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Leçon 6
Quand le rêve défie la réalité
© tiero - Fotolia.com
Dans la culture occidentale, le rêve a longtemps été décrié, au même titre que
l’imagination, pour le détournement qu’il crée à l’égard de la réalité, du raisonnable.
Peut-être est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle ce terme a mis tant de temps à
s’imposer.
Les penseurs, voire la société, ont souvent condamné le rêve puisqu’il était une porte
ouverte à la critique du monde réel et donc une volonté de dépasser ce qui est et doit être.
En France, ce n’est qu’au XVIIIème
siècle, avec les Lumières et la conceptualisation du
mérite personnel, du droit de chacun à réussir selon ses mérites et non sa naissance, que le
rêve devient une composante acceptable et acceptée de la société.
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I. Imagination et déformation du réel
Dès les philosophes antiques, et notamment Platon, tout ce qui échappe à la raison,
soit l’imagination et même la créativité artistique, est à prendre avec méfiance. Et pour cause :
ce sont des ombres qui nous éloignent de la réalité, et plus encore des concepts et du concept
du Bien, ultime objectif de la connaissance. Platon exile les poètes et autres artistes parce
qu’ils sont liés à l’imagination qui obscurcit la raison et déforme la réalité.
C’est également le cas de tous les hommes qui vivent dans une grotte et ne voient que
les ombres de la réalité, de ce qui est, en pensant voir ce qui est.
Reprenons ensemble l’allégorie de la caverne pour bien comprendre cette méfiance
vis-à-vis de ce qui semble échapper au domaine de la raison.
Tout d’abord, lisons le passage suivant :
(A) Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à
l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de
caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur
enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur,
au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette
route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui
dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. (…)
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les
ombres qu'ils verraient ? Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-
ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux? Non, par Zeus, dit-il.
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
C'est de toute nécessité.
(B) Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser
immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces
mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors
que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il
voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait
tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant? (…)
Assurément.
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement,
et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux
tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies? Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
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Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les
ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se
reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des
astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait
avec ses compagnons dans la caverne.
Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
(C) Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces
derniers?
Si, certes. (…) Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont
point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient
remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses
dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut,
et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
Sans aucun doute, répondit-il.
Platon, République, livre VII
Expliquons le texte
Petite remarque pour commencer…
On parle souvent du « mythe de la caverne » mais il s’agit bel et bien, ici d’une
allégorie.
En effet, le mythe est un récit que l’homme construit pour répondre à toutes les
grandes questions qu’il se pose (origines, phénomènes mystérieux, grandes questions
morales…). L’allégorie, elle, est un tableau, une image qui présente sous forme de symboles
(concrets) des idées abstraites.
Le texte de Platon est donc une allégorie puisqu’il est question de définir la
philosophie à l’aide d’images.
Le texte propose une réflexion en 3 étapes.
La première (A) : rappel de notre (pauvre) condition humaine.
Nous sommes ces hommes enchaînés, qui croient et « gobent » tout ce qui passe sous
leurs yeux !
Nous sommes ceux qui, manquant de clairvoyance, vivent dans l’imaginaire, considérant
même que « il n’y a que ça de vrai » !
Ces hommes enchaînés regardent des ombres et les prennent pour « vraies ». Mais parce
qu’ils ne connaissent rien d’autres…
Cela signifie que nous sommes « prisonniers » de nos représentations : celles de notre
culture, formées par notre langage et notre langue, nos habitudes, etc.
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Ces représentations ne sont autres que notre opinion, nos croyances, ce que nous prenons
pour du savoir mais qui n’est en fait le plus souvent que du préjugé.
Sans doute pensons-nous tous que nos opinions ne sont pas des ombres ! Nous les
défendons même avec conviction, pensant que nos représentations sont justes et bien
réelles …
Peut-être dans le monde de la caverne, oui ! mais prenons un exemple tout simple.
Regardons ensemble ce dessin, cette représentation :
A la question « qu’est-ce ? », nous avons tous envie de répondre : « Eh bien, ce sont des
toilettes » ! et pourtant non…
Ce n’est que la représentation d’un homme, que vous prenez pour la porte / la direction
des toilettes !! Preuve que tout ceci n’est qu’imagination et représentation.
La deuxième étape (B) : élaboration de la réflexion
Un prisonnier est détaché et dirigé vers l’extérieur…
Quelle expérience terrifiante ! Passer de l’imaginaire au réel sensible, à ce qui est, quel
choc !
Le travail est long et difficile : il faut se défaire de ce que l’on tenait pour vrai.
Mais, peu à peu, accompagné, l’ancien prisonnier considère les objets sensibles et se les
approprie. Cela signifie donc un retour de l’esprit sur lui-même, une remise en cause de ce
que l’on pensait vrai comme n’étant, en fait, qu’imagination, représentation.
C’est donc le passage de l’imagination à la rationalité. Bien entendu, les mathématiques
jouent un rôle décisif, et la philosophie également, qui permet d’accompagner l’ex-prisonnier
vers la lumière du Bien, concept ultime (le soleil)…
Mais le Bien est difficilement accessible, la philosophie étant une réflexion infinie, un
exercice illimité de la raison…
Cela signifie donc que nous, qui nous croyons toujours si rationnels, si réfléchis,
n’avons en tête que des représentations, fausses et faussées.
Il est donc nécessaire de se remettre en question, ainsi que ses opinions et jugements.
Prenons un petit exemple parmi tant d’autres : « le soleil se lève à l’Est »… qui ne le
pense pas ? Synonyme de représentation, si aisée, alors même que la rationalité devrait nous
bâillonner !
Mais il est si difficile de dire (et peut-être encore plus de penser) que « la Terre a opéré
une rotation et l’espace sur lequel je me trouve est désormais face au Soleil… », n’est-ce pas ?
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La troisième étape (C) : pratique philosophique
L’accès à la connaissance est pentu et périlleux. La connaissance est aussi souffrance.
Mais elle est également volonté de partage, de transmission : la connaissance est
pédagogie !
L’ex-prisonnier ne peut garder pour lui tout ce qu’il a appris ! Il en est tellement plein,
heureux. Il veut permettre à ses anciens comparses d’accéder à la connaissance.
Mais 2 obstacles se dressent à lui : peut-il réellement retourner là où il ne « voit » plus
rien ? et, surtout, les autres consentiront-ils à entamer ce chemin de souffrance, alors même
qu’ils sont si « tranquilles » dans leur monde de représentations ?
Première réponse : même si le retour de l’ex-prisonnier devenu philosophe, dans la
caverne est difficile, les autres se moquent de son aveuglement, etc., il ne peut faire
autrement. De plus, la joie de délivrer les autres prend le dessus sur les difficultés rencontrées.
Seconde réponse : Socrate a été condamné à mort… sans doute Platon met-il en
évidence cet état de fait. De façon plus générale, il est communément admis que ceux qui
pensent (trop ? différemment ?) sont condamnés au silence, d’une manière ou d’une autre…
Cette allégorie montre à quel point Platon se méfie des ombres, de l’imagination et de
ses représentations. Elles sont sources d’erreurs et ne garantissent pas un monde rationnel,
savant.
Sans parler de rêve, Platon l’envisage toutefois. Car, pour reprendre l’analyse de
Freud, le rêve est la manifestation de tout ce que nous avons vécu (enfance) et vivons au
quotidien. Or ce quotidien est déterminé par la collectivité, par la société (éducation,
environnement…).
Bref, le rêve que chacun porte en soi n’est pas tout à fait intime. Il est lié à
l’imaginaire collectif, aux ombres que distille la société pour nous captiver et diriger une
partie de notre esprit (voire tout notre esprit, mais restons optimistes !).
Le rêve pour Platon, si on le conçoit comme ambition, ne doit donc pas être
imagination / représentation, mais bien celui, difficile à réaliser, d’accéder à la
connaissance…
« Je rêve, j’ambitionne de devenir esprit éclairé, éveillé » n’est-il pas préférable à
« mes rêves ne sont que des ombres projetées par ceux qui me manipulent » ?
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II. Imagination et détournement du réel
L’imagination est également ce qui détourne les esprits de ce qui est sérieux : que ce
soit la pensée ou la religion. L’imagination est liée au divertissement, c’est-à-dire aux
illusions et agitations vaines.
L’un des textes les plus connus du philosophe Pascal, au XVIIème
siècle, développe
justement le thème du divertissement.
Lisons-le ensemble :
Divertissement.
Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les
peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions,
d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient
d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la
mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait
insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu
en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y
pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la
royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire
réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité
dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux et
plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir
l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert.
Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais le tracas qui nous détourne d’y
penser et nous divertit.
Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le mouvement ; de là vient que la prison est un
supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est
enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de [ce] qu’on essaie sans cesse à les
divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il
est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.
Critique du jeu chez Pascal, Pensées, B139
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Commentons le texte
Pour Pascal, l’homme est un « roseau pensant », cela signifie donc qu’il a conscience
de sa finitude : il sait qu’il va mourir. Il a également pleinement conscience également de sa
misère : il veut tout mais ne peut pas grand-chose (il est un être vivant faiblement doté par la
nature).
Il doit donc se divertir au sens propre : détourner sa raison, sa pensée, de ce qui le
chagrine afin de vivre au mieux.
Le divertissement est alors le meilleur moyen qu’a trouvé l’homme pour se bercer
d’illusions. En effet, se divertir signifie trouver les moyens de penser à autre chose qu’à sa
propre fin : donc faire encore et encore, agir encore et encore, tout cela pour ne pas penser.
Pascal réprime cette agitation, car elle nous détourne des véritables occupations de
l’esprit.
Aujourd’hui notre société des loisirs et des médias ne fait que jouer sur les illusions et
imaginations.
Le sociologue Pierre Bourdieu a même proposé une analyse intéressante du fait divers,
dans son essai Sur la télévision : au sens propre il nous divertit et c’est la raison pour laquelle
il connaît tant de succès ! En se focalisant sur « le chat perdu de Mme Unetelle » nous ne nous
préoccupons que peu des sujets fondamentaux de notre existence politique.
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III. Le rêve ou le déni de la réalité
Au-delà de l’imagination, le rêve s’inscrit dans le refus de la réalité.
L’absence de bonheur ici-bas, ou de satisfaction, implique que chacun fasse des rêves
« tout éveillé », croyant ainsi tromper son malheur, son insatisfaction.
Mais, il faut bien distinguer les termes rêver, imaginer et rêvasser.
Pour le psychanalyste S. Tisseron, la distinction est importante.
Reprenons les 3 termes selon ce qu’il présente dans son ouvrage, Rêver, fantasmer,
virtualiser (2012), pour les définir succinctement.
« Rêvasser » signifie « se couper du monde ». Il n’y a dès lors aucun lien à la réalité. Au
contraire. Tout y est alors facile car sans aucun lien avec la vie réelle.
Le terme « rêverie » désigne une « construction mentale ». Cela signifie donc que l’individu
est actif, participe à cette élaboration.
Enfin, le mot « imagination » implique une « transformation de la vie réelle ».
L’imagination, selon S. Tisseron est donc le plus souvent tournée vers le futur pour le
construire.
Illustrons le terme « rêvasser » grâce à un texte de Flaubert, extrait de Madame
Bovary.
Emma Bovary est une jeune femme qui, mariée à un médecin sans envergure,
s’ennuie… Elle ne cesse dès lors de rêver ou plutôt rêvasser pour échapper à sa médiocre
condition. Peu à peu elle se construit un monde qui n’existe pas, se coupe de la réalité.
Ce roman est l’origine du « bovarysme », terme qui désigne un « comportement qui
consiste à fuir par le rêve une réalité insatisfaisante » (d’après le Littré).
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Mais que l’individu rêve, rêvasse ou imagine, il est le plus souvent condamné par la
société.
Le rêve, le désir d’autre chose, est vu comme une déformation « négative » de la
réalité, et un mépris de sa condition.
Pour la plupart des penseurs, au moins jusqu’au XVIIIème
siècle, il faut se contenter de
sa condition : les rêves sont dangereux.
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Prenons l’exemple de La Fontaine avec 2 fables, « La Laitière et le Pot au lait » et « La
Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf ».
La Laitière et le Pot au lait
Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville. Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée ; La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile,
D'élever des poulets autour de ma maison : Le Renard sera bien habile,
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable : J'aurai le revendant de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau, Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue. Le récit en farce en fut fait ;
On l'appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous ? Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous, Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi ; On m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.
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Illustration par Gustave Doré
Remarque
L’illustration de Gustave Doré met bien en évidence tout le désarroi de la jeune fille.
Tous ses rêves sont détruits, à l’instar de son pot au lait.
La jeune fille semble désemparée, comme revenue à sa triste réalité.
Pour La Fontaine, bien ancré dans son époque, où chacun reste là où sa condition le
place, il est fort dommageable de rêver trop haut : l’ambition n’est pas de mise et rend la
réalité encore plus insupportable.
Nous pouvons prendre un second exemple, peut-être un peu plus connu :
La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf
Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille. Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur, Disant : "Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
- Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ? - Vous n'en approchez point. "La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
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Illustration par François Chauveau (1613-1676)
Exercice 14
En quelques mots, liez la fable « la Grenouille… » à ce petit dessin.
© DURIS Guillaume - Fotolia.com
Pour conclure, nous pourrions citer Malraux qui écrivait « Il est peu d’actions que les
rêves nourrissent au lieu de les pourrir. »
Le rêve est source de méfiances, certes, mais il ne faut pas oublier qu’il permet de
grandes choses.
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Correction des exercices
Exercice 14
La fable « La Grenouille qui… » met en scène un animal – une personne, qui veut se doter de
plus d’importance qu’il n’en a. Le bœuf, symbole de la sagesse et de la prudence, est lui-même
conscient de la folie de ce désir. Toutefois, il ne pose aucune entrave au rêve de la grenouille. Celle-ci
ne peut atteindre l’état auquel elle aspire tant. De son côté, le dessin montre un côté plus cynique
encore de cette collision entre rêve et réalité. Il met en scène 2 personnages, dont l’un est sur-elevé, sur
un nuage (peut-être a-t-il réalisé ses rêves ?), tandis que l’autre, à l’aide d’un stratagème, s’élève et
cherche à le dépasser, du moins à l’atteindre. Il est à l’instar de la grenouille : il cherche à dépasser sa
condition, mais l’autre personne, malveillante, lui rappelle la sagesse et la nécessité d’accepter sa
condition.