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L'ENTOURAGE CRIMINEL DE CHARLES DE NAVARRE D'APRÈS LES DÉPOSITIONS DE 1378 Xavier Pindard P.U.F. | Revue historique 2013/3 - n° 667 pages 549 à 574 ISSN 0035-3264 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-historique-2013-3-page-549.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pindard Xavier, « L'entourage criminel de Charles de Navarre d'après les dépositions de 1378 », Revue historique, 2013/3 n° 667, p. 549-574. DOI : 10.3917/rhis.133.0549 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Groningen - - 129.125.6.1 - 30/04/2014 12h06. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Groningen - - 129.125.6.1 - 30/04/2014 12h06. © P.U.F.

L'entourage criminel de Charles de Navarre d'après les dépositions de 1378

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Page 1: L'entourage criminel de Charles de Navarre d'après les dépositions de 1378

L'ENTOURAGE CRIMINEL DE CHARLES DE NAVARRE D'APRÈS LESDÉPOSITIONS DE 1378 Xavier Pindard P.U.F. | Revue historique 2013/3 - n° 667pages 549 à 574

ISSN 0035-3264

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-historique-2013-3-page-549.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pindard Xavier, « L'entourage criminel de Charles de Navarre d'après les dépositions de 1378 »,

Revue historique, 2013/3 n° 667, p. 549-574. DOI : 10.3917/rhis.133.0549

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Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

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Revue historique, 2013, t. CCCXV/3, n° 667, pp. 549-574

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L’entourage criminel de Charles de Navarre d’après les dépositions de 1378xavier Pindard

en 1378, le roi Charles de navarre se trouve mis en cause par la justice de Charles V. en effet, deux de ses hommes de confiance sont chacun à leur tour arrêtés, jugés et exécutés à Paris, et leurs témoignages, longs et détaillés, font l’objet d’une large publicité. À l’occasion de cette affaire, les agissements de Charles de navarre, et de son entourage, contre le roi de france se trouvent particulièrement mis en lumière.

Les faits sont connus : Charles, roi de navarre, qui tenait éga-lement en normandie le comté d’Évreux et le Cotentin, envisageait une alliance avec le roi d’angleterre, trahison évidente envers le roi de france. averti, sans doute par le comte de foix et le duc d’anjou, Charles V fait procéder en mars 1378 à une première arrestation, celle du chambellan du roi de navarre, Jaquet de rue, qui se rendait en france en compagnie de l’infant Charles, fils aîné du roi de navarre. On trouve en sa possession des mémoires compromettants évoquant une alliance anglaise. Interrogé, il reconnaît les faits et se livre égale-ment à des aveux concernant des entreprises criminelles de son maître, principalement des tentatives d’empoisonnement du roi de france.

Charles V s’entretient alors avec l’infant Charles, qui tente vaine-ment de plaider la cause de Jaquet de rue. Le roi lui expose sa volonté de saisir les forteresses normandes de son père, mais d’en conserver les revenus pour lui, et le contraint à jurer de lui remettre ces châteaux. Pour ce faire, une expédition militaire est menée, conduite par de puis-sants personnages du royaume : le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, le duc de Bourbon, le connétable Bertrand du Guesclin, l’amiral Jean de Vienne, le comte d’Harcourt ou encore Bureau de la rivière.

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au cours de cette expédition survient la deuxième arrestation : le 20 avril, lors du siège de la tour de Bernay, un secrétaire du roi de navarre, Pierre du Tertre, est capturé avec des documents qu’il avait tenté en vain de faire brûler. Lui aussi est interrogé, en mai, et tout en se montrant réservé sur les affaires d’empoisonnement, reconnaît le projet d’alliance avec l’angleterre. Lui et Jacquet de rue réitè-rent leurs aveux devant le parlement de Paris le 16 juin1, puis sont condamnés à mort et exécutés à Paris le 21 juin 13782.

Les faits avoués étaient fort graves3 : le traité anglo-navarrais, reconnu par les deux hommes, impliquait une alliance matrimo-niale4, et surtout la remise en gage de Cherbourg aux anglais pour trois ans. Les deux mentionnent également le meurtre de Guérart Mausergent : ce bailli d’Évreux semblait se tourner de plus en plus vers le roi de france et n’inspirait plus confiance au roi de navarre, qui le fit mettre à mort par Pierre du Tertre et ses hommes.

Jaquet de rue, quant à lui, se montre encore plus disert : il raconte notamment l’empoisonnement de seguin de Badefol, routier qui avait servi le roi de navarre à Cocherel et était venu lui réclamer la récompense alors promise. furieux et peu désireux de payer, Charles de navarre le fit empoisonner en navarre en janvier 1366. Il est éga-lement fait mention d’une tentative malheureuse de s’emparer du roi de france à Vernon en 1371, conduite par le capitaine navarrais Bernardon d’espelette. enfin, Jacquet de rue fait état de deux tenta-tives d’empoisonnement du roi de france, l’une passée et l’autre en préparation, encore une fois à l’initiative du roi de navarre.

si Pierre du Tertre ne reconnaît pas ces dernières accusations, il concède que son maître a fait prédire par un astrologue la date de la mort de la reine de france. de plus, il livre un code servant à chiffrer la correspondance diplomatique du roi de navarre. Il détaille égale-ment son propre rôle dans diverses campagnes militaires au service du roi de navarre, y compris celle de 1378 qui a vu sa capture en défendant la tour de Bernay5.

1. an X1a 1471, fo 54 v.2. Pour un compte-rendu détaillé de ces événements, voir roland delachenal, Histoire de

Charles V, t. V, Paris, a. Picard, 1931, pp. 186-233 ou françoise autrand, Charles V, Paris, fayard, 1994, pp. 810-816.

3. nous nous en tiendrons ici à la description des accusations les plus graves impliquant le roi de navarre. Il est en effet également question de multiples entreprises d’alliance avec différents princes et prélats du royaume de france contre le roi.

4. Il était question d’un mariage entre une fille du roi de navarre et richard II ou le duc de Lancastre, ou bien entre le comte de Mortaing, second fils de Charles de navarre, et l’héritière du duché de Lancastre.

5. Ce code a fait l’objet d’une étude de María narbona Cárceles : « “Ordo su regula oculte scribendi”: un cifrado para interpretar mensajes en clave en el contexto de la Guerra de los Cien años », in rocío García Bourrellier et Jesús María usunáriz (dir.), Aportaciones a la historia social

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Outre les chroniques du règne de Charles V, qui apportent à l’occasion quelques précisions intéressantes6, on connaît cette affaire principalement par les témoignages des deux accusés, conservés en deux exemplaires chacun au Trésor des Chartes7. Ce sont de grandes pièces de parchemin qui portent en bas la signature de cinq notai-res, deux d’entre eux signant également dans la marge à intervalle régulier8.

Ces dépositions sont des sources de première importance sur l’entourage d’un prince des fleurs de lys. Jaquet de rue et Pierre du Tertre y donnent de nombreux détails sur leurs actions au service du prince, mais aussi sur celles d’autres serviteurs, que l’on retrouve dans les archives produites par le roi de navarre lui-même. se dessine alors une société de fidèles et de serviteurs, prêts à l’assister dans toutes ses entreprises, y compris criminelles9.

des témoignages CrédibLes ? La ProCédure à L’éPreuve

au préalable, la question se pose de la confiance à accorder à ces documents. L’affaire de 1378 a en effet suscité de nombreux commen-taires de la part des historiens du règne de Charles V. Charles de navarre a trouvé parmi eux quelques partisans, qui n’ont voulu voir qu’une preuve de la volonté machiavélique de Charles V de mettre à bas son pouvoir, en recourant à tous les mensonges et calomnies possi-bles10. Pour ceux-ci, les aveux des deux hommes ont été arrachés par la

del lenguaje: España siglos xiv-xviii, Madrid / frankfurt am Main, Iberoamericana / Vervuert, 2006, pp. 85-127.

6. Chronique des règnes de Jean II et Charles V, roland delachenal (éd.), t. II, société de l’His-toire de france, Paris, 1916, pp. 284-316 ; Jean froissart, Chroniques, Gaston raynaud (éd.), t. IX, Paris, société de l’Histoire de france, 1894, p. 57 ; Chronique normande de Pierre Cochon, Charles de robillard de Beaurepaire (éd.), rouen, a. Péron, 1870 ; Chronographia regum francorum, Henri Moranvillé (éd.), t. II, Paris, H. Laurens, 1893, pp. 348-355 ; Chronique des quatre premiers Valois, siméon Luce (éd.), Paris, société de l’Histoire de france, 1862, pp. 273-274 ; Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, in Joseph-françois Michaud et Jean-Joseph-françois Poujoulat (éd.), Nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France, t. II, Paris, 1836, Éditeur du commentaire analytique du Code civil, pp. 121-122.

7. an J 618 7 et 7 bis ; an J 618 8 et 8 bis.8. Ces pièces sont retranscrites intégralement par françois-denis secousse dans son Recueil

de pièces servant de preuves aux Mémoires sur les troubles excités en France par Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre et comte d’Évreux, Paris, durand, 1755. nous l’utiliserons ici dans une version modernisée.

9. Pour une analyse des liens entre les princes et la violence commanditée, voir Claude Gauvard, « La violence commanditée : la criminalisation des “tueurs à gages” aux derniers siècles du Moyen Âge », Annales Histoire, Sciences Sociales, n° 5, septembre-octobre 2007, pp. 1005-1029.

10. Jean Charles Léonard simonde de sismondi, Histoire des Français, t. XI, Paris, Treuttel et Würtz, 1828, pp. 231-236 ; edmond Meyer, Charles II, roi de Navarre, comte d’Évreux Paris, e. dumont, 1898, pp. 197-198 ; María narbona Cárceles, « La contribution d’eustache

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torture et, à ce titre, ne sont d’aucune valeur. Cependant, la majorité, à la suite de françois-denis secousse, a utilisé les dépositions de Jaquet de rue et de Pierre du Tertre comme preuves des visées criminelles du roi de navarre, véritable mauvais génie du royaume de france depuis le règne de Jean le Bon. Ils n’ont guère été surpris de le voir continuer une vie d’intrigues inaugurée par le meurtre du connétable Charles d’espagne en 1354 à L’aigle et poursuivie lors des terribles années suivant la captivité du roi Jean après la défaite de Poitiers11. Mais tous ont également vu des contradictions majeures entre les aveux de Jaquet de rue et de Pierre du Tertre, surtout concernant les tenta-tives d’empoisonnement, et ont considéré que leurs contenus étaient difficiles à concilier. Par conséquent, leurs commentaires ont souvent été très prudents.

La procédure est sensiblement la même pour les deux hommes. après leur arrestation, les deux accusés comparaissent devant une commission de juges et sont interrogés pendant plusieurs jours. Jaquet de rue est interrogé le 25 mars à Corbeil, immédiatement après son arrestation, puis de manière plus approfondie, à partir du 30 mars, au Châtelet de Paris. Pierre du Tertre quant à lui est interrogé au Temple à Paris, à partir du 25 mai.

seuls quelques commissaires sont présents lors de l’ensemble des interrogatoires12. Parmi ceux-ci se trouve le prévôt de Paris, Hugues aubriot, en personne. en charge de son office depuis 1367, c’est un homme de confiance de Charles V et une personna-lité de premier plan, qui a promulgué de nombreuses ordonnances concernant l’ordre public parisien et est également à l’origine de la reconstruction des remparts de Paris13. À ses côtés, on trouve en permanence à la fois des membres du parlement et des membres de l’entourage royal – certains comme Jean Pastourel pouvant rele-ver des deux dernières catégories14. si l’association de la prévôté et

deschamps à la construction du mythe de Charles dit “le Mauvais”, à partir de la fiction du Lyon », in Thierry Lassabatère et Miren Lacassagne (dir.), Eustache Deschamps, témoin et modèle, Paris, Presses de l’université Paris-sorbonne, 2008, p. 43.

11. roland delachenal dans le tome V de son Histoire de Charles V (Paris, a. Picard, 1931) intitule le chapitre IV : « La grande trahison du roi de navarre. Procès de Jacques de rue et Pierre du Tertre » (pp. 178-231).

12. Voir la composition de la commission en annexe. Il faut mentionner également la pré-sence du secrétaire du roi Yves derrien, qui se charge de retranscrire les interrogatoires.

13. sur ce personnage, voir antoine-Jean-Victor Le roux de Lincy, « Hugues aubriot, pré-vôt de Paris sous Charles V, 1367-1381 », Bibliothèque de l’École des Chartes, t. XXIII, Paris, 1862, pp. 173-213 ; françoise autrand, Charles VI, Paris, fayard, 1986, pp. 76-78 et pp. 94-97.

14. Pour plus de détails sur les différents commissaires, on se reportera aux études suivantes : françoise autrand, Charles V, op. cit. (n. 2) ; françoise autrand, Naissance d’un grand corps de l’État. Les gens du Parlement de Paris, 1345-1454, Paris, Publications de la sorbonne, 1981 ; raymond Cazelles, Société politique, noblesse et couronne sous Jean le Bon et Charles V, Genève, droz, « Mémoires et

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du parlement est chose courante en matière d’enquête criminelle15, la présence de membres de l’hôtel et du conseil du roi, ainsi que le nombre élevé de commissaires, trahit le caractère exceptionnel de l’affaire, ce qui a conduit sismondi à déclarer cette commis-sion « illégale »16. La nomination de commissaires extérieurs au Parlement n’est certes pas impossible et a lieu occasionnellement, si la cour considère cela utile à l’instruction du dossier17. Cependant, il est évident que les commissions, par leur ampleur et leur compo-sition, sont inhabituelles, et révèlent la volonté de Charles V de voir aboutir rapidement l’instruction.

Malgré les similitudes, des différences existent entre l’interroga-toire de Jacquet de rue et celui de Pierre du Tertre : lors de l’interro-gatoire de ce dernier, sont présents non seulement le bailli de rouen, rappel de son arrestation en normandie18, mais aussi deux membres du conseil du roi ayant participé directement à sa capture, Philippe de Mézières et surtout le comte d’Harcourt, dont le rôle sera essentiel.

Louis de Carbonnières observe que les deux dépositions suivent le même plan : une première partie plus élaborée, où l’accusé a pu préparer ses réponses à l’avance, puis une seconde partie, faite de réponses plus brèves et sans doute immédiates19. Cette observation appelle quelques nuances. dans le cas de Jaquet de rue, la première partie de la déposition, datée du 25 mars, est en réalité très rapide. L’interrogatoire a lieu à Corbeil, et le chambellan du roi de navarre est interrogé uniquement sur la teneur des rouleaux trouvés en sa pos-session lors de son arrestation. Il ne fait alors que confirmer l’authen-ticité de ces documents, traitant d’une alliance avec l’angleterre20. La suite de la confession a lieu au Châtelet de Paris. Les cinq pre-miers articles, concernant encore l’alliance anglaise, sont également assez structurés, puis ils sont suivis par des réponses plus brèves et moins formelles sur d’autres sujets, sur lesquels Jaquet de rue a très

documents publiés par la société de l’École des Chartes », 1982 ; roland delachenal, Histoire des avocats au Parlement de Paris, Paris, Plon, 1885 ; danièle Prévost, Le Personnel de la chambre des comptes de Paris de 1320 à 1418, thèse de doctorat sous la direction de Claude Gauvard, université Paris I, 2000.

15. Monique Langlois et Yvonne Lanhers, Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris, Paris, s.e.V.P.e.n, 1971, pp. 21-22.

16. Jean Charles Léonard simonde de sismondi, Histoire des Français…, op. cit. (n. 10), p. 233.17. Louis de Carbonnières, La Procédure devant la chambre criminelle du Parlement de Paris au

xive siècle, Paris, H. Champion, « Histoire et archives », 2004, pp. 448-449 et p. 484.18. Ce même Guy Crestien sera la même année chargé de reprendre, en vain, la ville de

Cherbourg à Charles de navarre (r. delachenal, Histoire de Charles V, op. cit. [n. 2], p. 221).19. Louis de Carbonnières, La Procédure devant la chambre criminelle…, op. cit. (n. 17), pp. 487-488.

Il s’appuie sur la forme des réponses écrites pour distinguer les deux étapes de l’interrogatoire.20. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), pp. 375-376.

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vraisemblablement répondu sans préparation. Ce dernier signe ses aveux le 1er avril, et il est tout à fait probable qu’il reste emprisonné au Châtelet entre cette date et celle de son exécution21.

Le procès de Pierre du Tertre adopte sensiblement la même structure. Le 25 mai, au Temple, il se livre à une première série de réponses, dans lesquelles il est principalement question de l’alliance anglaise : le traité de Clarendon datant de 1370 entre le roi d’angle-terre et le roi de navarre, et qu’il était question de réactiver en 1378, a été trouvé dans la tour de Bernay parmi les possessions de Pierre du Tertre, et il est reproduit intégralement. La deuxième session a lieu dès le lendemain, 26 mai, et Pierre du Tertre demande une nouvelle fois à pouvoir préparer ses réponses, ce qu’il obtient :

et depuis cette confession faite ledit mardi xxve jour dudit mois de May, furent par mesdiz seigneurs icelui mesme jour pluseurs choses dictes et exposees audit maistre Pierre, pour en dire et respondre la verité, lequel maistre Pierre requist que l’en lui baillast du papier et de l’encre, et il en feroit et escriroit de sa main les responses, et par la deliberacion de mes-diz seigneurs lui fu ainsi accordé et fait22.

Les réponses écrites de Pierre du Tertre sont reformulées et non recopiées telles quelles par les interrogateurs, qui lui posent ensuite des questions sur cette déposition écrite. Il apporte alors des précisions et ajoute des éléments, qu’il accepte de donner oralement, « mais il les a touchees a part a monseigneur d’Harcourt23 », signe sûrement de sa confiance en celui qu’il a eu l’occasion de côtoyer par le passé24. On voit de nouveau Pierre du Tertre répondre par écrit ultérieurement, quand il doit expliquer la teneur des lettres codées du roi de navarre saisies dans sa tour de Bernay.

Il existe cependant une différence de taille entre les deux dépo-sitions : la première, celle de Jaquet de rue, est une simple « confes-sion » et elle ne comprend que des affirmations. nous savons donc ce qui a été admis par le chambellan du roi de navarre, mais nous ne savons pas quelles sont les accusations qu’il a écartées. À l’inverse, la déposition de Pierre du Tertre, appelée « procès criminel » par françois-denis secousse dans sa transcription, s’achève par la mention du verdict et de son exécution, et, surtout, il y a tout lieu de

21. Le début de sa confession indique qu’il réitère ses aveux au Châtelet le 15 juin (françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit., p. 373).

22. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit., p. 405.23. Ibid., p. 431.24. rappelons que le père du comte d’Harcourt était un fidèle de Charles de navarre, qui fut

décapité par Jean le Bon à l’issue du banquet de rouen d’avril 1356. son fils Jean VI a suivi la même cause que son père avant de se réconcilier avec le dauphin Charles en 1359 et d’épouser Catherine de Bourbon, sœur de l’épouse de Charles (françoise autrand, Charles V, op. cit. [n. 2], p. 379).

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 555

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penser qu’elle couvre l’intégralité de l’interrogatoire puisqu’on y voit Pierre du Tertre repousser certaines accusations, parfois avec la plus grande fermeté. On doit donc supposer que Jaquet de rue a lui aussi répondu par la négative à certaines questions au cours de son interro-gatoire, mais qu’elles n’ont pas été retranscrites sur le parchemin.

Les deux accusés ont-ils été torturés ? Cette question épineuse, nous l’avons dit, a suscité des interprétations diverses des historiens, et détermine en partie la crédibilité à accorder aux deux témoignages. Plusieurs remarques peuvent être faites à ce sujet. d’abord, il est men-tionné à plusieurs reprises que les aveux ont été obtenus « librement et sans contrainte » : ceci pourrait certes signifier que les aveux ont été obtenus sous la torture puis répétés librement25. de plus, aucune chronique de l’époque n’évoque l’usage de la question26, et Charles V, dans une lettre au comte d’anjou datant du 29 mars 1378, au début des interrogatoires de Jaquet de rue, évoque des aveux faits « sans geyne »27. Il semble donc bien que Charles V ait eu la volonté d’obte-nir des aveux sans recourir à la torture et de le faire savoir, pour ne laisser aucun doute sur la crédibilité des dépositions28.

ainsi, ces affaires ressemblent bien peu aux grands procès des années 1300-133029, marqués par le recours à la procédure extraordi-naire. Ici, les accusés savent ce qu’on leur reproche et ont du temps pour préparer leur défense, qu’ils peuvent même, comme dans le cas de Pierre du Tertre, formuler par écrit ; au cours de leur inter-rogatoire, ils repoussent certains chefs d’accusation ; la procédure ne s’appuie pas sur la production de dizaines de témoins à charge, dont le témoignage reposerait principalement sur la fama des accusés ; les

25. Monique Langlois et Yvonne Lanhers, Confessions et jugements de criminels…, op. cit. (n. 15), pp. 15-16. sur la question de la torture au parlement de Paris, voir aussi Jean-Marie Carbasse, « Les origines de la torture judiciaire en france du xiie au début du xive siècle », in Bernard durand et Leah Otis-Cour (éd.), La Torture judiciaire. Approches historiques et juridiques, t. I, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2002, pp. 381-419.

26. d’après les Grandes Chroniques, les deux accusés « avoient confessé sans force et sanz contrainte aucune » (Chronique des règnes de Jean II et Charles V, op. cit., [n. 6], p. 316 ; Christine de Pisan indique que « icelluy Jacques de rue, et un autre sien compaignon appellé maistre Pierre du Tertre, confessèrent entierement, de leur bonne voulenté, sans contrainte, toute la faulse machina-cion » (Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs…, op. cit. [n. 6], p. 122).

27. Lettre citée dans roland delachenal, Histoire de Charles V, op. cit. (n. 2), t. V, p. 187.28. C’est également l’avis de Louis de Carbonnières, qui exclut tout recours à la procédure

extraordinaire (Louis de Carbonnières, La Procédure devant la chambre criminelle…, op. cit., [n. 17], p. 487) ou encore de françoise autrand (Charles V, op. cit. [n. 2], p. 814).

29. L’Aveu : Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde organisée par l’École Française de Rome avec le concours du CNRS et de l’Université de Trieste, rome, École française de rome, 1984 : voir en particu-lier la contribution de Jacques Chiffoleau ; pour des études plus récentes, voir par exemple alain Provost, Domus Diaboli, un évêque en procès au temps de Philippe le Bel, Paris, Belin, 2010 ; Julien Théry, « une hérésie d’État, Philippe le Bel, le procès des “perfides templiers” et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, n° 60, 2011, pp. 157-186.

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556 Xavier Pindard

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témoignages n’ont apparemment pas été extorqués par la torture ; enfin, il n’est nulle part question de lèse-majesté.

Les témoignages de Jaquet de rue et Pierre du tertre, deux hommes de ConfianCe de CharLes de navarre

On connaît bien le parcours des deux accusés, grâce notamment à l’étude prosopographique menée par Philippe Charon dans sa thèse sur la principauté d’Évreux. Ce sont deux hommes proches du roi de navarre et à son service depuis plusieurs décennies en 1378.

Jaquet de rue est un bourgeois d’amiens au service du roi de navarre depuis au moins 1361, date à laquelle il réside en navarre et fait la plupart du temps partie de la compagnie de Charles II30 : c’est donc un homme de ces régions du nord-Ouest (Picardie, Beauvaisis, Brie…) où le roi de navarre a trouvé de nombreux partisans pen-dant la crise de la fin des années 135031. Il apparaît en 1361 comme huissier d’armes et en 1362 comme maître d’écurie, avant de devenir chambellan en 1366, charge qu’il occupe encore en 137832. C’est un homme de confiance du roi, qui reste la plupart du temps à ses côtés en navarre. Il lui arrive cependant d’être utilisé comme agent du roi de navarre pour des négociations, ce que l’on retrouve à la fois dans sa déposition et dans les comptes navarrais et normands. en effet, lui-même raconte qu’il se trouvait en Bretagne « environ a vii ans », et qu’il a entendu le roi de navarre exciter la haine du duc de Bretagne contre Olivier de Clisson, en lui déclarant avoir vu ce dernier embras-ser sa femme derrière une courtine33. Les comptes normands du roi de navarre confirment qu’il s’est rendu auprès du duc de Bretagne en mars 137134. de même, il effectue le voyage en angleterre de 1370

30. Philippe Charon, Princes et principautés au Moyen Âge : l’exemple de la principauté d’Évreux 1298-1412, thèse sous la direction de Claude Gauvard, université Paris I, 2006, annexe I, p. 211.

31. raymond Cazelles, « Le parti navarrais jusqu’à la mort d’Étienne Marcel », Bulletin phi-lologique et historique, année 1960, t. II, Paris, 1961, p. 847.

32. Philippe Charon (Princes et principautés…, op. cit., annexe I p. 11) retrace son parcours et ne le cite comme huissier d’armes qu’en 1363. nous nous permettons de rectifier légèrement à partir des cartons de la Chambre des Comptes de navarre, que nous utiliserons largement pour la suite de l’étude (Catálogo del Archivo General de Navarra. Sección de comptos, José ramón Castro et florencio Idoate [éd.], t. II-XX, Pampelune, editorial aramburú, 1952-1957) : Jaquet de rue apparaît en effet comme huissier d’armes dès le 19 novembre 1361 à Pampelune (ibid., tome III, 1953, pp. 427-428).

33. françois-denis secousse, Recueil de preuves, op. cit. (n. 8), pp. 380-381.34. Le Compte des recettes et dépenses du roi de Navarre en France et en Normandie de 1367 à 1370,

eugène Izarn (éd.), Paris, a. Picard, 1885, p. 369.

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pour négocier le traité de Clarendon avec Édouard III : cet épisode est mentionné dans la déposition de Pierre du Tertre, qui a dû jouer un rôle bien plus important que lui dans les négociations35.

Pierre du Tertre, lui, est décrit par Philippe Charon comme « sans doute le personnage le plus influent de la principauté avec l’évêque d’avranches robert Porte et le navarrais ferrando de ayanz »36. au service du roi de navarre depuis 1352, il est envoyé auprès d’Édouard III dès 1359, puis de nouveau en 1369. Il est ensuite au conseil de Philippe de navarre pendant sa lieutenance et devient offi-ciellement conseiller du roi de navarre en 1365. Il est cependant très peu présent dans les comptes navarrais et l’essentiel de son action se déroule dans les domaines normands de la famille d’Évreux, ou bien à l’étranger. Il paraît surtout en charge des affaires militaires et diplo-matiques : nous avons vu qu’il conservait avec lui le texte du traité de Clarendon, recopié intégralement dans sa déposition37. de plus, d’après les comptes normands du roi de navarre, il reçoit en 1367 plus de quatre-vingts livres pour :

plusieurs messageries et autres mises faictes pour cause des Bretons qui se logerent a Champeaulx et a Genez et qui menoient guerre à monseigneur et a son païs, lesquelles sont contenus en un rooulle certifie par monseigneur d’avrenches et maistre Pierre dutertre, comme appert par ledit rooulle38.

On peut tout à fait imaginer que ces lettres importantes utilisaient déjà le code secret dont du Tertre et Porte avaient connaissance.

Étant données les différences entre les faits reconnus par l’un et l’autre, de nombreux commentateurs ont voulu opposer les deux témoignages et y voir des contradictions, en particulier en ce qui concerne les affaires d’empoisonnement imputées à Charles de navarre : Jaquet de rue aurait avoué à ses interrogateurs tout ce qu’ils voulaient lui faire dire, d’où edmond Meyer a déduit, à tort, qu’il n’était au service du roi de navarre que depuis peu39, tandis que Pierre du Tertre aurait fait preuve d’un grand courage et aurait nié les allégations du chambellan, en particulier celles concernant les affaires de poison. françoise autrand affirme ainsi que sa défense « ne man-qua pas de grandeur40 ».

35. Ibid., p. 368.36. Philippe Charon, Princes et principautés, op. cit. (n. 30), annexe I, p. 88.37. Ibid., pp. 414-417.38. Le compte des recettes et dépenses…, op. cit. (n. 34), p. 347.39. edmond Meyer, Charles II…, op. cit. (n. 10), p. 198.40. françoise autrand, Charles V, op. cit. (n. 2), p. 815 ; c’est également le point de vue d’ed-

mond Meyer, de roland delachenal ou encore d’Henri de frondeville (« Charles le Mauvais, comte d’Évreux, roi de navarre », Cahiers Léopold Delisle, tome V, 1956, pp. 125-160).

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558 Xavier Pindard

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Il convient cependant de nuancer fortement cette apparente opposition, bien moins nette qu’on a pu le dire et davantage liée à la position des deux hommes. Certes, Jaquet de rue lors de ses inter-rogatoires avoue plusieurs tentatives meurtrières effectuées par le roi de navarre. Il est d’abord question d’un « bel homme et joine, et très grant clerc et soutil, appelle maistre angel, né du pays de Chippre », qui entre dans la familiarité de Charles II, et qui est ensuite envoyé empoisonner le roi de france. Il serait parti effectuer sa tentative il y a environ sept ans et n’a jamais redonné de signe de vie, à tel point que le roi de navarre le pense mort en mer41. au moment de l’arrestation du chambellan, une autre tentative serait sur le point d’être perpé-trée par un certain drouet né en Beauvaisis, qui est « un pet…grosset sanz barbe, de l’aage d’environ xxviij ans ou xxx » et qui aurait reçu des poisons d’une juive de navarre42. d’après son témoignage, deux autres personnages sont victimes des machinations du roi de navarre : il s’agit, nous l’avons dit, de Guérart Mausergent, bailli d’Évreux, tué en pleine rue par les hommes de Pierre du Tertre six ans auparavant, et du routier seguin de Badefol, empoisonné en navarre avec des coings servis par Guillemin Petit, un valet du roi de navarre.

au contraire, Pierre du Tertre, lors de son premier interrogatoire le 25 mai, a bien l’attitude courageuse, pour ne pas dire provoca-trice, mentionnée plus haut. Il commence par clamer haut et fort sa loyauté envers le roi de navarre, qu’il sert depuis vingt-cinq ans, en vertu de son « serement de le servir bien et loyaument en tout ce qu’il commettroit43 », et conclut cette première journée face à ses interro-gateurs en affirmant de manière insolente que, « se le roy nostre sire et le roy de navarre eussent este en bataille l’un contre l’autre sur les champs, il se fust mis et tenu de la partie du roy de navarre contre le roy44. »

Mais dès le lendemain, l’heure n’est plus du tout aux bravades et la déposition commence par une atténuation considérable des propos tenus la veille :

a parler generalement, il a euz assez de maulx faiz et perpetrez par la Partie dudit roy de navarre contre le royaume de france, tant du temps du roy Jehan que dieux absoille, comme du roy nostre sire qui est a present, lesquelx maulx durans, ledit Pierre a tenu et nourri la partie dudit roy de navarre, cuidant ledit Pierre faire et acomplir son devoir et garder son serement et sa loyaute, en servant ledit roy de navarre,

41. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), pp. 378-379.42. Ibid., p. 379.43. Ibid., pp. 389-390.44. Ibid., p. 405.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 559

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et non faillir envers le roy nostre sire qui est souverain, tant comme il apperçoit maintenant que si faisoit 45.

Il voit même la main de dieu dans le fait qu’il n’ait pas réussi à détruire les documents compromettants qu’il conservait avec lui lors de la prise de Bernay par les hommes du roi46 !

Comment expliquer un changement aussi brusque ? Comme nous l’avons signalé plus haut, juste après le premier interrogatoire, Pierre du Tertre se voit remettre de nouvelles questions. Ici, il est évident que les interrogateurs, après avoir laissé parler le capitaine navarrais lors de la première journée de déposition, lui ont remis la confession de Jaquet de rue, ce qui a poussé le secrétaire du roi de navarre à demander un temps de réflexion avant de répondre par écrit. Charles V ne procède pas autrement et les Grandes Chroniques nous le montrent utilisant la confession de Jaquet de rue comme une véri-table arme pour fléchir la volonté du fils du roi de navarre, lorsqu’il veut que celui-ci lui remette les châteaux normands de son père :

et, apres ce que le dit messire Charles ot este avec le roy par aucun temps, il li fist requeste de la delivrance du dit Jaques de rue, lequel estoit parti de navarre, en la compaignie d’icelui messire Charles, et avoit este pris comme dessus est escript et ja avoit faict la confession dessus escripte. auquel messire Charles, aprés aucunes paroles, le roy fist dire et monstrer par aucuns de ses conseilliers, les deffautes, mau-vaistiez et trahisons, que le dit roy de navarre avoit faites, procurees et machinees, tant contre le roy Jehan comme contre le roy Charles, son filz, regnant a present47.

dès lors, Pierre du Tertre semble surtout vouloir à la fois sauver sa vie et son honneur, plutôt que celui de son maître48. sur les affaires de poison, ses dénégations sont en réalité bien molles. ainsi, à propos des affaires touchant le roi de france, il répond :

Pour ce qu’il a este interrogue sur un gros fait et detestable touchant poisons que le roy de navarre par Jaquet de rue et autres, devoit faire administrer au roy, il respont que en ce cas, s’il est ainsi que ledit roy de navarre l’ai pense et machine, il n’est ne ne veult estre avecques lui ne avecques autre pensant telle felonnie49.

45. Ibid., p. 406.46. Ibid., p. 409.47. Chronique des règnes de Jean II et Charles V, op. cit. (n. 6), p. 306.48. Lors de la première journée de son interrogatoire, Pierre du Tertre rappelle d’ailleurs qu’il

a accepté de rendre la tour du Bernay contre la promesse du duc de Bourgogne et de Bertrand du Guesclin de parler pour lui au roi (françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. [n. 8], p. 405).

49. Ibid., pp. 408-409.

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Le soutien inconditionnel à la cause du roi Charles II semble avoir vécu. Quand arrive le sujet de l’empoisonnement de seguin de Badefol, le capitaine est plus disert et affirme qu’il « lui est venu a memoire qu’il oy murmurer par deça, que audit messire seguin furent administrees poisons, et disoit que ce avoit fait Guillemin le Petit50 ». de même, les affaires d’empoisonnement du roi de france ne lui paraissent pas totalement insensées, et il déclare à ses interrogateurs :

Mais afin que l’en cognoisse qu’il n’a aucune faintise ne retenue faite de la partie dudit Pierre, qu’il ne deist plainement le fait desdictes poisons, se il le sceut, il dit qu’il scet bien que le roy de navarre desire et a desire la mort du roy, et par especial depuis qu’il vit que les besoingnes du roy prenoient bonne prospérite51.

Il indique même à ses interrogateurs des noms de personnes à sur-veiller, sur lesquels nous reviendrons.

Peut-être, au-delà du simple calcul pour sauver sa vie, Pierre du Tertre a-t-il été sincèrement ébranlé en voyant mentionner ces affai-res de poison qu’il considère comme contraires à toute notion d’hon-neur : il dit lui-même que « onques si tres deloyaux et tres inique fait ne vint a sa congnoissance52 », alors qu’il a reconnu sans peine dès le premier jour le meurtre du bailli Guérart Mausergent sur l’ordre du roi de navarre53. dans ce cas, il se remémorerait alors des rumeurs qu’il avait jusque-là considérées comme des calomnies et se prendrait soudainement à douter du roi de navarre, éprouvant des remords tardifs. Quoi qu’il en soit, concernant ces affaires d’empoisonnement, Pierre du Tertre se contente d’affirmer qu’il n’est pas au courant, mais ne les déclare pas impossibles.

s’il est des accusations que Pierre du Tertre écarte en revanche avec la plus grande vigueur, ce sont celles concernant des tentatives, réussies ou non, d’empoisonnement contre la propre femme du roi de navarre, son fils ou encore le cardinal de Boulogne54. Il décrit ainsi longuement le chagrin du roi de navarre à la mort de sa femme et cite un rapport d’apothicaire qui a conclu à une mort naturelle55. Or ces accusations ne figurent pas dans la déposition de Jaquet de rue, et reposent très vraisemblablement sur des rumeurs, rumeurs qui ont alimenté très vite

50. Ibid., p. 411.51. Ibid., p. 411.52. Ibid., p. 409.53. Ibid., p. 400.54. Il est plus équivoque sur le cas de la mort de la reine de france et de la jeune Isabelle,

fille de Charles V. Il concède que le roi de navarre haïssait la reine et s’est réjoui de sa mort, mais réfute l’empoisonnement.

55. Ibid., p. 410.

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la « légende noire » du roi de navarre56 : ce dernier fut même obligé de demander au pape d’être lavé des soupçons qui pesaient sur lui après la mort du cardinal de Boulogne en 137257. nous l’avons indiqué, la déposition de Jaquet de rue est plus brève et ne comprend aucune dénégation : il est donc évident que ce dernier a lui aussi été interrogé à propos de ces affaires et qu’il a disculpé le roi de navarre, mais que les interrogateurs ne l’ont pas retranscrit dans sa déposition.

Cette constatation nous prouve que la déposition de Jaquet de rue n’est pas un catalogue de calomnies et que le malheureux chambellan, loin d’avouer tout ce qu’on voulait lui faire dire, a livré une liste de faits finalement assez réduite mais relativement précise. si l’on ajoute que, comme mentionné plus haut, les démentis de Pierre du Tertre sont pour le moins timides, il apparaît que les deux témoignages ne sont pas diamétralement opposés, mais fonctionnent de manière complémentaire58.

Il faut en réalité attribuer cet écart entre les dépositions des deux proches de Charles de navarre à leur position respective. Comme il a été dit plus haut, Pierre du Tertre passe l’essentiel de son temps dans les domaines normands, loin de son maître qui s’est retranché en navarre depuis 136159. À l’inverse, Jaquet de rue est proche de la personne du roi, sauf lors de ses voyages en angleterre, et il est mentionné nettement plus souvent dans les comptes navarrais. Cette proximité explique que Jaquet de rue ait recueilli des confidences du roi lui-même, comme il l’indique dans sa confession, à propos de la tentative d’empoisonnement du roi de france par le dénommé angel (« ce sçait ledit Jaquet, parce que ledit roy de navarre meismes le lui dit60 ») ou de l’empoisonnement de seguin de Badefol (le roi

56. La Chronique des Quatre Premiers Valois s’appuie sur ces rumeurs (« La cause pour quoy furent decapités Jacques de rue et maistres Pierres du Tertre si comme l’en dit fut telle ») et affirme que la reine de navarre a été empoisonnée et que l’infant devait subir le même sort en 1378, en même temps que Charles V et ses frères, alors même que leurs aveux montrent le contraire (Chronique des Quatre Premiers Valois, op. cit. [n. 6], p. 273).

57. roland delachenal, Histoire de Charles V, op. cit. (n. 2) ; sur la question de la renommée et son lien avec la rumeur, voir Claude Gauvard, « La Fama, une parole fondatrice », Médiévales, n° 24, 1993, pp. 5-13 ; sur les affaires d’empoisonnement, voir franck Collard, Le Crime de poison au Moyen Âge, Paris, Puf, « Le nœud gordien », 2003 : il montre que les accusations d’empoison-nement, souvent infondées, sont extrêmement fréquentes. Il est intéressant de constater qu’ici les accusations ne fonctionnent pas en lien avec des accusations d’envoûtement ou de sorcellerie, comme c’est le cas par exemple dans l’affaire de Guichard de Troyes (alain Provost, Domus Diaboli, op. cit. [n. 29], pp. 93-97).

58. françoise autrand (Charles V, op. cit. [n. 2], p. 813) constate que « sur l’affaire des poisons, le malheureux Jaquet de rue ne raconte rien d’invraisemblable ».

59. Béatrice Leroy, Le Royaume de Navarre. Les hommes et le pouvoir xiiie – xve siècle, Biarritz, J et d, 1995, « Terres et hommes du sud », p. 28.

60. françois-denis secousse, Recueil de preuves, op. cit. (n. 8), p. 379.

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562 Xavier Pindard

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de navarre « parla a Guillemin Petit lors son varlet de chambre, qui demeure a present a Évreux, et lui dist en la presence dudit Jaquet, que il convenoit qu’il l’empoisonnast61 »).

À l’inverse, Pierre du Tertre, s’il a entendu différentes rumeurs concernant la mort du routier, peut affirmer face aux accusations d’empoisonnement :

Il respont et prent sur l’ame de lui, que aucune chose n’en scet, et n’est pas de merveille : car se fait a este, ce fu es parties d’espaigne et de navarre, ledit Pierre estant es Parties par deça62.

un peu plus loin, lorsque Pierre du Tertre est interrogé sur une lettre qui pourrait laisser entendre qu’une tentative d’empoisonne-ment sur la reine de france a bien eu lieu, il rejette de nouveau for-mellement l’accusation et déclare :

qu’il n’ot onques congoissance de telle felonnie comme de poisons ; et si a dit que les condicions du roy de navarre sont telles, que se il vouloit faire un tel fait et si horrible, jamais ne s’en descouvrit audit Pierre ; mais le deist plustost à un des ses varlez de chambre, combien que dudit Pierre il se confiait en autres choses63.

C’est bien un partage des tâches entre les fidèles du roi qui est souligné ici et que révèlent les écarts entre les deux dépositions, plutôt que la preuve de l’héroïsme de l’un et de la lâcheté de l’autre face aux interrogateurs. Même si leur maître ne les utilise pas pour les mêmes tâches, Jaquet de rue et Pierre du Tertre appartiennent tous les deux à ce monde de serviteurs et d’hommes de mains, engagés chacun à leur manière dans les affaires criminelles de leur maître, que leurs témoignages permettent d’approcher64.

vaLets de Chambres, hommes d’armes et PhysiCien : Les fidèLes du roi de navarre

Lorsqu’il avoue avoir des doutes sur les agissements du roi de navarre et s’inquiéter de ses mauvais desseins envers le roi de france, Pierre du Tertre livre des recommandations à ses interrogateurs :

Ledit Pierre deist volentiers plus avec se il sceust, afin d’aviser le roy et son Conseil, par especial desdictes poisons ; et s’il vient a point qu’il se puisse faire, il mettra paine d’en savoir et le reveler au roy, ou la

61. Ibid., p. 381.62. Ibid., p. 411.63. Ibid., p. 425.64. Voir Claude Gauvard, « La violence commanditée… », op. cit. (n. 9), pp. 1010-1012, sur

la place des hommes de main dans la maison noble et leurs liens avec le prince.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 563

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il commandera ; et des maintenant lui semble, sur ce requis et interro-gue, que l’en se devroit prendre garde de Guillemin le Petit, de drouet de la sausserie, et d’un varlet de chambre appelle Gillot ou drouet de la Panneterie, et aussi de raoulet de la Plante qui garde les robes et joyaulx dudit roy de navarre, et d’un autre appelle Tronchet65.

deux de ces individus sont également mentionnés par Jaquet de rue : il s’agit, comme on l’a vu plus haut, de Guillemin (ou Guillaume) Petit ou Le Petit, et de drouet, le valet de chambre. une étude des cartons de la Chambre des comptes de navarre permet de retracer le parcours de ces serviteurs du roi de navarre.

On trouve mentionné à de nombreuses reprises un dénommé drouet de Beauvais : Jaquet de rue avait parlé d’un valet de cuisine nommé drouet originaire du Beauvaisis. Il apparaît dans les cartons des comptes en août 1374 – il aurait alors entre vingt-quatre et vingt-six ans si l’on croit l’estimation de Jaquet de rue – comme serviteur de la garde-robe, à qui le roi accorde un revenu de blé annuel, et il reçoit très peu de temps après un don unique de 50 florins66. Il semble apprécié de Charles II qui lui octroie des dons de manière régulière : il reçoit à deux reprises 40 florins au cours de l’année 1377, et le roi offre du velours pour le manteau de sa femme à l’occasion de leur mariage67. Plus trou-blant, en janvier 1377, soit un an avant d’être cité comme empoison-neur du roi de france, celui qui semble peu s’éloigner de la cour du roi de navarre, reçoit 100 livres carlines après avoir été envoyé à saragosse apporter des épices pour faire des confitures68. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les « coings et poires sucrées » qui ont servi à abréger les jours du malheureux seguin de Badefol, même si l’on se doit de rester prudent sur ce point en l’absence d’autres éléments69.

Guillemin Petit est, quant à lui, vraisemblablement plus âgé et sert le roi de navarre depuis bien plus longtemps. Jaquet de rue comme Pierre du Tertre le rendent, nous l’avons dit, responsable de l’empoi-sonnement de seguin de Badefol. Ce routier qui a semé la terreur dans la région de Lyon au point de nécessiter l’intervention du pape urbain V, lequel s’est contenté de lui donner de l’argent pour le déloger, a fasciné les historiens depuis le xixe siècle70, et l’on connaît

65. françois-denis secousse, Recueil de preuves, op. cit. (n. 8), p. 411.66. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), tome IX, 1954, pp. 136 et 156.67. Ibid., tome X, 1955, pp. 48-50 ; pp. 88-89 ; pp. 285-286.68. Ibid., p. 183.69. franck Collard (Le Crime de poison…, op. cit. [n. 57], pp. 65-70) note que les fruits et légu-

mes sont les aliments les plus fréquemment empoisonnés, loin devant les viandes et poissons.70. siméon Luce, Chroniques de J. Froissart, tome VI, Paris, société de l’Histoire de france,

1876, pp. xxix-xxxi ; Georges Guigue, Récits de la Guerre de Cent Ans. Les Tard-Venus en Lyonnais, Forez et Beaujolais, 1356-1369, Lyon, Vitte et Perrussel, 1886 ; Maurice Chanson, Les Grandes Compagnies

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désormais bien son parcours. Il a effectivement disparu subitement en navarre, en janvier 1366, après plusieurs jours passés auprès du roi de navarre, même si l’on ne pourra certainement jamais en savoir plus sur son empoisonnement présumé71.

Ce serviteur du roi apparaît pour la première fois dans les cartons des comptes navarrais en juin 1365 sous le nom de Guillemin Petit72, mais on trouve mentionné un dénommé Guillemin, sans patronyme, serviteur du roi, dès janvier 1363, qui pourrait être la même per-sonne73. Par la suite, on le voit apparaître à quelques rares reprises entre 1365 et 1372, d’abord en navarre puis à l’occasion de diverses missions de confiance qui le font voyager fréquemment : il est en effet chargé de se rendre à nantes pour remettre de l’argent à Jean danet en 1368 ; il se fait payer pour accomplir différentes besognes qui le conduisent à Évreux et à Cherbourg en 1369 et reçoit enfin un cheval en 137074 ; en 1372, il est envoyé en mission, à Montpellier cette fois-ci75. ensuite, il n’apparaît plus jusqu’en 1378, signe sans doute de son installation définitive à Évreux : Jaquet de rue a effectivement expliqué qu’il y résidait désormais76. Lui et drouet, mentionnés à la fois par Pierre du Tertre et Jaquet de rue comme des hommes dont le roi de france doit se méfier, sont en tout cas des fidèles sur lesquels le roi de navarre peut s’appuyer pour des mis-sions de confiance.

Parmi les trois autres personnages que Pierre du Tertre considère comme dangereux, l’indication concernant le deuxième valet de chambre, nommé également drouet ou Gillot, est assez vague, ce qui rend difficile des investigations plus poussées. Il est tout à fait possible qu’il s’agisse du dénommé Petit Gillot (ou Guillot), valet de chambre, dont nous reparlerons ultérieurement, mais ceci reste à vérifier. en revanche, les deux personnages suivants sont plus faciles à identifier.

en effet, raoul de la Planche est un fidèle du roi de navarre, à son service depuis au moins 136277. Il semble surtout proche physi-quement du roi de navarre : les comptes normands et navarrais le montrent principalement chargé d’acheter des joyaux, des vêtements, des draps, des selles de cheval… d’ailleurs, Pierre du Tertre le désigne

en Auvergne au xive siècle. Seguin de Badefol à Brioude, Brioude, Watel et allezard, 1887 ; Bernard descroix, Seguin de Badefol, anse, société d’archéologie du Beaujolais, 1986.

71. Chronique des règnes de Jean II et Charles V, op. cit. (n. 6), p. 301, note 3.72. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), tome V, 1953, p. 414.73. Ibid., t. IV, 1953 p. 365.74. Le Compte des recettes et dépenses…, op. cit (n. 34), pp. 56, 86, 366 et 396.75. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. VIII, 1954, p. 290.76. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), p. 381.77. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. IV, 1953, p. 66.

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comme « celui qui garde les joyaux et les robes du roi ». Il est lui aussi un proche et un homme de confiance de Charles de navarre, que l’on voit faire un très grand nombre de voyages diplomatiques : dès 1362, il se rend à Montpellier, puis en normandie en 1363, voyage à l’occasion duquel il se charge de faire passer la reine de normandie en navarre78. On le voit ensuite faire deux voyages consécutifs à Paris pour le compte du roi, en septembre-novembre 1369 et en juin-juillet 137079, puis à avignon en 137280, mais il semble fixé en navarre auprès du roi les années suivantes. À partir d’août 1376, son sceau personnel est présent au bas de certains documents des comptes81.

On trouve également, dans les comptes, un certain Jacques Tronchay, la plupart du temps appelé par son patronyme uniquement, comme l’a fait Pierre du Tertre dans son témoignage. Il est difficile d’en savoir plus sur ce personnage qui apparaît très peu avant 1378, et qui semble surtout un homme de guerre : il reçoit à plusieurs reprises des chevaux, en 1377 puis à nouveau en 1379, pour compenser une monture perdue à la guerre82. C’est celui dont la présence, dans les déclarations de Pierre du Tertre, est la plus difficile à expliquer.

Il faut mentionner également ceux que Pierre du Tertre cite comme ses complices dans le meurtre de Guérart Mausergent : « finablement avint que en la ville d’Évreux, icellui Michilla et un sien varlet, et deux autres qui estoient de Tinchebray, l’un appellé Morel, et l’autre Petit Guillot, le tuerent83 ». s’il n’a pas été possible de retrouver la trace d’un dénommé Morel, on peut en savoir un peu plus sur les deux autres, même si, là encore, ces deux personnages installés en normandie appa-raissent très peu dans les comptes navarrais avant 1378.

Michilla ou plutôt Muchilla est le surnom d’un dénommé Bernard de Cibas, originaire d’une famille de Basse-navarre liée à la famille royale navarraise depuis le xiiie siècle, et qui occupe dès 1363 la charge de bouteiller84. Mais c’est avant tout un homme d’armes, qui passe plus de temps dans les forteresses ou sur les champs de bataille que dans l’entourage immédiat du roi à la cour. Il a d’ailleurs été cap-turé par les Bretons en 1368, obligeant le roi de navarre à payer une partie de sa rançon, tout comme Bernardon d’espelette, cet autre

78. Ibid., t. IV, 1953, p. 308, 397 et 602.79. Le Compte des recettes et dépenses…, op. cit. (n. 34), pp. 361-364 et 372.80. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. VIII, 1954, p. 258.81. Ibid., t. X, 1955, p. 91.82. Ibid., 1955, t. X, 1955, pp. 364-365 ; t. XII, 1955, p. 440.83. françois-denis secousse, op. cit. (n. 8), p. 400.84. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. IV, 1953, p. 391 : c’est la seule

mention de ce personnage dans les cartons des comptes navarrais à l’occasion du remboursement d’un cheval perdu au service du roi, signe que ses activités se déroulent en normandie.

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capitaine navarrais installé en normandie qui devait, d’après Jaquet de rue, enlever le roi au moment du traité de Verdon en 137185. On ne sera pas surpris de le voir œuvrer de concert avec Pierre du Tertre pour éliminer Guérart Mausergent, jugé trop peu fiable par Charles de navarre : l’un comme l’autre sont des hommes de guerre, qui sont prêts à accomplir un homicide les armes à la main, mais qui ne trem-pent pas a priori dans des affaires de poison.

Petit Gillot est encore un autre valet de chambre du roi de navarre résidant en normandie et, par conséquent, il n’est presque jamais mentionné dans les cartons des comptes navarrais : tout juste est-il question de l’achat d’un cheval en mars 137786. Les comptes nor-mands, en revanche, révèlent un homme plus actif, souvent sur les routes au service de son maître. en janvier 1370, il reçoit deux francs pour se rendre dans le Cotentin, où il est encore au mois de décem-bre : il se voit remettre sept francs « a Gavray, où il demoura pour la garde de pluseurs besoignes de Monseigneur87. »

ainsi, les dénominations de « valet de chambre » ou « servi-teur » masquent des fonctions diverses chez les fidèles de Charles de navarre88. On observe surtout une division entre des hommes qui restent auprès de lui, en navarre, et qui ne quittent le royaume que pour des missions de grande importance : c’est le cas de Jaquet de rue, de raoul de la Planche, ou de drouet de Beauvais. À l’inverse, d’autres, principalement dans les domaines normands, sont d’infati-gables voyageurs, et souvent des hommes de guerre, sans arrêt sur les routes au service de leur maître : Pierre du Tertre, le capitaine Muchilla ou encore Jacques Tronchay sont de ceux-là. enfin, certains voient leur condition changer, à l’image d’un Guillemin Petit, qui mène une carrière très active sur les routes au service de son maître après avoir quitté le calme de la cour de Pampelune pour Évreux.

reste le cas du physicien angel qui aurait été envoyé pour empoi-sonner Charles V, sept ans auparavant. Jaquet de rue livre la des-cription suivante :

environ a viij ans, ledit roy de navarre print et retint avecques lui un phisicien qui demouroit a l’estelle en navarre, bel homme et joine, et tres grant clerc et soutil, appelle maistre angel, né du pays de Chippre, et lui

85. roberto Ciganda elizondo, Navarros en Normandia en 1367-1371, Pampelune, eunsa, « Histórica », 2006, pp. 215-217 et 314.

86. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. X, 1955, p. 243.87. Le Compte des recettes et dépenses…, op. cit. (n. 34), p. 378 et 382.88. sur la relation entre les titres portés dans les hôtels princiers et les fonctions, voir Claude

Gauvard, « Les hôtels princiers et le crime : Paris à la fin du Moyen Âge », in Violence et ordre public à la fin du Moyen Age, Paris, Picard, « Les médiévistes français », 2005 pp. 228-230.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 567

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fist moult de biens, et lui parla entre les autres choses de empoisonner le roy de france, en disant que c’estoit l’omme du monde qui il haioit plus, et lui dist que se il le povoit faire, il lui en seroit bien tenuz et lui recompenseroit bien ; et tant fist que ledit phisicien lui octroya de le faire, et devoit estre fait par boire ou par mengier, et devoit ledit phisicien venir en france pour ce executer, et pensoit ledit roy de navarre que le roy de france preist plaisir en lui pour ce qu’il parloit bel latin, et estoit moult argumentatif, et que pour ce eust souvent entree devers lui, parquoy eust oportunite de faire son fait ; et ledit roy de navarre qui avoit grant desir a ce que la besoigne s’avançast, le pressa moult du faire ; et quant ledit phisicien se vit ainsi pressie si qu’il convenoit qu’il le feist ou se parteist de sa compaignie, il s’en ala et s’en parti, ne oncques puis ne fu devers lui, et a bien vij ans ou environ qu’il s’en parti ; et tenoit l’en en navarre, qu’il estoit naïez en la mer ; et ce sçait ledit Jaquet, parce que ledit roy de navarre meismes le lui dit89.

Ce récit coïncide très largement avec ce que nous révèlent les archi-ves : en février 1362 apparaît en effet un médecin dénommé « maître angel », qui reçoit six sous carlins pour chacun des quinze jours passés au service du roi90. Le roi de navarre semble se prendre immédiate-ment d’affection pour ce personnage, qu’il attache à sa maison dès le mois d’avril contre une pension de 40 livres annuelles91. appelé dangel de Costafort, il est né à estella, où il continue vraisemblablement de résider. Le roi de navarre le comble alors de faveurs et lui accorde de nombreux dons (des vêtements, une mule ou des dons d’argent exceptionnels), monte sa pension à 200 livres annuelles, puis l’envoie à salamanque pour qu’il devienne docteur en arts et en médecine92. de 1362 à 1365, il continue de bénéficier de la faveur royale, puis dis-paraît des registres en 136693. son fils reçoit un don en 1368 du roi de navarre, sans doute à la suite de la mort de son père94.

On connaît donc le parcours navarrais de ce personnage qui reste par ailleurs assez énigmatique95. Il correspond cependant au profil de bien des médecins de cours princières, la plupart du temps

89. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), pp. 378-379.90. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. IV, 1953, p. 32 ; voir également

suzanne duvergé, « un empoisonneur aux gages de Charles le Mauvais : Maître angel », Bulletin Hispanique, t. 38, n° 3, 1936, pp. 369-373, qui retrace le parcours à partir des registres des comptes, plus complets que les cartons.

91. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. IV, 1953, p. 44 ; suzanne duvergé, « un empoisonneur… », op. cit., p. 370.

92. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. IV, 1953, pp. 302, 490, 505-506, 545 et 653. On notera à la suite de suzanne duvergé la légère confusion, puisque l’homme, appelé maître avant cela, devait déjà être docteur en arts.

93. Ibid., t. VI, 1954, pp. 128-129.94. suzanne duvergé, « un empoisonneur… », op. cit. (n. 90), p. 372.95. suzanne duvergé a observé dans un acte de 1364 qu’il signait d’un mystérieux « rosa

nigra », la rose noire : ibid., p. 373.

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recrutés localement, moyennement diplômés – lui-même n’était que licencié avant que Charles de navarre ne le fasse devenir docteur. Ces hommes accomplissent souvent d’autres fonctions à la cour, telles que bibliothécaires, précepteurs des enfants royaux, ou encore astrologues96. Peut-être était-ce le cas pour maître angel ? Quoi qu’il en soit, ceci confirme le récit de Jaquet de rue, celui d’une faveur rapide s’attachant à un médecin cultivé, qui disparaît pour-tant peu de temps après dans des circonstances peu claires, à deux exceptions près cependant : d’abord, le personnage est né à estella en navarre, et non à Chypre, même s’il est sans doute Chypriote d’origine, comme son patronyme pourrait le laisser penser. Mais, on le sait, l’Orient est souvent associé au poison dans l’imaginaire et il est donc assez logique que cette origine chypriote soit ici mise en avant97.

L’autre problème, nettement plus sérieux, vient de la chronolo-gie : la disparition du personnage en 1366 ferait remonter son départ à douze ans et non sept. d’où peut venir ce décalage important ? Écartons d’emblée la possibilité d’une erreur de transcription de françois-denis secousse, les deux copies conservées au Trésor des Chartes indiquant sans équivoque vii et non xii ans98. Peut-être la mémoire de Jaquet de rue lui a-t-elle fait défaut, mais cela serait tout de même surprenant. en effet, ce dernier est devenu chambellan en 1366, et il est peu vraisemblable qu’il ait oublié que maître angel a disparu précisément quand lui obtenait cette charge, offrant un accès privilégié au roi. reste l’hypothèse d’une erreur du greffier, involon-taire – rappelons tout de même que la déposition, fort longue, a dû être épuisante à noter sous la dictée –, ou, plus intéressant, volon-taire : en plaçant une tentative d’empoisonnement du roi de france en 1371, moment de la signature du traité de Vernon entre Charles V et Charles, et non en 1366, les agents du roi renforceraient l’idée de la duplicité du navarrais à l’heure où les discussions autour de l’application du traité étaient très tendues99. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que constater cet écart important avec la réalité dans des déclarations par ailleurs fort précises et bien peu fantaisistes, sans être pleinement en mesure de l’expliquer.

96. Jean-Patrice Boudet, Entre science et « nigromance ». Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie – xve siècles), Paris, Publications de la sorbonne, « Histoire ancienne et médiévale », 2006, pp. 296-297 ; danielle Jacquart, Le Milieu médical en France du xiie au xve siècle, Genève, droz, « Publications du Centre de recherches d’histoire et de philologie de la IVe section de l’École pra-tique des hautes études », 1981, pp. 97-120.

97. franck Collard, Le Crime de poison…, op. cit. (n. 57), pp. 117-124.98. an J 618 7 et 7 bis.99. Philippe Charon, « relations entre les cours de france et de navarre en 1376-1377 »,

Bibliothèque de l’École des chartes, n° 150, Paris-Genève, 1992, pp. 85-107.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 569

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des fidèLes Protégés et réComPensés

L’affaire de 1378 a été l’occasion pour le roi de france de procé-der à la saisie des domaines normands du roi de navarre, et elle s’est accompagnée d’une très grande publicité. ainsi les confessions des deux accusés, lues publiquement au parlement de Paris, font ensuite l’objet d’une large diffusion : la confession de Jaquet de rue est reproduite intégralement dans les Grandes Chroniques, celle de Pierre du Tertre dans une version abrégée « pour ce que ce seroit trop grant prolixité de tout escrire100 ». Tous les chroniqueurs, qu’il s’agisse de froissart, de Pierre Cochon, de l’auteur de la Chronographia Regum Francorum ou encore de la Chronique des Quatre Premiers Valois livrent un compte-rendu assez détaillé de l’affaire, preuve de la diffusion des pièces, Pierre Cochon ou la Chronographia Regum Francorum donnant même l’intégralité du chiffre utilisé pour coder les lettres du roi de navarre contenu dans la déposition de Pierre du Tertre101.

ainsi, les personnages mentionnés plus haut se trouvent eux aussi mis sur le devant de la scène, présentés comme des traîtres ou des meurtriers au service du roi de navarre. Or il est remarquable de constater que tous ces hommes ont pu compter sur le soutien de leur maître, qui ne les a jamais abandonnés.

Jaquet de rue et Pierre du Tertre sont exécutés le 21 juin 1378, mais Charles de navarre n’oublie pas ses malheureux serviteurs : ainsi, le 24 juin 1380 il fait célébrer une messe pour leurs âmes dans la cathédrale de Pampelune102. Il se préoccupe également du sort de leurs familles : en septembre 1379, il avait fait remettre du vin à une certaine Margarita, veuve de filipón, pour la remercier de s’être occu-pée de nourrir et d’élever Blanchette, fille de feu Jaquet de rue103. On retrouve en 1383 la trace d’un autre don pour Blanchette104, à qui il est promis mille livres pour son mariage dans le testament de Charles II en 1385105, et qui deviendra chambrière de l’infante Jeanne, fille aînée de Charles III106. de la même manière, on retrouve un don de tissu fait à la veuve de Pierre du Tertre107. Les enfants de ce

100. Chronique des règnes de Jean II et Charles V, op. cit. (n. 6), pp. 284-305 et 310-316101. Chronique normande de Pierre Cochon, op. cit. (n. 6), pp. 150-157 ; Chronographia regum franco-

rum, op. cit. (n. 6), pp. 349-355.102. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. XIII, 1955 p. 116.103. Ibid., t. XII, 1955, p. 444.104. Ibid., t. XIV, 1956 p. 236.105. Pierre Tucoo-Chala, « Le dernier testament de Charles le Mauvais (1385) », Revue de

Pau et du Béarn, n° 2, Pau, 1974, p. 202.106. Philippe Charon, Princes et principautés, op. cit. (n. 30), p. 211.107. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. XIV, 1956 p. 195.

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dernier reçoivent également mille livres dans le testament du roi et, même après la mort de Charles II en 1387, une rente annuelle de 120 florins pour maintenir leur état108.

de même, Charles de navarre conserve sa protection et son affec-tion à ses autres serviteurs compromis. après la perte des domaines normands, les hommes du roi trouvent refuge en navarre : ainsi Petit Gillot et Guillemin Petit, quasi absents, nous l’avons dit, des comptes navarrais, avant 1378, sont désormais mentionnés à inter-valles bien plus fréquents, et reçoivent des dons du roi : le premier se voit ainsi offrir un cheval en 1379, puis des dons exceptionnels de dix livres en 1380 et en 1381109. après une éclipse sûrement due à des voyages pour le compte du roi, il réapparaît en 1384 pour divers présents, dont une mule et un cheval en remplacement de celui perdu au service du roi. signe que le roi pense à son vieux serviteur qui a dû quitter la normandie, il lui fait offrir 200 livres en août 1385 pour qu’il s’achète une maison à Olite110. s’il reçoit encore des dons en 1386, il n’apparaît cependant plus après la mort de Charles II.

Quant à Guillemin Petit, il est mentionné dans quelques dons en 1381, et semble continuer à jouer un rôle actif au service du roi : à l’été 1383, il reçoit 100 livres pour le service du roi, puis 16 livres pour s’être chargé de porter des messages. Mais en octobre de la même année, nous apprenons qu’il est mort. Le roi a en effet donné 30 livres pour qu’il soit enterré à estella111.

drouet de Beauvais, empoisonneur présumé de Charles V, n’est pas davantage désavoué par son maître : il se rend à Barcelone pour le compte de ce dernier en février 1379, et reçoit plusieurs dons d’argent en 1380-1381. Moins actif les années suivantes, il n’en conserve pas moins l’affection du roi, qui lui offre égale-ment 200 livres pour qu’il puisse acheter une maison, cette fois à Pampelune, en juin 1384112. Charles III, à son avènement, n’oublie pas la fidélité du serviteur de son père et lui fait remettre du blé, en

108. Philippe Charon, Princes et principautés, op. cit. (n. 30), annexe I, p. 88 ; Pierre Tucoo-Chala, « Le dernier testament… », op. cit. (n. 105), p. 202 : il convient de constater qu’ils ne sont pas les seuls dans ce cas puisqu’une partie importante du testament concerne les familles des par-tisans de Charles II exécutés à Paris en 1361, après l’échec d’une conspiration contre le dauphin, mais qu’il est également question de dons pour les enfants de Guérart Mausergent que le roi de navarre a fait mettre à mort.

109. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. XII, 1955, pp. 274-275 ; t. XIII, 1955, pp. 127 et 408.

110. Ibid., t. XV, 1956, pp. 131, 240 et 459.111. Ibid., t. XIV, 1956, pp. 242, 245 et 289.112. Ibid., t. XII, 1955 p. 82 ; t. XV, 1956, p. 82.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 571

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mentionnant explicitement les services rendus à son père, et il reste au service du roi au moins jusqu’en 1394113.

raoul de la Planche continue également sa carrière et garde la confiance du roi : il fait partie du voyage de Barcelone en 1379 mentionné plus haut, et son sceau apparaît sur de nombreux actes en 1381, ainsi que pour des dons. On peut cependant penser qu’il tombe malade et meurt en 1382 : son activité se réduit brusquement cette année-là et il n’est plus mentionné par la suite. son nom n’est pas couché sur le testament de 1385, ce qui confirme sa mort, mais on y trouve celui d’un certain Guillemin de la Planche, peut-être son fils114.

reste enfin le cas de Jacques de Tronchay. si son rôle dans les acti-vités criminelles du roi de navarre est le plus difficile à déterminer, on doit constater qu’il est celui qui effectue la plus longue carrière par la suite. en mars 1380, il reçoit 30 livres à la fois pour son mariage et en récompense de services rendus à rome115. Il serait trop long de men-tionner tous les dons reçus par un personnage dont on mesure mal l’importance avant 1378. On se contentera de signaler qu’il effectue une remarquable carrière militaire et diplomatique sous Charles III. À titre d’exemple, en 1391, il est envoyé en mission auprès de la reine d’aragon, et en 1395 on le retrouve écuyer du comte de foix116.

Précisons enfin que tous les serviteurs encore vivants en 1385 – drouet de Beauvais, Petit Gillot et Tronchay – sont mentionnés dans le testament du roi de navarre et reçoivent des dons117.

ConCLusion

Les témoignages de Jaquet de rue et de Pierre du Tertre sont une source de première importance sur les activités du roi de navarre en france dans les années 1360-1370. Obtenus à l’issue d’une procédure ordinaire, sans torture, ils ne semblent pas incohérents. Les accusa-tions ne portent pas ici sur des affaires occultes de commerce avec des puissances surnaturelles : tout au plus Pierre du Tertre mentionne-t-il que le roi de navarre a demandé à un astrologue au service du comte de flandres de prédire la date de la mort de la reine de france, à qui

113. Ibid., t. XVI, 1956, p. 621 ; María nárbona Carceles, La Corte de Carlos III, rey de Navarra, Pampelune, eunsa, « Histórica », 2006, pp. 232-233.

114. Pierre Tucoo-Chala, « Le dernier testament… », op. cit. (n. 105), p. 202.115. Catálogo del Archivo General de Navarra…, op. cit. (n. 32), t. XIII, 1955, p. 39.116. Ibid., t. XVIII, 1957, p. 161 ; t. XX, 1957, p. 608.117. Pierre Tucoo-Chala, « Le dernier testament », op. cit. (n. 105), pp. 200-202.

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572 Xavier Pindard

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il voue une haine farouche118. Ce n’est pas une société inversée où abondent les démons et les sorcières qui est décrite dans les déposi-tions de Jaquet de rue et Pierre du Tertre, comme ce fut le cas lors des multiples procès du règne de Philippe le Bel, au cours desquels les accusations de sorcellerie sont systématiques119. au contraire, c’est le monde bien réel de Charles de navarre et de ses sbires, unis par des « liens pétris de vassalité, d’amitié et de service »120, dans lequel les attentats sont commis à l’aide de poisons bien identifiés, du réalgar dans le cas de seguin de Badefol121. Le fait que les deux accusés soient de simples hommes de confiance, et non Charles de navarre lui-même, peut d’ailleurs expliquer le recours à une procédure ordinaire, leur trahison restant aux yeux des juges bien moins grave que celle de leur maître, prince des fleurs de lys et beau-frère du roi Charles V.

dans cette affaire, les juges royaux ont certes su arracher des aveux qui servaient la cause du roi de france dans son combat de plusieurs décennies contre Charles de navarre – Charles V n’a pas oublié les agissements de son cousin pendant la captivité de son père en angleterre. Ils ont su habilement fléchir le témoignage de Pierre du Tertre en utilisant les aveux de Jaquet de rue, et des distorsions de la réalité se sont fatalement introduites, volontairement ou non. Mais ceci ne doit pas conduire à considérer les dépositions de 1378 comme un tissu de mensonges et de calomnies participant d’une pro-pagande anti-navarraise déjà à l’œuvre, et dont le résultat aboutira au xvie siècle au surnom de Charles « le Mauvais » de part et d’autre des Pyrénées122. au contraire, elles sont un témoignage de l’entourage de Charles de navarre. On y découvre un monde de serviteurs aux fonctions variées : certains, plutôt des hommes de guerre, voyagent infatigablement et parcourent les domaines normands et navarrais, tandis que d’autres semblent peu quitter la cour du roi en navarre. Mais au-delà de leurs différences, tous sont prêts à se compromettre d’une façon ou d’une autre au service de leur maître et reçoivent en échange un soutien sans faille. en 1378, Jaquet de rue et Pierre du Tertre paient cette loyauté de leur vie, mais les autres pourront comp-ter jusqu’à leur mort sur l’appui du roi de navarre.

118. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), p. 412.119. alain Provost, Domus Diaboli, op. cit. (n. 29), pp. 319-328. Il note que « l’obsession démo-

niaque répondait en écho à l’affirmation de la puissance souveraine » (ibid., p. 324).120. Claude Gauvard, « La violence commanditée… », op. cit. (n. 9), p. 1010.121. françois-denis secousse, Recueil de preuves…, op. cit. (n. 8), p. 381. ; Le réalgar est un

des poisons les plus fréquemment utilisés avec l’arsenic (franck Collard, Le Crime de poison…, op. cit. [n. 57], p. 61).

122. À ce sujet, voir suzanne Honoré-duvergé, « L’origine du surnom Charles le Mauvais », in Mélanges d’Histoire du Moyen Age dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, Puf, 1951, pp. 345-350.

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L’entourage criminel de Charles de Navarre 573

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Annexe : Commission d’enquête lors des différents interrogatoires de Jaquet de Rue et Pierre du Tertre

Pierre d’OrgemontBureau de la RivièreNicolas Braque

Étienne de la Grange

Pierre de Bournazel

Jean Pastourel

Hugues AubriotJean de VaudetarGilles MaletArnaud de Corbie

Guy CrestienCriquet de la CriquePhilippe de MézièresJean VI, comte d’Harcourt

ChancelierConseiller de Charles VGénéral conseiller des aides,maître d’hôtel de Charles V,maître des comptesQuatrième présidentdu Parlement de ParisMaître des requêtesde l’hôtel du roiConseiller du roi, maître desrequêtes de l’hôtel, maîtredes comptes (siège régu-lièrement au parlement), ancien avocat du roiPrévôt de ParisValet de chambre de Charles VValet de chambre de Charles VPremier président du Parlementde ParisBailli de Rouen et de GisorsPanetierConseiller du roiBeau-frère du roi

Fonction du commissaireen 1378

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Interrogatoirede Jaquetde Ruele 25 mars 1378à Corbeil

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Interrogatoirede Jaquetde Ruele 30 mars 1378au Châteletde Paris

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XXXX

Interrogatoirede Pierredu Tertrele 25 mai 1378au Temple

Nom du commissaire

Xavier Pindard est diplômé de l’IeP Paris et agrégé d’histoire. exerçant dans l’enseignement secondaire, il prépare à l’heure actuelle une thèse à l’université Paris 1 Panthéon-sorbonne, sous la direction d’Olivier Mattéoni, intitulée « Le meurtre politique en france et en angleterre, xiiie-xve siècles) ». dans le cadre de ce travail, il s’est intéressé notamment aux différentes procédures judiciaires impliquant le roi de navarre Charles II, sous les règnes de Jean II, Charles V et Charles VI.

Résumé

L’année 1378 voit deux fidèles de Charles II de Navarre, Jaquet de Rue et Pierre du Tertre, être arrêtés et exécutés à Paris par la justice de Charles V. Le premier des deux avait avoué notamment des tentatives d’empoisonnement contre le roi de France de la part du roi de Navarre.

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Page 27: L'entourage criminel de Charles de Navarre d'après les dépositions de 1378

574 Xavier Pindard

24 juillet 2013 12:07 - Revue historique n° 3, 667 - 2013 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 574 / 254 - © PUF -

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Les interrogatoires des deux hommes, menés par de nombreux commissaires proches de la personne de Charles V, sont conservés au Trésor des Chartes. À leur lecture, il apparaît que le procès mené contre eux tranche avec les grands procès politiques du début du xive siècle. En effet, les deux accusés ont eu la possibilité de se défendre et ils n’ont vraisemblablement pas été torturés. De plus, il n’est jamais question de crimes en lien avec le diable ou des puissances surnaturelles.

Ces dépositions sont des sources de premier ordre sur les activités criminelles de Charles de Navarre et de son entourage. Elles mentionnent en effet plusieurs ser-viteurs, des hommes de guerre, et même un médecin, que l’on retrouve tous dans les archives navarraises. Leurs rôles varient : certains restent auprès du prince en Navarre, d’autres voyagent infatigablement pour accomplir des missions à son ser-vice. Mais, au-delà des différences, ce qui unit ces hommes est la loyauté envers Charles de Navarre, pour laquelle ils reçoivent en retour une protection sans faille et des récompenses.

Mots-clés : xive siècle, France, Navarre, procès politique, empoisonnement, entourage princier.

AbstRAct

In 1378, Jaquet de Rue and Pierre du Tertre, two retainers of Charles II, king of Navarre, were arrested and then executed in Paris by the law of the king of France Charles V. The former confessed that Charles II of Navarre had tried several times to poison King Charles.

Interrogations were led by judges close to the king of France. The records, kept in the Trésor des Chartes, at the Archives Nationales, reveal that the political trial of 1378 differed in many ways from the famous cases of the early 14th century. Indeed, Jaquet de Rue and Pierre du Tertre were given the possibility to defend themselves, and it seems that torture was not used upon them. Moreover, they were not charged with use of black magic, demonic invocation, or anything supernatural.

The testimonies of these two men should be read as primary sources on the criminal activities of a prince of royal blood and his entourage. They mention serv-ants, soldiers, and even a physician, some staying in the close company of Charles II in Navarre, and others getting about to fulfil the missions assigned by the king. Despite their differences, these men are bound by their unfailing loyalty to the king of Navarre, in exchange of which they receive rewards and a total support from their master.

Keywords: 14th century, France, Navarre, political trial, poisoning, retinue.

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