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Leo H. Hoek La télévision regardée par Bourdieu et J.-P. Toussaint In: Communication et langages. N°128, 2ème trimestre 2001. pp. 5-14. Résumé Les rencontres entre l'analyse littéraire et l'étude des phénomènes médiatiques sont nombreuses et anciennes. Mais en la matière, l'expérience tentée par Léo Hoek, professeur de littérature à l'université libre d'Amsterdam, est très originale. Il s'agit de la lecture conjointe de deux textes évoquant le pouvoir de la télévision à partir de modes d'écriture bien différents : l'essai critique de Pierre Bourdieu, Sur la télévision, et le roman de Jean-Philippe Toussaint La Télévision. Stigmatisant pareillement l'emprise de la télévision, les deux auteurs cherchent bien différemment à s'en déprendre : cela ne tient pas seulement à leurs positions, mais au type de liberté que revendique chacune des écritures. Citer ce document / Cite this document : Hoek Leo H. La télévision regardée par Bourdieu et J.-P. Toussaint. In: Communication et langages. N°128, 2ème trimestre 2001. pp. 5-14. doi : 10.3406/colan.2001.3069 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2001_num_128_1_3069

Leo H. Hoek - La Télévision Regardée par P. Bourdieu et J.-P. Touissant

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Leo H. Hoek - La Télévision Regardée par P. Bourdieu et J.-P. Touissant

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  • Leo H. Hoek

    La tlvision regarde par Bourdieu et J.-P. ToussaintIn: Communication et langages. N128, 2me trimestre 2001. pp. 5-14.

    RsumLes rencontres entre l'analyse littraire et l'tude des phnomnes mdiatiques sont nombreuses et anciennes. Mais en lamatire, l'exprience tente par Lo Hoek, professeur de littrature l'universit libre d'Amsterdam, est trs originale. Il s'agit dela lecture conjointe de deux textes voquant le pouvoir de la tlvision partir de modes d'criture bien diffrents : l'essai critiquede Pierre Bourdieu, Sur la tlvision, et le roman de Jean-Philippe Toussaint La Tlvision. Stigmatisant pareillement l'emprisede la tlvision, les deux auteurs cherchent bien diffremment s'en dprendre : cela ne tient pas seulement leurs positions,mais au type de libert que revendique chacune des critures.

    Citer ce document / Cite this document :

    Hoek Leo H. La tlvision regarde par Bourdieu et J.-P. Toussaint. In: Communication et langages. N128, 2me trimestre2001. pp. 5-14.

    doi : 10.3406/colan.2001.3069

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2001_num_128_1_3069

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_colan_778http://dx.doi.org/10.3406/colan.2001.3069http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2001_num_128_1_3069

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    -LU I S|JJ

    La Tlvision regarde

    par P. Bourdieu

    et J.-P. Toussaint

    Leo H. Hoek

    Les rencontres entre l'analyse littraire et l'tude des phnomnes mdiatiques sont nombreuses et anciennes. Mais en la matire, l'exprience tente par Lo Hoek, professeur de littrature l'universit libre d'Amsterdam, est trs originale. Il s'agit de la lecture conjointe de deux textes voquant le pouvoir de la tlvision partir de modes d'criture bien diffrents : l'essai

    critique de Pierre Bourdieu, Sur la tlvision, et le roman de Jean-Philippe Toussaint La Tlvision. Stigmatisant pareillement l'emprise de la tlvision, les deux auteurs cherchent bien diffremment s'en dprendre : cela ne tient pas seulement leurs positions, mais au type de libert que revendique chacune des critures.

    MONDE VIRTUEL, MONDE REL La tlvision est le moyen de communication de masse multimdia le plus connu, le plus accessible et le plus rpandu. L'norme succs de la tlvision est sans doute d au fait qu'elle prsente une combinaison d'images, de paroles et de sons aussi convaincante que la ralit mme. Avec le perfectionnement technique de la tlvision, la frontire qui spare l'image de la ralit est devenue de plus en plus imperceptible. Pour le spectateur, le monde virtuel sur l'cran et le monde rel sont rapidement devenus insparables, et mme quasiment inextricables. l'origine la tlvision tait considre comme une fentre ouverte sur le monde, un instrument d'information digne de confiance. Elle devait nous permettre enfin de voir de nos propres yeux ce qui se passait dans le monde entier ; et par elle, nous devions pouvoir nous en faire une opinion personnelle, base sur la perception directe de la ralit. Or, nous savons maintenant - mme si nous avons tendance l'oublier trop rapidement - que cette ralit prsume est une ralit transforme, adapte, construite, contrainte, bref, une pseudo-ralit rductrice. C'est le haut degr d'iconicit des images tlvises qui nous empche le plus souvent de nous apercevoir de l'infidlit et de l'incertitude du discours tlvisuel. Celui-ci n'est en fait ni un discours naturel, ni un reflet direct et immdiat de la ralit, mais il a t mdiatis et manipul par les diverses instances d'enre-

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    gistrement, d'adaptation, de prsentation et de transmission propres au journalisme. Rien d'tonnant donc que la sociologie des mass media ait trouv sa bte noire dans la manipulation qu'exerce la tlvision. Pierre Bourdieu (1930) a jet depuis longtemps des regards critiques sur bien des institutions franaises, comme l'enseignement, les arts, le bon got, l'administration, la politique et la colonisation. Or, en 1996, il a fait enregistrer deux cours du Collge de France ... la tlvision ! Le texte de ces missions a paru fin 1996 dans un petit livre bon march, intitul Sur la tlvision^. Le sociologue y dnonce la tl comme un danger pour la vie politique et la dmocratie2. Pour chapper la censure invisible, la corruption structurelle et la violence symbolique vhicules par la tlvision et dnonces par Bourdieu, faudrait-il peut-tre ne plus regarder le petit cran ? C'est la solution choisie par le narrateur de La Tlvision, titre d'un roman de Jean-Philippe Toussaint (1957), paru en janvier 1997, quelques semaines seulement aprs l'essai de Bourdieu3. Ce narrateur aurait-il trouv ,la solution aux problmes signals par Bourdieu ? Le roman de Toussaint dialogue-t-il implicitement avec l'essai de Bourdieu, crit la mme poque ? Pour rpondre ces questions, je propose de relire Toussaint travers Bourdieu et de voir si le narrateur a pris cur la mise en garde du sociologue.

    L'EMPRISE DE LA TLVISION premire vue, le petit livre de Bourdieu ne pche pas par un excs d'originalit. Comme beaucoup d'autres avant lui, Bourdieu se plaint de la superficialit des missions, de l'arrogance des journalistes et de la tyrannie de l'audimat, cette mesure du taux d'audience, promu au rang d'unique critre et garantie de qualit . Certes, ces reproches ne sont pas originaux, mais leur insertion dans un cadre sociologique explicatif peut tre clairante. Un tel livre peut aider mieux situer un phnomne culturel dans son contexte social et en distinguer clairement les implications idologiques. Ce qu'il y a de nouveau dans la diatribe antimdiatique de Bourdieu, c'est donc moins le contenu, bien

    Si 1. Pierre Bourdieu, Sur la tlvision, suivi de L'Emprise du journalisme, Paris, ditions ) Liber, coll. Raisons d'agir, 1996. ces deux essais Bourdieu a ajout en annexe J6 L'Emprise du journalisme, article dj publi dans les Actes de la recherche en qj science sociales, n 101-102, mars 1993, pp. 3-9. 2. D'autres approches sociologiques de la tlvision existent aussi, bien sr, comme il y aj a d'autres romans sur ce mme thme. Dans son dernier livre, Penser la communication g (Paris, Flammarion, 1998), le sociologue Dominique Wolton considre la tlvision non ^ pas comme un moyen de manipulation, mais comme un des derniers moyens pour tenir g ensemble une socit que divise par ailleurs un individualisme massif. O 3. Jean-Philippe Toussaint, La Tlvision, Paris, ditions de Minuit, 1997.

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    connu, de ses arguments que leur explication l'aide d'une thorie sociologique plus globale ! La question est maintenant de savoir comment Bourdieu prcise la place que la tlvision occupe dans le champ social. L'espace tlvisuel est dtermin selon lui par les trois caractristiques suivantes.

    1. Le champ journalistique exerce une censure invisible Les programmes de tlvision sont produits dans le monde des journalistes. Le champ journalistique est un microcosme avec ses propres lois, un microcosme dtermin par la position dpendante qu'il occupe au sein du champ social. Dans le champ journalistique, la tlvision tend d'autre part tenir une position dominante, conomiquement et symboliquement, et cela aux dpens de la presse de qualit. Cela veut dire que la tlvision est soumise aux contraintes du champ social et, la fois, impose ses propres lois au champ culturel : elle est une dominante domine (Bourdieu). Cette position de force s'expiique par deux choses : a) la force des structures collectives dans le champ journalistique ; b) la censure invisible exerce par la tyrannie du taux d'audience.

    2. L'uniformit des programmes L'espace tlvisuel est caractris aussi par une srie de procds visant l'homognisation et la dramatisation, et provoquant la banalisation et l'idologisation des missions. L'homognisation des programmes provient d'une part du travail d'quipe, et de l'autre de ce que les journalistes se rfrent volontiers aux produits culturels de la concurrence. part l'homognisation, l'audimat a encore un autre effet, c'est l'urgence de publier des dcouvertes sensationnelles donnes en exclusivit (les exclusivits). Ainsi la tlvision combine l'homognisation des programmes avec la dramatisation des sujets proposs. Tous les programmes sont prsents comme des faits divers spectaculaires, mais ne touchent au fond rien d'important et ne choquent personne ; ils prsentent des sujets omnibus >>, dpolitiss et censurs par le rgne de l'audimat. La plus grande diffusion signifie automatiquement un taux de banalit accru, parce que P on construit l'objet conformment aux catgories de perception du rcepteur (p. 51). Par la prsentation visuelle de sujets de plus en plus gnraliss un public de plus en plus indiffrenci, la tlvision peut transformer les faits les plus ordinaires en nouvelles extraordinaires. Elle ne prsente pas des faits intressants actuels, mais rend intressants des faits qui sans elle ne le seraient pas. Les actualits prsentes l'cran ne refltent pas des donnes objectives mais une vision sur ces donnes, et constituent

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    par-l non pas une reprsentation mais une construction de la ralit. La tlvision tend aux spectateurs une paire de lunettes qui offre une vision idologique de la ralit et qui apprend aux spectateurs voir le monde selon certaines divisions valorises (riche/pauvre, blanc/noir, homme/femme, homosexuel/htrosexuel, beau/laid, bon/mchant).

    3. Htronomie et complicit La troisime caractristique de l'espace tlvisuel est l'influence du march. Plus encore que les autres champs de production culturelle, le champ journalistique dpend de la sanction du march. Ainsi le champ journalistique favorise le renforcement des valeurs htronomes, commerciales dans le champ culturel, o ne devraient compter que les valeurs autonomes, pures. Le champ journalistique et le champ culturel ont donc des intrts opposs. Dans le champ journalistique, succs commercial et qualit culturelle reconnue se confirment mutuellement : plus la position qu'occupe un produit culturel dans le champ journalistique parat incontestable, plus les taux d'audience et les chiffres de vente sont tenus en grande estime. Dans le champ culturel, par contre, le culturel et le commercial sont des ples contraires, incompatibles. Il s'ensuit que la hirarchie des produits culturels selon des critres externes, valables dans le champ journalistique htronome, est l'inverse de celle selon des critres internes, valables dans le champ culturel autonome.

    LA VIE SANS TLVISION Voyons maintenant le sort que Toussaint, lui, rserve la tlvision. Le texte publicitaire, diffus par l'diteur l'occasion de la parution du roman La Tlvision, souligne que le narrateur, un professeur d'histoire de l'art, a arrt de regarder la tlvision pour pouvoir travailler tranquillement son tude du clbre portrait de Charles Quint par Titien :

    Le livre raconte l't Berlin d'un historien d'art qui se prpare oq crire un essai sur Titien Vecellio et, dans le mme temps, dcide ! d'arrter de regarder la tlvision. C'est la fois une description de "co son travail au quotidien (petits djeuners studieux, piscines berli- > noises, promenades dans les parcs) et une tude de son tat d'es- c* prit depuis qu'il a arrt de regarder la tlvision. Le narrateur ^ semble tre un professeur tranquille, un universitaire sans histoire (il a prs de quarante ans, il vit avec Delon, ils ont un enfant, presque -. deux). Apparemment, il passe l't seul Berlin pour se consacrer .0 son tude, mais, mesure que son travail, lentement, se met en | place, la fiction s'estompe et il se pourrait mme que le livre que pro- jette d'crire le narrateur ait la mme gense que le livre que nous o lisons.

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    Culture crite et culture visuelle Ds le titre et ds la toute premire ligne du roman, nous apprenons l'importance que la tlvision a prise dans la vie du narrateur4. Au lieu de se consacrer entirement la rdaction de son tude sur Titien, il s'est mis partager son temps de manire de plus en plus inquitable entre l'criture et l'cran : au dbut il regarde en moyenne une ou deux heures par jour (p. 9), ensuite trois ou quatre heures d'affile, et enfin il est question de longs aprs-midi d'inactivit passs devant l'cran (p. 10), l'indignation peine contenue de la femme de mnage. Bientt il regarde tout ce qu'il y a, sans choisir quelque chose en parti-culier : les missions sportives, les informations, les soires lectorales, etc. Et il numre une longue litanie de programmes, allant des jeux tlviss aux documentaires en passant par le football et la publicit, et tout cela sur plus de trente-deux chanes (pp. 22-25). Fascin par les images virtuelles, notre historien de l'art a fini par dlaisser les images relles, comme celle de Titien ; il est devenu un tldrogu :

    J'allumais la tlvision et je regardais tout ce qu'il y avait sans rflchir ; je demeurais tous les soirs pendant des heures immobile devant l'cran [...] toutes ces images diriges aveuglment sur tout le monde en mme temps et adresses personne en particulier [...] Sans pouvoir ragir, j'avais conscience d'tre en train de m'avi- lir en continuant rester ainsi devant l'cran [...] frntiquement, dans une recherche de plaisirs immdiats et mauvais...

    Mais notre historien d'art est bientt rassasi de toutes ces mmes images indiffrencies et trompeuses. Et alors il dcide d'arrter de regarder la tl. Mais la fascination devant l'effet de rel a dj cr une accoutumance : la tlvision est devenue une drogue, dont le narrateur aura se dshabituer :

    J'ai arrt de regarder la tlvision. J'ai arrt d'un coup, dfinitivement, plus une mission, pas mme le sport. J'ai arrt il y a un peu plus de six mois, fin juillet, juste aprs la fin du Tour de France. [...] Je revois trs bien le geste que j'ai accompli alors, un geste trs simple, trs souple, mille fois rpt, mon bras qui s'allonge et qui appuie sur le bouton, l'image qui implose et disparat de l'cran. C'tait fini, je n'ai plus jamais regard la tlvision5.

    4. Cela s'explique facilement. La tlvision offre en effet une illusion bien plus complte de la ralit que l'appareil photo du roman homonyme que Toussaint publia en 1 989 : le cela est de la tlvision s'est substitu au a a t de la photographie (Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Le Seuil, 1980). 5. Le roman de Toussaint est crit sous forme d'un journal que tient le narrateur, mais dont l'intrt ne rside pas dans la narration autobiographique vridique. Cela devient vident lorsque le narrateur crit, vingt-cinq pages plus loin : ce jour du dbut du mois de juillet o j'ai arrt de regarder la tlvision (p. 33, je souligne). Le vritable sens est donc ailleurs, savoir dans la description d'une vie sans tlvision.

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    Une fois la dcision prise, le narrateur n'a pourtant pas enlev l'appareil, qui est toujours l dans le salon, prt servir. Pour dcrire cet appareil teint, deux comparaisons rvlatrices viennent spontanment sous sa plume. Le pied du support de la tl est en forme de V et lui rappelle un livre ouvert, et les antennes, galement en forme de V, voquent l'image d'une langouste, qu'il faudrait plonger dans une casserole d'eau bouillante pour s'en dbarrasser encore plus radicalement . Ces images rvlent que, pour le narrateur, le livre est un reproche tacite parce qu'il est rduit n'tre qu'un support de la tl, considre, elle, comme une menace dont il faudrait se dbarrasser. La relation entre les deux mdias est au moins ambigu : la tl a pris appui sur le livre et le domine. Ainsi, ds les premires pages, un clivage se prsente entre la culture crite, symbolise par le livre, et la culture visuelle, symbolise par la tlvision.

    Un monde fallacieux Quelque temps aprs, le narrateur a pris l'habitude de regarder de son balcon les tlviseurs aux fentres des immeubles d'en face. Un jour, pendant qu'il attend dans un salon o il est en visite, il regarde les tlviseurs allums dans les appartements d'en face. L, il aperoit dans un salon, vide par ailleurs, un tlviseur fantme , diffusant le mme programme que celui qu'il entend en ce moment derrire lui ; mais, quand il dplace son regard vers une autre fentre avec un autre appareil diffusant une autre chane, le son de l'appareil, dans le salon o il se trouve, ne suit, bien sr, pas son regard. Ces changements de chane au hasard des fentres attirent son attention sur un dcalage entre l'image et le son, qui lui fait songer que c'tait pourtant comme a que la tlvision nous prsentait quotidiennement le monde : falla- cieusement, en nous privant, pour l'apprcier, de trois des cinq sens dont nous nous servions d'ordinaire pour l'apprhender sa juste valeur . La tl nous prsente en effet un monde sensoriel incomplet.

    co Le regard mdiatis ^ La tlvision est ainsi devenue un mcanisme rgulateur de la vie quo- g tidienne du protagoniste. C'est pourquoi celui-ci a dcid d'arrter de la U regarder. Il n'est pourtant pas si facile pour lui de se dsintoxiquer! force de regarder le monde travers un cran, il ne russit plus le voir 5 autrement que comme une image de tlvision. La vie quotidienne a pour lui de plus en plus l'air d'une gigantesque mission tlvise ; la "I tlvision a envahi le monde rel et le remplace mme. Le narrateur 'I finit par constater que dans les journaux, g g dans la rue elle-mme, dans les cafs et les transports en o commun, la radio et dans les bureaux, dans toutes les conversa-

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    tions, ce n'tait encore que de la tlvision qu'il tait question, comme si le support mme de la conversation, sa matire unique et viscrale, tait devenu la tlvision, et que tout le monde, malgr tout, continuait de se voiler la face en niant la gravit du mal.

    Voyons quelques exemples du regard mdiatis du narrateur la suite de l'omniprsence obsdante de la tlvision dans la vie quotidienne. La tl se trouve en effet tre un point de rfrence incontournable pour le narrateur. Le soir, assis devant le tlviseur teint, o se reflte la pice qui lui parat ainsi comme un miroir convexe la Van Eyck , le narrateur prouve ses capacits de rsistance aux tentations de l'image en lisant dans le journal... les programmes de tlvision. Et alors il constate que depuis quelque temps, l'espace rserv aux programmes de tlvision n'avait cess de crotre dans les journaux . Il imagine que bientt ils envahiront tout le journal, ne laissant plus alors la partie saine du journal qu'un troit corridor prserv, o l'on parlerait encore, directement, des affaires du monde. Ainsi tout commentaire sur le monde est devenu un discours indirect, mdiatis (en plus d'un sens) par la tlvision. Quand le narrateur se promne dans les rues, il s'arrte devant les vitrines des magasins d'lectronique pour regarder les appareils exposs. Lorsque enfin il est assis sa table de travail, devant son ordinateur, Titien lui rappelle la tl par les initiales de son nom en italien, Tiziano Vecellio, T.V, et l'cran ressemble celui du tlviseur. Paradoxalement, la dcision du narrateur de bannir de sa vie la tlvision ne fait pas avancer son travail. Il se trouve bloqu dans sa facult d'crire : Cela faisait trois semaines maintenant que j'essayais vainement de me mettre au travail. Ce sevrage paralyse sa capacit de travail. Au lieu d'crire l'tude attendue sur Titien, il va tenir un journal de ses activits quotidiennes, et le roman que nous sommes en train de lire en sera le rsultat. Arrter de regarder la tlvision se trouve d'ailleurs tre une initiative non seulement infructueuse mais mme impensable. Quand le professeur annonce par tlphone sa dcision courageuse sa femme Delon, en vacances en Italie, celle-ci lui rpond avec indiffrence : Oui, nous non plus on ne la regarde pas tellement, ici. Et le prsident de la fondation qui lui a octroy une bourse pour Berlin, lui aussi, nie qu'il regarde souvent la tl : Non, non, trs peu, dit-il, pour ainsi dire jamais. Le narrateur remarque

    une sorte de pudeur gnrale, rserve et coupable [...] devoir voquer les relations que chacun d'entre nous entretenait avec la tlvision, chacun ne le faisait qu' contrecur, comme s'il s'agissait d'voquer quelque maladie grave qui, loin de le toucher indirectement, l'et concern au plus prs.

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    Tout tlspectateur a donc visiblement tendance minimiser la rgularit de ses rapports au petit cran.

    Frustration et dfoulement Physiquement et psychiquement, la dsintoxication du tldrogu ne va pas sans problmes. Un tat de manque ne tarde pas se manifester douloureusement ; il prouve

    une sorte d'tat de douleur impalpable et diffuse, qui vint me tourmenter encore plusieurs fois dans la journe chaque fois que je restais un moment dans le salon en face du tlviseur teint. [...] Ce qui est insupportable, alors, dans le manque, c'est la dure, c'est l'horizon vide qu'il laisse ouvert devant soi.

    La cure de dsintoxication empche notre historien de l'art de travailler ; les journes passent, sans que son tude sur Titien prenne forme. Et dans un geste de purification littrale autant que symbolique, o l'ro- tisme se mle des pulsions destructives, le narrateur s'attaque au tlviseur et le mitraille avec son pulvrisateur :

    Je lui balanai distraitement une petite gicle de pulvrisateur, qui alla s'craser en haut de l'cran en un petit amas de mousse blanchtre effervescente, puis, pris d'un lger vertige o se mlait sans doute le simple plaisir enfantin de continuer de tirer une jouissance plus subtile, symbolique et intellectuelle [...] je ne m'arrtai plus [...] continuant tirer bout portant sur le tlviseur, appuyant sur la dtente et relchant mon doigt, appuyant et relchant, de plus en plus vite...

    Ainsi, il se dfoule sur l'objet dtest et ador la fois, jusqu' ce que les jets de liquide mousseux descendent le long de l'cran, comme des rsidus d'missions et de vieux programmes fondus et liqufis [...] comme de la merde, ou comme du sang.

    Voir sans regarder Le narrateur constate que la tlvision prtend apporter du sens par les

    images mais ne laisse pas suffisamment de temps la rflexion, ^ comme si reflet et rflexion s'excluaient : a? Non seulement la tlvision est fluide, qui ne laisse pas le temps j? la rflexion de s'panouir du fait de sa permanente fuite en avant, ^ mais elle est galement tanche, en cela qu'elle interdit tout c change de richesse entre notre esprit et ses matires. ,o g Ce qui manque le plus la tlvision, c'est donc la dure : S On peut parfois se demander o vont toutes ces images une fois S qu'elles ont t mises et que personne ne les a regardes, ni rete- (3 nues, ni arrtes, peine vues, survoles un instant du regard.

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    Le narrateur s'aperoit que ce manque de dure provoque une anes- thsie de l'esprit :

    Ainsi notre esprit, comme anesthsi d'tre aussi peu stimul en mme temps qu'autant sollicit, demeure-t-il essentiellement passif en face de la tlvision. De plus en plus indiffrent aux images qu'il reoit, il finit d'ailleurs par ne plus ragir du tout lorsque de nouveaux signaux lui sont proposs.

    Pour viter un tel lavage de cerveau, le tlspectateur devrait construire ses propres images partir des points lumineux offerts sur l'cran. Notre hros s'en est aperu, lorsqu'il regardait un match de handball fminin, imaginant vaguement une de ces joueuses nue sous son maillot bretelles, un peu passivement, sans vrai effort d'investigation... Et il constate que c'est pourtant comme a qu'il faudrait regarder activement la tlvision : les yeux ferms . Pour voir des images on n'aurait donc pas besoin de les regarder physiquement, il suffirait de les imaginer, de remplacer les images virtuelles par des images mentales.

    C'tait l une faon doublement intelligente de regarder la tlvision, me semblait-il, non seulement avoir une connaissance approfondie du programme qu'on avait slectionn, mais, en plus, ne pas le regarder.

    Succomb Or, notre narrateur ne tiendra pas le coup. Lorsqu'il va dans l'appartement de ses voisins, qui sont en vacances, et qu'il s'occupe de leurs plantes, il se trouve confront leur tlviseur ; alors il ne rsiste plus la tentation et se met tranquillement regarder. Il a d'ailleurs vite fait de trouver un alibi : arrter de regarder la tlvision ne s'appliquait nullement en dehors de chez moi . Le comble de l'ironie est que sa femme et son fils, revenus de vacances, lui apportent en cadeau... un magntoscope ! En outre, il va installer dans la chambre parentale un petit poste portable pour Delon. Si, lui, il tient ne plus utiliser le tlviseur du salon, ce n'est pas une raison pour que sa femme ne regarde plus. Et il tire une conclusion ironique : Moralit : depuis que j'avais arrt de regarder la tlvision, on avait deux tls la maison. Apparemment, sa dcision d'arrter de regarder ne l'a pas avanc beaucoup !

    Un chec ? La vie sans tlvision s'est donc avre impossible raliser. Faudrait- il donc constater que nous venons de lire le roman d'un chec personnel vis--vis des contraintes collectives imposes la socit par les mdias ? Ce n'est pas sr ! Car la fin du roman laisse entendre que le

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    narrateur, qui n'a pas russi crire son tude sur TV. , Tiziano Vecellio, a rapport dans un journal intime ses expriences de tldrogu sevr et que ce journal n'est autre que le roman que nous venons de lire. Si le sevrage provisoire n'a produit ni une belle tude sur Titien ni une dsintoxication permanente, il nous a valu pourtant une russite littraire, le roman de Toussaint. Pour une fois, du moins, la culture crite l'a emport sur la culture visuelle, en mettant profit ce qui n'tait un chec qu'en apparence.

    LE SOCIOLOGUE ET LE ROMANCIER Le roman de Toussaint parat bien dialoguer avec l'essai de Bourdieu. Et - faut-il le dire encore ? - 1' chec russi du narrateur apporte des nuances salutaires aux dogmes inflexibles du sociologue. Toussaint et Bourdieu s'accordent sur le point principal : tous les deux condamnent la tlvision comme tant une menace pour la vie culturelle, parce qu'elle envahit la vie quotidienne et dnature la perception du monde par les tlspectateurs. Le sociologue et le romancier prsentent donc tous les deux la tlvision comme une instance de violence symbolique. Pourtant, ils traitent bien diffremment, chacun sa manire, ce problme social ; le sociologue fournit des explications, tandis que le romancier relate des motions et propose un remde : la vision mdiatise. Le romancier et le sociologue s'accordent, il est vrai, pour reconnatre qu'une vie sans tlvision ne serait plus pensable. Mais les chappatoires que proposent l'un et l'autre diffrent profondment. Pour chapper l'emprise de la tlvision, Bourdieu propose avec autant de srieux que d'optimisme la prise de conscience qu'accomplirait le savoir sociologique. La solution que propose Toussaint, avec beaucoup d'humour et d'imagination, est bien plus crative. Le romancier voudrait dtourner les images tlvisuelles de leurs prtentions ralistes et crer, par l'imagination, des images mentales qui constitueraient un monde autrement plus vocateur que celui de la tlvision6. Qui pourrait l'emporter finalement sur l'emprise de la tlvision, de la prise de conscience prconise par le socio-

    oo logue ou de l'imagination mise en uvre par le romancier ? La rponse ^ dpend sans doute de l'issue du combat entre la conscience et l'imagi-