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Amérique latine Edition 2008 – LA DOCUMENTATION FRANCAISE Brésil : l’enjeu des biocarburants Martine Droulers, CNRS-IHEAL Les biocarburants représentent à la fois un espoir et un défi ; l’espoir d’obtenir de l’énergie renouvelable, le défi de passer d’une agriculture dévoreuse d’énergie à une agriculture également « productrice » d’énergie ; ce défi agricole se double d’un défi industriel de transformer la biomasse en biocarburant et, pour le Brésil plus spécifiquement, de transformer la canne à sucre en éthanol. Si un certain consensus se dégage dans les médias et la communauté scientifique pour souligner combien les biocombustibles, qui diminuent les gaz à effet de serre, sont une solution pour un mode de transport écologiquement correct, de nombreux points du développement de la filière demeurent encore en discussion. Avec près de 16 milliards de litres d’éthanol produits en 2005, le Brésil est le premier producteur d’un marché mondial qui s’établit à 42 milliards de litres et pourrait tripler durant les dix prochaines années 1 . Ainsi, dans le développement du commerce international des biocarburants, le Brésil occupe une position majeure et se trouve au cœur de négociations commerciales conduites avec les Etats-Unis, le Japon et l’Europe. Certains membres de la commission Européenne plaident, d’ailleurs, en faveur de 1 La production mondiale de bioéthanol affiche une croissance exceptionnelle entre 2004 et 2006, 14% au Brésil, 18% aux Etats-Unis, 10% en Europe (Cyclope, 2006) 06/07/2022 1

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Amérique latine Edition 2008 – LA DOCUMENTATION FRANCAISE

Brésil : l’enjeu des biocarburants

Martine Droulers, CNRS-IHEAL

Les biocarburants représentent à la fois un espoir et un défi ; l’espoir d’obtenir de l’énergie renouvelable, le défi de passer d’une agriculture dévoreuse d’énergie à une agriculture également « productrice » d’énergie ; ce défi agricole se double d’un défi industriel de transformer la biomasse en biocarburant et, pour le Brésil plus spécifiquement, de transformer la canne à sucre en éthanol. Si un certain consensus se dégage dans les médias et la communauté scientifique pour souligner combien les biocombustibles, qui diminuent les gaz à effet de serre, sont une solution pour un mode de transport écologiquement correct, de nombreux points du développement de la filière demeurent encore en discussion.

Avec près de 16 milliards de litres d’éthanol produits en 2005, le Brésil est le premier producteur d’un marché mondial qui s’établit à 42 milliards de litres et pourrait tripler durant les dix prochaines années1. Ainsi, dans le développement du commerce international des biocarburants, le Brésil occupe une position majeure et se trouve au cœur de négociations commerciales conduites avec les Etats-Unis, le Japon et l’Europe. Certains membres de la commission Européenne plaident, d’ailleurs, en faveur de l’importation massive d’éthanol en provenance du Brésil afin de répondre à l’objectif que s’est fixé l’Union Européenne de porter à 10% minimum la part des biocarburants dans le marché des carburants d'ici à 2020. Le président Lula se présente, en toutes circonstances, comme le grand ambassadeur des biocarburants.

L’enjeu du développement d’une telle source d’énergie est multiple, économique, écologique, social et régional. Nous le traiterons en trois points. Tout d’abord, il s’agira d’analyser en quels termes se pose, pour le Brésil, la question de l’autonomie énergétique fondée sur une ressource renouvelable agricole, dans un vaste pays tropical caractérisé par l’abondance d’eau et de soleil ; ensuite, nous examinerons les phénomènes de concentration  industrielle et régionale que connait l’agro-industrie de la canne à sucre dans un pays marqué par des structures de production très différenciées et inégales ; enfin, l’actuel modèle productiviste soulève d’importants défis écologiques et technologiques qui relancent, sous un autre aspect, la question du

1 La production mondiale de bioéthanol affiche une croissance exceptionnelle entre 2004 et 2006, 14% au Brésil, 18% aux Etats-Unis, 10% en Europe (Cyclope, 2006)

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développement régional. En bref, existe-t-il un modèle énergétique alternatif en pays tropical ?

Vers plus d’autonomie énergétique sous le signe de la flexibilité

La question de la transformation de la biomasse en carburant se situe au Brésil dans la tradition séculaire de culture et d’amélioration des plants de canne à sucre. De nombreuses innovations technologiques ont conduit à ce que la transformation de ce produit traditionnel gagne en efficacité énergétique. En effet, à la tradition de la culture de la canne à sucre, qui marque l’occupation de la zone littorale du Brésil depuis le 16ème siècle, s’ajoute la tradition d’usage de l’alcool de canne comme carburant qui remonte, elle, au début des années 1930, quand 5% d’éthanol entrait déjà dans le mélange avec l’essence La généralisation des biocarburants apporte aujourd’hui une alternative décisive aux ressources énergétiques traditionnelles et donne une plus grande autonomie aux utilisateurs pour adapter leur consommation aux fluctuations du marché. Le Brésil établit le ratio sucre/alcool à 48/52, ou 49/51 lorsque le prix du sucre est élevé. Le déplacement de l’équilibre sucre/éthanol, c’est-à-dire privilégier le sucre pour l’exportation ou privilégier l’éthanol pour satisfaire la demande domestique, sera déterminant dans l’évolution des cours mondiaux.

Des programmes de développement des biocarburants sont ainsi constamment au centre des politiques énergétiques brésiliennes depuis le premier choc pétrolier de 1974, lorsque l’audacieux Proalcool, programme national de l'Alcool, atteint 12 milliards de litres d’éthanol2 en 1985, dix ans après son lancement. Ce programme, riche en trouvailles techniques3 et adaptations économiques, est celui, parmi les programmes comparables dans le monde, qui a connu le meilleur succès. Il entre cependant en crise peu après, lorsque les prix du pétrole baissent durablement ; les aides gouvernementales se font alors plus rares et la place des biocarburants diminue inexorablement dans la matrice énergétique. Néanmoins, à la fin des années 1990, une loi sur les biocombustibles leur redonne une place centrale dans la politique énergétique. La firme Bosch met au point, dans sa filiale de Campinas, la technologie flex-fuel, couronnée en 2003 par la sortie des chaînes de montage de plusieurs constructeurs de la voiture au moteur flex-fuel, c'est-à-dire polycarburant fonctionnant indifféremment à l'essence, à l'alcool ou au mélange entre les deux carburants (avec le slogan « véhicule intelligent pour consommateur intelligent »). Pour les 20 millions d’automobiles qui circulent aujourd’hui au 2 Deux types d’éthanol sont en usage au Brésil, l’anhydride mélangé à 20% dans l’essence (obligatoire) et l’hydraté consommé directement par les moteurs à alcool. Lors de la fabrication de l’alcool, des levures sont ajoutées au jus de la canne provoquant la fermentation d’un « vin », puis le processus de distillation sépare ensuite l’alcool anhydride ou hydraté.3 Le premier véhicule national à alcool sort de l’usine Fiat en 1979, il est surnommé « cachacinha ». De 2200 véhicules en 1979, la production passa à 578 000 automobiles à alcool en 1985.

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Brésil, la proportion des carburants consommés s’établit comme suit : 56% d’essence, 37%, d’alcool et 6% de gaz naturel liquéfié (GNL).

La matrice énergétique du Brésil, déjà originale dans le panorama mondial, avec 45% de ressources renouvelables4 contre 14% dans le monde, se distingue aussi par la composition de sa matrice des combustibles pour les véhicules à moteur. Le diesel des camions et autobus y est prédominant avec 55%, l’essence représente 25% et l’alcool 15% ; mais si l’on ne considère que les seules automobiles, l’alcool remonte alors à 37%.

Au début de 2007, plus de 80% des automobiles vendues au Brésil sont flex fuel, ce qui représente un total 2,6 millions de véhicules (avec une prévision de mise en circulation de 9 millions de véhicules flex fuel d-ici 2010). Le consommateur peut donc arbitrer entre les carburants selon leur disponibilité et leur prix, celui de l'alcool étant toujours un peu inférieur à celui de l'essence pour tenir compte de la moindre densité énergétique du produit entraînant une consommation sensiblement supérieure. Depuis 2007, le programme éthanol s’étend aux autobus urbains.

Comme le fait remarquer Bernard Bret5, l'éthanol est aujourd'hui rentable au Brésil ; sa rentabilité résulte des progrès techniques réalisés à toutes les étapes de la filière, que ce soit le rendement de la canne à sucre, sa teneur en sucre, la motorisation de la récolte, le traitement de la canne, la conception de distilleries de grandes dimensions autorisant des économies d'échelle. En 30 ans, de 1975 à 2005, le prix de revient de l'alcool-carburant est ainsi passé de l'indice 100 à l'indice 40, pour s’établir à 0,15 euro le litre. Il faut dire que la canne à sucre a une efficacité énergétique remarquable, que l’éthanol est un excellent combustible, même s’il demeure coûteux de le substituer complètement à l’essence6. C'est pourquoi l'alcool produit aux Etats-Unis à partir du maïs est moins compétitif (0,37 euro le litre), et l'alcool produit en Europe à partir de plusieurs céréales encore moins (de 0,50 à 0,60 euro le litre, en 2005).

A la flexibilité industrielle s’ajoute celle du travail dans les plantations de canne. Activité saisonnière, la coupe, travail éprouvant, fait largement appel à des travailleurs journaliers qui se déplacent d’une zone de production à l’autre7. Le

4 Décomposée comme suit : 15% hydroélectricité, 14% canne à sucre, 13% bois, 3% éolienne et solaire. 5 Bernard Bret, Le programme Proalcool au Brésil, conférence prononcée à Saint-Dié-des -Vosges, Festival de la géographie, 3/10/2007

6 L’éthanol de canne du Brésil est rentable à partir de 30 à 40 $ le baril de pétrole.7 L’essentiel de la récolte s’effectue entre avril et novembre (pour les trois quarts l’activité est manuelle), tandis que le semis s’effectue entre août et octobre pour la canne d’un an et entre octobre et avril pour la variété de canne d’un an et demi (soit trois récoltes en deux ans). Les champs de canne doivent être rénovés, c’est-à-dire replantés, après quatre ou cinq récoltes.

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nombre des coupeurs de canne qui migrent vers l’Etat de São Paulo à l’époque de la récolte est estimé à 100 000, ces fameux « boias frias » (gamelles froides) qui mangent dans les champs et travaillent 10 à 12h par jour pour des salaires qui atteignent 600 à 700 reais. La plus part d’entre eux vient du Nordeste. Malgré d’incontestables progrès des conditions de travail dans la canne à sucre, avec la quasi disparition du travail infantile, la baisse du travail non déclaré, de réels augmentations de salaires, des possibilités de meilleure scolarité pour les enfants des journaliers, les atteintes au droit du travail sont encore très nombreuses. Mais pour les travailleurs qui viennent des zones périphériques, l’aubaine d’un emploi trois fois mieux rémunéré que dans leur région d’origine, reste attractive, malgré le caractère saisonnier de l’activité. La presse locale et militante continue à dénoncer les conditions peu claires de recrutement, la précarité des transports, l’insalubrité des logements collectifs. Ces situations ne restent cependant plus impunies ; chaque année, les tribunaux régionaux du travail relèvent des milliers d’infractions et infligent des amendes.

Dans le centre-sud, la récolte mécanisée de la canne progresse énormément. En 2006, on comptait au Brésil, 1300 moissonneuses (chacune effectuant le travail de 400 coupeurs de canne) et 70% d’entre elles opéraient dans le seul Etat de São Paulo, ce qui représente la possibilité de traiter le tiers de la canne plantée. La mécanisation permet à la fois d’éviter les problèmes de main d’œuvre, mais aussi d’arrêter la pratique habituelle de mettre le feu aux cannaies. De tous les impacts environnementaux de l’agro-industrie de la canne, l’usage du feu, pour se débarrasser de la paille et faciliter le travail de coupe, est le plus contesté. En effet, avec les progrès de l’urbanisation et l’équipement croissant du territoire, cette pratique ancestrale d’un monde rural peu dense n’est plus de mise. Une loi de 2002 de l’Etat de São Paulo prévoit l’interdiction totale des feux de canne pour 2020 ; c’est ainsi que la mécanisation devrait se poursuivre rapidement, si ce n’est la difficulté à trouver de la main d’œuvre qualifiée pour l’entretien de ces moissonneuses.

Comme dans beaucoup de secteurs d’activité au Brésil, une révolution technologique s’opère dans les « canaviais » (champs de canne), lieux symboliques de la culture coloniale ; même si des relations de travail encore archaïques y subsistent souvent, les activités agro-énergétiques se modernisent profondément. Les distilleries s’adaptent à des techniques plus performantes, mettent au point de nouveaux procédés moins gaspilleurs, nouent des alliances stratégiques et consolident leur participation sur le marché mondial.

Une filière sucre-alcool de plus en plus concentréeLa filière sucre-alcool fait souvent la une des journaux. Elle offre près de 700 000 emplois directs et procure plus de 3 millions d’emplois indirects. Son

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chiffre d’affaires s’élève à 41 milliards de reais, ce qui représente 3,6% du PIB brésilien (à peine inférieur à celui du café). La production de sucre sur le marché mondial est passée de 98 à 150 millions de tonnes entre 1986 et 2006 et la part du Brésil dans les exportations mondiales est passée de 8 à 40%, « Plus que jamais, le Brésil est au cœur de la planète sucrière » (Cyclope, 2006)

En importance agricole, la canne à sucre, qui occupe une superficie de 5,6 millions d'ha se trouve en troisième position (derrière le soja 22 millions d'ha et le maïs, 12 millions d'ha) ce qui correspond à peine à 10% des terres cultivées hors pâturages. Elle n’entre pas vraiment en concurrence avec les cultures vivrières, à São Paulo elle s’étend aux dépens de pâturages peu productifs, cependant, un effet d’augmentation en chaîne des prix des denrées agricoles peut être toujours à craindre quand la production d’éthanol est subventionnée par le gouvernement, comme ce fut le cas pour le maïs aux Etats-Unis dont les prix ont connu une forte poussée lors du plan Ethanol8.

Le Nordeste, jadis premier producteur ne représente plus, avec 60 millions de tonnes, que 15% de la production nationale de sucre et 12% de celle d’alcool. Seuls quelques groupes industriels d’importance nationale, s’y maintiennent, principalement dans l’Alagoas. Il y a trente ans, le Nordeste, où se localisait le tiers des superficies plantées en canne à sucre, semblait avoir réagi positivement au Proalcool, s’équipant de nouvelles distilleries (Droulers, 1984). Malgré tout, inexorablement, l'Etat de São Paulo, plus réactif aux cycles économiques, accentue son avance, de 38% du total national de canne plantée en 1980, il passe à 60% en 2005. La région se couvre de champs de canne à sucre sur plus de trois millions d’hectares, avec un rendement moyen supérieur aux autres régions (80 tonnes à l’ha), une production totale plus de trois fois supérieure à celle du Nordeste. Que peut-on avancer pour expliquer l’écart qui se creuse entre le Nordeste et le Sudeste ? Invoquera-t-on les difficultés que le relief présente à la mécanisation ? le manque d’investissement ? le retard technologique ? le caractère archaïque des relations sociales ? Un ensemble de raisons qui souligne que le Nordeste n’a pas su tirer profit du renouveau du cycle sucre-alcool, et que bon nombre de ses travailleurs demeurent dans l’obligation d’aller s’employer, aujourd’hui comme hier, dans le sud-est du pays.

C'est donc bien à São Paulo que les progrès de la canne à sucre pour l'alcool sont les plus marquants, et notamment le long de l’axe qui joint Piracicaba à Ribeirão Preto, où s’observe aussi une concentration de centres de recherche9. Cette

8 La hausse des prix a ensuite été répercutée au Mexique, grand importateur du maïs américain, où l’augmentation du prix de la tortilla déclencha des émeutes en 2006.9 Parmi ceux-ci le Centre Interdisciplinaire Energétique de l’Université de Campinas, le centre d’Etudes Avancées en Economie Appliquée de l’Ecole Supérieure d’Agriculture de Piracicaba, le Centre de Technologie Sucrière.

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poussée de la canne à sucre se poursuit vers le Minas Gerais, le Goias et le Mato Grosso du Sud. Parallèlement, la concentration géographique s’accentue ; sur les 200 municipes de l'Etat de São Paulo qui produisent de la canne à sucre, les 10 premiers d’entre eux (Sertãozinho, Morro Agudo …), où la canne couvre entre 60 et 75% du territoire, fournissent 30% de la production pauliste. Les techniques les plus modernes sont mises en œuvre, tel ce programme de suivi des cultures par satellite, (CANASAT) qui indique que sur ces trois dernières années l’expansion de la canne s’est faite sur un million d’hectares, s’étendant essentiellement sur des aires de pâturages dégradés, des terres exploitées par des agriculteurs qui ne sont pas en condition de se moderniser, ni d’obtenir des contrats de fourniture de canne auprès des distilleries. Les plus à même de réagir aux contraintes des industries sont les unités productives capitalisées, de grande taille qui parviennent à baisser leur prix de revient et à répondre rapidement aux demandes du marché. Les augmentations de surface les plus considérables ont lieu dans les régions de São José do Rio Preto, Araçatuba et Presidente Prudente, où est prévue l’installation de plus de 50 nouvelles usines. Le front des cannaies avance inexorablement, les boutures de canne sont plantées de façon mécanisée dans un rayon de 10 km de la nouvelle usine 24 mois avant sa mise en opération. Les arbres isolés et les chemins vicinaux sont supprimés, un paysage de monoculture se forme.

Tableau 1 – Production de canne, sucre et alcool selon les données du Ministère de l’Agriculture, 2007Brésil São Paulo SPaulo/Brésil Exportations

Canne à sucre (million de tonnes) 401 257 64% milliards US$

Alcool (milliards litres) 19,9 10,6 63% 3 1,5 Sucre (million de tonnes) 28,9 19,6 68% 19 7Source : Ministère de l’Agriculture, Elevage et Approvisionnement MAPA - 2007

La concentration foncière, perceptible dès le Proalcool (Droulers, 1984), joue à plusieurs échelles : les usines distilleries10 ont tendance à s’assurer un patrimoine foncier, à hauteur du tiers de leurs besoins, tandis que les principaux fournisseurs extérieurs se regroupent pour mieux répondre aux exigences industrielles. Les principales associations de producteurs de l’Etat de São Paulo sont l'ORPLANA – Organização dos Plantadores de Cana da Região Centro Sul do Brasil de Piracicaba qui compte 4254 associés, la COPERCANA Cooperativa dos Plantadores de Cana do Oeste do Estado de São Paulo de Sertaozinho qui compte 1750 associés, ou encore l’AFCRC – Associação dos Fornecedores de Cana da Região de Catanduva avec 456 associés11. Les plus petits planteurs, moins de 10 ha, ont tendance à sortir du marché des grandes usines.

10 On compte plus de 200 distilleries dans l’Etat de São Paulo. La distillerie-type du Proalcool était à 120 000 l/jour, maintenant elle est à 240 000 l/j, traite la canne produite sur environ 30.000 ha, avec une récolte étalée sur 167 journées, avec 300 employés permanents et 1000 saisonniers.11 Au total, il existe dans l’Etat de São Paulo, 22 associations de planteurs regroupant 12 266 associés.

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La taille du pays et ses réserves d’espaces constituent à la fois une force, par la disponibilité de terres pour la culture, mais aussi une faiblesse, par les distances à vaincre pour livrer le produit aux lieux de consommation et, d’abord, aux lieux de transformation. De fait, pour ne pas perdre de teneur en saccharose, les usines à sucre et les distilleries d’alcool ne doivent pas être à plus de 30 kilomètres des lieux d’approvisionnement.

On assiste ainsi à une forte concentration industrielle ; les entreprises agricoles se mettent au diapason des traitements industriels et resserrent leurs liens économiques avec les usines. Une situation d’oligopole s’installe, dominée par cinq grands groupes. Actuellement les trois quart de la canne sont traitées par des entreprises associées qui s’occupent de la logistique de la production, du transport, de la destination des résidus. Dans toute la filière, les acquisitions et fusions se multiplient. Le plus grand groupe, COSAN, constitué en quelques années, comptait en 2007, 17 usines capables de traiter 40 millions de tonne de canne ; il affiche 37 000 emplois et est devenu le 3ème plus grand producteur du monde de sucre et 2ème exportateur mondial d’alcool. Il pèse sur la logistique régionale, participant à l’investissement du terminal portuaire d’exportation d’alcool de Santos. La COPERSUCAR – Cooperativa de Produtores de Cana, Açúcar e Álcool do Estado de São Paulo innove de son côté en adoptant un nouveau procédé, mis au point par l’entreprise Dedini, d’hydrolyse rapide de la bagasse de canne qui rendra possible le doublement de la production d’alcool. Outre ces grands groupes de production, des associations d’usines voient le jour, la plus importante étant l’ÚNICA – União da Indústria de Cana-de-açúcar, association professionnelle bien représentée dans la région de Ribeirão Preto et Piracicaba.

Les groupes étrangers investissent, à l’image du premier groupe sucrier français Tereos. Celui-ci fut pionnier dans ses prises de participation dès l’an 2000. Il possède maintenant 100% du sucre Guarani, 47% de la franco-brésilienne du sucre et 6% de la Cosan. Le milliardaire George Soros a investi dans une usine du Minas Gerais et se lance dans la construction d’une autre au Mato Grosso du Sud. Cargill et Global Foods prennent également des parts dans des grandes distilleries.

Si les procédés de fabrication progressent, les études génétiques font de même. Dans le cadre du projet Genoma Cana, 200 gènes producteurs de saccharose ont été identifiés et sont utilisés pour produire des plantes transgéniques plus riches en sucre, mais aussi plus résistantes aux maladies et aux insectes. De nouvelles variétés12, comme la RB925211, présentent une maturation précoce, une haute

12 Ces variétés sont mises au point au sein d’un réseau de recherche composé de sept Universités Fédérales.

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teneur en saccharose, une bonne productivité, tout en s’avérant résistantes aux principales maladies de la canne.

Le secteur recherche et développement est également très actif. Un véritable pôle technologique de l’éthanol s’est formé à Sertãozinho, à 350 km au nord-ouest de la capitale de São Paulo, ville qui compte 100 000 habitants et 500 PME fabriquant les machines et les équipements de pointe des distilleries. Ces PME sont issues de l’entreprise Zanini, pionnière du premier cycle du ProAlcool, innovatrice dans le traitement de l’éthanol, mais qui, n’ayant pu survivre au déclin du programme, s’est éteinte au début des années 1990. Ses anciens employés, forts de leur savoir-faire, ont réussi à remonter de nouvelles entreprises qui accompagnent l’actuel boom de l’éthanol, fournissant aussi bien des équipements pour le contrôle électronique des processus industriels, que des turbines et des chaudières de cogénération. La ville de Sertãozinho étend sa renommée en organisant deux grandes foires annuelles de l’industrie alcool-sucrière qui accueillent des dizaines de milliers de visiteurs.

Les performances de la filière s’améliorent donc avec une production de plus en plus concentrée géographiquement et techniquement dans l’Etat de São Paulo où, durant la campagne 2006/2007, près de 15% de la canne broyée l’a été dans les six plus grandes usines dont voici quelques caractéristiques.

Tableau 2 - Les plus grandes usines paulistes du secteur sucre-alcool et leur production Usines Municipes Production par usines

Nom Canne plantéeHa %

Canne broyée million t

Sucre millier t

Alcool millier m3

Puissance MW

Da Barra Barra Bonita 10 102 72 7 528 289 15,8 S. Martinho Pradopolis 10 650 62 6,7 499 286 19,0Santa Elisa Sertãozinho 29 078 72 5,9 370 270 62,0Vale Rosario Morro Agudo 105 529 77 5,5 356 182 13,0Colorado Guaira 41 734 33 4,4 278 213 58,4Da Pedra Serrana 8 092 63 4,1 218 216 40,0Source : Unica, Canasat 2006

Recyclage des produits et durabilité du système

Avec une telle expansion territoriale et une telle croissance de la production, les problèmes environnementaux se sont aggravés. Actuellement, le tiers de la production de canne est destiné à la fabrication du sucre et les deux tiers à celle de l’alcool. Or, les distilleries sont plus polluantes que les usines à sucre, elles provoquent d’importantes quantités de résidus et imposent de grands équipements de stockage, de transport, des myriades de camions, de nouvelles canalisations, tout en accentuant les dangers de la monoculture. Ainsi, la liste des problèmes environnementaux s’allonge. Ceux-ci découlent aussi bien du

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brûlis des cannaies avant récolte que de la mauvaise gestion des résidus, notamment la vinasse, mais aussi de l’utilisation peu précautionneuse de l’eau13, de l’inexistence des réserves forestières, de la disparition des forêts-galeries. Tous ces phénomènes provoquent l’érosion des versants et augmente le taux de charge des rivières, alors que la mécanisation et l’usage des herbicides amplifient les atteintes au milieu.

De plus, les effluents liquides constituent un problème récurrent de toutes les usines à sucre. En effet, le traitement d’une tonne de canne exige 0,85 m3 d’eau14, eau ensuite rejetée dans la nature, assez chaude et chargée de divers composants chimiques. De plus, lors du processus de distillation, chaque litre d’alcool produit laisse comme résidu onze à douze litres de vinasse (vinhaça, vinhoto ou garapão). Ce résidu corrosif présente une température élevée et un pH acide, cependant sa richesse en potasse et autres composants organiques le rend utilisable comme fertilisant, il peut être aspergé pour irriguer et nourrir les champs de canne. Depuis 1980, il est interdit de le déverser dans les cours d’eau, mais il reste que les importants volumes de ce résidu polluant (140 milliards de litres), à répandre sur 2 millions d’ha de champs de canne, ne seront vraisemblablement pas sans conséquences sur la saturation des sols et la pollution des nappes souterraines

Le sous-produit bagasse (canne écrasée), qui sert depuis toujours de combustible dans les chaudières, assure l’autonomie énergétique des usines et prend une nouvelle valeur avec le développement du secteur de la co-génération électrique. En effet, grâce à une modernisation des chaudières qui brûlent bagasse et paille, les usines obtiennent des excédents d’énergie qu’elles revendent au système électrique public. Avec les gains de productivité s’opèrent des gains environnementaux qui concernent aussi bien la partie industrielle que la partie agricole où les vinasses et tourteaux des filtres servent de fertilisants, où la pratique de la couverture de paille évite les herbicides, où les pesticides sont remplacés par des contrôles biologiques. De plus, à leur arrivée à l’usine, les cannes sont lavées à sec, afin de réduire les consommations d’eau.

A tous les niveaux, des systèmes de normes se mettent en place et la législation environnementale devient plus précise, mais reste assez souvent perçue comme trop bureaucratique. A São Paulo, le Secrétariat à l’environnement délègue à un Département d’Evaluation des impacts environnementaux, le soin de contrôler et d’octroyer les autorisations environnementales préalables à tout nouveau projet

13 A partir de 2007, une loi va imposer l’achat de l’eau au prix de R$0,02 par m³ consommé.

14 La principale nappe aquifère de São Paulo, celle de Bauru a été largement utilisée ; les usines cherchent maintenant à atteindre l’immense nappe aquifère Guarani située entre 700 et 1600 m de profondeur et dont l’eau est assez chargée en sodium.

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ou agrandissement d’unité productive. Mais, avec un secteur agroindustriel qui croît au rythme de 6% par an, les dispositions administratives peinent à être effectives. Par ailleurs, beaucoup d’usines optent pour l’implantation d’un Système de Gestion Environnemental basé sur la série des normes ISO 14.000.

Une enquête menée auprès d’une trentaine d’usines de l’Etat de São Paulo lors de la campagne 2006 démontre que le secteur continue à utiliser d’énormes quantités d’eau, que sont gardées en fonctionnement des chaudières technologiquement obsolètes ne permettant pas de profiter du potentiel de cogestion électrique, qu’il consomme encore beaucoup de produits chimiques agressifs pour le milieu naturel (soude caustique, lubrifiants et graisses non biodégradables, diesel) et continue à brûler l’essentiel des cannes dans les champs (Esalq, 2007). A la suite de cette enquête, des calculs de coûts environnementaux arrivent à la conclusion que chaque usine devrait investir 3 reais par tonne de canne traitée pour se mettre en adéquation avec les normes et corriger son passif environnemental.

Des systèmes productifs locaux se mettent également en place comme l’APLA, Arranjo Produtivo Local do Álcool da Região de Piracicaba qui regroupe 70 industries, 10 usines/distilleries, 6 institutions de recherche et d’autres organismes liés au secteur dans la région de la vallée du fleuve Piracicaba, avec pour mission d’incorporer plus de valeur ajoutée à la filière de l’agroénergie et de contribuer au développement durable de la région.

Le Brésil joue donc à fond la carte des biocarburants avec, outre le programme éthanol un programme biodiesel émergent, appuyé sur les petits producteurs et fortement soutenu par le président Lula. En effet, la consommation de diesel qui atteint 36 millions de m3 par an est élevée, à 80% destinée aux transports (autobus et camions). Les essais pour obtenir du biodiesel de soja, de ricin (mamona), de babaçu ou d’huile de palme (dendê) sont avancés, mais les coûts de la transformation sont encore trop élevés. Ces trois derniers produits pourraient cependant servir à relancer les petits producteurs du Sertão et nord moyen, les deux régions les plus pauvres du Brésil qui constituent une priorité de développement pour le président Lula. Un programme de mini distilleries dans la région de Floriano au Piaui, impliquant 4000 agriculteurs familiaux cultivant chacun quelques ha de ricin, est en cours d’expérimentation et largement médiatisé. L’utilisation du biodiesel pourrait commencer dans ces régions du Nord où le coût du diesel conventionnel est plus élevé. Une obligation de 2% de biodiesel dans le diesel entrera en vigueur, au niveau national, en 2008.

Même si les rendements s’améliorent (100t/ha), on sait qu’avec les biocombustibles, le risque agricole entre dans la matrice énergétique entraînant d’autres types d’incertitudes, qu’il s’agisse des baisses de production possibles 11/05/2023

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(maladies, manque ou excès de pluies), ou de la décision de l’agriculteur de faire de l’énergie plutôt que de l’alimentaire, en cas de concurrence entre ces deux usages. Cependant, le Brésil présente bien des perspectives prometteuses dans le secteur des biocarburants, parce qu'il dispose d’immenses réserves de sol cultivable et d’une maîtrise trentenaire de la technologie de la filière éthanol qu’il présente dans les négociations internationales comme une grande opportunité de développement durable pour les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. De plus, la compétitivité du territoire pauliste, capable de placer durablement ses biocarburants sur les marchés de consommation intérieure et sur le marché mondial, est un atout supplémentaire. Cependant, le développement de la filière ne contribue pas, jusqu’à présent, à rééquilibrer les économies régionales, à inclure durablement les petits producteurs, ni à résoudre tous les défis environnementaux qui lui sont posés. Tout en s’affirmant incontestablement comme un modèle alternatif, la filière sucre-alcool porte aussi les caractéristiques d’une « modernisation conservatrice » dont le Brésil a, de l’un comme de l’autre, le secret.

BibliographieBERTRAND Jean Pierre, MELLO Neli Aparecida de, THERY Hervé, 2007, La politique brésilienne en matière de biocarburants : le pari sur l’éthanol » Demeter 2008 économie et stratégies agricoles, Club Demeter, pp. 163-186.

BRET Bernard, 2007, Le programme Proalcool au Brésil, conférence prononcée à Saint-Dié des Vosges, Festival de la géographie. Disponible sur le site.

CORIAT Benjamin, 1982, Alcool, une enquête au Brésil sur un programme agro-énergétique de substitution au pétrole. Paris, Bourgois.

CYCLOPE, les marchés mondiaux, 2006, Sucre 359-373, bioethanol 643-650.

DROULERS Martine, 1984, Brésil : agro-énergie et disparités régionales, in La Documentation Française, Problèmes d’Amérique Latine, n°71, 125-142.

FAPESP, revue PESQUISA, n°122, avril 2006, Revolução no canavial, 62-70.

FERREIRA de Andrade José Mário et DINIZ Katia Maria, 2007, Impactos Ambientais da Agroindústria da Cana-de-açúcar: Subsídios para a Gestão, Esalq, PiracicabaMAPA / Embrapa. “Plano Nacional de Agroenergia 2006 – 2011. Brasília, 2005.

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