jour cri-tique dans la description de controverses cherche à forger sur le terrain des formes de vie acceptables suivant une anthropologie symétrique entre humains et non- humains en réseau.

Une question- programme : dans quel monde voulons- nous être connectés ?

Cette question- programme est le fruit d’un travail de recherche sur le tournant post- digital que représente l’extension de la connexion à des réseaux de communication des humains aux non- humains, à toute chose qu’elle soit de nature machinique, végétale ou animale. Ce tournant peut être qualifié de « post- digital » car il suppose une continuité de par la connexion entre physique et numérique. Ce conti-nuum s’accomplit par l’implémentation possible d’une puissance de calcul, d’un espace de stockage et d’une inter-face à des entités diverses comme les arbres, les ponts, les bancs publics, les volcans, les bactéries, les vaches etc. Selon l’Union internationale des télécommunications, on comp-tabilise en 2014 12 milliards de machines et d’objets com-municants pour 7 milliards d’abonnements aux réseaux

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mobiles et plus de 3 milliards au réseau Internet (UIT, 2015). Les techno- évangélistes prêchant la sainte disrup-tion estiment cette progression en termes de milliards dans un marketing conjuguant l’innovation au futur selon une rhétorique du nouveau des plus éprouvées (Allard, 2015a). En se basant sur un chiffrage de l’Idate, France Stratégie, qui dépend des services du Premier ministre français, annonce 80 milliards « d’objets connectés » à l’horizon 2020, en cumulant mobiles, capteurs et machines commu-nicantes à des titres divers (Nemri, 2015). Cette extension de la connectivité1 à toute chose est désignée comme le Connected Everything. Si les objets, les tuyaux, les arbres et les chats se mettent à « parler », on peut comprendre pour-quoi le champ de développement du « tout- connecté » est aussi celui du big data avec d’immenses masses de données qui peuvent être captées et valorisées.

Des usages privatistes et datavores

Les usages prescrits jusqu’à présent des objets connectés ciblent plus spécifiquement la sphère privée en connectant l’ancienne domotique. Ils font également intrusion dans les activités des individus avec la pro-blématique du « soi quantifié » ou de « l’auto- mesure2 ». Trackeurs d’activités, podomètres connectés ou applica-tions de fitness constituent l’arsenal technique de ce qui est devenu une économie du « soi calculé » qui allie faible adoption et défiance (cf. Aruco, 2014).

Au désintérêt qui s’observe dans le temps des usages de ces objets connectés, est associée une défiance vis- à- vis des données personnelles captées et utilisées par ces objets connectés dédiés au soi quantifié. Une défiance qui se trouve étayée par les études d’autorités en la matière comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) (cf. Cahiers IP, 2014) ou encore les analyses de risques avérés en matière de sécurité informatique (Futura Sciences, 2015 ; L’Informaticien, 2015). À la figure

symbolique de Big Brother vient désormais s’ajouter celle des big data, qui surveillent et calculent. Figure émergente et emblématique d’un monde connecté qui serait gouverné par des algorithmes.

L’économie du « soi calculé » se développe donc dans le contexte, ambivalent pour les usagers du numérique, d’une paranoïa de la surveillance de leurs activités et de la prédation de leurs données numériques. En l’absence d’une culture publique de la sécurité informatique, leur seule arme reste discursive.

Une économie du consentement, la mise en marché des données personnelles

Par conséquent, les usages privatistes du « soi quan-tifié » se heurtent au consentement des utilisateurs quand il s’agit du traitement informatique de données captées au plus près de leur intégrité physique. Dès lors, les zélotes du tout- connecté et du big data mettent en place des stratégies de contournement de cette « angoisse de la privacy » pré-gnante chez les usagers (Crawford, 2014). Devant l’explo-sion du volume, de la variété, de la vélocité des données (les 3V) dont veut rendre compte le terme « big data », de gigantesques opportunités de développement de valeur sont scrutées dans une abondante littérature grise ini-tiée avec le rapport précurseur de l’institut McKinsey de 2011 intitulé Big Data : The Next Frontier for Innovation, Competition, and Productivity.

Un essayiste étatsunien, Doc Searls (2012), a ainsi développé la problématique de « l’économie de l’inten-tion » qui repose sur une relation inversée entre consom-mateurs, marques ou sociétés – dite Vending Relation Management (VRM), par opposition au bien connu Customer Relationship Management (CRM). Dans le modèle du VRM, il s’agit de donner du pouvoir au consom-mateur qui, riche de ses données à capter, devient l’acteur principal de la place de marché.

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Le signal prix (réductions, avantages, pay how you drive, etc.) demeure le principal vecteur du consentement des consommateurs à être ainsi captés par des boitiers connectés ou des applications de smartphones, notam-ment dans l’assurance santé ou automobile. Plus radical que le VRM dans la conformation de cette économie du consentement, le trading de données personnelles imaginé par des start- up organisant le marché de la data3. Dans cette économie du consentement, il s’agit de vendre au consommateur un pacte de marchandisation de sa privacy qui peut sembler, de façon trompeuse, plus équitable que le digital labor (Sholz, 2012), ce travail expressif gracieux auquel chacun d’entre nous se livre lorsqu’il publie sur les plateformes comme Facebook et Twitter.

Une anthropologie compétitive entre humains et non- humains

Cette extension de la connexion des réseaux de communication informatisés à des non- humains est, pour certains, la promesse d’une mutation de l’humain. Mutation de l’humanité pour la transhumanité, c’est- à-dire une humanité plugguée à la technologie, un cyborg mi- humain mi- machine non pas comme l’avait souhaité Donna Haraway (2007) comme figure émancipatrice des binarismes asymétriques de genre et d’espèce mais comme instrument de domination de l’humanité sur l’humanité.

Le transhumanisme s’inscrit dans la doctrine de Ray Kurzweil, devenu director of engineering de Google, qu’il a énoncée dans un livre publié en 2005, The Singularity is Near. La « singularité » désigne le moment où les ordina-teurs deviendront plus intelligents que les humains, ce qui devrait arriver selon lui vers 2045. L’idéologie transhuma-niste suscite controverses et débats. La première d’entre elles concerne les chercheurs en intelligence artificielle eux- mêmes qui sont censés travailler au déploiement des

capacités de calcul et d’apprentissage dans des artefacts machiniques (robots, capteurs, drones, voitures, etc.)4.

Il faut donc s’intéresser de près aux enjeux anthro-pologiques du big data et du Connected Everything et pointer l’anthropologie compétitive qui sous- tend le tehno- récit du transhumanisme entre les humains et les non- humains, ces non- humains qui de façon tout à fait ordinaire et non problématique peuplent nos vies depuis l’histoire de l’humanité (outils, animaux domestiques, prothèses orthopédiques, etc.).

Entre surveillance, calcul et mutation, la connexion de toute chose partout et tout le temps (Everything, Everywhere, Everytime) impose cette question program-matique : dans quel monde voulons- nous être connectés ?

De la controverse au « contre- faire » : citoyen capteur, small data, anthropologie symétrique

Le tableau de ce monde du tout- connecté datavore, instrusif et dominateur est quelque peu accablant. Il semble réaliser le scénario d’une série comme Black Mirror. Cet imaginaire futuriste, cette fiction dystopique semblent cependant faire consensus pour des acteurs différenciés (journalistes, entrepreneurs, politiques, développeurs, chercheurs, etc.) en rassemblant « tout contre » l’idéologie transhumaniste à la fois ceux qui peuvent la critiquer et ceux qui ambitionnent de l’appliquer. Ces controverses peuvent nourrir une vie de conférences et d’articles dans lesquels des activistes en tout genre (depuis les hackeurs- défenseurs des libertés numériques jusqu’aux techno- évangélistes du trans-humanisme) attisent, chacun à leur manière – sous la forme d’une critique de l’offre technique ou au contraire l’apologie d’un tel développement – une « culture de la peur » auprès de lecteurs et d’auditeurs usagers ordinaires du réseau Internet ou mobile qui se trouvent désarmés et culpabilisés.

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Tableau accablant, auditoire accablé. Et cette ques-tion qui se pose toujours sans réponse ici et maintenant : « dans quel monde voulons- nous être connectés ? »

C’est à partir de ce constat que commence l’engage-ment associatif du chercheur. Afin d’une part d’en finir avec une certaine posture équilibriste du sociologue qui doit décrire en toute neutralité les logiques des acteurs du champ d’innovation des objets connectés, en observer les codes, les scènes et les rites, en cartographier les contro-verses et, d’autre part, pour ne pas me complaire dans un discours critique et surplombant qui n’a pas de réelle portée sur les faits et concepts analysés, il m’est apparu nécessaire de contribuer à fabriquer un autre monde connecté autour des capteurs et des données.

Pourquoi le faire ? Tout simplement parce qu’il est possible de le faire ! Parce que le tournant post- digital nous y invite, parce que ce continuum physique- numérique du tout- connecté – qui s’éprouve dans une discontinuité d’usages5 – peut permettre de réaménager une rematé-rialisation du digital et favoriser un milieu où prolonger la capacitation apportée par l’Internet de l’expression, en tant qu’il a constitué une révolution de l’écriture au sens barthésien de l’écrivance (Allard, 2015b).

Pour ce faire, il a fallu concevoir une réponse program-matique à notre constat de départ afin de réaliser la fabrica-tion de technologies pour une citoyenneté data- informed à l’heure d’un tout- connecté. Un programme qui n’est pas tant une recherche- action qu’une action nourrie par nos propres recherches et les expertises du collectif ainsi rassemblé.

Du consommateur capté au citoyen capteur : le « nous quantifiant »

À rebours des scénarios socio- techniques du soi quantifié datavore et de son économie du consentement marchandisé, il est possible de concevoir et de proposer des usages des objets connectés moins centrés vers la

captation des individus consommateurs. Des usages qui peuvent être, au contraire, retournés vers notre environ-nement pour justement mieux consommer et outiller des modes de vie durables (pollution, énergie, etc.).

L’une des lignes de notre réponse programmatique à la question « dans quel monde voulons- nous être connectés ? » renvoie à l’invention d’un Internet de capteurs qui puissent être mis au service d’une meilleure connaissance du monde qui nous entoure et non pas seulement un prétexte pour alimenter le grand récit de la surveillance généralisée dans un monde hyperconnecté, récit ambivalent rappelé plus haut, grand récit consensuel à diverses fins sans que ne soient proposées de véritables solutions.

Ce scénario du « contre- faire » suppose de développer des usages thématisables en termes de « nous quantifiant » augmentant le pouvoir d’agir non d’un consommateur capté mais d’un citoyen capteur. Un citoyen capteur, qui devrait être à la fois producteur et interprète de ses propres données – données dont il doit pouvoir rester maître dans le cadre d’un scénario socio- technique sécurisé qui ne peut profiter qu’à l’intelligence collective environnementale.

Il ne s’agit pas de naturaliser la figure symbolique de big data ni de réifier des procédures de calcul comme les algorithmes, objets d’un corpus de discours critiques mais parfois mythifiants. Capteurs, connexions, calculs et data peuvent être de fait fort utiles pour consommer mieux ou pour connaître plus notre monde incertain.

Et plutôt que d’analyser à des fins universitaires – ce qui mérite d’être accompli fort utilement par ailleurs – la controverse autour du topoï « surveiller et calculer », il nous a semblé, en termes d’engagement du chercheur, plus stimulant de prendre pour hypothèse que les capteurs connectés, les données collectées et les calculs applicables pouvaient être détournés à des fins citoyennes.

Notre travail de recherche sur les usages numériques notamment autour de l’activité de consommation6 nous a fait observer qu’entre le fait d’« être calculé » ou de « calculer soi- même », une ligne de crête existait dans l’appropriabilité

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sociale de l’algorithmie du quotidien. On accepte davan-tage « d’être calculé », de voir son activité en ligne traitée par des algorithmes si l’on peut participer aussi au calcul général sur des sites et applications de notations de services.

Les précieuses capacités de calcul au cœur de la structuration du champ d’innovation du big data et du tout- connecté pourraient donc être résolument mises à la disposition de tous pour tous.

Small data et accountablity

Un autre segment de ce programme pensé en réponse à la question « dans quel monde voulons- nous être connectés ? » concerne la mise en commun volontaire des mesures au service de l’intérêt général.

Il va s’agir de forger des outils, des prototypes, des dispositifs de visualisation, des méthodologies visant à conférer une « capacité active » aux citoyens pour inter-préter leur environnement, le capter et le mesurer et in fine agir sur lui.

Il nous semble que les données de capteurs peuvent enrichir l’appréhension de phénomènes environnemen-taux et contribuer à produire de l’accountability, une factualité dont chacun est redevable. Rappelons que l’accountability désigne à la fois un principe de respon-sabilisation mais également – d’après son origine socio-logique – un principe selon lequel il existe un pacte de factualité qui responsabilise. Il s’agit donc de produire un pacte de factualité responsabilisante, qui engage chacun des acteurs pour une politique climatique et énergétique durable. Cela suppose une association féconde entre les habitants devenant agents de la mesure, des scientifiques et des décideurs politiques. Cette démarche s’inscrit dans la tradition des citizen science et des street science qui se sont positionnées autour de la question de la justice environnementale7.

Anthropologie symétrique : la biosocialité connectée

Le dernier élément concerne l’anthropologie de ce programme d’action. Notre source d’inspiration est ici le companionism de Donna Haraway (2010), conceptua-lisant le compagnonnage entre espèces, qui a succédé à sa réflexion sur les promesses – détournées par la domina-tion masculiniste – du cyborg.

À la question « dans quel monde voulons- nous être connectés ? », le companionism de Donna Haraway nous inspire la nécessité de se questionner dès à présent sur la façon dont nous allons vivre avec les nouvelles entités connectées. La réflexion au sujet d’une anthropologie symétrique entre humains et non- humains doit s’efforcer de penser avec justesse cette relation d’attachement à des « machines » comme finalement aussi socialisée que l’atta-chement à nos compagnons d’espèce que sont, par exemple, les animaux domestiques. C‘est pourquoi, nous formulons l’hypothèse d’une « relation de compagnonnage » d’entre les espèces et les entités avec lesquelles nous sommes de plus en plus connectées, avec les machines et les animaux, comme relevant d’une relation de « bio socialité connectée ».

Dans le cadre de cette vision anthropologique symé-trique entre le vivant et l’artefact, le machinique et l’hu-main, le fatalisme face aux usages possibles des big data et du Connected Everything n’est plus de mise. Il va s’agir d’œuvrer de façon proactive à des appropriations d’intérêt général, au profit de l’intelligence collective des capteurs, des données, du calcul et de la connexion étendue.

Fablab, smartcitizenship, data conversationnelle

Afin de mettre en œuvre ce programme, nourri des observations de terrains de recherche et désireux de

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transformer le neutre et l’ambivalence en engagement sur un autre terrain hors des universités et des laboratoires de recherche, nous en sommes passés par ces institutions de la société civile que constituent les associations. Labo citoyen a été ainsi cofondée en 2013 et se veut une associa-tion de technologie participative et inclusive dans le sil-lage de la science citoyenne. Rassemblant des chercheurs de sciences humaines et des sciences de l’ingénieur8, Labo citoyen ambitionne d’être un laboratoire d’innovation et d’expérimentation de formation et d’outillage de « citoyens capteurs ».

Un fablab dans la cité

De façon plus concrète, l’association Labo citoyen, en partenariat avec la mairie de Paris, le bailleur social ICF mais aussi avec le conseil du laboratoire d’expertise et d’innovation de la Cnil ainsi que de RTE et sa plateforme de données ouvertes Eco2mix, a conçu un dispositif de feedback informationnel en temps réel fully open source sur la consommation électrique résidentielle (CitizenWatt). Une première phase du projet a consisté à équiper trente logements en précarité énergétique. Le parti- pris du projet était que les habitants volontaires puissent fabriquer par eux- mêmes le capteur de CitizenWatt.

Pour ce faire, l’association s’est rendue dans les espaces intermédiaires dédiées à la fabrication person-nelle, dans la continuation des hackerspaces, dénommés « fablabs ». La première version du projet CitizenWatt a été ainsi réalisée en collaboration avec deux fablabs issus de clubs d’étudiants de Paris 5/CRI et de l’École normale supérieure Ulm, Fabelier et HackEns9.

La posture de participation observante que nous avons parfois endossée pour exercer un retour réflexif sur cet enga-ment nous a permis de ne pas céder à une certaine mythi-fication du fablab. En tant qu’espace d’expérimentation qui vise à l’autonomie technique, le fablab peut courir le risque

du socio- centrisme et du gender bias. Comme l’a décrit Michel Lallement dans son étude d’un lieu de vie emblé-matique pour les mouvements hacker et maker, il s’agit d’y « faire pour soi », d’accomplir « une pratique productive qui trouve en elle- même sa propre fin » (Lallement, 2015). Et de fait, comme nous l’avons remarqué, le fablab est aussi un espace de reconfiguration du statut du travailleur par lui- même à l’image de ces techniciens informaticiens qui la journée réparent et le soir conçoivent tels des ingénieurs.

Par conséquent, dans cet aller- retour entre leçon des usages, participation observante et engagement réflexif, l’une des actions du projet CitizenWatt a été de sortir de ce paradigme du « faire pour soi », dans des lieux hors sol, sur le mode du prototype, dans des labs générationnels et homophiles.

À partir du moment où il s’agissait de proposer à des consommateurs ordinaires d’électricité de fabriquer leur capteur connecté, de devenir des users- makers, il nous a semblé pertinent de redéfinir le fablab comme un espace pervasif à la fois de mise en commun de savoirs scienti-fique ou technique mais également comme un espace de sociabilité rassemblant des experts et des profanes autour d’une activité à mener collectivement durant un temps de loisir et sur le lieu d’habitation même des volontaires et bénévoles.

Smart citizenship : le soudathon comme forme sociale de la civilité technologique

Ces ateliers de fabrication par soi- même pour soi- même et avec d’autres habitants du dispositif de mesure de la consommation électrique ont été baptisés – en clin d’œil ironique aux hackathons – des « soudathons ». Les activités individuelles et collectives de soudure, de codage et de calibration des capteurs ont été conçues comme une forme de civilité technologique et ce dans le contexte de la problématique de la Smart City.

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Cette notion de Smart City se met en place dès 2005, à partir d’un défi lancé par Bill Clinton à l’entreprise Cisco pour rendre les villes plus durables. Portées par des grandes sociétés de technologies de l’information et de la commu-nication, la Smart City (ou ville intelligente) est souvent appréhendée d’un point de vue systémique comme une urbanité augmentée par le numérique connecté, comme une datapolis pilotée par les pouvoirs publics grâce à un tableau de bord gérant les milliards de capteurs et d’objets connectés qu’une ville peut implémenter (Aruco, 2015).

Il nous a semblé que cette question des formes de vie sociale à aménager autour de l’usage des capteurs connectés constituait l’un des chantiers de la Smart City dont l’intelligence naturelle ne doit renvoyer qu’à celle de ses habitants eux- mêmes (Townsend, 2014) et qui doit demeurer vivable et habitable en tant que polis.

Des « soudathons » ont ainsi réuni des habitants et habitantes volontaires venus en famille avec filles et gar-çons. Un public familial qui n’était pas habitué à se livrer autour de fers à souder, d’ordinateurs, de capteurs et de composants électroniques, le temps d’un samedi après- midi, à une activité technique intergénérationnelle, mixte et ouverte à la diversité sociale et culturelle.

Une data conversationnelle : #expressyourwatt

L’un des enjeux du projet CitizenWatt suivant la logique propre au citoyen capteur est de parler « par soi- même » la data plutôt que « d’être parlé » par big data. Une consommation électrique data- informed suppose de déve-lopper une dataculture.

Nous avons ainsi initié une première forme de média-tion de la data par des utilisateurs à travers un hashtag #expressyourwatt sur Twitter. Il s’agit de « faire parler » ses données de consommation électrique mesurées par le capteur fabriqué par soi- même à travers différentes micro- narrations à but pédagogique. Le grand récit de

la surveillance généralisée souvent mobilisé au sujet des objets connectés et qui ne génère souvent qu’un sentiment d’impuissance se trouve ici retourné par les usagers en dis-cours intentionnel sur leurs pratiques d’efficacité énergé-tique basé sur cette ressource langagière qu’est la donnée.

Labo citoyen a ainsi formé à une Citizen Data Science en construction et mis en capacitation des habitants de traiter leurs propres données. Le pouvoir de la donnée est ainsi mis au profit par des users- makers afin de susciter une pluralité d’appropriations langagières. Et ce dans un contexte où l’on observe déjà une forme de soft resistance des objets connectés. Si les objets mettables sont souvent utilisés à des usages de quantification de soi, l’individu devient lui- même un « centre de calcul » (Latour, Jensen, Venturini, Grauwin et Boullier, 2013). Les usages de ces applications de trackeurs d’activité peuvent ainsi relever de la description d’un territoire d’activité ou de la reven-dication de ses pas comptés. Ce sont autant d’exemples d’usages conversationnels d’une donnée produite sur soi mais qu’il s’agit de parler par soi- même et pour dire quelque chose de son monde. La data conversationnelle peut constituer une voie de sortie, un hack d’usage, à l’abstraction algorithmique des sujets dénoncés par les penseurs critiques du big data.

Récupérer la puissance de calcul comme un droit fondamental à l’autonomie de la société civile

La leçon des usages du numérique que nous analy-sons depuis des années s’articule notamment autour de la problématique d’une identité à facettes, d’une subjecti-vité extimisée et dispatchée suivant différents comptes de réseaux- sociaux numériques et cercles de contacts de mes-sagerie interpersonnelle (Allard, 2005). Le « soi dataïste » calculé à partir de nos données d’activités en ligne et dans

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le monde physique désormais n’est pas plus naturel que le « soi exprimé » à travers un selfie. En effet, la « mathéma-tisation du monde » qui avait « revêtu le monde d’un man-teau d’idées » s’origine selon Husserl (1992) depuis Galilée.

Aujourd’hui, à travers un engagement associatif nourri de la réflexivité du chercheur, il est encore possible

de récupérer « la puissance de calcul comme un droit fon-damental à l’autonomie de la société civile » (Pasquale, 2015) pour que l’Internet des objets ne soit pas le prochain cauchemar de la privacy.

N O T E S

1. Les régimes de connectivité sont très variables, du wifi permet-tant une émission à 300 mètres au Bluetooth pour 10 mètres.

2. À l’origine, il existe un mouvement du quantifield self, lancé en 2007 par Gary Wolf et Kevin Kelly, deux éditeurs du magazine Wired, qui est un mouvement d’usagers de devices connectés, d’applications mobiles, etc. En 2011, est ouvert le QSParis, cha-pitre français du mouvement. Il s’agit dans ce cadre de capturer, analyser et partager des données.

3. Cf. entre autres Datacoup qui invite, sur sa page d’accueil, à « la première place de marché de données personnelles ». Voir : <datacoup.com/docs#connecting- data>, consulté le 30/09/2015.

4. Cf. le manifeste Priorité de recherches pour une intelligence artifi-cielle robuste et bénéfique publié en janvier 2015 par la fondation Future of Life Institute financée notamment par Elon Musk (fondateur de la firme de voitures électriques Tesla) et signé par des ingénieurs en IA ou des fondateurs de sociétés dans la Silicon Valley : futureoflife.org/.

5. Cf. la problématique d’une connexion disjonctive faite de micro- déconnexions à des services et des terminaux accomplies tout au long d’une journée, dépliée in Allard, 2014

6. Selon The Digital Economy and Society Index (DESI) de l’Union européenne (2015), la France est à la traîne en matière de réseaux sociaux (46 % des internautes français utilisent les réseaux sociaux, contre 58 % EU) : c’est le taux le plus faible de tous les pays de l’UE mais elle est en tête pour les achats en ligne (73 % des internautes), et pour la consommation de télévision et vidéos en ligne (50 % et 77 % des foyers). Voir : <ec.europa.eu/digital- agenda/en/desi>, consulté le 30/09/2015.

7. Sur cette problématique de la street science, c’est- à- dire d’un savoir des habitants contribuant à une justice environnementale (typiquement la pollution) afin que l’intersection des inégalités de classe et de race ne soit reproduite dans une inégalité de conditions de vie en bonne santé, cf. Corburn, 2005.

8. L’association Labo citoyen a été co- fondée par Laurence Allard (directrice scientifique) et Olivier Blondeau (directeur technique) et accueille au sein du bureau Nathalie Mitton (ingé-nieure) et Sébastien Canevet (juriste).

9. La v1 a été réalisée au plan électronique, physique et informa-tique par Alex Faraino (co- fondateur du Fabelier), Clément Decoodt (étudiant à Télécom ParisTech), Lucas Vernay et Elie Michel (étudiants à l’ENS Ulm).

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

Allard, L., « Express yourself 2.0 ! Blogs, podcasts, fansub-bing, mashups… : de quelques agrégats technoculturels à l’âge de l’expressivisme généralisé », in Macé, E. et Maigret, E. (dir.), Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin, 2005, p. 145-169.

Allard, L., « Express Yourself 3.0 ! Le mobile comme média de la voix intérieure », in Allard, L., Odin, R. et Creton, L. (dir.), Télé-phone mobile et création, Paris, Armand Colin, 2014 (version de tra-vail actualisée : <www.mobactu.fr/?p=1272>, consulté le 30/09/2015)

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