169
AVANT-PROPOS Le 7 mars 1277, voulant mettre fin au péril doctrinal qui menaçait la faculté des arts, l’évêque de Paris, Etienne Tempier, condamna 219 propositions jugées hétérodoxes. En 1724, dans le 1.1 de sa CoUectio judiciorum de novis erroribus (p. 204-210), Charles du Plessis d’Ar- gentré présenta pour la première fois un dossier sur les sources de ces propositions. Mais les indications très sommaires qu’il donne ne concernent que les sources lointaines (Aristote, Avicenne, Averroès...) ou se réfèrent à des sectes (Cathares, Patarins, etc. ... ) qui n’ont cer- tainement pas inspiré directement la réaction de Tempier. Une enquête nouvelle était attendue depuis longtemps; nous avons tenté de la réaliser dans cet ouvrage, qui, par un heureux concours de circonstances, voit le jour en l’année du septième centenaire de la condamnation. Pour ne pas donner à notre projet une ampleur démesurée, au risque d’en retarder indéfiniment la réalisation, nous avons limité notre recherche aux sources imprimées, laissant provisoirement de côté les nombreux inédits que recèlent encore les dépôts de manuscrits. Les éditions de textes, souvent de bonnes éditions critiques, se sont multi- pliées au cours des dernières années; elles offrent une base suffisante à notre entreprise. Afin d’éviter de nombreuses redites sans nuire à la facilité de la consultation et du contrôle, les références bibliographiques sont don- nées une seule fois complètement, non pas à l’endroit où l’ouvrage ou l’article est cité pour la première fois, mais dans la Table biblio- graphique située à la fin du volume. En cours d’étude, on se borne à indiquer l’auteur, le titre (ou les premiers mots du titre) et la date de publication. Nous devrons souvent rapprocher les articles du syllabus d’une série de documents anonymes qu’il est impossible de désigner en termes concis. Pour éviter la répétition fastidieuse et onéreuse de longues formules, nous avons adopté les appellations brèves que voici : ISBN 2-8017-0086-X D. 1977/0602/30 L’anonyme de B. Bazân = Quaestiones de anima éditées par B. Bazàn en 1971. L’anonyme de Ph. Delhaye = Questions sur la Physique éditées par Ph. Delhaye en 1941. L’anonyme de M. Giele = Quaestiones de anima éditées par M. Giele en 1971.

[Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Clásica obra de Roland Hissette sobre las 219 tesis condenadas por el Obispo de París Esteban Tempier en 1277

Citation preview

Page 1: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

AVANT-PROPOS

Le 7 mars 1277, voulant mettre fin au péril doctrinal qui menaçait la faculté des arts, l’évêque de Paris, Etienne Tempier, condamna 219 propositions jugées hétérodoxes. En 1724, dans le 1.1 de sa CoUectio judiciorum de novis erroribus (p. 204-210), Charles du Plessis d’Ar- gentré présenta pour la première fois un dossier sur les sources de ces propositions. Mais les indications très sommaires qu’il donne ne concernent que les sources lointaines (Aristote, Avicenne, Averroès...) ou se réfèrent à des sectes (Cathares, Patarins, etc. ...) qui n’ont cer­tainement pas inspiré directement la réaction de Tempier. Une enquête nouvelle était attendue depuis longtemps; nous avons tenté de la réaliser dans cet ouvrage, qui, par un heureux concours de circonstances, voit le jour en l’année du septième centenaire de la condamnation.

Pour ne pas donner à notre projet une ampleur démesurée, au risque d’en retarder indéfiniment la réalisation, nous avons limité notre recherche aux sources imprimées, laissant provisoirement de côté les nombreux inédits que recèlent encore les dépôts de manuscrits. Les éditions de textes, souvent de bonnes éditions critiques, se sont multi­pliées au cours des dernières années; elles offrent une base suffisante à notre entreprise.

Afin d’éviter de nombreuses redites sans nuire à la facilité de la consultation et du contrôle, les références bibliographiques sont don­nées une seule fois complètement, non pas à l’endroit où l’ouvrage ou l’article est cité pour la première fois, mais dans la Table biblio­graphique située à la fin du volume. En cours d’étude, on se borne à indiquer l’auteur, le titre (ou les premiers mots du titre) et la date de publication.

Nous devrons souvent rapprocher les articles du syllabus d’une série de documents anonymes qu’il est impossible de désigner en termes concis. Pour éviter la répétition fastidieuse et onéreuse de longues formules, nous avons adopté les appellations brèves que voici :

ISBN 2-8017-0086-X

D. 1977/0602/30

L’anonyme de B. Bazân = Quaestiones de anima éditées par B. Bazàn en 1971.

L’anonyme de Ph. Delhaye = Questions sur la Physique éditées par Ph. Delhaye en 1941.

L’anonyme de M. Giele = Quaestiones de anima éditées par M. Giele en 1971.

Page 2: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

L’anonyme de Z. Kuksewicz = Q uaestiones de anim a étudiées par Z. Kuksewicz en 1964.

L’anonyme de F. Van Steenberghen Q uaestiones de anim a éditées parF. Van Steenberghen en 1971.

L’anonyme d’A. Zimmermann = Q uaestiones in P hysicam éditées parA. Zimmermann en 1968 (i).

On trouvera tous les renseignements souhaitables sur l’origine et la nature de ces documents dans les éditions mentionnées dans la Table bib liograph ique à la fin du volume.

L’abréviation Q. signifie Q uaestio{nes).

Il nous est agréable d’exprimer notre gratitude envers ceux qui ont rendu possible ce travail. Elle s’adresse d’abord à Monsieur le Chanoine F. Van Steenberghen, qui a assumé la direction de cette recherche et en a suivi l’élaboration avec une attention et un dévouement inlassables.

Nous unissons dans la même reconnaissance Monsieur le Chanoine C. Wenin, dont la bienveillance nous a été si précieuse, et Dom Hilde- brand Bascour, qui n’a cessé de nous encourager et nous a ouvert les trésors de la bibliothèque de l’Abbaye du M ont César,

Enfin, nous remercions vivement nos amis qui nous ont aidé dans la correction des épreuves et la confection des tables.

Louvain, le 7 mars 1977.

6 AVANT-PROPOS

0 ) M. Zimmermann n’est pas certain de pouvoir attribuer au même auteur ce commentaire au livre I et aux livres IV et VIII de la Physique (cf. p. xii-xiii).

INTRODUCTION

Lorsque les traductions arabo-latines, puis gréco-latines firent con­naître en chrétienté l’œuvre des philosophes païens, des divergences profondes apparurent entre leur vision du monde et la pensée chrétienne. À plusieurs reprises au cours du XIII® siècle, l’autorité ecclésiastique s’en émut et s’efforça d’endiguer le flot montant de l’aristotélisme, à Paris spécialement, capitale intellectuelle de l’Occident. Mais le 19 mars 1255, la faculté des arts imposa à tous ses étudiants l’étude intégrale de l’œuvre du Stagirite.

Depuis le début du siècle, la philosophie d’Aristote, mise en valeur à l’aide des paraphrases d’Avicenne, puis des commentaires littéraux d’Averroès, avait suscité un engouement dé plus en plus vif : être philosophe, c’était d’abord se pénétrer de la pensée du Philosophe, en s’aidant des lumières de ses exégètes. Mais comment des penseurs chrétiens pouvaient-ils accueillir cette philosophie païenne, dont les vues heurtaient en de nombreux points la doctrine chrétienne? Vers 1270 le conflit éclate. Plusieurs maîtres ès arts, menés par Siger de Brabant, se font les protagonistes d ’une philosophie autonome, voire indépen­dante, incompatible à plus d’un titre avec le christianisme. À ces aristotéliciens radicaux s’opposent deux groupes de maîtres : d’un côté, les aristotéliciens modérés, soucieux, tel Thomas d’Aquin, d’ac­corder leur philosophie aux requêtes de la pensée chrétienne; de l’autre, les théologiens conservateurs, qui, pour mieux résister aux attaques de la philosophie païenne, se rangent sous la bannière de S. Augustin. La condamnation du 7 mars 1277 est l’œuvre de ces néo-augustiniens.

Le 10 décembre 1270, Etienne Tempier, évêque de Paris, avait déjà condamné treize propositions inspirées par la philosophie païenne. Mais cette intervention, pas plus que celles de S. Bonaventure, de S. Thomas, de Gilles de Rome, de S. Albert, n’avait pu mettre fin à l’enseignement subversif de certains maîtres et aux troubles qui dé­chiraient la faculté des arts. Alerté par ces désordres, le pape Jean XXI, ancien maître de Paris, bien connu sous le nom de Pierre d’Espagne, enjoignit à l’évêque, par lettre du 18 janvier 1277, de procéder à une enquête. Une telle initiative n ’était pas de nature à déplaire à Tempier. Il créa aussitôt une commission de seize théologiens, dont Henri de Gand, qui dépouillèrent la littérature suspecte émanant de la faculté des arts. En quelques semaines ce gros travail fut achevé : 219 pro­

Page 3: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

8 IN TRO DUC TIO N

positions furent remises à Tempier; celui-ci, dépassant la mission que lui avait confiée le pape, procéda le 7 mars 1277 à la condamnation solennelle des thèses réprouvées.

Notre propos dans ces pages est d’étudier systématiquement les 219 articles du décret, « la plus grave condamnation du moyen âge » 0).

*♦ *

Dans la présentation originale du décret, les 219 propositions se suivent dans un désordre étonnant (2). C’est la raison pour laquelle, dès le moyen âge, peu après le 7 mars 1277, un classement par thèmes a été entrepris par l’auteur de la Collectio errorum in Anglia et Parisiis condemnatorum (3). Initiative heureuse, que le P. M andonnet a encore sensiblement améliorée en proposant une classification nouvelle. Il distingue d’abord 179 erreurs philosophiques : 7 concernent la nature de la philosophie, 25 sont relatives à Dieu, 31 aux Intelligences séparées, 49 au monde corporel, 57 à l’homme et à son activité spirituelle, 10 à l’éthique; viennent ensuite 40 erreurs théologiques : 5 visent la religion chrétienne, 15 les dogmes, 13 les vertus chrétiennes et 7 les fins dernières.

Cette classification n’est pas parfaite, mais ses mérites dépassent largement les défauts qu’on peut y déceler. Corriger ces défauts mineurs en remaniant la classification eût été compliquer, sans contrepartie suffisante, le travail des historiens, la num érotation de M andonnet ayant été utilisée dans la plupart des publications depuis trois quarts de siècle. Elle a donc été retenue dans ce travail, qui, sauf indications contraires, reproduit le texte des propositions établi par M andonnet ( ).

0 ) F. Van St e en b er g h en , La philosophie au XIII^ siècle (1966), p. 483. On voudra bien, pour tout ce qui précède, se référer à cet ouvrage fondamental. Voir aussi du même auteur, M aître Siger de Bradant (1977), p. 31-158. Cf. également J. F. W ip p e l , The Condemnations o f 1270 and 1277 at Paris (1977).

(») Cf. H. D en ifle et A. C h a tela in Chartularium ..., t. 1 (1889), p. 543-555.(®) Ed. C. DU P lessis d ’A r g en tr é , Collectio judiciorum t. 1 (1724), p. 188-200.

Cette présentation par chapitres des propositions condamnées est très ancienne, puisque la littérature des Correctoires y fait déjà référence.

(“) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 2 (1908), p. 175-191. Des deux nombres qui, dans notre étude, suivent chaque proposition, le premier indique le numéro d’ordre de la proposition dans le Chartularium (cf. supra, note 2) et dans le commentaire de Raymond Lulle (Declaratio per modum dialogi, ed. O. K eic h e r , 1909); le second renvoie à la classification de la Collectio errorum in Anglia e t Parisius condemnatorum, éditée et commentée par C. du Plessis d’Argentré [pp. cit., supra, note 3, p. 188-200 et p. 204-210) : nous indiquons d’abord le chapitre, puis le numéro de la proposition. On trouvera en fin de volume une table de concordance entre ces trois classements des 219 thèses.

INTRO DUCTIO N

À propos de chacun des articles, trois questions ont été posées, dont il importe de préciser et de justifier la teneur.

Première question. Quel était le sens de la proposition dans Vesprit des censeurs!

Sauf exception, la réponse à cette première question est relativement aisée : le sens des articles est d’ordinaire exempt d’ambiguïté; en cas d’hésitation, il y a lieu de recourir au contexte historique et surtout aux controverses qui animaient les milieux universitaires aux approches de 1277.

Deuxième question. Les thèses ainsi comprises étaient-elles vraiment hétérodoxes, c’est-à-dire incompatibles avec la foi catholique et con­sidérées comme telles aujourd’hui encore par le magistère ecclésiastique? Ou bien certaines d’entre elles ont-elles été condamnées à tort, alors qu’il s’agissait d’opinions philosophiques ou théologiques légitimes?

L’importance historique de cette question est patente si l’on songe à l’aveu indigné d’un témoin des événements, Gilles de Rome : selon lui, plusieurs articles sont passés, non sur l’avis unanime des maîtres, mais à cause de l’entêtement de quelques-uns { ). Godefroid de Fontaines, contemporain, lui aussi, de la condamnation, ne cachait pas davantage son hostilité au décret de Tempier : non seulement un certain nombre d’articles étaient à ses yeux contestables, mais certains lui paraissaient contradictoires, d’autres inintelligibles, d’autres encore étaient pour lui « impossibles et irrationnels », du moins dans leur teneur littérale («). Ajoutons qu’Henri de Gand, membre de la commission créée par Tempier, ne dissimulait pas non plus sa perplexité au sujet de la censure de l’article 54 relatif à la localisation des anges (’). Enfin Raymond

(®) « N os ipsi eramus Parisiis et tanquam de re palpata testimonium perhibemus quod plures de illis articulis transierunt non concilio magistrorum sed capitositate paucorum» {In II Sent., dist. 32, q. 2, a. 3; cf. E. H o c ed ez , La condamnation de Gilles de Rome, 1932, p, 56).

(®) « Quantum ad articulos autem de quibus est quaestio, videtur dicendum quod plures sunt de quibus diversimode opinari liceret. Sunt etiam aliqui qui videntur contradictoria implicare, nec potest inveniri modus docendi in talibus, quo ab intellectu possint capi ... Item sunt aliqui qui secundum quod superficies literae sonat, videntur omnino impossibiles et irrationabiles ... ». Plus haut, dans le Sed contra, Godefroid avait écrit : « Sunt corrigendi, quia articuli qui non sunt intelli- gibiles et qui manifeste videntur falsi et impossibiles, sunt merito corrigendi; sed* inter praedictos articulos sunt plures taies, ut patet inspicienti; ergo etc. ». Quodlibet 12, q. 5; ed. J. H offm ans (1932), p. 100-104; voir aussi M .-H . L a u r e n t , Godefroid de Fontaines et la condamnation de 1277 (1930).

(’) Fort embarrassé par cet article, il avoue ne pas comprendre et ajoute ; « . . . mallem alios audire quam aliquid dicere, et est mihi tutius profiteri in proposito quia

Page 4: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

10 IN TRO DUC TIO N

Lulle, dans sa Declaratio per modiim dialogi, où il commente un à un les 219 articles et prend résolument la défense de l’orthodoxie chré­tienne, se désolidarise de Tempier sans s’en apercevoir lorsqu’il explique la proposition 211 relative à l’humilité (®). Dans ces conditions, on ne saurait accorder une confiance aveugle au jugement de l’évêque.

Mais comment peut-on établir aujourd’hui qu’une thèse est ou n’est pas incompatible avec l’orthodoxie chrétienne? À qui appartient-il de fixer les limites de l’orthodoxie? À quelle Église faut-il s’adresser pour connaître ces limites? Ne risque-t-on pas de commettre des anachro­nismes en considérant comme dogmes de foi des doctrines qui étaient librement discutées au XIII® siècle, mais ont été définies ultérieurement? Ainsi posé en termes généraux, le problème est complexe et délicat, il faut en convenir.

Cependant les difficultés ne sont pas insurmontables, à condition de préciser l’objectif que l’on poursuit et le point de vue que l’on adopte. Etienne Tempier était un évêque catholique. Comme tous les catho­liques de son temps, il professait que l’objet de la foi était le contenu de la révélation divine, close depuis le temps des apôtres. Avec eux, il reconnaissait comme vérités divinement révélées, d’abord les doctrines religieuses expressément enseignées dans la Bible, ensuite celles qui avaient été solennellement définies par les grands conciles œcuméniques. Citons, à titre d’exemples : dans la première catégorie, l’existence de Dieu, unique et personnel, créateur de l’univers et providence; le com­mencement du monde; la destinée éternelle de l’homme; sa liberté et sa responsabilité devant Dieu; les sanctions du bien et du mal dans la vie future; le retour du Christ et le jugement dernier; dans la seconde catégorie, le dogme trinitaire défini à Nicée; les dogmes christologiques définis à Éphèse, Chalcédoine et Constantinople. Sur tout cela, l’entente

ig n o rem q u o d d icam , q u am q u o d a liq u id de m eo ind isc rè te in g e ra m » (Quodlibet 2, q. 9; cf. E. H o c ed ez , La condamnation de Gilles de Rome, 1932, p. 54-55).

(®) Au sujet de cette proposition 211 : «Q uod humilitas, prout quis non ostendat ea quae habet, sed vilipendit et humiliât se, non est virtus : error, si inteiligatur : nec virtus, nec actus virtuosus », Raymond Lulle écrit : « Est ergo talis humilitas virtus, non talem qualem tu considéras, quia vilipendere bona iniuriam implicat, et qui se humiliât indiscrète, implicat imprudentiam. Et taie agere non debet vocari humiliari, sed facere fatuitatem » (ed. O. K eic h e r , 1909, p. 203). D ’où la remarque du P. Gauthier : «Lorsque Raymond Lulle, en 1298, s’appliquait à réfuter les thèses condamnées en 1277, c’est à l’évêque de Paris qu’il donnait une leçon, car, après avoir exposé la vraie doctrine de l’humilité, il reconnaissait que l’humilité, telle qu’elle est décrite dans la proposition condamnée, est bien, en effet, un vice, rejoignant ainsi Siger, qu’il croyait combattre ». R.-A. G a u t h ie r , M agnanim ité... (1951), p. 488.

INTRO DUCTIO N 11

était facile entre catholiques, car tous reconnaissaient l’autorité des livres saints et celle des conciles. Les controverses entre théologiens commençaient lorsqu’il s’agissait d’expliciter davantage le contenu de la révélation en précisant les doctrines qui y sont implicitement en­seignées, à tel point qu’on transgresserait les bornes de l’orthodoxie en refusant de les admettre. C’est dans ce domaine mal circonscrit du «révélé implicite» que l’intempérance de certains risquait d’ériger en dogmes de foi et d’imposer à tous des doctrines qui n’étaient, en fait, que des opinions d’écoles.

Revenons maintenant au décret du 7 mars 1277. Le problème que nous voulons résoudre est en somme assez simple. La grande majorité des thèses condamnées sont évidemment incompatibles avec la révé­lation, objet de la foi catholique : pour le montrer, il suffit de rappeler l’affirmation contraire de l’Écriture ou les définitions de foi des grands conciles (®). Mais pour un certain nombre d’articles du syllabus, il nous a paru que ces thèses ne méritaient pas d’être réprouvées comme héré­tiques, car elles n’ont jamais été définies comme dogmes de foi et elles ne l’étaient certainement pas au XIII® siècle. Nous avons tenté de le montrer et nous avons conclu que Tempier n’avait pas le droit de condamner ces propositions.

Troisième question. Quelle est la source, certaine ou au moins probable, de chacun des articles? Toutes les thèses énoncées ont-elles été pro­fessées effectivement par un ou plusieurs maîtres de Paris? Ou bien certaines sont-elles le résultat d’une mauvaise lecture de la source, d’un malentendu, d’un défaut de compréhension déformant plus ou moins gravement la pensée du maître suspect ?

La réponse à ces questions, à la troisième surtout, requiert une enquête très vaste, que du Plessis d’Argentré n’a guère entreprise. Amorcée par le P. Mandonnet, cette enquête a été poursuivie occasionnellemnet par de nombreux érudits. On a tenté ici de faire la synthèse de tous les résultats acquis au cours de ces recherches, puis de les enrichir par une étude systématique des écrits publiés des maîtres ès arts, ayant quelque rapport avec l’aristotélisme hétérodoxe antérieur à 1277.

Un manuscrit parisien (Nat. lat. 4391, fol. 68) donne les propositions condamnées sous la rubrique : Contra Segerum et Boetium hereticos.

(9) Si, assez souvent, nous avons cité des actes du Magistère ecclésiastique pos­térieurs au XIII® siècle (notamment les définitions du Concile de Trente et de Vatican!), c’est à titre d’illustration et de confirmation, car il s’agit toujours de doctrines certainement contenues dans la Bible. Ces actes sont cités par référence à VEnchiridion symbolorum de D en z in g e r -S c h ô n m etzer (1963).

Page 5: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

12 IN TRO DUC TIO N

Un autre {Paris, Nat. lat. 16533, fol. 60), après avoir reproduit les 219 thèses, ajoute ; Principalis assertor istorum articulorum fu it quidam clericus Boetius appellatus. Enfin, dans un catalogue des écrits de Raymond Lulle établi en 1311, sa Declaratio per modum dialogi est désignée sous le titre : Liber contra errores Boetii et Sigeri.

« A priori des renseignements de ce genre sont susceptibles de deux interprétations : il est possible qu’ils doivent être compris au sens strict, c’est-à-dire que la plupart des erreurs condamnées seraient tirées des écrits de ces deux maîtres; mais il est également possible que leurs noms soient mis en exergue parce qu’ils étaient les chefs du groupe progressiste de la faculté des arts et qu’on les tenait pour les principaux responsables des errements de leurs disciples, plus obscurs, mais peut- être plus radicaux qu’eux » ( o). Pour trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces interprétations, nous avons examiné toutes les œuvres publiées, certainement authentiques, de Siger et de Boèce. L’enquête a été complétée par l’examen de plusieurs écrits d’authenticité douteuse, où l’on retrouve bien des thèses qui leur étaient familières.

Les doctrines défendues par ces maîtres n’étaient pas toutes carac­téristiques de l’aristotélisme radical. En plusieurs points les positions de Thomas d’Aquin, de Gilles de Rome, voire de Roger Bacon, étaient voisines des leurs. D ’où une double question. Le syllabus de Tempier atteint-il effectivement des thèses de ces théologiens? Si c’est le cas, sont-ils visés intentionnellement, ou bien s’agit-il de thèses qu’ils par­tageaient avec des artiens, seuls directement visés d’après le prologue? Ces questions ont retenu notre attention, sauf pour Roger Bacon, étant donné l’avis formel du P. Crowley, estimant que le maître franciscain n’était en rien impliqué dans la condamnation du 7 mars(^^).

Faut-il compter au nombre des maîtres visés par le décret l’anonyme de Z. Kuksewicz et divers commentateurs de VÉthique, dont Gilles d’Orléans, qui exposent plusieurs thèses expressément combattues par T e m p ie r (1 2 ) 7 La question qui se pose est de savoir si ces commentaires sont antérieurs à 1277. Pour l’anonyme de Kuksewicz on demeure

F . V an Ste en b er g h en , M aître Siger de Brabant (1977), p . 155-156.(11) Cf. T h . C r o w l ey , Roger Bacon ... (1950), p. 70 : « D e W ulf and Gorce State,

without giving proof, that the list o f propositions condemned in 1277 contains theses upheld by Roger Bacon. In fact, none o f the astrological errors condemned was taught by Bacon ».

(12) Outre le commentaire à VÉthique de Gilles d’Orléans, nous faisons allusion aux commentaires analogues d'Erlangen, Univ. 213, Erfurt, Amplon. F. 13, Vat. lat. 2172 (aussi 832 et 2173) signalés par Mgr G r a bm a n n {Der lateinische Averroismus des 13. Jahrhunderts 1931) et auxquels le P. Gauthier a ajouté les commentaires

IN TRO DUC TIO N 13

hésitant (13); on signalera donc sous réserves les prises de position suspectes de ce commentaire. Quant aux commentaires sur VÉthique, les avis divergents des spécialistes n’ont fait que souligner les difficultés d’une datation certaine. Nous avons expUqué ailleurs pourquoi l’hypo­thèse de la composition de ces œuvres à la fin du X IIP siècle a notre préférence (i“). Mais si elles sont tardives, ces œuvres pourraient fort bien, comme l’a noté le P. Gauthier, s’inspirer d’un écrit qui, lui, aurait été visé par Tempier (i^). L’historien en quête des sources de la condam­nation du 7 mars 1277 a donc intérêt à les prendre en considération.

** *

Le syllabus des 219 thèses est précédé d’un prologue dont voici le texte :

Universis praesentes litteras inspecturis Steph a n u s , permissione divina Parisiensis ecclesiae minister indignus, salutem in filio Virginis gloriosae. Magnarum et gravium personarum crebra zeloque fidei accensa insinuavit relatic, quod nonnulli Parisius studentes in artibus propriae facultatis limites excedentes quosdam manifestes et exsecrabiles errores, immo potius vanitates et insanias falsas in rotule seu cedulis, praesentibus his annexe seu annexis contentes quasi dubitabiles in schelis tractare et disputare praesumunt, nen attendantes illud G regorii : ‘Qui sapienter loqui nititur, magne epere metuat, ne eius eloquie audientium unitas cenfundatur’ (i*), praesertim, cum errores praedictos gentilium scripturis muniant, quas, proh pudor! ad suam imperi- tiam asserunt sic cogentes, ut eis nesciant respondere. Ne autem, quod sic innuunt, asserere videantur, respensiones ita palliant, quod, dum cupiunt vitare Scillam, incidunt in Caribdim.

Dicunt enim ea esse vera secundum philesephiam, sed non secundum fidem catholicam, quasi sint duae contrariae veritates, et quasi contra veritatem sacrae Scripturae sit veritas in dictis gentilium damnatorum, de quibus scriptum est : ‘Perdam sapientiam sapiendum’, quia vera sapientia perdit falsam sapientiam. Utinam taies attenderent censilium sapientis dicentis : ‘Si tibi est intellectus, responde proximo tue : sin autem, sit manus tua super os tuum, ne capiaris in verbe indisciplinato, et confundaris’. Ne igitur incauta locutio simplices pertrahat in errorem, nos tam decterum sacrae Scripturae, quam alierum prudentium virorum communicate consilio,

de Paris, Nat. lat. 14698 et 15106 (R.-A. G a u t h i e r , Trois commentaires «averroïstes» . .., 1948, p. 224-229).

(13) Cf. Z . K u k s e w ic z , Un commentaire «averroïste» ..., p. 462-465.(14) R. H is s e t te , La date de quelques commentaires à VÉthique (1976). Comme

il a été dit dans VAvant-propos, notre enquête ne s’étend pas aux inédits. Toutefois nous les prenons en considération dans la mesure où des érudits les ont fait connaître et en ont publié des extraits. C’est le cas pour les commentaires dont il est ici question.

(15) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires «averroïstes» ... (1948), p. 275 et 295.(1®) S. G rég o ir e , Regulae pastoralis liber, II, 4; M ig n e , PL 77, col. 31 C.

Page 6: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

14 IN TRO DUC TIO N

districte talia et similia fieri prohibemus, et ea totaliter condemnamus, excommunicantes omnes illos, qui dictos errores vel aliquem ex illis dog- matizaverint, aut defendere seu sustinere praesumpserint quoquo modo, necnon et auditores, nisi infra vii dies nobis vel cancellario Parisiensi duxerint revelandum, nihilominus processuri contra eos pro qualitate culpae ad poenas alias, prout ius dictaverit, infligendas.

Librum etiam ‘De amore’, sive ‘De deo amoris’, qui sic incipit : Cogit me multum, etc., et sic terminatur : Cave igitur, G altéré, amoris exercer e mandata, etc.’, item librum geomantiae, qui sic incipit : Estimaverunt Indi, etc.', et sic terminatur : Ratiocinare ergo super eum, et invenies, etc.; item libros, rotulos seu quatemos nigromanticos aut continentes expérimenta sortilegiorum, invocationes demonum, sive coniurationes in periculum animarum, seu in quibus de talibus et similibus fidei orthodoxae et bonis moribus evidenter adversantibus tractatur, per eandem sententiam nostram condemnamus, in omnes, qui dictos rotulos, libros, quaternos dogmatizaverint, aut audierint, nisi infra vii dies nobis vel cancellario Parisiensi praedicto revelaverint eo modo, quo superius est expressum, in his scriptis excommuni- cationis sententiam proferentes, ad alias poenas, prout gravitas culpae exegerit, nihilominus processuri.

Datum anno Domini 1276, die dominica qua cantatur Laetare Iherusalem, in curia Parisiensi (i’).

Ce prologue a été suffisamment analysé par M. Van Steenberghen 0»). Bornons-nous à noter que l’évêque ne condamne pas seulement les erreurs doctrinales professées par certains maîtres de la faculté des arts, mais aussi la dépravation des mœurs qui sévit dans les milieux universitaires. Il confirme donc que de profonds désordres moraux et disciplinaires allaient de pair avec les troubles doctrinaux auxquels le syllabus a tenté de porter remède.

Nous ne traiterons pas non plus, dans cet ouvrage, des causes loin­taines et prochaines de la grande condamnation, des événements qui l’ont entourée, de sa signification historique et de ses conséquences : pour tous ces problèmes, nous renvoyons le lecteur aux travaux de M. Van Steenberghen (i®).

(17) Ed. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 2 (1908), p. 175-176. Le décret est daté de 1276 conformément au style de Pâques, qui était suivi à Paris. Cf. A. C a p p e l l i, Cro- nologia ... (1930), p. 20.

(1*) F. V a n Steen b er g h en , M aître Siger de Brabant (1977), p. 149-151.(19) Cf. F. V a n Steen b er g h en , La philosophie au X lll^ siècle (1966), p. 483-488;

M aître Siger de Brabant (1977), p. 139-158.

PREM IÈRE PARTIE

ERREURS PHILOSOPHIQUES

Sur la nature de la philosophie

1. Q u o d n o n e s t e x c e l l e n t i o r s t a t u s q u a m v a c a r e p h i lo s o p h ia e

(40; 16,5).

1. « Il n’y a pas de condition de vie plus excellente que celle qui consiste à s’adonner à la philosophie». Cette affirmation a dû être perçue par les censeurs comme traduisant une conception naturaliste de la vie, selon laquelle l’activité contemplative du philosophe est présentée comme le sommet de l’agir humain. C’est la thèse d’Aristote dans VÉthique à Nicomaque (X, 7-9; 1177 a 12 sv.). C’était méconnaître la supériorité de l’ordre surnaturel, voire « nier la dimension proprement surnaturelle de la destinée humaine selon le christianisme » ( ). Par le fait même, c’était nier la supériorité de la contemplation chrétienne et du savoir théologique sur la sagesse des philosophes (2).

(1) C. T r esm o n ta n t , La métaphysique du Christianisme et la crise du treizième siècle (1964), p. 369.

(2) Un commentateur du 15® siècle écrit à l’endroit de la proposition Quod non est excellentior status quam vacare philosophiae : « Error. Ratio falsitatis illius errons est, quia dare se ad theologiam est excellentior status, quia mediante ilia scientia potest aliquis acquirere eternam beatitudinem, quod, mediante philosophia, absolute nequaquam potest facere, quia finis omnium scientiarum est theologycalis scientia. Sed quia unumquodque quod est, ordinatur in suum proprium finem, ergo patet quod excellentior status, qui potest huiusmodi assignari, est vacare theologye, quia hom o vacando theologye potest redire ad suum principium, a quo exivit, scilicet ad Deum suum creatorem, quod non potest facere per philosophiam absolute. Unde ad hoc hom o est inclinatus, quod repetit recurrere ad suum creatorem iuxta illud dictum Boetii de consolatione philosophie : Repetunt proprios quecumque cursus redituque suo singula gaudent etc. Cum ergo finis hominum sit summa beatitudo, que acquiritur per theologycam veritatem et non per philosophicam, ergo patet quod intendere theologye est status excellentior quam intendere philosophie, quare articuius iste falsus». Cf. M. G r a bm a n n , Ein spâtmittelalterlicher Pariser Kom- mentar dans M ittelalterliches Geistesleben, II (1936), p. 275. Voir aussi le com­mentaire de Raymond Lulle, qui abonde dans le même sens : R aym undus L u llu s , Declaratio cap. 24, ed. O. K e ic h e r (1909), p. 128.

Page 7: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

16 SU R LA N A T U R E DE LA PHILOSOPHIE

2. Ainsi comprise, la proposition est manifestement incompatible avec le christianisme. «Selon l’Église, en effet, l’homme a une destinée unique, qui est surnaturelle : la participation à la vie même de Dieu. La philoso­phie est une discipline excellente en son ordre, mais non la fin ni le moyen suprême pour accéder à la fin propre de l’homme, qui est sur­naturelle. Dire qu’il n’y a pas d’état plus excellent que celui qui consiste à philosopher, c’est rejeter l’ordre surnaturel et la vie théologale, laquelle constitue une ébauche effective de participation à la vie de Dieu » (3).

3. Le De summo bono de Boèce de Dacie a manifestement inspiré la réaction des censeurs {*). La doctrine de cet opuscule est en concor­dance parfaite avec les autres œuvres connues du maître danois.

En quête d’une définition philosophique de la béatitude humaine, Boèce, après avoir parcouru les diverses puissances de l’homme, ses différents degrés de vie, affirme que le bonheur ne peut être trouvé que dans le déploiement maximal de la puissance ontologiquement la plus élevée. Celle-ci ne peut être la puissance végétative caractéristique des plantes, ni la puissance sensitive propre aux animaux. On ne retiendra donc que la puissance intellective, à l’opération de laquelle est ordonné tout le dynamisme des puissances inférieures (®). Or cette virtus suprême qui confère à l’homme sa spécificité comprend une potentia practîca orientée vers la pratique du bien, et une potentia speculativa dont la fin est la connaissance de la vérité (®). La vraie béatitude consistera donc à la fo is dans la connaissance du vrai, la pratique du bien et la délec­tation qui leur est concomitante C). Mais les deux puissances de l’intellect sont elles-mêmes hiérarchisées, car la pratique du bien selon les vertus morales est subordonnée à la contemplation de la vérité (®). Le souverain bien de l’homme consistera donc à titre principal dans cette activité spéculative (8). Or, par qui est-elle exercée en propre sinon par le philo-

(®) C. T resm o n ta n t , La métaphysique du Christianisme ... (1964), p. 369.O E d. N . G . G r een -P edersen (1976).(®) Ibid., p. 373, 1. 120-127.(®) Ibid., p. 370,1. 26-32; cf. Q. de generatione ed. G . S a jô (1972), p. 3,1. 14-15 :

le bien qu’il s’agit de pratiquer est l’exercice des vertus morales, la justice notamment, en vue de \a. félicitas politica; cf. De summo bono, p. 371, I. 55-61; cf. aussi De somniis, ed. N . G . G reen -P edersen (1976), p. 381, 1. 18-21 ; la connaissance du vrai qu’il s’agit d’avoir est celle «universitatis entium, quae sunt a primo principio, et per hoc primi principii»; cf. De summo bono, p. 371, 1. 49-51; aussi p. 375-377.

(’) De summo bono, p. 371, 1. 62-64; Q. de generatione, p. 3, 1. 16-18.(«) De summo bono, p. 374, 1. 135-138; p. 375, 1. 166-170.(*) Dans le De summo bono, Boèce discerne au sein des opérations de la puissance

intellective une action optima et perfectissima qui accomplit au maximum la perfection

ARTICLE 1 17

sophe, soucieux de ramener toutes choses à leurs causes les plus hautes (i°)? La condition du philosophe est donc privilégiée entre toutes, puisqu’il est appelé à contempler dans la joie la plus pure la vérité de la Cause première. Mais ce faisant, il est aussi le mieux habiUté à pratiquer le bien, car il sait, pour l’avoir expérimenté en goûtant la bonté du bien suprême, en quoi consiste la vertu qui dérive des actions nobles (^0. La situation du philosophe est donc à tous égards enviable; lorsque l’homme pratique la vita philosophie il est « in optimo statu qui est homini possibilis » ( 2).

Telle est la doctrine du De summo bono. Tempier a-t-il eu raison d’y voir la négation de l’ordre surnaturel? Le P. Mandonnet l’a cru : il voyait dans l’opuscule du maître ès arts « le manifeste le plus radical d’un programme de vie n a t u r a l i s t e » 0 ®), Jugement erroné, comme l’a montré M. Van Steenberghen 0^). Boèce, en effet, traite la question comme professeur de philosophie, uniquement du point de vue de la raison; il expose, avec une ferveur non dissimulée, il est vrai, la con­ception aristotélicienne de la béatitude. Mais il sait qu’il existe une autre voie que la philosophie, une voie surnaturelle pour parvenir à la contemplation du Premier. Est-ce la contemplation théologique, ou la contemplation mystique, ou celle des bienheureux au ciel? Le maître ès arts n’a pas à parler de ces choses qui ne sont pas de sa compétence Q- ). Comme croyant, il se borne à affirmer que la voie

de l’homme; cette activité suprême consiste dans la « speculatio veritatis et delectatio in ilia et praecipue veritatis primae» (p. 375, 1. 169-170); dans les Q. de generatione, même s’il reconnaît que la connaissance du vrai n’est qu’une partie de la béatitude (p. 4, 1. 28), il identifie néanmoins cette connaissance à la béatitude (p. 3, 1. 19-20) et place le souverain bien accessible à l’homme dans les activités spéculatives (p. 3, 1. 11-13); dans le De somniis, l’auteur passe en revue les différents biens possibles pour l’homme, partant des biens relatifs aux actiones naturales pour aboutir aux actiones intellectuales, après avoir envisagé les actions morales (p. 381-382, 1. 1-29).

(10) De summo bono, p. 375, 1. 176-183.(“ ) Ibid., p. 374-375, 1. 149-164.(12) Ibid., p. 374, 1. 137-138. Voir aussi le commentaire sur les Topiques, ed. N . G .

G reen -P edersen et J. P in b o rg (1976), p. 237, 1. 16-23.(13) p. M a n d o n n e t , Note complémentaire sur Boèce de Dacie (1933), p. 250.(!•*) F . V a n S t e e n b e r g h e n , La philosophie au XIII^ siècle (1966), p . 404.

(1®) Si, comme il est possible, Boèce a écrit le De summo bono après la promul­gation, par la faculté des arts, du décret du 1®'' avril 1272, on comprend qu’il n’ait* pas voulu aborder ces questions, ce décret interdisant aux maîtres ès arts de s’occuper de problèmes typiquement théologiques. C f. H. D en ifle et A. C h atela in , Chartu- larium ..., t. 1 (1889), p. 499-500, n" 441. Sur les rapports entre la philosophie et la théologie chez Boèce de Dacie, voir P. W il pe r t , Boethius von Dacien. Die Auto­nomie des Philosophen (1964); G . F io r a v a n t i, «Scientia», <<fides», «theologia» in

Page 8: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

18 SU R LA N A T U R E DE LA PHILOSOPHIE

surnaturelle pour parvenir à la contemplation est celle des sanctî, pour lesquels le Primum Principium des philosophes est Dieu, « gloriosus et sublimis, qui est benedictus in saecula saeculorum » ( s).

Ainsi comprise, la doctrine de Boèce n ’est ni excessive, ni exclusive. Mais la manière de l’exprimer devait choquer les théologiens. Pouvait-on reprocher à Boèce de ne pas marquer la différence que la science sacrée établit entre contemplation philosophique et contemplation chrétien­ne (»'=’)? Ce n’était pas son rôle. Avait-il eu tort d ’appeler cZ/vm l’intel­lect (^®)? Il ne faisait que reprendre une expression d ’Aristote et c’eût été lui chercher chicane que de lui en faire grief ( ®).

2. Q uod sapientes m u n d i s u n t ph ilo so ph i t a n t u m (154; 16, 4).

1. Le sens de l’article est clair : les philosophes sont les seuls sages de ce monde.

2. S’il en est ainsi, quel cas fait-on des prophètes, des docteurs et des saints? À ces admirateurs des philosophes, les censeurs rappellent

Boezio di Dacia (1970); H. S c h r ô d t e r , Boetius von Dacien und die Autonomie des Wissens (1972). Quelques critiques doivent être émises à l’endroit de cette littérature; cf. nos recensions dans le Bulletin de théologie ancienne e t médiévale, X I (1973), n«* 1729, 1733 et 1734.

(“ ) De summo bono, p. 377, 1. 212-213; 1. 243-244.(lï) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires « averroïstes » ... (1948), p. 268-269.(“ ) Cf. l ’interprétation de H .-U . von Ba lth a sa r , dans Herrlichkeit, t. 3, vol. 1

(1965), p. 372-373.

(“ ) Les q. 4 et 5 du livre I de l’anonyme de M. Gicle développent une doctrine fort apparentée à l’article 1 (M. G iele, Un commentaire averroîste 1971, p. 157). Ainsi, en des termes qui rappellent le De summo bono de Boèce de Dacie, la q. 4 exalte vivement la contemplation philosophique : l’activité intellectuelle doit être préférée à toutes les autres, non pas d’abord en raison de l’importance du savoir comme via in bonum dans les actiones civiles, mais plutôt à cause de la valeur du savoir en tant qu’il actualise la virtus la plus digne de l’homme (cf. M. G iele . .. , Trois com­mentaires ..., 1971, p. 28-33; aussi M. G iele, Un commentaire p. 18-22). Le ton est beaucoup plus incisif que dans le De summo bono : selon M. G iele , «nous nous trouvons ... en présence d’un aristotélisme intransigeant et d’un naturalisme carré­ment reconnu» (Un commentaire..., p. 120). Cependant la concurrence ûn De summo bono est beaucoup trop forte pour qu'on puisse voir dans ce commentaire la source de la proposition ici étudiée.

Les commentaires sur VÉthique étudiés par le P. Gauthier développent bien souvent aussi des vues qui pourraient être rapprochées de l’article qui nous retient : cf. R. A. G altthier, Trois commentaires «averroïstes» ... (1948), p. 292-293. Mais la date de composition de ces documents semble devoir être fixée à la fin du XIII® siècle (cf. ci-dessus, p. 13),

ARTICLE 2 19

que le chrétien ne peut méconnaître la sagesse surnaturelle des saints, ni l’excellence du savoir théologique.

3. Cette proposition pourrait bien viser un passage du De aeternitate mundi de Boèce. Il s’adresse à son contradicteur en ces termes :

Nec credas quod philosophus qui vitam suam posuit in studio sapientiae, contradixit veritati fidei catholicae in aliquo, sed magis studeas, quia modicum habes inteilectum respectu philosophorum qui fuerunt et sunt sapientes mundi, ut possis intelligere sermones eorum ( ).

Mais ici, pas plus qu’ailleurs, même si le ton virulent a pu donner le change, le maître danois ne rejette le travail du théologien ou la sagesse surnaturelle des saints. Il exige seulement que soit correctement inter­prétée la pensée des philosophes qui ont consacré leur vie à l’étude de la sagesse à l’aide des seules ressources de la raison (2), Ils sont, à ce titre, les sapientes mundi, les sages de ce monde. Mais Boèce ne dit pas qu’ils sont les seuls sages; au contraire, tout le contexte montre qu’il reconnaît l’existence d’une sagesse supérieure (3). S. Bonaventure distinguait, lui aussi, la mundana sapientia et la sagesse de l’Évangile (‘‘).

Concluons que Boèce ne méritait pas d’être visé par l’article 2 du syllabus.

(1) Ed. N . G . G reen-P edersen (1976), p. 365, 1. 828-832. Sur l’identification de ces lignes comme source de l’article 2, cf. G . Sa jô , Un traité récemment découvert de Boèce de Dacie ... (1954), p. 78; P. M ic h a u d -Q u a n t in , La double vérité des Aver- roîstes ... (1956), p. 169, note 5; R.-A. G a u t h ie r , dans Bulletin thomiste 9 (1954- 1956), p. 928, note 1.

(2) L’idée ici exprimée, selon laquelle le philosophe est l’homme voué à l’étude de la sagesse, est familière à Boèce de Dacie. Il l’énonce dans les premières lignes de son commentaire sur les Topiques (ed. N. G . G reen-P edersen et J. P in b o r g , p. 3, 1. 1-3). Il lui consacre de longs développements dans le De summo bono (cf. notice relative à la prop. 1). Toutefois, comme l’a noté le P . Gauthier {Bulletin thomiste, 9, 1954-1956, p. 928, note 1), la proposition 2 « a presque certainement été empruntée au De mundi aeternitate, où elle se lit presque littéralement ..., plutôt qu’au De summo bono ».

(3) Sur la position de Boèce, voir H . Sc h r ô d te r , Boetius von Dacien und die Autonomie des Wissens ... (1972), surtout p. 22-24. On a tenté d’interpréter le De aeternitate mundi dans un sens rationaliste (E. Joos, L'actualité de Boèce de Dacie, 1967-1968), mais nous avons montré que cette interprétation reposait sur une incom­préhension flagrante des textes : c f R. H issette, Note critique ... (1973).

La comparaison de certaines expressions du De aeternitate mundi de Boèce avec celles de Thomas d’Aquin dans son De aeternitate mundi et surtout dans son com­mentaire des Sentences trahit nettement l’influence du saint docteur sur le maître danois. Voir à ce sujet T. P. B u k o w s k i et B. D u m o u l in , L'influence de Thomas d'Aquin sur Boèce de Dacie (1973).

('*) Cf. S. Bo n a v en tu ra , Collationes in Hexaemeron, I, 9; Opéra, t. V, p. 330.

Page 9: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

20 SU R LA N A T U R E DE LA PHILOSOPHIE

On pourrait aussi rapprocher de cet article, les q. 4 et 5 du livre I de l’anonyme de M. Giele ( ). Mais ces textes ne peuvent soutenir la concurrence du De aeternitaîe mundi de Boèce de Dacie.

3. Q u o d a d hoc q u o d hom o habeat aliquam certitud inem

ALICUIUS CONCLUSIONIS, OPORTET QUOD SIT FUNDATUS SUPER PRINCIPIA PER SE NOTA.— ERROR, QUIA GENERALITER TAM DE CERTITUDINE APPRE- HENSIONIS QUAM ADHAESIONIS LOQUITUR (151; 17,2).

1. Le sens de la proposition est clair : elle affirme, sans restriction et sans nuances, que la certitude de toute conclusion doit être fondée sur des principes évidents de soi, dont la connaissance est naturelle à tout homme : par exemple, le tout est plus grand que la partie. Cette thèse méconnaît la distinction entre certitude d’appréhension (c’est-à-dire d ’évidence) et certitude d’adhésion (appuyée sur la foi) ( ).

2. Entendue au sens où le censeur la comprend, la proposition est évidemment hétérodoxe, puisqu’elle rejette la certitude des conclusions théologiques, dont une des prémisses au moins est un article de foi.

3. Faut-il voir en cette proposition 3 un écho au commentaire sur

(®) Cf. M. G iele, Un commentaire averroîste ... (1971), p. 157.0 ) M. Gendreau fait remarquer que ces deux espèces de certitudes sont souvent

opposées entre elles par Thomas d’Aquin. Cf. B. A. G en d r ea u , The Unity o f the Mediaeval Intellectual Attitude, dans Studium generale (1967), p. 104-105. Reprenant cette distinction entre «certitudo adhaesionis» et «certitudo apprehensionis», un commentateur inconnu du XV® siècle propose une double interprétation de l’article censuré : «Ratio falsitatis huius articuli est, quia articulus datur generaliter tam de certitudine apprehensionis quam adhesionis. Unde certitudo apprehensionis est, que habetur ex principiis per se notis. Et principia per se nota sunt, que conceduntur ab omnibus intelligentibus ea. Et si articulus intelligitur de ilia certitudine, tune sacrosancta Universitas Parisiensis convocato consiiio omnium magistrorum et omnium doctorum tam sacrarum paginarum quam sanctorum jurium canonicorum ilium articulum approbat et firmiter tenet. Sed si articulus de certitudine adhesionis intelligitur, quam quis habet secundum lîdem catholicam seu que datur homini ex gratia Spiritus Sancti, tune predicta sacrosancta Universitas Parisiensis ilium arti­culum anathematizat et condempnat atque reprobat in honorem orthodoxe fidei catholice et ad reverentiam speculi sancte et individue trinitatis, quia multa habemus ex certitudine adhesionis, que per principia per se nota adipisci non valeamus. Et secun­dum fidem catholicam orthodoxam dicimus quod Deus est trinus et unus et quod Deus est ubique et quod Maria virgo virginum virgo existens ante partum virgo in partu et virgo pemianens post partum concepit verum Deum et verum hominem sine virili commixtione. Sed tamen ilia omnia non possumus habere ex principiis per se notis. Ergo articulus falsus». Cf. M. G r a bm a n n , Ein spàtmittelalterlicher Pariser Kommentar ... dans Mittelalterliches Geistesleben, II (1936), p. 275-276.

ARTICLES 3 ET 4 21

la Physique (111,11) de Boèce de Dacie? Voici le passage qui pourrait être visé :

licet non omnis veritas potest ostendi per rationem, omnis tamen veritas physica debet esse nota per se vel talis quod ipsam ostendere potest (physicus) per rationem, vel aliter esset facile omnia fingere (2)?

Pour condamner ce texte, il faudrait l’isoler de son contexte im­médiat, où Boèce fait explicitement la distinction entre les doctrines de foi auxquelles il aàhèr& (n e g o principia naturalia adhaerendo fidei) { ) et les affirmations des sciences (la physica, ici) qui, elles, doivent être évidentes (notae per se) ou pouvoir se ramener à des évidences premières : aliter esset facile omnia fingere. Boèce sait très bien que ce n’est pas le cas pour la certitude « d’adhésion », qui est celle du croyant : chercher une preuve rationnelle aux vérités de foi, qui ne sont pas d’ordre rationnel, est insensé, écrit-il dans le De aeternitate mundi-, celui qui tente l’entreprise, se met en quête de l’impossible (‘*).

4. Q u o d nih il est c r e d e n d u m , nisi per se no t u m , vel ex per se

NOTIS POSSIT DECLARARI (37; 19,2).

1. D ’après cet article, l’esprit humain ne peut adhérer qu’à ce qui est évident ou à ce qui peut être établi à partir de vérités évidentes. On notera l’emploi impropre du m ot credendum, qui désigne normalement l’acte de foi et non l’adhésion à une vérité rationnellement établie,

2. Ainsi entendue, la proposition exclut la foi, adhésion à des vérités non évidentes pour le croyant et non démontrables, qu’il admet sur l’autorité de Dieu. Proposition évidemment hérétique (^.

3. La source de la proposition n’a pas été retrouvée. À moins d’invo­quer le passage du commentaire à la Physique de Boèce de Dacie rapproché déjà de la proposition précédente. Mais l’imputation serait aussi peu fondée que dans le cas précédent.

(2) Ed. G . Sajô (1974), p. 275, 1. 200-203.(3) Ibid., 1. 199-200.{*) Ed. N . G . G reen -P edersen (1976), p. 335, 1. 1-3.( ) Thomas d’Aquin distingue à ce sujet les proposition évidentes en elles-mêmes

et pour nous (ainsi les premiers principes) et les propositions évidentes en elles- mêmes {secundum sé), mais non pour nous {non quoad nos) : ainsi l’affirmation : Dieu existe. 5 . theol., I», q. 2, a. 1. La proposition ici censurée concerne évidemment les propositions per se notae secundum se et quoad nos.

Page 10: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

22 SUR LA NA TURE DE LA PHILOSOPHIE

5, Q u OD HOMO NON DEBET ESSE CONTENTUS AUCTORITATE AD HABEN- DUM CERTITUDINEM ALICUIUS QUAESTIONIS (150; 17,1).

1. On met ici en doute la valeur de l’argument d’autorité : l’homme ne doit pas se contenter de ce que dit l’autorité pour avoir la certitude au sujet d’une question. Fondée quand il s’agit de problèmes qui ressortissent à l’ordre de la simple raison, cette attitude critique conduit à rejeter l’autorité du magistère de l’Église même lorsqu’il propose des vérités révélées à la foi des fidèles. C’est sans doute cette attitude rationaliste que les censeurs ont voulu sanctionner.

2. Ce faisant, ils défendaient à la fois l’autorité de Dieu dans la révélation et celle de l’Église, interprète qualifiée de la révélation (i). La mise en question de cette double autorité est évidemment incom­patible avec le christianisme.

3. Les sources certaines de la proposition n’ont pas été retrouvées. Sans doute, dans son commentaire à la Métaphysique, Siger de Brabant émet des réserves, à plusieurs reprises, à l’endroit de l’argument d’autorité.

Ainsi, traitant la question : Utrum consuetudo audiendi falsa faciat ea credere esse vera (II, 17), il écrit :

Dico quod consuetudo audiendi falsa facit credere ea, quod probat Anstcteies per efîectum ... Ratio huius est : audire aliquid ab aliquo praecipue famoso et auctoritatem habente opinionem inducit, est autem auctoritas locus dialecticus. Unde muJtoties illis auditis, formatur opinio et fortificatur; et quia audire frequenter aliquid, quamquam illud fuerit falsum, et praecipue a famoso, facit probabilitatem quamdam, ideo in per se notis facit credere opposita principiorum (2).

De même en répondant à la question : Utrum verum sit iudicandum muîtitudine vel paucitate (IV, 32), le maître brabançon explique que, quel que soit le nombre et l’autorité de ceux qui affirment quelque chose, il faut toujours chercher la raison ultime :

credere hoc et non quaerere rationem huius, etiam quare hoc dicunt, insufficiens est : illud enim quod habet rationem non contingit vere scire nisi in habendo rationem istam ... sed iudicandum est verum per rationes, non quia aliquis sic opinatur (3).

L’argument d’autorité n’est pas la voie idéale pour accéder à la vérité :

0 ) Cf. D en z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°s 3012 et 3020 (anciens 1793 et 1800).

(*) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 75, 1. 23-28.(») Ibid., p. 260-261,1. 18-31.

ARTICLES 5 ET 6 23

A lii non credunt nisi inducatur testim on ium alicuius auctoris : ista non e s t via rec ta veniendi a d verita tem . Istam viam potest a liquis habere propter defectum ingenii vel naturae, vel propter consuetudinem (‘‘^

Q uidam etiam im pediuntur in cogn ition e veritatis, qui testim onio auctorum solum innituntur, e t qui hanc viam vult tenere, a d verita tem non veniet, quia n o n quaerit eam per ea f)er quae debet generari. Et aliquis per consuetudinem se ta lem faciet; et tam en in scib ilibus non est solum ra tion i innitendum, nec so li a u c torita ti (®).

Mais dans tous ces passages, il s’agit manifestement de la connais­sance naturelle, il n’est jamais question de la foi religieuse, basée sur l’autorité de Dieu. Si, dans les disciplines philosophiques, Siger prétend exercer au maximum son sens critique et éprouver la valeur des arguments avancés, par contre, il reconnaît, à la suite d’Avicenne, qu’en matière de foi, il faut accepter le témoignage des prophètes (®). La position du maître brabançon est ici fort proche de celle de Boèce de Dacie dans le De aeternitate mundi ; si, en matière de foi, il est insensé et hérétique de refuser de croire ce qui doit l’être, sans pourtant être fondé sur aucune preuve rationnelle (’), par contre, dans les autres domaines, accepter sans plus ce qui peut être fondé sur des arguments rationnels, n’est pas philosophique (®).

L’attitude de Siger est donc parfaitement compatible avec la foi chrétienne.

6. Q u o d n u l l a q u a e st io est d is p u t a b il is p e r r a t io n e m , q u a m

PHILOSOPHUS NON DEBEAT DISPUTARE ET DETERMINARE, QUIA RATIONES

ACCIPIUNTUR A REBUS. PHILOSOPHIA AUTEM OMNES RES HABET CONSI-

DERARE SECUNDUM DIVERSAS SUI PARTES (145; 16,2).

1. L’extension universelle de la philosophie est ici nettement affirmée : toute question qui peut être discutée rationnellement est du ressort du philosophe, car les arguments doivent prendre appui dans le réel, or le philosophe doit considérer tout le réel selon les diverses disciplines philosophiques. Mais alors, le philosophe n’a-t-il pas réponse à tout? C’est la conclusion qu’ont tirée les censeurs, interprétant cette

(4) Ibid., p. 79, 1. 68-71.(*) Ibid., p. 28-29, 1. 88-93.(») Ibid., p. 29, 1. 93-94 : « in his quae fidei (sunt), via est ex testimonio prophetae,

non argumento ».(’) Boèce condamne, en matière de foi, toutes les rationes : sophîsticae, dialecticae

et demonstrativae. Ed. N . G . G r een -P edersen (1976), p. 357, 1. 589-591; p. 366, 1. 850-854.

(«) Ibid., p. 335, 1. 1-6; p. 356, 1. 576-578; p. 364, I. 813-814.

Page 11: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

24 SU R LA N A T U R E DE LA PHILOSOPHIE

affirmation dans le sens d’un rationalisme absolu, qui ruinerait les sciences théologiques et jugerait superflu l’apport de la révélation chrétienne.

2. Comprise de cette façon, la proposition est évidemment incom­patible avec la doctrine catholique.

3. L’auteur visé est manifestement Boèce de Dacie. Mais l’inter­prétation rationaliste de sa pensée est-elle fondée?

L’extension universelle de la philosophie est affirmée à plusieurs reprises par le maître danois 0). Comment comprend-il cette extension? La réponse est donnée dans le commentaire à la Physique. Il s’agit de savoir Utrum omnis quaestio quae per rationem disputari potest pertineat ad philosophum (1,2). Il semble qu’il faut répondre par l’affirmative, constate Boèce, précisément en raison de l’extension universelle de la philosophie (2). Mais n’y a-t-il pas des questions qui peuvent être discutées per rationem et qui échappent à la réflexion du philosophe (3)? Non, répond Boèce : toute question disputabilis per rationem tombe sous la compétence du philosophe; ceux qui prétendent le contraire se trompent ;

... non est alla disputabilis quaestio per rationem nisi ilia quae disputari habet per philosophiam, et sit pro causa ratio prima adducta ad istam partem.

Ad argumentum in contrarium dicendum est quod qui dicunt oppositum, dicunt falsum (‘‘).

Mais en terminant la question précédente (1,1), le maître danois avait bien précisé que, si la philosophie traite de tout le réel, elle ne le fait que dans la mesure où celui-ci est accessible per rationem naturalem et humanam{^). La précision est capitale, car elle atteste que Boèce

(1) Ainsi dans les M odi significandi : « Et hoc est quod dixit Aristoteles IV. Philoso- phiae : sicut philosophia docet ens, sic partes philosophiae docent partes entis, ut nihil sit in tota rerum universitate, cuius cognitio non doceatur in aliqua parte philosophiae » (ed. J , PiNBORG, H . Roos et S. S k o v g aa rd J ensen , p. 44, 1. 49-52); cf. le Sophisma «O m nis homo ...» : « ... sicut philosophia est de toto ente, ita partes philosophiae de partibus entis» (ed. M. G r a bm a n n , dans Die Sophismataliteratur 1940, p. 85).

(2) « Videtur quod sic : Omnis ratio per quam disputatur a rebus est accepta, alias esset figmentum et inintelligibilis; sed philosophus omnem rem considérât, cum non sit nisi triplex res : mathematica, divina et naturalis, de quibus omnibus considérât philosophus; ergo, etc. (ed. G . Sa jô , 1974, p. 140,1. 24-28).

(®) « Contra : communiter loquentes dicunt quod aliquae sunt quaestiones per rationem disputabiles quae ad philosophum non pertinent » (ibid., 1. 29-31).

(*) Ibid., p. 141-142, 1. 64-68.(®) À l’argument qui se base sur l’extension universelle de la philosophie pour

déclarer inutiles les autres sciences, Boèce répond : « verum concludit de ilia (scientia)

ARTICLE 6 25

n’entendait nullement contester les droits de la théologie, qui tient ses principes de la révélation. L’appréhension des censeurs n’était donc pas fondée.

On en trouve la confirmation dans le De aeternitate mundi. L’extension de la philosophie à tout ce qui est «disputable» per rationes y est affirmée deux fois. Elle fournit la majeure à un argument de Boèce :M Ce qui est «disputable» per rationes est du ressort du philosophe, m Or la question du commencement du monde ou de son éternité

n’est pas «disputable» per rationes. L’auteur le démontre longuement en parcourant successivement les arguments du physicus, du mathe- maticus, puis du metaphysicus (®).

C Cette question n’est donc pas du ressort du philosophe ( ).Lisons les deux textes qui rappellent étonnamment l’article 6 ;

... nulla quaestio potest esse, quae disputabilis est per rationes, quam philosophus non debet disputare et determinare, quomodo se habeat veritas in ilia, quantum per rationem humanam comprehendi potest. Et huius declaratio est, quia omnes rationes per quas disputatur, ex rebus acceptae sunt : aliter enim essent figmentum intellectus. Philosophus autem omnium rerum naturas docet : sicut enim philosophia docet ens, sic partes philo­sophiae docent partes entis, ut scribitur IV ° Metaphysicae et de se patet. Ergo philosophus omnem quaestionem per rationem disputabilem habet determinare : omnis enim quaestio disputabilis per rationes cadit in aliqua parte entis, philosophus autem omne ens speculatur, naturale, mathematicum et divinum. Ergo omnem quaestionem per rationes disputabilem habet philosophus determinare, et qui contrarium dicit, sciât se proprium sermonem ignorare (®).

Nulla est quaestio cuius conclusio potest ostendi per rationem, quam philosophus non debet disputare et determinare, quantum per rationem est possibile, ut declaratum est (®).

Dans chacun de ces textes, Boèce prend bien soin de préciser que, si l’objet matériel de la philosophie est universel, son objet formel est limité : quantum per rationem humanam comprehendi potest; quantum per rationem est possibile. Ainsi, selon Boèce, la philosophie est incapable de savoir si le monde a commencé. On ne peut connaître la réponse qu’en adhérant à la « vérité de la foi catholique » ( “).

quae acquiri potest per rationem naturalem et humanam, de alia non est verum» {ibid., p. 141,1. 61-63).

(6) E d . N . G . G reen-P ed ersen (1976), p. 347-355, 1. 333-547.(’) Cf. ibid., p. 355, 1. 548-558.(8) Ibid., p. 347, 1. 314-329.(9) Ibid., p. 355, 1. 548-551.(lû) Ibid., p. 365, 1. 829.

Page 12: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

26 SU R LA N A T U R E DE LA PHILOSOPHIE

On le voit, l’extension universelle du domaine de la philosophie ne compromet aucunement l’ordre surnaturel de la foi(^^). En tout ceci, comme dans le commentaire sur la Physique, il n’y a pas la moindre atteinte à l’orthodoxie chrétienne.

On pourrait suggérer comme source de l’article 6 un passage du De anima inteilectiva de Siger de Brabant (ch. VI) ;

Q uaestio et determ inatio veritatis cuiuslibet entis pertinet ad a liquam partem ph ilosoph iae , cum fiat in term inis a licuius partis ph ilosop h iae , ut vult P h ilosoph us, quarto Metaphysicae (^2).

Mais la concurrence des textes de Boèce de Dacie est beaucoup trop forte pour qu’on puisse voir dans le maître brabançon l’inspirateur de l’article 6 (13).

7, Q u o d omnes scientiae n o n * su n t necessariae, praeter p h i l o SOPHICAS d isc ipl in a s; et q u o d n o n su n t necessariae, nisi propter co n su et u d in em h o m inu m (24; 16,1).

1. Cette proposition est la conséquence logique de la précédente : si la philosophie s’intéresse à tout, à quoi bon les autres sciences? Elles ne sont pas nécessaires, elles le paraissent seulement parce qu’elles sont consacrées par l’usage. Les sciences théologiques sont donc super­flues? C’est sans aucun doute la conclusion qu’ont tirée les censeurs (0*

2. Un tel mépris des sciences théologiques serait évidemment in­compatible avec le christianisme : la doctrine révélée, nécessaire au

(11) Cf. H. ScHRÔDTER, Boetius von Dacien und die Autonomie des Wîssens ... (1972), surtout p. 22-24.

(12) Ed. B. Ba z â n , 1972, p. 100, 1. 107-110.(13) Le P. M andonnet a suggéré de rapprocher la proposition 6 d’un passage du

commentaire à la Métaphysique de Siger : cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 224, note 2; texte critique, ed. C. A. G r a iff (1948), p. 140, 1. (19)-(26). Mais ce passage n’aborde pas la question de l’extension universelle du champ philosophique, dont il s’agit dans l’article censuré. Et loin d’exclure toute vérité supérieure à la raison, il affirme au contraire que celle-ci ne doit pas chercher à comprendre ce qui la dépasse.

• Ce non, évidemment requis pour donner un sens à la proposition, est omis par du Plessis, Denifle et Chatelain, Mandonnet; il est présent en Lulle.

(1) L’interprétation de C. du Plessis d’Argentré, qui voit dans cette proposition l’attitude de mépris, des Albigeois notamment, pour toute démarche intellectuelle, est dépourvue de fondement. Cf. C. d u P lessis d ’A r g en tr é , Collectio judiciorum ... (1724), p. 210.

ARTICLES 7 ET 8 27

salut, appelle un savoir correspondant, la théologie ou science de la révélation (2).

3. En commençant son commentaire sur la Physique, Boèce de Dacie soulève cette question : « Utrum sit aliqua scientia necessaria praeter philosophicas disciplinas» (1,1). Dans sa réponse, il évoque d’abord l’opinion des anciens philosophes :

A liqu i d icebant q u od non sunt a liae scientiae necessariae a ph ilosophica discip lina, et ratio ecru m fuit qu od om nis scien tia est de a liquo ente, sed n o n est aliud ens quam divinum , m athem aticum , naturale, quorum scientiae pertinent ad ph ilosop h u m : ut scientia entis naturalis ad naturalem , entis divini ad m etaphysicum , entis m athem atici ad m athem aticum . Sed ista op in io est antiqu oru m ph ilosop h oru m qui tantum in istas studuerunt (3).

Ces maîtres de l’antiquité avaient-ils des adeptes à Paris? Il est certain en tout cas que Boèce n’en était pas, puisqu’il poursuit :

Sed haec p o sitio n on est vera, quia aliae sunt scientiae quae docent veritates ad quas n on est possib ilis scientia per inquisitionem hum anam , sicut scientia legis m odernae, id est christianae. Id eo dicendum qu od aliae sunt scientiae praeter d iscip linas ph ilosop h icas (‘‘).

Cette position, parfaitement claire et conforme à celle des théologiens, n’aurait dû donner lieu à aucune méprise. Il est permis toutefois de se demander si un lecteur pressé n’a pas exclusivement retenu de l’enseigne­ment de Boèce l’exposé des thèses des philosophes anciens qu’il com­battait.

Sur la cognoscibilité de Dieu

8. Q u o d intellectus noster per su a n a tu r a lia potest pertingere

a d COGNITIONEM PRIMAE C a USAE.— HOC MALE SONAT, ET EST ERROR, SIint ell ig a tu r de co g nitio ne immediata (211; 8, 29).

1. Notre intellect peut parvenir à la connaissance de la Cause première par ses seules ressources naturelles. Cette thèse a suscité les soupçons des censeurs, qui y ont vu une menace d’ontologisme {cognitione immediata).

2. Crainte justifiée, si le penseur visé défend effectivement la possi­bilité, pour l’intelligence, de connaître immédiatement Dieu ( ).

(*) Cf. par exemple T hom as A q u in a s , Summa theologiae, I», q. l , a. 1.(3) Ed. G. Sajô (1974), p. 141, 1. 44-51.(4) Ibid., 1. 51-55.(1) Cf. D en z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 2841-2847 (anciens

1659-1665). L a proposition a été comprise dans un sens ontologiste par Raymond Lulle : cf. R a y m u n d u s L u ll u s , Declaratio, cap. 211, ed. O. K eich er (1909), p. 216.

Page 13: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

28 SU R LA COGNOSCIBILITÉ D E DIEU

3. La thèse peut être rapprochée, à titre principal, de l’enseignement de Siger de Brabant dans ses Q. in tertium de anima. On peut y lire :

noster intellectus immédiate respicit Primam Causam tamquam suam causam et non per intelligentias médias (2).

Comme dans l’article prohibé, il est question ici d’une connaissance immédiate de la Cause première. Siger se demande : Utrum m a intel- ligentia aliam intelligat (q. 17). La doctrine qu’il développe est la suivante. Les Intelligences ne connaissent que par l’intellection de leur substance. C’est pourquoi elles connaissent les autres êtres uniquement selon qu’elles en sont la cause ou sont causées par eux. Or les substances séparées n’entretiennent pas entre elles de relations de causes à effets. Elles ne se connaissent donc pas. Mais étant toutes dans une relation de dépendance vis-à-vis de la Cause première, elles connaissent celle-ci sans l’intermédiaire des autres Intelligences, tout comme notre intellect connaît la Cause première sans intermédiaire (3).

En tout ceci est-il question d’ontologisme, c’est-à-dire d’une saisie immédiate de l’essence divine en elle-même? Il s’agit de savoir comment notre intellect (qui est l’intellect unique de l’espèce) ('*) connaît la Cause première. La réponse de Siger est claire : par un retour réflexif sur lui-même, il se saisit comme causé par Dieu. On ne voit pas pourquoi une telle connaissance impliquerait la saisie immédiate de l'essence divine en elle-même. C’est parce que l’intellect se découvre causé, qu’il accède à la connaissance de la Cause première. Rien d’hétérodoxe en cette démarche, qui part des effets créés pour remonter à la cause créatrice (s). Dès lors la conclusion s’impose : le texte de Siger n ’a pu être interprété dans le sens de l’ontologisme que par des flaireurs d’hérésie.

Le P. Mandonnet a suggéré autrefois de rapprocher la proposition 8 de cette affirmation des Impossibilia (I) :

Deum esse est verum, etiam necessarium, et sapientibus per se notum (®).

S’il n ’y a pas similitude littérale entre les énoncés, le contenu doctrinal n’est-il pas le même? Le maître brabançon veut dire ceci : quiconque

(*) E d . B. Ba z â n (1972), p. 64, 1. 95-97.e ) Ibid., p. 63-64, 1. 77-97.( ) Cf. q. 9 : Utrum sit unus intellectus in omnibus; ibid., p. 25-29.(®) Cette démarche est même encouragée par l’Écriture (Sg 13, 1-9; Rm 1, 20).(®) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p. 127; texte critique, ed. B. Ba z An

(1974), p. 69, 1. 53-54. On trouve des propos semblables dans le commentaire à la Métaphysique (IV, 9), ed. C. A. G r a iff (1948), p. 208, 1. 12-20.

ARTICLE 8 29

analyse la signification du concept « Dieu », découvre que l’existence lui appartient nécessairement; « la proposition ‘Dieu existe’, si elle est vraie, est per se nota sapientibus, car, si Dieu existe, il existe par soi et sa nature est d’exister; dès lors le ‘sage’ qui connaîtrait la ‘quiddité’ impliquée par le sujet ‘Dieu’, saisirait la convenance du prédicat ‘existe’ sans devoir recourir à autre chose » C). Mais de quel « sage » parle-t-on ici? S’il s’agit d ’un homme qui aurait Vintuition de Vessence divine elle-même, nous sommes en plein ontologisme et il est superflu de démontrer l’existence de Dieu, puisque le sage en question en a l’évidence. Mais si l’on pense au métaphysicien qui conçoit une définition nominale de Dieu et saisit, dans cette définition, le rapport nécessaire du prédicat «existe» et du sujet «Dieu», tout reste à faire pour établir l’existence réelle de ce sujet. C’est bien à ce sage-là que pense Siger (®). Pas plus que Thomas d’Aquin, il n’autorise le passage du concept au réel (»). C’est pourquoi il s’applique à établir l’existence de Dieu à partir du créé (1°). En tout ceci, la parenté de la pensée de Siger avec celle d’Albert le Grand (^0, de Gilles de Rome de Thomas d’Aquin ( 3) est patente, comme l’ont noté Baeumker et M andonnet lui-même (^ ). Il n ’y a pas trace d’ontologisme ici ( 5),

Au terme de ces analyses la conclusion s’impose : les textes connus de Siger ne peuvent avoir inspiré la condamnation de l’article 8 que sur la base de malentendus.

(’) F. Van Steen b er g h en , M aître Siger de Brabant (1977), p. 295.(*) Cf. Impossibilia, I, ed. B. Ba z â n (1974), p. 70, 1. 85-95.(®) Cf. T homas A q u in a s , Summa theologiae, I®', q. 2, a. 1, ad 2.(10) C’est l’objet de la première partie de la solution de Siger; cf. éd. citée, p. 69,

1. 55-60.(1 ) Cf. A lbertus M a g n u s , Summa theologiae, I, tr. 3, q. 17.(12) Cf. A eg id u s R o m a n u s , I Sent., d. 3, q. 2.( ®) Cf. T homas A q u in a s , Summa theologiae, I», q. 2, a. 1.( ■*) Cf. P. M a n d o n n e t , Autour de Siger de Brabant (1911), p. 497 et C. Ba eum ker ,

Zur Beurteilung ... (1911), p. 198-199.(1®) Cette conclusion peut être étendue à l’anonyme de Ph. Delhaye : à la question

Utrum primum principium esse sit manifestum in entibus (VIII, 1), il répond : «Dico. igitur quod principium primum esse est manifestum per se; primum principium tamen esse non est manifestum omnibus nisi quibus manifestae sunt rationes terminorum». Mais s’il suffit de comprendre les termes pour savoir que la proposition Deus est, est per se nota, il faut encore prouver l’existence effective de Dieu. Celle-ci peut être établie, non par une saisie directe de l’essence divine, mais par une démon­stration per effectum (VIII, 2). Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 188-191.

Page 14: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

30 SU R LA COGNOSCIBILITÉ DE D IE U

9. Q u o d D eum in h a c vita m ortali po ssu m u s intelligere per ESSENTIAM (36; 6,11).

1. Cette proposition est l’expression manifeste de l’ontologisme : l’homme pourrait avoir dès cette vie la connaissance de l’essence divine.

2. Doctrine expressément condamnée par le Saint-Office en 18610). On peut montrer qu’elle contredit plusieurs affirmations très nettes de l’Écriture : par ex. Jn, I, 18.

3. Cette proposition a pu être tirée des écrits de Siger de Brabant.Dans son commentaire à la Métaphysique, il enseigne d’ordinaire

que nous ne connaissons Dieu que par ses effets; «une fois cependant Siger se laisse ébranler par une affirmation contraire d’Averroès et il croit entrevoir une possibilité d’atteindre en quelque manière l’essence divine» (2). La question posée est la suivante : Utrum impossibile sit cognoscere primam causant essentialiter (111,1). Siger explique d’abord, conformément à son enseignement habituel, comment notre intellect peut se faire une certaine représentation de Dieu {intellectus primi), sans intuition de son essence {non essentialiter). Mais il se demande ensuite, en invoquant le livre XII de la Métaphysique, s’il ne serait pas possible aussi de connaître le Premier per essentiam suam, c’est- à-dire par une représentation intelligible {species) qui serait une authen­tique species de l’essence divine {species suiipsius).

L’hypothèse soulève une difficulté : comment notre intellect, qui ne peut se passer des sens pour connaître, pourrait-il intelliger cette species de l’essence divine qui n’a aucune origine sensible? Voici la solution que propose Siger. L’essence des substances matérielles abstraite des suppôts concrets qui la portent n ’est-elle pas intelligible par notre intellect, alors qu’elle ne comporte plus aucun phantasma ni passio sensibilisé Ainsi en va-t-il pour l’intellection de l’essence divine : «un philosophe bien aguerri pourrait parvenir à se former une représentation caractéristique de Dieu » (3) :

Licet ergo de Prim o non habeam us a liq uod phantasm a vel a liquem sensum , tam en bene possumus intelligere essentiam suam , quia possum us interiigere quid- ditatem rerum sensib ilium et tam en quidditatis illius nu lla est passio sensib ilis vel phantasm a, sed haec extra essentiam quidditatis sunt; et tam en quidditas intelligitur per species sensib iles vel phantasm a. Ita videtur quod homo multum

0 C f. D e n z in g e r -S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), 2841-2847 (anciens 1659-1665).

(2) F . V an Steen b er g h en , Maître Siger de Brabant (1977), p. 301.(3) Ibid.

ARTICLE 9 31

expertus in philosophia, a causatis a Primo posset pervenire ad intellectum essentiae Primi (‘‘).

On le voit, ce texte plaide en faveur d’une saisie immédiate de l’essence divine; théoriquement, elle doit être possible. Mais qu’en est-il en pratique"}

La réponse est donnée par le De intellectu et le De felicitate, connus par les citations de Nifo et d’autres humanistes italiens. Notre con­naissance de l’essence divine est analogue à celle qu’ont de Dieu les Intelligences séparées (=). Or celles-ci connaissent Dieu immédiatement et intuitivement par un medium qui est Dieu lui-même ; intellectio qua Deus intelligitur est ipse Deus{^). Il doit donc en être de même pour notre intellect : celui-ci connaît Dieu par une intellection qui est Dieu lui-même.

La même doctrine est exposée en termes encore plus explicites dans un autre écrit de Nifo. Les théologiens enseignent, dit-il, que l’âme rationnelle est capable de la béatitude qui résulte de la connaissance intuitive de Dieu par un acte d’intellection qui est Dieu lui-même. Allusion évidente à la doctrine de la vision béatifique. Mais ce qui fait difficulté, poursuit Nifo, c’est de savoir si la capacité de cette béati­tude peut être démontrée par la raison naturelle. Siger a soutenu la possibilité de cette démonstration dans son ouvrage De felicitate (’).

(4) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 84, 1. 31-39.(*) D ’après N ifo {De intellectu, II, tr. 2, c. 11), Siger démontrait par un curieux

raisonnement que notre intellect peut connaître Dieu : si notre intellect ne connaissait pas Dieu, alors qu’étant la moins parfaite des Intelligences, il porte en lui la capacité maximale de le recevoir, les autres Intelligences séparées, dont la «potentialité) est moindre, ne pourraient pas non plus le connaître. Mais alors ces Intelligences ne pourraient pas non plus se connaître elles-mêmes ni se connaître entre elles. En tout cela la nature aurait agi en vain. Ce qui est impossible. Au terme de son exposé, N ifo ajoute : «H oc dicit Subgerius in tractatu suo de intellectu, tertio loco inscripto, qui fuit missus Thome, pro responsione ad tractatum suum contra Averroym». Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 22. La même doctrine est attribuée à Siger par N ifo dans son commentaire In Averroys de anime beatitudine et par François de Sylvestris. Cf. ibid., p. 22-23.

(®) Cette phrase se lit dans un exposé où, résumant la doctrine de Siger dans le De felicitate, N ifo explique que Dieu, étant le souverain bien et la fin dernière, est source de béatitude pour toutes les intelligences, y compris l’intelligence humaine. Cf. N ifo , De intellectu, II, tr. 2, c. 2, dans B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 24.

(’) Cf. N ifo , Dilucidarium metaphysicarum quaestionum : «De secundo, videlicet utrum rationalis anima sit capax talis beatitudinis et utrum Deum cognoscere possit intuitive, cognitione videlicet quae est Deus, non parva est ambiguitas : ipsam enim esse capacem talis beatitudinis theologi aperte tradunt; sed id quod difficultatem

Page 15: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

32 SUR LA COGNOSCIBILITÉ DE D IE U

Cette connaissance immédiate et intuitive de Dieu est-elle accessible à l’homme dès cette vie? Il semble bien. Comme l’ont noté B. Nardi et le P. Gauthier, c’est ainsi que Nifo et les humanistes ont compris la doctrine de Siger (s). Sans doute le témoignage de ces sources tardives est-il sujet à caution. Mais on sait par des témoins du XIII® siècle que la connaissance immédiate de l’essence divine dès cette vie était une doctrine reçue par les averroïstes (^j. Il est donc assez normal de la retrouver chez maître Siger.

Ainsi la doctrine affirmée avec discrétion dans le commentaire sur la Métaphysique a reçu de plus amples développements dans le De intellectu et le De felicitate. Cette thèse a donc certainement eu la faveur de Siger (i°).

10. Q u o d d e D e o n o n p o t e s t c o g n o s c i n is i q u ia ip se e s t , s iv e

IPSUM e sse (215; 6,50).

1. Si l’article 9 est l’expression de l’ontologisme, l’article 10, en revanche, énonce une thèse qui est l’extrême opposé : on ne peut rien connaître de Dieu, sinon qu’il existe ( ). Agnosticisme qui devait susciter l’opposition des censeurs, théologiens conservateurs, adeptes de la

facit, est si ratione naturali possit probari ipsam esse capacem talis beatitudinis. Sugerius in eo libro quem de foelicitate scripsit, tenuit hoc esse ratione naturali demonstrabile, quia naturali ratione patet rationalem animam appetere summum bonum et maximam scientiam; at summum bonum et maxima scientia est Deum cognoscere cognitione quae est Deus; igitur ratione naturali patet rationalem animam esse capacem talis beatitudinis». Cité dans B. N a r d i, Sigieri di Bradante ... (1945), p. 26, note 1.

(») Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 29, 77-85, 150-151, 167; R .-A. G a u t h ie r , Trois commentaires ... (1948), p. 289-290, note 4.

(•) Ainsi le commentaire sur Y Éthique du Vatican 2172 étudié par le P. Gauthier affirme jusqu’à trois fois dans la même question que la béatitude consiste dans la connaissance de l’essence divine. Cette béatitude est celle de la vie présente. Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires ... (1948), p. 290. L’anonyme de Z. Kuksewicz présente des développements qui vont dans le même sens. Cf. Z. K u k s e w ic z , Un commentaire «averroîste» ... (1964), p. 451-457. Mais la date de com position de ces commentaires est sans doute postérieure à 1277. Pour le commentaire du Vatican, voir supra, p. 13; pour l’autre commentaire, voir Z. K u k s e w ic z , op. cit., p. 462-465.

(10) Dans son H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p. 728, note 54, M. É. G ilso n attribue la proposition 9 à Siger. Il est suivi en cela par H. N a r d o n e dans St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 61. Mais aucune justification de cette attribution n’est apportée.

( ) L’opposition entre ces deux articles a été relevée par Godefroid de Fontaines, dont l’antipathie pour la condamnation de 1277 est bien connue. Cf. Quodl. 12, q. 5; ed. J. H offm ans (1932), p. 101.

ARTICLE 10 33

tradition occidentale augustinienne et adversaires déclarés de la tradition orientale de la théologie apophatique (2).

2. Ces querelles d’écoles mises à part, l’agnosticisme tel qu’il est ici présenté a été condamné par le premier concile du Vatican : celui-ci a défini que la raison humaine peut parvenir à la connaissance de certains attributs de Dieu, unique, notre Créateur et Seigneur (3).

3. L’énoncé de cet article rappelle aux lecteurs de S. Thomas la seconde objection soulevée par le saint docteur dans la Summa theo- logiae, I» pars, q. 3, a. 4 : «de Deo scire possumus an sit ... Non autem possumus scire quid sit » ('*).

Un censeur aurait-il épinglé ce passage, et surtout la réponse du saint docteur qui, en raison de l’identité en Dieu entre Vesse et Vessentia, va jusqu’à enseigner qu’il est impossible à l’homme d’accéder à la connaissance de Vesse divin (' )? Mais la portée de ce texte ne pouvait échapper à un lecteur attentif. S. Thomas affirme assurément que nous ne pouvons connaître en eux-mêmes, ni Vesse de Dieu, ni son essentia, qui lui est identique, mais il enseigne aussi que les effets de Dieu nous permettent d’attribuer à la Cause première les perfections qui les rendent possibles. Il a proposé, à plusieurs reprises, une déduction rigoureuse de ces attributs (®). On n ’a donc pu taxer S. Thomas d’agnosticisme qu’en isolant la proposition relevée de l’ensemble de sa théologie na­turelle.

Mais est-ce réellement Thomas d’Aquin que les censeurs avaient en vue? Il est assez significatif de noter que Guillaume de la Mare, tou­jours prompt, dans ses Declarationes, à rapprocher les propositions condamnées en 1277 des textes de S. Thomas, ne parle pas de la pro­position qui nous retient (’). Jean de Naples, qui, en 1315-1317, a consacré la seconde question de son premier Quodlibet à montrer que Thomas d’Aquin ne pouvait être réellement atteint par la condamnation

(2) Cf. M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 236-238.(3) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n° 3026, (ancien 1806).(4) Ed. leon., 1888, p. 42.(®) « ... dicendum quod esse dupliciter dicitur : uno modo, significat actum essendi;

alio modo, significat compositionem propositionis, quam anima adinvenit conjungens> praedicatum subjecto. Primo igitur modo accipiendo esse, non possumus scire esse Dei, sicut nec ejus essentiam, sed solum secundo modo. Scimus enim quod haec propositio quam formamus de Deo, cum dicimus Deus est, vera est. Et hoc scimus ex ejus elfectibus » (IS q. 3, a. 4, ad 2; ibid.).

(®) En dernier lieu dans la Summa theologiae, I», q. 3 sv.(J) Cf. G u ilelm i de la M a re Declarationes . .. , ed. F. P elster (1956).

Page 16: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

34 SUR LA COGNOSCIBILITÉ DE DIEU

de 1277, ne mentionne pas non plus la proposition 10 (®). Enfin, le prologue du décret de Tempier attribue explicitement les thèses prohibées à des maîtres ès arts (nonnulli Parisius studentes in artibus) ( ). Dès lors, n’esl-ce pas plutôt dans cette voie qu’il faudrait engager les recherches, même si celles-ci n’ont guère été fructueuses jusqu’ici (^o)?

11. Q u o d D e u m e sse e n s p e r s e p o s it iv e n o n e s t i n t e l l i g i b i l e ;SED PRIVATIVE EST ENS PER SE (216; 6, 51).

1. Selon cette proposition, on ne peut pas comprendre positivement mais «privativement» l’attribut divin d'aseitas : Dieu existant par soi, par opposition à toute créature, ens ab alio. Le motif de l’opposition des censeurs à cette doctrine a pu être double ;— ou bien ils ont été gênés par le terme privative et voulaient lui substituer le terme négative, qu’il est effectivement préférable d’employer pour caractériser l’intellection de Vaseitas divine ; elle doit être conçue comme exemption de toute dépendance ( ).

(®) Cf. C. J e llo u sch ek , Quaestio M agistri loannis de Neapoli ... dans Xenia thomistica, III (1925), p. 88-101.

(») Cf. ci-dessus, p. 13.0°) Dans une étude ancienne {Boetius, maître ès arts 1888, p. 275), B. H a u r é a u

a rapproché l’article 10 d’un passage du commentaire sur les Topiques (I, 24) de Boèce de Dacie : «Deus perfecte non potest intelligi et per consequens non potest definiri a nobis» (ed. N . G. G reen-P edersen , et J. P in b o r g p. 66,1. 43-44). M an- DONNET a accepté ce rapprochement (Siger ..., t. 1, 1911, p. 227, note 4), mais le P. Doncœur en a contesté le bien-fondé, non seulement en raison de la dissemblance des énoncés, mais surtout parce que la différence doctrinale est patente : quand Boèce afiBrme que nous ne pouvons définir Dieu, cela ne signifie pas, comme l’a cru Hauréau, que nous ne connaissons que son existence; « cela veut dire seulement que nous ne pouvons avoir de Dieu une science si parfaite et si complète que nous en embrassions tout l’être ». Thèse traditionnelle et parfaitement orthodoxe ; nous n’avons aucun moyen de « définir » Dieu : ni au sens propre, car seul le « fini » est «définissable»; ni au sens impropre, car nous n’avons aucun concept positif capable de représenter la nature divine. C omme l’écrit le P. Doncœur, il y a un abîme entre cette doctrine et l’article 10. Cf. P. D o n c œ u r , Notes sur les averroistes latins (1910), p. 505-506.

( ) C’est, en effet, ce qui fait la distinction entre Vaseitas de 1’ esse commune et Vaseitas de Vesse divin. Car, pas plus qu’il n ’est de soi ni fini ni infini, Vesse commune, comme tel, n ’est ni causé, ni incausé. Mais englobant sous la transcendantalité de son concept tous les êtres finis, donc causés, il est nécessairement «ouvert» à la causalité; son aseitas est due à son indétermination; dès lors cette aseitas doit s’entendre privative : Vesse commune n ’exclut la dépendance que parce qu’il est privé de toute détermination. Voir à ce sujet T homas A q u in a s , Summa theol. I», q. 3, a. 4, ad 1. La même distinction peut être appliquée à l’infinité de la matière et à celle de la forme

ARTICLE 11 35

— ou bien {et c’est ce qui est le plus probable), adversaires résolus de la tradition orientale de la «voie négative», les censeurs estimaient que Vaseitas divine devait être comprise comme un attribut positif (2).

2. Dans l’un et l’autre cas, la réaction des censeurs était excessive. En effet, même si l’usage du terme privative était moins rigoureux, on ne peut pas dire que l’orthodoxie ait été compromise par les maîtres qui présentaient Vaseitas divine comme un attribut «privatif» plutôt que négatif, car les deux termes étaient pris souvent comme synonymes par les auteurs (3).

Dans le second cas, le caractère excessif de la condamnation est encore plus évident : elle procède d’une querelle d’écoles à laquelle une autorité ombrageuse a voulu mettre un terme en faisant prévaloir « l’opinion commune de la partie la plus conservatrice des théologiens univer­sitaires » (‘‘).

3. La source de la proposition censurée doit avoir été Siger de Brabant, car une approche «privative» des perfections divines ne lui est pas étrangère; ainsi, dans ses Q. in Metaphysicam (111,1), il écrit :

Verum est quod ab intellectu nostro potest comprehendi intellectus Primi non essentialiter, sed sub privatione : ut quod sit incorruptibilis et imma- terialis (®).

D ’autre part, dans les Impossibilia (I), il souligne le caractère négatif de Vaseitas divine :

... dicendum quod Primum est ens per se non positive, sed négative. Per se sic, quia non ex alio; sed non positive, ita quod ipsum intelligatur habere

commune (forme universelle participable d’une infinité de sujets individuels), par opposition à l’infinité de Dieu : Dieu est infini negative, tandis que la matière et la forme commune le sont privative.

Cf. S ig er de Br a da n t , Q. super librum de causis, q. 53, ed. A. M a rlasca (1972), p. 183-184, surtout 1. 39-45; aussi q. 55, ibid., p. 188, 1. 64-65; de même, A. Z im mer- MANN, £in Kommentar zur Physik ... (1968), p. 39, 1. 24-27; p. 40, 1. 7 sv.

(2) Voir à ce sujet l ’étude suggestive de M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 236-238.

(®) Ainsi, dans son commentaire sur la Physique (I, 17), Boèce de D a c ie utilise manifestement le terme privative comme synonyme de negative, quand il enseigne que «aliquid cognoscitur vel privative vel positive» (ed. S a ;ô , 1974, p. 164, 1. 36 sv.). C’est aussi ce que fait parfois T h o m a s d ’A q u in : ainsi dans Summa theol., I» Il^e, q. 23. a. 3 : « ... Philosophus dicit, in sua Rhetorica, quod mitescere opponitur ei quod est irasci, quod non est oppositum contrarie, sed negative vel privative» (ed. leon., 1891, p. 176).

(■*) M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 236.(5) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 83-84, 1. 7-9.

Page 17: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

36 SUR LA SCIENCE DIVIN E

rationem causalitatis respectu sui ipsius. Talis enim causalitas magis rationis est quam rei (®).

Vaseitas divine est donc de la même famille que les perfections d’incorruptibilité et d’immatérialité. Celles-ci permettent une certaine intellection de l’essence divine « sub privatione », note Siger. Le terme n’est pas heureux : nous avons dit déjà pourquoi cette théologie apophatique héritée du néoplatonisme et cultivée avec prédilection par les Pères grecs—surtout le Pseudo-Denys C )—devait être qualifiée de «voie négative» plutôt que privative Mais aucun doute n’est permis sur l’intention de Siger, qui prend certainement ici le terme privatif comme synonyme de négatif. Les censeurs ont-ils voulu simplement dénoncer l’équivoque de cette terminologie? Il est plus probable que ces adversaires de la théologie négative ont voulu réprouver le terme négatif aussi bien que le terme privatif.

Sur la science divine

12. Q u o d a l i u s e s t i n t e l l e c t u s in r a t i o n e s e c u n d u m q u o d D e u s

INTELLIGIT SE ET ALIA.— ErROR QUIA, LICET SIT ALIA RATIO INTELLIGENDI,

NON TAMEN ALIUS INTELLECTUS SECUNDUM RATIONEM (149; 6, 45).

1. A l’auteur de cette proposition selon laquelle il y aurait une différence de raison {in ratione) entre l’intelligence {intellectus) que Dieu a de lui-même et celle qu’il a des créatures, les censeurs rétorquent : sans doute, le fondement de l’intellection {ratio intelligendi) est dif­férent selon que Dieu se connaît et connaît les créatures, puisque l’objet intelligé est différent, mais il ne saurait y avoir une différence, même conceptuelle, d’intelligence.

2. Distinguer, au plan conceptuel, l’intelligence que Dieu a de lui- même et celle qu’il a des créatures ne semble pas de nature à com­promettre l’orthodoxie. Peut-être même est-il permis d’aller plus loin et d’estimer qu’il y a une mystérieuse distinction réelle entre la con­naissance nécessaire que Dieu a de lui-même et la connaissance contin­gente qu’il a du monde contingent (i).

3. Source non identifiée.

(«) Ed. B. Ba z à n (1974), p. 72, 1. 61-64.C) Cf. Hiérarchie Céleste, II, 3; P.G., III, 141. Dionysiaca, II (1950), 753-765.

Voir aussi le début et le chapitre 7 du D e divinis no minibus.(®) Cf. supra, n. 1.( ) Cf. F. V an Steen b er g h en , Connaissance divine e t liberté humaine (1971), p. 65.

ARTICLE 13 37

13. Q u o d D e u s n o n c o g n o s c i t a l i a a s e (3; 6, 3).

1. Le sens de la proposition est clair : Dieu ne connaît pas les créa­tures. C’est l’élargissement de la thèse d’Aristote, pour qui le Premier M oteur ne connaît que lui-même.

2. L’hérésie est manifeste : selon le christianisme. Dieu connaît par­faitement tout ce qu’il cause. C’est la condition évidente de la doctrine de la providence.

3. Cette proposition vise sans doute Siger de Brabant^). À deux reprises, il cite le passage célèbre de la Métaphysique (XII, 9, 1074 b 33-34) : «La Cause première n’intellige rien d’autre qu’elle-même». Mais fait-il sienne la thèse du Philosophe? Une première fois, dans les Q. in tertium de anima, se demandant si une Intelligence peut en intelliger une autre (q. 17), il répond qu’une Intelligence en intellige une autre par un retour réflexif sur les relations de sa propre substance avec cette Intelligence. À l’appui de cette doctrine il invoque la Méta­physique d’Aristote ( ).

Dans son De intellectu, Nifo résume une longue démonstration de Siger tendant à prouver que notre intellect connaît Dieu; au cours de cet exposé, Siger fait appel à la thèse d’Aristote : les Intelligences ne sont pas connues par Dieu, car le Premier n’intellige rien d’autre que soi-même : « nihil intelligit extra se » (3).

Est-ce à dire que, selon Siger, le Premier n’a pas la connaissance de ses créatures? Le P. Mandonnet le croyait, estimant que, pour lui, Dieu « n’étant pas la cause efficiente du monde inférieur, il ne saurait en avoir ni la connaissance, ni l’administration providentielle » (‘‘). Interprétation doublement erronée. D ’abord, Siger a toujours enseigné la doctrine de la création (5). Ensuite, il attribue à Dieu la connaissance du monde créé ; s’il est vrai que, pour lui. Dieu « ne connaît pas les

(1) C’est l’opinion de É . G il so n , History o f Christian Philosopy ... (1955), p. 729, n. 54, et de H. N a r d o n e dans St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 62.

(2) «Intelligentia quidquid intelligit, intelligit per rationem intelligendi suam substantiam. Et hoc sentit Aristoteles in hoc tertio, cum dicit : in separatis a materia, idem est sciens et scitum, et in undecimo Metaphysicae, ubi dicit : Prima Causa aliud a se non intelligiD> (ed. B. Ba z à n (1972), p. 63, I. 77-81).

(3) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 22.{*) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. I (1911), p. 168.(®) Cf. Q. in tertium de anima, ed. B. B a z â n (1972), p. 64, 1. 93-97 (q. 17); Impos-

sibilia, I, ed. B. B a z â n (1974), p. 72-73, 1. 52-60, 65-75; De anima intellectiva, V, ed. B. Ba z â n (1972), p. 93-95, 1. 54-108; Q. in Metaphysicam, ed. C. A. G raiff (1948), Introd., 7-8, p. 11-25; III, 8, p. 98-103; III, 12, p. 108-112; Q. super librumdecausis, ed. A. M arla sca (1972), q. 12, p. 63-76; q. 34, p. 130-133; q. 55, p. 186-188.

Page 18: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

38 SU R LA SCIENCE D IVIN E

choses en elles-mêmes, dans leurs raisons propres, il les connaît en lui-même, par sa propre substance. Les choses ne font pas en Dieu l’objet d ’une autre connaissance que la connaissance qu’il a de lui- même, laquelle est sa propre substance » (®). La doctrine est fréquente dans l’œuvre de SigerC^). Le texte des Q. in tertium de anima où la proposition suspecte intervient est d’ailleurs explicite : ce qu’une Intel­ligence intellige—et Dieu est Intelligence—, elle l’intellige en intelligeant sa propre substance (s). Ainsi Dieu connaît toutes ses créatures par la saisie immédiate de sa propre causalité sur elles. Il faut donc inter­préter avec prudence le passage suspect du De intellectu. Même en adm ettant que le résumé de Nifo reflète exactement l’exposé de Siger, cet appel au texte d’Aristote fait figure d’argument ad hominem adressé à des partisans inconditionnés du Philosophe. Mais cet argument n’exprime pas la pensée constante de l’auteur (®).

14. Q u OD D eUS n o n POTEST IMMEDIATE COGNOSCERE CONTINGENTIA NISI PER PARTICULAREM CAUSAM ET PROXIMAM (56; 6, 28).

1. D ’après la philosophie naturelle inspirée d’Aristote, tout effet produit ici-bas est le résultat de l’intervention d’une série de causes subordonnées : Dieu, le moteur d’une sphère céleste, la sphère correspondante et les causes sublunaires. Tant qu’il s’agit de causes nécessaires ou déterminées, la connaissance divine des elfets ne fait pas difficulté. Mais le contingent pose un problème particulier lorsqu’il s’agit du contingent au sens strict : l’acte libre, qui n’est pas prédéterminé dans ses causes, et tout ce qui en dépend.

(*) J. J. Dutn, La doctrine de la providence ... (1954), p. 327. À ce sujet, voir aussi F. V a n Steen b er g h en , M aître Siger de Brabant (1977), p. 316.

(’) Q- in Metaphysicam, ed. C. A. G ra iff (1948), p .71, 1. 29-35; de même. De necessitate et contingentia causarum, ed. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 41-42, 1. 5 sv.; également Q. super librum de causis (q. 43), ed. A. M a rlasca (1972), p. 154 sv. M . D u in , dans La doctrine de la providence ..., p. 326 sv., renvoie aussi aux Q. in Physicam (II, 17) du Clm 9559 (fol. 18-44), aux Q. in Metaphysicam de Cambrai 486, (fol. 60), aux Q. in libros Meteororum du Clm 9559, (fol. 52 sv.) et aux Q. in Physicam de Paris 16.297 (fol. 72-73), mais l’authenticité sigérienne de ces œuvres n’est pas établie de façon sûre. Cf. B. Ba z â n , La noétique de Siger de Brabant ... (1971), p. 179-202.

(®) Cf. supra, note 2.(®) Voir à ce sujet J. J. D u in , La doctrine de la providence ..., p. 327 sv.; dans

son ouvrage Sigieri di Brabante ... (1945), p. 53, note 3, B. N a r d i signale que cette proposition 13, identique à la proposition 11 du syllabus du 10 décembre 1270, ne peut être considérée non plus comme un écho de l’authentique doctrine d’Averroès.

ARTICLES 14 ET 15 39

Pour Aristote, un tel acte n’est pas connaissable d’avance. La pro­position 14 pourrait viser une thèse apparentée à celle d’Aristote et longuement exposée à l’article 15.

2. Une tradition presque constante issue de S. Augustin attribue à Dieu la connaissance éternelle—donc a priori—des actes libres des créatures. Cette thèse a été contestée ( ), mais il n’est pas surprenant que les censeurs de 1277 prennent à leur compte la doctrine traditionnelle de la prescience. Cette doctrine n’est pas un article de foi.

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Le P. M andonnet reconnaissait en elle la doctrine du De necessitate et contingentia causarum (désigné désormais De necessitate) de Siger (2). En un certain sens, il pourrait avoir raison, car, on va le voir en étudiant la proposition 15, Siger subit fortement, dans cette œuvre, l’influence d’Aristote niant la connaissance du futur contingent. Mais, d’autre part, il est certain que, s’il y a exposé secundum intentionem philoso- phorum la doctrine de la création par intermédiaires, il ne l’a pas reprise à son compte (s). De plus, selon lui. Dieu connaît immédiatement tout ce qui est (4), La proposition 14 ne saurait donc correspondre adéquate­ment à son enseignement.

15. Q u o d C a u sa pr im a n o n habet scientiam fu tur o r um co ntin- GENTiuM. Prim a ra tio , q u ia f u t u r a co nting entia su n t n o n en tia . Se c u n d a , q uia f u t u r a c o n t in g en t ia su n t p a r tic u l a r ia ; D eus autem co g no scit v irtute intellec tiva , q uae n o n potest particulare

COGNOSCERE. U nDE, SI NON ESSET SENSUS, FORTE INTELLECTUS NON DISTINGUERET INTER SOCRATEM ET P lATONEM, LICET DISTINGUERET INTER HOMINEM ET ASINUM. T eRTIA EST ORDO CAUSAE AD CAUSATUM;pr aescientia enim d iv in a est c a u sa necessaria praescitorum . Q uarta

EST ORDO SCIENTIAE AD SCITUM; QUAMVIS ENIM SCIENTIA NON SIT CAUSA scm , EX QUO TAMEN SCITUR, DETERMINATUR AD ALTERAM PARTEM c o n t r a d ic t io n s; et h o c MULTO MAGIS IN SCIENTIA DIVINA, QUAM

NOSTRA (42; 6, 14).

1. L’enjeu de cette proposition est la prescience divine des futurs contingents. Celle-ci est niée pour quatre raisons :

( ) Cf. F. V a n St e en b er g h en , Connaissance divine et liberté humaine (1971).(2) P. M a n d o n n e t , Siger ... t. 1 (1911), p. 168, note 3. É. G ilson {History o f

Christian Philosophy ..., 1955, p. 729) et H. N ardo n e {St. Thomas Aquinas ..., 1963, p. 62) attribuent aussi cette proposition à Siger de Brabant.

(3) Cf. ci-dessous, notice relative à l’article 16, p. 43-45.(-*) Cf. supra, p. 37-38.

Page 19: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

40 SU R LA SCIENCE DIVIN E

1) Les futurs contingents n’existent pas.2) Ce sont des particuliers. Or Dieu connaît par une virtus intellectiva

qui, comme toute virtus intellectiva, ne peut connaître les particuliers. Sans l’aide de la connaissance sensible, notre intellect ne pourrait peut-être pas distinguer entre Socrate et Platon, qui sont des particuliers, bien qu’il distinguerait entre un homme et un âne, essences universelles.

3) Si Dieu connaissait les futurs contingents, ceux-ci seraient néces­saires, car la science divine est la cause des créatures.

4) Enfin, si Dieu connaissait d’avance les futurs contingents, ces futurs seraient déterminés : du fait qu’un objet est connu, il est déterminé. Or les propositions relatives aux futurs contingents ne sont ni vraies ni fausses, selon l’enseignement d’Aristote (0- Elles ne peuvent donc être déterminées dans un sens plutôt que dans l’autre. Dès lors les futurs contingents comme tels ne peuvent être connus, même de Dieu.

2. La négation de la prescience divine des futurs contingents est- elle hérétique? Elle va certainement à contre-courant de presque toute la tradition de la théologie latine depuis S. Augustin, lequel y voit un corollaire de l’immutabilité et de la transcendance divines. Mais on a montré récemment que cette doctrine n’a jamais été définie comme révélée et, par conséquent, comme article de foi (2).

3. Aucun texte n’a pu être découvert où l’on retrouve, exposés à la suite, les quatre arguments de l’article 15. Mais, si aucune mention n ’y est faite de la connaissance par Dieu des particuliers, second argu­ment de l’article censuré, les trois autres sont clairement exposés par l’auteur inconnu du commentaire à la Physique (II, 16) de Paris, Nat. lat. 16297, fol. 73'’ (3) :

Non ens in sua non entitate cognosci non potest. Sed futurum contingens non ens est. Ergo non potest cognosci in se, sed tantum in suis causis. Sed non habet causas determinatas. Ergo non potest determinate sciri fore.

0 ) De interpretatione, 9 (18 a 33 - b 5).O Cf. F. Van Steen berg h en , Connaissance divine et liberté humaine (1971), p. 49-50;

H. Bo u rg eo is, Revoir nos idées sur Dieu (1975), p. 62-74.La prescience a été présentée par Vatican I comme un aspect de la providence :

«Omnia enim nuda et aperta sunt oculis eius (Hebr. 4, 13), ea etiam quae libéra crea- turarum actione futura sunt» (D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... , 1963, n° 3003; ancien 1784). La négation de la prescience est aussi rangée parmi les «erreurs théologiques» par l’encyclique Humani generis de Pie XII (12 août 1950). Cf. ibid., n“ 3890 (ancien 2317). Mais aucun de ces deux documents ne définit la doctrine traditionnelle comme article de foi.

(®) M. Duin attribue ce commentaire à Siger de Brabant, mais M. Bazân émet des réserves sur cette attribution. Cf. B. Ba z â n , La noétique ... (1971), p. 191.

ARTICLE 15 41

Deus sciendo se, scit alia a se. Scit autem alia a se, cum sit eorum causa, sicut est causa eorum. Si ergo scit de aliquo quoniam erit, huius sic est causa. Si autem huiusmodi est causa quoniam erit, necessario erit. Ergo cum contin- gentia non potest stare quod sciât quoniam erit.

Nihil potest sciri nisi verum. Cum igitur in futuris contingentibus non sit verum dicere quoniam hoc erit, nec quoniam hoc non erit, nullo modo sciri poterit ( ).

Quelle est, au juste, la portée de ces objections? Elles sont intro­duites pour marquer la difficulté qu’il y a à affirmer que le Premier connaît le futur contingent, non seulement dans sa cause, mais aussi dans sa réalité présente {in sua praesentialitate). Car, s’il est faux de dire que Dieu connaît une réalité contingente future comme existant actuellement, il est tout aussi difficile d’admettre qu’il sait de façon déterminée quel futur contingent arrivera et quand il arrivera (^). Com­ment, en effet, prétendre que le futur contingent peut être connu en lui-même, alors qu’il est encore non-être? Dira-t-on qu’il est connu dans ses causes? Mais pour qu’il soit contingent, celles-ci doivent être indéterminées. Une connaissance déterminée du futur contingent est donc impossible. En outre, la science divine, qui est cause des créatures, entraîne la nécessité des effets qu’elle sait devoir se réaliser. Donc ce que Dieu connaît éternellement ne peut être contingent. Enfin, rien ne peut être connu que le vrai. Mais d’un futur contingent on ne peut affirmer ni la vérité, ni la fausseté. Il ne peut donc être connu.

Ces objections sont-elles acceptées par l’auteur? On pourrait le penser, puisqu’il introduit un bref plaidoyer en faveur d’une innovatio dans la science divine, reconnue par ailleurs éternelle et invariable (®). C’est peut-être ce qui a donné le change aux censeurs. Pourtant l’exposé tourne court et l’auteur conclut : quoi qu’il en soit, il faut tenir que la Cause première connaît le futur tel qu’il est futur; or le contingent est

('*) Cf. J. J. DtriN, La doctrine de la providence ... (1954), p. 63-64, 1. 26-38.(5) «Cum dicitur quod Primum cognoscit futurum contingens antequam sit, non

solum in sua causa, sed in sua praesentialitate, si intelligitur quod cognoscit ipsum esse, falsum est; si quod cognoscit quod ipsum futurum erit, ita quod determinate sciât de futuro contingenti quae pars eveniet, sicut etiam determinatum erit quando erit, arguitur contra ...» {ibid., p. 63, 1. 21-26).

(«) «Cum ergo scientia Dei, (quamquam) sit aetema et invariabilis, non tamen oportet quod omne quod scit, semper scivit; sed, secundum quod huiusmodi scientiam contingit esse aliquorum scitorum, bene est innovatio, quia potest esse aliquorum, quorum prius non fuit. Propter hoc etiam, si scit hoc cum praesens est, non oportet quod semper hoc in sua praesentialitate prius fuerit a Deo scitum, quia nec verum erat aut non» (ibid., p. 64, 1. 39-45).

Page 20: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

42 SU R LA SCIENCE DIVINE

futur de telle sorte qu’il peut être ou ne pas être. Ainsi la science du Premier ne supprime pas la contingence des événements contingents (’).

L’auteur, on le voit, maintient finalement la thèse de la prescience, sans doute parce qu’il croit y reconnaître une doctrine de foi. Il n’y a aucune raison de douter de sa sincérité et on ne peut donc mettre à son compte la doctrine censurée par l’article 15.

Dans son ouvrage sur Siger de Brabant, le P. M andonnet a écrit : « pour notre averroïste, Dieu n’a ni la connaissance, ni la providence des contingents » (8), Il appuyait son assertion sur un passage quelque peu énigmatique, il est vrai, du De necessitate, où l’on retrouve le quatrième argument de la proposition censurée :

... dicendum est de aliquo futuro contingenti, quod non est provisum et prae- intellectum a Deo ipsum fore, cum nihil sit provisum a Deo et praeintellectum nisi quod est verum. Nunc autem, sicut vult Aristoteles in libro Periher- meneias, quamquam navale bellum fore vel non fore sit verum, non tamen divisim contingit alterum vere dicere. Si enim navale bellum fore esset verum, tune navale bellum fore esset necessarium, ut ibidem pertractatur. Aut si graviter sonat in auribus aliquorum, quod non sit hoc praeintellectum a Deo, tune dicendum, sicut prius dictum est, quod cum hoc ipsum, quod est a fore, in Deo non habeat intellectum, nisi qui est ipsius substantiae divinae et ipsa substantia divina, etiam talis intellectus ipsius a quod fiet, qui est eius in alio quodam immutabili, quamquam quod a fiet sit mutabile, nullam imponit necessitatem ipsi a ad eventum (»).

Quelle est la position de Siger dans ce passage? Ce texte fait suite à un exposé dans lequel il a critiqué la pensée de certains maîtres {quidam) qui, estimant que Dieu connaît toutes choses dans leurs raisons propres, détruisent systématiquement la contingence (^°). Cela, Siger ne peut l’admettre. La thèse principale du De necessitate est, en effet, la défense d’une certaine contingence, laquelle lui paraît être sauvegardée unique­ment si la connaissance divine n’a d’autre objet immédiat que sa propre essence. De cette approche du problème dérive la réponse de Siger.

Selon M. Duin, la première partie du texte cité ci-dessus pourrait bien être seulement la critique de ces quidam pour qui Dieu connaît les futurs contingents dans leurs raisons propres : pour sauvegarder la

«Quidquid sit de hoc, tamen tenendum est quod Causa Prima scit futurum sicut futurum; contingens autem sic est futurum, quod potest esse et non esse, et sic scientia Primi rebus contingentibus contingentiam non tollit» {ibid., p. 64,1. 45-49).

(®) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 165.(®) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 42, 1. 11-25.(10) Ibid., p. 40-41,1. 86-104.

ARTICLES 15 ET 16 43

contingence des futurs, on serait acculé à dire que Dieu ne les connaît pas, si Dieu connaît les choses dans leurs raisons propres.

L’interprétation que propose M. Duin est peut-être ingénieuse, mais il est difficile de la concilier avec le texte dans sa teneur littérale. Il semble bien que Siger a été séduit réellement par la thèse d’Aristote, mais se rendant compte que la soutenir ouvertement ferait scandale, il a proposé sa seconde solution. Échappatoire purement verbale?

Ainsi, au moins une fois, Siger semble avoir adopté la thèse aris­totélicienne condamnée par la censure, contrairement à ce qu’il fait dans ses autres œuvres, où il tente de concilier la prescience divine et une certaine contingence (i^).

Sur la volonté et la puissance divines

16. Q u o d P r im a C a u s a e s t c a u s a o m n iu m r e m o tis s im a .— E r r o r ,

SI INTELLIGATUR ITA, QUOD NON PROPINQUISSIMA (190; 6, 46).

1. Selon cette proposition, la Cause première est la plus éloignée de toutes. Erreur, remarquent les censeurs, si l’on exclut par là que Dieu est en même temps la cause la plus proche. On vise manifestement la doctrine néoplatonicienne de la création par intermédiaires.

2. L’incompatibiUté de cette doctrine avec le christianisme est

(11) Dans les Q. in Physicam (ed. A. Z im m er m a n n , 1974), à la q. 9 : Utrum aliquid sit a casu et fortuna, au terme du 4® videtur quod non, qui tire argument de la prescience divine contre la contingence, Siger soulève le problème suivant : «qualiter stat praescientia Dei cum futuro contingenti» (p. 163, 1. 33-34). Il prend position au terme d’un bref status quaestionis, qui lui permet d’écarter la solution de S. Thomas, et il conclut : « D eu s non tantum scit quod futurum eveniet, sed qualiter» (p. 167, 1. 73-74).

De même, dans ses Q. in Metaphysicam (VI, 9), Siger défend la contingence du futur et la prescience divine, mais cette fois, il admet comme Thomas d’Aquin que futura ... cernit Deus tamquam praesentia (J. J. Duin , La doctrine de la providence . .., 1954, p. 99-111).

M. Duin attribuait aussi à Siger la paternité de deux séries de Q. in Physicam du Clm 9559 (fol. 2-14 et fol. 18-44), où la contingence et la prescience sont simul­tanément défendues. (Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ..., p. 335-336). Mais les discussions relatives à l’auteur de ces textes ont abouti à attribuer la première série à Boèce de Dacie et à tenir la seconde comme l’œuvre d’un auteur inconnu. Voir à ce sujet, pour la première série, R. H issette, Boèce de Dacie et les Questions sur la Physique du Clm 9559 (1972); pour la seconde B. Ba z à n , La noétique ... (1971), p. 181-191. Les textes de ces questions ont été édités respectivement parG. Sa jô (1974) et Ph. D elhaye (1941).

Page 21: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

44 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

évidente, car la pensée chrétienne ne peut admettre que Dieu délègue à des intermédiaires le pouvoir de créer (i).

3. Dans sa formulation littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Cependant plusieurs textes attestent que l’idée exprimée était familière à Siger de Brabant.

Ainsi la première partie du De necessitate brosse un tableau de la hiérarchie des causes, depuis la Cause première jusqu’aux causes particulières inférieures, en passant par la première Intelligence, les autres Intelligences, les sphères célestes et les corps célestes. C’est en raison de ces causes intermédiaires, dont les dernières, les corps célestes, sont rendues impedibiles du fait de l’indisposition de la matière, que l’exercice de la causalité créatrice du Premier, causa omnium remotis- sima, est conciliable avec une certaine contingence in inferioribus (2).

La même doctrine de la remotio de la Cause première est exposée dans le commentaire à la Métaphysique (V, 9) : un effet qui ne se produit que rarement est dit fortuit {casualis) si on le réfère à la cause prochaine (proxima), non à la Cause première, « remota per multa media» (3). Abordant plus loin la question : Utrum accidens habeat causam per se (VI, 6), Siger propose la même doctrine ; la cause prochaine de Vens per accidens est elle-même une cause per accidens\ mais sa cause loin­taine est une cause per se : c’est la Cause première, « non tamen pro- pinqua sed remota » (4).

En tout ceci, la parenté des expressions de Siger avec la proposition des censeurs est évidente. Mais reprend-il à son compte cette doctrine néoplatonicienne de la remotio de la Cause première? Déjà en 1942, M. Van Steenberghen a mis une sourdine aux affirmations catégoriques du P. Mandonnet, en rappelant les hésitations de Siger dans les Q. naturales de Lisbonne : au problème Utrum immédiate passent causari plura a Causa prima, i\ répond : «quid autem dicendum sit de quaestione,

( 0 Cf. C. T r e s m o n ta n t , La métaphysique du Christianisme ... (1964), p . 105-132.( ) Cf. J. J. D uin , La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-24.(3) Ed. C. A . G r a iff (1948), p . 297, 1. (28) - (36).('*) «Dico ad hoc quod, cum effectus universaliter habeat proportionari suae

causae, ens per accidens non habet aliquam causam per se, sed solum per accidens, causam inquam propinquam, qua posita necesse est poni effectum; quod dico propter Causam primam quae non est causa per accidens, sed per se, non tamen propinqua sed remoia, qua posita non necesse est poni effectum accidentem». Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 94, 1. 97-103. Cette question con­servée dans le ms. de Cambridge, Peterhouse 152, fol. 91'^ , est absente dans les deux recensions publiées par C. A . G r a i f f (1948).

ARTICLES 16 ET 17 45

sub dubio relinquamus»(^)? Mais déjà dans les Q. in tertium de anima, Siger affirme que toutes les Intelligences sont les effets immédiats du Premier (®). Dès lors on sera porté à croire avec M. Duin que jamais le maître ès arts n’a repris à son compte la thèse néoplatonicienne de la remotio causae primae{^). Dans la première partie du De necessitate, son intention est d’exposer la doctrine des philosophes; tout ce qu’il y dit, est dit secundum intentionem philosophorum (8). N ’est-ce pas aussi ce qu’il a voulu dans ses commentaires sur la Métaphysique, où son insistance à marquer la différence entre la via Aristotelis et la via fidei atteste qu’ « on ne peut ... sans preuves identifier la pensée des philo­sophes avec celle de Siger »(®)? Mais cette distinction semble avoir échappé aux censeurs.

17, Q u o d im p o ss ib ile s im p l i c i t e r n o n p o t e s t f i e r i a D e o , v e l ab

AGENTE ALIO.— ErROR SI DE IMPOSSIBILI SECUNDUM NATURAM INTELLIGA-

TUR (147; 6, 44).

1. Ce qui est impossible simpliciter ne peut être réalisé ni par Dieu, ni par aucun agent, affirme la proposition condamnée. C’est une erreur, estiment les censeurs, si l’on identifie l’impossible simpliciter avec l’impossible secundum naturam. Les deux notions, en effet, ne sont pas identiques. Est impossible simpliciter ce qui est impossible par l’exclusion mutuelle des termes impliqués dans la définition : par exemple, un cercle carré; est impossible secundum naturam, ce qui est contraire aux lois habituelles de la nature : par exemple, la résur­rection d’un mort. L’impossible secundum naturam n’est impossible qu’à l’agent dont l’action est elle-même réglée par les lois de la nature. Si quelqu’un en est affranchi, il peut réaliser cet « impossible ». Ainsi

(5) Ed. B. B a z â n (1974), p. 113, 1. 19-20. Cf. F . V a n Steen berg h en , S /ger .. . . t. 2 (1942), p. 611-612; P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 137 sv.

(8) « Omnes (intelligentiae) ex aequo respiciunt Primam Causam sicut causam earum » (ed. B. Ba z â n , 1972, p. 64, 1. 94-95). Voir aussi, B. Ba z â n , La noétique...(1971), p. 439-440.

(’) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 395 sv.(®) Aussi, écrit M. Duin, ne peut-on s’attendre à y trouver les thèses contraires

du croyant ou une réfutation des arguments des philosophes, mais on n’a pas non plus le droit d’attribuer à Siger lui-même les thèses qui y sont exposées ». Ibid., p. 408.

(*) Ibid., p. 400. Sur la différence entre la via philosophiae et la via fidei dans les commentaires sur la Métaphysique, voir les développements relatifs à III, 16, III, 19 et V, 10; ed. C. A. G ra iff , (1948), p. 141 sv., 154-155, 302-305; aussi J.J. D u in , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 77-87.

Page 22: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

46 SUR LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

Dieu, puisque l’ordre universel des natures dépend de sa causalité toute-puissante.

2. C’est la confusion des deux « impossibles » que les censeurs veulent ici réprouver, car elle est manifestement inacceptable pour le christia­nisme, qui reconnaît la possibilité du miracle.

3. Dans l’anonyme d’A. Zimmermann, on peut lire :

Nec hoc arguit aliquam impotentiam in primo, si non possit facere illud quod est impossibile in se C).

Quel est cet impossibile in se auquel songe l’auteur? C’est une creatio nova immédiate. En effet, remarque-t-il, selon les philosophes, rien n’est nouveau sans un mouvement préalable. Or tout mouvement suppose un subjectum, lequel est exclu si l’on envisage un acte de création, puisque celle-ci marque l’avènement total d ’un être dans l’existence et ne peut être considérée comme une mutatio ad esse. Une creatio nova est donc impossible (2).

Mais cet impossible in se est-il impossible simpliciterl Apparemment oui, puisque, selon la communis conceptio philosophorum, cet impossible échappe à la toute-puissance de Dieu. Et cependant, par ailleurs, l’auteur affirme que, selon la vérité, il est au pouvoir de la Voluntas antiqua prima de causer une creatio nova (3). Ce qui revient à dire que l’impossible dont il s’agit est impossible secundum naturam. Alors qu’en est-il au juste?

On retrouve ici l’ambiguïté de la notion d’impossible, que les censeurs veulent précisément dissiper. Cette ambiguïté provient de l’ignorance

(1) Cf. A. Z im m erm ann , Ein Kommentar zur Physik ... (1968), p . 89, 1. 12-14.(®) Ibid., 1. 14-19 : «Nihil autem potest fieri de novo nisi per motum, qui de sua

ratione requirit subiectum. Creationem autem sic posuerunt philosophi, quod prima causa est causa eius, cuius est causa, immédiate absque transmutatione ad esse eius. Et talis factio est creatio, quam tamen philosophi posuerunt ab aeterno et sine motu».

Dans l’introduction de cette édition (p. xxxv, n. 52), M. Zimmermann publie un extrait de la question : Utrum aliquid possit fieri ex non ente de Vat. lat. 6758 (fol. ?rb-va) et Erfurt, Ampl. F. 349 (f. 8 1 ''i>). La parenté avec le texte cité ci-dessus et la ressemblance avec la proposition 17 doivent être soulignées : « Quantumcumque enim sit agens potens, transmutatio semper requirit subiectum. Unde si ipsum non possit aliquid facere per transmutationem ex aliquo, hoc non est propter diminu- tionem in ipso ... Ideo dicit Commentator : Primum non facere illud quod impos­sibile est fieri, non est agentis diminutio, immo hoc credere est error et deceptio. Unde nullus concederet quod Primum faceret simul contradictoria ».

Sur la distinction entre la notion de creatio et celle de transmutatio envisagée par ces textes, voir la notice relative à l’article 187, infra, p. 277-280.

(3) Ibid., p. 92, 1. 8 sv.

ARTICLE 17 47

par Aristote, de l’ordre de la surnature. Ne connaissant d’autre possibilité que celle qui est inscrite dans la nature, il a identifié impossible secundum naturam et impossible simpliciter ; ce qui contrevient aux lois de la nature est déclaré impossible et irréalisable pour tout agent, même pour le Premier. C’est une faiblesse dans sa doctrine, car, comme l’écrit S. Thomas, ce qui est impossible per se, c’est-à-dire selon la nature des choses, peut être possible pour Dieu, maître de la nature; on ne retiendra donc pour impossible simpliciter que le contradictoire (‘‘).

Or, même s’il se rallie finalement à la doctrine de la foi pour admettre, contrairement à Aristote, la possibilité d ’une creatio nova, l’auteur n’a pas cherché à lever l’ambiguïté qui pesait sur la notion d’impossible depuis le début de son exposé. Après les longs développements sur l’impossibilité simpliciter d’une creatio nova selon Aristote, il est regret­table qu’il n’ait pas contesté, comme philosophe, l’identification étabhe par le Stagirite entre impossible secundum naturam et impossible simpliciter.

Même ambiguïté dans le commentaire au Hvre I de la Physique, appartenant également à l’anonyme d’A. Zimmermann. La question 13 est ainsi formulée : Utrum accidens sit separabile. L’auteur répond :

D eus p o te s t om ne quod habet ratîonem p o ss ib ilis sim pliciter. Est autem possibile de aliquo solum quod non est contrarium suae rationi. Cum ergo non esse in subiecto s it contrarium ra tion i acciden tis, non habet rationem p o ssib ilis , se d im possib ilis con tradictionem im plicantis, cum ratio accidentis secundum Philosophum sit non tantum ut aptum natum sit esse in subiecto, sed ut sit in subiecto. Nec apparet aliqua, quae aliquando sunt in subiecto, aliquando exsistere sine subiecto, lumine rationis naturalis, licet per mira- culum credendum sit hoc posse fieri (s).

L’auteur reconnaît finalement la possibilité du miracle, en l’occurrence la possibilité pour un accident d’exister sans substance. Mais le miracle réalise-t-il l’impossible simpliciter qui implique contradiction? L’auteur se contente d’opposer brutalement la doctrine aristotéUcienne à l’en­seignement contraire de la foi. C’est une grave lacune dans cet exposé; on a l’impression que la foi tient pour possible ce que la raison philo­sophique repousse comme absolument impossible. Cela n’a pu que heurter les censeurs (®).

(•*) Cf. T homas A q u in a s , Summa theologiae, I», q. 25, a. 4, ad 1. (5) Cf. A . Z im m erm ann , Ein Kommentar ... (1968), p. 25, 1. 3-11. (®) Voir aussi la notice relative aux articles 196-199, p. 287-290.

Page 23: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

48 SUR LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

Si l’on peut regretter que les exposés étudiés ci-dessus n ’aient pas pris suffisamment de distance vis-à-vis de l’enseignement du Philosophe, Siger de Brabant, dans ses Q. in Metaphysicam, n’hésite pas à critiquer le Stagirite.

Ainsi, lorsqu’il s’agit de savoir Utrum omne ingenitum sit sempiternum (III, 15). Selon Aristote, il est impossible {impossibile de sé) à un agent de donner l’existence à une créature post non ens purum duratione temporali, car pour qu’une créature vienne à l’existence, il faut, outre la potentia agentis, une potentia materiae ad suum esse. C’est pourquoi une creatio nova, ex nihilo, est impossible simpliciter (’).

Mais, remarque Siger, quod illud quod non habet potentiam materiae est impossible simpliciter et partant, non potest esse ex sola potentia agentis, c’est ce qu’il faudrait démontrer ! Et cela, personne ne l’a fait. On peut donc s’en remettre à la doctrine de la foi (»).

Les versions parallèles de ce texte dans les manuscrits de Paris 16297 et Munich, Clm 9559 abondent dans le même sens, en soulignant plus fortement encore la réticence de Siger à suivre le Stagirite :

Licet enim B non habeat potentiam ad esse, potentiam quidem materiae, non sequitur tamen quod sit non ens simpliciter et omnino; quia licet non sit potentia materiae ad esse, est tamen potentia agentis, et ex hac potentia agentis habet quod non sit non ens simpliciter (®).

Rencontrant plus loin (III, 16) le problème de la possibihté pour Dieu de créer un effet immédiat nouveau, il expose en détail la position d’Aristote :

Diceret Aristoteles quod Deum velle ab aeterno nunc primo producere mundum vel aliquem effectum immédiate, est velle incompossibilia ( °).

Mais ici encore, Siger marque nettement ses distances vis-à-vis de l’enseignement du Stagirite : l’argument qui sert de nerf à la démon-

O Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 75-76,1. 31 sv. (recension de Cambridge, Peterhouse 152, fol. 62''»).

(8) Ibid., p. 76-77, 1. 75 sv.(®) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 137-138, 1. (98) - (102); il s’agit de la version de

Paris; celle de Munich est publiée en parallèle. Mais certaines questions ne sont connues que par une seule version. Ainsi la q. III, 18 : « Utrum ex non ente ponere aliquid fieri ab aliquo agente sit contradictoria facere », se lit seulement dans le texte de Munich (ibid. p. 153-154). Siger y développe la même doctrine que précédemment, avec le même sens critique à l'endroit d’Aristote.

(“ ) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 80,1. 97-100 (recension de Cambridge, Peterhouse 152, fol. 62^“).

ARTICLES 17 ET 18 49

stration d’Aristote n’est pas une proposition nécessaire (“ ); il ne peut donc être question d’impossible simpliciter. Bien au contraire :

etsi mirabile sit Agens Primum ab aeterno existera quantum ad totum unde est causa mundi vel alicuius novi effectus, non existente effectu illo ab aeterno, non tamen impossibile ( ),

On peut donc croire (credere) sans inconvénient que le monde est l’effet immédiat de Dieu et a commencé ( 3),

Ainsi l’attitude de Siger est ferme et constante. Il se rallie à la doctrine de la foi, mais en outre il montre qu’on ne peut identifier l’impossible in se à l’impossible simpliciter. Pourtant le maître ès arts n’a pas été à l’abri de tout soupçon, puisque, dans le manuscrit de Munich, les passages que nous venons d’étudier ont été en partie raturés par de gros traits d ’encre qui rendent la lecture impossible ( ). Le maître brabançon aurait-il été visé par l’article 17? Peut-être, mais son enseignement ne méritait pas d’être condamné ( ®).

18. Q u o d id q u o d de se d e te r m in a tu r , u t D eus, vel semper ag it , VEL n u m q u a m ; et q u o d m ulta su n t aeterna (52; 6, 24).

1. Ce qui est « déterminé par soi » et n’est aucunement déterminable par autre chose que soi, est immuable. C’est le statut ontologique de Dieu. Un être immuable ou bien cause toujours, ou bien jamais.

(11) Ibid., p. 80, 1. 110-115.(12) Ibid., p. 81, 1. 43-45.(13) Ibid., p. 81, 1. 46-49. Sur tout ceci voir aussi les versions parallèles de Paris

et Munich, ed. C. A. G r a iff (1948), p. 141 sv; aussi p. 154-156 {Munich).(i“) Cf. C. A. G r a iff , p. 137 sv.(1®) Dans son commentaire à la Physique, Boèce de Dacie se demande si un infini

est possible {Utrum infinitum sit possibile, III, 23). Il rencontre cette objection : un infini ne peut exister et «nullum agens potest facere illud quod impossibile est fieri» (ed. Sa jô , 1974, p. 292 ,1 . 13-14). L’objection est acceptée par Boèce : Dieu ne pourrait réaliser un infini, qu’il s’agisse d’un infini extemive, intensive, ou secundum dura- tionem circurnscripta conservatione Dei. D ’ailleurs, « nec hoc significat aliquam impotentiam in Deo, quia potentia non diminuitur nisi ex remotione alicuius eorum ad quae se extendebat [in] potentia. Unde quod agens non posset facere illud quod non potest fieri non significat aliquam impotentiam » {ibid., p. 294. 1. 75-78).

Ces affirmations peuvent manifestement être rapprochées de l’article 17. Il est certain cependant qu’on ne peut soupçonner Boèce d’avoir confondu l’impossible selon la nature avec l’impossible simpliciter, car les trois cas d’impossibilité dont il s’agit ici ressortissent manifestement à l’impossibilité simpliciter. La doctrine exposée par Boèce est donc parfaitement orthodoxe.

Page 24: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

50 SUR LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

Or Dieu cause, puisque le monde existe. Il cause donc toujours. C’est pourquoi il existe de multiples réalités éternelles.

2. Le nerf de cette proposition est évidemment une fausse conception de l’immutabilité divine •. on l’envisage ici d’une manière grossière, qui, excluant les libres initiatives de Dieu, est incompatible avec la pensée chrétienne ( ).

3. Les censeurs pourraient bien viser le De necessitate de Siger de Brabant, dont la première partie expose la conception néoplatonicienne de l’émanation, oii la Cause première est présentée comme la cause immédiate et nécessaire (au sens de nécessitante) de la première Intelligence (2). Mais Siger propose cette conception secundum inten- tionem philosophorum. Il ne la prend pas à son compte. Lorsqu’il exprime sa pensée personnelle, il s’incline devant le mystère de la liberté divine et juge, comme philosophe, que la thèse opposée n’est pas métaphysiquement certaine (3),

19. Q u o d po tentia a c tiv a q uae potest esse sine o peratio ne , est

POTENTIAE PASSIVAE PERMIXTA.— E rROR, SI INTELLIGATUR DE QUACUMQUE OPERATIONE (68; 6 , 40).

1. Si une puissance active peut exister sans qu’une opération en procède, c’est qu’elle est conjuguée à une puissance passive. On entrevoit les conséquences d’une telle proposition pour la puissance divine : on est acculé à un dilemme : si l’on reconnaît que la puissance divine est purement active, on déclare son opération nécessaire et on compromet la contingence du monde créé; si l’on veut sauver la contingence, il faut reconnaître que la puissance divine n’est pas purement active.

Les censeurs ne parient pas de la puissance divine, mais il n’est pas douteux qu’ils y ont pensé en ajoutant que la proposition était erronée si on y envisageait n’importe quelle opération (^.

2. Selon la doctrine chrétienne, Dieu est acte pur et sa causalité

0 ) Cf.DENZiNGER-ScHÔNMETZER, Enchiridion ... (1963) 3002 et 3025 (anciens 1783 et 1805).

(2) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-20, I. 27-47; voir aussi P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 163, note 2.

(®) Cf. Q. in tertium de anima, éd. B. Ba zà n (1972), p. 6-7, 1. 64-85; Q. sur la Métaphysique, III, 19, ed. C. A. G r a iff (1948), p. 154-156.

Q-) Cf. R a y m u n d u s L u l l u s , Déclarâtio Raymundi cap. 68, ed. O. K eic h e r (1909), p. 151-152; voir aussi, C. d u P lessis d ’A r g en tr é , Collectio judiciorum ... (1724), p. 206.

ARTICLES 19 ET 20 51

exclut évidemment toute passivité. Mais elle est en même temps souverai­nement libre : Dieu peut créer ou ne pas créer (-).

3. Source non identifiée, si l’on s’en tient à la teneur littérale de l’article.

20. Q u o d D e u m n e c e s s e e s t f a c e r e q u id q u id im m ed ia te f i t ab

IPSO.— ErROR, SIVE INTELLIGATUR DE NECESSITATE COACTIONIS, QUIA

TOLLIT LIBERTATEM, SIVE DE NECESSITATE IMMUTABILITATIS, QUIA PONIT

IMPOTENTIAM ALITER FACIENDI (53; 6 , 25).

1. Cette proposition affirme la nécessité, pour Dieu, de créer son effet immédiat. Mais l’action divine ne saurait être soumise ni à une nécessité de coaction, parce que celle-ci mine la liberté, ni à une nécessité inhérente à l’immutabilité, parce que celle-ci supposerait l’impossibilité pour Dieu d’agir autrement.

2. C’est évidemment la doctrine chrétienne de la liberté créatrice que les censeurs entendent sauvegarder. Elle est contestée par la proposition condamnée, qui exprime un des caractères de la doctrine néoplatonicienne de l’émanation et exclut les libres initiatives de Dieu, ce qui est contraire à la foi (i).

3. Ce caractère nécessaire de la création est exposé plusieurs fois par Siger de Brabant, plus précisément dans les Q. in Metaphysicam et le De necessitate.

Dans le De necessitate, il développe cette doctrine :

Causa Prima, totius esse causa, est causa primae intelligentiae per se, immediata, necessaria, et qua posita simul et ponitur causatum eius primum(2).

(2) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°s 3002 et 3025 (anciens 1783 et 1805).

( ) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 3002 et 3025 (anciens 1783 et 1805); voir aussi C. T r esm o n ta n t , La métaphysique du Christianisme ... (1964), p. 133-154.

(2) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-20, 1. 29-32. La doctrine du De necessitate est en concordance parfaite avec celle de plusieurs écrits anonymes ou dont l’attribution à Siger est douteuse, notamment la question : Utrum omnia eveniant de necessitate (Paris, Nat. lat. 16089, fol. 37’ ' ), la Q. super VI° Metaphysicae de Budapest, Musée Nat. Hongrois, lat. medii aevi 104 (fol. 7''a-8^a) et les Q. in Physicam de Vat. lat. 6758 (fol. 13''‘’'' ). Sur tout ceci voir respectivement,O. A r g er a m i, La cuestiôn «.D e aeternitate m undi» ... (1972-1973), p. 187-188; G. Sa jô , Appendice au De mundi aeternitate de Boèce de Dacie (1954), p. 126, 1. 97-98; Ch. J. E r m a tin g er , Additional questions ... dans Didascaliae (1961), p. 115- 116. Sur la question d’authenticité on complétera ces études par les indications de Ch. H . L o h r , M édiéval Latin Aristotle Commentaries (1973), p. 133-134, n° 12, et A . Z im m erm a n n , Ein Kommentar zur Physik ... (1968), p. xxx-xxxvii.

Page 25: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

52 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

Selon ces quelques lignes, la Cause première dont dépend tout ce qui existe, est la cause per se, immédiate et nécessaire de la première Intelligence. Mais quand il est dit que la Cause première est cause nécessaire, la liberté créatrice de Dieu est-elle réellement compromise? L ’expression cause nécessaire peut avoir plusieurs sens. Au sens strict, elle désigne la cause indispensable, sine qua non d’un effet; elle peut signifier aussi la cause non impedibilis; enfin la cause non contingente dans sa causalité ou la cause non libre. Le contexte semble indiquer que les trois sens sont visés conjointement dans l’exposé de la doctrine de l’émanation qu’on lit au début du De necessitate Ainsi comprise, la doctrine exposée par Siger exclut certainement la liberté de la cause créatrice. D ’où la réaction des censeurs. Mais Siger déclare, à deux reprises, qu’il expose seulement l’« intentionem philosophorum » (“*).

Dans son commentaire sur la Métaphysique (III, 16), il écrit :

secimdum Aristotelem agens per naturam et secundum voluntatem, cum est in dispositione in qua effectum natus est causare, necesse est causare ipsum; cum ergo ab aeterno fuit haec causa tota in eadem dispositione, effectus erit aeternus; quare etc. ... Sed tune accidit dubitatio utrum Deus posset velle quod eius effectus immédiate inciperet aliquando recipere esse ab eo. Dico quod Aristoteles diceret quod implicarentur contradictoria ...(s).

Cette doctrine est en concordance parfaite avec la proposition con­damnée. Mais peut-on la mettre au compte de Siger?

Remarquons d’abord son souci de souligner qu’il expose la pensée d’Aristote. Ensuite, il prend résolument ses distances vis-à-vis du principe qui sert de nerf à l’argumentation du Stagirite : il n’est pas

(®) Notre interprétation s’écarte donc de celle de M. Duin, pour qui «l’expression de Siger cause nécessaire ne doit pas être prise comme le contraire de cause libre, mais comme le contraire de cause contingente, susceptible d’empêchement, donc comme cause excluant la contingence de son effet. Si la liberté de la Cause première est exclue, ce n’est pas parce qu’elle est ‘cause nécessaire’ de son e ffe t-c e qui, d’après Siger, n’exclut que la contingence de l’effet - , mais parce que la cause une fois posée, se pose aussi son effet. Toute discussion nous semble écartée par le texte de Siger lui-même : E st etiam eius causa necessaria eo quod causa per se, cui non potest accidere impedimentum nec causai per mediam causam impedibilem, est causa necessaria sui effectus. Ce n’est pas ici que la liberté créatrice est en cause ». Cf. J. J. D u in , La doc­trine de la providence ... (1954), p. 366-367, note 55.

('’) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence p. 19, 1. 28-29; p. 20, 1. 32.(®) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 143-144, 1. 46-58; la version reproduite ici est

celle de Munich, Clm 9559; voir la version parallèle de Paris, Nat. lat. 16297, ibid., p. 143, 1. (16)-(20), et celle de Cambridge, Peterhouse 152 (J. J. D u in , La doctrine de la providence ..., p. 78, 1. 52-57).

ARTICLES 20 ET 21 53

démontré qu’une cause suffisante produit nécessairement son effet (®). Enfin, Siger constate que l’enseignement de la foi chrétienne va en sens contraire et reconnaît qu’il est légitime de l’invoquer pour refuser de suivre Aristote ( ),

Dans ces conditions, le commentaire à la Métaphysique ne peut être invoqué pour justifier la condamnation de l’article 20,

21. Q u o d a v o l u n t a t e a n t i q u a n o n p o t e s t n o v u m p r o c e d e r e

ABSQUE t r a n s m u t a t io n e p r a e c e d e n t e (39; 6, 13).

1. Manifestement inspirée par la philosophie d’Aristote, cette pro­position affirme qu’aucun effet nouveau ne peut procéder de la volonté éternelle de Dieu {a voluntate antiqua), sans que celle-ci soit affectée par un changement préalable. Mais ce changement est-il conciliable avec l’immutabilité divine? Il est sous-entendu que non et, dès lors, l’éternité de la création paraît être affirmée.

2. Position incompatible avec le christianisme, car elle prétend fonder sur une conception grossière de l’immutabilité divine la thèse réprouvée de l’éternité du monde ( ).

3. La proposition condamnée pourrait avoir été inspirée par Siger de Brabant et l’anonyme d’A. Zimmermann.

Dans ses Q. in tertium de anima, se demandant si l’intellect est éternel ou a eu un commencement dans le temps (q. 2), Siger expose la doctrine d’Aristote :

Dicit enim Aristoteles in principio octavi {Physicorum) quod omne agens faciens de nova est transmutatum. Si ergo Prima Causa aliquid facit de novo, oportet quod sua voluntas sit nova et quod transmutetur. Sed sua voluntas est sua actio. Oporteret ergo quod sua actio esset nova et transmutaretur, si aliquid faceret de novo. Et propterea, cum hoc sit inconveniens, propter hoc ipse dicit mundum esse aeternum. Et praecipue verum est illud, scilicet

(«) Cf. la version de Paris, Nat. lat. 16297, ed. C. A. G r a iff , p. 143,1. (16)-(20), et celle de Cambridge, Peterhouse 152, ed. J. J. D u in , p. 80, 1. 10-15. La version de Munich, Clm 9559 ne développe cette idée qu’en traitant la question III, 19, ed. C. A. G r a iff , p. 154,1. 12-15.

(7) Cf. Paris, Nat. lat. 16297, éd. citée, p. 144, 1. (24)-(31); Cambridge, Peterhouse 152, éd. ci^e, p. 81, 1. 46-49; Munich, Clm 9559 (III, 19), éd. citée, p. 154-155,1.18-22.

(1) Cf. C. DU P lessis d ’A r g e n t r é , Collectio judiciorum ... (1724), p. 205; voir aussi R a y m u n d u s L u ll u s , Declaratio ... , cap. 38, ed. O. K eich er (1909), p. 138. Sur cette fausse conception de l’immutabilité divine, voir la notice relative à l’article 18, p. 50. Enfin sur l’opposition de l’Église catholique à la thèse d’un monde éternel, cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n°® 3002 et 3890 (anciens 1783 et 2317).

Page 26: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

54 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

« omne agens aliquid formons de novo est transmutatum », in eis quae non fiunt ex aliquo 0 .

Siger constate ici que l’affirmation aristotélicienne de l’éternité du monde et de l’intellect repose sur l’axiome : « omne agens aliquid formans de novo est transm utatum », qui rappelle évidemment les termes de l’article 21 : « a voluntate antiqua non potest novum procedere absque transmutatione praecedente ». Le philosophe brabançon reprend- il à son compte cette doctrine? II fait remarquer que la position d’Aristote sur l’éternité du monde n’est pas nécessaire, même si, du point de vue philosophique, elle est plus probable que celle de S. Au­gustin, car la nature propre de l’intellect requiert (exigit) qu’il soit un effet éternel. La solution de la question dépend en définitive de la forma voluntatis Primi, que nul ne connaît et à laquelle le principe aristotélicien ne s’applique pas (3). Siger ne prend donc pas à son compte l’erreur visée par l’article 21. Mais en affirmant que la nature de l’intellect exige son existence éternelle, il considère la création temporelle de l’intellect comme miraculeuse, puisqu’elle impliquerait une dérogation aux lois de la nature.

Au cours de son commentaire au livre VIII de la Physique, l’anonyme d’A. Zimmermann affirme, en traitant la question de l’éternité du monde et du temps :

Productio rerum primaria in nulle habuit causam nisi in Primo. Si ergo non fuit causa ut essent res ex eo ab aeterno, tune non fuit ab aeterno in dispositione illa, in qua natae essent res inveniri ex eo. Ergo mutabatur ab ilia dispositione ad illam, in qua nata erat res producere ('*).

La doctrine est nette : si la création n’est pas éternelle. Dieu lui- même est soumis au changement. Or il est immuable : « Voluntas autem

(2) Ed. B. Ba z à n (1972), p. 6, L 53-63.(®) Ibid., p. 8, L 100-105 : « cum enim dicitur : omne factum ab agente de novo,

factum est ab agente transmutato, dicendum quod illud verum est, si illud factum de novo sit factum ab agente quod non agat forma suae voluntatis. Sed quia non est ita hic, quia intellectus est factus ab agente quod agit secundum formam suae voluntatis, tune non oportet quod sit factum ab agente transmutato ». Ce refus d’appliquer à la volonté divine l’adage omne factum ab agente de novo, factum est ab agente transmutato est aussi invoqué par Boèce de Dacie pour réfuter l’argument auquel l’article 21 fait écho. Cf. De aeternitate mundi, ed. N . G . G r een -P edersen (1976), p. 364, 1. 797-800. Voir à ce sujet P. M ic h a u d -Q u a n t in , La double-vérité ... (1956), p. 181. note 28.

{*) Cf. A. Z im m er m a n n , Ein Kommentar ... (1968), p. 90, 1.5-9.

ARTICLES 21 ET 22 55

divina antiqua est, quia aeterna et non nova » ( ). Une création nouvelle est donc impossible (®).

Mais cet exposé, qui rappelle singulièrement la teneur de l’article 21, exprime-t-il la pensée personnelle de l’auteur? Il ne semble pas. Rien d’autre en tout ceci qu’un cours approfondi sur la philosophie aristoté­licienne, dont l’auteur se désolidarise en terminant, pour affirmer que, selon la vérité, la volonté éternelle de Dieu peut produire sans intermé­diaire une création nouvelle, laquelle ne présuppose aucun changement en Dieu (’). Ici encore, c’est exactement la thèse contraire de celle condamnée par la censure.

22. Q u o d D e u s n o n p o t e s t e s se c a u s a n o v i f a c t i , n e c p o t e s t

ALIQUID DE NOVO PRODUCERE (48; 6, 20).

1. Comme le précédent, cet article dénie à Dieu le pouvoir de créer un effet nouveau. Ce qui revient à affirmer l’éternité du monde.

2. L’incompatibiHté de la thèse avec la pensée chrétienne est mani­feste (1).

3. Telle qu’elle est ici formulée, la thèse n’a pas été retrouvée. Mais les textes contemporains de la condamnation affirment fréquemment que Dieu « immédiate non potest esse causa novi facti, nec potest aliquid de novo producere». Affirmation qui ressortit à la doctrine néoplatoni­cienne de la création des êtres par intermédiaires, sanctionnée explicite­ment par l’article 67, dont les sources sont étudiées ci-après (2).

(®) Ibid., 1. 14-15.(®) Ibid., 1. 13 sv. Une création nouvelle immédiatement produite par la Cause

première est présentée ici comme une impossibilité simpliciter selon Aristote. Voir à ce sujet les développements relatifs à l’article 17 (supra, p. 45-49).

0 Ibid., p. 92, 1. 8-18 : «D icendum est autem secundum veritatem, quod voluntas antiqua prima est talis de sua ratione, quod nata est producere novum efifectum immediate, non mediante aliquo novo praefacto. Unde ex huiusmodi voluntate antiqua diversimode se habet res, ut nunc sit et non sit prius, quia de sua ratione talem habet ad esse effectus habitudinem. Ab aeterno enim voluit prima voluntas, ut elfectus novus ab ea procederet. Cum ergo arguit Aristoteles contra hoc, quod res natae sunt diversimode se habere ex differenti causa, dicendum quod hoc non est verum in prima voluntate. Ipsa enim talis est de sua natura, quod immobilis manens potuit efFectum novum producere. Talis enim erat forma suae voluntatis ».

( ) Cf. supra, p. 53, n. 1.(2) Cf. infra, p, 120-128. Dans son Siger de Brabant (t. 1, 1911, p. 163, n. 2), le

P. M a n d o n n e t a signalé la parenté de la proposition 22 avec le De necessitate et les Impossibilia. Toutefois la doctrine exposée dans ces écrits n’est pas précisément que Dieu ne cause aucun effet nouveau, mais qu’il ne le fait pas immediate. En outre, Siger y expose les vues des philosophes, sans les faire siennes. La proposition

Page 27: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

56 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

23. Q u o d D eus n o n potest ir r eg ula riter , id est, alio m odo

QUAM MOVET, MOVERE ALIQUID, QUIA IN EO NON EST DIVERSITAS VOLUN-TATis (50; 6, 22).

1. Selon cette proposition, parce qu’il n’y a pas de diversité dans le vouloir divin, la motion exercée par celui-ci doit être d’une régularité absolue. Explicitons cette thèse : Dieu ne peut avoir aucune initiative nouvelle sur le monde, qu’il meut de manière uniforme depuis toujours.

2. Cette doctrine exclut toute initiative divine au cours de la durée temporelle. L’opposition au christianisme est évidente, car la doctrine chrétienne de la providence implique d’innombrables interventions de Dieu dans le temps : création des âmes humaines, don de la grâce par les sacrements, miracles, etc. (i).

3. Sans qu’il y ait correspondance étroite dans la formulation comme telle, la proposition condamnée n’est pas sans rappeler l’exposé de l’anonyme de Zimmermann, qui explique la doctrine des philosophes, pour lesquels une création nouvelle est impossible, en raison de l’immuta- tabilité absolue de la nature et de la volonté divines :

Existante ab aeterno causa unde debet esse effectus, et habente ab aeterno causa unde debet esse causa, videtur quod effectus debeat esse aeternus. Sic est in proposito, cum causa prima sit penitus invariabilis semper eodem modo se habens et secundum naturam suam et voluntatem, quae in ea sunt idem (2).

Cette doctrine, remarque l’auteur, est celle d’Aristote (3). Elle est cependant erronée, car en vérité, tout en restant immobile, la volonté divine peut produire un effet nouveau (‘‘). La thèse condamnée ne répond donc certainement pas à la pensée personnelle de l’auteur.

En commentant le De anima (I, 13), l’anonyme de Giele affirme :

a motore primo alicuius motus nulla contingit quies quia motori primo nulla accidit diversitas, nam iam non esset motor primus.

22 est également attribuée à Siger par É. G ilso n dans son H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729, ainsi que par H. N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 62. Aucune justification n’est apportée.

( ) Cf. D e n z in g e r -Sch ô n m etzer , Enchiridion ... (1963); n°® 3002 et 3025 (anciens 1783 et 1805).

( ) Cf. A. Z im m erm ann , Ein Kommentar ... (1968), p. 89,1. 24-28. M . Zimmermann lit ab aeterno causatum, ce qui rend la phrase inintelligible.

(3) Ibid., p. 90, 1. 13-21.(■*) Ibid., p. 92, 1. 8-18. Voir le texte supra, p. 55, note 7. La réaction de l’auteur

est tout à fait semblable à celle de Siger de Brabant dans les Q. in tertium de anima et à celle de Boèce de Dacie dans le De aeternitate mundi : cf. supra, p. 54, note 3.

ARTICLES 23 ET 24 57

( . . . ) T u dicis : in m otu m otoris prim i nu lla debet accidere quies, conced o , quia talis m otus in m otibus prim us est et n on potest esse term inatus (^).

Sorties de leur contexte, ces lignes font penser à l’article 23 : le premier moteur d’un mouvement quelconque ne peut connaître aucune interruption dans sa motion, sinon il ne serait plus le premier moteur. Il est peu probable cependant que ces remarques aient inspiré la censure, car elles apparaissent dans l’exposé d’une question assez « innocente » : l’âme peut-elle être cause du repos du corps : utrum anima sit causa quietis.

24. Q u o d D e u s e s t a e t e r n u s in a g e n d o e t in m o v e n d o , s i c u t in

ESSENDO; a l it e r AB ALIO DETERMINARETUR, QUOD ESSET PRIUS ILLO

(51; 6, 23).

1. L’article invoque l’impossibilité, pour Dieu, d’être déterminé par un autre être qui lui serait antérieur, pour affirmer l’éternité de l’agir et de la motion en Dieu, aussi bien que de l’être divin.

2. Cette proposition est parfaitement conforme à l’enseignement traditionnel de la théologie catholique : l’éternité de l’action et de la motion divines y est considérée comme le corollaire de l’immutabilité. Aussi est-il surprenant de la voir condamner ( ). On peut conjecturer que les censeurs ne visaient pas précisément la thèse ici exprimée, mais les conséquences que certains en tiraient quant à l’éternité de l’effet de Dieu (2).

3. Les conséquences de l’éternité divine selon les vues des philosophes païens n’ont pas échappé à Siger de Brabant. Ainsi, dans le De aeternitate mundi, il conclut de l’éternité de la cause à l’éternité de l’effet :

quia enim prim um m oven s et agens sem per est actu, non prius potestate aliquid quam actu, sequitur q u od sem per m oveat et agat, quaecum que non m ediante m otu facit, secundum philosophas. Ex ho c autem quod semper est movens et agens, sequitur quod nulla species entis ad actum procedit, quin priuspraecesserit ... (3).

(5) Cf. M. G iele ..., Trois commentaires ... (1971), p. 52, 1. 7-10, 25-26; voir aussi M. G iele , Un commentaire ... (1971), p. 39, 1. 10-13; 28-30.

(1) On peut se demander si cette conception traditionnelle de l’immutabilité et* de l’éternité divines ne doit pas être revue et nuancée. Mais cette question paraît étrangère aux controverses qui ont abouti au décret de 1277. Cf. F. Va n Steen- b er g h en . Connaissance divine e t liberté humaine (1971).

(®) Voir, à ce sujet, l’article 41, qui invoque l’immutabilité divine pour affirmer l’éternité des Intelligences. Infra, p. 78-82.

(3) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 131, 1. 77-82.

Page 28: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

58 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

Le même enseignement est dispensé dans les Q. in Metaphysicam (III, 27) ;

si Primum Principium esset potentia, cum non habeat aliquod prius quod educat ipsum de potentia, tune oporteret (Graiff : oportet) vel quod non esset, vei quod materia iret per se ad formam. Sed in XII“ adducit pro testimonio quod Primum Principium semper agit, quia nisi semper ageret, videtur ei quod esset in potentia, quia agens quod non semper agit est in potentia, et ideo ponit Primum Principium semper agens C"*).

Selon ce passage, Dieu est cause et exerce sa motion éternellement. M ais quel est l’effet de cette action éternelle? C’est un monde où les espèces sont éternelles, l’espèce humaine y comprise ;

si nos attendamus ad ipsam totam speciem, non ad aliquid ipsius, non est dicere quod homo sic consideratus sit in potentia secundum quod actus dividitur contra potentiam, quia species humana semper est{^).

Les Q. super librum de causis répètent la même doctrine (q. 3) :

quia Primum essendi Principium est actus punis, ita quod in ipso prius non fuit potentia ad dispositionem et naturam illam secundum quam debet esse movens, quam actu eam habeat, hinc est quod propter eius talem naturam semper est movens, utpote quia actus purus (6).

Ainsi donc, parce que Dieu est acte pur, il doit toujours mouvoir. Et que meut-il? Premier moteur et cause ultime dans la série des causes, il exerce sa motion sur un monde où, selon Aristote, les causes univoques, à l’intérieur d’une même espèce, s’enchaînent éternellement :

dicendum quod in causis moventibus ordinatis secundum accidens secundum Aristotelem bene est procédere in infinitum, ut homo ab homine et ille ab alio, et sic in infinitum : sic accidit ut Socrates generetur ex infinitis hominibus praecedentibus; et non secundum Aristotelem est hoc possibile, sed neces- sarium (’).

En tous ces textes, l’éternité de la motion et de l’agir divins est appuyée, non pas sur l’aséité divine comme telle, mais, ce qui revient au même, sur Vactualitas pura de Dieu. Cela, les censeurs l’admettaient

('*) Ed. C. A . G ra iff (1948), p . 181, I. 79-85.(») Ibid., p. 179, 1. 35-38.(8) Ed. A. M a rla sca (1972), p . 45 ,1 . 103-107.

C) Ibid., p. 44-45, I. 93-97. Même doctrine à la q. 54, ibid., p. 185-186, 1. 27-33 ; « . . . dicendum est quod, quia causa prima infinitae virtutis (est) in m ovendo per tempus infinitum secundum sententiam Aristotelis, ideo nec exit aliquid de potentia ad actum, sic quod non prius fuerit idem secundum speciem, non numéro idem; si enim ex ipso procederet aliquid quod non ante processisset, vult Aristoteles duodecimo M etaphysicae quod in motore primo potentia secundum aliquid actum praecederet ».

ARTICLES 24 ET 25 59

autant que Siger. Là cependant s’arrête leur accord, car l’éternité du monde, qu’on a prétendu tirer de cet agir éternel de Dieu, est une des thèses qu’ils entendaient combattre (*).

Mais Siger reconnaissait-il personnellement l’éternité de Veffet produit par la motion et l’agir divins? Rien ne permet de le penser. Au contraire, il semble qu’il a voulu seulement expliquer et commenter la doctrine des philosophes. Dans le De aeternitate mundi, l’exposé qu’il a fait secundum philosophas se termine par cette remarque :

haec autem dicimus opinionem Philosophi recitando, non ea asserendo tamquam vera (®).

Le passage invoqué relatif à la Métaphysique n’est manifestement qu’une présentation des doctrines d’Aristote et M. Duin a bien établi qu’« on ne peut ... sans autres preuves identifier la pensée des philo­sophes avec celle de Siger Enfin dans l’extrait cité du commentaire au Liber de causis, il a pris bien soin de préciser que c’est selon Aristote qu’une succession éternelle de causes univoques est nécessaire (“ ).

Résumons. Il est possible que l’enseignement de Siger ait provoqué la censure de l’article 24, mais cet article n’a en lui-même rien de suspect. Quant au corollaire hétérodoxe qui semble visé implicitement, il ne répond pas à la pensée personnelle du maître ès arts.

25. D e u s e s t i n f i n i t a e v i r t u t i s , n o n q u ia f a c i t a l iq u i d d e n i h i l o ,

SED q u ia CONTINUAT MOTUM INFINITUM (62; 6, 34).

1. Dieu a une puissance (active) infinie, dit la proposition. Jusque- là les censeurs sont d’accord. Mais le sens donné à cette affirmation les heurte : pour les théologiens, la puissance infinie de Dieu se révèle dans la creatio ex nihilo, car il y a « distance» infinie du non-être à l’être; pour les disciples d’Aristote, la puissance infinie est le pouvoir de causer un mouvement perpétuel. Allusion manifeste à la conception aristotélicienne du Premier Moteur, qui n’est pas créateur, mais cause éternellement le mouvement perpétuel des sphères en attirant à lui les Intelligences supérieures ( ).

(8) Cf. les articles 83-92.(9) Ed. B. BazAn , p. 132, 1. 85-86.( ‘*) Cf. J. J. Dx;in, La doctrine de la providence ... (1954), p. 400.( ) Dans l’autre passage cité du commentaire au De causis (supra, note 7), Siger

note que la Cause première meut per tempus infinitum secundum sententiam Aris­totelis.

(1) A ristote , Metaph. XI (K), 6 (1062 b 24-25); XII, 7 (1072 b 2-4); aussi Physic. I, 8 (191 b 23 sv.).

Page 29: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

6 0 SU R LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

2. L’opposition entre les deux conceptions est évidente : selon la doctrine chrétienne, la puissance infinie est la puissance de créer; son effet n ’est pas éternel.

3. Aucun texte n’a pu être retrouvé où apparaisse cette proposition.B. Nardi a voulu la mettre à l’actif de Siger en interprétant un vague témoignage de Jean de Jandun. Voici son raisonnement (^).

La condamnation de 1277 atteste que des maîtres parisiens accep­taient l’interprétation d’Averroès relative à l’activité du Premier Moteur. Qui étaient ces maîtres? En abordant ces problèmes dans ses Q. super Averrois sermonem de substantia orbis (q. 12), Jean de Jandun parle de magni viri in philosophia qui s’opposent à la vérité de la foi catholique en suivant Aristote et surtout Averroès. Jandun ne peut viser Thomas d’Aquin, qui rejette sur ce point la doctrine du Stagirite. Il s’agit donc d’averroïstes. Or vir magnus in philosophia est un titre décerné à Siger. C’est donc de lui qu’il est ici question. Le témoignage de Jean de Jandun est confirmé par Nifo : d’après \c De Primi Motoris infinitate, Siger avait suivi Averroès pour aflürmer, comme Jean de Baconthorp : «prim um Motorem esse universi mobilis celestis formam perficientem et non constitutam ». On peut donc penser que, sur la question de l’infinité de la virtus du Premier Moteur, Siger avait aussi suivi le Commentateur.

Que penser de cette démonstration? Il faut l’accueillir avec grande prudence. D ’abord parce qu’elle s’appuie sur la condamnation de 1277, dont l’autorité est sujette à caution. Ensuite parce qu’elle invoque des sources indirectes et non les textes de Siger. En outre, B. Nardi recourt au même raisonnement pour attribuer au maître brabançon la paternité de l’article 26 ; or cet article est difficilement conciliable avec la doctrine de Siger dans son commentaire au De cousis (3).

Concluons donc que, dans l’état actuel de nos connaissances, l’at­tribution de la proposition 25 à Siger de Brabant appelle des réserves.

26. Q u o d D e u s e s t i n f i n i t a e v i r t u t i s in d u r a t i o n e , n o n in

ACTIONE, QUIA TALIS INFINITAS NON EST NISI IN CORPORE INFINITO, SI ESSET (29; 6, 8).

1. L’article 26 reprend et précise la thèse de l’article 25 : c’est bien parce qu’elle cause un mouvement perpétuel (donc infini) que la puissance divine est dite infinie. La notion d’action infinie ne peut concerner

0 B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 51.(3) Cf. infra, notice relative à l’art. 26, p. 61-62.

ARTICLE 26 61

que les corps ; s’il existait un corps infini, son action serait infinie. On conteste donc implicitement qu’on puisse parler de « puissance infinie » à propos de l’agir divin lui-même (^.

2. L’opposition de cette doctrine à la pensée chrétienne est manifeste. Pour le christianisme, en effet. Dieu ne produit pas d’effets éternels; mais il est, pour reprendre l’expression d’Alessandro Achillini, « infiniti vigoris in essendo et operando, in tempore et actione » (‘).

3. L’arrière-fond doctrinal de la proposition 26 est évidemment la physique aristotélicienne. Pour le Stagirite, écrit B. Nardi, Dieu est essentiellement le Premier M oteur immobile de l’univers; l’univers, lui, est le mobile. Or l’univers est une sphère de rayon fini, ayant pour centre absolu la terre, et pour limite externe, le ciel des étoiles fixes. Fini dans sa structure, le monde se meut selon un mouvement fini en rapidité, mais infini en durée, puisque l’univers est éternel. L’intensité du mouvement de l’univers ne permet pas de déclarer infinie l’intensité de la virîus ou vigor avec laquelle le Premier Moteur meut le monde. Car, comme Averroès le dit expressément, il doit y avoir une proportion entre l’intensité de la vigueur du moteur et la rapidité du mobile; une action d’intensité infinie et de vigueur infinie ne peut être reçue dans un corps de grandeur finie (3). Si le Premier Moteur mouvait le ciel avec une virtus intensivement infinie, celui-ci devrait se mouvoir en un instant avec une rapidité infinie (‘*). La motion divine ne peut donc être que le déploiement d’une virtus finie (®).

Cette doctrine n’est pas inconnue de Siger de Brabant, qui lui con­sacre de longs développements dans ses Q. super librum de causis (q. 56). Il écrit :

Et idée dicitur aliter quod potentia Causae primae in movendo infinita est secundum durationem, non tamen secundiim vigorem. Nam infinitas suae virtutis accepta est ex motu infinito quem facit, sicut universaliter virtutes et potentiae accipiendae sunt ex effectibus, quia nobis magis manifesti; motus

0 ) C f. C . DU P le ss is d ’A r g e n t r é , Collectio judiciorurn ... (1724), p. 205.(2) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 52. Voir aussi T homas A q u in a s ,

Summa theologiae, I^, q. 25, a. 2; De potentia, q. 1, a. 2.(3) Cf. A verroes, Phys., VIII, comm. 79; De caelo, II, comm. 38-39, 63, 71;

Metaph. XII, 41; De substantia orbis, cap. 3.(“) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 50. Contrairement à ce qu’écrit

Nardi, les Pythagoriciens n’admettaient pas les conceptions cosmologiqucs d’Aristote : seuls dans l’antiquité, ils affirment que la Terre est une planète et qu’elle n’est pas au centre du monde. Cf. W. K. C. G u th r ie , A H istory o f Greek Philosophy, vol. 1 : The Earlier Presocratics and the Pythagoreans, 1962, p. 282 sv.

(5) Cf. A r isto te , Phys., VIII, 10, 266 a 29, 267 b 17 sv.

Page 30: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

62 SUR LA VOLONTÉ ET LA PUISSANCE DIVINES

autem eius, cum sit semper, concludit virtutem infinitam ad movendum in duratione; sed cum sit secundum determinatam velocitatem et in tempore infinito, in vigore virîutis causae primae infinitatem non videbitur arguere (®).

La ressemblance de ces lignes avec l’article 26 est très étroite. Mais reflètent-elles la pensée personnelle de Siger? La lecture de l’ensemble de la question montre aussitôt qu’il n’en est rien. En effet, au terme d’un status quaestionis qui lui a permis d’examiner les diverses opinions philosophiques sur le problème, il affirme avec conviction que la motion de la Cause première est d’une vigueur infinie : infiniti vigoris est in movendo quantum de se esti^). La thèse est amplement justifiée par Siger, qui ne manque pas d’insister (»). Dès lors on peut conclure que l’article 26 ne saurait avoir été inspiré, sinon à tort, par la doctrine des Q. super librum de causis. Siger aurait-il modifié, dans sa dernière œuvre, ses positions antérieures? On pourrait le penser, puisque Nifo présente Siger comme un adepte résolu de l’interprétation averroïste de la cosmologie d’Aristote («). Sur la base de ce témoignage, B. Nardi a même attribué à Siger la responsabilité de l’article 26 (i°). Mais Nifo avait-il bien lu Siger? On peut se poser la question puisque, B. Nardi lui-même l’a constaté, Nifo n’est pas toujours un intermédiaire fidèle (“ ).

Dans son commentaire sur la Physique, Boèce de Dacie rencontre, lui aussi, le problème de l’intensité de la vigor divine in actione. Il s’agit de savoir si à la substance convient de soi la partibilité ou l’infinité (I, 16 : Utrum substantiae de se conveniat partibilitas vel infinitas). Il semble que la substance est de soi infinie, en tout cas celle du Premier Principe, puisque sa puissance est infinie Oui, répond Boèce, la

C) Ed. A . M a rlasca (1972), p. 192, L 106-113. Le P. Marlasca a également suggéré de rapprocher de la proposition 26 un autre passage de la même question 56 (ibid., p. 190, 1. 54-57) : «quidam dicunt, ne contingat eis quod mobile primum sine tempore moveatur, quod in Causa prima non est infinitas virtutis neque finitas, cum finitas vel infinitas virtutis debeat contingere virtuti exsistenti in magnitudine ». Cf. A. M a r la sc a , Las « Quaestiones . . . » {1970), p. 299. Mais la parenté doctrinale de ces propos avec l’article condamné n’est pas évidente. Au contraire, on affirme ici que la virtus du Premier n’est ni finie ni infinie.

n Ed. A. M a rla sca (1972), p. 192, 1. 114-115.(«) Ibid., p. 192-194, 1. 137-138, 158-159, 180-185.(*) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 51.(1°) Ibid.(“ ) Ibid., p. 25, note 2; aussi p. 102.(1*) « ... potentia Primi Principii est infinita, quia Primum Principium movet per

infinitum tempus, quare substantia sua est infinita». Ed. G. Sajô (1974), p. 159, 1. 9-11.

ARTICLE 26 63

puissance divine est infinie, mais en durée, non in vigore (i^). H semble donc exclure résolument l’infinité de la virtus divine in actione. L’accep­tant seulement in duratione, il tombe sous les coups de la condamnation. Mais cet enseignement est-il le dernier mot de l’auteur sur la question? Le commentaire au livre III apporte à ce sujet toute la lumière souhaitée.

Boèce y soulève la question suivante (III, 23) : Utrum infinitum sit possibile. Dans sa réponse, il s’applique à montrer pourquoi il est impossible à la Cause première de produire un infini, qu’il s’agisse d’un infini extensive, intensive ou secundum durationem, circumscripta conservatione Dei. Pas d’infini extensive, parce que le corps dont il serait l’accident ne peut être que fini ( ). Pas davantage d’infini intensive, parce que celui-ci devrait être vigoris infiniti et que omne factum oportet esse finiti vigoris {^ ). Enfin, pas d’infini secundum durationem, circum­scripta conservatione Dei, parce que la puissance active de Dieu est la seule à être infinie et qu’un effet éternel non causé par Dieu exigerait que sa cause, elle-même causée par Dieu, soit d’une infinie puissance, ce qui est impossible ( ®).

Il convient d’insister sur les raisons ainsi invoquées, car, si elles soulignent que Dieu lui-même ne peut réaliser ce qui est impossible simpliciter (i^), elles affirment aussi très nettement que seule la virtus de la causalité divine est infinie ( ®). Non seulement parce qu’elle assure la durée éternelle du mouvement, mais aussi parce qu’elle est d’une vigor infinie ;

Est enim virtus quae facit durationem aeternam, qua non potest esse maior, et in nullo ente causato potest esse virtus infinita. Et virtus primi principii est infinita tamen vigore, quia si finita, tune ilia contingeret sumere virtutem maiorem (i ).

Ainsi Boèce enseigne nettement ici l’infinité de la vigor divine, en contradiction manifeste avec ce qu’il avait dit au livre I. Si ce premier enseignement a été visé par la censure, on n’a pas tenu compte de l’amendement substantiel apporté au livre III

(13) « ... dico quod infinita est in duratione, sed non in vigore : nullus effectus dicit infinitatem in vigore ». Ibid., p. 162, 1. 95-97.

(14) Ibid., p. 294, 1. 70-74; cf. aussi p. 302, 1. 150-151 (q. 28) et p. 305, 1. 83-84 (q. 30).

(15) Ibid., p. 294, 1. 79-82.(18) Ibid., 1. 90-102.(1 ) Cf. la notice relative à l’article 17, note 15, supra, p. 49.(18) Éd. citée, p. 294, I. 82-89; aussi p. 295, 1. 116-117.(19) Ibid., p. 294-295, 1. 96-100.(20) Traitant la question: « Utrum intellectus humanus sit corruptibilis » (III, 1),

Page 31: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

64 SU R LA CREATION D U M O N DE

Sur la création du monde

27. Q u o d P r im a C a u s a n o n p o s s e t * p l u r e s m u n d o s f a c e r e (34; 6, 9).

1. Dieu ne pourrait pas créer plusieurs mondes, affirme cette pro­position. Pourquoi? Aucune justification n’est donnée, mais il faut sans doute la chercher dans la conception grecque de l’univers. Ainsi, dans l’aristotélisme, le Premier M oteur unique est la clef de voûte de l’univers : en attirant tout à lui, il fait tourner les sphères et, sous leur influence, fait évoluer les espèces du monde sublunaire. De même dans le néoplatonisme, l’Un est le sommet d’une émanation nécessaire, qui ne peut être qu’unique. Il n’y a donc, pour les Grecs, qu’un seul cosmos, dont tous les composants sont solidaires et dépendent d’un seul Principe.

C’est précisément ce que rejette ici Tempier. Brisant le cadre fini où la pensée grecque avait enclos l’univers, il a voulu affirmer, en théologien respectueux de la toute-puissance divine, « qu’on ne pouvait interdire à Dieu, au nom des nécessités essentielles du monde grec alors tenu pour réel, de créer un ou plusieurs mondes de structure différente » (i),

2. Les censeurs ont donc jugé la proposition hétérodoxe parce

l’anonyme de F. Van Steenberghen rencontre l'objection suivante : l’intellect, dont la virtus est finie, doit aussi être d’une durée finie. Voici sa réponse, inspirée par l’enseignement d’Averroès : « Ad secundum respondet Commentator in D e substantia orbis : dicit enim quod aliquid potest esse infinitae virtutis, vel secundum extensionem, vel secundum vigorem, vel secundum durationem. Unde dicit quod omnia entia causata, finitae virtutis sunt secundum extensionem et vigorem, quia sunt deter- minata magnitudine et virtute; secundum durationem sunt aiiqua infinitae virtutis, ut substantiae separatae, et hoc in modo recipiendi; Primum autem infinitae virtutis est secundum durationem et vigorem; vult tamen Commentator primo Caeli et mundi quod non sit infinitae virtutis in vigore». Ed. F. V a n Steen b er g h en , dans M. G iele Trois commentaires 1971, p. 303, 1. 33-41). Ainsi, l’auteur s’appuie sur l’enseignement d’Averroès pour défendre l’incorruptibilité de l’intellect. Mais sur la question de l’intensité de la vigor divine, il se contente d’enregistrer une contradiction au moins apparente dans les œuvres du Commentateur. Rien ne permet de dire qu’il prenne position dans l’un ou l’autre sens.

Commentant le De anima, l’anonyme de Z . Kuksewicz oppose la doctrine de la foi selon laquelle Dieu est infinitiis in vigore à la position contraire des philosophes. Mais ce commentaire doit être situé selon toute vraisemblance après 1277. Cf. Z. K u k se w ic z , Un commentaire « averroïste » . . . (1964), p. 454 et 462-465.

* possetj Mandonnet ; potest.(^) É . G ilso n , La philosophie au moyen âge, 2® éd. (1944), p . 460.

ARTICLE 27 65

qu’elle limitait, à leurs yeux, la toute-puissance divine. On peut estimer qu’ils avaient raison, à ne considérer que la potentia Dei absoluta, bien que la thèse condamnée paraisse plus conforme à la potentia Dei ordinata. En effet, l’idée de la pluralité des mondes n’étant pas, en soi, contradictoire, il faut reconnaître à la toute-puissance divine le pouvoir théorique de la réaliser. Toutefois la considération de la sagesse divine incline plutôt à affirmer l’unité de son dessein providentiel et, dès lors, l’unicité de l’ordre créé.

3. En commentant le livre IV de la Physique, l’anonyme de Zimmer- mann a consacré tout un développement à la question de l’unicité du monde. Selon lui, de même qu’il est exclu que deux corps puissent se trouver simultanément au même endroit, ainsi il est impossible qu’un autre monde existe en dehors de celui que nous connaissons.

corpora plura non possunt esse simul, quia dimensionibus eorum hoc répugnât. Et sic non potest fieri extra mundum aliquod corpus, ubi prius nullum erat, nec potest esse alius mundus ab isto. Terra enim huiusmodi mundi moveretur ad medium alterius. Qui enim imaginatur alium mundum ab isto, non similem specie, nihil determinatum imaginatur. Si etiam esse(t) alius mundus ab isto, esset aliud caelum sive aliud mobile primum. Cum autem motor immediatus caeli ultimi moveat propter finem ut propter motorem simpliciter primum, et cum ille motor esse(t) alius in numéro, similis in specie, haberet materiam. Licet ergo mundus habeat formam in materia, quia tamen materiam suam totam habet ita, quod in alio materia non posset reperiri, non potest esse nisi unus numéro. Unde cum dicitur quod omne habens formam in materia aut est multa aut potest esse multa, verum est quantum est ex parte formae, non quantum ex parte materiae, cum tota fuerit occupata (2).

La doctrine exposée est exactement celle qui a été sanctionnée par la censure. Ce texte pourrait avoir été visé, bien que l’auteur semble se limiter à un simple exposé de la philosophie d’Aristote. Rien ne permet de penser qu’il admettait personnellement cette doctrine (3).

(2) Cf. A. Z im m erm ann , Ein Kommentar ... (1968), p. 78, 1. 16-31.(3) Boèce de Dacie parle à plusieurs reprises de l’unicité du monde, mais la

question de la possibilité pour Dieu de créer plusieurs mondes n’apparaît pas dans son œuvre. Cf. De summo bono, ed. N. G. G reen-P edersen (1976), p. 377, 1. 219-222; voir aussi Q. super libros Physicorum, ed. G. Sa jô (1974), III, 26, p. 300, 1. 72-89 et IV, 1, p. 319, 1. 87-88; de même, Q. de generatione et corruptione (I, 9), ed. G. Sajô

(1972), p. 21, 1. 144.Dans son ouvrage sur Siger (t. 1, 1911, p. 232), le P. M a n d o n n e t a rapproché

la proposition 27 de l’enseignement de Thomas d’Aquin. Plusieurs textes du saint docteur peuvent en effet être invoqués, qui plaident en faveur de l’unicité du monde. En plus des commentaires sur la Métaphysique (XII, lect. 12) et sur le De caelo et mundo (I, lect. 19), mentionnons le commentaire des Sentences (I, d. 37, q. 4, a. 3), le De potentia (q. 3, a. 16, ad 1), le Quodlibet 6 (q. 11, a. 1) et surtout la I Pars de

Page 32: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

66 SUR LA CRÉATION D U M ONDE

28. Q u OD AB UNO PRIMO AGENTE NON POTEST ESSE MULTITUDO EFFECTUUM (44; 6, 16).

1. Le sens de la proposition est clair : du Premier Agent unique ne peut procéder une multitude d’effets. C’est une variante du principe néoplatonicien : ab uno non procedit nisi unum.

2. La thèse est manifestement incompatible avec la doctrine chré­tienne, qui reconnaît en Dieu l’unique créateur de l’ordre des êtres finis (1).

3. La proposition pourrait avoir été reprise, non seulement au De necessitate de Siger de Brabant (comme l’a noté le P. M andonnet) (2), mais aussi aux nombreux passages où Siger et ses contemporains exposent la doctrine néoplatonicienne de l’émanation. Les textes principaux en sont analysés dans la notice relative à l’article 33, lequel précise que seul l’effet immédiat de la Cause première doit être unique ( ). C’est exactement la thèse du néoplatonisme. L’article 28 se borne à condamner le principe général, déjà présent chez Aristote : ab uno non procedit nisi unum (‘‘).

29. Q u o d P rim a Ca u sa posset pr o d u c er e effectum sibi aequalem , NISI tem peraret potentiam su am (26; 6, 5).

1. La Cause première pourrait produire un effet égal à elle-même

la Summa theologiae (q. 47, a. 3, corp. et ad 3), que Guillaume de la Mare dans ses Declarationes (ed. F. P elster , 1956, p. 15, § 11) a nommément rapprochée de l’article27. Mais, vu que le prologue de la condamnation attribue expressément les thèses condamnées à des artiens et que l’écrit de Guillaume de la Mare est postérieur à 1277, il est probable que S. Thomas n’a pas été visé directement par les censeurs; d’ailleurs l’argument cosmologique qui a heurté Guillaume de la Mare parle seulement d’impossibilité secundum naturam (voir le commentaire de Cajetan, dans S. T hom ae A q u in a tis Opéra omnia, ed. leon., t. 4, 1888, p. 489); quant aux autres arguments avancés par le saint docteur, dans la Somme de théologie notamment, s’ils affirment que la multiplicité des mondes répugne à la sagesse créatrice, ils ne la tiennent cepen­dant pas pour «impossible à Dieu, à ne regarder que sa puissance» (A .-D . Se r t il - LANGES, dans Sa in t T homas d ’A q u in , Somme de théologie. La création, I», q. 44-49, 1927, p. 215, n. 155; voir aussi p. 263-273.

0 ) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 3001-3003 et 3025 (anciens 1782-1784 et 1805).

(2) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 137, note 1.(3) Cf. infra, p. 70-72.(‘‘) C f A ristoteles , De generatione, II, 5 (332 a 27-29).

ARTICLES 29, 30, 31 67

si elle ne modérait sa puissance. Dieu pourrait donc, à ne considérer que sa puissance {de potentia absoluta), créer un autre Dieu ( ).

2. La thèse est parfaitement absurde. Elle répugne autant à la pensée chrétienne qu’à la saine raison, qui estiment contradictoire l’existence de deux êtres infinis.

3. Source non identifiée.

30. Q u o d P rim um n o n p o t e s t a l i u d a s e p r o d u c e r e , q u ia om n is

DIFFERENTIA QUAE EST INTER AGENS ET FACTUM, EST PER MATERIAM *

(55; 6, 27).

1. Toute différence entre la cause et l’effet suppose une matière commune, condition d’existence d’un effet distinct de la cause. Dès lors, le Premier ne peut produire un être différent de lui-même. Rien n’est donc créé par Dieu. Il est clair que le principe énoncé n’a de sens et de vérité que dans les cadres étroits de la causalité physique ou de l’action transitive.

2. L’incompatibilité de la thèse avec le christianisme est évidente ( ).3. Source non identifiée. Nous ne connaissons aucun auteur du

XIII® siècle qui ait défendu cette thèse grossièrement matérialiste.

31. Q u o d t r i a s u n t p r in c ip ia in c a e l e s t ib u s : s u b ie c tu m m o tu s

AETERNI, ANIMA CORPORIS CAELESTIS ET PRIMUM MOVENS UT DESIDERA­

TUM.— E r r o r e s t q u o a d d u o PRIMA (95; 11, 10).

1. Cette proposition reconnaît trois principes dans les réalités cé­lestes : le sujet du mouvement éternel (la sphère avec l’astre qu’elle porte), l’âme de la sphère et le Premier M oteur qui les meut comme objet d’amour. La thèse est erronée, notent les censeurs, en ce qui concerne les deux premiers principes. Pourquoi? Avant tout, sans doute.

(1) Cet article commenté par Raymond Lulle se lit : « quod prima causa non posset » etc. L’ardent adversaire des « errores Boetii et Sigeri » est ainsi amené à attribuer au philosophe visé par l’article 29 une thèse ahurissante : Dieu ne pourrait produire un effet égal à lui-même qu’en diminuant sa puissance; celle-ci étant identique à son être. Dieu diminuerait donc son être et le rendrait fini; il pourrait ainsi produire un autre être fini égal à lui-même. À cette thèse absurde, Lulle oppose la génération du Verbe, égal au Père, dans la Trinité. Cf. Declaratio Raymundi ..., ed. O. K eic h e r (1909), p. 129-130.

* Raymond Lulle remplace à tort materiam par naturam. Cf. R ay m undus L u l l u s , Declaratio ..., ed. O. K eich er (1909), p. 146.

(1) Cf. D en z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°» 3001-3003 et 3025 (anciens 1782-1784 et 1805).

Page 33: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

68 SUR LA CRÉATION D U M ONDE

parce qu’elle implique Véternité des corps célestes, donc l’éternité du monde. Probablement aussi parce qu’elle affirme leur animation par des âmes intellectives. La question de l’animation des sphères a été souvent débattue au moyen âge et beaucoup de théologiens étaient enclins à la rejeter ( ).

2. La thèse de l’éternité du monde contredit les données de la révélation biblique et l’enseignement constant du magistère de l’Église (2). Le caractère hétérodoxe de la croyance en l’animation des corps célestes est beaucoup moins évident, comme le prouvent les hésitations de théologiens aussi orthodoxes qu’Albert le Grand ou Thomas d’Aquin(3).

3. La source de cette proposition semble être la question 13 du commentaire au De causis de Siger de Brabant (Utrum caelum sit animatum). La double thèse de l’animation et de l’éternité des corps célestes y fait l’objet de longs développements, que les deux extraits suivants résument assez bien. Le premier, inspiré par le De substantia orbis d’Averroès, distingue explicitement les trois principes mentionnés par l’article; le second ajoute l’idée d’éternité des corps célestes :

non completur scientia caeli sine tribus quae sunt in caelo, videlicet corpore subiecto quod movetur, anima intelligente et appetente, et intelligentia nobili propter quam finaliter moventur (‘*).

semper intelligit corpus caeleste animatum propter finem desideratum quem intelligit et appétit, et ideo semper perpetuat motum suum ( ).

La parenté de ces deux passages, du premier surtout, avec l’article 31 saute aux yeux (s).

Mais Siger reprend-il à son compte les idées ici exposées? Une

0 ) Cf. par exemple S. B o n a v e n tu r a , lit I I Sent., d. 14, p. 1, a. 3, q. 2. Opéra, t. II, p. 348-349.

(2) Cf. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), n°s 1333 e t 3002, (anciens 706 et 1783).

(®) Epinglons cette remarque de S. Albert : « Scimus etiam quod quidam (Borgnet lit quaedam) corpora caelestia animata non dixerunt, quorum contradictionem nec annuimus nec abnuimus; sed hoc dicimus pro certo quod nec cum Peripateticis, nec cum Epicureis, nec cum Stoicis dicta eorum conveniunt. Omnes enim isti corpora caelestia animata dixerunt» {De causis et processu universitatis, lib. I I , tract. IV , cap. 24; ed. B o r g n e t , vol. 10, p. 619). Quant à Thomas d’Aquin, il n’a cessé de douter tout au long de son enseignement, en invoquant les tergiversations de S. Augustin lui-même. Cf. F . F e r n a n d e z d e V ia n a , M otores de cuerpos celestes ... (1959), p. 359-382, et surtout l’importante étude du P. Th. L i t t , Les corps célestes ... (1963), p. 108-109.

(-i) Ed. A. M arla sca (1972), p . 69, 1. 64-67.(5) Ibid., p. 70, 1. 93-95.(*) A. M a r la sca , Lm antropologia sigeriana ... (1971), p. 35, note 14.

ARTICLES 31 ET 32 69

distinction s’impose. Quant à l’éternité des sphères et de leur mouvement, certainement pas, vu qu’à la question précédente (q. 12 ; Utrum intelligentia sit in aeternitate et aeternitati parificetur), rencontrant la thèse aristotélicienne de l’éternité du mouvement et des Intelligences, il a expressément déclaré s’en tenir fermement à l’autorité de la foi chrétienne C). Mais sur la question de l’animation des corps célestes, Siger, comme le pense le P. Marlasca, s’est vraisemblablement rallié à l’opinion des philosophes qui croyaient les corps célestes animés et vivants (®).

Concluons : Siger, auteur des Q. super librum de causis, n’est pas atteint par l’article 31 en ce qui concerne l’éternité du monde. Si cet article vise aussi l’animation des sphères, il semble bien qu’il l’ait admise personnellement.

32. Q u o d d u o s u n t p r in c ip ia a e t e r n a , s c i l i c e t c o r p u s c a e l i e t

ANIMA EIUS (94; 11,9).

1. Comme le précédent, cet article sanctionne la double thèse de l’éternité des corps célestes et de leur animation.

2. La thèse est certainement incompatible avec le christianisme, en tant qu’elle affirme l’éternité du monde ( ).

3. La phrase ici sanctionnée semble avoir été reprise au commentaire sur la Physique de Boèce de Dacie (II, 25) :

in XI° Metaphysicae : causa semper uno modo se habens non potest esse causa immediata contrariorum quae fiunt in mundo, ut generationis (Sajô : generabilis) et corruptionis (Sajô : corruptibilis), et quia prima causa est huiusmodi, ideo concludit quod oportet esse aliud principium de neces- sitate aeternum in substantia, generabile in situ, ut caelum. Et ita sunt duo principia aeterna, scilicet anima in corpore, sive desiderans ( ).

(’) Ed. A. M arla sca , p. 66, 1. 89-94; p. 67,1. 119-120.(®) Cf. A. M arla sca , La antropologia sigeriana ... (1971), p. 34-36.(1) Cf. article précédent.(2) Ed. G. Sajô, (1974), p. 250, 1. 95-101. Dans la dernière phrase, M. Sajô

propose de lire secundo siderum, au lieu de sive desiderans, ce qui rend la phrase inintelligible et correspond mal à la graphie du manuscrit : sive desiderü {Clnt 9559, fol. 9*' , 1. 4). La leçon sive desiderans, très proche du manuscrit, donne une phrase assez elliptique, il est vrai, mais parfaitement compréhensible à l’aide du contexte et dans les cadres de l’aristotélisme : « il y a deux principes éternels, à savoir Y âme éternelle dans un corps éternel-, l’âme ou, si Von préfère (sive), le principe du désir {desiderans)». Selon Aristote, en effet (cf. Metaph. XII, 7; 1072 a 25-27), le Premier Moteur cause le mouvement des sphères célestes, non par une motion effective, mais en suscitant le désir de leurs moteurs, les Intelligences; le Premier Moteur

Page 34: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

70 SUR LA N A TU R E DES INTELLIGENCES

La correspondance entre la proposition des censeurs et ce texte est très étroite : le maître danois traite sans ambages et de l’éternité des corps célestes et de leur animation. Mais reprend-il à son compte ces doctrines?

L’éternité des corps célestes était certainement admise par Boèce dans les cadres limités de la philosophia naturalis. On sait toutefois par le De aeternitate mundi qu’il ne considérait pas cette conclusion comme définitive, même en philosophie, et qu’il adhérait fermement à la vérité infaillible de la foi chrétienne. Quant à l’animation du ciel, il est vraisemblable que, connaissant les hésitations des théologiens sur la question, il s’est rallié, comme Siger, à l’opinion des philosophes tenant les corps célestes pour animés et vivants (3).

Sur la nature des Intelligences

33. Q u o d e f f e c t u s im m e d ia tu s a P r im o d e b e t e s se u n u s t a n t u m ET SIMILLIMUS P r im o (64; 6, 36).

1. On affirme ici que l’effet immédiat de la Cause première doit être unique et éminemment semblable à sa cause. Expression de la doctrine néoplatonicienne de l’émanation, qui explique la hiérarchie ontologique des créatures par leur éloignement progressif de la Cause première.

2. Cette proposition est radicalement incompatible avec la conception biblique de la création, selon laquelle l’ordre entier des créatures est l’effet immédiat de la Cause créatrice unique ( ).

3. La doctrine condamnée est plusieurs fois exposée par Siger de Brabant, qui lui consacre la première partie du De necessitate. Il y explique comment, selon les philosophes, la Cause première, cause de tout ce qui existe, est la cause immédiate de la seule Intelligence première, laquelle lui est coéternelle :

meut en tant qu’aimé et désiré, l’âme du corps céleste en tant qu’aimant et désirant l’union au Premier Moteur.

(®) On lit dans l’anonyme de M. Giele : « omnis substantia separata, ei corpori, cui est unita per quemcumque modum, sive ut motor, sive aliter, naturaliter et semper illi corpori unita est» (I, 6; ed. M. G iele, dans Trois commentaires 1971, p. 40, L 10-12; aussi dans Un commentaire ... , 1971, p. 29, 1. 3-5; cf. ibid., p. 157). Mais le texte invoqué ne parle pas d’animation des corps célestes, et le passage des Q. in Physicam de Boèce de Dacie est beaucoup plus proche de l’article condamné.

C) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n°a 3001-3004 et 3025 (anciens 1782-1785 et 1805).

ARTICLE 33 71

Causa Prima, tctius esse causa, est causa primae intelligentiae per se, immediata, necessaria, et qua posita simul et ponitur causatum eius primum; et hoc dico secundum intentionem philosophorum ... Dico quod est causa eius immediata, quia illud est eius primum causatum ..., et dico cum hoc, quod est necesse quod semper simul est cum suo effectu causato ... Cum et sit causa necessaria super illud suum causatum, simul erunt secundum durationem ... Causa Prima non est causa praedictorum (intelligentiarum separatarum, orbium, et suorum motuum, et universaliter ingenerabilium) nisi secundum quemdam ordinem, et non omnium illorum immediata, cum ab une simplici non procédât nisi unum immédiate et non multa nisi quodam ordine (2).

Ainsi l’unicité de l’effet immédiat de Dieu est clairement affirmée, mais l’idée de similitude entre la cause et l’effet n’est pas expHcitement formulée. Elle le sera dans les Q. in Metaphysicam.

À la question : Utrum form a sit causa materiae quantum ad essentiam vel e converso (V, 10), Siger répond :

nec Primum Movens est causa immediata materiae, quoniam secundum intentionem Aristotelis et Avicennae effectus Primi immediatus est unus tantum-, idem enim manens idem, semper est natum facere idem, ut dicitur 11° De generatione, et ilium effectum oportet esse similem Causae Primae; unde, cum Primum Movens sit maxime in actu et causa omnium entium, oportet effectum eius immediatum esse similem causae maxime in actu inter omnia causata; et cum Prima Causa non sit causa immediata nisi unius, oportet quod eius efîectus immediatus sit causa omnium aliorum entium; sed materia non est maxime similis Causae Primae, immo inter omnia entia dissimile; et iterum, non est materia causa omnium aliorum a Primo; quare materia non est immediate causata a Primo ( ).

Cette fois, les deux caractères de l’effet immédiat de Dieu sont clairement exprimés : il est unique {unus tantum) et semblable au maxi­mum {maxime similis) à sa cause.

Mais les convictions intimes de Siger étaient-elles engagées dans la défense de la thèse néoplatonicienne de l’émanation? Il ne semble pas, on l’a montré en étudiant la proposition 16 ('‘). Mais les censeurs n’ont sans doute pas admis la sincérité des professions de foi de Siger.

L’unicité de l’effet immédiat de Dieu est également affirmée dans

(®) Ed. J. J. D lîin , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-21, 1. 29-57.(®) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 301, 1. 70-82. La version ici reproduite est celle

de Munich, Clm 9559. Les manuscrits de Paris 16297 et Cambridge, Peterhouse 152 offrent un texte analogue. Cf. ibid., p. 301, 1. (38)-(39), et J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 84, 1. 47-56.

( ) Cf. supra, p. 44-45. Voir aussi à ce sujet, J. J. D u in , La doctrine ..., p. 424-425.

Page 35: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

72 SU R LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

certains écrits anonymes. Ainsi on peut lire dans les Q. in libros Meteoro- rum de Munich, Clm 9559 (fol. 52^») ;

Intelligendum quod a Causa Prima immediate non procedit nisi aliquod unum, quoniam ab une secundum quod unum non procedit nisi unum (s).

Mais une autre réponse pouvait-elle être attendue de la part d’un auteur qui commente les philosophes?

La même doctrine néoplatonicienne revient dans les Q. in Meta- physicam de Cambridge, Peternouse 152, fol. 29 L’auteur pose la question : Utrum a Primo Ente immediate possint procédere plura vel unum tantum. Voici sa réponse :

dicendum secundum intentionem Aristotelis et Avicennae et Algazel et fere omnium Peripateticorum, quod tantum ab eo immediate procedit unum (®).

L’auteur accepte-t-il cette doctrine? Tout porte à croire que non, à commencer par son souci de préciser qu’il rapporte les opinions des aristotéliciens, quelle que soit par ailleurs la vérité, quidquid sit de veritate (’).

Ainsi la doctrine néoplatonicienne condamnée par la proposition 33 a certainement fait l’objet de nombreux exposés. Aucun texte n’a été retrouvé cependant qui permettrait de reconnaître en son auteur un adepte convaincu de cette doctrine hétérodoxe. Les censeurs en ont sans doute jugé autrement et n’ont vu que des formules de prudence dans les déclarations rassurantes des maîtres ès arts.

34, Q u o d D e u s e s t c a u s a n e c e s s a r ia p r im a e i n t e l l i g e n t i a e ; q u a

POSITA, PONITUR EFFECTUS, ET SUNT SIMUL DURATIONE (58; 6, 30).

1. Comme le précédent, cet article exprime la doctrine néoplatoni­cienne de l’émanation : Dieu est la cause nécessaire de la première Intelligence, qui lui est coéternelle.

(®) Cf. J. J. D uin , La doctrine p. 114, 1. 14-16. M. Duin aUribue ce texte à Siger de Brabant, mais cette attribution est contestée par M. Ba z â n , dans La noétique ... (1971), p. 195-196.

(®) Cf. J. J. D u in , à la recherche du commentaire de Boèce de Dacie sur la M éta­physique d'Aristote (1963), p. 450.

C) Ibid. M. Duin reconnaît en cette attitude une « tendance nettement averroïste ». C’est un fait que les «aristotéliciens radicaux» du XIIl^ siècle ont reconnu, quand il y avait lieu, l’opposition entre l’enseignement de la philosophie et la position contraire de la vérité chrétienne. Rien ne trahit cependant, dans le cas de notre auteur, une option personnelle en faveur de la thèse émanatiste.

ARTICLES 34 ET 35 73

2. La thèse est doublement hérétique : elle nie la liberté créatrice de Dieu ( ) et affirme l’éternité d’une Intelligence créée ( ).

3. La source de la proposition doit avoir été le passage du De neces- sitate de Siger, invoqué déjà comme source possible de l’article 33 ( ).

La correspondance entre les deux énoncés est presque littérale (‘‘). Mais, on l’a dit déjà, le maître ès arts ne fait ici qu’exposer la doctrine des philosophes. Si l’on ne peut s’attendre à trouver dans le De neces- sitate « les thèses contraires du croyant ou une réfutation des arguments des philosophes, ... on n’a pas non plus le droit d’attribuer à Siger lui-même les thèses qui y sont exposées » ( ). Les censeurs ont sans doute eu tort de mettre en doute la restriction secundum philosophas.

35. Q u o d D eus n u m q u am pl u s creavit intelligentiam quam modo

CREAT (28; 6, 7).

1. Cet article présente la causalité créatrice comme un influx permanent : Dieu n’a jamais exercé davantage sa causalité sur l’intel­ligence qu’il ne le fait maintenant. Thèse irréprochable, métaphysique­ment et dogmatiquement. Mais l’article 35 paraît être une allusion, assez maladroite, à la doctrine de la création «au commencement du temps»; elle semble supposer que, selon cette doctrine, la création initiale ex nihilo exige une causalité plus intense que la simple conservation des êtres créés. À l’opposé de cette conception, l’article 35 impliquerait donc que la première Intelligence est l’effet éternel de la cause créatrice immuable.

2. Ainsi entendu, cet article est évidemment hétérodoxe ( ).3. Le P. M andonnet a reconnu dans cette proposition la doctrine du

De necessitate ( ). Le rapprochement est acceptable, mais la source de la proposition doit être cherchée plutôt dans les Q. super librum de causis

Q-) Cf. la notice relative à l’article 20, supra, p. 51.(2) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 3002 et 3890 (anciens

1783 et 2317).(3) Cf. supra, p. 70. Voir aussi le texte parallèle de Vat. lat. 6758 (fol. 13'' ''"*) :

« Quinque modis in universo videntur causae habere ordinem ad causata. Primus est Causae Primae ad intelligentiam primam causatam. Est enim causa eius per se et necessaria et non impedibilis et immediata, e t qua posita necesse estponi effectum»'. Cf. Ch. J. E r m a t in g er , Additional Questions ..., dans Didascaliae (1961), p. 116.

(‘‘) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ... t. 1 (1911), p. 137, note 1.(®) Cf. J. J. D u in , La doctrine ..., p. 408.(1) Sur la fausse conception de l’immutabilité entraînant la création éternelle,

voir la notice relative à l’article 18, supra, p. 49-50.(2) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 163, note 2.

Page 36: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

74 SU R LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

de Siger(3). À la question 12 : Utrum întelligentia sit in aeternitate et aeternitati parificetur, il affirme :

cum Causa prima nunquam fecerit intelligentiam transmutando ad esse eius, nunquam prias vel plus causata est intelligentia a Prima Causa quam nunc causetur, sed semper ex Causa prima esse eius invenitur. Et haec opinio fuit apud Aristotelem valde necessaria (“*).

Le sens de ce texte est clair : parce que la Cause première ne cause pas l’intelligence par transformation d’une matière préexistante, cette Intelligence est éternellement causée. C’est la doctrine des philosophes, remarque Siger, et, selon Aristote, cette opinion s’impose très fermement. Cependant il ne se rallie pas à cette façon de voir : sa position est résolu­ment celle de la foi chrétienne (5). Sans doute, le commencement temporel de l’intelligence ne peut-il être établi rationnellement. Mais la thèse contraire ne peut pas l’être non plus. Il faut donc combattre les arguments qui prétendent établir l’éternelle durée de l’intelligence et s’attacher à la doctrine de la foi, firmiter et pie sine ampliore înquisitione (®). On ne peut être plus orthodoxe, mais apparemment les censeurs n’admet­taient pas que Siger fasse étalage de la doctrine des philosophes et en souligne la nécessité logique dans le système d’Aristote. Cette manière de faire jetait la suspicion sur les professions de foi du maître.

36. Q u o d P rim um immobile sim pliciter n o n movet nisi aliquo

MOTO MEDIANTE, ET QUOD TALE MOYENS IMMOBILE EST PARS MOTI EX SE(67; 6, 39).

1. Selon cette proposition, la Cause première, absolument immobile, mais néanmoins pars moti ex se, ne meut rien sans la médiation d’une réalité mue. Cette thèse semble être reprise de la Physique d ’Aristote. D ’après les vues du Philosophe dans ce traité, le Premier M oteur meut immédiatement le premier mobile, dont il est le principe animateur et qui est donc mû d’un mouvement autonome, spontané et naturel {motum ex se), grâce au Premier M oteur qui en est l’âme; à son tour, le premier mobile (ou premier Ciel) meut la sphère qu’il enveloppe et ainsi de suite ( ).

(3) Cf. A. D o n d a in e et L. J. B a t a i l l o n , Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ... (1966), p. 210; aussi A. M a r l a s c a , L m s « Quaestiones . . . » (1970), p. 287.

(4) Ed. A. M arlasca (1972), p. 65,1. 80-83.(») Ibid., p. 66,1. 89-92.(«) Ibid., p. 66-67, 1. 92 sv.(1) Cf. A r i s t o t e , Physique, VII, 1 (241 b 24 sv.); VIII, 4-6 (254 b 7-260 a 19);

10 (266 a 10 sv.). Le Stagirite ne dit pas explicitement, dans ces pages, que le Premier

ARTICLE 36 75

2. Cette conception naturaliste de l’action divine, qui fait du Premier M oteur une simple pièce (la première) du système physique régi par des lois éternelles, est évidemment incompatible avec la doctrine chrétienne de la création et de la providence (2).

3. La première partie de la proposition rappelle le commentaire au De causis de Siger de Brabant. À la question 13, pour appuyer la thèse de l’animation du ciel, en laquelle il reconnaît l’authentique doctrine d’Aristote et de l’auteur du De causis, il écrit :

Omne quod movetur, motus eius tandem reducitur in motorem primum immo- bilem, sed non nisi mediante motore moto ex se C).

Assumant personnellement, selon toute vraisemblance, cette thèse de l’animation du ciel (^), Siger ne peut que reprendre à son compte l’argument invoqué. Les développements parallèles de la question 25 en limitent toutefois la portée au cours habituel de la nature (®). Siger prend donc ses distances vis-à-vis de la conception naturahste de l’action divine visée par l’article 36.

On peut lire aussi, dans les Quaestiones in Physicam de Paris, Nat. lat. 16297 (fol. 76 '^), la proposition suivante :

novum non potest copulari ad primum movens immobile nisi mediante aliquo semper moto (®).

L’auteur inconnu, qui traite la question de la possibilité d’un monde «nouveau», invoque ici un argument aristotéhcien en faveur de l’éternité du monde. Mais, remarque-t-il, cet argument n’a de valeur que si l’on admet le principe aristotélicien : « nihil potest esse novum nisi per

Moteur est l’âme du premier Ciel. Toutefois, selon ses principes, la cause efficiente du mouvement doit être intimement unie à son effet; dès lors cette cause (ici le Premier Moteur) « ne peut être une substance séparée de la matière, mais elle doit être un principe immanent au premier mobile » (F. V a n Steen berghen , Le problème de l'existence de Dieu ..., 1971, p. 165).

(2) Sur la doctrine chrétienne de la providence, cf. D e n z in g e r -Sc h ôn m etzer , Enchiridion ... (1963), 2901, 3003, 3025 (anciens 1701, 1784, 1805).

(3) Ed. A. M a rlasca (1972), p. 68, I. 39-40.( ) Cf. supra, p. 69.(5) « Quod autem dicimus omnia quae fiunt hic inferius reduci in Causam primam

et nihil esse novum nec in anima nec in voluntate nec in aliis a Causa prima immédiate, intelligendum est secundum communem usum et naturale fieri factionis ipsarum rerum, non intendentes miracula et prodigia Dei omnipotentis immédiate a Deo causata ». Ed. cit,. p. 102, 1. 56-60.

(®) Cf. J. J. DtJiN, La doctrine de la providence ... (1954), p. 180.

Page 37: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

76 SU R LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

generationem ». Or un autre type de novitas est possible, c’est la novitas par création. Distinction capitale, car elle montre bien qu’il n’y a, dans le chef de cet auteur, aucune servilité à l’égard de la philosophie d’Aristote C'). Dès lors la proposition 36 ne peut lui être attribuée.

Quant à la seconde partie de l’article 36, qui fait du Premier M oteur l’âme du premier mobile, nous ne l’avons retrouvée dans aucun texte contemporain.

37. Q u o d P rim u m P r in c ip iu m n o n e s t c a u s a p r o p r ia a e t e r n o r u m ,

NISI METAPHORICE, q u ia CONSERVAT EA, ID EST, QUIA NISI ESSET, EA NON ESSENT (45; 6, 17).

38. Q u o d i n t e l l i g e n t i a e s iv e s u b s t a n t i a e s e p a r a t a e q u a s d i c u n t

AETERNAS, NON HABENT PROPRIE CAUSAM EFFICIENTEM, SED METAPHORICE,

QUIA HABENT CONSERVANTEM CAUSAM IN ESSE; SED NON SUNT FACTAE

DE NOVO, QUIA SIC ESSENT TRANSMUTABILES (70; 7, 6).

1. C’est improprement (metaphorice), affirment ces deux propositions, qu’on peut parler du Premier Principe comme cause des réalités éter­nelles. Ainsi les Intelligences, éternelles du fait de leur immutabilité, n’ont pas de cause efficiente proprement dite, car le propre de la cause efficiente est de produire un effet nouveau (de novo). Ces êtres éternels sont maintenus dans l’existence par la Cause première, qui est leur cause conservatrice.

2. La thèse est certainement hétérodoxe en ce qu’elle affirme l’éternité du monde. Mais elle met aussi en péril la notion de création, en excluant la possibilité d’une créature nouvelle, c’est-à-dire non éternelle ( ).

3. On lit dans l’anonyme de Ph. Delhaye :

quia efficiens unde principium motus est nobis notius, licet non sit prius, tamen illud primo significatur par nomen; unde et Aristoteles semper definiebat efficiens ipsum quia est unde principium motus, quia illud notius est ... Propter quod dicit Commentator Super Librum de caelo et mundo, quod in separatis a materia non est efficiens, nisi secundum transsumptionem : loquimur enim de efficiente secundum quod ei primo imponitur nomen, et hoc est unde principium motus (2).

O Cf. O. A r g er a m i, La cuestiôn « D e aeternitate mundi» ... (1972-1973), p. 181- 182. L’auteur attribue ce texte à Siger de Brabant, à la suite de M . D u in (cf. supra, note 6). M. Bazân considère cette attribution comme sujette à caution (B. Ba z â n , La noétique ..., 1971, p. 184-192).

(1) Cf. D en z in g e r -Sc h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n°s 3001-3002, 3025 (anciens 1782-1783, 1805).

(2) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 100.

ARTICLES 37 ET 38 77

La question posée était : Utrum in separatis a materia sit efficiens (II, 12). À la suite d’Averroès, l’auteur distingue deux significations du terme cause efficiente : au sens premier, le seul qu’envisage Aristote,il désigne le principe du changement et du mouvement per se [principium transmutationis et motus per se)', mais le terme peut désigner aussi la cause extrinsèque de l’existence {principium esse extrinsecum). Inconnue du Stagirite, pour qui la Cause première n’est pas créatrice, cette signification est considérée comme dérivée ou, comme l’écrit Averroès, «secundum transsumptionem», mot qui traduit exactement le terme grec «meta-phorice» qu’ont retenu les censeurs. Mais en rapportant cela, l’auteur ne se rallie nullement aux conceptions aristotéliciennes selon lesquelles les substances séparées sont éternelles et incausées. Marqué par le néoplatonisme et par les grands penseurs de l’Islam, il enseigne la causalité créatrice et reconnaît que les substances séparées reçoivent l’existence sans subir de changement ; Dieu leur donne l’être {est efficiens dans esse).

Ainsi donc, s’il rappelle que, selon Averroès, la causahté créatrice de Dieu ne rentre que par extension sous le vocable aristotélicien de «cause efficiente», notre auteur défend des idées parfaitement conformes à la doctrine chrétienne de la création.

Mais qu’en est-il de la durée de ces Intelligences créées par Dieu? L’auteur n’en parle pas dans la question 12. Mais la question suivante {Utrum causata a Primo, postquam causata sunt, indigeant Primo quantum ad conservationem sui esse, II, 13) montre qu’à ses yeux ces créatures ont été créées dans le temps, car «tous les êtres, après qu’ils ont été causés ont besoin d’être maintenus dans l’existence par le Premier : omnia entia, postquam causata sunt, indigent Primo ad conservationem sui esse » (3), Mais n’y a-t-il pas des créatures éternelles, qui ne peuvent pas ne pas être {aeterna non possunt non esse), objectera- t-on ('*)? Qu’importe, répond-il : créées par Dieu, elles doivent être conservées par lui. La question de l’éternité des Intelligences n’intéresse manifestement pas l’auteur. Il l’aborde seulement, semble-t-il, parce que de nombreux philosophes, à commencer par Aristote, ont affirmé l’éternité des Intelligences; mais même si elles étaient éternelles {si ista [entia] sint aeterna), ces créatures dépendraient encore de la causalité*

(3) Ibid., p. 101. (-i) Ibid., p. 102.

Page 38: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

78 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

de Dieu (s). En fait, selon notre auteur, les Intelligences ne sont pas éternelles, pas plus que le monde en son ensemble (®).

Concluons. Si les deux erreurs visées dans les articles 37 et 38 ont été imputées à l’anonyme de Delhaye, celui-ci ne les professe pas et seul un lecteur pressé a pu les y découvrir C ).

39. Q u o d om nia separata co aeterna s u n t P rimo P rin cipio (5; 7 ,1 ) .

40. Q u o d o m n e q u o d n o n h a b e t m a te r ia m e s t a e t e r n u m ; q u ia

QUOD n o n e s t f a c t u m p e r t r a n s m u t a t io n e m m a t e r ia e , p r iu s n o n

FUIT IN POTENTIA* ! ERGO EST AETERNUM (80; 7, 16).

41. Q u o d s u b s t a n t i a e s e p a r a t a e , q u ia n o n h a b e n t m a te r ia m p e r

QUAM PRIUS SINT IN POTENTIA QUAM IN ACTU, ET SUNT A CAUSA SEMPER

eo d e m m o d o se h a b e n t e , id e o s u n t a e t e r n a e (72; 7, 8).

1. Toutes les substances séparées sont coéternelles au Premier Principe, affirme la proposition 39. Pourquoi? Les raisons sont données par les articles 40 et 41 : immatérielles, ces substances ne sont pas apparues au terme d’une transformation de la matière; elles n’ont jamais été en puissance, mais ont toujours existé en acte. De plus, étant causées par une cause immuable et éternelle en son agir (art. 24), elles ne peuvent qu’être éternelles.

2. La thèse est évidemment incompatible avec la doctrine chrétienne

(*) Ibid., p. 103.(«) Voir les développements relatifs à la q. 6 du livre VIII, ibid., p. 197-202. On

peut trouver un commentaire doctrinal de cette question dans O. A r g er a m i, La cuestiôn « De aeternitate mundi » ... (1972-1973), p. 199-202.

C) Dans son étude Las « Quaestiones . . .» (1970, p. 287), le P. M arla sca suggère de rapprocher la proposition 38 de la q. 20 : Utrum possibile sit aliquid creari (ed. A. M a r la sc a , 1972, p. 83-89). Mais Siger n'y parle pas de Dieu comme cause eflSciente metaphorice; en outre, s’il envisage, à la suite des philosophes, l’éternité de l’intelligence, on sait, depuis la q. 12, qu’il n'accepte pas personnellement cette doctrine et il ne se rétracte pas à la q. 20 : il y enseigne au contraire «q u odp ossit esse aliquod ens de novo quantum ad totum quod est in ipso, ex aliqua causa» (p. 87, 1. 104-105); les Intelligences ont été créées de novo, mais cette création n’est pas un changement, puisque tout changement exige une « matière » à transformer (un subjectum) et qu’ «avant» la création il n’y en avait pas. C’est exactement la thèse inverse de l’article 38 : les Intelligences ne sont pas sujettes au changement, c ’est entendu; cela n’empêche pas qu’elles ont été créées de novo.

• in potentiaj add. du Plessis. Voir aussi O. K e ic h e r , note afférente à l’édition de la Declaratio Ray mundi Lulli ... (1909), cap. 80, p. 159.

ARTICLES 39, 40, 41 79

qui enseigne la création du monde, les Intelligences y comprises, « au commencement du temps, ab initio temporis »

3. La thèse de l’éternité des Intelligences est familière à Siger de Brabant. Il l’énonce dans le De aeternitate mundi, le De necessitate, les Q. in Metaphysicam, ces dernières présentant avec le De anima intellectiva et surtout les Q. super Librum de causis les formulations qui se rapprochent le plus des propositions 40 et 41. Épinglons les passages les plus significatifs.

De aeternitate mundi :

nec etiam est (species humana a philosophis posita) sempiterna causata quia existât in aliquo individuo sempiterno causato, sicut species caeli vel intelligentiae, sed quia in individuis humanae speciei unum generatur ante aliud in sempiternum ... (2).

Siger présente ici uniquement la doctrine des philosophes, il ne défend pas personnellement l’éternité du monde dans son traité; son but est uniquement de montrer l’inanité des arguments de ceux qui prétendent prouver rationnellement le commencement du monde, alors que seule la foi peut l’assurer.

De necessitate :

Causa Prima, totius esse causa, est causa primae intelligentiae per se, immediata, necessaria, et qua posita simul et ponitur causatum eius primum;

Prima Causa est causa intelligentiarum separatarum, erbium et suorum motuum, et universaliter ingenerabilium; causa dico, per se et necessaria et quae simul habet esse cum huiusmodi causatis (®).

L’éternité des Intelligences et de toutes les substances non engendrées est ici nettement affirmée. Mais Siger ne fait qu’exposer Vintentio philosophorum ('*).

Q. in Metaphysicam (III, 15) :

mtentio Aristotelis est omne ingenitum esse sempiternum. Et hoc apparet sic. Quod enim est ingenitum, materiam non habet, eo quod materia est illud ex quo fit tes. Quod autem materiam non habet, non potest non esse, quia materia est id quo res potest esse et non esse. Quod autem non potest non esse, necesse est esse. Omne autem taie est sempiternum. Igitur omne ingenitum est sempiternum secundum viam Aristotelis (®).

(1) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m e t z e r , Enchiridion ... (1963), n° 3002 (ancien 1783).(2) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 116-117, 1. 38-41.(3) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-21, 1. 29-32, 48-51.('») Ibid., 1. 29 et 1. 32.(®) Cf. ibidem, p. 75, 1. 31-38. Voir aussi les versions parallèles de Paris, Nat.

lat. 16297 et Munich, Clm 95J9, cette dernière ayant été raturée et noircie au moyen de gros traits d’encre noire (ed. C. A. G r a iff , p. 138-139).

Page 39: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

80 SUR LA N A TU R E DES INTELLIGENCES

En ce passage assurément proche de l’article 40, Siger expose la doctrine d’Aristote : ce qui n’a pas de matière ne peut ni être en devenir, ni ne pas exister : cela est donc éternel. Mais il sait par la foi chrétienne que le monde a commencé, y compris ce qui est immatériel. Toutefois, note-t-il, on ne peut interdire au professeur de philosophie d’exposer objectivement l’authentique pensée d’Aristote, même si elle est erronée (®).

La même doctrine revient au cours du commentaire au livre V(41) :

12° huius consideravit Aristoteles quid sunt substantiae istae, ostendens quoniam sunt immateriales, immobiles, aeternae, et actu intelligentes et alia huiusmodi P).

Mais rien ne permet de dire que Siger reprend à son compte les thèses aristotéliciennes.

De anima intellectiva (V) :

sentit Aristoteles quod anima intellectiva sit aetema in praeterito, ita quod, sicut numquam esse desinet, ita numquam esse incepit. Ipse enim dicit animam intellectivam separari ab aliis virtutibus animae corporeis sicut perpetuum a corruptibili ... (®).

L’âme intellective est séparée des autres puissances de l’âme comme l’éternel est séparé du corruptible. Elle est donc éternelle dans le passé comme dans le futur. Cette doctrine aristotélicienne est amplement exposée par Siger (®). Mais en tous les développements qu’il consacre à cette thèse, il prétend exposer la pensée d’Aristote et des philosophes sans les prendre à son compte ( °).

Q. super Librum de causis :Les deux arguments avancés dans l’article 41 pour étayer l’éternité

de l’intelligence sont développés dans la question 12 : Utrum intelligentia sit in aeternitate et aeternitati parificetur.

1) L’immatérialité :

Si igitur intelligentia non est subiectum potentiale ad non esse, quod possit secum compati non esse, nec e s t in ipsa hyle innatum suscipere esse et non esse, non est igitur intelligentia ab esse in non esse mutabilis, nec e contrario. Et ex hoc sequitur quod intelligentia est sine principio et sine fine (i ).

(•) Cf. J. J. D u in , La doctrine . . . , p . 77; C. A. G r a iff , p . 139, 1. 34-36.O Cf. J. J. D u in , La doctrine ..., p. 88, 1. 4-6.(«) Ed. B. Ba zà n (1972), p. 90-91, 1. 3-7.(») Ibid., p. 91-92.C«) Ibid., p. 70 ,1 . 13-14; p . 83-84,1. 44-45, 57; p . 99, 1. 81-83; p . 101,1. 4-12; p . 108,

1. 83-87.(11) Ed. A. M arlasca (1972), p . 64 ,1 . 29-33.

ARTICLES 39, 40, 41 81

2) La dépendance éternelle de Dieu, cause immuable :

Procedens a causa agente existente ab aeterno in dispositione illa secundum quam nata est esse causa illius effectus, habens illa sui causa totum illud ab aeterno secundum quod debet esse illius causa, nihil etiam illius exspectans in futurum, talis inquam effectus procedit ab illa sui causa sine principio, aut si procederet habens principium, procederet sine causa : cum enim nulla ratio sit quare a causa sua potius aliquando inceperit quam semper fuerit, si non ab ea semper fuit, nec ab ea esse incepit. In telligentia autem processit a causa ex isten te ab aeterno in d ispositione illa secundum quam nata est esse causa, ab aeterno totum habens quo debuit esse causa illius, nihil illius exspectans in fu turum quia p ro cessit im m edia te a p rim a causa quae unius dispositionis e s t sem per. E rgo intelligentia erit ens sine principio , sine fine (i^).

Siger accepte-t-il ces arguments qu’ont élaborés les philosophes? Non. Selon lui, l’intelligence n’est pas éternelle. On ne peut démontrer cette vérité, mais c’est ce qu’enseigne la foi chrétienne et les arguments des philosophes ne sont pas à l’abri de toute critique. C’est pourquoi11 entreprend de les réfuter. Ainsi, on dit que ce qui est immatériel est immuable dans son essence et, partant, éternel. C’est faux : ce qui est immuable peut très bien être créé dans le temps, car la création n’est pas un changement. De même, si l’intelligence procède d’une cause éternelle, toute-puissante et immuable, elle a pu avoir un commencement, car cette cause agit par volonté.

Siger n’abandonne-t-il pas cette conviction à la question 55 ; Utrum aliquid aliud a Causa prima sit infinitae virtutis secundum durationem? La question doit être examinée.

Constatons d’abord que les deux arguments avancés dans la question12 en faveur de l’éternité de l’intelligence trouvent à nouveau place ici : les formes pures, dépourvues de la matière d’où tire son origine la potentia ad non esse, ne peuvent pas ne pas être; en outre, procédant d’un principe immuable, elles doivent être éternelles (^ j,

Siger semble entériner ces arguments dans la solution de la question, ce qui a dû donner aux censeurs l’impression qu'il enseignait personnel­lement l’éternité des Intelligences Aurait-il renié son adhésion aux vérités de la foi catholique? Ce n’est pas vraisemblable. Il semble

(12) Ibid., p. 64-65, 1. 48-59.(12) Ibid., p. 186, 1. 6-9, 1. 13-16 ; « ... Quaedam alia a causa prima impossibile

est non esse, cum sint formae purae ad quas esse sequitur de necessitate, carentia materia per quam est potentia ad non esse; ... Voluit Auctor superius in alia pro- positione quod intelligentia sit res sempiterna vel quod omne procedens a sempiterno et immobili semper eodem modo se habente sempiternum sit ...».

(14) Ibid., p. 187, Solutio.

Page 40: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

82 SU R LA NA TURE DES INTELLIGENCES

plutôt que, dans la solution, son attention se porte sur Vincorruptibilité des Intelligences, c’est-à-dire leur durée infinie dans Vavenir, et il souligne que, même en cela, elles dépendent de la Cause créatrice. On ne peut d’ailleurs perdre de vue que son rôle est d’abord de commenter le Liber de causis et qu’il n’a peut-être pas jugé nécessaire de répéter, devant ses auditeurs, la profession de foi qu’il avait clairement formulée à la question 12.

Notre conclusion est nette : la thèse de l’éternité des Intelligences est souvent exposée par Siger et les arguments rapportés par les censeurs sont précisément ceux qu’invoquent les Q. super librum de causis. Mais il est permis de douter qu’il ait repris à son compte cette doctrine.

Ceci vaut aussi pour l’anonyme d’A. Zimmermann et l’auteur inconnu des Quaestiones in Physicam de Vat. lat. 6758, fol. Ces com­mentaires invoquent, eux aussi, l’immatérialité des Intelligences pour les déclarer éternelles (^°). Rien n’indique cependant qu’il s’agisse ici d’autre chose que d’exposés de la doctrine des philosophes 0®). En ce qui concerne l’anonyme de Zimmermann la chose est même certaine, car l’auteur a bien précisé dans le prologue qu’il entendait s’en tenir à présenter la philosophie d’Aristote, quelle que soit par ailleurs la position de la pensée chrétienne ( *). Concluons donc que les censeurs n’ont eu aucune peine à retrouver dans ces écrits les doctrines qu’ils pourchassaient. Leur erreur fut de prêter aux auteurs des intentions qui leur étaient sans doute étrangères.

42. Q u o d D e u s n o n p o t e s t m u l t i p l i c a r e in d iv id u a su b u n a SPECIE s in e m a t e r ia (96; 6, 41).

43. Q u o d q u ia i n t e l l i g e n t i a e n o n h a b e n t m a te r ia m , D e u s n o n

POSSET FACERE PLURES EIUSDEM SPECIEI (81; 7, 17).

1. Selon l’article 17, ce qui est impossible simpliciter ne peut être réalisé ni par Dieu, ni par aucun agent. Les propositions 42 et 43 explicitent ce principe. La multiplicité des individus au sein d’une

(“ ) Cf. A . Z im m erm a n n , Ein Kommentar ... (1968), p. 48, 1. 1-5, 8-11; C. J. E r m a tin g er , Additional Questions ... (1961), p. 104-106; à la version du Vatican, on peut ajouter, remarque M. Ermatinger, celle d'Erfurt, Ampl. F. 349, fol. 80'‘a-va.

( ®) Même remarque pour les exposés de Boèce de Dacie, qui, lui aussi, enseigne que ce qui est non engendré est éternel. Cf. Bo et h ii D a c i Q. de generatione et cor- ruptione, ed. G. Sajô (1972), p. 9, 1. 105-106 (q. 2). On sait par le De aeternitate mundi que telle n’était certainement pas la pensée personnelle de Boèce.

(* ) Cf. A . Z im m erm ann , Ein Kommentar . .., p . 3, 1. 3-18.

ARTICLES 42 ET 43 83

même espèce n’étant possible que par la matière, il est contradictoire que Dieu multiplie les individus dans une même espèce sans matière. Dieu ne peut donc créer plusieurs Intelligences immatérielles de même espèce.

2. La thèse a manifestement été ressentie comme une atteinte à la toute-puissance divine. À tort d’ailleurs, car la toute-puissance divine n’est nullement compromise lorsqu’on déclare que Dieu ne peut réaliser ce qui est intrinsèquement impossible parce que impliquant contra­diction ( ).

3. Les propositions 42 et 43 correspondent exactement à la doctrine que Thomas d’Aquin a défendue tout au long de sa carrière : une multiplicité numérique de substances séparées au sein d’une même espèce est impossible (2). Mais s’agit-il vraiment d’une impossibilité absolue, métaphysique, valant aussi pour Dieu? Certains auteurs ont invoqué un passage, à vrai dire assez énigmatique, du De unitate intellectus, pour le contester (3). Toutefois, comme l’a montré le P. Keeler,

(1) Cf. T homas d ’A q u in , Summa theologiae, I , q. 7, a. 2, ad 1.(2) Cf. In Sent., I, d. 3, q. 1, a. 4; d. 32, q. 2, a. 3; IV, d. 12, q. 1, a. 1, q. 3, ad 3;

Contra Gentiles, II, 93; De spirit. créât., a. 8; Q.D. de anima, a. 3; ente et essentia, c. 5; Summa theologiae, P , q. 50, a. 4; q. 76, a. 2, ad 1.

C ette d o c trin e n ’a pas é ch ap p é à G u illau m e de la M are , qu i, dan s ses Declarationes (ed. F. P elster , 1955, § 13 et 53, p. 15-16 et 28) et son Correctorium (ed. P. G lo rieux , d an s Le Correctorium corruptorii «Q u a re» , 1927, p. 60-61), invoque co n tre elle la c o n d a m n a tio n de T em pier. R ien d ’h é té ro d o x e p o u r ta n t en cette doctrine, com m e le m o n tre Je an de N ap les d an s sa q u es tio n : Utrum licite possit doceri Parisius doctrina fr. Thomae quantum ad omnes conclusiones eius (ed. C . J ellouschek dan s Xenia thomistica, III, 1925, p. 90-92). À n o te r aussi que, dans son Quodlibet XII, G o d efro id de F o n ta in es déclare co n fo rm e à la d o c trin e de p lusieurs docteu rs c a th o ­liques la thèse se lon laquelle D ieu ne p eu t m u ltip lie r p lusieurs indiv idus dan s la m êm e espèce sans m atière (ed. J. H offm a n s , 1932, p. 101).

(3) Cf. De unitate intellectus, ed. L. K eeler (1936), § 105, p. 67-68 : «Valde autem ruditer argumentantur ad ostendendum quod hoc Deus facere non possit, quod sint multi intellectus, credentes hoc includere contradictionem. Dato enim quod non esset de natura intellectus quod multiplicaretur, non propter hoc oporteret quod intellectum multiplicari includeret contradictionem. Nihil enim prohibet aliquid non habere in sua natura causam alicuius, quod tamen habet illud ex alia causa : sicut grave non habet ex sua natura quod sit sursum, tamen grave esse sursum, non includit contradictionem; sed grave esse sursum secundum suam naturam contra­dictionem includeret. Sic ergo si intellectus naturaliter esset unus omnium quia non haberet naturalem causam multiplicationis, posset tamen sortiri multiplicationem ex supernaturali causa, nec esset implicatio contradictionis. Quod dicimus non propter propositum, sed magis ne haec argumentandi forma ad alia extendatur; sic enim possent concludere quod Deus non potest facere quod mortui resurgant.

Page 41: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

84 SUR LA NA TU R E DES INTELLIGENCES

l’intention de S. Thomas ici est moins d’affirmer la possibilité d’une multiplicité de substances séparées au sein d’une même espèce, que de condamner le naturalisme des averroïstes, confondant « impossible selon la nature» et «impossible simplicitery>{‘). Le sens du passage serait donc : même s’il n’était pas naturel à certaines intelligences (les intel­ligences humaines) d'être unies à la matière et multipliées grâce à cette union. Dieu pourrait par miracle les unir à la matière et les multiplier.

Ainsi la position de S. Thomas sur cette question est constante. A-t-il été visé par la censure? C’est possible, mais alors comme «complice» des maîtres ès arts, cibles directes de Tempier, selon le prologue. Boèce de Dacie et Siger de Brabant partagent, en ce domaine, la conviction de Thomas d’Aquin; il est donc vraisemblable qu’ils sont les premiers visés par les articles 42 et 43 (5).

Dans son commentaire aux Topiques (IV, 3), Boèce de Dacie s’entend poser cette question : potestne Deus facere duas substantias separatas esse eiusdem speciei? Voici sa réponse :

Respondeo tibi etiam quaerendo : Potestne facere Deus illud, quod non potest fieri nec esse? Ulterius quaeram : Potestne esse quod aliqua duo in ilia essentia, quae est quodlibet illorum, sint unum per se et in eadem essentia etiam sint multa? Cum enim substantia separata sit sua species, et alla etiam sit sua species, si sint duae, se ipsis distinguuntur, et quaelibet illarum est sua species. Ergo specie distinguuntur. Quae autem specie distinguuntur, non possunt esse sub una specie. Hoc ergo non potest esse, ergo nec fieri. Unde rem aliquam potest Deus totaliter auferre, sed rei aliquid incompossibile facere non videtur posse. Et hoc dico salvo secreto divinae sapientiae quam nemo novit (®).

Cet exposé est clair. Chaque substance séparée est à elle seule sa propre espèce. Il est donc contradictoire qu’on en puisse trouver plusieurs sous une espèce, et Dieu lui-même ne peut rien y changer. Une réserve cependant : les secrets de la sagesse divine nous échappent.

et quod caeci ad visum reparentur ». Le De unitate intellectus vient de paraître dans1 éd. léonine de S. Thomas (1976); on trouvera le Valde autem ruditer p. 311,1. 96-117.

(*) Ibid., p. 67-68, note 75. Voir aussi N. Ba lth a sa r , Â propos d'un passage controversé du « D e unitate intellectus ...» (1922), p. 465 sv.; M .-D. R o l a n d -G osselin , Le «De ente et essentia» ... (1948), p. 119-120.

(®) On pourrait invoquer aussi l’enseignement du théologien Gilles de Rom e, dans son Quodlibet II, q. 7. On sait que Gilles fut poursuivi par Tempier pour avoir soutenu plusieurs thèses défendues par Thomas d’Aquin. Voir à ce sujet E. H o c e d e z , La condamnation de Gilles de Rome (1932).

(«) Ed. N. G . G reen -P edersen et J. P in b o r g (1975), p. 203-204, 1. 62-73.

ARTICLES 42 ET 43 85

Le problème est évoqué aussi à plusieurs reprises par Siger de Brabant. Ainsi, au chapitre 7 du De anima intellectiva, il écrit :

Quod si quis dicat : cum sit anima intellectiva aliqua in me, Deus potest facere aliam similem ei et erunt plures, dicendum quod Deus non potest contradictoria et opposita simid ... Quod si anima intellectiva de sui ratione est aliquid individuatum, per se subsistens et sicut Socrates, facere aliam animam intellectivam eiusdem speciei cum aliqua quae nunc est, esset illam factam esse aliam et eamdem cum alia. In separatis enim a materia, individuum est ipsa sua species, et ideo aliud individuum esse sub specie est etiam ipsum contineri sub alio individuo, quod est impossibile (').

Le sens de ce passage est clair : forme séparée, l’âme intellective est unique pour toute l’espèce humaine. C’est du moins ce qu’ont enseigné les philosophes, dit par ailleurs Siger, car, en vérité, les âmes intellectives sont multipliées avec les corps humains (®). Ainsi la pensée personnelle du maître ès arts n’est certainement pas hétérodoxe. Mais alors, sont-elles des formes matérielles? Ou bien Dieu peut-il réaliser ce que les philosophes jugent contradictoire? Siger ne répond pas à ces questions, mais le chapitre VII du De anima intellectiva s’achève dans le désarroi et le doute, auquel il échappe par une profession de foi. La solution philosophique ne viendra que plus tard.

Dans son commentaire à la Métaphysique, répondant à la question Utrum sint substantiae praeter sensibiles quae sint eaedem specie cum illis (III, 13), Siger aborde à nouveau le problème de la multiplicité des formes séparées de la matière. Voici sa réponse : « il est insensé de se demander si une forme libérée de la matière comprend plusieurs individus dans la même espèce » ( ). Et pourtant. Dieu ne pourrait-il créer deux Intelligences de même espèce? Siger répond :

Dico quod non : non enim potest Deus Socratem facere asinum, ita quod sit Socrates et asinus ita simul. Unde in separatis a materia cum esse eorum sit quasi esse Socratis, non est possibile quod sint ibi plura individua in eadem specie ( “).

(7) E d . B. Ba zà n (1972), p. 103, 1. 48-59.(®) Ibid., p. 101, 1. 9-11 : « Certum est enim secundum veritatem quae mentiri

non potest, quod animae intellectivae multiplicantur multiplicatione corporum humanorum ».

(9) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 115, 1. 40-41.(10) Ibid., p. 116, 1. 43-47. Plus loin, dans le commentaire du livre V, Siger défend

la même thèse en traitant la question : «Utrum singulare sit singulare et unum numéro per materiam» (q. 20). Les développements relatifs aux substances séparées ont été biffés à gros traits dans le manuscrit de Munich {ibid., p. 347 sv.), mais les versions parallèles de Paris (Nat. lat. 16297; cf. ibid.) et de Vienne, kit. 2330 (cf. A. D o n d a in e et L. J. Ba ta il lo n , Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ..., 1966, p. 221-l'il) , attestent

Page 42: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

86 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

Ainsi, l’attitude de Siger est ferme : créer plusieurs substances séparées de même espèce est impossible, même pour Dieu. Les proposi­tions 42 et 43 concordent exactement avec cet enseignement, que répètent les Q. super Librum de caiisis (q. 24) :

producto aliquo individuo ab arte et intellectu aliquo, non contingit ab eodem artifice iterato produci idem individuum : hoc enim esse t fa c ere sim ul contradictoria , quia aliquod individuum esset aliud ab alio individuo et nihilominus idem; unde generato Socrate non contingit generari alium qui et sit Socrates. P roducta autem in telligentia cliqua a causa prim a , aliam produ cere eam dem secundum speciem esset aliam produ cere secundum indivi­duum e t nihilominus eam dem produ cere secundum individuum : ex quo enim produceretur eadem secundum speciem—et per idem est ad speciem deter- minatum et ad individuum—produceretur et idem secundum individuum (i ).

On le voit, tout au long de son enseignement, Siger adopte sur le problème ici étudié la même attitude que Thomas d’Aquin. Nul doute que ses écrits aient indisposé les censeurs des articles 42 et 43.

Relevons enfin l’attitude de l’anonyme de F. Van Steenberghen. Dans l’étude de la question : Utrum forma immaterialîs passif numeraliter multiplicari in specie una (III, 6), il oppose ce qu’il estime être la réponse de la foi à celle des philosophes :

Verum est quod secundum fidem possunt esse plures formae numéro separatae in specie una; tamen secundum Aristotelem et omnes philosophes hoc est impossibile (12).

Ainsi, une multiplicité de substances séparées dans la même espèce est philosophiquement impossible. N’est-ce pas limiter indûment la toute-puissance divine? Non, car

non posse facere impossibile non diminuit aliquld a potentia Primi : unde dicit Commentator quod facere plures substantias separatas in specie una est impossibile, quia contradictoria esset hoc facere

la constance de Siger à défendre « quod in formis separatis a materia non possunt esse plura sub eadem forma vel specie » ( Vienne, lat. 2330, op. cit., p. 229). Même doctrine dans les deux questions « circa unitatem (Bruni : unionem) numeralem sub- stantiarum » éditées par G. Bruni, qui, induit en erreur par les indications des manuscrits utilisés, les a attribuées à Gilles de Rome. Cf. Aegidii Romaniquaestiones ..., 1939-40. Comme le signale M. Van Steenberghen {^Maître Siger de Brabant, 1977, p. 185), ces questions doivent être restituées à Siger.

(11) Ed. A. M a rlasca (1972), p. 99-100, 1. 88-99.(12) Ed. F. V a n Ste en b er g h en , dans M. G iele ..., Trois commentaires ... (1971),

p. 312, 1. 18-20.(13) Ibid., p. 313, 1. 48-51.

ARTICLES 42, 43, 44 87

On peut croire que cet auteur acceptait la vérité (verum) qu’enseigne la foi. Mais si son commentaire est tombé entre les mains des censeurs, alors qu’il tient les arguments d’Averroès pour presque irréfutables (quasi indissolubiles), il n’est pas douteux que cet écrit ait pu fournir matière aux propositions 42 et 43, aussi bien d’ailleurs qu’à la proposi­tion 17, puisque l’auteur ne s’est pas demandé comment la foi pouvait présenter comme réalisable par Dieu ce que la philosophie estimait impossible simpliciter.

44. Q u o d in s u b s t a n t i i s s e p a r a t i s n u l l a e s t p o s s ib il is t r a n s -

MUTATIO; NEC SUNT IN POTENTIA AD ALIQUID, QUIA AETERNAE ET IMMUNES

SUNT A MATERIA (71; 7, 7).

1. Les articles 39, 40 et 41 partaient de l’immatérialité et de l’immuta­bilité des substances séparées pour affirmer leur éternité. La proposition 44 fait la démarche inverse : parce que ces substances sont éternelles et immatérielles, on les déclare immuables et toujours en acte. Cela implique d’abord l’exclusion de tout changement par activité accidentelle. Mais dans l’esprit des censeurs, pour qui, l’article 187 en témoigne, la création est une mutation, cela conduit aussi à nier que les Intel­ligences aient été créées.

2. La thèse est évidemment incompatible avec la doctrine chrétienne de la création universelle «ab initia temporis» et avec les données bibliques sur l’activité des anges, bons et mauvais.

3. Peut-on la mettre au compte de Siger de Brabant et de Boèce de Dacie? La question mérite examen.

Confronté, dans le premier de ses Impassibilia, à l’affirmation « quod Deus non sit », Siger rencontre différents arguments en faveur de cette thèse, notamment celui-ci : les Intelligences ne sont pas causées, elles n’ont donc pas besoin de créateur. Mais comment peut-on établir que les Intelligences n’ont pas de cause? Siger rapporte les arguments suivants :

intelligen tia n on dependet ex a liquo extrinseco quod sit sui causa, ad cu ius n on esse sequatur eius non esse. D eum ergo non habet intelligentia; et idem etiam potest argui de corpore caelesti. Si tam en esset D eu s, esset istorum causa, sicut et a liorum . Intelligentia enim in sui natura caret p o ten tia a d non esse, cum s it fo rm a p u r a', aut si m ateriam habeat, non nisi suae form ae propriam , ita qu od intelligentia non potest non esse; non tantum quia causam habeat talem , sed quia in natura sua est talis. Q uod si non est e i po ten tia a d non esse, qu ocu m qu e extrinseco non existente, non ideo non erit (i).

(1) Ed. B. Bazân (1974), p. 68, I. 27-35.

Page 43: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

SU R LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

Praeterea, illud quod habet naturam impossibilis etiam contradictoria implicantis, fieri non potest per aliquod extrinsecum vel per defectum extrin- seci. Sed intelligentiam non esse aliquid in rerum natura est impossibile, contradictionem implicans, cum de ratione intelligentiae sit ut sit ens in rerum natura simpliciter pro quocumque tempore, cum aeternitati parificeîur. Quare, et cetera. Deum ergo non habet ( ).

Le sens de ces objections est clair : forme pure, ou tout au moins forme unie à une matière qui lui est propre, l’intelligence n’a pas de potentia ad non esse. D ’où la tentation de conclure qu’elle n’est pas causée, tentation que renforce encore la prise en considération de Véternité de l’intelligence.

Mais Siger accepte-t-il ces arguments, qui expriment une conception assez voisine de la proposition 44? Sa réponse est ferme ; ces raisonne­ments ne permettent nullement de conclure que l’intelligence est incausée. Car, s’il est vrai que, du point de vue de son essence ou de sa natura, l’intelligence n’a pas de potentia ad non esse, elle doit son existence à la causalité créatrice de Dieu. Mais alors Dieu crée-t-il l’intelligence éternellement? Oui, répond Siger, du moins selon la doctrine des philosophes (secundum sententiam philosophorum)

Dans ses Q. in Metaphysicam, Siger présente le même enseignement. Il s’agit de savoir si les êtres éternels peuvent avoir une cause : Utrum semper existentia possint habere principium (II, 8). Siger rencontre l’objection des Impossibilia :

illud quod habet causam agentem vel efficientem, possibile est esse et non esse; sed sempitemum non est taie

Dans sa réponse, il expose la même doctrine que dans les Impossibilia; Dieu est cause créatrice de l’intelligence, mais cela n’implique aucun changement, puisque l’intelligence est éternelle; du moins « secundum intentionem philosophorum » (5).

(2) Ibid., 1. 46-52.(®) Ibid., p. 72-73, 1. 65-75 : « . . . dicendum quod intelligentia dependet in esse

suo ex extrinseco sicut ex causa; et privata causa esse alicuius sequitur ipsum non esse. Unde si Primum non sit, intelligentia non erit. Unde autem intelligentia caret potentia ad non esse, ita quod ipsam non esse habet naturam impossibilis, non tantum quia suam causam non esse est impossibile, sed naturam impossibilis ex se, hinc est quod quocumque extrinseco vel defectu extrinseci non fiet non ens; ita quod, privata causa esse intelligentiae simul accidunt opposita, eam scilicet esse et non esse. Quod cum su impossibile, impossibile est eam privari habitudine ad causam suam qua semper sit. Hoc autem dicimus secundum sententiam philosophorum ».

('*) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 47, 1. 15-16.(5) Ibid., 1. 9-10.

a r t i c l e 44 89

Ainsi l’enseignement de Siger a certainement pu susciter la condam­nation de la proposition 44, bien qu'il se défende de reprendre à son compte cette thèse hétérodoxe.

Celle-ci trouve largement place dans les écrits de Boèce de Dacie. Dans son commentaire au De generatione et corruptione, à la question Utrum entia immaterialia agant sine omni passione (l, 50), Boèce propose deux objections qui correspondent aux deux parties de l’article 44 : ce qui est immatériel ne peut être en puissance et doit être immuable ;

... omne quod patitur, hoc est ens in potentia ad terminum ad quem trans- mutatur per suam passionem; en tia separa ta a m ateria nulle modo sunt in p o ten tia eo quod materiae est pati et materia secundum se est in potentia.

... omnis passio est aliqua transmutatio et omnis transmutatio subiectum habet; nullum autem subiectum transmutationis potest esse sine subiecto primo quod est materia prima; sequitur quod in separa tis a m ateria non p o te s t esse aliqua transm utatio . .. (®).

Boèce accepte ces objections :

... dico quod ipsa (entia immaterialia) agunt sine omni sua passione, et ratio huius est : materia est subiectum omnis transmutationis. ‘Omnes enim transmutationes oppositae in situ habent subiectum fixum’, principio 8 M eta p h ysica e ; ergo quae sunt entia im m ateria lia , eis nulla est transm utatio p o ssib ilis . .. In eis nulla e s t p o ten tia p a ss iva , e t ita in illis im m aterialibus entibus im possib ilis e st transm uta tio C).

L’éternité de ces êtres immatériels n’est pas mise en question. Ces êtres sont causes des êtres soumis au changement : « Aeterna enim sunt causa generabilium et corruptibilium, id est non aeternorum » (®).

Ainsi se retrouvent tous les éléments de la proposition 44 : les êtres immatériels et éternels ne sont pas changeables et n'ont aucune puissance passive. Le commentaire à la Physique ajoute qu'ils n’ont pas non plus de potentia activa :

videtur quod in rebus aetern is nulla p o ten tia p o te s t praecedere actum, nec p o ten tia activa , nec passiva . N on enim sunt illae res aeternae transm utabiles sicut homines (®).

Même doctrine dans le commentaire sur les Topiques À la question :

(6) Ed. G. Sajô (1972), p. 91. 1. 27-36.(’) Ibid., p. 92-93, 1. 64-75.(8) Ibid., p. 93, 1. 85-88.(9) Ed. G. Sajô (1974), p. 301, 1. 121-123.(i“) P. D o n c œ u r , Notes sur les averroïstes

Siger ... t. 1 (1911), p. 227, n. 4.(1910), p. 506; P. M a n d o n n et ,

Page 44: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

90 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

Utrum substantiae separatae possit inesse accidens (III, 3), il rencontre l’objection suivante :

Cul potest inesse accidens, sibi inest potentia passiva. Substantiîs separatis non potest inesse potentia passiva. Ergo nec accidens. Maior probatur, quia si potentiam passivam non haberent sive receptivam, accidens sibi repugnaret. Miner probatur, quia potentia passiva est principium transmutationis ab alio secundum quod aliiid, ut docetur IX° Metaphysicae. Omnis autem substantia separata est intransmutabilis. Omnia enim quae transmutantur habent materiam, ut scribitur XII° Metaphysicae. Substantia separata propter hoc separata dicitur, quia materiam non habet. Ergo et cetera ( ).

Cette objection est acceptée : « in substantia separata non potest esse accidens, ut probat ratio praecedens ». C’est pourquoi, enchaîne Boèce, en un certain sens toute substance séparée est acte pur; non qu’elle soit indépendante de la Cause créatrice qui la fait exister et la conserve dans l’être : elle est acte pur seulement en ce sens que potentiam non habet sibi admixtam ( 2).

Revenant sur la question au cours du commentaire au livre V (q. 6), Boèce ne modifie en rien sa doctrine :

Omnia enim quae transmutantur, habent materiam, ut scribitur XI° Meta­physicae. Et quia substantiae separatae, ut intelligentiae, materiam non habent, ideo non sunt transmutabiles ( ).

Plus encore que celui de Siger, l’enseignement de Boèce semble avoir suscité la condamnation de la proposition 44, d’autant plus que les textes analysés ne comportent aucune formule de prudence, même là où ils heurtent ouvertement la doctrine chrétienne. On se rappellera cependant que, dans le De aeternitate mundi, il professe la création du monde—et partant celle des Intelligences—au commencement du temps. Change-t-il d’avis? Ou se borne-t-il, dans ses commentaires, à présenter la doctrine des philosophes? Mais il le fait avec une telle conviction que les censeurs ont dù y voir sa pensée personnelle.

45. Q u o d i n t e l l i g e n t i a p e r f i c i t u r a D e o in a e t e r n i t a t e , q u ia

SECUNDUM TOTUM IMMUTABILIS EST, ANIMA AUTEM CAELI NON (83; 7, 19).

1. Le sens de la proposition est clair : l’intelligence reçoit éternelle-

(1^) E d. N . G . G reen-P edersen e t J . P in b o r g (1976), p . 171, 1. 15-24.0") « .. . d icen d u m q u o d ac tu s p u ru s u n o m o d o d ic itu r qu i n o n d ep en d e t ex a liq u a

alia v irtu te , ex q u a est, et p e r q u a m co n se rv a tu r , e t hoc m o d o D eus est a c tu s p u ru s . A lio m o d o d ic itu r ac tu s p u ru s ex hoc q u o d p o te n tia m n o n h a b e t sibi ad m ix ta m , et hoc m o d o q u ae lib e t su b s ta n tia se p a ra ta es t ac tu s p u ru s » {ibid., p . 172, 1. 41-46).

P ) Ibid., p . 262, 1. 17-20.

ARTICLES 45 ET 46 91

ment sa perfection de Dieu, parce qu’elle est immuable sous tout rapport; ce n’est pas le cas de l’âme du ciel.

2. Ainsi l’intelligence est proclamée éternelle et immuable. L’incom­patibilité de cette thèse avec la pensée chrétienne est manifeste.

3. La source de cette proposition est sans doute le commentaire de Siger au De causis :

(vult) Auctor quod esse supra motum et tempus in infimo ordine sit anima, quam dicit causare tempus quia et causat motum, ita quod tempus, licet non attingat substantiam animae caelestis, attingit tamen eius operationem; intelligentia autem parificatur aeternitati quia nec substantiam eius nec potentiam nec eius operationem tempus attingebat ( ).

Ce passage n’a rien d’énigmatique : l’intelligence est éternelle, non seulement en sa substance, comme l’âme céleste, mais, contrairement à cette dernière, elle est également éternelle en sa puissance et son opération. Absolument immuable, elle est éternelle en toutes choses, «parificatur aeternitati», terme rare qu’un censeur pressé a pu lire «perficitur».

Les censeurs n’ont pas tenu compte du fait que Siger ne faisait pas sienne cette doctrine, puisqu’il venait d’affirmer que, pour lui, acceptant l’autorité de la foi chrétienne, l’intelligence n’était pas éternelle {-).

46. Q u o d s u b s t a n t ia e s e p a r a t a e s u n t s u a e s s e n t ia , q u ia in e is

IDEM e s t QUO e s t ET QUOD EST (79; 7, 15).

1. Il importe de préciser d’abord le sens de l’argument invoqué, qui fait appel à l’identité du quo est et du quod est dans les substances séparées. Reprises probablement à Gilbert de la Porrée, qui les introduit dans son commentaire de Boèce In librum quomodo substantiae bonae sint (PL 64, 1318 BD-1319 CD), ces deux notions sont fréquemment utilisées par les médiévaux pour expliquer l’assertion de Boèce dans le De hebdomadibus : «diversum est esse et id quod est»(^). Inspirée sans doute par la remarque d’Aristote au second livre des Analytiques : « ce qu’est l’homme est autre chose que le fait que l’homme existe » {Post. Anal., B, 92 b 10-11), la phrase de Boèce n’a cessé d’exercer la sagacité des commentateurs médiévaux, qui l’ont interprétée en des sens divers. Ainsi Thomas d’Aquin voit généralement dans le quod est la substance qui a l’être, l’essence concrète, « en tant qu’elle est sujet

0 ) Ed. A. M arlasca (1972), p. 67, 1. 3-8 (q. 13).(2) Ibid., q. 12, p. 66-67, 1. 89 sv.(1) PL 64, 1311 B.

Page 45: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

92 SUR LA N A TU R E DES INTELLIGENCES

de l’existence » (-); le quo est, « c ’est habituellement pour lui au sens d’exister » (3). Son interprétation diffère nettement de celle de Bonaventure, par exemple, qui, à la suite d’Alexandre de Halès et de Jean de la Rochelle, s’en tient à la signification que ces termes avaient chez Boèce lui-même et encore au début du X IIP siècle : « quod est, pour ces docteurs, c’est le sujet concret; quo est, comme ils disent de préférence à esse, c’est l’essence ou la nature abstraite» (4). Le sens des termes ainsi fixé, ces maîtres franciscains conviennent que les deux principes, quo est et quod est « s’identifient réellement en Dieu, mais que dans la créature ils se distinguent. Leur union est l’un des modes de composition de l’être créé » (5). Dès lors, l’enjeu de la proposition 46 est clair : identifier dans les substances séparées le quo est et le quod est a été ressenti comme la négation d’un des modes de composition par lesquels l’être créé se distingue de l’absolue simplicité de Dieu : ce que les censeurs ne pouvaient admettre.

2. Identifier les substances séparées avec leur essence et affirmer l’identité, en elles, de la nature et du suppôt, du quo est et du quod est, ne paraît pas incompatible avec la révélation chrétienne, car d’autres modes de composition métaphysique peuvent être invoqués pour distinguer la créature du Créateur. En témoigne la constance avec laquelle Thomas d’Aquin défend la thèse incriminée, même si, en son Quodlibet II, il fut amené à reviser quelque peu sa position (®).

3. Peut-on songer alors à Thomas d’Aquin comme source de la proposition condamnée? La question mérite d’être posée, d’autant plus que, peu après le 7 mars 1277, certains maîtres ont prétendu que la doctrine du saint docteur était atteinte par l’article 46. Jean de Naples a tenté de les réduire au silence ( ). Mais cette doctrine étant enseignée aussi par Siger de Brabant et Boèce de Dacie, c’est eux qu’il importe d’interroger en premier lieu, la condamnation étant dirigée contre des maîtres ès arts, du moins selon les indications du prologue.

( ) M .-D. R o la n d -G osselin , Le « De ente et essentia » . . . (1948), p. 185.(®) Ibid., p. 186.(‘‘) Ibid., p. 167.(®) Ibid. L’identification du quo est et du quod est est d’ailleurs impossible, si

comme Bonaventure {In II Sent. d. 3, p. 1, a. 2, q. 1; Opéra omnia ... t. 2, p. 103-104), on estime que plusieurs individus, chacun étant un quod est, partagent le même quo est, l’essence spécifique.

(®) Ibid., p. 185-189, où l’on trouvera la référence et l’analyse de tous les textes présentant quelque intérêt.

C) Cf. Quaestio Magistri loannis de Neapoli ..., ed. C. J el lo u sc h ek , dans Xenia thomistica III, 1925, p. 89-90.

ARTICLE 46 93

Dans son commentaire sur les Topiques (VI, 9), Boèce accepte manifestement les arguments d’Aristote et d’Averroès, identifiant dans les substances séparées la nature et le suppôt ;

Quaelibet ... substantia separata est sua species, ut probatur IV° huius. Et Commentator dicit 1° C aeli e t m undi quod in substantiis separatis numerus specierum est aequalis numéro individuorum. Et Aristoteies 111° D e anima et VII° M eta ph ysicae dicit quod in his quae non habent form am in m ateria, idem est qu idd itas e t habens qu iddita tem . Quae autem talia sunt, ipsa sunt sua species (®).

La même doctrine est exposée par Siger, selon le témoignage de Nifo dans son De intellectu :

addit intelligentias esse individua eadem cum earum quidditatibus; propter quod intellectus materialis, cum sit infima intelligentiarum, erit ipsa, ut individuum , sua qu idditas (®).

Ce témoignage est confirmé par les textes connus de Siger. Déjà à la question 7 de l’introduction de son commentaire à la Métaphysique, il conteste la nécessité d’une composition pour expliquer la différence ontologique entre Dieu et les créatures; et il refuse d’interpréter l’adage de Boèce « differunt quod est et esse » dans le sens de la distinction réelle entre l’être et l’essence (^°). Dans le commentum intercalé entre les question 13 et 14 relatives au hvre III, il afïîrme ;

Dixi alias quod in separatis penitus liberatis (a materia), cum forma per se subsistât, per se determinatur ad unum individuum; et ideo non sunt multa individua sub una specie ( ).

Puis vient cette question : « Nonne ergo idem est intellectus individui et speciei » (^-)? Voici la réponse de Siger :

(*) Ed. N . G . G reen-P edersen et J. P in b o r g (1976), p. 284, 1. 14-20.(9) Cf. B. N a r d i , Sigieri di Brabante ... (1945), p. 18. Voir aussi le témoignage

concordant d’Alessandro Achillini, ibid., p. 73.(10) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 11-22. Comme l’a souligné M. V an Steen-

b erg h en {Le « D e quindecim problematibus» ..., dans Introduction ..., 1974, p. 453), on reconnaît aisément en cet enseignement la doctrine visée par Albert le Grand dans sa critique du 15® article du De quindecim problematibus: «Q uod angélus et anima sunt simplices, sed non absoluta simplicitate, nec per accessum ad compositum, sed tantum per recessum a summo simplici ». À ceci Albert répond : « pour être éloigné de Dieu, il faut posséder en soi un principe de dissimilitude opposé au principe de similitude (par lequel on est comparable à la Cause première); il faut donc être composé de semblable et de dissemblable» {ibid., p. 447; c’est nous qui soulignons).

(11) Ed. C. A. G r a iff , p. 120, 1. 44-46.(12) Ibid., 1. 46-47.

Page 46: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

94 SUR LA NA TURE DES INTELLIGENCES

Si alius sit intellectus unius et alterius, tune non erunt individuum et species idem. De diverse intellectu individui et speciei talis, dicendum quod intellectus individui et speciei essentialis in sensibilibus alius et alius est, eo quod aliquid pertinet ad essentiam individui quod non pertinet ad aliud. Sed in his quae séparantur a m ateria , ciim nihil a liud pertin ea t a d intellectum sp ec ie i e t individui, in tellectus essentia lis idem est, accidentalis tamen diversus. Quia si voluerimus intelligere substantiam separatam ut hic existentem quia eius motus hic appareat, hic intellectus erit alius ab intellectu speciei, sed accidentalis ( 3).

Ainsi donc, dans les êtres sensibles, rintellection {intellectus) de l’essence de l’individu n’est pas identique à celle de l’espèce, parce que quelque chose appartient à l’essence de l’individu qui n’appartient pas à l’essence de l’espèce (on ne peut dire que Socrate est l’humanité); mais, dans les êtres immatériels, l’intellection de l’essence de l’espèce coïncide avec celle de l’individu. Il y a donc identité entre l’individu et l’espèce. Toutefois l’identité n’est pas totale : seul l’« intellectus tialis » de l’individu est identique à l’« intellectus » de l’espèce; l’« intel­lectus accidentalis'» en est différent. En d’autres termes, l’essence abstraite de l’intelligence n’est pas tout à fait identique à sa nature concrète, car celle-ci comporte des connotations accidentelles étrangères au concept de l’espèce, même si cette dernière ne compte qu’un seul individu.

Distinction importante, qui a sans doute échappé aux censeurs et à l’appui de laquelle Siger pouvait invoquer l’enseignement de Thomas d’Aquin, qui reconnaissait, dans les esprits purs, un esse réellement distinct de l’essence et alla quaedam ( ). Siger n’admettait pas, au temps de son commentaire à la Métaphysique, la distinction réelle entre Vesse et Vessentia. Mais ces alla quaedam semblent bien viser les activités accidentelles de l’intelligence 0^); ils ont inspiré à Siger sa distinction entre Vintellectus essentialis et Vintellectus accidentalis des substances séparées. Distinction capitale, qui le met, comme Thomas d’Aquin, à l’abri de la condamnation : l’essence concrète de ces substances n’est pas absolument simple et, partant, elle ne saurait entrer en concurrence avec la simplicité de l’essence divine, ce que redoutaient les censeurs ( ®).

P ) Ibid., 1. 47-57.(1'*) Quodl. II, q. 2, art. 4.0®) « S. Thomas ne précise pas quels sont ces alia quaedam. Il s’agit sans doute

des actes personnels de l’ange». M .-D. R o la n d -G osselin , Le « De ente et essentia» p. 193, note l.

(1®) Jean de Naples (cf. supra, note 7) estime aussi que l’article pourrait avoir été condamné, non seulement en raison de l’identification des substances séparées avec leur essence, mais également à cause de la négation de la causalité créatrice de Dieu sur les Intelligences. L’article aurait alors signifié ceci : les Intelligences

ARTICLE 47 95

47. Q u o d s c i e n t ia i n t e l l i g e n t i a e n o n d i f f e r t a s u b s t a n t i a e iu s;

UBI ENIM NON EST DIVERSITAS INTELLECTI AB INTELLIGENTE, NEC DIVER-

SITAS INTELLECTORUM (85; 7, 21).

1. La science de l’intelligence ne diffère pas de sa substance, car il n’y a, en elle, aucune distinction entre l’objet intelligé {intellectum) et le sujet intelligent, ni, par conséquent, pluralité d’objets intelligés.

2. La thèse méconnaît certainement les données bibliques sur la connaissance de l’ange, qui n’est pas limitée à sa propre substance et n ’est pas immuable.

3. La proposition peut avoir été inspirée par l’enseignement de Boèce de Dacie et de Siger de Brabant.

Dans son commentaire sur les Topiques, Boèce pose la question suivante : Utrum substantiae separatae possit inesse accidens (III, 3). Il répond négativement. C’est pourquoi, dans l’intelligence, la science et la volonté s’identifient à la substance :

scientia et voluntas in intelligentia separata non est accidens, sed est sua substantia accepta in relatione ad diversa (O-

La coïncidence avec la première partie de la proposition 47 est évidente. On la retrouve dans le commentaire du livre IV.

Il s’agit de savoir si l’âme peut se connaître elle-même : Utrum anima possit se scire (IV, 16). Il semble que non, objecte-t-on à Boèce : l’âme, substance séparée, ne peut se connaître elle-même, car, dans les substances séparées, il y a identité entre le sujet connaissant et l’objet connu. Dès lors, si l’âme se connaît elle-même, elle est à la fois sciens et scitum. Ce qui est impossible, car la science est une perfection pour celui qui connaît, et on ne peut être source de sa propre perfection (2).

existent d’elles-mêmes, par leur essence; «reprobatur pro errore, non dicere quod in angelis est idem suppositum et natura, sed dicere quod substantie separate sunt sua essentia : ablati casus, idest per suam essentiam, ita quod non sint per causam primam sicut per efficiens ipsas, sic quod in eis sint idem quod est et per quod est, scilicet efficienter». Mais tel ne semble pas être le sens de l’article. Et s’il avait cette portée, il ne pourrait viser ni Thomas d’Aquin, ni Siger de Brabant, ni Boèce de Dacie, car jamais ces maîtres n’ont mis en question la causalité créatrice par rapport aux Intelligences. Voir notamment, pour Siger et Boèce, la notice relative à l’article 44, supra, p. 87-90 .

0 ) E d . N . G . G r e e n -P e d e r s e n e t J. P in b o r g (1976 ), p . 172 ,1 . 38-40 .(2) « Secundum Aristotelem III De anima, in separatis a materia idem est scientia

et scitum. Anima autem quaedam est substantia separata. Ergo si ipsa sui scientiam haberet, ipsa esset sua scientia. Hoc autem est impossibile, cum scientia sit perfectio scientis; idem autem sui ipsius perfectio esse non potest». Ibid., p. 241, 1. 12-16. L’argument est incohérent : l’âme est une substance séparée, dit-on; dans la sub-

Page 47: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

96 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

Voici la réponse de Boèce :

Quomodo ergo substantia penitus a materia separata, sui ipsius habet scientiam, cum ipsa sua substantia sit sua scientia, et scientia videtur esse perfectio scientis, et idem non possit esse perfectio sui ipsius? Dicendum quod scientia solum est perfectio scientis, ubi scientia et sciens diflferunt. In his autem, ubi scientia est scientis substantia, unum non est perfectio alterius, cum sint penitus idem ( ).

Ainsi, pour le maître danois, il y a identité, en l’âme, entre la substance et la science.

Boèce s’engage-t-il personnellement dans la défense de cette doctrine? Fait-il plus qu’un exposé «propter verbum Philosophi intelligendum»(4)? Les censeurs n’ont pas compris les choses avec tant de bienveillance.

La doctrine ici censurée était familière à Siger. Ainsi, dans les Q. in tertium de anima, à la question 16 : Utrum substantia separata se possit intelligere, il répond :

Substantiae separatae sunt actu intelligibiles et ipsae sese possunt intelligere, ut vult Aristoteles in littera, cum dicit : in his quae sunt sine materia, idem est sciens et scitum (s).

Mais le passage le plus significatif se lit au chapitre IX du De anima intellectiva, oii Siger se demande si l’opération de l’intellect est sa substance même. Il présente avec complaisance la réponse d’Aristote et de Moïse Maimonide :

Si intellectus ante intelligere esset actu substantia, cum sit separatus, esset per se intelligibilis. Nunc autem intellectus non intelligitur antequam intel- lexerit aliud a se; unde se ipsum intelligentem intelligit et non ante. Non habet igitur ante intelligere nisi naturam in potentia. Intelligere igitur est eius substantia, sicut et expresse dicit Rabbi Moyses. Propter hoc enim et formae naturales materiales substantiae sunt, quia non praesupponitur eis nisi subiectum in potentia. Quod si intellectus est huiusmodi ad species intel­ligibiles actuales vel habituales, erit tune intelligere substantia ipsius (®).

Mais au terme de cet exposé, Siger se rend compte que cette solution contredit la doctrine d’Aristote, pour qui la science est une qualité : « scientia est qualitas de prima specie qualitatis in praedicamentis » ( ).

s ta n ce séparée, le co n n a issan t e t le c o n n u s’iden tifien t; p u is on n ie q ue l’âm e se c o n ­naisse.

(3) Ibid., p. 243, 1. 58-64.(•') Ibid., p. 244, 1. 73.(5) E d . B. Ba zâ n (1972), p. 62. 1. 38-41.(6) Ibid., p. 112, 1. 11 sv.O Ibid., p. 112, 1. 21-22.

ARTICLES 47 ET 48 97

La difficulté est grave et Siger ne la résout pas, se contentant d’inviter son lecteur à la recherche : «vigiles et studeas atque legas, ut ex hoc dubio tibi remanente exciteris ad studendum et legendum, cum vivere sine litteris mors sit et vilis hominis sepultura » (®).

Conseil dont il fut le premier à tirer profit, puisque, dans ses Q. super Librum de causis, il enseigne que l’identité entre l’intelligence et son opération n’existe qu’en Dieu (»).

Concluons donc que, si les premières œuvres de Siger ont pu inspirer la proposition 47, celle-ci ne répond pas à la pensée définitive du maître.

48. Q u o d a n g é l u s n i h i l i n t e l l i g i t d e n o v o (76; 7, 12).

1. La proposition 44 affirmait l’immutabilité des substances séparées. La proposition 48 est un corollaire de cette doctrine : l’ange n’acquiert aucune connaissance nouvelle.

2. La proposition ne contredit aucun dogme défini. Elle pourrait cependant soulever des difficultés dans l’ordre providentiel surnaturel, où trouvent place des événements nouveaux dont les anges auraient à prendre connaissance.

3. Comme l’a bien vu le P. Marlasca, la source de cette proposition est le commentaire au De causis de Siger de Brabant (^). On peut réunir un florilège de citations qui correspondent à l’article prohibé. On les trouvera dans l’édition critique (2). Bornons-nous ici à reproduire le passage le plus riche :

Vult Auctor quod, sicut materia corporalis ex primo principio recipit formas sensualiter et corporaliter, sic intelligentia per modum intelligibilem a sui principio, a Causa prima repletur formis et perfectionibus rerum per modum intelligibilem; ita quod in hoc est differentia inter intellectum humanum et intellectum intelligentiarum, quod intellectus humanus a sui principio est sicut tabula nuda et formas sensibiles quodam ordine, ministerio virtutum sensibilium acquirit, ita tamen quod eis numquam repletur; intellectus autem

(8) Ibid., p. 1 1 2 ,1. 22-24.(9) Ed. A . M arlasca (1972), p. 145, 1. 18-19 : « Dicendum est quod in solo

intelligente primo quod est Causa prima verum est ipsum esse suum intelligere et non in aliquo alio» (q. 37). Et à la q. suivante : «Dicendum est ad hoc quod potestas intelligendi intelligentiae non est eius substantia et esse intelligentiae non est suum intelligere, immo intelligere est actualitas potentiae operativae intelligentiae, quae se habet ad suum esse sicut potentia ad actum » (p. 147, 1. 25-35).

( ) Cf. A. M arlasca , Las « Quaestiones . . . » (1970), p. 324-325; 336.(2) Cf. ed. A. M a rlasca (1972), p . 66, 1. 113-118 (q. 12); p. 122, 1. 9-12 (q. 30);

p . 123, 1. 19-24 (q. 31); p . 161, 1. 16-18 (q . 45); p . 162, 1. 33-36 (q. 45); p . 169, 1. 99-101 (q. 47).

Page 48: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

98 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

intelligentiae a principio formis intelligibilibus, ad quas sua facultas se extendît, repletur (3).

Tous ces textes manifestent la différence profonde qui existe entre l’intellect de l’homme, qui doit acquérir ses connaissances de manière lente et progressive, et l’intellect de l’intelligence séparée, qui a reçu de la Cause première, dès le commencement de son existence {a principio sui), toutes les espèces intelligibles dont il était capable. Sans doute, en tous ces développements Siger expose la doctrine du Liber de causis, mais il ne la condamne pas et son insistance à revenir sur le sujet porte à croire que la thèse avait sa faveur (4).

49. Q u o d substantiae separatae su n t a c t u in fin ita e . Infinttas ENIM NON EST IMPOSSIBILIS, NISI IN REBUS MATERIALIBUS (86; 7, 22).

1. L’infinité n’étant impossible que dans les réalités matérielles, les substances séparées forment une multitude infinie en acte, affirme cette proposition.

2. La thèse est contestable et probablement absurde, mais elle ne paraît pas contraire au dogme chrétien. Thomas d’Aquin, qui en accepte au moins une fois la possibilité théorique, dans l’hypothèse d’un monde étemel, ne la juge pas hérétique (^).

3. La proposition 49 a pu être inspirée par l’anonyme de Ph. Delhaye, Siger de Brabant et, peut-être aussi, l’anonyme de B. Bazân.

Dans son commentaire au livre VIII de la Physique, l’anonyme de Delhaye pose la question : Utrum motus sit aeternus (q. 6), Il rencontre notamment l’objection de ceux qui rejettent l’éternité du monde et du mouvement, parce que cela impliquerait un nombre infini d’intellects humains, et qu’un infini en acte est impossible. Pour l’auteur, le monde n’est pas éternel, mais on ne peut établir la thèse avec de mauvais arguments. Voici donc sa réponse à l’objection soulevée; elle s’appuie sur l’autorité d’Algazel :

(») Ibid., p. 142, 1. 17-26.(*) Dans ses Notes sur les averroîstes latins (1910), p. 506, P. D o n c œ u r a suggéré

naguère de rapprocher cette proposition 48 d’un passage du commentaire sur les Topiques (III, 3) où Boèce de Dacie explique que les substances séparées sont affranchies de toute potentia passiva et qu’en un certain sens, elles sont acte pur (voir à ce sujet la notice relative à l’article 44, où ces textes ont été étudiés; supra, p. 89-90). Ce rapprochement est acceptable, mais les textes de Siger sont beaucoup plus explicites.

( ) Cf. T homas A q u in a s . De aeternitate mundi, ed. leon. (1976), p. 89, 1. 297 sv.

ARTICLE 49 99

Dicendum tamen secundum quod dicit Algazel ; concedebat enim quod intellectus infiniti separati sunt et existentes in actu. Et cum dicitur : infinita esse secundum actum et secundum multitudinem est inconveniens, dicendum quod aliqua esse infinita in actu hoc contingit dupliciter. Aliqua enim sunt infinita in actu quorum unum ab alio non dependet, et talia esse infinita in actu non est inconveniens : sic autem intellectus separati sunt infiniti in actu. Iterum infinita esse secundum multitudinem, ex quibus quidem non potest fieri aliquod aggregatum unum, non est inconveniens : taies autem sunt intellectus infiniti separati : ex illis enim numquam fit aliquod unum. Ideo etc. (2).

Le sens de ce passage est clair : « une multitude infinie en acte n’implique pas contradiction, à condition que, dans cette multitude, un membre ne dépende pas d’un autre, et que ces membres ne puissent pas former un tout. Ces deux conditions sont réalisées pour les Intel­ligences séparées » (3). Il est donc possible que des Intelligences existent en nombre infini. Mais ce nombre infini est-il effectivement réalisé, comme le soutient l’article 49? Certaines affirmations pourraient porter à le croire : «... intellectus separati sunt infiniti in actu»; ou encore « taies autem sunt intellectus infiniti separati ». Mais ces déclarations sont faites à propos de l’hypothèse d’un monde éternel. Or l’auteur a reconnu ouvertement, à l’encontre d’Aristote, le commencement temporel du monde. Les phrases suspectes n’expriment donc pas sa pensée propre, mais font partie de l’exposé de la thèse d’Algazel.

Ce qui vient d’être dit de cet auteur peut l’être aussi de Siger de Brabant. Dans ses Q. super Librum de causis (q. 27 : Utrum intellectus multiplicetur multiplicatione hominum aut sit unus in omnibus), Siger rencontre l’objection suivante ; l’intellect ne peut être multiple, sinon, le monde étant éternel, ainsi que la génération des hommes, les intellects immortels existeraient en nombre infini. Il répond :

dicendum est quod forte non est inconveniens apud Aristotelem quod sint infiniti actu intellectus sicut nec inconveniens quod generatio hominum sit perpetua, nam in tertio Physicorum, cum negatur infinitum in actu, sicut ipse ibi testatur, considerationem non facit nisi in rebus sensibilibus. Si enim in separatis entibus, cuiusmodi sunt intellectus separati, sit infinitum, ad altiorem scientiam quam naturalem pertinet, ut ibidem dicitur. Et adhuc si sit inconveniens, contradicitur Aristoteles qui generationem hominum posuit perpetuam (“).

Siger n’affirme donc pas l’existence d’un nombre infini d’intellects,

(2) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 202.(3) J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 332.(-«) Ed. A. M arlasca (1972), p. 115, 1. 238-246.

Page 49: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

100 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

mais se contente de noter que la chose n’était sans doute pas impossible aux yeux d’Aristote, pas plus d’ailleurs que l’éternité du monde, thèse qu’il a rejetée à la question 12 ( ) et qu’il conteste encore ici.

On ne verra donc en Siger un défenseur de la proposition condamnée qu’en urgeant la portée véritable de ses propos (®).

Notons enfin que l’anonyme de Bazân tient sur la question de la possibilité d ’une multitude infinie d’intellects la même position que Siger et l’anonyme de Delhaye. Voulant défendre la pluralité des intel­lects (III, 21), il estime que, même dans le cas de l’éternité du monde, la thèse doit être maintenue :

cum dicitur : supponitur quod mundus sit perpetuus, concedo. Et quod infiniti homines praecesserunt, concedo. Et quod intellectus sint incorrup- tibiles, concedo. Si tune intellectus plurificatus esset, ipse infinitus esset, sed infinitum est improbatum a Philosophe tertio Physicorum, dico quod Philosophus improbavit ibidem infinitum in numeris et in sensibilibus, et non in substantiis separatis\ et quia intellectus est substantia separata, ergo est infinita (’).

Sans doute, à la question suivante, l’auteur tient-il exactement la thèse contraire («). Mais, « si l’on tient compte de l’ensemble des Quaes- tiones, c’est la position défendue à la question 21 qui l’emporte » (^).

Ainsi donc, ce maître ès arts reconnaît la possibilité d’une multitude infinie d’intellects. Rien n ’indique toutefois qu’il en ait envisagé l’existence réelle.

Ajoutons d’ailleurs que, même si c’était le cas, on ne pourrait retenir qu’avec circonspection la candidature de cet auteur comme source de l’article 49, la date de composition de ses Quaestiones étant encore discutée (^°).

Retenons donc que les trois auteurs étudiés ici ne reconnaissent

( ) Ibid., p. 63 sv.(*) Le P. M a r l a s c a {Las «Quaestiones ...», 1970, p. 332) a suggéré de rapprocher

de l’anicle 49 ce passage de la q. 24 ; «... sunt tôt intelligentiae productae quot et produci possunt, loquendo secundum naturam intelligentiarum, omnipotentiam Creatoris non excludendo» (éd. citée, p. 100, 1. 101-103). C’est peut-être la mention de la toute-puissance divine qui a amené le P. Marlasca à songer à une multiplicité infinie d’intelligences. Mais le texte ne le dit pas.

O Ed. B. B a z â n dans M. G ie le .... Trois commentaires ... (1971), p. 512, 1. 72-78.(«) Ibid., p. 514,1. 35-40.(») B. B a z â n , ibid., p. 376.

( “) Contrairement à M. Bazân qui date ces Quaestiones avant 1277 {ibid., p. 366- 377), le P. Gauthier est enclin à les situer vers 1290. Cf. R.-A. G a u t h i e r , Quelques questions ... (1974), p. 465-472.

ARTICLES 49 ET 50 101

que la possibilité d’une multitude infinie de substances séparées. Leur enseignement n’a donc pu être visé dans la proposition 49 qu’au prix de fâcheuses déformations.

50. Q u o d s i e s s e t a l i q u a s u b s t a n t i a s e p a r a t a q u a e n o n m o y e r e t

ALIQUOD c o r p u s IN HOC MUNDO SENSIBILI, NON CLAUDERETUR IN UNIVERSO

(77; 7, 13).

1. S’il se trouvait une substance séparée qui ne mouvrait pas un corps dans ce monde sensible, elle ne ferait pas partie de l’univers. On reconnaît ici l’influence d’Aristote, pour qui les substances séparées ne sont que des rouages de l’ordre de l’univers : leur nombre est déterminé par le nombre des mouvements célestes (cf. Metaph. XII, 8, 1073 a 36 sv.; 1074 a 21-22).

2. La thèse ne semble pas devoir être qualifiée d’hérétique, à propre­ment parler. Toutefois, elle heurte certainement la conception chrétienne, qui se refuse à limiter la fonction des anges à celle de moteurs des sphères. Comme l’écrit S. Thomas, l’affirmation d’Aristote n’a de sens que si les substances séparées existent pour les substances corporelles, au point de n’avoir d’autre raison d’être que de les mouvoir. Mais il n’est pas vrai, note-t-il, que les substances immatérielles soient ordonnées aux substances corporelles, la fin étant plus noble que les moyens (^.

3. La source de la proposition est sans doute le commentaire de Siger de Brabant au De causis. À la question 23 : Utrum sint aliquae intelligentiae non habentes ordinem ad motum in caelestibus, Siger développe longuement la réponse d’Aristote, selon laquelle :

nullae sunt intelligentiae nisi ordinatae ad motum caelestium, fines huiusmodi motuum nobilium et perpetuorum existentes (2).

( ) Cf. T homas A qu in a s , Summa theologiae, I», q. 50, a. 3, ad. 3 : « dicendum quod ratio illa est Aristotelis in 12 M etaphys. Et ex necessitate concluderet, si substantiae separatae essent propter substantias corporales : sic enim frustra essent immateriales substantiae, nisi ex eis aliquis motus in rebus corporalibus appareret. Non est autem hoc verum, quod substantiae immateriales sint propter corporales, quia finis nobilior est his quae sunt ad finem. Unde etiam Aristoteles dicit ibidem quod haec ratio non est necessaria, sed probabilis. Coactus autem fuit hac ratione uti, quia ad cogno- scendum intelligibilia non possumus pervenire nisi per sensibilia» (Ed. leon., 1889, p. 8-9).

Contrairement à ce que pourrait suggérer la remarque de S. Thomas, les sub­stances séparées ne sont pas subordonnées aux substances corporelles, comme moyens vis-à-vis d’une fin dans la conception d’Aristote : au contraire, elles meuvent comme causes finales. En outre, elles ont un rôle plus sublime dans l’univers : la contemplation du Premier Moteur.

(2) Ed. A. M arla sca (1972), p. 96,1. 30-32.

Page 50: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

102 SU R LA N A TU R E DES INTELLIGENCES

Cela est requis par la perfection des Intelligences : pour que ces substances les plus nobles aient la place qui leur revient dans l’univers, elle doivent être causes finales des mouvements qui s’y produisent :

Omnis substantia et natura impassibilis, secundum se optima, debet habere ordinem in universo, que ordine sit in dispositione optima. In tali autem dispositione est intelligentia si sit finis eorum quae movent et agunt in universo. Quare omnis intelligentia videtur esse finis alicuius lationis caelestis ( ).

Cette solution a manifestement la faveur de Siger. Toutefois, remarque- t-il, une autre solution est possible, celle qu’a retenue Platon, pour qui certaines Intelligences ne sont pas ordonnées au mouvement, mais contemplent l’essence divine ( ).

Ainsi l’attitude de Siger n’est pas exclusive. Mais préférant nettement la via Aristotells à la via Platonis, en laquelle les théologiens se sont aisément retrouvés, il a été fatalement visé par la censure ( ).

51. Q u o d s u b s t a n t i a e s e m p ite r n a e s e p a r a t a e a m a t e r ia h a b e n t

BONUM QUOD EST EIS POSSIBILE, CUM PRODUCUNTUR, NEC DESIDERANT

ALIQUID QUO GARENT (78; 7, 14).

1. Les substances séparées, éternelles, possèdent depuis toujours le bien dont elles sont capables. Elles n’ont aucun besoin à combler et ne sont donc pas susceptibles de progrès au niveau d’une activité accidentelle.

2. Ceci met en question l’option pour Dieu ou contre Dieu qui est à l’origine de la distinction des bons anges (fidèles à Dieu) et des mauvais anges (révoltés). La thèse compromet aussi la vocation surnaturelle

(») Ibid., p. 95, 1. 7-11.{*) Ibid., p. 96, 1. 56-58 : « Si quis autem velit tenere viam Platonis, potest dicere

intelligentias quasdam non esse ordinatas ad motum, sed intelligentes et spéculantes essentiam divinae bonitatis ».

(*) Dans son ouvrage sur Siger, t. I (1911), p. 232, le P. M a n d o n n e t a rap­proché la proposition 50 des principaux passages où Thomas d’Aquin plaide en faveur de l’unicité du monde, et spécialement du Quodlibet VI, dont la question 11 est intitulée : Utrum scilicet caelum empyreum habeat influentiam super alla corpora. On peut y lire : «totum universum est unum unitate ordinis, ut patet per Philosophum, XII M etaph. Haec autem unitas ordinis attenditur secundum quod quodam ordine reguntur corporalia per spiritualia, et inferiora corpora per superiora, ut Augustinus dicit in III de Trinit. Unde, si caelum empyreum non influeret in corpora inferiora, caelum empyreum non contineretur sub unitate universi, quod est inconveniens» (ed. R. Sp ia z z i , 1956, p. 130). Mais il n’est pas question, dans ce passage, de limiter le nombre des anges au nombre des mouvements célestes.

ARTICLES 51 ET 52 103

des anges et est sans doute apparue comme incompatible avec le récit de VApocalypse décrivant la chute du Dragon {Ap 12, 7-9).

3. La proposition a été reprise textuellement à Boèce de Dacie dans son commentaire sur le livre IV des Topiques :

Sciendum est etiam, cum omne bonum intendit aliquam perfectionem, et omni rei naturale inest desiderium ad bonum et perfectionem suam, quod in rebus invenitur desiderium respectu boni quo carent, quod tamen est eis possibile. Et illud desiderium solum invenitur in generabilibus, quia ilia sola in productione sui possunt esse imperfecta. Aliud est desiderium respectu conservaticnis boni quod habent, cuius tamen privatio eis est possibilis. Non enim aliquis solum ambulat ut sanitatem acquirat, sed ut habitam conservet. Et iste modus desiderii potest esse in substantiis sempiternis ingenerabilibus a materia penitus separatis. Licet enim habent bonum quod est eis possibile, cum producuntur, nec desiderant aliquid quo carent, desiderant tamen se conservari in illo bono quod habent, cum eius carentia sit eis possibilis, quantum de se est (^.

Les Intelligences n’ont donc d’autre désir que de conserver la perfection qu’elles possèdent depuis toujours; elles ne désirent rien qu’elles ne possèdent déjà.

52. Q u o d s u b s t a n t i a e s e p a r a t a e , e o q u o d h a b e n t u n u m a p p e t itu m ,

NON MUTANTUR IN OPERE (69; 7, 5).

1. Comme les propositions 44 et 48, cette proposition affirme l’immutabilité des anges : n’ayant qu’un seul appétit, les substances séparées ne changent pas d’activité.

2. Sans être formellement hérétique, la thèse soulève de sérieuses difficultés dès qu’on envisage les rapports de l’ange avec l’ordre sur­naturel (1).

3. Prise dans sa teneur Uttérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Toutefois le rapprochement suggéré naguère par le P. Doncœur avec les Topiques (III, 3) de Boèce de Dacie peut être maintenu (2). On peut d’ailleurs l’étendre aussi aux passages des Q. de generatione et corruptione et super libres Physicorum dans lesquels le maître danois aborde la même problématique (3),

(1) Commentum en tre les q. 15 e t 16, ed . N. G . G reen-P edersen e t J. P tnboro

(1976), p. 239, 72-85.0 ) Cf. supra, notice relative à l’article 44 (p. 87).0 Cf. P. D o n c œ u r , Notes sur les averroïstes latins (1910), p. 506.(3) Cf. supra, p. 89-90. C’est évidemment par erreur que le P. Mandonnet (5/ger ...,

t. 1, 1911, p. 232, n. 3) invoque l’article 52. En fait il faut lire 53, 54 et 55, et non 52, 53 et 54. Même erreur dans C. J el lo u sc h ek , Quaestio magistri loannis de Neapoli ... (1925), p. 82.

Page 51: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

104 SUR LA N A T U R E DES INTELLIGENCES

53. Q u o d i n t e l l i g e n t i a , v e l a n g é l u s , v e l a n im a s e p a r a t a n u sq u a m EST (218; 7, 4).

54. Q u o d s u b s t a n t ia e s e p a r a t a e n u s q u a m s u n t s e c u n d u m su b -

STANTIAM.— ErROR, SI INTELLIGATUR ITA QUOD SUBSTANTIA NON SIT IN

LOGO. Si AUTEM INTELLIGATUR QUOD SUBSTANTIA SIT RATIO ESSENDI IN

LOGO, VERUM e s t QUOD NUSQUAM SUNT SECUNDUM SUBSTANTIAM (219'7, 27).

55. Q u o d s u b s t a n t ia e s e p a r a t a e s u n t a l i g u b i p e r o p e r a t io n e m ;

ET QUOD n o n POSSUNT MOVERI AB EXTREMO IN EXTREMUM, NEG IN MEDIUM, NISI QUIA POSSUNT VELLE OPERARI AUT IN MEDIO, AUT IN EXTREMIS.— E rROR, SI INTELLIGATUR SINE OPERATIONE SUBSTANTIAM NON ESSE IN LOGO, NEG TRANSIRE DE LOGO AD LOGUM (204; 7, 25).

1. L’enjeu de ces propositions est la localisation et le mouvement local des substances séparées, anges et âmes intellectives après la m ort de l’homme. On affirme ici que ces substances ne sont nulle part; plus précisément, qu’elles ne sont pas localisables en raison de leur substance, mais uniquement en raison de leur opération, par l’application de leur vertu opérative à un lieu déterminé. On ajoute qu’elles ne peuvent se mouvoir d’un mouvement continu {motus in medium) ou discontinu {motus ab extremo in extremum) que dans la mesure où elles agissent in medio ou in extremis, c’est-à-dire selon qu’elles appliquent leur virtus à des lieux divers par des contacts continus ou discontinus.

2. A ces affirmations les censeurs réagissent : sans doute, les substances séparées ne sont pas dans un lieu en raison de leur substance; mais prétendre que, si elles n’agissent pas, elles ne sont pas localisées et ne se déplacent pas, voilà ce qu’ils refusent. Prise de position étonnante, qui, selon Godefroid de Fontaines, implique contradiction : d’une part, on affirme que ces substances sont dans un lieu; d’autre part, on concède que la substance comme telle n’est pas raison de localisation et, dans ce cas, l’opération comme telle ne peut pas l’être davantage; mais on ne voit aucune explication intermédiaire et, dès lors, la localisation de ces substances est à la fois affirmée et niée (^). Remarque pertinente.

0 ) Cf. G o d efr o id de F onta in es , Quodlibet XII, q, 5, ed. J. H offm ans (1932), p. 101-102 : « H ic etiam apparet contradictio, quia non bene potestassignarim edium inter ista duo, scilicet quod nec substantia angeli sit angelo ratio essendi in loco, nec etiam eius operatio, quia si substantia angeli non sit ratio essendi in loco, eadem ratione nec potentia angeli vel quaecumque proprietas eius in ipso formaliter

ARTICLES 53, 54, 55 105

qui évoque les aveux d’Henri de Gand ne cachant pas son embarras à propos de la condamnation de la proposition 54 ( ). Ainsi se vérifie l’accusation de Gilles de Rome déclarant que plusieurs articles ont été censurés à cause du seul entêtement de quelques personnes (3). On songe à Tempier : encouragé sans doute par l’exemple de Guillaume d’Au­vergne, qui, le 13 janvier 1241, avait condamné le refus de situer l’ange in loco{^), il s’est obstiné à réprouver des propositions parfaitement orthodoxes, défendues non seulement par des artiens, mais aussi par Albert le Grand et Thomas d’Aquin ( ).

3. Assez voisines de l’enseignement d’Albert le Grand, enclin à suivre les philosophes qui déniaient tout mouvement local aux Intel­ligences (®), les propositions 53-55 rappellent aussi la doctrine constante de Thomas d’Aquin ( ). Dès le moyen âge d’ailleurs, comme le prouvent

existens poterit esse ratio essendi in loco. Consimiliter etiam de pluribus aliis articulis praedictis potest dici quod in ipsis et inter ipsos videntur incompossibilia implicari ».

(2) Cf. E. H o c ed ez , La condamnation de Gilles de Rome (1932), p. 54-56. Épinglons la remarque particulièrement significative d’Henri de Gand en son second Quodlibet :« In hoc concordabant omnes magistri theologiae congregati super hoc, quorum ego eram unus, unanimiter concedentes quod substantia angeli non est ratio angelum esse in loco secundum substantiam ».

(3) « ... nos ipsi eramus Parisiis et tanquam de re palpata testimonium perhibemus quod plures de illis articulis transierunt non concilio magistrorum sed capitositate paucorum », écrit Gilles de Rom e dans son commentaire des Sentences, II, dist. 32, q. 2, a. 3. Cf. E. H o c ed ez , La condamnation ..., p. 56.

(“) Cf. H. D en ifle et A. C h a t e l a in , Chartularium ... I (1899), p. 171 : «quod angélus in eodem instanti potest esse in diversis locis et esse ubique si voluerit. Hune errorem reprobamus, credimus enim quod angélus est in loco per diffinitionem, ita quod si est hic, non est alibi in eodem instanti; impossibile est enim quod sit ubique, hoc enim proprium est solius Dei ».

(®) On peut ajouter Gilles de Rom e (cf. E. H o c ed ez , La condamnation ..., surtout p. 52-53), en sachant bien cependant que, comme Guillaume de la Mare, il n’a pas hésité à critiquer Thomas d’Aquin pour avoir affirmé que l’ange n’est pas soumis au contact spatio-temporel s’il veut écouter quelqu’un et n’est pas gêné par l’éloigne­ment. Cf. H. H ô d l, Geistesgeschichtliche und literarkritische Erhebungen ... (1966), p. 113.

(«) Cf. A lbertus M a g n u s , In Sent. lib. II, dist. 3, art. 3 (ed. Bo r g n e t vol. 27, p. 65); ibid., lib. I, d. 37, a. 22 (éd. citée, vol. 26, p. 259); Summa theoL, I, tract. 18, q. 73, mem. 2, art. 2, ad 2 (vol. 31, p. 760); surtout De causis et processu ... ,l ib . II, ‘ tract. 2, cap. 3 (vol. 10, p. 482-484) : l’auteur suit ici les principes des philosophes et semble refuser aux Intelligences toute forme de mouvement.

C) Sur la localisation des anges selon Thomas d’Aquin, cf. I Sent., dist. 37, q. 3, a. 1; II, dist. 6, q. 1, a. 3; De potentia, q. 3, a. 19, ad 2; Quodlibet I, q. 3, a. 1; Opusc. De substantiis separatis, cap. 18; Summa theol., I^ q. 52, a. 1-3; I \ q. 102, a. 2, ad 2. Sur leur mouvement, cf. I Sent., dist. 37, q. 4, a. 1-2; Quodlibet I, q. 3, a. 2;

Page 52: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

106 SUR LA NATURE DES INTELLIGENCES

la littérature des correctoires et l’intervention de Jean de Naples en son premier Quodlibet, certains adversaires de Thomas avaient invoqué la condamnation de 1277 pour combattre son angélologie («). Toutefois, si elle atteint Albert et Thomas, la condamnation a sans doute visé plus directement Boèce de Dacie, l’anonyme de Ph. Delhaye, et, comme l’a noté le P. Marlasca, Siger de Brabant Commençons par ce dernier.

Dès les Q. in tertium de anima, Siger professe que l’âme intellective, unique pour toute l’espèce humaine, est unie aux corps des différents individus humains « sicut locatum unitur loco, quia operatur in eo » Aucun développement de cette affirmation, mais l’affirmation est nette : c’est en raison de son agir dans les différents corps que l’âme est localisée, car elle-même, en tant que substance, n’est nulle part. Doctrine à peine effleurée en ces Q. in tertium de anima, mais à laquelle le commentaire au De causis réserve d’amples exposés, spécialement les q. 32 et 33.

Il s’agit de savoir, en premier lieu, si l’intelligence est située localement : Utrum intelligentia habeat esse in loco. Voici la réponse de Siger :

Dicendum est quod intelligentia non est in loco secundum hanc rationem et propriam essendi in loco, in qua esse in loco est contineri loco et mensurari et contangi loco contactu quantitavivo, cum nihil illorum possit inesse intel- ligentiae, et cum locus etiam habeat naturam quantitativam, et hanc non solum sed et naturam qualitativam per quam perfîcit et conservât locatum; sicut locus quantum ad naturam quantitativam non respondet intelligentiae, ut dictum est, ita nec quantum ad naturam qualitativam; intelligentia enim in esse suo separata a materia non perficitur per naturam aliquam corpoream sursum vel deorsum existentem.

De substantiis separatis, cap. 18; Summa theoL, I“, q. 53, a. 1-2. Dans la liste des propositions condamnées qu’on trouve dans le ms. de Florence, Bibl. naz., Conv.S. Maria Novella, E. 5.532, une main du XIV® siècle a ajouté, à côté de plusieurs articles, dont l’article 53, la mention contra thomam. C f. A. P e l ze r , Godefroid de Fontaines ... (1913), p. 381.

(*) Guillaume de la Mare dans ses Declarationes (ed. F. P elster , 1955, p. 30, § 58) et son Correctorium (ed. P. G lo rieu x , 1927, p. 72 sv., 394-395) critique sans ménagement l’enseignement de S. Thomas. Voir à ce sujet L. H ô d l, Geistesgeschicht- tiche und literarkritische Erhebungen ... (1966), p. 113; aussi. Th. S c h n e id e r , Einheit des Menschen (1972), p. 112.

Jean de Naples prend au contraire la défense du saint docteur, pour montrer qu il n’exclut nullement une certaine localisation de l’ange et de l’âme séparée : naturellement, en raison de leur opération, ces substances sont situées; sumaturellement, indépendamment de toute activité, elles peuvent être placées en enfer par exemple. Cf. Quaestio M agistri loannis de Neapoli ..., ed. C. J e l lo u sc h ek , dans Xenia thomistica III (1925), p. 100-101.

(®) Cf. A. M a rlasca , Las « Quaestiones . . . » (1970), p . 352.(i“) Ed. B. Ba z à n (1972), p. 34,1. 78.

ARTICLES 53, 54, 55 107

Esse tamen in loco quantum ad hanc rationem et impropriam essendi in loco secundum quam esse in loco inteiligentiam est eam attingere locum contactu virtuali, sua virtute motiva, et continere locum, non contineri, sic intelligentia potest dici esse in loco; non quod sua substantia indivisibilis sita sit et posita sicut punctum in continuo, cum quantitate et positione careat, sed sic sicut dictum est ( ).

Ainsi, selon Siger, l’intelligence ne peut être localisée qu’en raison de son contact opératif {contactus virtualis) avec un lieu; c’est la locali­sation per operationem dont parle l’article 55; opération que Siger présente comme une motion, parce que, pour Aristote et les philosophes qu’il a charge d’expliquer, la tâche des Intelligences est de mouvoir éternellement leur mobile (^ ). Mais cette opération qui permet aux Intelligences d’êtres situées localement, est aussi la raison unique de leur mouvement local. La thèse est clairement affirmée par Siger dans la question suivante : Utrum intelligentia moveatur secundum locum :

Dicendum est quod, cum intelligentia non sit in loco secundum propriam essendi in loco rationem, secundum quam loco commensuretur et ab ipso contineatur, nec secundum locum etiam m utatur : quod enim non potest esse in loco non movetur ad locum ...

S e d cum intelligentia s it in loco aequivoce cum ipsis corporibus quae locum m utant, sim iliter s i contingat eam m utari secundum locum, hoc erit secundum rationem aequivocam , ita quod sit in loco per contactum suae virtutis ad locum, qua virtute locum continet et non ab eo continetur, ut praedictum est, mutatio eius secundum locum nihil aliud erit quam successio contactuum virtute

(11) Ed. A. M arlasca (1972), p. 125, 1. 23-38.(12) L’opération que Siger reconnaît aux Intelligences séparées est évidemment

fort différente de celle que Thomas d’Aquin leur assigne, fidèle à l’enseignement de la Bible, qui présente les anges comme les ambassadeurs et les intermédiaires de Dieu auprès des hommes. Pour S. Thomas, il n’est d’ailleurs pas nécessaire que l’ange exerce d’une façon actuelle son activité sur un corps pour lui être présent;il lui suffit d’être disposé efficacement à agir sur ce corps. On parle alors de présence per contactum virtutis ou de présence d'ordre, selon l’expression de Cajetan. « Par là s’explique que les anges peuvent être en certains lieux sans agir actuellement sur les corps qui s’y trouvent. La présence des anges gardiens est possible, même s’ils n’exercent pas d’activité actuelle sur le sujet dont ils ont la responsabilité ; il suffît qu ils gardent avec lui ce contact virtuel qui les rend prêts à intervenir à la première occasion. De même la présence de l’ange dans le Ciel, où l’ange se trouve en société avec les bienheureux. Ainsi s’expliquerait enfin un autre genre de présence admis par S. Thomas, qui est la présence violente et imposée par Dieu aux anges déchus en un certain lieu qui est l’enfer. Leur vertu serait appliquée à ce lieu contre leur volonté, en sorte qu’ils seraient en puissance prochaine d’agir là et pas ailleurs » (Ch. V. Héris, dans Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, 1= , q. 50-64, Les anges, 1953, p. 440). Ce mode de présence per contactum virtutis est étranger à la pensée de Siger.

Page 53: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

108 SU R LA N A TU R E DES INTELLIGENCES

motiva ipsius intelligentiae ad diversa loca seu corporalia. Quae successio et motus possibilis esset intelligentiae si ad diversa mobilia pro libito suae voluntatis posset applicari et posset hoc continue fieri vel non continue, de extremo in extremum transeundo per medium vel sine medio; et secundum hoc esset motus in tempore continuo vel non continuo, mensura existente unigenea suo mensurato. Sed nec isto modo intelligentia valet mutare locum, eo quod unaquaeque mobili derminato sit applicata in ratione finaliter moventis et ad alterum non potest applicari; propter quod nec eadem mutatione a loco in quo esse eam contingit, secundum superius modum assignatum, mutari contingit ( 3).

Ainsi, pour Siger, les mouvements de l’intelligence, s’ils existent, ne sont rien d’autre que la succession de ses contacts opératifs avec des lieux différents : c’est exactement la doctrine condamnée par la proposition 55. Mais, ajoute Siger, chaque Intelligence étant appliquée à un mobile propre et déterminé qu’elle meut à titre de cause finale, il ne peut être question pour elle de mouvement discontinu en passant d ’un mobile à un autre. La possibilité de mouvement local par application successive de la \irtus operativa n’est donc reconnue à l’intelligence que de façon purement théorique («possibilis esset ... si ...»). Comme il l’avait dit en traitant la q. 31 (Utrum intelligentia moveatur), en fait l’intelligence ne connaît pas de mouvement : « intelligentia non movetur localiter nec universaliter movetur » (^ ).

Les censeurs ont jugé hétérodoxes ces exposés, qui ne reconnaissent aux anges aucune possibilité d’interventions nouvelles dans l’univers créé, où ils ne sont jamais vraiment localisés.

Dans son commentaire sur la Physique, Boèce de Dacie aborde, lui aussi, la question de la localisation des Intelligences. À deux reprises, il affirme que la substance séparée n’est située dans un lieu, ni per se, ni per accidens :

intelligentia est intra mundum, non sicut locatum in loco, nec sicut pars in suo toto, et non est locaiis per se, nec per accidens. Ideo dico quod non est sic intra et dico quod nulla forma est in loco per accidens, nisi sit in illo (in illo] illud Sajo) quod natum est esse in loco per se, et intelligentia non est in aliquo quod natum est esse in loco per se. Ideo, licet actiones suae sint in loco, non est ipsa intelligentia in loco ( s).

(“ ) Ed. A. M arla sca , p. 127-129, I. 21-78.0^) Ibid., p. 12.3, I. 7-8. Voir aussi, ibid., p. 53, 1. 13-17 : « non corrumpitur aliquod

individuum ab humanitate propter recessum ipsius intellectus per se a materia et suo perfectibili ; non enim intellectui, sicut nec alicui indivisibili, debetur recessus, sicut nec aliquis alius motus locaiis, ut probatur sexto Physicorum ».

(1») III, 26, ed. G. Sajô (1974), p. 300,1. 91-97.

ARTICLES 53, 54, 55 109

substantia separata nullam attributionem ad locum habet, quia nullam magnitudinem habet, ideo non habet locum quantum ad naturam quantitativam loci, et quia non generatur nec conservatur per potentias qualitativas loci, ideo non habet locum quantum ad naturam qualitativam loci, nec per accidens est in loco, quia nulli substantiae cui debetur locus attribuitur ( ®).

La doctrine ici exposée par Boèce est nette : pas question d’envisager une quelconque localisation de l’ange, dont l’agir seul est situé. L’in­compatibilité d’un tel enseignement avec les requêtes doctrinales des censeurs est manifeste, même si l’absence de concordance littérale dans les énoncés empêche de voir dans ces textes la source immédiate des propositions condamnées.

L’anonyme de Delhaye peut aussi donner lieu à des rapprochements suggestifs avec les articles prohibés.

Ainsi, au début du livre III, l’auteur pose cette question : Utrum omnia entia sint in loco (q. 3). Dans sa réponse, il esquisse brièvement la position des premiers philosophes, qui, ne connaissant que les sub­stances matérielles et faisant de la matière la substance de toute chose, en ont conclu que rien n’existait qui ne soit localisé. Mais cette conception a été réfutée par les penseurs qui les ont suivis et qui ont distingué les substances matérielles et les substances séparées. C’est sur la trace de ces derniers qu’il faut marcher pour affirmer que certains êtres ne sont pas dans un lieu; ainsi les substances séparées, qui ne sont situées qu’en raison de leur agir :

Dicendum ergo quod non omnia entia sunt in loco, nisi dicatur quod substantiae separatae sint aliquo modo in loco quia operatio earum est in loco ; hoc tamen erit multum aequivoce ( ' ).

Même doctrine dans le commentaire du livre IV, où la question de la localisation de l’âme est posée : Utrum anima sit in loco (q. 21). La réponse est ferme : unie au corps dont elle est l’acte et la perfection, l’âme n’est pas située per se, mais seulement per accidens, en tant que forme du corps; une fois séparée, elle n’est plus située du tout, pas même per accidens : elle n’est nulle part (nusquam). Son état est donc comparable à celui des Intelligences séparées. Encore que pour celles-ci on puisse envisager, mais de manière très inexacte et impropre, une certaine localisation per accidens :

Dicendum quod anima per se non potest esse in loco, quia tune circum-

e») Ibid., m , 33, p. 310, 1. 41-47.(17) Ed. Ph. D elhaye (1941), p . 149.

Page 54: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

110 SU R LE RÔLE DES INTELLIGENCES

scriberetur corpore. Considerando autem animam prout est actus et perfectio corporis, dicitur esse in loco per accidens, quoniam solum corpus est in loco per se, quia solum illud quod habet quantitatem, per se est in loco; tamen per accidens est in loco quia est forma corporis. S i autem loquam ur de anim a secundum quod e s t separa ta , tune non est in loco, nec p er se, nec p e r accidens, quia tune non est in corpore, nec movet corpus; et ideo Aristoteles tertio huius commendat Platonem in hoc quod dixit quod ideae non sunt in loco; constat autem quod si ponatur talis anima separata, ponetur esse sicut idea. Et tune possumus dicere quod anima est in loco secundum quod est in corpore, per hoc quod aliquid extra ipsam est in loco per se; separata autem nusquam per se est. Intelligendum tamen quod intelligentiae separatae aliquo modo sunt in loco per accidens, quia operatio (operatio] ubi D elhaye) earum recipitur in aliquo

Ainsi sur la question de la localisation de l’ange et de l’âme séparée, les trois maîtres ès arts sont unanimes : à parler strictement, les sub­stances séparées ne sont situées localement ni per se, ni per accidens. On peut dire, à la rigueur, que l’ange est situé per accidens, en raison de son agir, mais en sachant bien que cette manière de parler est inexacte et équivoque. L’ange n’étant donc pas situé localement, inutile d’envisager qu’il puisse connaître un mouvement local quelconque. La concordance de cet enseignement avec les propositions censurées est complète.

Sur le rôle des Intelligences

56 . Q u o d s u b s t a n t i a e s e p a r a t a e p e r su u m i n t e l l e c t u m c r é a n t RES (73; 7, 9).

1. Cette proposition, qui s’inscrit dans le contexte néoplatonicien de la création par intermédiaires, reconnaît à la science des Intelligences un pouvoir créateur analogue à celui de la science divine : les substances séparées créent en intelligeant.

2. Hérésie manifeste, puisque, selon le christianisme. Dieu est le créateur unique et immédiat de tout ce qui existe (^.

3. La source de la proposition est sans doute le commentaire au De causis de Siger de Brabant. Expliquant la proposition XIII du De causis, qui traite de l’âme noble {anima nobilis, c’est-à-dire l’âme des corps célestes, anima caeli), Siger enseigne que, selon cet ouvrage, l’âme noble connaît les réalités intelligibles (les Intelligences et la Cause

(18) Ibid., p. 174-175.(1) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963) n°s 3001 et 3025 (anciens

1782 et 1805).

ARTICLE 56 111

première) par les représentations qu’elle en a {per modum imaginis); mais elle a connaissance du monde de la génération et de la corruption parce qu’elle en est l’exemplaire idéal et qu’elle le cause par la médiation des corps célestes et de leur mouvement :

anim a caeli p e r in tellectum causat res sensibiles generabiles et corruptibiles, cum per intellectum caelum moveat, quo mediante sensibilia causat ( ).

Ce qui est dit ici de Vanima caeli concorde parfaitement avec ce qui a été dit précédemment de l’intelligence ;

dicendum est quod species intelligibles existentes in intelligentia naturam habent imaginis, non tamen imaginis a rebus causatae, sed a causa prima, et quod etiam (quaedam) illarum specierum naturam habent exemplarium in quantum intelligentia p e r scien tiam es t istorum inferiorum causa (3).

La concordance de ces passages avec la proposition censurée est complète. Mais en tout ceci, Siger engage-t-il ses convictions personnelles? Dépasse-t-il le cadre d’un simple exposé des doctrines des philosophes? Il ne semble pas. On l’a dit déjà, la doctrine de la création par inter­médiaires, abordée plus d’une fois par Siger, n’appartient pas à sa propre philosophie ( ). Pas plus d’ailleurs que la thèse de l’éternité de l’intelligence, qui intervient pourtant dans l’exposé d’où le second passage cité ci-dessus a été tiré (O-

Concluons donc que la thèse prohibée a certainement pu être inspirée

(2) Ed. A. M a r la sca (1972), p. 173, 1. 18-20.(3) Ibid., p. 162. 1. 45-49 (q. 45 : Utrum species rerum per quas intelligit intelligentia

sint a rebus acquisitae vel eidem innatae). On peut citer aussi ce passage des Q. in tertium de anima (q. 17: Utrum una intelligentia aliam intelUgat) : « dico quod intelligentia solum intelligit aliud secundum habitudinem suae substantiae ad aliud, scilicet in hoc quod ipsa se habet in ratione causae ad aliud vel in ratione causati. Unde in libro De causis scribitur quod intelligentia causa est eorum quae sunt sub se et intelligit. Unde intelligentia aliquam formam sub se non intelligit nisi eo modo quo est causa productionis illius. Et dico quod intelligentia, ut inferiora habet, intelligit per se » (ed. B. Ba z â n , 1972, p. 63-64, 1. 85-91).

(‘‘) Cf. supra, p. 44, la notice relative à l’article 16. Le passage des Q. in tertium de anima cité à la note précédente soulève des difficultés : tout en admettant, con­formément à la tradition néoplatonicienne, la causalité des Intelligences sur le monde «inférieur», Siger refuse la procession des Intelligences entre elles; toutes sont placées dans le même rapport de dépendance immédiate vis-à-vis de la Cause Première : «omnes ex aequo respiciunt Primam Causam sicut causam earum» {ibid., 64, 1. 94-95).

(®) « Si enim species intelligibiles acquireret (intelligentia) a rebus, non esset aeter- nitati parificata», écrit Siger (ed. A. M a r la sc a , p. 161, 1. 17-18). Sur la signification réelle de cette affirmation, c f supra, p. 80-82, notice relative à l’article 41.

Page 55: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

112 SUR LE RÔLE DES INTELLIGENCES

par l’enseignement de Siger. Mais il ne semble pas qu’il l’ait reprise à son compte.

57. Q u o d i n t e l l i g e n t i a i n f e r i o r * r e c i p i t a D e o e s se p e r i n t e l - LIGENTIAS MEDIAS (84; 7, 20).

1. Comme la précédente, cette proposition est l’expression de la doctrine néoplatonicienne de la création par intermédiaires : une Intelligence inférieure reçoit l’être de Dieu, mais par l’intermédiaire des Intelligences de niveau ontologique plus élevé.

2. Thèse évidemment incompatible avec le christianisme, puisque Dieu n’est pas reconnu comme le seul créateur immédiat de toutes choses 0).

3. La proposition, qui rappelle l’enseignement de Proclus (2), d’Avi- cenne (3) et d’Algazel (^), a pu être inspirée par le premier chapitre du De necessitate de Siger de Brabant, où l’on peut lire :

Causa Prima non est causa praedictorum (intelligentiarum separatarum, erbium ...), nisi secundum quemdam ordinem et non omnium illorum immediata, cum ab une simplici non procédât nisi unum immédiate et non multa nisi quodam ordine (s).

Toutefois, il faut répéter que Siger ne fait là qu’exposer Vintentio philosophorum. Dans ses Q. in tertium de anima, il avait explicitement affirmé que toutes les Intelligences ont le même rapport de dépendance vis-à-vis du Premier (®). Dès lors, on ne peut compter la proposition suspecte parmi les thèses défendues personnellement par Siger.

Mais cette proposition correspond parfaitement à l’enseignement de l’anonyme de Ph. Delhaye. Se demandant si la matière procède immédiatement de la Cause première ou par l’intermédiaire du ciel (I, 38 : Utrum materia procédât a Primo immediate vel mediante orbe),

* Inferior] om. Mandonnet, Denifle et Chatelain, Lulle, sed add. du Plessis d’Argentré.

O Cf. supra, p. 110, notice relative à la prop. 56, note 1.(*) P r o c l u s , Elementatio Theologica, prop. 57. Ed. D o d d s (1933), p. 57,

1. 9 sv.(®) A v ic e n n e , Metaph. IX, c. 3. C f. G i l l e s d e Rom e, Errores philosophorum, VI, 7

(ed. J . K o c h , 1944, p . 28-30).

(4) A l o a z e l , Metaph., p a rs 1, trac t. 5. E d. M u c k le (1933), p. 118, 1. 1 sv. C f. G i l l e s d e R om es, Errores philosophorum, VIII, 5 (ed. J. K o c h , 1944, p . 38-40).

(*) J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 21, 1. 54-57. Voir aussi les textes anonymes parallèles, cités précédemment (notice relative à l’art. 33, p. 70-72).

(«) Cf. supra, notice relative à l’art. 56, note 4 (p. 111).

ARTICLES 57 ET 58 113

l’auteur plaide en faveur d’une nécessaire médiation de la sphère, puis, sans aucun ménagement pour la doctrine contraire de la foi, répond, en invoquant Proclus et le De causis, qu’il n’est pas vrai que tout ce qui advient à l’existence est produit immédiatement par Dieu; ainsi en est-il de l’âme et des Intelligences, à l’exception de la première.

Cum dicitur quod illud quod fit ex non ente, fit immediate a Primo, dicendum quod non est verum. Secundum enim intentionem auctoris libri De causis et etiam Procii, multa producuntur ex non ente, quae tamen non producuntur immediate a Primo, ut anima producitur mediante intelligentia et intelligentia inferior mediante intelligentia superiori, et tamen manifestum est quod ex non ente producuntur C).

Entre ces lignes et l’article 57, la correspondance est manifeste. Mais il est probable que l’auteur se borne ici à exposer la doctrine des philo­sophes, puisque le principe de base sur lequel repose la doctrine de la création par intermédiaires, « unum secundum quod unum non est natum agere nisi unum », est refusé dans le commentaire du livre VIII (®).

58. Q u o d i n t e l l i g e n t i a e s u p e r io r e s c r é a n t a n im a s r a t i o n a l e s

SINE MOTU CAELi; INTELLIGENTIAE AUTEM INFERIORES CREANT VEGETA-

TIVAM ET SENSITIVAM MOTU CAELI MEDIANTE (30; 7,2-7,3).

1. Les propositions 56 et 57 ont affirmé la causalité créatrice des Intelligences. La proposition 58 apporte quelques précisions : les Intelligences supérieures créent les âmes rationnelles, les Intelligences inférieures créent les âmes végétativo-sensitives, mais par la médiation du mouvement du ciel.

2. Inutile d’insister sur le caractère hétérodoxe de cette doctrine, qui porte atteinte à la conception chrétienne de la création universelle de Dieu (i).

(7) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 75.(®) Ibid., p. 200-201; l’auteur écrit au sujet de ce principe : «istud veritatemnon

habet de principio primo, nam a principio primo potest aliquid procedere cum tamen prius non processit, absque aliqua transmutatione facta in ipso. Cuius probatio est idem est principium cognitionis in ipso Primo et principium actionis. Si ergo per unam rationem in qua nulla est diversitas, nec per se, nec per accidens, habet cogni- tionem diversorum entium et sub propriis eorum rationibus, sicut plures et famosi ponunt, ergo per unam rationem in qua nulla est diversitas, poterit esse causa diversorum et ita motus et quietis, semper existens sub una dispositione ».

(1) Cf. supra, notice relative à l’art. 56, note 1 (p. 110).

Page 56: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

114 SUR LE RÔLE DES INTELLIGENCES

3. Source non identifiée, mais la proposition rappelle la doctrine que Gilles de Rome place parmi les erreurs d’Avicenne (2) et d ’Algazel(3).

59. Q u OD ANGELUS NON POTEST IN ACTUS OPPOSITOS IMMEDIATE, SED IN ACTUS MEDIATOS MEDIANTE ALIO, UT ORBE (75; 7,11).

1. L’ange, affirme-t-on, ne peut provoquer immédiatement des effets opposés (par exemple, le repos et le mouvement d’un mobile), sans l’intermédiaire obligé d’une sphère céleste.

2. Prise dans sa teneur littérale, la proposition ne paraît pas formelle­ment hérétique. Elle est cependant incompatible avec la doctrine traditionnelle sur le rôle des anges dans l’ordre providentiel (^).

3. Dans son commentaire à la Métaphysique (V, 41), Siger rapporte la pensée d ’Aristote en ces termes ;

ab aliqua substantia intellectuali separata non possunt aliqui effectus novi in inferioribus immediate causari, sed tantum mediantibus corporibus supracaelestibus (2).

L’énoncé diffère sensiblement de celui de la proposition 59, mais la doctrine est la même. Siger ne la reprend pas à son compte; il accepte, au contraire,

quod a substantia aliqua intellectuali separata possit procedere immediate aliquid novum (3).

(“) Cf. G i l l e s d e Rom e, Errores philosopherum, VI, 7-8 (ed. J .K o c h ,1 9 4 4 , p.28-30).(®) Ibid., VIII, 5 (éd. citée, p. 38-40).0 ) Cf. supra, notice relative à l’art. 50, note 1 (p. 101).0 Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 89, 1. 13-16. Cette

question V, 41 du commentaire sur la Métaphysique est absente des versions de Munich, Clm 9559 et Paris, Nat. lat. 16297 éditées par C. A. G ra iff (1948).

(®) Ibid., 1. 34-36. Voir aussi le fragment du commentaire anonyme du livre VII {Clm 9559, fol. 94' ), où sont développées des vues qui ont pu donner lieu à l’article 59 ; « ... ponunt impossibile cum dicunt quod formae separatae immediate transmutant materiam : illud enim quod immediate transmutat materiam est in materia : unde dicit Commentator quod illud quod transmutat materiam vel est corpus habens qualitatem activam vel est potentia quae agit per corpus taie; et ideo form ae separatae non immediate transmutant materiam, sed immediate transmutant corpora supracaelestia, et corpora supracaelestia per virtutem suam receptam in materia transmutant materiam » (S ig er de Bra ba n t , Q. sur la Métaphysique, ed. C. A. G r a iff , 1948, p. 382,1. 19-27).

ARTICLES 60, 61, 62 115

60. Q u o d intelligentiae superiores n o n su n t ca usa alicuius NOVITATIS IN inferio ribu s , ET QUOD SUPERIORES SUNT INFERIORIBUS

c a u sa AETERNAE COGNITIONIS (82; 7 ,18).

1. Selon cette proposition, les Intelligences supérieures ne causent rien de nouveau dans les Intelligences inférieures, mais assurent en celles-ci une éternelle connaissance.

2. La thèse est incompatible avec la pensée chrétienne puisqu’elle attribue aux Intelligences une causalité et une science éternelles.

3. Source non identifiée.

61. Q u o d , c u m intellig entia sit plen a form is, imprimit illas

FORMAS IN MATERIAM PER CORPORA CAELESTIA TAMQUAM PER INSTRU­

MENTA (189; 7 ,24).

1. La proposition reconnaît à l’intelligence comblée de formes (c’est-à-dire des espèces intelligibles des choses) une causalité infor­matrice s’exerçant sur la matière du monde sublunaire, par l’inter­médiaire des corps célestes, considérés comme des instruments.

2. Développant un aspect de la doctrine néoplatonicienne de l’éma­nation, la thèse est certainement suspecte du point de vue de l’orthodoxie. Cependant elle n ’affirme pas la création par intermédiaires.

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Toutefois, les deux idées qu’elle énonce (l’intelligence est comblée des espèces intelligibles des choses et, en vertu de cela, elle exerce une causalité sur le monde de la génération et de la corruption) sont présentes dans les passages du commentaire au De causis de Siger de Brabant reproduits à propos de l’article 56 (}). Il ne semble pas cependant que Siger ait repris à son compte cette doctrine suspecte.

62. Q u o d m ateria inferio r (mss et éd. : exterior) obedit su b-STANTIAE SPIRITUALI.— Er ROR, SI INTELLIGATUR SIMPLICITER, ET SECUN-

d u m omnem m o d u m tr a n sm u t a tio n is (210; 13,3).

1. La matière inférieure est soumise au pouvoir de la substance spirituelle, affirme cette proposition. C’est une erreur, déclarent les censeurs, si l’on soutient que cette soumission est absolue (simpliciter) et concerne toute espèce de transformations. Allusion sans doute à la doctrine néoplatonicienne de l’émanation, selon laquelle tout ce qui

(1) Cf. supra, p. 110-112.

Page 57: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

116 SUR LE RÔLE DES INTELLIGENCES

se passe dans le monde sublunaire dépend nécessairement de la causalité intermédiaire des Intelligences.

2. Les censeurs ne nient pas que la matière sublunaire soit soumise à l’influence des substances spirituelles. Mais ils ne peuvent admettre une dépendance absolue et universelle. Y voient-ils la menace d’un déterminisme ou d’un fatalisme qui exclurait les interventions sur­naturelles de Dieu ou même l’influence de la volonté libre de l’homme sur le cours de la nature?

3. Dans son commentaire à la Métaphysique (V, 41), Siger pose la question suivante :

cum appareant quaedam operationes factae secundum artes magicas, ut enuntîationes futurorum et manifestationes occultorum, ut inventio thesauri vel furti vel ceterae huiusmodi operationes mirabiles, quaeritur utrum istae opera­tiones sint a virtute corporum superiorum vel a substantia aliqua intellectuali separata secundum quod quidam crediderunt.

Dans sa réponse, il rencontre l’opinion d’Avicenne :

ipse opinatus est quod materia haec inferior obedit conceptioni substantiae separatae m agis quam agentibus contrariis, ita ut sc ia vo lu n ta te talis sub­stantiae contingat quandoque in firm es sanari et casum pluviae fieri et a lia hu iusm od i opéra m irabilia

Ces lignes ont peut-être inspiré la proposition 62. Mais il est certain que Siger n’accepte pas cette doctrine, dont il s’écarte en invoquant l’enseignement d’Aristote et Averroès (2). Attitude conforme à celle qu il avait adoptée précédemment en déclarant (V, 24) :

m ateria haec inferior in sua transm utatione n o n obed it c on cep tion i substantia- rum separatarum ad nutum , nisi vo lun tate d iv ina (^).

63. Q u o d intelligentiae superiores im pr im u n t in inferiores,SICUT ANIMA UNA IMPRIMIT IN ALIAM, ET ETIAM IN ANIMAM SENSITIVAM, ET PER TALEM IMPRESSIONEM INCANTATOR ALIQUIS PROIECIT* CAMELUM

IN FOVEAM SOLO VISU (112; 7,23).

1. Selon cette proposition, les Intelligences supérieures exercent un influx sur les Intelligences inférieures, tout comme les âmes entre elles

0) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 92, 1. 33-37. Cf. supra, notice relative à l’article 59, note 2 (p. 114).

(2) Ibid., 1. 40-41.(3) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 363, 1. 72-74.* du Plessis lit projicit, Denifle prohicit, Mandonnet proiicit.

ARTICLES 63 ET 64 117

et sur l’âme sensitive. Un magicien se serait servi de cet influx pour précipiter, par son seul regard, un chameau dans une fosse.

2. Ces vues, d’inspiration néoplatonicienne, ne sont pas expressément opposées aux enseignements de la révélation chrétienne. Les censeurs y ont sans doute vu une menace de déterminisme cosmique.

3. La première partie de la proposition rappelle la question abordée par Siger dans le commentaire au De causis : Utrum animae superiores caelestes imprimant in animas nostras intellectivas (q. 25). L’auteur montre qu’effectivement, selon Aristote, les âmes célestes exercent une influence sur nos âmes intellectives, mais par le biais du corps, soumis directement à la causalité des astres; cette influence n’atteint pas directe­ment l’intelligence et la volonté; elle ne compromet pas la liberté humaine (^).

Sur le ciel et la génération des substances inférieures

64. Q u o d D e u s e s t c a u s a n e c e s s a r i a m o tu s c o r p o r u m s u p e r io r u m

ET CONIUNCTIONIS ET DIVISIONIS CONTINGENTIS IN STELLIS (59; 6, 31).

1. Dieu est la cause nécessaire du mouvement des corps supérieurs. Nécessaire doit s’entendre ici, non seulement au sens d’«indispensable», mais au sens de « non libre » ou déterminée.

2. Thèse incompatible avec le christianisme, selon lequel l’actecréateur est souverainement libre (^).

3. La source de cette proposition est sans doute le De necessitate de Siger de Brabant. Exposant dans son premier chapitre l’articulation générale des cinq ordres de causes, il affirme :

Prima causa est causa intelligentiarum separatarum, orbium et suorum motuum, et universaliter ingenerabilium. Causa, dico, per se et necessaria., et quae simul habet esse cum huiusmodi causatis ... Causa autem prima non solum est causa praedictorum cuiuslibet per se accipiendo dicto modo causalitatis, sed etiam coniunctionis quae in eis contingit, ut quod hoc cumillo habeat esse ... Unde coniunctiones et divisiones in stellis ordinat Causa prima et non proprii motores ( ).

( ) Ed. A. M arla sca (1972), p. 100-102. On trouvera une analyse plus complète de l’enseignement de Siger dans la notice relative à l’article 153.

(1) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 1333, 2828, 3002, 3025, 3218, 3890 (anciens 706, 1655, 1783, 1805, 1908, 2317).

(2) C f J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 20-22, 1. 48-88. À noter qu’on peut lire dans les textes anonymes de Vat. lat. 6758 (fol. 13'^ ), Paris, Nat. lat. 16.089 (fol. 37 *>), Budapest, Nat. lat. 104 (fol. 1^^) des propos rigoureusement

Page 58: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

118 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

Mais Siger ne reprend pas à son compte cette doctrine, puisque tout cela est exposé secundum intentionem philosophorum (3).

65. QuOD si OMNES CAUSAE ALIQUANDO FUERINT IN QUIETE, NECESSE EST PONERE D e u m m o b ilem (57; 6,29).

1. L’immutabilité divine a déjà fait l’objet de plusieurs propositions, qui affirmaient l’impossibilité pour Dieu de rien produire ou de rien causer de novoQ-). La proposition 65 ressortit à la même problématique ; « admettre que toutes les causes ont été en repos à une certaine époque, c’est nécessairement admettre que Dieu est mobile » (2). On sous-entend évidemment, à la suite d’Aristote, que Dieu ne peut être qu’immobile. Dès lors la conséquence s’impose : l’ordre des causes est éternel, comme le monde lui-même.

2. Affirmation incompatible avec la pensée chrétienne, car elle fonde la doctrine de l’éternité du monde sur une conception simpliste de l’immutabilité divine (3).

3. Source non identifiée.

66. Q u o d D eu s n o n possit movere caelum m otu recto . E t ratio EST QUIA TUNC RELINQUERET VACUUM (49; 6,21).

1. Dans la cosmologie d’Aristote, les sphères célestes et les astres qui y sont fixés sont mus uniquement du mouvement local parfait : le mouvement circulaire autour du centre de l’univers qui est la Terre. L ’article 66 fait allusion à un mouvement rectiligne du ciel. De quel mouvement s’agit-il?

On pourrait songer à un « déplacement » de l’univers corporel tout entier, qui laisserait le vide dans le lieu précédemment occupé. C’est

parallèles, quant au fond, à ceux de Siger. Voir respectivement : C. J . E r m a t in g er , Additional Questions ... (1961), p. 116; O. A r g er a m i, La cuestiôn « D e aeternitate m undî» ... (1973), p. 187-188; G. Sajô, Un traité récemment découvert ... (1954), p. 126, 1. 77 sv. Le point de vue adopté dans ces exposés est le même que celui du De necessitate : l’auteur présente l’« opinio Philosophi et Commentatoris » {Paris, N at. lat. 16.089) et parle « secundum intentionem Philosophi » {Budapest, éd. citée, p. 126, 1. 82-83).

(®) Cf. J. J. D u in , La doctrine ..., p. 19-20, 1. 28-29; 32.( ) Cf. supra, propositions 21, 22, 24 (p. 53-59).(*) Trad. de P. Duhem, dans Le système du monde ..., t. VI (1954), p. 27.(®) Selon les définitions de l’Église, la création du monde ab initio temporis est

parfaitement compatible avec l’immutabilité divine. Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n“s 3001-3003 (anciens 1782-1784).

ARTICLE 66 119

en ce sens que P. Duhem a compris l’article ; selon lui, «pour dénier à Dieu le pouvoir d’imposer à l’Univers un déplacement d’ensemble, l’auteur ici condamné invoquait une raison qu’un Péripatéticien n’eût pas admise : hors du Monde, selon le Philosophe, il n’y a pas de lieu et partant pas de vide » (i). A. Koyré s’est rallié à cette interprétation, estimant qu’« Étienne Tempier avait formulé un non-sens » (2).

Pourtant l’interprétation de Duhem était peu vraisemblable, car une objection s’imposait aussitôt : par rapport à quel point de repère un tel «déplacement» de l’Univers serait-il concevable? En fait, il s’agit de tout autre chose, comme on va le voir dans les textes qui ont manifeste­ment inspiré l’article 66 : il s’agit d’un déplacement des « parois » du ciel vers le centre de l’Univers, déplacement analogue à la chute des corps.

2. Les censeurs ont jugé illégitimes les limites imposées par l’article 66 à la toute-puissance divine. Ils ont eu raison de condamner une concep­tion qui liait le Créateur à un système cosmologique déterminé.

3. Après avoir abordé différentes questions relatives au vide et déclaré notamment celui-ci impossible (IV, 24), l’anonyme de Ph. Delhaye rencontre ce problème : dans l’hypothèse d’un vide in concavitate caeli, les parois du ciel se rapprocheraient-elles : Utrum, posito vacuo in concavitate caeli, latera caeli concurrerent? (IV, 26).

On pourrait dire que oui, remarque-t-il, pour la raison suivante : s’il est impossible que les parois du ciel se rapprochent, il est impossible aussi que monte un corps lourd; or cela arrive parfois; on peut donc admettre aussi la possibilité d’un rapprochement entre les parois du ciel (®).

N’est-il pas impossible pourtant que le ciel se meuve d’un mouvement rectiligne, ce qui serait le cas si les parois du ciel se rapprochaient, dans l’hypothèse du vide in concavitate caeli (^)?

C’est à ce point de vue que se range l’auteur. Même dans l’hypothèse du vide in concavitate caeli, les parois du ciel ne peuvent se rapprocher.

( ) P. D uhem, Le mouvement absolu et le mouvement relatif (1909), p. 62.(2) A. K oyré, Le vide et l'espace infini au XIV^ siècle (1949), p. 49.(®) «... sicut impossibile est latera caeli concurrere, sic impossibile est grave

ascendere; sed grave aliquando ascendit, nec permittit vacuum, sicut patet : si orificium urinalis ponatur in aquam cum candela, intra urinalem ascendet ipsa aqua; quare similiter si ponatur vacuum in concavitate caeli, concurrerent latera ipsius caeli». Ed. Ph . D elhaye (1941), p. 183.

(■*) « ... impossibile est caeium moveri motu recto; sed dato quod latera caeli concurrerent, tune moveretur motu recto; quare, etc.» Ibid.

Page 59: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

120 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRA TIO N

car, visant à supprimer un vide, ce rapprochement en créerait un autre, à cause de l’abandon par les partes caeli du lieu oii elles se trouvaient antérieurement (s).

On répondra donc à l’argument en sens contraire, qu’un déplacement rectiligne du ciel est beaucoup plus impossible que la montée d’un corps lourd, car ce déplacement du ciel ne peut être réalisé ni par mouvement naturel, ni par mouvement violent :

dicendum quod magis impossibile est caelum moveri motu recto quam grave moveri motu sursum, quia caelum, nec naturaliter, nec per aliquod movens potest violenter moveri motu recto. Grave autem, licet de se non moveatur sursum, tamen per aliud posset moveri sursum, licet violenter. Caelum autem nullo modo potest moveri motu recto (®).

L’enseignement de l’auteur est ferme : un déplacement rectiligne du ciel n’est réalisable en aucune manière, nullo modo. Donc pas non plus par Dieu, ont conclu les censeurs soucieux de dénoncer les moindres soupçons d’hérésie.

67. Q u o d P rim um P r in c ip iu m n o n p o t e s t im m e d ia te p r o d u c e r e

GENERABILIA, QUIA SUNT EFFECTUS NOVI. E fFECTUS AUTEM NOVUS EXIGIT CAUSAM IMMEDIATAM QUAE POTEST ALITER SE HABERE (54; 6,26).

6 8 . Q u o d P r im u m P r in c ip iu m n o n p o t e st esse c a u s a d iv e r s o r u m

FACTORUM HIC INFERIUS NISI MEDIANTIBUS ALIIS CAUSIS, EO QUOD NULLUM TRANSMUTANS DIVERSIMODE TRANSMUTAT, NISI TRANSMUTATUM (43; 6,15).

70 (0- Q u o d D e u s p o s s i t a g e r e c o n t r a r i a , h o c e s t m e d ia n t e c o r - PORE CAELESTI, QUOD EST DIVERSUM IN UBI (61; 6,33).

72 (2). Q u o d c o r p o r a c a e l e s t i a h a b e n t e x se a e t e r n i t a t e m s u a e

SUBSTANTIAE, SED MON AETERNITATEM SITUS (mSS e t éd. \ MOTUS) (93; 12,2).

1. L’attribut divin d’immutabilité, identifié par certains (la proposition 65 en témoigne) à l’immobilité qu’Aristote reconnaît au Premier

(®) « Intelligendum quod, si ponatur vacuum in concavitate caeli et ponatur caelum manere in natura sua, non concurrerent latera, quia non ponerentur concurrere nisi ut evitaretur vacuum : natura enim non permittit vacuum. Sed si ponatur latera caeli concurrere, accidit adhuc ponere vacuum, quia si concurrerent, derelinqueretur vacuum ubi nunc sunt partes caeli ». Ibid.

(«) Ibid., p. 184.0 ) Article 69, ci-dessous, p. 128.(®) Article 71, ci-dessous, p. 130.

ARTICLES 67, 68, 70, 72 121

Moteur, a inspiré, on l’a vu déjà, plusieurs propositions sanctionnées par Tempier ( ). Les propositions 67, 68 et 70 énoncent des thèses étroitement liées à cette conception de l’immutabilité divine.

Immuable, la Cause première ne peut produire de manière immédiate aucun effet nouveau. Elle n’a donc aucune prise directe sur le monde sublunaire des réalités engendrables et corruptibles. Dès lors, pour expliquer l’apparition de réalités nouvelles en ce monde, il faut néces­sairement en appeler à des causes intermédiaires, instruments de la causalité divine. Éternelles comme la Cause première, ces causes ne peuvent produire un effet nouveau que si quelque chose en elles est nouveau, puisque, selon le principe aristotélicien, une cause qui produit un effet nouveau, subit elle-même en quelque manière un changement. Or des effets nouveaux apparaissent dans le monde sublunaire. Ils sont dus à l’influence des corps célestes, éternels en leur substance et leur mouvement, mais «nouveaux» dans leur situation spatiale.

2. Selon la doctrine catholique, l’immutabilité divine n’exclut pas des interventions immédiates de Dieu dans le cours du temps : révélations, miracles, don de la grâce etc.

3. Nombreux sont les exposés dans lesquels les thèses censurées peuvent être retrouvées. Attirons spécialement l’attention sur les écrits des deux principaux suspects ; Boèce de Dacie et Siger de Brabant.

Comme l’a bien vu le P. Mandonnet, les thèses condamnées corres­pondent manifestement à la doctrine du De necessitate de Siger, dont le premier chapitre présente les articulations de l’ordre des causes, secundum intentionem philosophorum (-i). Doctrine abondamment reprise par le maître, spécialement dans ses commentaires sur la Métaphysique et sur le Liber de causis (®).

(3) Cf. propositions 18, 21, 22, 23, 24 {supra, p. 49 à 57).C'*) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 19-24; P. M a n d o n n e t ,

Siger ... , t. 1 (1911), p. 163, n. 2. Les rapprochements entre le De et les pro­positions prohibées peuvent évidemment être étendus aux textes parallèles de Vat. lat. 6758 (fol. 13 ''*»), Paris, Nat. lat. 16089 (fol. 37''») et Budapest, Nat. lat. 104 (fol. 7'"* ); cf. supra, notice relative à l’article 64, (p. 117, n. 2).

Le P. Mandonnet a suggéré aussi des rapprochements possibles avec le premier des Impossibilia de Siger {ibid., p. 168, note 1). Toutefois un parallélisme réellement significatif entre ce texte et les articles condamnés peut difficilement être établi.

(®) On pourrait mentionner également le De aeternitate mundi, dans lequel Siger enseigne que, selon les philosophes, l’espèce humaine, facta per generationem, ne peut être immédiatement causée par Dieu : « ex hoc autem quod species humana causata est a Deo per generationem, sequitur eam non immediate ab eo processisse » (ed. B. Ba z â n , 1972, p. 115, !. 8-9).

Page 60: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

122 SUR LE CIEL ET LA GÉNÉRATION

Ainsi, dans le commentum intercalé entre les questions 15 et 16 relatives au livre III de la Métaphysique, Siger déclare :

caelum autem non est sempiternum quantum ad ubi, sed in sui substantia (®).

La correspondance doctrinale entre cette affirmation et la proposition 72 est claire. Il faut noter d’ailleurs que les folios du manuscrit de Munich 01 1 l’on peut lire ce commentum ont été maculés par de gros traits d’encre noire, qui en rendent certains passages illisibles, signe manifeste du caractère suspect de l’enseignement y rapporté (’). Tout porte à croire cependant que Siger ne se ralliait pas aveuglément aux doctrines aristotéliciennes qu’il exposait. En témoigne sa prise de position très ferme dans les développements qu’il consacre à la question subséquente : Utrum eadem sint principia corruptibilium et incorrupti- bilium (III, 16) ;

Primum est principium incorruptibilium, sive mediate sive immédiate facta sunt, mediante aliquo immobili; corruptibilium vero est mediante mobili. Unde quae facta sunt a Primo immédiate vel mediate, non per aliquod mobile, sunt incorruptibilia; alia autem, quae sunt a Primo mediante mobili, sunt corruptibilia : talia sunt haec inferiora. Haec est intentio Aristotelis ... Ideo dicebat quod mobilia mediante mobili producta, essent corruptibilia. Nonne oportet quod novum vadat in causam sempiternam? Quia, si des novam causam et non sempiternam, tu non habes causam sufficientem, quia novum non potest pendere ex principio novo nec ex principio incorruptibili immédiate; ergo oportet quod mediante mobili pendeat a sempiterno. Et novum oportet pendere ex novo, mediante sempiterno, quia illud novum reducitur in dispositio- nem alicuius stellae vel aliquarum stellarum tanquam causam novam, et illud reduceretur in Primum (s).

Ce texte contient manifestement la teneur doctrinale des quatre propositions énoncées ci-dessus. Mais, note Siger, tout cela, c’est1 enseignement d’Aristote, intentio Aristotelis. Or le Philosophe n’est pas infaillible et ses arguments peuvent être contestés : possunt impediri (®).

(«) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 135, 1. 51-52.O Ibid., p. 137-139.(®) Ibid., p. 142, 1. 16-22; p. 144, 1. 65-74. Voir aussi les textes des versions

parallèles de Paris, Nat. lat. 16297 {ib id , p. 142-145), et de Cambridge, Peterhouse 152 (ed. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ..., 1954, p. 77 sv.; surtout, p. 81, 1. 50-64). Cf. aussi le texte parallèle de Cambrai 486 (fol. 70), ed. J. J. D uin , La doctrine ..., p. 414 -4 1 5 notes 80-81. Mais l’authenticité sigérienne de ce texte est contestée : cf. B. Ba z â n , La noétique ... (1971), p. 202.

(®) Cf. ibid., ed. G r a iff , p. 145, 1. 98. La phrase où cette remarque intervient est un peu énigmatique dans la version de Munich {ibid., 1. 96-99) : « ... licet oppositum huius (intentionis Aristotelis) per fidem teneatur, quamquam non possit per demon-

ARTICLES 67, 68, 70, 72 123

Le croyant défend même la position contraire à la sienne (“ ). C’est ce que fait Siger (i^).

Ainsi donc, s’il expose les arguments des philosophes selon lesquels un principe incorruptible ne peut être la cause immédiate de réalités corruptibles, le maître brabançon ne les reprend certainement pas à son compte.

En témoigne à nouveau la q. 41 relative au livre V. Il s’agit de savoir si les corps célestes ou les substances séparées sont causes des opérations qui relèvent de la magie : prédictions du futur, révélation de choses secrètes, etc. {cum appareant quaedam operationes facîae secundum artes magicas, ut enuntiationes futurorum et manifestationes occultorum, ut inventio thesauri vel furti vel ceterae huiusmodi operationes mirabiles, quaeritur utrum istae operationes sunt a virtute corporum superiorum vel a substantia aliqua intellectuali separata secundum quod quidam credi- derunt). Voici la réponse :

apparet de intentione Aristotelis ... quod ... ab aliqua substantia intel-

strationes probari, et quamquam rationes Aristotelis possint impediri, non tamen videtur quod possit ad plénum satisfieri intellectui humano».

Comme l’a noté le P. G r a iff {ibid., note 10), le P. Salman {Bulletin thomiste, 5, 1939, p. 668) a cru devoir ajouter un non devant possint impediri. Le P. Graiff se demande si c’est bien nécessaire. La suite du texte indique qu’il faut rejeter la suggestion du P. Salman, car tout l’effort de Siger, dans cette question, consiste à montrer que le nerf de l’argumentation d’Aristote est une proposition qui, pour probable qu’elle soit, n’en est pas pour autant nécessaire; on ne doit donc pas être surpris si des objections peuvent être soulevées contre elle; ainsi rationes Aristotelis possunt impediri. La version de Cambridge est d’ailleurs très explicite à ce sujet . «videntur ... praedictae rationes posse dissolvi. Omnes enim dépendent ex virtute huius propositionis ; existente in causa toto eo unde debet esse causa alicuius effectus, de necessitate existit effectus. Non contingit autem dissolvere rationes nisi negetur propositio ista, quae necessitatem non videtur habere, etsi probabilis» (ed. J. J. D u in , La doctrine de la providence ..., 1954, p. 80, 1. 10-15). Revenant sur le sujet un peu plus loin, la version de Munich concorde d ailleurs pleinement avec celle de Cambridge : « Ratio enim ista quae probat quod incorruptibile immediate non potest esse principium corruptibilis, non potest solvi nisi interempto uno quod est probabile, non tamen necessarium » (ed. G ra iff , p. 154, 1. 12-15).

Dès lors, l’insatisfaction de l’intellect, dont fait état Siger, résulte de la constatation de l’impuissance de la raison à résoudre ses propres apories sur la question du commencement ou de l’éternité du monde et à étayer positivement les vérités de la

foi chrétienne.(1°) Cf. supra, note 9.(11) « (dico) quod ratio humana ducit in hoc quod debet negari »; ed. G r a iff ,

p. 155, 1. 22.

Page 61: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

124 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

lectuali separata non possunt aliqui effectus novi in his inferioribus immediate causari, sed tantum mediantibus corporibus supracaelestibus

Mais cette réponse est-elle accueillie sans réserve par Siger? Voici sa position personnelle ;

non ... intendo negare ... quod a substantia aliqua intellectuali separata possit procedere immediate aliquid novum ( 3),

Il aperçoit donc que la thèse d’Aristote n’est pas acceptable du point de vue chrétien : les anges et Dieu lui-même peuvent causer des effets nouveaux. Ainsi l’écart est patent entre la pensée personnelle de Siger et les doctrines des philosophes qu’il présente. On ne peut donc lui attribuer la paternité des propositions censurées, conclusion confirmée par le commentaire au De causis.

Sans doute, le maître y développe-t-il à plusieurs reprises des thèses qui vont dans le sens des articles condamnés. Ainsi, dans la q. 2 {Utrum causa primaria naturaliter possit producere ejfectum causae secundariae sine causa secundaria) :

Aristoteles octave Physicorum et duodecimo Metaphysicae (voluit) quod generabilia ista producuntur et dépendent a primo principio non de novo, ipso existente sempiterno et semper eodem modo se habente, sed mediante alio qiiodammodo sempiterno, utpote in substantia sua, et quodammodo generabili et corruptibili, ut secundum ubi, puta corpus caeleste ( ).

De même, dans la q. 12 {Utrum intelligentia sit in aeternitate et aeternitati parificetur) :

Aristoteles omne ens quod non subiacet impressioni orbis et sit factum ab ente immobili et immutabili, posait esse aeternum, ita quod non copulantur aliqua nova facta ad primam causam aeternam nisi mediante orbe in substantia sempiterno et mutabili secundum ubi ( 5).

Également dans la q. 54 {Utrum virtus Causae primae sit infinita secundum durationem) :

licet dependeant (quaedam nova) quantum ad suum esse ex Causa prima quae semper est et semper movet, hoc tamen non est immediate, sed medianti­bus quibusdam motoribus, propter quorum mutationem illorum esse incepit et esse desinit ( ®).

(12) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 89, 1. 10-16.(13) Ibid., 1. 33-38.( i“) Ed. A. M arla sca (1972), p. 39-40, 1. 12-17.(15) Ibid., p. 65, 1. 61-65.(16) Ibid., p. 186,1. 35-38.

ARTICLES 67, 68, 70, 72 125

Mais en tout cela, Siger se borne à exposer la pensée d’Aristote. Il en reconnaît les limites et n’hésite pas à s’en détacher. Ainsi, dans la q. 25, après avoir répété la thèse aristotélicienne, il affirme la possibilité du miracle :

Dicendum est secundum Aristotelem quod omne factum novum hic inferius sive sit novum velle, sive novum intelligere, sive quid aliud, tandem reducitur in orbem et motorem orbis sicut in suam causam ...

Quod autem dicimus omnia quae fiunt hic inferius reduci in Causam primam et nihil esse novum nec in anima nec in voluntate nec in aliis a Causa prima immediate, intelligendum est secundum communem usum et naturale fieri factionis ipsarum rerum, non intendentes miracula et prodigia Dei omni­potent is immediate a Deo causata (i’).

Dès lors, au terme de cette enquête dans les écrits de Siger de Brabant, une conclusion s’impose : les doctrines sanctionnées par les articles 67, 68, 70 et 72 y trouvent place fréquemment; elles sont attribuées par l’auteur à Aristote ou aux philosophes; jamais il ne semble les avoir reprises à son compte au détriment des vérités chrétiennes.

Boèce fait grand cas, lui aussi, des arguments des philosophes. Laissons-lui la parole :

causa semper uno modo se habens non potest esse causa immediata contra- riorum quae fiunt in mundo, ut generabilis et corruptibilis, et quia Prima Causa est huiusmodi, ideo concludit (Aristoteles) quod oportet esse aliud principium de necessitate aeternum in substantia, generabile in situ, ut caelum ... Ideo dixerunt philosophi, ut récitât Commentator super 8®, quod ilia causa ex qua contingunt diversi effectus ipsa debet esse generabilis et corruptibilis et ingenerabilis et incorruptibilis : ingenerabilis et incorruptibilis quantum ad substantiam, generabilis et corruptibilis quantum ad situm, et ideo propter perpetuitatem suae substantiae potest perpetuare generationem generabilis et corruptibilis, propter diversitatem < s itu s , potest esse causa > effectuumcon- trariorum qui ab eis immediate causantur (i»).

Generatio et corruptio sunt transmutationes perpetuae. Et quia perpetuae transmutationes sunt, ideo debent habere causam perpetuam. Et generatio et corruptio sunt contrariae, ideo debent habere causam perpetuam contrario modo se habentem, et talis causa est causa transmutata\ sed talis causa est corpus caeleste. Ista inferiora sunt causa transmutata, sed non sunt perpetua;

(1 ) Ibid., p. 101, 1. 17-20; p. 102, 1. 56-60. Ce dernier texte montre que, pour Siger, Dieu ne cause rien de nouveau de manière immédiate sinon par miracle. Selon le cours normal de la nature, tout ce qui est nouveau est l’effet de transformations dues à des causes secondes. Ces vues n’ont rien d’hétérodoxe, ni de contraire à une saine métaphysique.

(1®) Q. super libros Physicorum, ed. G. Sajô (1974), p. 250-251, 1. 95-108. Les mots suppléés paraissent nécessaires pour donner un sens à la phrase.

Page 62: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

126 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRA TIO N

similiter intelligentiae sunt causa perpétua, sed non sunt causa transmutata. Ideo allatio caelestis est causa generationis et corruptionis inferiorum quae sub orbe sunt. Et quia motus primus semper uniformis (est) respectu istorum inferiorum, ideo ex ipso non contingit ut aliquando sit generatio et aliquando corruptio. Sol autem et ceteri planetae secundum circulum aliquando ac- cedunt et aliquando recedunt, et ideo iste motus est (in add. Sajô) causa, ut post generationem fit corruptio et e converso, et quia tempora accessus sunt aequalia, ideo generatio et corruptio sunt aequales ( »).

aliquod agens, si ipsum est novum secundum substantiam suam, ipsum potest esse causa novi effectus; aut quia ipsum est aeternum secundum sub­stantiam, novum tamen secundum aliquam virtutem vel situm, sicut apparst in cor pore caeli (2°).

Omnis effectus naturalis novus aliquam requirit novitatem in suis immediatis principiis; novitas autem non potest esse in aliquo ente sine transmutatione praecedente ; qui enim tollit transmutationem, ipse tollet omnem novitatem. Ergo natura nullum motum vel effectum novum causare potest sine trans­mutatione praecedente. Ideo secundum naturalem, cuius primum principium est natura, motus primus, quem nulla transmutatio praecedere potest, non potest esse novus. Maior patet, quia, si omnia principia immédiate alicuius effectus naturalis semper fuissent in eadem dispositione, ex eis non posset ille effectus nunc esse, cum prius non esset. Quaeram enim quare magis nunc quam prius, nec habes unde respondebis. Dico autem in hac ratione « principia immediata », quia, licet effectus naturalis sit novus, non propter hoc oportet quod in suis principiis mediatis et primis facta sit aliqua transmutatio et novitas. Quamvis enim proxima principia rerum generabilium transmutantur et quandoque sunt et quandoque non sunt, primae tamen causae earum semper sunt (21).

La correspondance entre cet enseignement, celui des commentaires aristotéliciens principalement, et les propositions condamnées est évidente. Mais quelle est au juste l’attitude de Boèce vis-à-vis de ces thèses jugées hétérodoxes? Si les commentaires offrent peu de renseigne­ments à ce sujet (ce qui a sans doute contribué à les rendre suspects aux yeux des censeurs), le De aeternitate mimdi apporte toutes les précisions souhaitables.

Comme croyant, Boèce rejette résolument l’éternité du monde et les arguments des philosophes qui prétendent la fonder (22). Il admet la possibilité, pour Dieu, d’intervenir immédiatement dans le monde sublunaire pour y accomplir des miracles, tels que la résurrection des morts (23). Toutefois, note-t-il, ces vérités sont inaccessibles aux philo­sophes, livrés aux seules lumières de la raison. Il faut donc savoir

(1®) Q. de generatione et corruptione, ed. G . Sa jô (1972), p. 120-121, I. 42-56.(20) De aeternitate mundi, ed. N . G . G reen-P edersen (1976), p . 343, 1. 207-211.(21) Ibid., p. 348-349, 1. 357-374.(22) Ibid., p. 357, I. 585-586.(23) Ibid., p. 352, 1. 548-556.

ARTICLES 67, 68, 70, 72 127

accueillir leur enseignement, en se plaçant au niveau de vérité où ils se situent, et reconnaître en bien des cas la légitimité de leurs thèses, eu égard au point de vue limité qu’ils adoptent (2'*). S’étonnera-t-on alors si, dans ses commentaires principalement, Boèce expose avec une sympathie évidente les doctrines des philosophes, persuadé qu’une saine intelligence de celles-ci, fussent-elles hétérodoxes, n’est pas incom­patible avec ses convictions de croyant, solidement enracinées dans la vérité infaillible de la révélation? Mais les censeurs n’ont pas admis cette attitude, à commencer par l’évêque, vis-à-vis duquel le maître danois ne dissimule pas son mécontentement (25). N ’a-t-on pas trop vite suspecté Boèce de ratifier un enseignement dont l’intérêt spéculatif ne lui échappait pas, mais qu’il rejetait, en fin de compte, comme croyant?

Ainsi l’enquête menée dans les écrits de Boèce de Dacie nous ramène à la conclusion à laquelle nous avait conduits l’étude des textes de Siger de Brabant. En les lisant, les censeurs n’ont eu aucune peine à y trouver les thèses hétérodoxes qu’ils ont rapportées; il ne semble pas cependant que le maître danois les ait formellement reprises à son compte au mépris des vérités chrétiennes.

Ce qui vient d’être dit des écrits de Siger et de Boèce, peut l’être aussi des anonymes d’A. Zimmermann et de Ph. Delhaye, ainsi que du commentaire sur les Météores de Munich, Clm 9559, (26). Lesthèses hétérodoxes dénoncées par Tempier y sont enseignées à plusieurs reprises (27). Mais peut-on s’attendre à autre chose dans des exposés

(24) Ibid., p. 352-353, 1. 461-492; p. 365-366, 1. 836-848.(25) Ibid., p. 366, 1. 848-850.(26) Dans son étude sur le commentaire au De anima de Merton Coll. 275, fol.

108-121, M. Giele a proposé de rapprocher de la proposition 68 quelques passages de la question 24 du livre II, mais ces rapprochements ne paraissent pas devoir être maintenus. Cf. M. G iele , Un commentaire averroïste ... (1971), p. 157.

(2’) Ainsi on peut lire dans l’anonyme d’A. Zimmermann : « secundum Philosophum novum in substantia non potest reduci in sempitemum semper eodem modo se habens nisi per aliquid quod renovatur in ubi et sempitemum est in substantia ». Cf. A. Z im m erm ann , Ein Kommentar ... (1968), p. 89,1. 2-4. De même, dans l’anonyme de Delhaye (I, 37) : « generabilia et corruptibilia in quibus est materia procedunt a Primo mediante orbe ... Transmutabilia ab intransmutabili immediate non possunt procedere; sed entia generabilia sunt transmutabilia; quare a Primo non procedunt immediate, cum ipsum sit simpliciter intransmutabile; quare producuntur mediante aliquo transmutabili, et hoc est orbis ... Orbis ... non est transmutabilis secundum substantiam suam, sed tantum est transmutabilis ad ubi». Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 74-75. Voir aussi les exposés parallèles en II, 20 (ibid., p. 115-117), VIII, 13 (ibid., p. 212), VIII, 25 {ibid., p. 232-233).

Les Questions sur les M étéores de Munich (I, 5) rapportent le même enseignement :

Page 63: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

128 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRA TIO N

consacrés principalement à l’étude des doctrines aristotéliciennes? De là à croire que les auteurs reprenaient formellement pour eux-mêmes ces thèses, il y a de la marge. On sait d’ailleurs que, pour l’anonyme de Delhaye, le monde n’est pas étemel On ne peut donc prétendre que, pour lui. Dieu ne pourrait créer immédiatement un effet nouveau, comme l’affirme, par exemple, la proposition 70. Quant à l’anonyme de Zimmermann, il se rallie à la même vérité :

Dicendum est autem secundum veritatem, quod Voluntas antiqua prima est talis de sua ratione, quod nata est producere novum effectum immediate, non mediante aliquo novo praefacto ( s).

La conclusion qui se dégage de notre enquête est nette : les exposés abondent, dans lesquels on peut retrouver les thèses censurées; aucun auteur ne semble cependant avoir reconnu en elles l’expression de la vérité simpliciter.

69. Q u o d D eus n o n potest in effectum ca usae se c u n d a r ia e SINE IPSA CAUSA SECUNDARIA (63; 6, 35).

1. Le sens de la proposition est clair : Dieu ne peut causer l’elfet d’une cause seconde sans la cause seconde elle-même.

2. Qu’en est-il alors du miracle, dû précisément à l’intervention immédiate de Dieu, se substituant lui-même à l’efficace de certaines causes secondes? Prise au sens strict, la proposition en exclut la possi­bilité. Elle est donc incompatible avec le christianisme 0 .

3. La source de la proposition est sans doute le commentaire au De causis de Siger de Brabant. Mais on trouve la même doctrine dans l’anonyme de Zimmermann (I, 13).

Siger pose la question suivante : Utrum causa primaria naturaliter possit effectum causae secundariae sine causa secundaria (q. 2). La réponse est donnée sans détours et l’auteur ne ménage pas la suscep­tibilité de ses contradicteurs, qu’il compare aux homines vulgares et populares blâmés par Averroès ( ) ;

«ea quae fiunt hic, non possunt reduci in Causam Primam immediate, sicut probatur alibi. Propter hoc enim transmutabilia quae sunt hic, reduci non possunt in Causam Primam nisi mediante aliquo intransmutabili»; cf. J. J. D uin , La doctrine d e là providence p. 114-115, 1. 21-24. Voir aussi les exposés parallèles en I, 6 {ibid., p. 116, 1. 73-83).

(2«) Cf. ed. Ph. D e lh a y e (1941), p. 197-202 (VII, 6).(29) Cf. A. Z im m e r m a n n , Ein Kommentar ... (1968), p . 92, 1. 8-10.(1) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m e t z e r , Enchiridion ... (1963), n° 3034 (ancien 1813).(2) A v e r r o e s , Metapk., IX, com. 7 (fol. 231 H-I); cf. etiam XII, com. 34 (fol.

301 E-F).

ARTICLE 69 129

Dicendum quod causa primaria effectum causae secundariae non potest producere sine causa secundaria ( ).

Entre cette thèse et l’énoncé des censeurs, l’identité est presque littérale. Mais si la Cause première ne peut produire l’efîet d’une cause seconde sans la cause seconde elle-même. Dieu peut-il faire subsister un accident sans substance (^)? Siger répond positivement, mais rejette la raison invoquée par certains théologiens {Quidam), qui ont tort, selon lui, de prétendre que la Cause première, cause de toutes les causes intermédiaires, peut se substituer à la causalité de la substance ( ).

Ainsi le maître brabançon n’écarte pas la possibilité du miracle, mais il refuse d’admettre que Dieu puisse en quelque sorte jouer le rôle des causes secondes. C’est exactement la thèse que Tempier a voulu condamner.

On la retrouve sous une présentation analogue dans l’anonyme d ’A. Zimmermann. Aux prises avec le problème : Utrum accidens sit separabile (I, 13), l’auteur défend la même position que Siger : la substance étant la cause prochaine de l’accident, selon la raison naturelle il n’y a pas d’accident sans substance (®). Sans doute faut-il admettre que cela est possible néanmoins par miracle, mais, même dans ce cas. Dieu ne se substitue pas à la causalité de la cause prochaine :

Substantia enim est causa materialis accidentis, et hoc modo Deus non est causa accidentis. Non oportet autem, si Deus potest facere aliquem effectum mediante eius causa, causa aliqua quae est illius forma vel materia, quod possit ilium effectum facere per se. Tune enim contingeret quod exsistentia solius Dei exsisterent omnia entia in propriis eorum naturis et secundum eorum proprias rationes. Non oportet etiam quod illud quod potest causa primaria efficiens mediante secundaria efficiente, quod illud possit sine secundaria, eo quod effectus non fit sine causa ad effectum ilium determinata potius quam ad oppositum. Primaria autem sic per secundarias determinatur (’).

On trouve dans ce texte l’équivalent de la proposition condamnée. L’auteur n’exclut pas le miracle, puisque Dieu peut faire subsister un accident sans substance. Mais, comme Siger, il laisse aux théologiens le soin d’expliquer comment le miracle est possible, ne voulant parler que « lumine rationis naturalis » (*).

(3) Ed. A . M a r l a s c a (1 9 7 2 ), p . 4 0 ,1 . 3 6 -38 .( ) Cf. la notice relative aux propositions 196-199 {infra, p. 287-291).(5) Ed. A . M a r l a s c a , p. 40-41, 1. 38-65. Cf. T h o m a s A q u in a s , Sum. theoL,

III, q. 57, art. 1; Contra Gentes, lib. IV, cap. 65. S. Thomas est sans doute compris dans les Quidam.

(®) Cf. supra, n. 4.(’’) Cf. A . Z im m e r m a n n , Ein Kommentar ..., (1968), p. 25, 1. 11-21.(8) Ibid., 1. 10.

Page 64: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

130 SUR LE CIEL ET LA GÉNÉRATIO N

71(^). Q u o d n a t u r a q u a e est p r in c ip iu m m o t u s in c o r p o r ib u s

CAELESTIBUS, EST INTELLIGENTIA MOYENS.— E r ROR SI INTELLIGATUR DE NATURA INTRINSECA QUAE EST ACTUS VEL FORMA (213; 12,6).

73(2). Q u o d c o r p o r a c a e l e s t i a m o v e n t u r a p r in c ip io i n t r i n s e c o ,

QUOD EST a n im a ; ET QUOD MOVENTUR PER ANIMAM ET PER VIRTUTEM APPETITIVAM, SICUT ANIMAL. SiCUT ENIM ANIMAL APPETENS MOVETUR, ITA ET CAELUM (92; 12,1).

1. Les corps célestes sont-ils vivants? Les censeurs le n ien t(3). D ’où leur souci de préciser que l’intelligence motrice des corps célestes ne peut être une nature intrinsèque qui soit l’acte ou la forme substantielle de ces corps. Fausse est donc à leurs yeux l’affirmation selon laquelle les corps célestes sont mus par une âme et une vertu appétitive semblables à celles qui régissent les mouvements de l’animal.

2. Malgré l’avis contraire des censeurs, la thèse de l’animation des corps célestes par une Intelligence ne paraît pas exclue par le christia­nisme ('*).

3. La source lointaine de ces propositions est Aristote, qui, au livre II du De caelo et mundo, enseigne que le ciel est mu par une âme (5). Mais qu’est-ce que cette âme et comment est-elle unie à son mobile? Aristote parie d’un principe intrinsèque (®). Avicenne y reconnaît l’acte, la forme et la perfection du corps (^). Averroès, au contraire, en fait un principe séparé selon l’être, uni toutefois à son astre comme un intrinsecus operans; il ne s’agit donc pas, selon lui, d’une forme substantielle au sens strict (8). Les censeurs n’atteignaient donc directement que la thèse avicennienne. Pourtant les écrits des maîtres ès arts, qui ont certainement inspiré la condamnation, trahissent nettement l’influence dominante de l’interprétation d’Averroès.

Ainsi dans les Q. in Physicam, à la question : Quid sit principium agens in motu corporum caelestium (q. 3), Siger de Brabant répond :

( ) Article 70, ci-dessus, p. 120.(2) Article 72, ci-dessus, p. 120.(®) Cf. supra, notices relatives aux articles 31 et 32 (p. 67-70).('‘) Ibid.(®) A r ist ., De caelo, II, 2 (285 a 29).(*) A rist ., Physic. VIII, 10 (267 b 7).(’) A vicen ., Metaph. lib. 9, c. 1, 2. Cette doctrine est comptée par Gilles de Rome

parmi les erreurs de ce philosophe. Cf. Errores philosophorum, VI, 10 (ed. J. K o c h , 1944, p. 30).

(®) A verr ., Metaph. XI, n° 41 (fol. 324 D sv.); De substantia orbis (in medio).

ARTICLES 71 ET 73 131

Sciendum quod corpora caelestia m oventur a substan tia separata , quae unitur suo m obili inseparabiliter p e r naturam suam. In motoribus corporels non invenitur hoc. Movet autem motor separatus sicut natus est movere et simul mobile moveri. Ideo aeternus est talis motus. Quod sit a substantia separata, coniuncta sicut m otrice, dicit Averroes in D e su bstan tia orbis, dicens quod corpora caelestia m oventur p e r m ovens separatum quod e s t in eis. Et sciendum quod talem substantiam inesse separatam arguit hoc, quod corpus caeleste est ingenerabile et incorruptibile, ergo non est compositum ex materia et forma. Non sufficeret ad assignandum ibi motorem et mobile sufficienter. F orm a ergo in caelesti corpore non e s t m otor, quia non essent movens et motum ibi duo secundum actum. Ergo motor ibi debet esse in esse separatus. Quia tamen ista corpora continue moventur et circulariter et uniformiter et inpausabiliter, ut dicit Aristoteles, hoc declarat unionem sui motoris ad talia mobilia (®).

Le sens de ce passage est clair : le moteur est uni inséparablement au mobile par sa nature, mais il en est ontologiquement séparé et n’en est pas la forme substantielle.

La thèse réapparaît dans le De anima intellectiva. Cherchant à définir le mode d’union entre l’âme et le corps de l’homme, union qui, selon, lui, ne peut être ut figura cerae, Siger envisage une union opérative, analogue à celle qui existe entre la partie mobile et la partie motrice du corps céleste :

dicendum est quod cum dicitur : ‘aliquid agit per suam formam’, extensive debet accipi forma, ut et intrinsecum operans ad materiam forma dicatur. Unde et ipsa corpora caelestia dicuntur m overe se p ro p te r hoc quod altéra p a rs eorum m ovetur ab intrinseco m ovente ( ’ °).

Cette doctrine est reprise et développée en détail dans les Q. super Librum de causis. Il s’agit de savoir si le ciel est animé : Utrum caelum sit animatum (q. 13). Voici la réponse de Siger :

Dicendum est secundum intentionem Aristotelis et huius etiam auctoris, quod corpora caelestia sunt anim ata , secundum quod déclarant rationes ad hoc adductae ... Ilia autem mobilia prima quae oportet esse ex se mota sunt corpora caelestia : ipsa igitur sunt ex se mota; ergo sunt divisibilia in duo, scilicet per se movens et motum. Et non p o te s t esse ista divisio in fo rm a m et m ateriam , quia materia non est per se mobile; nec potest esse ista divisio in diversas partes caeli quantitativas quarum una habeat rationem moti et alia rationem moventis. Oportet igitur quod haec divisio sit in corpus subiectum quod movetur, et in aliquod extrinsecum ab eo in esse, quod tam en non s it corpus quia tune non ex se m overetur sed ab extrinseco. Ergo erit incorporeum. Taie autem est natura intellectiva. C aelum ergo habet in tellectivam anim am

(9) Ed. A. ZiM M E R M A N N (1974), p . 154, 1. 6-20.(10) Ed. B. Ba zâ n (1972), p . 86, 1. 7-11.

Page 65: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

132 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

sibi appropriatam in ratione perfectionis separatae sibi unitam, sic natam movere sicut corpus mobile moveri, ita quod in eius mobili non est inciinatio ad motum oppositum motui secundum quem movet. Haec autem caeli anima de partibus animae non habet nisi intellectum et appetitum; et oportet caelum quod sic per appetitum movetur moveri finaliter propter aliquid valde nobile ( i).

Ainsi, note Siger, selon Aristote et l’auteur du De causis, les corps célestes sont animés. Étant les premiers mobiles, ils sont divisés en deux, le moteur {per se movens) et le mobile {motum). Le moteur est une âme séparée, intrinsèquement unie cependant au mobile. Elle meut parce qu’elle intellige et désire le Premier. Mais on ne peut en faire une forme unie substantiellement à son mobile, ni la comparer à l’âme végétative des plantes, à l’âme sensitive des animaux, à l’âme intellective de l’homme (12). Précision importante, car si l’enseignement de Siger est proche des propositions condamnées, il est certain qu’on ne peut lui prêter l’affirmation qui termine la proposition 73 : « sicut enim animal appetens movetur, ita et caelum ».

La même remarque s’applique à l’enseignement dispensé par l’ano­nyme de Zimmermann. Commentant le livre VIII de la Physique, il affirme :

Cum autem extrinseci motores sint mobiles, quia aliquando sunt propinqui, aliquando remoti — intrinseci etiam situati et cum mobilibus alligati moven- tur —, ideo dicendum quod motores caelestes sunt intrinseci, sed non situati et cum mobilibus essentialiter alligati. Sunt enim quaedam virtutes appetentes et intelligentes, quae non sunt perfectiones dantes corporibus caelestibus esse formaliter. Sic enim non moverent se corpora caelestia, quia non essent divisibilia in duo distincta essentialiter sive subiecto, quorum unum esset movens et aliud mobile. Sunt autem sic intrinseci, quod nati movere sicut ilia moveri, et e converso ilia sic sunt nata moveri sicut ista movere, ita quod istae virtutes moventes sunt unitae illis in ratione motoris, non in ratione formae dantis esse. Et hoc est quod dicit Commentator, quod corpora caelestia moventur per principium separatum quod est in eis

Il est effectivement question ici, comme dans les propositions condam­nées, d’un moteur intrinsèque mouvant par appétition le corps céleste, son mobile; mais l’idée d’une union substantielle entre le m oteur et le mobile, celui-ci recevant l’être formaliter du premier, est écartée résolument.

(11) Ed. A. M arlasca (1972), p. 68-69, 1. 36-59.(12) Ibid., p. 67, 1. 10-13; p. 70, 1. 105-111.(13) A. Z im m erm ann , Ein Kommentar ... (1968), p. 96, 1. 20-33.

ARTICLES 71 ET 73 133

Sur ce point, l’anonyme de Ph. Delhaye se montre moins catégorique. Répondant à la question ‘.Utrum motor caeli sit motor immobilis (VIII, 24), il distingue deux moteurs : le premier parfaitement immobile, qui meut en tant que désiré et aimé, et le second qui meut en tant que désirant et aimant. Voici comment il décrit ce dernier :

Secundum autem movens, quod movet quia amans et desiderans, m ovet p er appetitum et cognitionem, et, quia semper appétit et intelligit, ideo continue movet et semper. Istud autem movens non movetur motu, loquendo de motu secundum quod actus imperfecti, aliquo tamen modo movetur in hoc quod movet per appetitum et cognitionem. E t illud m ovens est coniunctum et intrinsecum ipsi m obili, et ideo aliquo modo movetur motu sui mobilis, scilicet motu caeli (i ).

D ’après cet exposé, le second moteur (l’intelligence motrice) est uni intrinsèquement à son mobile. Mais en quoi consiste cette union intrin­sèque? S’agit-il de l’union qu’envisage la proposition 73, où le moteur est la forme substantielle du mobile? L’auteur ne le dit pas, s’étant contenté, dans la question précédente : Utrum caelum moveatur ex se, d’opposer la position d’Avicenne à celle d’Averroès et d’Aristote (i^).

On peut conclure. Les textes analysés ici trahissent nettement la sympathie avec laquelle les maîtres ès arts, exégètes des philosophes, ont accueilli la thèse de l’animation du ciel. L’ont-ils reprise formel­lement à leur compte? C’est probable, mais en se ralliant alors aux vues d’Averroès plutôt qu’à celles d’Avicenne. C’est pourquoi la doctrine faisant du moteur du ciel la forme substantielle de son mobile, doctrine expressément visée par la censure, ne peut leur être attribuée (i®).

(14) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 229.(15) Ibid., p. 228 : « ... cum dicitur quod caelum movetur a principio separato,

dico quod secundum Avicennam non movetur a principio separato extrinseco sed ab anima. Vel dicendum secundum intentionem Aristotelis quod caelum movetur a principio separato secundum esse pro tanto quia non acquiritur esse ipsi motori per comparationem ad mobile; inquantum tamen se habet in ratione motoris appropriati ipsi caelo, caelum non movetur a principio extrinseco sive motore extrinseco ».

(1®) Dans ses Declarationes, (§ 54, ed. F. P elster , 1955, p. 28-29), Guillaume de la Mare n’a pas manqué de rapprocher les propositions 71, 73 et 75 des thèses de Thomas d’Aquin dans la question disputée De anima. On peut y lire : « ... dicamus aliquam substantiam intellectualem esse perfectionem corporis caelestis ut formant', quae quidem habet solam potentiam intellectivam, non autem sensitivam, ut ex verbis Aristotelis accipi potest in II De anima et in XI Metaph ...» (q. 1, a. 8, ad. 3; ed. M. C a lc a terra et T. S. C e n t i, 1949, p. 311). Mais, en fait, ce texte est le seul où le saint docteur affirme que les corps célestes sont vivants. Affirmation peu ferme d’ailleurs, « puisqu’il ajoute que la seule vérité certaine, c’est que les corps célestes

Page 66: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

134 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

74. Q u o d i n t e l l i g e n t i a s o l a v o l u n t a t e m o v e t c a e lu m (212; 7,26).

1. L’Intelligence meut le ciel par sa seule volonté, affirme-t-on. Qu’est-ce à dire? Selon P. Duhem, qui abonde dans le sens de Raymond Lulle, la proposition attribue à l’intelligence une prérogative divine, car «Dieu seul ... meut un corps par sa seule volonté; en effet, comme il est acte pur, son action est identique à sa volonté; mais en toute créature, l’acte est mêlé de puissance; l’action d’une créature n’est donc pas la même chose que la volonté; pour mouvoir un corps, il ne suffit pas à une Intelligence de le vouloir; il faut encore qu’un certain contact avec le mobile, une certaine compénétration de sa substance au sein du mobile lui permette d’exercer son action » ( ). Mais, comme l’a noté Jean de Naples, il est possible aussi que, dans l’esprit des censeurs, la proposition signifie que l’intelligence meut le ciel au gré de ses libres vouloirs, de la même manière que Vâme de Vhomme meut le corps dont elle est la form e substantielle (-). Ainsi comprise, la pro­position rejoint les propositions 71, 73 et 75, selon lesquelles les corps célestes sont animés et vivants.

2. Le caractère hétérodoxe de cette proposition n’est pas évident. Prétendre, en effet, que le corps céleste est vivant ne paraît pas incom­patible avec le christianisme (®). Il en est de même de la thèse qui identifie le vouloir de l’ange à son agir.

3. Source non retrouvée, quant à la teneur littérale de l’article, dans les écrits des maîtres ès arts. Mais, comme l’a noté P. Duhem la proposition rappelle un passage du De spiritualibus creaturis : Utrum

sont mus par des esprits » (Th. Lirr, Les corps célestes 1963, p. 108). Il faut donc éviter d’exagérer l’importance de ces quelques lignes, vu que, dans l’ensemble de son œuvre, S. Thomas a préféré ne pas trancher la question de l’animation des astres. Le passage cité aurait-il inspiré la condamnation? C’est peu probable, celle-ci, le prologue l’atteste, étant d’abord dirigée contre des maîtres ès arts, dont l’enseignement suffisait bien à éveiller les soupçons.

0 ) P. D u h em , Le système du monde t. 6 (1954), p . 30. Cf. R a im u n d u s L u l l u s , Declaratio ..., ed . O. K e ic h e r (1909), p. 216-217.

(2) Cf. lOANNis DE N ea poli Quaestio ed. C. J ello u sc h ek dans Xenia thomi- stica III (1925), p. 99-100, 1. 23 sv : « ... sensus est : Error est dicere quod angélus vel intelligentia movet celum sola voluntate et solo libito voluntatis, sic sc. sicut anima hominis movet eius corpus. Unde articulus videtur esse factus contra dicentes intelligentiam esse animam celi, quod est dampnatum pro errore articulo 102 ( = 75), ad quod sequeretur quod posset ipsum movere aliter quam moveat, saltem velocius vel tardius ».

(3) Cf. supra, notice relative aux articles 31 et 32 (p. 67-70).{*) Cf. P. D uhem, Le système du monde t. 6 (1954), p. 43.

ARTICLE 74 135

substantia spiritualis caelesti corpori uniatur. Le 8® Videtur quod sic est ainsi formulé :

substantia ilia spiritualis movens caelum si esset extrinseca tantum, non posset dici quod moveret caelum solum volendo, quia sic eius velle esset eius agere, quod est solius Dei. Oporteret igitur quod aliquid immitteret ad moven- dum; et sic, cum eius virtus sit finita, sequeretur quod accideret ei fatigatio in movendo per diuturnitatem temporis; quod est inconveniens, et maxime secundum ponentes aeternitatem motus. Ergo substantia spiritualis quae movet caelum, est ei unita ( ).

Selon cet argument, si l’intelligence était séparée, on ne pourrait pas dire qu'elle meut par sa seule volonté, car en Dieu seul le vouloir et Vagir coïncident', elle devrait donc produire quelque influx moteur et, sa puissance d’agir étant finie, elle subirait fatigue et épuisement. L’hypo­thèse doit donc être exclue et il faut dire que l’intelligence est intrinsèque au ciel.

Dans sa réponse, S. Thomas n’exclut pas que l’intelligence meuve le corps céleste par le simple commandement de sa volonté :

dicendum quod probabiliter dicitur quod imperio voluntatis substantia spiritualis movet corpus caeleste (®).

Ainsi, même si cela a échappé à Guillaume de la Mare, toujours enclin à appliquer dans ses Declarationes la condamnation aux écrits de Thomas d’Aquin (^), un rapprochement est possible entre l’enseigne­ment du saint docteur et la proposition 74. L’effort de Jean de Naples pour dissuader ses lecteurs de céder à cette tentation est d’ailleurs significatif (®). Mais on n’oubliera pas que, selon le prologue, le décret est d’abord dirigé contre des maîtres ès arts, dont on a vu que l’enseigne­ment relatif à l’animation du ciel n’était pas toujours conforme aux désirs de leurs juges.

(®) T homas Aq., De spiritualibus creaturis, q. 1, a. 6 (ed. L. W. K eeler , 1938, p. 73). («) Ibid., ad. 8 (ibid., p. 79-80).C) Cf. G u illelm i de la M are Declarationes ..., ed. F. Pelster (1955).(®) Cf. loANNis DE N eapoli Op. cit. supra, n. 2. Dans le ms. Florence, Bibl. nat.,

Conv. S. Maria Novella, E. 5.532, une main du XIV® siècle a ajouté la mention contra thomam à côté de la proposition 74. Cf. A. P elzer , Godefroid de Fontaines ... (1913),

p. 381.

Page 67: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

136 SUR LE CIEL ET LA GÉNÉRATION

75. Q u o d a n im a c a e l i e s t i n t e l l i g e n t i a , e t o r b e s c a e l e s t e s n o n

SUNT i n s t r u m e n t a i n t e l l i g e n t i a r u m se d o r g a n a , s i c u t a u r i s e t

OCULUS SUNT o r g a n a v i r t u t i s s e n s i t iv a e (102; 12,3).

1. D ’après cette proposition, l’union des corps célestes à leurs moteurs est beaucoup plus qu’une union instrumentale; les corps célestes sont les organes de l’intelligence motrice. Celle-ci est donc leur forme et leur acte, comme l’âme sensitive l’est des oreilles et des yeux.

2. La thèse ne paraît pas de soi contraire au christianisme ( ).3. Source non identifiée. La proposition paraît expliciter la thèse

avicennienne selon laquelle l’âme du ciel est la forme de son mobile (2). Guillaume de la Mare, dans ses Declarationes, l’attribue à tort à Thomas d’Aquin (3).

76. Q u o d i n t e l l i g e n t i a m o t r ix c a e l i i n f l u i t in a n im a m r a t i o -

n a le m , s i c u t c o r p u s c a e l i i n f l u i t in c o r p u s h u m a n u m (7 4 ; 7 ,1 0 ).

1. L’Intelligence motrice du ciel exerce sur l’âme rationnelle de l’homme une influence analogue à celle que le corps céleste exerce sur le corps humain.

2. Dans l’esprit des censeurs, la proposition conduit au déterminisme astral, incompatible avec le christianisme, puisque tout déterminisme ruine la liberté et la responsabilité de l’homme.

3. Source non identifiée. Sans doute l’influence indirecte exercée par les corps célestes sur la volonté humaine est-elle reconnue par plusieurs maîtres contemporains. Mais, on le verra en étudiant l’article 153, aucun de leurs exposés ne peut être interprété dans un sens déter­ministe (1).

77. Q u o d caelum n u n q u a m q uiescit, q uia generatio inferio ru m , QUAE est finis m otus caeli, CESSARE n o n DEBET; ALIA RATIO, QUIA caelum SUUM ESSE ET SUAM VIRTUTEM HABET A MOTORE SUO; ET HAEC CONSERVAT CAELUM PER SUUM MOTUM. U n DE, SI CESSARET A MOTU, CESSARET AB ESSE (186; 11,18).

1. Cette proposition invoque deux raisons pour aflfirmer la perpétuité du mouvement du ciel : ce mouvement doit assurer la permanence de la génération dans le monde sublunaire; c’est par ce mouvement

0) Supra, notice relative aux articles 71 et 73 (p. 130).(2) Ibid., 1.(3) Cf. supra, notice relative aux articles 71 et 73 (p. 133, n. 16).0 ) Cf. infra, p. 237-239; voir aussi les notices relatives aux articles 154-156 (p. 239-

241).

ARTICLE 77 137

que le ciel conserve l’être et la puissance d’opération qu’il reçoit de son moteur.

2. Il est probable que les censeurs ont vu dans cet article l’affirmation de l’éternité du mouvement du ciel et, partant, de l’éternité du monde, thèse contraire à la doctrine chrétienne ('■). Cependant la thèse condam­née ne dit pas que le mouvement du ciel est éternel dans le passé. Il n’est pas exclu que les censeurs y aient vu aussi une incompatibilité avec le récit biblique de l’arrêt du soleil par Josué (Jos 10,12-14) ou avec les prophéties relatives à la fin du monde ; les étoiles tomberont, le soleil ne donnera plus sa clarté, etc. (cf. M t 24, 29).

3. Dans son traité Errores philosophorum, Gilles de Rome compte cette doctrine parmi les erreurs d’Aristote :

quia generatio in istis inferioribus est per solem, coactus fuit ponere quod sol nunquam cessabit generare plantas et animalia, ut patet ex De vegeta- bilibus (^).

La comparaison de l’article 77 avec cet enseignement est éloquente. On peut en rapprocher aussi les propos d’Averroès dans le De substantia orbis :

dator continuationis motus est dator motus caeli, quia, nisi ipse esset, destrueretur motus, et, si motus, etiam caelum : caelum enim est propter motum suum. Et si motus caeli destrueretur, motus entium inferiorum destrueretur, et sic mundus. Ex quo verificatur quod dator continuationis motus est dator esse omnibus aliis entibus (3).

Ainsi les sources lointaines de la proposition sont assez facilement repérables. L’identification des sources prochaines est moins aisée et, dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Toutefois, en ce qui concerne la première partie de l’énoncé, qui présente la génération perpétuelle dans le monde sublunaire comme la fin du mouvement des cieux, on peut renvoyer à certaines déclarations des maîtres ès arts, Boèce de Dacie notamment :

alteratio caelestis causa est generationis istorum inferiorum ... generatio et corruptio sunt transmutationes perpetuae ... Et quia perpetuae trans- mutationes sunt, ideo debent habere causam perpetuam ( ).

0 ) Cf. supra, notices relatives aux articles 21, 22, 25, 26, 31, 32.(2) Cap. I, § 7 (ed. J. K o c h , 1944, p. 6). Cf. P seu do -A ristote , De vegetabilibus

et plantis, I, c. 1 (A , 817 a 25-29; b 35-40).(3) A verr ., Sermo de Substantia Orbis, cap. IV (éd. Venise, 1562-1574, vol. 9,

p. lO' a, I).(■‘) Q. de generatione et corruptione, II, 9 (ed. G. Sa jô , 1972, p. 120, 1. 27-43. Voir

aussi dans le même sens les affirmations des maîtres ès arts mentionnées dans la notice relative à la prop. 92 {infra, p. 158-160).

Page 68: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

138 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

Enseignement que Boèce développe sans s’inquiéter des doctrines de la foi. Mais rien ne permet d’affirmer qu’il ait repris à son compte ces thèses qui exposent le point de vue du philosophus naturalis.

78. Q u o d n ih il esset n o v u m , nisi caelum esset va ria tum respectu MATERIAE GENERABILIUM (88; 11,7).

81 (1). Q u o d o m n iu m f o r m a r u m c a u s a e f f e c t i v a im m e d ia ta e s t ORBIS (106; 12,5).

1. Rien de nouveau ne pourrait se produire (dans le monde sublunaire), si un changement n’avait lieu dans la relation du ciel avec la matière des choses engendrables. Thèse d’origine aristotélicienne, que les aris­totéliciens du XIII® siècle conjuguent à la doctrine néoplatonicienne de l’émanation selon laquelle rien de nouveau ici-bas ne peut être l’effet immédiat du Premier (art. 67). Pour qu’apparaisse quoi que ce soit de neuf, il faut nécessairement l’intervention d’un intermédiaire, le corps céleste, éternel dans sa substance, mais nouveau dans sa loca­lisation (art. 72). Cette localisation nouvelle modifie le rapport de l’astre avec la matière éternelle du monde sublunaire. On rapprochera donc la proposition 78 de la proposition 70, selon laquelle Dieu ne peut produire successivement des effets contraires entre eux, sans la médiation d’un corps céleste soumis au mouvement local. Ces effets étant, entre autres, des informations différentes de la matière, on dira, avec l’article 81, que la cause effective immédiate de toutes les formes est une sphère (céleste).

2. Ces articles sont jugés suspects, semble-t-il, parce qu’ils proposent une cosmologie dominée par le déterminisme astral, qui pourrait compromettre la souveraine liberté de Dieu. Cependant la physique céleste d’Aristote ne paraît pas incompatible avec la révélation chré­tienne, sauf, bien entendu, l’affirmation de l’éternité du monde, mais il n’en est pas question dans ces articles.

Dans les sources qui ont très probablement inspiré ces articles, le déterminisme astral est étroitement lié à des vues néoplatoniciennes sur l’émanation et la création par intermédiaires; on y trouve aussi l’affirmation de l’éternité du monde. Le voisinage de ces doctrines hétérodoxes ne pouvait que rendre plus suspectes les thèses relatives au déterminisme astral.

3. Dans ses Q. in Metaphysicam, se demandant si la forme est cause

( ) Articles 79 et 80, ci-dessous, respectivement p. 142 et 143.

ARTICLES 78 ET 81 139

de la matière quant à son essence ou inversement {Utrum forma sit causa materiae quantum ad essentiam vel e converso, V, 1), Siger répond :

Dicendum quod forma materialis non est causa materiae quantum ad essentiam, ... sed verum est quod est causa ut materia sit in actu; similiter materia non est causa formae nisi ut subiectum, sed omnium transmutabilîum causa effectiva immediata, ut deciarat Aristoteles II De generatione, est orbis caelestis continue motus ( ).

Ces lignes se lisent dans la version de Munich, Clm 9559. Mais la version parallèle de Paris, Nat. lat. 16297 offre un texte identique à l’énoncé de l’article 81 :

omnium formarum causa immediata effectiva est orbis (3).

Dans la question suivante, en quête de savoir si la matière est l’effet immédiat du Premier, il développe la même thèse et est conduit à des affirmations très voisines de la proposition 78. Les 25 premières Hgnes de la question sont biffées par de gros traits d’encre, ce qui est révélateur de l’accueil réservé à la doctrine présentée ici par Siger (■*). Laissons-lui la parole :

cum elementa generentur ex se invicem circulariter, sic generantur et transmutantur ex orbe : De generatione ( ); orbis enim est agens in generatione istorum : unde et formae eorum generantur ex orbe in materia. Et quia materia non causatur sine forma, quia sine ea esse non potest, ut iam ostensum est, verisimile est quod illud quod est causa formarum materialium et maxime primarum et simplicium immédiate, sit etiam causa materiae quantum ad suam

(2) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 299, 1. 24-29.(3) Ibid., 1. (16)-(17). La version parallèle de Cambridge, Peterhouse 152 (ed.

J. J. D uin , dans La doctrine de la providence 1954, p. 86, 1. 19-31) offre aussi une étroite ressemblance avec l’article 81 et la teneur de la proposition y est facilement décelable : « Est tamen intelligendum quod, cum non sit aliquid invenire quod omnium formarum materialium sit causa immediata nisi orbem, non eodem modo procedunt ex orbe formae materiales elementorum et materia prima. Formae enim procedunt ex orbe sicut ex causa generante, materia autem, cum sit ingenita, non sic; sed ad esse orbis sequitur esse materiae, sicut ad esse Causae Primae sequitur esse sui effectus immediati. Et ex his apparet quod orbis quantum ad idem non est causa materiae et formarum materialium. Cum enim sit causa generans respectu formarum materia­lium, per id quod est novum in eo, causa est earum, et ideo accidit continue novitas in form is materialibus. Per id autem quod aeternum est in eo, ut per substantiam suam, est causa materiae, quae secundum substantiam aeterna est ».

(“) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 302.(®) Graiff lit: de generatione orbis ..., mais « de generatione » semble être une

référence au traité d’Aristote où cette doctrine est exposée ; De generatione, II, 10 (336 b 34 sv.).

Page 69: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

140 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRA TIO N

essen tiam ; hoc autem est orbis im m édia te , ut dictum est; quare materia im­médiate causatur ab orbe.

Advertendum est tamen quod diversimode causantur ab eo materia et forma : forma enim causatur ab eo sicut ex generante, materia autem, cum sit ingenita et incorruptibilis, non causatur ab eo sicut ex generante. Ex quo sequitur quod ea quae innovata sunt in caelo causa lita tem e t p o te s ta te m habent super fo rm a s m ateriales, non autem super materiam : si enim materia non sit ab orbe generata nec per transmutationem producta, per nihil innovatum vel transmutatum in orbe per motum erit innovatio in materia (®).

Entre ces lignes et les propositions 78 et 81, la concordance doctrinale est évidente. Or il faut noter que les deux questions analysées se meuvent dans le contexte néoplatonicien de la création par intermédiaires (’). Il ne semble pas que Siger ait repris formellement à son compte cette doctrine («), mais on ne s’étonnera pas que ses exposés aient paru particulièrement suspects aux censeurs.

L’enseignement de l’anonyme de Ph. Delhaye peut aussi être référé aux propositions 78 et 81. Traitant la question : Utrum principia omnium rerum naturalium sint eadem vel diversa (I, 30), il affirme :

sicu t om nes transm utationes inferiores reducuntur a d prim a m transm uta­tionem quae est a d ubi, sicut contingit reducere inferiora ad superiora, sic et principia transmutationum omnium inferiorum ad principia transmutationis primae quae est ad ubi. Unde dicit Commentator quod, s i superiora non m overentur a d ubi, nec inferiora m overentur a d fo rm a s (®).

La coïncidence n’est pas littérale entre ces explications et les articles prohibés, mais la doctrine est la même. On la retrouve quelques pages plus loin, là où l’auteur répond à la question : Utrum omnes potentiae passivae reducuntur ad unum passivum primum (I, 35) :

Potentia ... passiva in istis inferioribus reducitur, sicut ad suam causam, ad potentiam ad ubi quae est in superioribus, et ideo dicit Commentator quod, si in superioribus non esset potentia ad ubi, non esset in inferioribus potentia ad esse. Et ita potentia passiva materiae quae est ‘ylc’ reducitur.

(«) Ibid., p. 302-303, 1. 20-38.( ) Epinglons spécialement ces affirmations : « ... nec Primum Movens est causa

immediata materiae, quoniam secundum intentionem Aristotelis et Avicennae eifectus Primi immediatus est unus tantum » (V, 10; ibid., p. 301, 1. 70-72); « ... si efTectus immediatus Primi est unus tantum et non est materia, cuius igitur est materia immediatus effectus? Dicendum quod orbis caelestis sive essentiae quintae» (V, 11; ibid., p. 302, 1. 16-19).

(*) Observons son souci de noter que cette doctrine est celle d’Aristote et d’Avi- cenne, supra, note 7. Voir aussi la notice relative à l’article 16 {supra, p. 43-45).

(®) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 63.

ARTICLES 78 ET 81 141

sicut ad suam causam, ad potentiam ad ubi, ita quod p e r hoc quod caelum m ovetur a d ubi, e t m ateria m ovetur a d fo rm a m (^°).

Comme les précédentes, ces lignes sont inspirées par la dialectique néoplatonicienne de la procession hiérarchique des êtres à partir du Premier. L’auteur l’expose avec sympathie sans se soucier de son orthodoxie. Même attitude à la question suivante : Utrum materia procédât a primo immediate vel mediante orbe (I, 37), où la thèse de la création par intermédiaires est au centre de la discussion (^i).

L’enseignement de Boèce de Dacie atteste également sa familiarité avec les doctrines proscrites. Ainsi, dans son commentaire au Degenera- tione et corruptione, à la question : Utrum formae generabilium et corruptibilium sint in corpore caelesti (II, 8), il répond :

Ad hanc quaestionem dico quod omnes formae generabilium sunt in corpore caelesti et sunt in motore proprio corporis caelestis ... ( ).

Mais comment le corps céleste cause-t-il ces formes dans le monde de la génération? La réponse est donnée à la question suivante ; Utrum motus caeli sit causa corruptionis et generationis eorum quae sunt sub caelo (II, 19) :

Ad hanc quaestionem dico quod altera tio caelestis causa e s t generation is istorum inferiorum ... Et generatio et corruptio sunt contrariae, ideo debent haberere causam perpetuam contrario modo se habentem, et talis causa est causa transmutata, sed talis causa est corpus caeleste ( 3).

Propos qui correspondent à l’affirmation suivante dans les Q. in Physicam (III, 3) :

nisi corpora caelestia d iversificentur in situ , corpora inferiora non diversi­fie antur in fo r m is (^ ).

Ainsi, comme ses collègues de la faculté des arts, Boèce de Dacie développe un enseignement dont la proximité avec les propositions 78 et 81 est patente. Enseignement où apparaissent aussi des thèses franchement incompatibles avec la pensée chrétienne, mais qu’il serait téméraire d’identifier à la pensée personnelle de ces maîtres.

(10) Ibid., p. 71.(11) Ibid., p. 74-75.(12) Ed. G. Sajô (1972), p. 118, l. 25-27.(13) Ibid., p. 120, I. 27-46.(i“) Ed. G. Sajô (1974), p. 259-260, 1. 85-87.

Page 70: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

142 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

79. Quod si c a e lu m s t a r e t , i g n i s in s tu p a m n o n a g e r e t , q u ia NATURA DEESSET* (156; 11,17).

1. Si le ciel s’arrêtait, le feu serait sans action sur l’étoupe, car la nature n’existerait plus. Expression, par un exemple concret, de la physique des sphères célestes, dont l’influence est jugée indispensable à toute activité dans le monde sublunaire.

2. Affirmer que, si le ciel s’arrêtait, les éléments, tels le feu, n’agiraient plus, ne paraît pas incompatible avec le christianisme. Les censeurs en ont jugé autrement. Ont-ils pensé à la fin du monde? Quand le ciel aura terminé sa course, le feu de l’enfer n’aura-t-il plus aucun pouvoir? Se sont-ils rappelé le miracle de Josué arrêtant le soleil? Dans ce cas, on pourrait leur prêter la réponse faite vers 1330 par Jean le Chanoine : « En l’histoire de Josué on a clairement et à la lettre la preuve que la roue du potier peut continuer à tourner alors même que le mouvement du ciel s’est arrêté » (i),

3. Source non identifiée. On sait cependant par le témoignage de Jean de Naples que la proposition a été attribuée à Thomas d ’Aquin (2). Sans doute, dans le De potentia notamment, tient-il des propos fort proches de l’énoncé des censeurs (3), Mais il affirme aussi que, par la

* A u lieu de « quia natura deesset », C. d u P le s s is d ’A r g e n t r é (Collectio judi- ciorum vol. 1, 1724, p. 197) lit, à la suite de Paris, Nat. lat. 17476 : « q u ia n ec Deus esset»; H. D e n if le et A. C h a te l a in ainsi que P. M a n d o n n e t ont repris la version de Vat. Borgh. 296 : «quia Deus non esset», version commentée par R a y m o n d L u l l e {Declaratio ed. O, K e ic h e r , 1909, p. 197) et Jean de Naples (ed. C. J e l - LouscH E K , dans Xenia thomistica, III, 1925, p. 98); P. D u h e m a proposé de substituer tempus à Deus {Le système du monde t. 6, 1954, p. 65, note 1). N ous avons adopté la seule version qui donne un sens acceptable à la proposition, celle de Paris, Nat. lat. 4391 et Troyes 665 (Voir H. D e n if le et A. C h a te l a in , Chartularium Univ. Parisiensis, t. 1, 1889, p. 558, note 74).

(1) Ioannes C a n o n ic u s , Quaestiones super VIII lib. phys. Aristotelis (IV, q. 5), cité en traduction par P. D u h em , Le système du monde t. 6, p. 65.

(2) loANNis DE N e a p o l i Quaestio . . . , ed. C. J e l l o u s c h e k d an s Xenia thomistica,111, p. 98.

(®) « Elementa ... agunt in virtute corporum caelestium et corpora caelestia agunt in virtute substantiarum separatarum; unde cessante actione substantiae separatae, oportet quod cesset actio corporis caelestis; et ea cessante oportet quod cesset actio corporis elementaris ... Ignis suo calore transmutat materiam ex virtute corporis caelestis ... Unde si actio ... corporis caelestis cessaret, nulla actio in istis inferioribus remaneret ... Et ideo cessante motu caeli ..., non ... erit actio per quam transmutatur materia, quam sequitur generatio et corruptio » {De potentia, V, a. 8; ed. P. M. Pes- siON, 1949, p. 152). Les vues que développe ici S. Thom as étaient universellement reçues au XIII* siècle, même par les théologiens conservateurs. B. Nardi a montré

ARTICLES 79 ET 80 143

puissance divine et hors de l’ordre de la nature, les corps inférieurs peuvent être maintenus en vie malgré l’arrêt du mouvement céleste ('*). L’enseignement de Thomas d ’Aquin n’est donc pas atteint par la condamnation de Tempier, Jean de Naples l’a déjà montré (®).

80. Q u o d r a t i o P h i lo s o p h i d e m o n s t r a n s m o tu m c a e l i e sse a e t e r -

NUM n o n EST SOPHISTICA; ET MIRUM QUOD HOMINES PROFUNDI HOC NON

VIDENT (91; 11,25).

1. Alors que Bonaventure et, à sa suite, de nombreux théologiens franciscains et séculiers entendaient établir par voie philosophique le commencement temporel du monde créé, cette proposition prend réso­lument la défense d’Aristote : sa démonstration de l’éternité du mouve­ment des cieux n’a rien d’un sophisme et il est surprenant que des esprits par ailleurs pénétrants ne le voient pas.

2. Affirmer l’éternité du monde est contraire à la doctrine chrétienne (^); dès lors, reconnaître la valeur démonstrative des arguments qui prétendent fonder cette thèse, c’est affirmer que la philosophie peut aboutir à des conclusions vraies, quoique contraires à l’enseignement du christianisme : position évidemment hétérodoxe.

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n ’a pas été retrouvée. Elle évoque cependant l’attitude qu’adoptent, vis-à-vis des arguments d’Aristote, Siger de Brabant, Boèce de Dacie et, en quelque manière, Thomas d’Aquin, chacun dans son De aeterniîate mundi principalement. Mais, s’ils reconnaissent une certaine valeur aux arguments du Stagirite, aucun d’eux n’y voit l’expression apodictique de la vérité.

Ainsi, le but du De aeternitate mundi de Siger n’est pas d’établir l’éternité du monde, mais de montrer la faiblesse des arguments de ceux qui prétendent démontrer philosophiquement le commencement tem­porel de la génération humaine envisagée en sa totalité. Selon Siger, ces prétendus arguments reposent sur de fausses prémisses dues à l’incompréhension de la doctrine des philosophes, Aristote en parti-

que l’emprise du système physique d’Aristote a été universelle au XIII® siècle. Cf. B. N a r d i , L'aristotelismo délia scolastica e i francescani dans Studi di filosofia medievale (1960), p. 193-207.

(■*) T h o m a s A q u in a s , Responsio ad lectorem Venetum de articulis XXXVI, art. 10 (Opuscula theologica, t. 1, ed. R .-A . V e r a r d o , Marietti, 1954, p. 201-202, n°« 136-’737); aussi Responsio ad fr. loannem Vercellensem de articulis XLII, art. 8 {ibid., p. 213, n° 781).

(®) Cf. supra, note 2.( ) Cf. supra, p. 53, n. 1.

Page 71: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

144 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRA TIO N

culier (-). C’est pourquoi il rejette ces arguments, sans admettre cependant que les arguments contraires du Stagirite soient démon­stratifs, Selon lui, la philosophie est impuissante à établir aussi bien l’éternité du monde que son commencement dans le temps; seule la foi peut trancher la question et c’est à celle-ci qu’il se rallie.

Boèce de Dacie ne parle pas autrement. Dans ses Q. sur la Physique, il estime qu’Aristote a déduit correctement de ses principes {recte loquens) l’impossibilité d’un mouvement premier nouveau. Toutefois, se plaçant uniquement au point de vue du philosophe de la nature (philosophus naturalis), le Stagirite n’a pas pu affirmer de façon absolue (simpliciter) l’éternité du premier mouvement :

Et ideo Aristoteles recte loquens 8° Physicorum ponit primum motum non esse novum ex hiis ex quibus arguit. Aristoteles inde arguit, quia si ex aliis causis novus non esset quam ex hiis ex quibus arguit, simpliciter motus primus novus non esset (3).

Dans le De aeternitate mundi, il justifie également la position d’Aristote, qui, parlant en philosophe de la nature {loquens ut naturalis), a refusé d’admettre un mouvement premier nouveau et a posé, au contraire, le « motum primum aeternum ex utraque parte » (^). Aux yeux de Boèce, cette attitude est légitime et ne porte en rien préjudice aux affirmations contraires de la foi chrétienne. Si quelqu’un examine attentivement les choses, il verra le bien-fondé de ces affirmations :

Qui enim diligenter considerabit quae per se potest naturalis considerare, illi apparebit rationabile esse quod dictum est (s).

Inutile d’attendre de Boèce qu’il traite de sophismes les arguments d Aristote. S’il faut parler de sophismes, ce sera à propos des raisons

(2) Dès le début de l’opuscule (ed. B. Ba z â n , 1972), il dénonce « quamdam rationem quae ab aliquibus demonstratio esse creditur ...» (p. 113, 1. 4-5). Après avoir établi la fausseté des prémisses invoquées pour établir le commencement temporel de la génération, il conclut, étonné (« mirandum est de sic arguentibus », p. 119 ,1 .48), que ses opposants sont « frivola ratione decepti » (p. 120, 1. 57). Selon M. Argerami, cette remarque viserait spécialement Jean Peckham (Cf. O. A r g er a m i, La cuestiàn D e aeternitate mundi », 1972, p. 323-324). Sur l’attitude de Peckham relative à la question de l’éternité du monde, cf. I. Br a d y , John Pecham and the Background o f Aquinas's « De aeternitate mundi », (1974).

(3) Ed. G. Sajô (1974), p. 274, 1. 162-165.(“) Ed. N. G . G reen-P edersen (1976), p. 349, 1. 384-385.(5) Ibid., p. 350-351, 1. 417-419.

ARTICLE 80 145

alléguées par ceux qui prétendent démontrer le commencement temporel du monde (®).

Sur ce point, l’attitude de Thomas d’Aquin est semblable. Dans le De aeternitate mundi, oii il tient une position qu’il n’a cessé de dé­fendre (’), il ne ménage pas son ironie à l’endroit de ceux qui se targuent de démontrer rationnellement le commencement temporel du monde : ceux qui voient une contradiction, une repugnantia intellectuum, dans le concept de « monde créé éternel », sont seuls dignes d’être appelés des hommes et avec eux naît la sagesse :

illi qui tam subtiliter eam (repugnantiam intellectuum) percipiunt, soli sunt homines, et cum illis oritur sapientia (®).

Thomas ne souscrit pas cependant aux arguments éternalistes d’Aristote. Plutôt que de les prendre pour des sophismes, il leur reconnaît une valeur relative, ad hominem ;

nec rationes quas ad hoc Aristoteles inducit sunt demonstrativae simpliciter, sed secundum quid : scilicet ad contradicendum rationibus antiquorum, ponentium mundum incipere secundum quosdam modes in veritate impos- sibiles (®).

En raison de cette attitude à la fois ironique à l’endroit de ses adversaires et bienveillante pour Aristote, Thomas d’Aquin a-t-il été visé par cet article 80? Certains auteurs l’ont pensé ( °). Mais, comme l’a vu le P. Hocedez, une difficulté surgit aussitôt, du fait que Jean de Naples, qui consacre une question entière à dénoncer les rapproche­ments établis par certains entre la condamnation de 1277 et l’enseigne­ment de S. Thomas, ne fait aucune allusion à cette proposition 80 (i^). Guillaume de la Mare, dont les Declarationes ont pour but de combattre toutes les erreurs de Thomas d’Aquin à la lumière de la condamnation de Tempier, ne mentionne pas non plus l’article 80 ( ).

Il semble donc, conformément aux indications du prologue du

(6) Ibid., p. 357, 1. 589; p. 366,1. 850.(’) Cf. l’étude systématique de tous les textes de Thomas d’Aquin traitant de

l’éternité ou du commencement du monde, par A . A n tw eile r , Die Anfangslosigkeit der Welt ... (1961).

(») Ed. leon. (1976), p. 88, 1. 253-254.(®) IS q. 46, a. 1. (ed. leon. 1888, p. 479).(“ ) Cf. C. DU P lessis d ’A r g en tr é , CoUectio judiciorum, cap. XI, p. 210; É. G ilso n ,

H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729, n. 54; H . N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 65.

( ) Cf. E. H o c ed ez , La condamnation ... (1932), p. 45. n. 43.(12) Cf. G u ilelm i de la M are Declarationes . .. , ed. F. P elster (1955).

Page 72: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

146 SUR LE CIEL ET LA G ÉNÉRATIO N

syllabus, que l’article 80 a été inspiré directement par des maîtres ès arts. L’attitude de Boèce et de Siger a suffi amplement à exciter la susceptibilité des censeurs. On peut résumer cette attitude d’un mot emprunté à l’anonyme de Ph. Delhaye, partisan comme eux du commen­cement temporel du monde : «... rationes eius (Aristotelis) non peccant in consequentia » Q- ).

82. (1) Q u o d si in a liquo h um o r e , virtute stellarum deveniretu r

AD TALEM PROPORTIONEM, CUIUSMODI PROPORTIO EST IN SEMINIBUS

PARENTUM, EX ILLO HUMORE POSSET GENERARI HOMO; ET SIC HOMO POSSET

SUFFICIENTER GENERARI EX PUTREFACTIONE (188; 12,4).

1. Si l’action des étoiles réalisait dans un certain liquide une pro­portion semblable à celle existant dans la semence des parents, un homme pourrait naître de ce liquide et ainsi la putréfaction pourrait assurer une génération humaine. Mis à part le vocabulaire aristotélicien, nous voici tout près des romans d’anticipation les plus modernes (2).

2. Imaginer que, sous l’influence des astres, un être humain puisse apparaître, qui n’appartienne pas à la lignée d’Adam, c’était soulever de redoutables problèmes théologiques : cet homme serait étranger à l’ordre du salut (péché originel, rédemption, incorporation au Christ, etc.), cela est incompatible avec le dogme de l’universelle médiation du Christ.

3. La question de la génération humaine ex orbe indépendamment du concours d’un homme est soulevée expressément par Siger de Brabant dans ses Q. naturales (Lisbonne) : Utrum homo possit generari ex orbe sine homine (q. 4). La réponse est nette :

Dicendum ad hoc quod non potest homo generari sine homine

L’accord des maîtres n’est cependant pas unanime : si les vues d’Aristote sont confirmées par celles d’Averroès, Avicenne est d ’un avis diamétralement opposé :

ipse Avicenna posuit hominem ipsum posse generari ex solo orbe. Dicit enim quod omnia ilia quaecumque generantur ex semine, ilia eadem sine semine possunt generari. Et motus fuit ad hoc, quia ipse posuit diluvium universale fuisse aliquando in praeterito, ita quod nullus homo remansit, et ideo non potuit videre qualiter homo iterum renascebatur, cum non esset

(13) E d . Ph. D elhaye (1941), p . 200.O A rtic le 81, ci-dessus, p . 138.(2) O n pense à A . H u x ley , d an s Le meilleur des mondes (1932).(3) E d . B. Ba z â n (1974), p . 110, 1. 24.

ARTICLES 82 ET 83 147

aliquis homo ex cuius semine posset homo alter renasci. Et propter hoc dicit quod primum mobile, scilicet caelum, cum sit causa generationis et corrup- tionis istorum inferiorum et in eis influât virtutem qua aliquando generantur et aliquando corrumpuntur, et hoc per accessum suum ad aliquam materiam et recessum ab eadem, voluit quod ipsum caelum potuit agere in aliquam materiam et disponere et praeparare eam ad hoc quod in ipsa introduceretur forma humana a datore formarum, et ita potuit homo renasci et regenerari ex orbe, ut patet in dictis suis (■*).

Cet exposé de la doctrine avicennienne aurait-il suscité la réaction des censeurs? Peut-être. Impossible en tout cas d’y reconnaître la pensée personnelle de Siger, puisque la thèse fait l’objet d’une longue réfutation (5).

Dans le commentaire au De causis, il adopte la même attitude. Il s’agit de savoir si une cause naturellement antérieure (c’est-à-dire hiérarchique­ment antérieure dans la série des causes subordonnées), peut produire l’effet d ’une cause postérieure sans cette dernière : Utrum causa primaria naturaliter possit producere effectum causae secundariae sine causa secundaria (q. 2). La réponse est nette : c’est impossible. Avec Averroès on rejettera donc l’opinion d’Avicenne selon laquelle

ex stellis agentibus et materiam transmutantibus, sine hominis semine, posset homo generari (*).

Siger n’a donc pas enseigné la thèse condamnée par l’article 82.

Sur réternité du monde

83. Q u o d m u n d u s , licet sit fa c tu s de n ih ilo , n o n tamen est

FACTUS DE NOVO; ET QUAMVIS DE NON ESSE EXIERIT IN ESSE, TAMEN NON

ESSE NON PRAECESSIT ESSE DURATIONE, SED NATURA TANTUM (99; 11,12).

1. Selon cette proposition, dont le rapporteur pourrait avoir été Henri de Gand (i), le monde, bien que produit à partir de rien, n’a pas été créé nouveau; «et quoiqu’il soit passé du non-être à l’être, cependant le non-être n’a pas précédé l’être du point de vue de la durée, mais seulement du point de vue de la nature » {-).

(4) Ibid., p. 110, I. 8-21.(5) Ibid., p. 111, 1. 34-47.(*) Ed. A. M arla sca (1972), p. 40, 1. 21-22.(1) C f. R. M a c k e n , La temporalité radicale ... (1971), p. 220.(2) Trad. de C . T resm o n ta n t , dans La métaphysique du Christiamsme ... (1964),

p. 371.

Page 73: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

148 SU R L’ÉTERNITÉ D U M O N DE

2. Thèse incompatible avec l’affirmation chrétienne du commencement temporel du monde (3).

3. En commentant le livre VIII de la Physique, l’anonyme d’A. Zimmermann discute la question du commencement temporel du monde. Selon Aristote, remarque-t-il, le monde est éternel. Toutefois, cette éternité n’exclut pas une antériorité de nature du néant sur l’être :

In factis tamen ab aetemo bene possumus dicere quod non esse ipsorum prius est quam suum esse natura, non duratione, ut sit sensus quod non esse talium, quantum est ex se, praecedit suum esse ab alio ( ).

Ces quelques lignes vont nettement dans le sens de l’article censuré : de soi, indépendamment de la cause qui leur donne éternellement l’être, les créatures seraient néant. Mais l’auteur n’accepte pas personnellement cette notion de créature éternelle qu’il attribue à Aristote : selon la vérité, le monde n ’est pas éternel (s).

Dans son commentaire à la Physique, Boèce de Dacie tient des propos fort proches de l’article 83. Ainsi, dans l’examen de la question : Utrum materia prima sit facta de novo (I, 30), il estime que la matière première est coéternelle au Premier Principe; mais cela n’entraîne aucune égalité entre la cause et l’effet, car la simultanéité n’existe que dans l’ordre de la durée : « simultas in duratione et posterioritas in natura non est inconveniens » («).

De même, répondant à la question : Utrum redeuntibus omnibus corporibus caeli ad eosdem situs in quibus modo sunt, utrum oporteat mundum redire ad omnes dispositiones in quibus modo est (II, 25), il affirme que ;

effectus non potest sequi suam causam sufficientem in duratione, etsi naturaliter eam sufficienter sequatur C).

Comme l’article 83, ces quelques lignes inspirées par l’enseignement des philosophes concilient l’éternité de la durée du monde créé avec sa postériorité ontologique par rapport à la Cause créatrice. Doctrine

(®) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n° 3002 (ancien 1783).( ) C f. A . Z im m erm an n , Ein Kommentar ... (1968), p . 90-91, 1. 32 sv.(*) Ibid., p. 92, 1. 8-18.(«) Ed. G. Sajô (1974), p. 188, 1. 60-61.C) Ibid., p. 249, 1. 62-64; même enseignement dans les Quaestiones de generatione

et corruptione, I, iO (ed. G. Sajô, 1972, p. 23, 1. 54 sv.) : « Secundum positionem Aristotelis ... est impossibile, scilicet quod mundus non sit aeternus a parte ante, et est ratio sua ista : effectus non potest sequi suam causam sufficientem in dura­tione ...» .

ARTICLES 83, 84, 87 149

que Boèce expose avec une sympathie évidente dans ses commentaires aristotéliciens, mais qu’il repousse dans le De aeternitate mundi au nom de la vérité chrétienne, à laquelle il se rallie (®).

84. Q u o d m u n d u s est a e te r n u s , q u ia q u o d habet n a tu r a m per

QUAM POSSIT esse IN TOTO FUTURO, HABET NATURAM PER QUAM POTUIT

esse in toto praeterito (98; 11,11).

87 (0 - Q u o d nihil est aeternum a pa rte finis, q u o d n o n sit

aete r n u m a pa rte pr in c ipii (4; 11,1).

1. Le sens de ces propositions est clair : «le monde est éternel, car ce dont la nature comporte la possibilité d’exister indéfiniment dans l’avenir, possède également une nature par laquelle il a pu exister dans tout le passé»; en d’autres termes : «rien n’est éternel du côté de la fin qui ne soit aussi éternel du côté du commencement » ( ).

2. L ’incompatibihté de cette doctrine avec le christianisme est patente (3).

3. Dans ses Q. in tertium de anima, posant la question ; Utrum intel- lectus sit aeternus vel de novo creatus (q. 2), Siger rappelle que, selon Aristote, l’intellect est éternel. La raison?

Omne ... habens virtutem per quam potest esse in toto future, habuit virtutem per quam potuit esse in toto praeterito ( ).

(®) Sur les rapports entre la vérité chrétienne et les conceptions hétérodoxes des philosophes selon Boèce de Dacie, voir supra, notice relative à l’article 72 (p. 125-127).

Dans une étude récente (voir supra, n. 1), le P. Macken a suggéré (p. 245) de mettre l’article 83 en relation avec un passage du commentaire des Sentences (I, dist. 19, p. 1, q. 2, a. 1) de Gilles de Rome : pour toute créature, on peut envisager un non-être, sinon effectif, au moins mental : « saltem secundum intellectum, ... omnia habent initium et flnem, excepto Deo ... Et est ratio quia, cum nulla creatura sit suum esse, quaelibet potest intelligi non esse et incipere esse ...» . Il est peu probable que ce passage ait inspiré la condamnation du 7 mars, en raison de la différence dans les énoncés : Gilles ne parle pas de non esse natura. En outre, il n’affirme pas l’éternité du monde, comme le fait l’article 83 : pour lui, l’éternité du monde n’est qu’une possibilité théorique-, c’est exactement la thèse de S. Thomas. Enfin, les conceptions de Gilles feront l’objet d’une condamnation distincte de celle du 7 mars (cf. E, H o c e d e z , La condamnation de Gilles de Rome, 1932).

( ) Articles 85 et 86, ci-dessous, p. 152.(2) Trad. de P. D u h em , dans Le système du monde ..., t. 6 (1954), p. 27.(3) Cf. supra, p. 148, n. 3.('») Ed. B. Ba zà n (1972), p. 7-8,1. 90-92.

Page 74: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

150 SUR L’ÉTERNITÉ D U M O N DE

Cette doctrine a la faveur de Siger, Si on l’accepte, écrit-il, on ne ne peut suivre l’enseignement de S. Augustin

Le même argument revient dans le De anima intellectiva (cap. V). Il s’agit de savoir si l’âme intellective est éternelle dans le passé. Selon Aristote, note Siger, l’âme, éternelle dans le futur, l’est aussi dans le passé, car « omne aeternum in futuro, est aeternum in praeterito, et e conversa » (®). Siger expose cette doctrine avec complaisance, mais, au chapitre III, il a bien précisé qu’il ne l’identifiait pas à la vérité (0-

Dans son commentaire de la Métaphysique, son attitude est la même ; il sait que, pour Aristote, ce qui est éternel dans le futur, l’est aussi dans le passé ; « libro Caeli et Mundi ostendit (Aristoteles) quod, si aeternus est in futuro, quod in praeterito » (®). Mais la position de Siger est nette ; « non est hic intentio Aristotelis celanda, licet sit contraria veritati » (®).

Ainsi l’aphorisme aristotélicien selon lequel ce qui est éternel dans le passé l’est aussi dans le futur, et réciproquement, était bien connu de Siger. Si son premier enseignement permet de croire qu’il était très enclin à le reprendre à son compte, ses Q. in Metaphysicam attestent qu’on ne peut le lui attribuer sans trahir sa volonté expresse de ne pas suivre servilement Aristote.

L’axiome d’Aristote est bien connu aussi de Boèce de Dacie. Amené, dans son commentaire sur la Physique, à étudier la question : Utrum materia prima sit facta de novo (I, 30 \ il rencontre cet argument :

nihil est aeternum in futuro absque praeterito, Commentator primo Caeli et Mundi, et ratio propositionis est quod virtus est quae facit durationem, inalterabilis uno modo se habens, et talis virtus sic potest facere durationem aeternam a parte post, sicut a parte ante', materia prima est aeterna in futuro, ergo et in praeterito', ergo non est facta de novo ( ).

Ce raisonnement est accepté par Boèce : « dico quod materia prima non est facta de novo vel factum novum, sed coaeternum primo principio » (12). Mais en affirmant cela, le maître danois ne prend pas

(S) Ibid., p . 8, 1. 96-99.(0) Ed. B. Ba z â n (1972), p . 91. I. 9-10.O Ibid., p . 83-84, I. 44-49.(®) Ed. C. A. G r a iff (1948), p . 139, 1. 29-30.(») /bld., 1. 35-36.(i“) «N ih il est in futuro . . . » écrit Sajô, mais l’argument n’a de sens que si, con­

formément à l’enseignement d’Aristote et d’Averroès, on ajoute aeternum.(11) Ed. G. Sa jô (1974), p . 187, 1. 19-24.(12) Ibid., 1. 33-34.

ARTICLES 84 ET 87 151

position du point de vue de la vérité absolue. C’est le point de vue du physicus qu’il expose, et quand ce physicus estime que la matière ne peut être nouvelle («nullo modo potest esse de novo facta» (i^), sa réponse s’impose seulement du point de vue de la raison : « id est quod de ea debet dici (ms. et ed. dicere) per rationem »

Mais alors quelle est la position personnelle de Boèce sur la question de l’éternité du monde? La réponse est donnée par le De aeternitate mundi. Comme les Q. in Physicam, ce traité fait écho au principe aristotélicien sanctionné par les articles 84 et 87 :

q u o d m u n d u s p o s s i t e s se a e te r n u s , e t q u o d ex h o c n u l lu m s e q u a tu r im p o s - s ib ile . . . h o c . . . a r g u i tu r p e r r a t i o n e m s ic : nihil est aeternum in futuro absque praeterito, quia virtus quae potest facere durationem aeternam alicuius rei in futuro, ipsa potest fecisse durationem aeternam eiusdem rei in praeterito, c u m i l la v i r tu s s it i n t r a n s m u ta b i l i s e t s e m p e r u n o m o d o se h a b e n s ; mundus autem est aeternus in futuro e t s e c u n d u m s e n te n t ia m c h r is t ia n a e fide i e t s e c u n - d u m q u o r u n d a m p h i lo s o p h o r u m o p in io n e m ; ergo per eandem virtutem potuit fuisse aeternus in praeterito

Ces quelques lignes expriment exactement la position personnelle de Boèce : Dieu, qui assure l’éternité du monde dans le futur, a pu aussi l’assurer dans le passé. Alors que le commentaire sur la Physique affirmait l’éternité du monde comme un fait, le De aeternitate mundi n’y voit plus qu’une possibilité théorique. Pourquoi ce changement? Parce que le De aeternitate mundi cesse de s’en tenir au niveau prédi- camental des essences—le seul que connaisse Aristote—, pour s’élever au plan transcendantal de la causalité divine, libre et volontaire. Qui examine le problème à ce niveau, estime Boèce, ne peut affirmer l’éternité du monde que comme possible. L’axiome aristotélicien ne s’applique donc pas aux effets librement voulus par la Cause première.

Ainsi, selon la philosophie, le monde peut avoir été créé éternel, parce que, du point de vue des essences créées, « quod habet naturam per quam possit esse in toto futuro, habet naturam per quam potuit esse in toto praeterito» (art. 84). Mais on ne peut passer de cette possibilité théorique d’un monde éternel à l’affirmation de sa réalité effective. La thèse rapportée par l’article 84 : « mundus est aeternus » est donc incompatible avec l’authentique doctrine du De aeternitate mundi (1®).

(W) Ibid., p. 188, I. 53-54.(14) Ibid., 1. 54.(15) E d . N . G . G reen-P edersen (1976), p. 339, 1. 96-97; p. 340, 1. 127-134.(1*) Cf. P. M ic h a u d -q u a n t in , La double-vérité des averroïstes ... (1954), p. 181,

Page 75: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

152 SUR L’ÉTERNITÉ D U M ONDE

85. Q u o d m u n d u s est a e te r n u s , q u a n t u m a d omnes species in eo co nten tas; et q u o d tem pus est a e te r n u m , et m otus et m ateria ,ET AGENS, ET SUSCIPIENS; ET QUIA EST A POTENTIA D eI INFINITA, ET IMPOSSIBILE EST INNOVATIONEM ESSE IN EFFECTU SINE INNOVATIONE IN CAUSA (87; 11,6).

1. Parce qu’il est l’effet de la puissance infinie de Dieu et qu’il ne peut y avoir innovation dans l’effet s’il n’y en a pas dans la cause, le monde est éternel avec toutes les espèces qu’il renferme, de même que le temps, le mouvement, la matière, l’agent et le sujet récepteur de l’action. Par ces derniers mots, il faut entendre sans doute qu’il a toujours existé une cause efficiente (agens) s’exerçant sur un sujet récepteur, la matière (suscipiens).

2. Le caractère hétérodoxe de cet énoncé est patent : il appuie la thèse hérétique de l’éternité du monde sur une fausse conception de la toute-puissance et de l’immutabilité divines. Selon le christianisme, le commencement du monde est parfaitement compatible avec la toute- puissance et l’immutabilité éternelles de Dieu (i).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Mais les écrits des maîtres ès arts, surtout leurs commentaires aristoté­liciens, abondent en exposés qui développent tantôt isolément, tantôt conjointement, les divers éléments de l’article 85. Certains ont à ce point frappé les censeurs qu’ils font l’objet d’une ou de plusieurs propositions du syllabus. On en trouvera l’analyse dans les notices relatives à ces diverses propositions.

Ainsi, l’éternité des espèces est explicitement visée par les propositions 137 à 139; l’éternité du temps, par la proposition 88; l’éternité du mouvement est supposée par les propositions 91, 92, 139; enfin celle de la matière et de l’agent est atteinte par la proposition 90.

Quant aux raisons invoquées pour fonder la thèse de l’éternité du monde, la toute-puissance infinie de Dieu et son immutabilité, elles font directement l’objet des propositions 21 à 25.

86. Q u o d aevum et tem pus n ih il su n t in re , sed solum a ppr e- HENSIONE (200; 11,19).

1. Selon cet énoncé, le temps et Vaevum—la durée propre aux sub­

no te 28 ; l’a rg u m en t aris to té lic ien est in v o q u é p a r B oèce « en fav eu r d e la p o ss ib ilité et n o n d u fa it de l’é te rn ité d u m o n d e ».

(1) Cf. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion . . . (1963), n°» 3001-3003 (anciens 1782-1784).

ARTICLE 86 153

stances spirituelles (i)—ne sont pas des réalités; ces durées n’existent que dans la pensée qui saisit la succession des choses.

2. La thèse semble parfaitement compatible avec le christianisme.3. L’anonyme d’A. Zimmermann insiste fortement sur l’appréhension

qui rend possible la saisie du temps ou celle de l’éternité. Voici ses passages les plus significatifs :

si non esset an im a num erans prius et posterius in m otu , non esset tem p us (-).

T em pus . . . est num erus, nam perceptio et intellectus et distinctio quaedam secundum prius et posterius numerando ea, est perceptio temporis ( ).

L icet . .. prius et posterius m aterialiter, id est id qu od est prius et posterius essentialiter différant a tem pore, tam en prius et posterius formaliter considerata essentialiter sunt tempus ... ('*).

F orm a enim p r ion s et p o ster io n s in m otu secundum quod num erata sive num erabilia ab anim a est ipsa essentia tem poris. U n de, nisi quis num eret prius et posterius in m otu , in tellectum tem poris non habebit (5).

Sicut cum intelligitur m otus secundum prius et posterius, ea num erando, intelligitur tem pus, ita cum intelligitur aliquid ut habens unum esse non num eratum , n o n d ivisum secundum prius et posterius, intelligitur aeternitas (®).

Ainsi, selon l’auteur qui commente Aristote, le temps a un fondement dans la réalité : le devenir réel des choses. Mais considéré formellement ou dans son essence, le temps est la succession nombrable des événements saisie par l’intelligence; à parler strictement, il n’y a donc pas de temps sans la saisie de cette succession.

Ce qui est dit du temps, vaut aussi pour l’éternité, qui, au sens strict, est l’indéfectible stabilité de ce qui est étranger à l’ordre du mouvement. Connaître l’éternité, c’est saisir cette absence de toute succession dans la durée.

Même si Vaevum comme tel n’est pas envisagé, la parenté entre cet enseignement et la proposition censurée est frappante.

La même constatation peut être faite dans le commentaire au De causis de Siger de Brabant. Cherchant à définir ce qu’est l’éternité {Quid sit aeternitas, q. 8), Siger se met à l’école des philosophes, d ’Aristote en particulier :

(0 Et aux corps célestes, ajoute parfois Thomas d’Aquin; pour Aristote cependant,^ le mouvement des cieux est l’exemplaire parfait de tout mouvement temporel.

(2) Cf. A . Z im m erm a n n , Ein Kommentar ... (1968), p. 87, 1. 32-33.(3) Ibid., p. 83,1. 11-13.(4) Ibid., 1. 21-24.(5) Ibid., 1. 26-29.(6) Ibid., p. 84, 1. 10-13.

Page 76: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

154 SU R L’ÉTERNITÉ D U M O N DE

Est autem tempus, ut dicitur quarto Physicorum, numerus motus secundum prius et posterius, ita quod in motu est successio partis post partem; et qui apprehendit prius et posterius in motu numerando et distinguendo ea, tempus apprehendit, eo quod ratio temporis in numeratione prioris et posterions in motu consistit et sicut apprehensione prioris et posterioris in motu, distin­guendo et numerando ea, tempus apprehendimus, sic in apprehensione unifor- mitatis essendi eius quod est extra motum, aeternitatem apprehendimus. Et consistit ratio aeternitatis in apprehensione uniformitatis se habendi eius quod est extra motum et omnino immutabile (’).

Comme l’anonyme de Zimmermann, Siger insiste sur l’importance de l’appréhension de la succession en ce qui change, ou inversement, de la stabilité de ce qui est immobile, pour saisir ce que sont le temps et l’éternité. On retrouve cette doctrine sous la plume de Thomas d ’Aquin :

Sicut ... ratio temporis consistit in numeratione prioris et posterioris in motu, ita in apprehensione uniformitatis eius quod est omnino extra motum, consistit ratio aeternitatis (®).

Cette insistance sur Vapprehensio a sans doute éveillé l’inquiétude d’un censeur : il a cru que certains maîtres contestaient le caractère réel de la durée des créatures.

88 (1). Q u o d tem pus est in fin itu m q u a n t u m a d ut r u m q u e extre-MUM : LICET ENIM IMPOSSIBILE SIT INFINITA ESSE PERTRANSITA, QUORUM ALIQUID FUIT PERTRANSEUNDUM, NON TAMEN IMPOSSIBILE EST INFINITA ESSE PERTRANSITA, QUORUM NULLUM FUIT PERTRANSEUNDUM (205; 11,23).

1. Cet énoncé pose d’abord l’éternité du temps dans le passé et dans l’avenir. Il rencontre ensuite l’objection inspirée du principe aristotélicien : infinita non est pertransire (il n’est pas possible de traverser l’infini). Il y répond curieusement en affirmant qu’aucun élément du temps éternel n’a dû être traversé. Cette affirmation mystérieuse devient moins énigmatique à la lumière du passage d’Averroès qui, on va le voir, semble l’avoir inspirée.

2. La thèse est évidemment incompatible avec le christianisme, qui rejette l’éternité du monde dans le passé (2).

3. La source de cette proposition doit être l’anonyme de Ph. Delhaye, dont les exposés relatifs à l’éternité du mouvement (VIII, 6 : Utrum

C) Ed. A. M arla sca (1972), p. 56,1. 6-19.(8) pars, q. 10, a. 1 (ed. leon., 1888, p. 94).0 ) Article 87, ci-dessus, p. 149.(2) Cf. supra, p. 148, n. 3.

ARTICLES 88 ET 89 155

motus sit aeternus) ont été biffés et raturés à gros traits. L’auteur y rencontre cette objection contre l’éternité du mouvement ;

si m otu s est aeternus, cum m otu s n o n possit esse aeternus nisi m otus circularis, ergo infinitae revo lu tiones praecesserunt hanc revolutionem , et ita infinitae revolutiones sunt pertransitae; h o c est fa lsum , quia infinita n o n conting it pertransire (3).

Le maître ne défend pas personnellement l’éternité du mouvement, mais, soucieux d’exposer correctement la doctrine aristotélicienne, il signale comment on pourrait théoriquement résoudre la difficulté :

C um enim dicitur : si m otus sit aeternus, ergo revolutiones infinitae etc., infinita autem esse pertransita est inconveniens, respondendum , sicut dicit C om m entator, quod infinita esse pertransita quae numquam fuerunt pertran- seunda in aliquo tempore non est inconveniens. Et ideo, etsi ponantur infinitae revolutiones esse pertransitae, quia tam en num quam in aliquo tem pore fuerunt pertranseundae, nu llum inconven ien s est ('*).

La parenté de cette explication avec l’article censuré est évidente. Un détail semble cependant avoir échappé à l’attention des censeurs ; c’est parce qu’elles n’ont pas dû être traversées dans un temps déterminé, que des révolutions infinies ont pu être traversées jusqu’à ce jour. Cela revient à dire qu’il n’est pas impossible de traverser une série infinie en un temps infini.

89. Q u o d im p o ss ib ile e s t s o l v e r e r a t i o n e s P h i lo s o p h i d e a e t e r -

NITATE MUNDI, NISI DICAMUS QUOD VOLUNTAS PRIMI IMPLICAT INCOM-

POSSiBiLiA (89; 11,8).

1. Quiconque refuse les arguments d’Aristote en faveur de l’éternité du monde est acculé à attribuer à Dieu des vouloirs incompatibles, affirme cette proposition. Le monde doit donc être éternel.

2. La thèse est opposée au christianisme pour deux raisons ; d’abord, parce qu’elle affirme l’éternité du monde (0; ensuite parce qu’elle consi­dère qu’un monde nouveau créé par Dieu implique contradiction (incompossibilia), ce qui trahit une fausse conception de l’immutabilité divine ( ).

3. Dans ses Q. in Metaphysicam (III, 16), Siger de Brabant se

(3) Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 198.(4) Ibid., p. 201.( ) Cf. supra, p. 53, n. 1.(2) Ibid.

Page 77: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

156 SU R L’ÉTERNITÉ D U M O N DE

demande Utrum Deus posset velle quod eius effectus immédiate inciperet aliquando recipere esse ab eo. Pour Aristote, note-t-il, c’est impossible :

Dico quod Aristoteles diceret quod implicarentur contradictoria, quia velle quod incipiat et etiam quod immediate a Causa Prima, hoc est velle opposita : unde enim aliquid ponitur incipere, requirit causam novam; unde autem a Causa Prima immediate, aeternum ponitur 0 .

Ces quelques lignes vont nettement dans le sens de l’article censuré. Mais Siger ne se rallie pas à ces vues, la preuve en est donnée quelques questions plus loin (III, 19) : après avoir rappelé et analysé la thèse aristotélicienne, il déclare : « ratio humana ducit in hoc quod debet negari » (4).

Confronté aux mêmes arguments du Stagirite, l’anonyme d’A. Zimmer- mann réagit comme Siger. Il présente d’abord le point de vue d’Aristote :

si dicatur quod causa prima voluit ab aeterno quod mundus immediate inciperet, diceret Aristoteles quod in ista forma voluntatis includuntur opposita (5).

Il montre ensuite pourquoi, selon Aristote, la création par Dieu d’un effet immédiat nouveau est contradictoire, puis il tranche la question dans le sens de la vérité chrétienne :

dicendum est autem secundum veritatem, quod voluntas antiqua prima est talis de sua ratione, quod nata est producere novum effectum immediate, non mediante aliquo novo praefacto (®).

(3) Ed. C. A. G r a i f f (1948), p. 144, 1. 57-61. La version parallèle de Cambridge, Peterhouse 152 utilise, comme l’article 89, le terme « incompossibilia » ; « Diceret Aristoteles quod Deum velle ab aeterno nunc primo producere mundum vel aliquem eflfectum immediate, est velle incompossibilia » (ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ..., 1954, p. 80, 1. 97-100).

( ) Ed. G r a iff , p. 155, 1. 22. Comme l’a bien vu le P. M a r la sca (Laj « tiones ...» , 1970, p. 324), Siger adopte la même attitude dans le commentaire sur le De cousis. A la question : Utrum intelligentia sit in aeternitate et aeternitati parificetur, (q. 12; ed. A. M a r la sca , 1972), il répond que, selon Aristote, l’éternité de l’intel­ligence est nécessaire (valde necessaria, p. 65, 1. 83), ce qui revient à dire que son commencement est impossible. Il n ’entérine cependant pas ces vues aristotéliciennes : pour lui, conformément à l’enseignement de la foi chrétienne à laquelle il entend rester fidèle, l’intelligence a commencé d’exister (ibid., p. 66, 1. 89-92). On doit donc tenter de réfuter les arguments d’Aristote {ibid., 1. 94) et lui-même s’y applique {ibid., 1. 95 sv.).

(5) Cf. A. ZiMMF.RMANN, Ein Kommentar ... (1968), p. 90, 1. 15-17.(®) Ibid., p. 92, 1. 8-10. Parce que Thomas d’Aquin tient pour impossible une

preuve démonstrative du commencement temporel du monde (I“, q. 46, a. 2), G u illaum e de la M are tente d’établir, dans ses Declarationes, § 8 (ed. F . P elster , 1955, p. 13-14), que le saint docteur tombe sous la censure de cette proposition 89.

ARTICLES 90, 91, 92 157

90. Q u o d un iversu m n o n potest deficere, q uia prim um ag ens

HABET TRANSMUTARE AETERNALITER VICISSIM, NUNC IN ISTAM FORMAM, NUNC AD ILLAM, ET SIMILITER MATERIA NATA EST TRANSMUTARI (203; 11,22).

1. Selon cette proposition, l’univers ne peut périr, d’une part parce que le Premier Agent a la puissance de le transformer éternellement en lui donnant tantôt telle forme, tantôt telle autre; d’autre part, parce que la matière de son côté est (éternellement) apte à recevoir ces trans­formations.

2. Le caractère hétérodoxe de cette doctrine est évident : l’éternité du monde y est affirmée.

3. Source non identifiée.

91. Q u o d infin itae praecesserunt revolutiones caeli, q uas n o n

FUIT IMPOSSIBILE C0MPREHENDI A C a USA PRIMA, SED A3 INTELLECTU

creato (101; 11,14).

1. Si le monde est éternel, une infinité de révolutions célestes ont précédé la révolution actuelle. Or une série infinie est inconnaissable. L’article 91 est sans doute la réponse d’un maître ès arts à cette objection : la série infinie qu’implique l’éternité est insaisissable par l’esprit créé, mais Dieu peut la saisir.

2. Affirmant l’éternité du monde, la thèse est incompatible avec le christianisme (^).

3. Source non identifiée.

92. Q u o d r ed e u n tibu s co rporibus caelestibus om nibus in idem

PUNCTUM, QUOD FIT IN XXX SEX MILLIBUS ANNORUM, REDIBUNT IDEM

EFFECTUS QUI SUNT MODO (6; 11,2).

1. Cette proposition énonce un corollaire de la conception grecque de l’éternité du monde, le retour cyclique des événements : lorsque les corps célestes reviendront au même point, ce qui a lieu tous les 36.000 ans, les mêmes effets qui sont maintenant reviendront aussi (0-

En vain, car ce dernier n’admet pas qu’une création temporelle implique dea incompossibilia (cf. p. ex. 1% q. 46, a. 1).

( ) Cf. supra, p. 148, n. 3.(1) La traduction de C. T resm o n ta n t , dans La métaphysique du Christianisme ...

(1964), p. 372, n’est pas tout à fait exacte : «lorsque les corps célestes reviendront au même point, ce qui aura lieu dans 36.000 ans, les mêmes effets, qui sont maintenant, reviendront aussi ».

Page 78: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

158 SU R L’ÉTERNITÉ D U M ONDE

2. Le christianisme professant une conception linéaire de l’histoire, le caractère hétérodoxe de la proposition est manifeste. Elle méconnaît d’ailleurs l’intervention des agents libres et suppose un déterminisme astral universel.

3. La source de la proposition paraît être le commentaire à la Physique de Boèce de Dacie. Il y pose la question suivante : Utrum redeuntibus omnibus corporibus caeli ad eosdem situs in quibus modo sunt, utrum oporteat mundum redire ad omnes dispositiones in quibus modo est (II, 25). Voici la réponse :

dico quod reversis omnibus corporibus caeli ad situm et constellationes quas modo habent, redibit îotus mundus inferior ad omnia ilia de necessitate quae nunc sunt in mundo inferiori sufficienter ex eis

La position de Boèce est donc nette. À la suite d’Aristote, de Ptolémée, d’Averroès, il affirme que le retour cyclique des constellations entraîne nécessairement le retour des événements du monde sublunaire, du moins, de ceux dont les astres sont la cause suffisante. Restriction importante, qui lui permet de soustraire au déterminisme astral les actes libres des hommes (3).

Mais Boèce admet-il personnellement le retour cyclique des événe­ments? C’est très improbable. À la lumière des explications qu’il livre dans le De aeternitate mundi sur la nature des différentes disciplines philosophiques et sur la foi, norme suprême de la vérité, on peut dire qu’il accepte cette conception grecque tout au plus du point de vue du physicus. Mais il l’expose ici avec une sympathie qui a vraisemblable­ment heurté les censeurs.

Comme l’a noté le P. Mandonnet, Siger de Brabant, dans son De aeternitate mundi, montre que la thèse du retour cycUque des événements ne lui était pas inconnue (‘‘) :

nulla species entis ad actum procedit quin prius praecesserit, ita quod eadem specie quae fuerunt circulariter revertuntur, et opiniones, et leges, et religiones, et alia, ut circulent inferiora ex circulatione superiorum, quamvis circulationis quorumdam propter antiquitatem non manet memoria. Haec autem dicimus opinionem Philosophi recitando, non ea asserendo tamquam vera 0).

(2) Ed. G. Sa jô (1974), p. 249-250, I. 80-83.(3) Ibid., p. 252, 1. 163 sv.{*) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 151, note 1.(5) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 132, 1. 81-86.

ARTICLE 92 159

Une allusion discrète à la même doctrine peut aussi être relevée dans le commentaire à la Métaphysique (III, 16) :

quamquam corruptibilia quae non semper sunt, secundum numerum pendeant ex aliquibus principiis novis et genitis, tamen debent redire in suam speciem semper, quia illi novi situs fiunt et novantur et ideo causae novae redeunt, et ita redeunt ista (®).

Mais en tout ceci, l’attitude de Siger est nette : il expose la doctrine d’Aristote sans l’identifier avec la vérité. La chose est manifeste dans le cas du De aeternitate mundi. Il en va de même pour le commentaire à la Métaphysique : la doctrine de l’éternel retour est un corollaire de l’éternité du monde, thèse dont Siger conteste précisément le bien-fondé au nom de la vérité chrétienne ( ).

L’anonyme de Ph. Delhaye adopte la même attitude que Siger : il attribue à Aristote la thèse de la circulatio éternelle des générations :

materia transmutatur de una forma ad aliam secundum numerum et ex ilia ad aliam, et sic in infinitum circulando, secundum intentionem Aristotelis, qui ponit generationem et corruptionem esse in infinitum (®).

L’auteur est convaincu cependant du commencement temporel du monde : « necesse est ... ponere motum non semper fuisse, sed aliquando incepisse » (®).

Il en va de même de l’auteur du commentaire à VÉthique de Vat. lat. 2172, qui, après avoir exposé la thèse du retour cyclique des événements, la déclare fausse :

secundum Avicennam mundus est perpetuus et ideo cum homines fuerunt mortui in distinctis temporibus et una revolutio primi mobilis sit compléta in 36 (Gauthier : 326) millibus annorum, cum ista revolutio terminetur in qualibet die, ex quo mundus est ab aeterno, oporteret tune quod in qualibet die resurgerent mortui, quod apparet esse falsum ( ®).

Ce commentaire est vraisemblablement postérieur à 1277 ( ), mais,

(®) Ed. C. A. G r a i f f (1948), p. 145, 1. 87-90; voir aussi le texte parallèle de Paris, ibid. 1. (39)-(42), ainsi que celui de Cambridge, Peterhouse 152, ed. J. J. D uin dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 82, 1. 78-81.

(’) Ibid., ed. G r a iff , p. 145, 1. 96 sv.; p. 154-155,1. 12-22; ed. D u in , p. 81,1. 46-49. (®) Ed. Ph. D elh a ye , p. 80.(») Cf. Vin, 6; ibid., p. 200.( “) Cf. R.-A. G a u t h i e r , Trois commentaires «averroïstes» ... (1948), p. 286,

note 3.( ) Cf. supra, introduction, p. 13.

Page 79: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

160 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

comme l’a noté le P. Gauthier, sa source est probablement antérieure (12), Son témoignage peut donc être pris en considération.

Au terme de cette enquête, une conclusion s’impose : la thèse aristotélicienne du retour cyclique des événements était bien connue à la faculté des arts de Paris, mais aucun texte n ’a pu être retrouvé dont l’auteur se soit rallié à ces vues païennes.

Sur la nécessité et la contingence des causes

93. Q u o d aliqua po ssu n t casualiter evenire respectu Causae pr im a e; et q u o d falsum est om nia esse pr a eo r d in a ta a C a u sa pr im a , QUIA TUNC EVENIRENT DE NECESSITATE (197; 6, 47).

1. Cet article affirme l’existence du hasard, même par rapport à Dieu, et rejette la praeordinatio des événements par la Cause première, car cette praeordinatio entraînerait leur nécessité. L’article oppose donc hasard et nécessité : les événements dus au hasard, c’est-à-dire à la rencontre non intentionnelle de deux ou plusieurs causalités, échappent au déterminisme.

2. S’il s’agit du monde physique, où règne le déterminisme, la thèse heurte la doctrine chrétienne de la causalité créatrice : la Providence divine, qui régit l’ordre tout entier des causes naturelles, implique que rien n’échappe à sa praeordinatio; par conséquent, rien n’est fortuit par rapport à Dieu. Le hasard se situe uniquement au niveau des causes secondes.

3. Dans son ouvrage sur Siger, le P. M andonnet a rapproché l’article 93 du De necessitate, dans lequel le maître brabançon défend vigou­reusement la contingence de certains événements, même référés à la Cause première ( ). Voici quelques passages particulièrement significatifs :

licet ... Causa Prima non sit impedibilis, producit tamen efîectum par causam impedibilem. Propter quod ille efiFectus, et relatus in Causant Primant, non necessario futurus antequam esset (2).

dicimus multos effectus futures contingenter, non necessario, etiam referendo eos ad totam connexionem causarum seu praesentium habitudinem, vel etiam in Causam Primam (3).

(^2) R.-A. G a u th ier , Trois commentaires p. 275 e t 295.C) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p. 168, n . 3.( ) Ed. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 27, 1. 87-90.(’) Ibid., p. 29, 1. 30-32. D ’autres passages allant dans le même sens peuvent être

invoqués. Ainsi, p. 31-32, I. 91-100 : « ... ex particulari causa et proxima non evenit

ARTICLE 93 161

Il est donc exclu que tout soit régi par un ordre de stricte nécessité. Mais alors ne dira-t-on pas, comme le fait la proposition 93, qu’il existe du hasard même pour Dieu et que certains événements ne rentrent pas sous la praeordinatio providentielle de la Cause première? Ce serait verser dans une autre erreur, que Siger ne manque pas non plus de dénoncer, et dans laquelle, remarque-t-il, sont tombés ceux qui, pour sauvegarder la liberté humaine, contestaient l’efficacité de la cause suffisante ;

Alii autem ... inciderunt in alium (errorem), dicentes quod causa existens in dispositione ilia in qua habet causare eflfectum, causa nulle modo esset ad effectum necessaria, quia tune toileretur consilium et liberum arbitrium ( ).

En fait, comme l’a bien établi M. Duin, sur la question du hasard et de la nécessité, la position de Siger est nette : elle se situe à mi-chemin entre les deux extrêmes qu’il combat : la nécessité et le hasard absolus (®). Pour lui, tout ce qui arrive est préordonné par la Cause première. Cependant il se heurte au problème des actes libres, et, dans un passage du De necessitate, il semble épouser la thèse d’Aristote : le futur libre est inconnaissable comme tel, même pour Dieu. Mais il se reprend aussitôt, redoutant la réaction des théologiens (®).

futurum contingens necessario, quia possibile est de eventu illius futuri contingere aliter et praeter ordinem illius causae. Ex Causa etiam Prima non evenit illud futurum necessario, quia quamquam de eventu illius futuri non sit possibile aliter evenire quam secundum ordinem Causae Primae eo quod non est causa impedibilis, quia tamen sub eius ordine non tantum cadit illud futurum sed et possibile oppositum, ideo nec respectu Causae Primae est eventus illius futuri necessarius ». De même, p. 36, 1. 86-88 : « ... quia accidens non habet causam unientem proximam nisi per accidens, remota autem, quae Deus est, non inducit necessitatem in concomitantia accidentium ». Même doctrine dans les Q. in Metaphysicam (VI, 9), ed. J.J. D u in , ibid., p. 107, 1. 28-32 : « ... Causa Prima ex providentia sua causa universalis est et prima, ergo effectus suos non producit nisi per causas secundas. Si igitur connexio causarum secundarum non arctet effectus futuros ad eventum necessarium, nec providentia divina ad hoc arctabit ».

(‘‘) De necessitate . .. , éd. citée, p. 33, 1. 23-30. Voir aussi p. 40, 1. 75-79 : Siger prend position contre ceux qui « velint dicere contingentiam esse simpliciter, etiam in respectu ad providentiam divinam et causarum connexionem». Même attitude dans les Q. in Metaphysicam (VI, 9) : « ... vidi diversos incidere in diversos errores. Quidam _ enim credentes omnium causarum ad suos effectus esse consimilem necessitatem, ne viderentur tollere libertatem arbitrii et alia superius enumerata, negaverunt hanc propositionem : causa existens in dispositione, in qua nata est effectum producere, de necessitate producit; quae tamen manifestissime vera est». Éd. citée, p. 105,1. 73-81.

(®) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 347-383.(®) Voir à ce sujet la notice relative à la proposition 15, supra, p. 42-43.

Page 80: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

162 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

Ainsi, rien n’est fortuit par rapport à Dieu; il n’y a rien d’accidentel pour lui ('). Doctrine constante dans les exposés de Siger, qu’il partageait d’ailleurs avec Boèce de Dacie et qu’on retrouve dans plusieurs écrits anonymes (*). Si donc certains passages du De necessitate ont pu donner le change, c’est parce qu’on n’a pas compris que la contingence défendue résolument par Siger présupposait Vordinatio divine.

On voit qu’en tout ce débat, l’erreur première est de lier hasard et contingence. Il n’y a contingence que dans la mesure où il y a liberté : la liberté créatrice entraîne la contingence du monde créé; la liberté humaine introduit la contingence dans l’ordre des causes secondes.

94. Q u o d fa tum , q u o d est dispositio u n iv e r si, pr o c edit ex pr o -VIDENTIA DIVINA NON IMMEDIATE SED MEDIANTE MOTU CORPORUM SUPE-

r io r u m ; e t q u o d i s t u d f a t u m n o n im p o n it n e c e s s i t a t e m in f e r io r ib u s ,

QUIA HABENT CONTRARIETATEM, SED SUPERIORIBUS (195; 14,5).

1. Deux idées sont jointes dans cette proposition : le destin, qui coïncide avec l’ordre de l’univers, ne procède pas immédiatement de la providence divine, mais passe par la médiation des corps célestes; ce destin n’impose de nécessité qu’aux êtres supérieurs, car la causalité des corps célestes sur les êtres inférieurs n’exclut pas, à ce niveau, la contingence, qui résulte de la rencontre de causes opposées. Ainsi, la providence divine sur le monde sublunaire serait médiate. Qu’est-ce à dire? Comme l’a bien vu M. Duin, le terme «providence» peut avoir deux significations : au sens strict, il désigne la préconception par Dieu de l’ordre de l’univers; au sens large, il signifie cette préconception et la réalisation effective qui en découle : on parle alors de gouvernement divin (1). C’est manifestement de ce gouvernement qu’il est question

CO Cf. De necessitate, éd. citée, p. 27, 1. 82-83 : « Causa Prima non (est) causa impedibilis seu cui concurrat accidens impedimentum »; quelques lignes plus loin, l’auteur parle de \\<ablatio accidentis in respectu ad Causam Primam» {ibid., 1. 1-2).

(“) Voir les fines analyses de M. Duin, op. cit., supra, note 5. La restitution à Boèce de Dacie des Q. in Physicam du Clm 9559, fol. 2'' -14''®, où l’on peut lire : «nuJlus effectus potest esse casualis respectu primi principii simpliciter » (ed. G. Sa jô , 1974, p. 236, 1. 43-44), n’infirme pas la valeur des conclusions de l’auteur, pas plus que les objections soulevées contre l’attribution à Siger d’écrits qui développent une doctrine analogue. C’est le cas pour les Q. in Physicam (II, 16-19) du Clm 9559, fol. 18-44 (ed. Ph. D elhaye, 1941, p. 106-115), les Quaestiones in libros Meteororum (I, 3 sv.) du Clm 9559 (fol. 52 sv.; ed. J. J. D u in , op. cit., p. 111 sv.), les Q. in Physicam de Paris 16297 (fol. 73 sv.: ed. J. J. D u in , ibid., p. 63 sv.). Sur l’authenticité sigérienne de ces écrits, cf. B. Ba z â n , La noétique ... (1971), p. 179-202.

( ) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 447.

ARTICLE 94 163

dans la proposition 94, qui le présente comme s’accomplissant par des intermédiaires.

2. En elle-même, cette thèse n’a rien d’hétérodoxe. Thomas d’Aquin enseigne que la préconception par Dieu de toutes choses est immédiate, mais que son gouvernement peut s’exercer par des intermédiaires (2). Toutefois présentée, on va le voir, au cours d’un exposé de l’émanation néoplatonicienne, la thèse a dû être ressentie par les censeurs comme une atteinte à l’influence de la Cause première sur les événements du monde sublunaire. D ’où leur réaction, inspirée par une vue correcte de la causalité divine (3).

Quant à la seconde partie de la proposition, opposant la stricte nécessité qui régit le monde supérieur, à la contingence qui demeure possible dans le monde sublunaire, elle a peut-être été comprise comme une menace pour l’infaillibilité de la providence divine : ce que Dieu prévoit pourrait-il éventuellement ne pas arriver, n’être pas nécessaire? Peut-être aussi l’affirmation de la nécessité dans le monde supérieur a-t-elle été comprise comme incompatible avec la liberté des anges (inclus évidemment dans les «superiora»), liberté que les censeurs voulaient sans aucun doute sauvegarder, conformément à la tradition cathoHque (■*).

3. Comme l’a suggéré le P. Mandonnet, la proposition 94 a probable­ment été inspirée par le De necessitate de Siger de Brabant Toute la première partie expose, secundum intentionem philosophorum, l’éloigne- ment progressif des créatures à partir de la Cause première. L’effet immédiat du Premier est unique; sa causalité est relayée par cinq ordres de causes, de la première Intelligence aux causes particulières du monde sublunaire. Tout ce qui advient dans les trois premiers ordres de causes est strictement nécessaire; la contingence n’apparaît que dans le monde sublunaire, où l’indisposition de la matière peut entraver la causalité des corps célestes :

aliquid etiam causai orbis hic inferius sicut causa per se ut in pluribus, cum nata sint impediri signa caelestia per materiae indispositionem; et aliquid etiam causat per accidens. Illud autem quod corpus caeleste causat hic

(2) Cf. Ibid., p. 448 ; « du fait que le gouvernement divin se réalise par des inter­médiaires, il ne s’ensuit nullement que la providence soit médiate, elle aussi. Nous le voyons chez saint Thomas, qui oppose une providence immédiate à un gouverne­ment médiat ».

(®) Sur la conception chrétienne de la causalité divine et de la providence, cf. D e n z in g er -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 3001-3003 (anciens 1782-1784).

(4) Cf. Ibid., n°s 325, 800 (ancien 428).(5) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ... , t. 1 (1911), p. 168, n. 3.

Page 81: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

164 SU R LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

inferius per accidens, et accidens eis praebens impedimentum secundum illud quod absolute est acceptum, cum sit quaedam dispositio materiae, vel aliquid hic inferius contra agens, reducitur in aliquod caelestium sicut in causam (®).

La correspondance entre cet enseignement et l’article 94 est mani­feste (’). Mais il ne semble pas, M. Duin l’a justement signalé (®), que le maître ait repris à son compte la doctrine hétérodoxe de l’émanation, qu’il invoque ici pour expliquer, secundum intentionem philosophorum, la possibilité de la contingence, et sur laquelle il fonde partiellement ses objections contre la prescience divine (®).

Notons une fois de plus, pour dissiper toute confusion, que la physique aristotélicienne joint indûment hasard et contingence. Il n ’y a pas de contingence dans l’ordre physique considéré dans sa totalité.

95. Q u o d a d h oc q u o d omnes effectus sin t necessarii respectu C ausae prim ae, n o n sufficit q u o d ipsa C a u sa pr im a n o n sit im pe- DIBILIS; SED EXIGITUR q u o d causae MEDIAE n o n SINT im pedibiles.— ErROR, q uia TUNC DEUS NON POSSET FACERE EFFECTUM NECESSARIUM SINE CAUSIS POSTERIORIBUS (60; 6 ,32).

1. Pour que tous les effets soient nécessaires par rapport à la Cause première, il faut, non seulement que la Cause première elle-même ne puisse être empêchée d’agir, mais aussi que les causes intermédiaires ne puissent l’être. C’est une erreur, notent les censeurs, car, selon cette thèse. Dieu ne pourrait produire aucun effet nécessaire sans la médiation des causes secondes.

2. La proposition a manifestement été comprise comme limitant

(*) E d. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 22-23, 1. 95-102. O On trouve un enseignement analogue dans les Q. in Physicam de Vat. lat.

6758, fol. 13''*’'^“ (ed. Ch. J. E r m a tin g er dans Additional Questions ..., 1961, p. 115- 116), les Q. in Physicam de Paris, Nat. lat. 16089, fol. 37' *’ (ed. O. A r g er a m i dans La cuestiàn «De aeternitate mundi» ..., 1973, p. 187-188) et dans la Q. Super V l°M eta - physicae : «Utrum omnia eveniant de necessitate» de Budapest, Nat. lat. 104, fol. 7va-gva (ed. G. Sajô, dans Un traité récemment découvert ... , 1954, p. 126-127). A ces documents dont l’authenticité sigérienne n’est pas établie on peut ajouter les Q. in libros Meteororum (I, 6) (ed. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ..., 1954, p. 116-117) et les Q. in Physicam (II, 17) (ed. Ph. D elh a ye, 1941, p. 97), qui enseignent également la doctrine de Vordinatio divine se réalisant par le truchement d’intermédiaires.

(®) Cf. J. J. Duin , La doctrine de la providence ... , p. 443.(») Cf. De necessitate .... éd. citée, p. 38-42, 1. 41 sv.

ARTICLE 95 165

indûment la toute-puissance divine. On ne s’étonnera donc pas de la réaction des censeurs, tout à fait conforme à la tradition catholique ( ).

3. Selon M. Gilson, cette proposition doit être attribuée à Siger de Brabant (2). Précisons avec le P. M andonnet qu’elle a vraisemblablement été inspirée par le De necessitate { ). On peut y lire en effet :

Oporteret autem, si omnia necessario fièrent futura quae fiunt, a Causa Prima non fieri per causas médias impedibiles, et non tantum quod prima eorum causa non impedibilis ( ).

La correspondance entre ces lignes et l’énoncé retenu par Tempier est éloquente, ici et là apparaît la même doctrine dans une formulation similaire : aucun effet ne peut être nécessaire par rapport à la Cause première, si les causes intermédiaires sont défectibles dans l’ordre de leur propre causalité. Thèse qui a été interprétée dans le sens d’une limitation de la toute-puissance divine, d’autant plus facilement qu’on pouvait y voir un corollaire de la doctrine de la création par inter­médiaires. En effet, selon le De necessitate. Dieu ne crée de manière immédiate et nécessaire que la seule Intelligence première; le reste de l’univers est créé médiatement; c’est le cas du monde sublunaire, dont la matière peut rendre inefficace la causalité des corps célestes et entraîner une certaine contingence. Doctrine émanatiste que Siger invoque pour expliquer, secundum intentionem philosophorum, la possibilité de la contingence, mais qu’il ne semble pas avoir reprise à son compte, pas plus que la limitation de la toute-puissance divine qui en dérive et qui est ici condamnée.

(1) Sur la conception catholique de la toute-puissance divine, cf. D en z in g er - Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n° 3001 (ancien 1782).

(2) Cf. É. G i ls o n , History o f Christian Philosophy ... 1955, p. 729.(®) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p. 168, n. 3.( ) Ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 27, 1. 94-97.

Dans ses Q. in Metaphysicam (VI, 9), Siger développe des vues analogues : «... providentia divina non alio modo arctat effectus futuros ad eventus quam connexio causarum. Et ideo, si connexione causarum non eveniant omnia necessario, nec ex' providentia » (texte connu par la seule version de Cambridge, Peterhouse 152, ed. J. J. D u in , ibid,, p. 110, 1. 55-58). Signalons aussi les expressions similaires de la Q. super VI° Metaphysicae de Budapest, Nat. lat. 104 (fol. 7' “-8' ®; ed. G. Sajô, dans Un traité récemment découvert ..., 1954, p. 133, 1. 279-281) et des Q. in Physicam (II, 13) de Paris, Nat. lat. 16297 (fol. 73>-a; ed. J. J. D u in , op. cit., p. 65, I. 94-96), écrits dont l’authenticité sigérienne n’est pas garantie.

Page 82: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

166 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CONTING ENCE

96. QUOD ENTIA DECLINANT AB ORDINE PrIMAE CAUSAE, IN SE CON-

SIDERATA, LICET NON IN ORDINE AD ALIAS CAUSAS AGENTES IN UNIVERSO.—

ErROR, q u ia ESSENTIALIOR ET INSEPARABILIOR EST ORDO ENTIUM AD

P rim am C a u sa m , qu am a d c a u s a s i n f e r i o r e s (47; 6,19).

1. Comment le mal est-il possible, si la causalité divine est universelle et si rien n’échappe à son ordinatiol Mais d’abord, est-il vrai que rien n’échappe à Vordinatio du Premier? La question est soulevée par la proposition 96 : considérés en eux-mêmes, les êtres dévient {déclinant) de l’ordre de la Cause première, mais non de l’ordre des causes secondes à l’œuvre dans l’univers. En d’autres termes, les activités désordonnées des êtres (ici-bas, dans le monde de la nature) sont contraires à Vordinatio de la Cause première, mais elles trouvent place dans le jeu naturel des causes secondes ( ).

Les censeurs objectent que la subordination à la Cause première est plus essentielle, et que, dès lors, l’ordre voulu par Dieu se réalise toujours,

2. Les deux thèses, apparemment opposées, ne sont pas inconciliables. Tout dépend du point de vue auquel on se place. Soit un désordre quelconque, physique ou moral. Considéré en lui-même, ce désordre (un arbre stérile, un homicide) est contraire à l’ordre établi par Dieu; mais envisagé comme élément de l’ordre des causes secondes, ce « désordre » n’en est plus un, car il procède de l’enchaînement naturel des causes secondes. Ainsi comprise, la proposition 96 n’est pas hétérodoxe.

Mais les censeurs préfèrent adopter le point de vue de la causalité divine. D ’oii leur souci de préciser que cet enchaînement des causes secondes procède aussi de l’efficacité du gouvernement divin, auquel rien ne peut échapper. Même le mal doit trouver place dans l’ordre universel voulu par la Cause première. Bien entendu, ceci pose une difficulté très sérieuse lorsqu’il s’agit du mal moral, car ici interviennent la liberté et la responsabilité de la personne créée. On ne saurait prétendre que le mal moral est «préordonné» par Dieu.

3. Dans le 5® de ses Impossibilia, Siger de Brabant affirme que le

O Raymond Lulle comprend différemment la proposition. D ’après lui, comme la proposition 16, elle exprime l’éloignement progressif des êtres à partir de la Cause première, qui ne produit pas d’effets ici-bas, sans que sa causalité soit relayée de cause en cause et d’effet en effet; car l’ordre de l’univers serait inexplicable si Dieu était la cause immédiate de toutes choses. Cf. R a y m u n d u s L u ll u s , Declaratio

ed. O. K eic h e r (1909), p. 141-142.

ARTICLE 96 167

mal se situe uniquement au niveau des causes secondes ( ). La thèse est aussi reçue par l’anonyme de Ph. Delhaye (^). Mais l’auteur du commentaire à la Métaphysique de Cambrai 486 semble avoir eu des difficultés à la faire admettre, rencontrant le point de vue de certains qui,

volen tes quaerere causam per se et m alum habere causam defîcientem , dixerunt q u od ipsum m alum non reducitur a d Sum m um Bonum tam quam a d sib i causam (‘‘).

Cela est faux, répond l’auteur. Non que Dieu soit la cause per se du mal, mais il doit en être au moins la cause per accidens (»). L’argument invoqué se ramène à celui que les censeurs ont fait valoir : le mal lui- même ne peut échapper à Vordinatio du Premier (®).

Sans doute la formulation de l’objection rencontrée par cet auteur est-elle fort différente de l’énoncé de l’article 96. L’idée de base est cependant la même. Les censeurs et ce maître inconnu n’auraient-ils pas donné écho au même enseignement?

(2) Siger y dit des actes humains mauvais : « rationem ... defectus habent proprie secundum quod referuntur in agens proximum, non in Agens primum » (ed. B. Ba zâ n ,

1974, p. 88, I. 74 sv.).(3) Cf. Il, 18; ed. Ph. D elhaye (1941), p. 113-114.(■*) Ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 73. L’auteur

attribue ce texte à Siger de Brabant, mais, à la suite du P. A. M a u r e r {M s . Cambrai 486 ..., 1949), M. Bazân tient cette attribution pour sujette à révision. Cf. B. B a z â n , La noétique ... (1971), p. 202.

(5) Ed. citée, p. 73,1. 54-56 : « ... illud non est verum. Immo malum quod acceptum (sic), reducitur in Primam Causam non sicut in causam per se sed sicut in causam per accidens ».

(®) « ... quod malum reducitur ad Summum Bonum tamquam ad sibi causam, hoc apparet. Nam malum causatur ex aliquo agente impediente et destruente aliquid ante sua; et hoc apparet et in naturalibus et in moralibus.

In naturalibus apparet. Nam ignls est causa corruptionis aeris per hoc quod calefacit et introducit suam formam. M odo constat quod ista actio reducitur in Summum tamquam in sibi causam et ita malum reducitur in Summum Bonum.

Hoc etiam apparet in moralibus. Nam malum in moralibus consistit in defectu rectae rationis. Cum enim aliquis non operatur secundum rectam rationem sed secundum sensibilem delectationem et carnalem, et huiusmodi motus delectationis sensibilis Primum causa est. Si ergo ex isto motu, scilicet ex motu sensibili delectabili, cuius Primum est causa, causetur defectus rectae rationis quod est malum, tune patet quod malum reducitur in Primum Principium tamquam in sibi causam». Ibid., \. 55-72.

Page 83: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

168 SU R LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

97. Q u o d dig nita tis est in causis su per io r ib u s , posse facere

PECCATA ET MONSTRA PRAETER INTENTIONEM, CUM NATURA HOC POSSIT(196; 20,3).

1. Puisque la nature peut produire des désordres (peccatà) et des monstres accidentels (praeter intentionem), a fortiori les causes supé­rieures doivent pouvoir le faire. Proposition saugrenue, qui considère la capacité de déchoir, imperfection naturelle des êtres de la nature, comme une «prérogative» enviable.

2. La proposition est plus sotte qu’impie. Si elle incluait Dieu dans les « causae superiores », elle serait incompatible avec la notion chré­tienne de la perfection divine.

3. Source non identifiée.

98. Q u o d in causis efficientibus c a u sa se c u n d a habet actionem QUAM NON ACCEPIT A C a USA PRIMA (198; 6 ,48).

1. D ’après cette proposition, la cause seconde, dans l’ordre des causes efficientes, exerce une activité qu’elle n’a pas reçue de la Cause première.

2. Ainsi énoncée, la thèse est incompatible avec la doctrine chrétienne de la création universelle, selon laquelle Dieu donne à toute créature l’être et l’agir correspondant à sa perfection ontologique.

3. Comme l’ont indiqué le P. Dondaine et le P. Bataillon, bientôt suivis par le P. Marlasca, la source de cette proposition 98 est sans doute le commentaire au De causis (q. 2) de Siger de Brabant (i). Il s’agit de savoir si la causa primaria peut, selon le cours normal de la nature, produire l’effet d’une cause seconde, sans le concours de celle-ci : Utrum causa primaria naturaliter possit producere effectum causae secundariae sine causa secundaria. La réponse de Siger est négative. Pour deux raisons. D ’abord, parce que la causa primaria n ’est pas toujours la cause efficiente de la forme, principe d’opération de la cause seconde; ensuite parce que, même lorsque c’est le cas, le principe opératif n’existe pas sous la même formalité {ratio) dans la causa primaria et dans la cause seconde. On le devine, c’est la première raison invoquée qui a inspiré la proposition 97. Laissons la parole à Siger :

Dicendum quod causa primaria effectum causae secundariae non potest producere sine causa secundaria. Et causa huius est quia causa secundaria

( ) Cf. A. D o n d a in e - L. J. Ba ta illo n , Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ... (1966), p. 211. Voir aussi A. M arlasca , Las «Quaestiones ... » (1970), p. 306.

ARTICLE 98 169

aliquando form am quae e s t operation is princip ium non accip it a prim aria , se d tantum applicationem a d opus e t a d m ateriam ; et tune non oportet quod causa primaria possit effectum producere sine causa secundaria, cum tune in primaria non sit actu nec virtute forma, quae est operationis principium, a qua procedit efîectus causae secundariae ( ).

La correspondance entre ces lignes et l’énoncé des censeurs est frappante. Pourtant, bien comprise, cette première raison est tout à fait inoffensive. En effet, pour Siger, la causa primaria ne désigne pas toujours Dieu, qui est la Causa prima, comme on peut le voir à la q. 1 de son commentaire : Utrum causa primaria plus influât et magis sit causa effectus causae secundariae quam ipsa causa secundaria. Le maître distingue là trois cas de causalité de la causa primaria sur la cause seconde : la causa primaria peut être la cause finale de la cause seconde; elle peut être la cause efficiente de sa substance et de sa forme, principe d’opération; elle peut enfin appliquer la cause seconde à l’action et à la matière sur laquelle elle doit opérer : c’est précisément ce que fait l’intelligence, qui n’est pas créatrice de sa sphère, mais l’applique à œuvrer dans le monde sublunaire (3).

Ainsi pour Siger, contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture rapide de la question 2, les termes «causa primaria» désignent toute cause supérieure par rapport aux causes qui lui sont subordonnées. L’Intelligence est donc causa primaria par rapport à la sphère qu’elle meut. Mais n’étant pas créée par elle, la sphère exerce une activité dont elle n’a pas reçu le principe de sa cause primaria. C’est précisément ce qu’enseigne Siger dans le passage qui a vraisemblablement suscité la réaction des censeurs.

Rien d’hétérodoxe pourtant en cette doctrine, qui, on le voit, n’entend pas soustraire à l’efficace de la Cause suprême, l’action et l’effet de la cause seconde. Mais l’exposé est suivi de considérations qui visent manifestement le dogme eucharistique (voire l’interprétation de Thomas d’Aquin) (^); Siger y affirme que, dans Vordre naturel des choses. Dieu ne peut pas jouer le rôle de substance et faire exister l’accident sans celle-ci ( ). Du coup toute la question a paru suspecte aux censeurs, qui ont identifié indûment la causa primaria à la Cause première.

(2) Ed. A. M arlasca (1972), p. 40, 1. 36-41.(3) Ibid., p. 37-38, 1. 52-69.(*) Cf. A. D o n d a in e-L . J. B a ta il lo n , Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ..., p. 210-

211, note 83.(®) Ed. A. M arla sca , p. 41, 1. 54-64. Voir à ce sujet la notice relative aux

propositions 196-199 (infra, p. 287-291).

Page 84: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

170 SU R LA NÉCESSITÉ ET LA CONTINGENCE

99. Q u o d plures s u n t motores prim i (66; 6 ,38).

1. Le sens de la proposition est clair : il existe plusieurs premiers moteurs. Sans doute, dans l’esprit des censeurs, cette affirmation a-t-elle été ressentie comme sapant à la base la foi monothéiste.

2. Si c’était le cas, le caractère hétérodoxe de l’article serait patent. Mais, on va le voir, bien comprise, l’assertion n’est nullement incompa­tible avec la foi catholique.

3. Dans son De aeternitate mundi, Siger de Brabant envisage, à la suite d’Aristote, une multiplicité de premiers moteurs; toujours en acte, ils font passer les autres êtres de puissance à acte :

Non sic autem, quocumque ente in actu date, potentia ad ilium actum tem- pore praecedit, sicut apparet in moventibus primis, educentibus omne ens in po­tentia ad actum ( ).

Une expression analogue revient dans les Q. in Meîaphysicam :

Principia prima non formalia, sed efFectiva sunt determinata numéro, ut primi motores, et non tantum specie. Aristoteles enim probat numerum eorum in XII° (2).

Ces premiers moteurs dont Aristote a fixé le nombre au livre XII de la Métaphysique et qui font passer les êtres de puissance à acte, sont les Intelligences motrices des sphères célestes (3), Selon Aristote, elles meuvent parce qu’elles désirent s’unir au Premier, qui, en les attirant à lui, est le principe premier du mouvement (4). La notion de « premier moteur » est donc double. C’est ce qu’explique l’anonyme de Ph. Delhaye ;

Dico quod primas motor duplex est. Quidam enim est qui movet in ratione amati et desiderati, et sic dicimus quod primum movens movet caelum, sicut apparet ex Duodecimo Metaphysicae. Et quia amatum et desideratum non movet nisi quia est aliquid movens in ratione amantis et desiderantis, ideo necesse est esse aliud movens quod movet quia amans et desiderans (s).

Ainsi l’expression primus motor désigne non seulement la Cause première, mais aussi les Intelligences motrices des sphères célestes. Distinction qui a échappé aux censeurs, auxquels un petit effort pour assimiler le vocabulaire des maîtres ès arts aurait épargné une bévue

0 ) Ed. B. Bazân (1972), p. 134, 1. 30-32.(2) Ed. C. A . G r a iff (1948), p. 177, 1. 2-5.(3) Cf. A r ist . M etaph., XII, 8 (1074 a 14 sv.). ('») Ibid., 7 (1072 a 26).(*) Ed. Ph. D elh a ye (1941), p. 229.

ARTICLES 100 ET 101 171

manifeste, confirmée par l’aversion déclarée de Siger de Brabant pour l’hérésie polythéiste (®).

1(X). Q u o d in c a u s i s e f f i c i e n t i b u s c e s s a n t e p r im a n o n c e s s â t

SECUNDA AB OPERATIONE SUA, DUM TAMEN SECUNDA OPERETUR SECUNDUM

n a t u r a m su a m (199; 6,49).

1. Dans les causes efficientes, si la Cause première cesse d’exercer son influence, la cause seconde ne cesse pas d’agir, pourvu qu’elle opère selon sa nature. En d’autres termes, si la création cessait, les causes secondes agiraient encore dans les limites de leur activité naturelle.

2. Thèse incompatible avec la doctrine chrétienne de la création, selon laquelle, si Dieu cessait de cré 'r, les causes secondes cesseraient non seulement d’agir, mais d’exister.

3. Source non identifiée.

101. Q u o d n u l l u m a g e n s e s t a d u t r u m l i b e t , immo d e t e r m in a t u r

(160; 9,12).

1. Aucun agent n’est indéterminé par rapport à deux opérations différentes; au contraire, tout agent est déterminé.

2. L’opposition de cette thèse à la pensée chrétienne est manifeste, car professant le déterminisme universel, elle exclut la liberté des actes humains Q-).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Mais le but du De necessitate de Siger de Brabant est de confondre certains maîtres parisiens, partisans du déterminisme (2). La proposition 101 est peut-être un écho de leur enseignement. N ’oublions pas cependant que les censeurs ont parfois interprété dans un sens déterministe des exposés qui, bien compris, ne professent pas cette doctrine hétérodoxe (3).

(«) Cf. Q. in Physicam, ed. A. Z im m erm ann (1974), p. 165, 1. 6-9 ; « ... qui dicit Causam Primam esse causam alicuius per accidens, ponit quod Prima Causa non est omnium causa, immo ponit duas primas causas. Et hoc est haeresis, quia faciunt duos deos qui sic dicunt ».

(1) Sur la liberté humaine, doctrine essentielle au christianisme, cf. D e n z in g e r - SCHÔNMETZER, Enchiridion ... (1963), n° 3245.

(2) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 24-26, 1. 35 sv.(®) Voir les notices relatives aux articles 150 à 169, infra, p. 230-263.

Page 85: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

172 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CONTINGENCE

102. Q u o d n i h i l f i t a c a s u , s e d o m n ia d e n e c e s s i t a t e e v e n iu n t ,

ET QUOD OMNIA FUTURA, QUAE ERUNT, DE NECESSITATE ERUNT, ET QUAE

NON ERUNT, IMPOSSIBILE EST ESSE, ET QUOD NIHIL FIT CONTINGENTER,

CONSIDERANDO OMNES CAUSAS.— ErROR, QUIA CONCURSUS CAUSARUM

EST DE DEFINITIONE CASUALIS, UT DICIT BOETHIUS LIBRO De consolatione (21; 14,1).

1. Rien n’arrive par hasard, mais tout est nécessaire, affirme cette proposition, qui poursuit : ce qui arrivera dans le futur, arrivera néces­sairement; et ce qui n’arrivera pas est impossible; bref, rien n’est contingent quand on prend en considération toutes les causes. Ainsi la nécessité est universelle.

2. Limitée à l’ordre de la nature, la thèse n’est pas hétérodoxe, car elle affirme simplement le déterminisme physique. Si elle visait aussi les actes humains, elle serait incompatible avec la conception chrétienne de la liberté ( ).

3. On l’a vu en étudiant la proposition 93, ni Siger de Brabant, ni Boèce de Dacie, ni l’anonyme de Ph. Delhaye, pour ne mentionner qu’eux, ne concédaient l’existence d’un hasard et d ’un accident absolus : selon eux, par rapport à Dieu, rien n’arrive par hasard, car sa prae- ordinatio s’étend sur toutes choses (-). Mais une telle conception de la causalité divine n’entraîne-t-elle pas le déterminisme universel? C’était, note Siger dans le De necessitate, ce qu’enseignaient erronément certains maîtres, détracteurs, à ses yeux, de l’authentique pensée du Stagirite. Pour eux, tout est nécessaire :

omnia futura quae fient, necessarium est fore, antequam sint; similiter etiam de praesentibus et praeteritis, antequam fièrent. Omnis enim eflFectus, relatus in Causam Primam, fit ab ea sicut a causa per se eius, cum illi causae nihil accidit. Ergo et fit ab ea sicut a causa non impedibili ... Et hoc fuit quod movit quosdam Parisienses doctores contra doctrinam magistri sui Aristotelis dicentes, alia alios aliter opinantes : licet, dicunt, quaelibet futura, quae diximus contingentia comparatione ad quasdam causas eorum, non necessario fiant ex eis, nec necessarium ea fore ex illis causis, antequam sint, relata tamen huiusmodi futura in Causam Primam, ex qua sunt et agunt omnes causae mediae usque ad effectum, vel in totam connexionem causarum vel totam habitudinem existentium, necessarium fore ex existentia Causae Primae, causarum connexione, vel existentium habitudine omnia quae fient, antequam sint, ita quod absolute verum est dicere quod omnia quae fient.

0) Sur la liberté humaine et le christianisme, cf. supra, notice relative à l’article 101, p. 171, n. 1.

(2) Supra, p. 160-162.

ARTICLES 102 ET 103 173

antequam sint, aliquid habent in habitudine existentium, unde ea fore est necessarium (3).

Ces lignes, que résume fort bien l’article 102, auraient-elles inspiré directement la censure? Le P. M andonnet en a émis l’hypothèse, se demandant si les censeurs n’auraient pas « recueilli dans les écrits des averroïstes, quelques-unes des erreurs que les averroïstes combat­taient » (4).

Pour Siger, en effet, le déterminisme absolu, dont il est question ici, est une erreur qu’il combat vigoureusement. Sans doute, peut-on relever sous sa plume, sinon dans le De necessitate, au moins dans ses Q. in Physicam, par exemple, des propos qui pourraient donner le change. On y lit, en effet, que par rapport à la Cause première tout est néces­saire (5). Mais ici il est manifestement influencé par les thèses courantes dans la théologie de l’époque : on y affirme que tout est connu et ordonné ab aeterno par Dieu, même les actes libres des hommes, tout en assurant que cette prescience et cette prémotion ne suppriment pas la liberté (®). On peut estimer que cet enseignement est incohérent (^), mais il n’était certainement pas considéré comme hétérodoxe au XIII® siècle.

103. Q u o d e x d i v e r s i t a t e l o c o r u m a c q u i r u n t u r n é c e s s i t â t e s

EVENTUUM (142; 14,2).

1. Variante de la thèse aristotélicienne et arabe sur le déterminisme

(3) Ed. J. J. D u in dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 24-26, 1. 36 sv.(^) P . M a n d o n n e t , Siger ..., t . 1 (1 9 1 1 ), p . 2 21 , n . 1.(®) « ... non omnia dicuntur necessaria, licet sint necessaria respectu Primae

Causae», ed. A. Z im m erm ann (1974), p. 166, 1. 16-17. On trouve des expressions similaires dans des écrits dont l’authenticité sigérienne n’est pas garantie. Ainsi, dans les Q. in Physicam, ed. Ph. D elhaye (1941), p. 114 (II, q. 18) : «Divina (pro- videntia) ... est omnium entium, et quia Primum est necessarium et intransmutabile, ideo et providentia eius necessariorum est, et omnia relata ad ipsum sunt necessaria, nec aliqua sunt contingentia ...» . De même, dans les Q. in libres Meteororum, ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 113,1. 80-84 : « intelligendum quod aliqui elfectus, licet, cum reducuntur in causam aliquam particularem, invenian- tur contingentes ex illis causis, tamen cum reducuntur in aliquam causam superiorem ordinantem, non dicuntur contingentes sed necessario eveniunt ».

Dans une étude récente {El problema de la contingencia en Siger de Brabante, 1968)* M. A rg er a m i a mis l’accent sur divers aspects de la doctrine de Siger relative à la contingence, en soulignant les difficultés inhérentes à son système.

(®) Siger et les auteurs mentionnés ci-dessus {supra, note 5) tiennent fermement à la liberté humaine. Voir les notices relatives aux propositions 152-156 {infra, p. 235-241).

C ) C f. F . Va n Steen b er g h en , Connaissance divine et liberté humaine (1971).

Page 86: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

174 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

astral, cette proposition affirme que les événements sont rendus néces­saires par les lieux mêmes où ils se produisent.

2. L’opposition de cette thèse à la doctrine chrétienne est flagrante si les actes humains sont comptés parmi les « événements », ce qui n’est pas certain.

3. Source non identifiée.

104. Q u o d e x d iv e r s is s ig n is c a e l i s i g n a n t u r d iv e r s a e c o n d i t i o n e s

IN HOMINIBUS, TAM DONORUM SPIRITUALIUM, QUAM RERUM TEMPORALIUM(143; 14,3).

105. Q u o d in h o r a g e n e r a t i o n i s h o m in is in c o r p o r e s u o e t p e r

CONSEQUENS IN ANIMA, QUAE SEQUITUR CORPUS, EX ORDINE CAUSARUM

SUPERIORUM ET INFERIORUM INEST HOMINI DISPOSITIO INCLINANS AD TALES

ACTIONES VEL EVENTUS. — ErROR, NISI INTELLIGATUR DE EVENTIBUS

NATURALIBUS ET PER VIAM DISPOSITIONS (207; 14,7).

106. Q u o d s a n it a t e m , in f ir m it a t e m , v i t a m e t m o r te m a t t r i b u i t

POSITIONI SIDERUM ET ASPECTUI FORTUNAE, DICENS QUOD SI ASPEXERIT

EUM FORTUNA, VIVET; SI NON ASPEXERIT, MORIETUR (206; 14,6).

1. Les corps célestes exercent une influence décisive sur la destinée des hommes : dons spirituels et biens temporels (art. 104); dispositions du corps humain et, en conséquence, de l’âme, contractées à l’heure même de la conception, inclinant à certains actes ou même à certains événements (art. 105). La bonne fortune est personnifiée à l’article 106, qui, outre la position des astres, évoque l’influence d’une sorte de déesse « fortune » sur la santé et la vie des humains : son regard fait vivre, sans ce regard bienveillant, l’homme meurt.

2. Les censeurs condamnent à bon droit ces variétés de déterminisme astral (^). A propos de l’art. 105, ils précisent que l’influence des astres est limitée aux événements d’ordre corporel {naturalibus) et qu’elle ne peut produire que des dispositions (à agir dans un sens plutôt que dans un autre).

3. Dans le De erroribus philosophorum, Gilles de Rome cite le déterminisme astral parmi les erreurs d’Alkindi (2). d’Alverny signale aussi la doctrine d’un apocryphe aristotélicien intitulé De causis et

0) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n° 1859.(2) Cap. X, § 1 sv.; ed. J. K o c h (1944), p. 46 sv.

ARTICLES 106 ET 107 175

proprietatibus elementorum, «dont l’origine arabe n’est pas douteuse»(3). Ce fatalisme astrologique avait-il ses défenseurs à l’Université de Paris? S’appuyant sur le second Roman de la Rose, qui, selon G. de Lagarde, « peut être considéré comme un bon témoignage de l’averroïsme estu­diantin » (4), le P. Paré n’en doutait pas, interprétant les vers antidéter­ministes de Jean de Meung comme une réaction aux idées de Siger de Brabant et de Boéce de Dacie ( ). Mais les écrits connus de ces maîtres, auxquels on peut ajouter quelques écrits anonymes, excluent leur adhésion à cette doctrine hétérodoxe («).

107. Q u o d D eus n o n po tu it fecisse prim am m ateriam , nisi medl\ nte CORPORE CAELESTI (38; 6,12).

1. La matière première n’a pu être créée par Dieu que par la médiation d’un corps céleste, affirme cette proposition. La causalité des corps célestes est double : par la variation de leur situs, ils sont à l’origine des formes matérielles (i); par l’éternité de leur substance, ils causent la matière inengendrable et incorruptible du monde sublunaire.

2. Expression manifeste de la création par intermédiaires, la thèse est contraire au dogme chrétien (2).

3. Comme on pouvait s’y attendre, les auteurs qui ont le plus souligné le rôle informateur des corps célestes sur le monde sublunaire, ont aussi mis en relief la création de la matière par ces corps supérieurs. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans le commentaire à la Métaphysique de Siger et dans l’anonyme de Ph. Delhaye, des assertions qui coïncident presque verbalement avec la proposition 107.

(®) M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 228.( ) G. d e L a g a r d e , La naissance de l'esprit laïque . .., t. 2 (1958), p. 35.(®) Cf. G. P a ré , Les idées et les lettres ... (1947), p. 232-233.(®) Voir les analyses de textes réalisées à l’occasion des proposition 153 et 154

{infra, p. 237-240). Épinglons cependant un passage du De necessitate où Siger, sans verser dans le déterminisme, présente la causalité des corps célestes sur le monde m atériel en des termes qui rappellent la proposition 104 : « Et cum omnis dispositio materiae vadat in aliquid caelestium, tune etiam sic uniens caelestia unit dispositionem materiae causatam ex uno signo, illi alii signo, sive ilia dispositio sit simul cum sua causa, vel posterius causata vel posterius remanens quam sua causa » (ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ..., 1954, p. 23, 1. 6-10). Les signa caeli sont annonciateurs de l’avenir parce qu’ils le causent.

( ) Cf. supra, p. 138, art. 81.(-) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n°® 3001-3003 (anciens

1782-1784).

Page 87: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

176 SUR LA NÉCESSITÉ ET LA CO NTING ENCE

Il s’agit de savoir si la matière est l’effet immédiat du Premier, Voici la réponse de Siger :

si effectus immediatus Primi est unus tantum et non est materia, cuius igitur est materia immediatus effectus? Dicendum quod orbis caelestis sive essentiae quintae ... Et quia materia non causatur sine forma, quia sine ea esse non potest, ut iam ostensum est, verisimile est quod illud quod est causa formarum materialium et maxime primarum et simplicium immédiate, sit etiam causa materiae quantum ad suam essentiam; hoc autem est orbis im­médiate, ut dictum est; quare materia immédiate causatur ab orbe ... Sic igitur patet quod materia est causata, non tamen generata; et patet quod non est immédiate causata a Primo, sed ab orbe (3).

Les 25 lignes immédiatement antérieures à celles-ci sont biffées par de gros traits d’encre, ce qui trahit assez le caractère suspect de la doctrine exposée ici par Siger ( ). Il ne semble pas cependant que celui-ci ait épousé ces thèses hétérodoxes (s).

Aux prises avec la même question : Utrum materia procédât a Primo immediate vel mediante orbe (I, 37), l’anonyme de Delhaye développe la même doctrine :

Dicendum quod materia prima immediate a Primo non procedit, sed mediante orbe (®).

Thèse que le maître ès arts s’applique à justifier, d’abord par des arguments métaphysiques, puis en invoquant des autorités : Algazel, Avicenne, les péripatéticiens et ... certains théologiens.

Cet appel aux théologiens pour appuyer une thèse hétérodoxe peut étonner. Mais de quoi s’agit-il au juste? C’est un fait que des théolo­giens—Thomas d’Aquin notamment, dont l’influence sur les maîtres ès arts a été profonde et qui a sans doute inspiré cette remarque (")—, ont admis comme théoriquement possible, Vordinatio des effets inférieurs du monde par les causes supérieures et, plus encore, la production

(3) Q. sur la Métaphysique (V, 11), ed. C. A. G r a iff (1948), p. 302-303, 1. 16-52. Le texte cité est celui de Munich, Clm 9559; voir aussi les versions tout à fait parallèles de Paris 16297 (ibid., p. 302-305) et de Cambridge, Peterhouse 152 (ed. J. J. D uin , dans La doctrine de la providence ..., 1954, p. 86, 1. 4 sv.).

( ) Cf. éd. G r a iff , p. 302.(®) Cf. la notice relative à l’article 81, supra, p. 138-140.(«) Ed. Ph. D elhaye (1941), p . 74.C) Comme Siger de Brabant (voir A. Z im m er m a n n , Thomas von Aquin und Siger

von Brabant ..., 1973; aussi A. M a rla sca , De nuevo ..., 1974), l’auteur de ces Q. in Physicam a fait de larges emprunts, souvent textuels, à Thomas d’Aquin. Cf. l’introduction de l’éd. citée, p. 15.

ARTICLES 107 ET 108 177

d’un «aliquod esse simplex» ou de la matière par une créature, une Intelligence par exemple, en vertu de la causalité de Dieu agissant et opérant en elle (^). Mais, ajoutait S. Thomas, si une telle intervention ex parte creati est théoriquement possible, cela est en fa it contraire à la vérité et doit être tenu pour hérétique (®). Mais notre maître ès arts préfère ignorer cette condamnation, heureux de pouvoir noter l’accord de principe de certains théologiens avec une thèse philosophique qui a manifestement sa sympathie. Sympathie modérée toutefois, puisqu’en commentant le livre VIII, il rejette l’aphorisme «ab uno non nisi unum», sur lequel repose la thèse néoplatonicienne de la création médiate de la matière ( o).

Sur les principes des êtres matériels

108. Q u o d , s i c u t e x m a t e r ia n o n p o t e s t a l iq u i d f i e r i s in e a g e n t e ,

ITA NEC EX a g e n t e POTEST ALIQUID FIERI SINE MATERIA; ET QUOD DEUS

NON EST CAUSA EFFICIENS, NISI RESPECTU EIUS QUOD HABET ESSE IN

POTENTIA MATERIAE (46; 6,18).

1. De même que rien ne peut surgir de la matière sans l’intervention d’un agent, ainsi un agent est incapable de rien produire sans matière préalable. Sur la base de cette affirmation, que vérifient constamment les transformations naturelles, on conclut que Dieu n’est, lui non plus, cause efficiente que par rapport à ce qui existe déjà dans la puissance de la matière.

2. Le caractère hétérodoxe de cette thèse est patent : elle limite la causalité de Dieu à réduction des formes hors de la matière, supposée incréée et éternelle. Pour le christianisme. Dieu est créateur de tout ce qui existe, la matière y comprise ( ) : il ne transforme pas, il crée

(®) Cf. T homas A q u in a s , In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3.(9) Ibid.(“ ) Cf. supra, p. 113, note 8.(1) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 3001-3003 (anciens

1782-1784).(2) S’il est créateur de tout ce qui existe. Dieu n’est pas la cause (immédiate) de

transformations substantielles; il n ’est pas un agent transformant ce qui existe dans la puissance de la matière. Les textes aristotéliciens du XIIl^ siècle affirment cela couramment. On peut donc se demander si le «nisi» de l’article 108 n’est pas le fait des censeurs, la thèse des artiens étant au contraire : «Deus non est causa efficiens (immediata) respectu eius quod habet esse in potentia materiae».

Page 88: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

178 SUR LES PRINCIPES DES ÊTRES MATÉRIELS

3. Dans son commentaire à la Physique, Siger de Brabant soulève une question de portée générale :

Utrum illud quod factum est, necessario habet principium ex quo fiat (q. 20).

La réponse est nette : selon les philosophes, qu’il s’agisse d’un être éternel ou engendré par transformation, il faut toujours un principium ex quo f it :

Et declaratio eius, per quam veniunt ad hoc, est haec, quia nullum factum ex se est, ut videtur eis, sed ex factore; om ne tam en fa c tu m habet m ateriam , qua p o te s t esse, quia s i non, videbatur eis quod agens fa c e re t illud qu od im pos- sib ile est fieri, ut fieret, agente aliquo, album nigrum. Et idée dixerunt philo- sophi quod omne factum fit ex aliquo 0 .

La parenté de cet enseignement avec la proposition 108, la première partie spécialement, est évidente. Mais Siger se borne ici à présenter la pensée des philosophes, comme le montre sa prise de position résolue :

credo tamen quod omne factum novum est, et quod non oportet omne factum habere principium ex quo fiat (4).

Pour lui, tout ce qui est nouveau par voie de transformation procède d’un principium ex quo fiat; mais ce qui est créé, ce qui advient ex nihilo, non per transmutationem, n’a pas besoin d’un principium ex quo fia t ; « sufficit ad hoc potentia agentis potentissimi » Sur ce point, la conformité de la pensée de Siger avec la doctrine chrétienne est parfaite. La même constatation s’impose à la lecture des autres œuvres du maître, telles le De anima intellectiva ou les Jmpossibilia, où il répète que Dieu crée et ne transforme pas (®).

(3) E d . A . ZiMMERMANN (1974), p . 181, L 25-30.(“) Ibid., p. 181-182, 1. 58-59.(5) Ibid., p. 182, 1. 65-66.

(«) Ainsi dans le De anima intellectiva (V), Siger affirme : « sciendum est quod, cum anima sit facta, verum est dicere eam esse non factam ex aliquo praeiacente »; ed. B. Ba zà n (1972), p. 93, 1. 74-75. De même, dans les Impossibilia (I) ; « ... primum autem principium nihil praesupponit in entibus cuius non sit causa, hinc est quod non est causa eorum tantum in ratione finis, sed in ratione efficientis. Nec oportet quod omnia moveantur. Est enim causa efficiens immobilium sub hac ratione, quod immobilia in esse suo dépendent ex Deo, sicut ex eo quod est causa ut sint, licet non dependeant ex eo sicut ex quo f it transmutatio ad esse aliquod eorum. Sicut enim in ipsis mobilibus causa efficiens est unde est transmutatio ad esse eorum immédiate, et non causat efficiens transmutationem illam per transmutationem aliam quam causet, qua fiat transmutatio ad esse illius transmutationis — sic enim in infinitum procederetur — , sic et immobilium debet intelligi causa efficiens, quod esse eorum immédiate sit a sua causa»; ed. B. Ba zâ n (1974), p. 72, 1. 49-60.

ARTICLES 108 ET 109 179

Or le P. M andonnet a rapproché précisément la proposition 108 d’un passage des Impossibilia :

Dicendum quod Deus non est causa omnium entium in genere materiae, eo quod materia in suo esse innititur alii, sicut formae, et efficitur in esse ab agente. Forma etiam, quantum ad esse suum, fundatur in materia et dependet ex ea, et efficitur ex agente. Quae omnia rationi primae causae répugnant; et ideo non est causa in hoc genere causae nec in illo, sed est causa omnium in genere finis C).

Selon Mandonnet, dans ces Hgnes, « Siger nous apprend que Dieu n’est pas la cause de tous les êtres physiques, ni quant à la matière, ni quant à la forme. La matière a sa raison d’être dans la forme, et celle-ci est produite par un agent physique, toutes choses qui répugnent à la cause première. Dieu n’est cause de tout que par finalité » (*).

Mais cette interprétation est un contresens manifeste (®). Il suffit de lire l’objection à laquelle Siger répond ici, pour comprendre ce qu’il veut dire : Dieu n’est pas Cause première dans le genre de la cause matérielle, ni dans le genre de la cause formelle; il ne peut y avoir de cause première dans ces deux ordres de causes, en raison de la dépen­dance réciproque de la matière et de la forme. Il est vrai que, dans ce passage, Siger ne parle pas de Dieu comme cause efficiente, mais c’est simplement parce que l’objectant n’en parlait pas ! Quelques lignes plus bas, il enseigne expressément que Dieu est créateur de tout ce qui est distinct de lui (^“).

109. Q u o d fo r m a , q u a m o p o r t e t e sse e t f i e r i in m a te r ia , n o n

POTEST AGI AB ILLO QUOD NON AGIT EX MATERIA (103; 6,42).

1. Dieu peut-il causer des formes matérielles? Cette proposition le nie implicitement : la forme ne peut être produite que par l’agent qui transforme la matière.

2. C’est exact et orthodoxe, car Dieu crée et ne transforme pas. La forme n’est qu’un composant, un principe d’être. Seules sont créées les substances simples ou composées. Il n’y a donc ici aucune atteinte

(’) Impossibilia (I), ed. B. Ba z â n (1974), p. 71, 1. 21-'il.(8) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 167-168.(®) Cf. F. V an Ste en b er o h en , M aître Siger de Brabant (1977), p. 304, n. 45 :

« À propos de la causalité créatrice et universelle de Dieu, l’exégèse des textes de Siger par le P. Mandonnet renferme des contresens surprenants, déjà relevés par Cl. Baeum ker {Zur Beurteilung Sigers von Brabant, pp. 195-198) ».

(1°) Cf. le texte des Impossibilia cité supra n. 6.

Page 89: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

180 SUR LES PRINCIPES DES ÊTRES MATÉRIELS

à la doctrine chrétienne de la création, contrairement à ce qu’ont pu soupçonner les censeurs.

3. Commentant le livre V de la Métaphysique, Siger rencontre ce problème : «Utrum unum aliquid, per hoc quod compositum est ex materia et forma, vel ex subiecto et accidente, possit seipsum trans- mutare» (q, 15). En cours de réponse, il affirme :

non est intelligendum quod in virtute agentis sit facere formam, quia forma non est factibilis per se, sed (agens) facit compositum, quod per se est factibile, de potentia ad actum. Unde Averroes et similiter Aristoteles dicunt quod agens non est formae factor, sed eius extractor (^.

Ainsi, d’après ce passage, la production de la forme ne va pas sans celle du composé. C’est la thèse d’Aristote dans la Métaphysique (~). Elle est parfaitement orthodoxe et ne met nullement en question la causalité divine (3); il s’agit exclusivement de l’action des agents naturels.

Même doctrine au livre VII de la Métaphysique, où Siger affirme qu’il n’est pas au pouvoir de l’agent naturel de produire une forme matérielle nisi ex aliquo :

in virtute agentis non est ut faciat formam in materiam nisi ex aliquo ('’).

Si des textes de ce genre ont été à l’origine de l’article 109, c’est bien à tort, car ils ne compromettent nullement la conception chrétienne de la causalité créatrice.

M. Giele a rapproché de la proposition 108, certains passages du De anima qu’il a édité (s). Ils rappellent plutôt la proposition 109 :

imaginantur quidam quod, cum materia in summo disposita est, tune datur forma (®).

Dico quod formam fieri ex nihilo, ita quod fiat ex materia subiecta suo fieri, cum nihil illius formae in ilia {ms. illo) praeerat, non est inconveniens. Formam autem fieri ex nihilo, ita quod nihil praeerat nec materia subiciatur suo fieri, hoc habuerunt philosophi pro inconveniente C).

0 ) Ed. C. A. G raiff (1948), p. 330, L 16-20.(2) A risto te , Metaph., VII, 8, 1033 a 24-1033 b 19; XII, 3, 1069 b 35-36.(®) Comme c’était le cas dans la seconde partie de l’article 108, (p. 177).(4) Ed. C. A. Graiff (1948), p. 373, 1. (30)-(31).(®) Cf. M. G iele, Un commentaire averroïste ... (1971), p. 157. L’auteur renvoie

aussi aux prop. 68 (supra, p. 120), 188 et 194 (infra, p. 280 et 286).(") Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 114, 1. 55-56;

aussi dans Un commentaire averroïste ..., p. 94, 1. 11-12.(7) Ibid., respectivement, p. 114-115, 1. 58-62; p. 94, 1. 13-18.

ARTICLES 109 ET 110 181

Ces propos se lisent dans la réponse du maître à une question de philosophie naturelle : « Utrum lumen fiat in medio ita quod generetur ex medio » (II, 24). La réponse est négative et imphque le rejet de la doctrine de Vinchoatio formalis. Selon l’auteur, la potentia passiva (®) de la matière et la potentia activa de l’agent suffisent pour exphquer l’apparition des formes. Mais s’ils suffisent, ces deux principes sont aussi indispensables : « sufficiunt ad factum quodlibet et quaelibet factio exigit haec principia » (éd. polonaise : hoc principium) (^). C’est pour cela qu’on ne peut parler de la factio ex nihilo de la forme. Non, comme l’ont prétendu certains, parce que la matière devrait être rendue in summo disposita ad formam par la présence en elle d’une potentia activa (^°), mais parce que la potentia passiva materiae est toujours requise pour rendre possible l’action efficace de l’agent ( ).

Ainsi, le premier passage cité par M. Giele présente une conception rejetée par l’auteur. Seul le second reflète sa pensée et il a raison de dire que la forme matérielle n’est pas «créée». Si l’auteur de ce passage est visé par l’article 109, les censeurs ont eu tort de lui en faire un reproche ( 2),

110. Q u o d f o r m a e n o n r e c ip i u n t d iv is io n e m n is i p e r m a te r ia m .—

ERROR, NISI INTELLIGATUR DE FORxMIS EDUCTIS DE POTENTIA MATERIAE

(191; 13,1).

1. On a vu précédemment, en édudiant les articles 42 et 43, que bien des maîtres s’étaient ralliés à la doctrine aristotéhcienne, selon laquelle les individus ne peuvent être multipHés dans une espèce sans matière (i). La proposition 110 ressortit à la même problématique : les formes ne

(®) L’édition polonaise maintient à tort «potentia activa». On lit «potentia passiva» dans l ’édition de Louvain; cf. ibid., respectivement p. 113, 1. 98-99; p. 92, 1. 32.

(®) Ibid., respectivement p. 113, 1. 101-102; p. 92, 1. 35-36.( 0) Opinion rapportée dans le premier passage cité par M. Giele.( ) Voir le second passage cité plus haut.(12) Certaines affirmations de Boèce de Dacie, par exemple dans les Q. de generatione

et corruptione, suggèrent aussi la comparaison avec la proposition 109. Ainsi, on peut y lire (I, 14) ; « ... necesse est formam, quae per generationem adquiritur, in subiecto generari et m ateria» (ed. G. Sa jô , 1972, p. 29, 1. 33-35). Mais ces propos n’ont riepi d’hétérodoxe et on aurait tort de les interpréter comme restreignant la causalité divine. On sait d’ailleurs que Boèce tient fortement à la thèse de la création : «si nihil esset cuius factio non esset generatio, universaliter nihil esset factum : mundo enim nulla materia praesupponi potest ex qua posset fieri; ideo necesse est ponere factionem aliquam quae non sit ex subiecto et materia» {ibid., I, 13, p. 27, 1. 36-40).

(1) Cf. supra, p. 82-87.

Page 90: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

182 SUR LES PRINCIPES DES ÊTRES MATÉRIELS

reçoivent la division que par la matière. C’est une erreur, notent les censeurs, si on ne limite pas la portée de l’affirmation aux formes tirées de la puissance de la matière. Ils insinuent donc que les formes im­matérielles peuvent être multipliées également. Ils ne parlent pas d’une multiplication des formes au sein d’une même espèce, mais la chose est manifestement sous-entendue.

2. La thèse a été ressentie sans doute comme une atteinte à la toute- puissance divine, mais elle est parfaitement orthodoxe (2).

3. Nombreux sont les passages dans lesquels Thomas d’Aquin, Siger de Brabant, Boèce de Dacie, pour ne mentionner qu’eux, repren­nent la thèse aristotélicienne condamnée. On trouvera les textes les plus significatifs dans la notice relative aux propositions 42 et 43

111. Q u o d e le m e n t a p r a e v ia g e n e r a t i o n e s u n t f a c t a e x i l l o

CHAOS, SED SUNT AETERNA (202; 11,21).

112. Q u o d e le m e n t a s u n t a e t e r n a . S u n t t a m e n f a c t a d e n o v o

IN DISPOSITIONE QUAM MODO HABENT (107; 11,15).

1. Selon la première de ces deux propositions, les éléments ont été engendrés (par l’action du Démiurge) à partir du chaos; mais ils préexistaient dans l’indistinction du chaos et, en ce sens, ils sont éternels. C’est la thèse de Platon, dans le Timée notamment (0- Les mots «exillo chaos», semblent se rapporter au vacuum antérieur à la génération du monde, dont il a été question à l’article précédent (201), qui est l’article 190 dans notre classement.

La seconde proposition y oppose la thèse aristotélicienne : les éléments comme tels sont éternels; cependant ils sont engendrés nouvellement dans l’état concret où ils se trouvent actuellement. En d’autres mots, telle ou telle particule d’eau ou d’air n’est pas éternelle, mais résulte d ’une génération plus ou moins récente.

2. Affirmant l’éternité du monde, les deux propositions sont hétéro-

(2) Cf. supra, p. 83.(3) Cf. supra, p. 82-87. Notons toutefois que, selon ces maîtres, c’est moins la matière

première comme telle, que la quantité, qui constitue formellement l’individuation des substances matérielles, bien que celle-ci soit évidemment fondée au niveau de la substance et grâce à la matière. Voir à ce sujet les développements relatifs à l’art. 116 (ci-dessous, p. 188-191).

0 ) P la to , Timaeus, 28.

ARTICLES 111 ET 112 183

doxes (2). La première, en outre, ravale l’action créatrice de Dieu à celle d’un démiurge ordonnant un chaos primitif incréé (3),

3. La source de ces deux articles a sans doute été le commentaire de Boèce de Dacie sur le premier livre du De generatione et corruptione : «U trum elementa sint genita ex chaos confuso» (q. 10). Dans sa réponse, Boèce évoque d’abord la position des anciens philosophes ;

dixerunt qu idam ph ilosophi antiqui (prim o) quod mundus non est aeternus ex parte ante ; secundo dixerunt quod m undus habet causam agentem , scilicet (■*) intellectum ; tertio dixerunt (quod) agens non potest agere nisi praeexistat a liq uod agibile quod erat in potentia ad ipsum quod agitur, et ideo ante mundum posuerunt chaos confusum in quo erant omnes partes mundi indistinctae, quae partes m undi erant in potentia ad form am m undi, et ille in tellectus so lu s in aliqua hora incepit segregare partes m undi et corpora caeli; prim o ignem sursum , terram deorsum et elem enta m edia, et factus est m undus (®).

Mais, ajoute aussitôt Boèce, cette manière de voir est intenable, selon Aristote :

Secundum position em A ristotelis, prim um dictum eorum est im possib ile, scilicet q u od m undus non sit aetem us a parte ante . .. Secundum sim iliter est im possib ile quod dicunt, scilicet quod elem enta facta sunt ex chaos, quia o m n e corpus est aliqua pars m undi; sed antequam factus esset m undus, n o n fu it m undus, ergo neque a liquod corpus (®).

Ainsi donc, il faut dire que les éléments n’ont pas été produits à partir d’un chaos primitif :

Id eo d icendum quod elem enta non exiverunt ex chaos, in quo prius erant co n fu sa , quia ante elem enta non potuit (Sajô ; possit) esse a liquod corpus generabile (").

En réalité, les éléments s’engendrent mutuellement :

d ico quod elem enta non generantur ex n ih ilo , nec ex m ateria nuda, et non sequitur qu od generantur ex chaos, sed generantur ex se invicem, ignis ex terra, et e converso (®).

(2) Cf. supra, p. 148, n. 3.(3) Cf. supra, p. 76, n. 1.(“*) scilicet] scr. Zimmermann ; sicut scr. Sajô. Cf. Archiv fur Geschichte der

Philosophie 55 (1973) p. 246.(5) Ed. G. Sajô (1972), p. 23, 1. 42-52. L’éditeur écrit « (in) medio » au lieu de

« media », mais le feu et la terre sont aussi des éléments.(6) Ibid., 1. 54-64.(7) Ibid., 1. 68-70.(«) Ibid., p. 24, 1. 76-78.

Page 91: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

184 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

Mais qu’en est-il de la première génération des éléments {de prima générâtione elementorum) (s)? Il n'y en a jamais eu, répond Boèce :

Tu infers (Sajô : aufers) dualitatem quam Aristoteles non opinatur; primam generationem non attribuit elementis (i°).

La génération des éléments est donc éternelle.La correspondance entre cet exposé et les deux propositions suspectes

est manifeste. La première semble avoir été inspirée par la première partie de l’exposé. Le monde et les éléments y sont présentés comme non éternels, mais les censeurs ne s’y sont pas trompés : préexistant confusément dans le chaos, les éléments doivent être dits éternels en un certain sens.

Quant à la seconde partie de l’exposé, elle exprimait selon le maître danois la seule position admissible par un philosophus natiiralis. Mais, légitimes du point de vue de sa science, les affirmations du naturalis ne sont pas l’expression dernière de la vérité, estime Boèce dans le De aeternitate mundi (ii). La vérité s’identifie avec l’enseignement de la foi, auquel Boèce semble s’être toujours rallié en définitive.

Sur l’homme et Tintellect

113. Q uO D HOMO EST HOMO PRAETER ANIMAM RATIONALEM (11; 10,5).

1. Pour Averroès, l’intellect agent et l’intellect réceptif sont séparés et uniques pour toute l’espèce humaine. Ils ne sauraient donc être la forme substantielle des individus humains. La proposition 113 tire la conséquence de cette doctrine : l’homme est homme indépendamment de l’âme rationnelle.

2. Le caractère hétérodoxe de cette proposition est patent puisque l’homme n’est plus alors qu’un animal supérieur mortel ( ).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Elle a peut-être été inspirée par Siger de Brabant ou par l’anonyme de M. Giele.

Ce dernier défend avec conviction (I, 6, mais surtout II, 4) la sépa­ration substantielle de l’âme intellective : celle-ci ne peut être ni la

(») Ibid., 1. 78-79.(10) Ibid., 1. 7 9 -8 L0^) Ed. N . G . G reen-P edersen (1976), p. 351-353, 1. 438-492.(1) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°s 1440 (ancien 738),

2766, 3771.

ARTICLE 113 185

forme, ni l’acte du corps selon sa perfection substantielle; aussi l’homme, à proprement parler, n’intellige pas (2). Seule l’âme intellective intellige.

La proposition 113 est le corollaire de cet enseignement.

Quant à Siger, il soutient à plusieurs reprises, dans ses Q. in tertium de anima, que l’âme intellective est une substance séparée, unique pour toute l’espèce humaine Elle n’est unie aux individus que par l’opération.

Mais, selon Siger, l’intellect forme avec le vegetativum et le sensitivum une âme composée (q. 1); l’âme intellective est même, en un certain sens, la «forma compositi» ( ). On peut donc se demander s’il aurait accepté la formule «hom o est homo praeter animam rationalem». Question d’autant plus importante qu’on connaît sa réponse dans ses œuvres ultérieures.

Dans le De intellectu, il insiste beaucoup sur l’intimité de l’union entre l’intellect et la cogitative, au point d ’y reconnaître comme deux semi-animae (^), et il fait dépendre de cette union la spécificité de l’homme. Il tient une position intermédiaire entre les Latins et les averroïstes, écrit Nifo, car, s’il enseigne que l’intellect est indivisible, immatériel et unique, il affirme aussi

quod sit forma constituens hominem et hune hominem, hominem in esse specifico, et hune hominem in esse hoc; et sic dare esse in individuo et specie; et sic esse a que sumitur ultima dijferentia specifica et ultimata (®).

On hésite à accepter sans réserve le témoignage de Nifo, d’autant plus que la doctrine qu’il prête à Siger est une monstruosité en méta­physique aristotélicienne (’).

(2) C f II, 4 : «quod homo proprio sermone intelligit, nonconcedo»;ed. M. G iele dans Trois commentaires ... (1971), p. 75, 1. 45; aussi dans Un commentaire ... (1971), p. 59, 1. 31; voir aussi I, 6 : «n o s non intelligimus, ita quod intelligereuniatur nobis sicut forma ens in materia ...»; ibid., respectivement, p. 40, 1. 96-97; p. 28, 1. 26-27.

(3) Voir la récente étude de B. Ba z a n , La union entre elintelecto ... (1975); tous les textes importants y font l’objet d’une étude approfondie.

(4) Cf. q. 4; ed. B. Bazân (1972), p. 15, 1. 40-41.(®) Nifo attribue cette doctrine à Siger : « ... dicunt intellectum non esse totam

hominis animam, sed quasi semianimam, vel semiformam. Fingunt enim de mente Averroys, illud anime quod ex semine deducitur, quod dicatur, gratia exempli, cogitativum, esse medietatem anime humane. Alteram vero medietatem esse intel­lectum extrinsecus accedentem, quod dicatur intellectivum». Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 16.

(6) Ibid., p. 19.(’) Selon B. N a r d i {ibid., p. 102), N ifo n’a pas vu que la doctrine de Jean de

Page 92: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

186 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

La lecture du De anima intellectiva permet d’assurer que l’auteur refuserait d’admettre la doctrine censurée : «hom o est homo praeter animam rationalem ». Sans doute, ce petit traité met une sourdine aux affirmations de Nifo attribuant à Siger la thèse de l’intellect-forme substantielle de l’homme (s) : c’est uniquement parce qu’il est intrinsecus operans que l’intellect peut être dit forma hominis (®). Mais ces réserves ne peuvent donner le change : comme dans le De intellectu, Siger tient ici pour essentielle l’activité de l’intellect dans la constitution spécifique de l’homme : tout le composé humain doit être dénommé ab opere intellectus ; « homo est homo per intellectum » ( “).

L’attribution à Siger de la proposition 113 ne va donc pas sans difficulté, même si sa doctrine est jugée insuffisante aux yeux de la foi chrétienne comme pour la critique philosophique, puisqu’elle refuse de voir dans l’âme intellective, la forme substantielle de l’homme. Encore faut-il se souvenir qu’il ne veut pas trancher ici la question du point de vue de la vérité absolue, mais selon l’enseignement d’Aristote et de ses commentateurs (“ ).

Dans le commentaire sur le De causis, Siger rejette décidément la thèse averroïste (q. 26) :

anim a in tellectiva e s t corporis p e rfec tio e t fo rm a , non sic tamen quod potentia eius sit separata; immo cum eius su bstan tia s i t actu s e t p e rfec tio ipsius m ateriae, sic etiam et eius potentia ( -).

Parvenu au terme de son évolution doctrinale, Siger n’admettait certainement plus la proposition suspecte : « homo est homo praeter animam rationalem » (^s).

Jandun sur l’âme intellective est exactement celle qu’il attribue à Siger. Ce fait ne plaide pas en faveur de sa perspicacité.

(®) Selon Nifo, Siger a enseigné, comme d’autres «Averroys sectatores», cette doctrine : « intellectum intellectivamque animam esse substantialem formam hominis, que hominem in specie constituit, non autem a corpore constituitur ». Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante p. 15.

(9) Ed. B. Ba zâ n (1972), p. 85, 1. 80-85; p. 86-87, 1. 7-16.(10) Ibid., p. 87, 1. 17.(11) Ibid., p. 83-84, 1. 44-48.(12) Ed. A. M a rlasca (1972), p. 106, 1. 106-109. Sur l’évolution doctrinale de

Siger relative aux questions de noétique, voir l’étude récente de G. F io r a v a n t i, Sull'evoluzione del monopsichismo ... (1972). Voir aussi E. P. M a h o n ey , Saint Thomas and Siger o f Brabant revisited (1974); F. V an Steen b er g h en , M aître Siger ... (1977), p. 338-383.

(13) Par contre l’article 113 correspond parfaitement à l’enseignement d’un maître inconnu ; « homo habet unam secundum substantiam perfectionem, et hec eius una perfectio secundum substantiam sunt vegetativum et sensitivum. Intellectivum autem

ARTICLES 114 ET 115 187

114. Q u o d h o m o p e r n u t r i t i o n e m p o t e s t f i e r i a l i u s n u m e r a l i t e r

ET i n d i v i d u a l i t e r (148; 10,4).

1. Cette proposition ahurissante pourrait avoir été imaginée à partir de la théorie qui voit le principe d’individuation dans la materia signata quantitate. À force d’absorber des quantités considérables de substances étrangères, un homme pourrait perdre son individualité et devenir un autre homme numériquement.

2. Une telle opinion compromettrait la permanence de la personne humaine et serait évidemment incompatible avec toute la doctrine du salut personnel. Elle confond d’ailleurs principe d'individuation (fonde­ment de la pluralité numérique dans la même espèce) et principe de l’individualité ou de la personnalité : celui-ci est l’âme spirituelle, forme substantielle et premier principe des activités du composé humain.

3. Source non identifiée.

115. Q u o d D e u s n o n p o s s e t f a c e r e p l u r e s a n im a s in n u m é r o

(27; 6,6).

1. Pour Aristote, le fondement de la pluralité numérique au sein d’une même espèce est la matière. Or l’âme intellective est immatérielle. Ne faut-il pas en conclure qu’elle est une « substance séparée », unique pour toute l’espèce humaine? Si telle est sa condition métaphysique. Dieu lui-même ne pourrait la multiplier.

2. L’opposition d’une telle doctrine à la pensée chrétienne est patente, puisqu’elle exclut la personnalité et l’immortalité de l’individu humain ( ).

3. La proposition doit avoir été inspirée par un passage du De anima intellectiva de Siger de Brabant (c. VII) :

Quod si quis dicat : cum sit anima intellectiva aliqua in me, Deus potest facere aliam similem ei et erunt plures, dicendum quod Deus non potest contradictoria et opposita simul, nec potest Deus facere quod sint plures homines quorum quilibet sit iste Socrates : sic enim faceret quod ipsi essent plures homines et unus, plures et non plures, et unus et non unus. Quod si

est substantia separata et diversa ab Mis, nec est intellectivum secundum suam sub­stantiam perfectio hominis. Alterum enim genus anime est secundum Aristotelem et secundum Commentatorem ». Cité par J. V ennebusch dans Die Einheit der Seele ... (1966), p. 53, note 33.

L’anonyme de Z. Kuksewicz expose aussi une doctrine fort proche de la proposition 113. Mais il ne semble pas reprendre à son compte les thèses hétérodoxes qu’il présente et son commentaire pourrait être postérieur à 1277. Voir Z. K u k se w ic z , Un commentaire « averroïste » . . . (1964).

(1 ) Cf. supra, p. 184, n. 1.

Page 93: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

188 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

anima intellectiva de sui ratione est aliquid individuatum, per se subsistens et sicut Socrates, facere aliam animam intellectivam eiusdem speciei cum aliqua quae nunc est, esset illam factam esse aliam et eamdem cum alia. In separatis enim a materia, individuum est ipsa sua species, et ideo aliud individuum esse sub specie est etiam ipsum contineri sub alio individuo, quod est impossibile (2).

Ainsi, pour Siger, l’âme intellective est unique et Dieu lui-même ne saurait la multiplier. Du moins selon les philosophes, car, en abordant la question, il a bien précisé qu’il présenterait seulement la réponse des philosophes (3). Celle de la foi est différente et c’est elle qui est l’expression de la vérité ( ). La position de Siger est donc orthodoxe, à condition que sa déclaration de foi soit sincère. Sa manière tranchante d’exposer la thèse des philosophes a éveillé la méfiance des censeurs 0 -

116. Q u o d in d iv id u a e iu sd e m s p e c ie i d i f f e r u n t s o l a p o s i t io n e

MATERIAE, UT SOCRATES ET P l a TO; ET QUOD FORMA HUMANA EXISTENTE

IN UTROQUE EADEM NUMERO, NON EST MIRUM, SI IDEM NUMERO EST INd iv e r s is l o c i s (97; 13,4).

1. Comment les individus diffèrent-ils au sein d’une même espèce? Comment Socrate se distinguait-il de Platon? Selon l’article 116, une telle distinction ne peut provenir que d’une localisation différente des deux corps. Mais la forme humaine, numériquement une, étant présente en chacun d’eux, il n’est pas surprenant qu’une réalité numériquement une existe en divers lieux (i).

2. La proposition est hétérodoxe puisqu’elle affirme l’unicité de l’âme humaine (2).

3. La source de la proposition est sans doute l’anonyme d ’A. Zimmer- mann. La q. 17 relative au livre I de la Physique est ainsi formulée :

(2) Ed. B. Ba zAn (1972), p. 103, 1. 48-59.(3) Jbid., p. 101, 1. 1-9.C"*) Ibid., p. 101, I. 9-11 : « certum est enim secundum veritatem quae mentiri non

potest, quod animae intellectivae multiplicantur multiplicatione corporum humano- rum ».

(5) Dans son ouvrage sur Siger .... t. 1 (1911), p. 232, le P. M a n d o n n e t réfère l’article 115 à l’enseignement de Thomas d’Aquin. Bien à tort, car le saint docteur n’a cessé de combattre l’erreur monopsychiste.

(1) Dans sa Declaratio, Raymond Luile voit également dans cette proposition une variante de la thèse monopsychiste averroïste (cf. R a y m u n d u s L u l l u s , Decla­ratio ed. O. K e ic h e r , 1909, p. 173). C’est aussi le cas de Jean de Napies (cf. I0ANNIS DE N e a p o l i Quaestio ed. C. J e l lo u s c h e k , 1925, p. 91,1. 22-24; p. 92,1. 1-6.

(2) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n“ 1440 (ancien 738).

ARTICLE 116 189

« Utrum ad rationem propriam individuae substantiae pertineat aliquod accidens ». L’auteur y répond par l’affirmative. En cours d’exposé, il déclare :

Individua ergo plura eiusdem speciei simul exsistentia differunt sola diversa positione suae materiae, et cum rationes distinctas habeant, ad eorum rationes oportet talia pertinere, ita quod Sors suo nomine dicit formam humanam in materia determinata et distincta positione a materia Platonis (3).

La parenté de ce texte avec la première partie de l’article 116 saute aux yeux. La suite de la réponse permet de poursuivre la comparaison :

Si autem arguitur quod una substantia non potest esse in diversis locis, quia Scr(tis) et Platonis exsistentium in diversis locis videbitur esse diversitas et distinctio etiam secundum substantiam, dicendum quod multitude locorum non répugnât cuilibet unitati substantiae. Cum enim substantia per suam positionem quantitativam loco tangatur et loco adaequetur, loco etiam sicut termino extrinseco terminetur, quod substantia una positione et determinatae materiae per positionem sit in diversis locis, est impossibile. Sed substantia per se et ex suis essentialibus non habet locum tangere nec loco adaequari nec terminari. Propter quod multitudo locorum non requirit substantias exsistentes in illis locis difîerentiis pertinentibus ad essentiam substantiae distinctas ( ).

Ainsi, une perfection substantielle numériquement la même ex suis essentialibus, la forma humana, est partagée à la fois par Socrate et Platon, localisés par la seule quantité en des endroits différents. Veut-on dire que Socrate et Platon ne forment qu’une seule substance? C’est peut-être ce qu’ont cru les censeurs, mais l’auteur veut dire ceci ; ce n’est pas par leur substance comme telle que des individus de même espèce se distinguent numériquement; s’ils sont multiples, c’est grâce à la quantité, accident de la matière; mais, comme tout accident, la quantité suppose un sujet d’inhérence, la substance, dont elle permet précisément la multiplication. Ainsi Socrate et Platon sont bien des substances distinctes; le principe de cette distinction ne réside cependant pas dans le fait qu’ils sont des substances, de même perfection essentielle, mais des substances quantifiées :

Diversae autem positiones quantitativae sunt in diversis substantiis, quarum tamen diversitatem non praesupponunt quasi sint ex se diversae, sed formaliter constituunt. Et sicut incompossibilitas aliquorum accidentium non requirit subjectorum diversitatem nisi secundum numerum et divisione continui.

(®) Cf. A. ZiMMERMANN, Eiiî Kommeiitar zur Physik ... (1968), p. 32, 1. 35; p. 33,I. 1-4.

('>) Ibid., p. 33, 1. 25-34; p. 34, 1. 1-2.

Page 94: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

190 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

non quae s it secundum essentiam , s ic e t i a m e t consim ilem d ivers ita tem r e q u i r u n t in su is s u b je c tis d iv e rs a e p o s i t io n e s q u a n t i t a t iv a e , n is i q u o d eam faciu n t, n o n s u p p o n u n t (s).

Doctrine défendue également par Boèce de Dacie (®) et Siger de Brabant (^), dans des exposés fort proches d’ailleurs de celui du maître ès arts frappé par les censeurs (®). Ceux-ci ont dû voir dans l’exposé

(5) Ibid., p. 34, 1. 6-13.(®) Cf. surtout la q. 3 relative au livre IV des Topiques : « Utrum individua sub una

specie différant solo accidente». La réponse de Boèce est affirmative et l’amène à enseigner ceci : « ... Socrates et Plato sunt duae substantiae, sed non sunt duo in substantia. Duas enim habent formas, quae se ipsis non sunt duae, et duas habent materias, quae se ipsis non sunt duae. Sed sunt formae illae duae, quia receptae in duabus partibus materiae. Illae autem duae partes materiae sunt duae propter quantitatem, quae per se divisibilis est, a cuius divisione dependet multiplicatio omnium eorum, quae sunt una specie ...» (ed. N . G . G reen-P edersen et J. P in b o r g , p. 204,1. 74-80).

Si donc il n’y a pas identité numérique entre Socrate et Platon, c’est parce que {'accident qui les distingue leur est inséparablement uni : « Socrates autem et Plato numéro differunt et secundum suppositum, licet solo accidente différant-, ideo unum illorum non praedicatur de altero; ... Socrates differt a V\mone accidente inseparabili» {ibid., 1. 89-94). De soi, la forme de l’un est aussi celle de l’autre : « ... licet sit alia forma Socratis et alia Platonis, hoc est per accidens; se ipsis enim non sunt illae formae distinctae » (ibid., 1. 96-98). La conformité entre cet enseignement et celui de l’auteur censuré est patente.

C) Voir la q. 20 du livre V de la Métaphysique. Au regard de l’historien en quête des sources de l’article 116, la version de Vienne, lat. 2330 est supérieure à celles de Paris, Nat. lat. 16297 et de Munich, Clm 9559 (ed. C. A. G r a iff , 1948, p. 347 sv.), car on y précise que les conditions individuantes distinguant Socrate de Platon sont d’ordre accidentel : « ad rationem individui pertinet aliquod accidens, nam condiciones individuantes bene sunt de ratione individui secundum quod individuum est, licet non secundum quod substantia est»; c’est pourquoi, à la différence des formes im­matérielles distinctes entre elles en tant que formes, Socrate et Platon se distinguent uniquement par le fait que la même forme est forme de Socrate, en tant que tel, et de Platon en tant que tel : « ... (in immaterialibus), sunt ibi plures formae sed non sunt eadem forma, sicut dicimus quod forma Socratis ut in Socrate est, est alia ab forma Platonis ut est in Platone » (ed. A. D o n d a in e et L. J. Ba t a il l o n , dans Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ..., 1966, p. 232). Voir aussi les deux questions de Siger «circa unitatem numeralem substantiarum» dont il a été question plus haut (ci-dessus, p. 86, n. 10).

(*) Plusieurs auteurs ont cru retrouver en l’article 116 l’enseignement de Thomas d’Aquin (cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1, 1911, p. 232, n. 2; C. J e l lo u sc h ek , Quaestio ..., p. 82-83; P. D u h em , Le système du monde ..., t. 6, 1954, p. 67; H. N ar- d o n e . St. Thomas Aquinas ..., 1963, p. 67). Mais le rapprochement peut difficilement être maintenu, car la doctrine de S. Thomas sur le principe d’individuation est beaucoup plus nuancée : jamais il n’a dit que deux individus ne se distinguent que par la localisation de leurs corps.

ARTICLES 116 ET 117 191

du maître inconnu l’affirmation implicite du monopsychisme, alors qu’il n’y est jamais question de l’âme intellective.

117. Q u o d i n t e l l e c t u s e s t u n u s n u m é r o ; l i c e t en im s e p a r e t u r

A CORPORE HOC, NON TAMEN AB OMNI (32; 8,6 ).

1. Comme l’article 115, celui-ci affirme l’unicité de l’âme intellective. On explique cette thèse (enim) en disant que, lorsque meurt un individu humain, l’âme immatérielle qui le quitte, est l’âme unique de l’espèce humaine; cette âme est toujours unie à un certain nombre d’individus (pour y exercer son opération intellectuelle).

2. L’opposition d’une telle doctrine à la pensée chrétienne est flagrante ( ).

3. Comme l’a signalé É. Gilson (^), suivi par H. Nardone ( ), Siger de Brabant est sans doute la source de cette proposition.

Dans In tertium de anima, à propos de la question : « Utrum anima separata pati possit ab igne » (q. 11), il écrit :

Forte, si quaereretur ab Aristotele utrum anima intellectiva esset passibilis, ipse responderet quod ipsa intellectiva separata impassibilis est, et forte ipse cum Commentatore eius diceret quod ipsa inseparabilis est, et si separetur ab hoc corpore, non tamen ab omni corpore simpliciter separatur. Et hoc quod Aristoteles dixit contra Pythagoram, quod non quaelibet anima ingreditur quodlibet corpus, debet intelligi per hoc quod ipse velit dicere quod intellectus, licet non sit nisi unus in substantia, non numeratus substantialiter secundum numerationem hominum, tamen ita appropriât corpus hominis quod non se inclinât ad corpus, id est, brutorum ( ).

Les deux thèses combattues par l’article 117 sont affirmées dans ce texte : l’unicité de l’intellect et sa séparation « ab hoc corpore, non tamen ab omni»; l’identité est d’ailleurs littérale entre cette expression, que Siger emprunte à Averroès, et la finale de la proposition censurée.

Dans le De anima intellectiva, Siger traite aussi les problèmes de la séparation et de l’unicité de l’intellect : l’intellect est unique (^); il n’est pas lié nécessairement à tel individu déterminé (®). Mais, outre

( ) Cf. supra, p. 184, n. 1.(2) Cf. É. G ilso n , History o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729, note 54.(3) Cf. H . N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 67.(4) Ed. B. Ba zâ n (1972), p. 34, 1. 92-101.(®) Cf. supra, notice relative à l’article 115 (p. 187-188).(®) Cf. chap. VI : « ... dicendum est secundum expositionem Commentatoris et

forte intentionem Aristotelis secundum praedicta, quod anima separatur ab hoc corpore ita quod manet; licet non sit eius actus, tamen nec penitus a corpore separatur, eo quod, etsi non sit huius corporis corrupti actus, tamen est alterius corporis actus.

Page 95: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

192 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

une évolution doctrinale sensible par rapport aux Q. in tertium de anima ('=’), une modification importante doit être signalée : à plusieurs reprises, l’auteur précise que son propos est de présenter la doctrine des philosophes, résolu à leur préférer, en cas de divergence, les enseignements de la foi chrétienne (*). C’est à elle qu’il se rallie finalement pour affirmer la multiplicité des âmes intellectives ('’),

Dans les Q. super librum de causis, où Siger a définitivement abandonné le monopsychisme, il taxe non seulement d’hérétique, mais d'irration­nelle la thèse averroïste de l’intellect unique et séparé (^°).

En reprenant la proposition 117 aux Q. in tertium de anima, les censeurs n’ont pas tenu compte de l’évolution ultérieure de Siger. C’était leur droit, puisque l’erreur averroïste avait sans doute encore des partisans ( ).

cum secundum intentionem Philosophi species humana sit aeterna sicut et eius perfectio quae est anima intellectiva». Ed. B. Ba z à n (1972), p. 97-98, 1. 54-60.

O Siger accentue l’union naturelle et intrinsèque de l’intellect unique avec les individus; celui-ci est forme naturelle; non forme substantielle, mais form a intrinsecus operans. Voir à ce sujet le chap. III, surtout aux pages 84 sv.

(“) Cf. ibid., éd. citée, p. 70, 1. 14; p. 83-84, 1. 44-48; surtout p. 88,1. 50-53 : « H o c dicimus sensisse Philosophum de unione animae intellectivae ad corpus; sententiam tamen sanctae fidei catholicae, si contraria huic sit sententiae Philosophi, praeferre volentes, sicut in aliis quibuscumque ».

(®) Cf. ibid., p. ICI, 1. 9-11 : «certum est enim secundum veritatem quae mentiri non potest, quod animae intellectivae multiplicantur multiplicatione corporum humanorum ».

(10) Cf. q. 27, ed. A. M arlasca (1972), p. 111-112, 1. 114-115, 147-150 : « Com- mentator ... opinatus est intellectum esse unum numéro omnium hominum ... Sed ista positio in fide nostra est haeretica, et irrationalis etiam sic apparet. Intellectu enim existente form a corporis, sicut vult Aristoteles universaliter de anima, satis planum est qualiter oportet intellectum numerari et multiplicari multiplicatione humanorum corporum ».

(11) Dans son étude sur les Q. de anima qu’il a éditées, M. G iele a rapproché l’article 117 de certains passages de ce commentaire (cf. M. G iele, Un commentaire averroïste . . . , 1971, p. 158). Le monopsychisme est évidemment professé par l’auteur (cf. p. 117-118), mais aucun passage invoqué ne peut soutenir la comparaison avec les textes de Siger de Brabant comme source de l’article 117.

Par contre, même s’il ne semble pas qu’elles aient directement inspiré l’article 117, certaines affirmations de Boèce de Dacie dans ses Q. in Physicam (III, 31) méritent d’être épinglées. On lui objecte que, si le monde était éternel, l’infini en acte serait réalisé par les âmes intellectives subsistantes de tous les hommes du passé. Voici sa réponse : « ... dico quod Commentator concedit 3° De anima, quod generatio aeterna est et infiniti homines corrupti sunt, et tamen non est numerus infinitus. Dicit enim animam rationalem separari ab hoc corpore, sed non a corpore simpliciter. Sustinentes contrarium dicunt quod generatio non est aeterna». Ed. G. Sa jô 1974, p. 307,1.28-33). Boèce répond donc à l’objection sans s’engager. Réponse prudente et probablement

ARTICLE 118 193

118. Q u o d i n t e l l e c t u s a g e n s e s t q u a e d a m s u b s t a n t ia s e p a r a t a

SUPERIOR AD INTELLECTUM POSSIBILEM; ET QUOD SECUNDUM SUBSTANTIAM,

POTENTIAM ET OPERATIONEM EST SEPARATUS A CORPORE, NEC EST FORMA

CORPORIS HOMiNis (123; 8,22).

1. La thèse de l’intellect agent séparé et unique pour toute l’espèce humaine est une doctrine inspirée d’Avicenne, bien que la dixième Intelligence, appelée par les Latins le Dator formarum, ne soit pas, à proprement parler, un intellect agent (aristotélicien). Certains maîtres chrétiens (Roger Bacon, Guillaume d’Auvergne, plus tard Roger Marston) ont identifié l’intellect agent unique d’Avicenne, au Dieu illuminateur de S. Augustin (i).

Averroès professe l’unicité des deux intellects humains, le réceptif et l’agent. Les averroïstes parisiens l’ont suivi et c’est leur position qui est visée ici : l’intellect agent est une substance séparée supérieure à l’intellect possible; selon la substance, la puissance d’opération et l’opération elle-même, il est séparé du corps et n’est pas la forme du corps de l’homme.

2. Thomas d’Aquin reconnaît expressément, dans le De unitate intellectus, que la doctrine de l’unicité de l’intellect agent n’est pas opposée à la foi chrétienne et il exphque pourquoi (-).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. 11 n’est pas exclu qu’elle ait été inspirée par Siger de Brabant, dont la doctrine sur l’intellect agent présente des variations notables. Alors que les Q. in tertium de anima font de l’intellect possible et de 1 intellect agent deux puissances de l’âme intellective, unique et séparée (^), le De intellectu, les Q. naturales de Lisbonne et le De anima intellectiva présentent 1 intellect agent et l’intellect possible comme deux substances distinctes. En outre, pour les Q. naturales, intellect agent et intellect possible constituent ensemble l’âme intellective; mais pour le De anima intellectiva, l’intellect agent est plutôt un élément extrinsèque à l’âme

sincère : on sait par le De aeternitate mundi qu’il jugeait indémontrable l’éternité du monde, comme d’ailleurs la thèse opposée.

(1) Cf. É. G ilson , Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin (1926), surtout^ p. 46-111; sur l’« augustinisme avicennisant » de Roger Marston, cf. du même auteur, Roger Marston, un cas d'augustinisme avicennisant (1933).

(2) Cf. T homas A q u in a s , De unitate intellectus ..., ed. L. W. K eeler (1936), § 86, p. 54-55, 1. 5 sv. Ed. leon. (1976), p. 307, 1. 1-21.

(3) Ed. B. Ba zâ n (1972), p. 44, 1. 29-33; p. 45, 1. 63; p. 58, 1. 42-43. Voir aussi B. Ba z â n , La noétique ... (1971), p. 451-452, n. 108.

Page 96: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

194 SU R L’HOMME ET L’INTELLECT

intellective, et, selon Nifo, le De intellectu l’identifie à Dieu lui-même ('*). Voici le témoignage de Nifo ;

Multi in positione perypateticorum ac Averroys persistentes et ego diu credidimus intellectum potentie esse intellectum separatum, ultimum abstrac- torum, ut Averroys, commento 19 tertii libri de anima ... Intellectus autem agens erit tune secundum hoc Deus. Deus enim potest dupliciter intelligi ; uno modo, ut illuminans quoddam, illustrans omnia entia, et hoc pacto dicitur intellectus agens; alio modo, ut efficiens omnia entia in esse, et sic dicitur primum principium ac primus motor. Volunt ergo hi quod, quo pacto ex nauta et navi, vel arte et instrumento fit unum ens, unitate ad operationem unam efficiente, ita ex Deo et infimo intellectu, qui dicitur potentia, fit unum tanta unitate, quanta sufficit ad operationem unam, scilicet ad intelligere, quod dicitur respectu agentis abstrahere, respectu possibilis intelligere. Rationalis ergo anima apud hos nihil aliud est, nisi colligatum ex Deo, ut illuminante, et infimo abstractorum, ut illuminabili. Et hoc diu opinatus sum esse Averroys positionem ( ).

Entre cet enseignement et la proposition censurée, une certaine correspondance est manifeste. Elle est trop lâche cependant pour voir sans réserve en Siger la source de l’article 118, d’autant plus que le témoignage de Nifo doit être accueilli avec prudence.

119. Q u o d m o t u s c a e l i s u n t p r o p t e r an im a m i n t e l l e c t i v a m ; e t

ANIMA INTELLECTIVA SIVE INTELLECTUS NON POTEST EDUCI, NISI MEDIANTE

CORPORE (110; 8,10).

1. Cette proposition est assez mystérieuse. Elle affirme, d’une part, que la fin des mouvements du ciel est l’âme intellective, et, d’autre part, que l’âme intellective ne peut apparaître que par la médiation du corps. De quoi s’agit-il au juste?

Si on se place dans l’optique de la cosmologie aristotélicienne bien connue des maîtres ès arts, on pense naturellement à l’âme de la sphère céleste, fin de son mouvement. C’est la thèse que présente Siger de Brabant dans son commentaire sur le De causis ( ).

(“*) Pour tout ceci, voir Z. K u k se w ic z , De Siger de Brabant à Jacques de Plaisance ... (1968), p. 26 sv. Mais on situera, contrairement à l’auteur, la date de com position du De intellectu avant celle du De anima intellectiva (ibid., p. 32 et 44); voir B. Ba z à n , La noétique ... (1971), p. 207-243; F. V a n Steen b er g h en , Maitre Siger de Brabant (1977), p. 63.

(®) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 21. Sur l’application de ce texte à Siger, cf. ibid.

( ) Cf. q. 13, ed. A. M arlasca (1972), p. 69, 1. 57-62 : « ... oportet caelum quod ... per appetitum movetur, moveri finaliter propter aliquid valde nobile, non propter haec inferiora fine principali, sed propter naturam aliquam intelligentiae separatam

ARTICLES 119 ET 120 195

Mais ne s’agirait-il pas de l’âme humaine, comme la suite de la proposition invite à le croire? Dans son Compendium theologiae, Thomas d’Aquin affirme que la fin dernière du mouvement du ciel est l’accomplissement du nombre des élus (2), par conséquent, des âmes intellectives, principes d’immortalité de ces élus. Dans la perspec­tive anthropocentrique d’Aristote, la fin du mouvement du ciel est aussi la genèse de l’espèce humaine, dont l’activité la plus noble est la pensée, la contemplation de la vérité. On peut donc dire, en bon aristotélicien, que la fin des mouvements célestes est l’âme intellective.

Mais l’article 119 présente l’apparition de l’âme comme une éduction (educi), ce qui est le propre des formes matérielles; l’insistance sur la nécessaire médiation d’un corps pour qu’apparaisse l’âme semble le confirmer. De quel corps est-il question ici? S’agit-il d’un corps céleste, cause immédiate de toutes les formes matérielles dans le monde sublunaire (3), ou de l’élément somatique de l’homme? Dans les deux cas, la proposition rappelle la thèse matérialiste d’Alexandre d’Aphro- dise, pour qui l’intellect, forme matérielle, est tiré de la puissance de la matière (“*).

2. La première partie de l’article 119 n’a rien d’hétérodoxe, qu’elle concerne l’âme de la sphère céleste ou l’âme humaine. La seconde partie implique une psychologie matérialiste, évidemment incompatible avec la foi catholique, car, si l’âme est une forme matérielle, elle ne peut survivre à la destruction par la mort du composé hylémorphique.

3. Source non identifiée.

120. Q u o d f o r m a h o m in is n o n e s t a b e x t r i n s e c o , se d e d u c i t u r

DE POTENTIA MATERIAE, QUIA ALITER NON ESSET GENERATIO UNIVOCA

(105; 10,3).

1. Cette proposition peut être comprise de deux manières ; soit que les censeurs condamnent la position matérialiste qui nie l’origine extrinsèque de l’âme humaine, soit qu’ils visent la conception averroîste, selon laquelle la « forma hominis » est l’âme végétativo-sensitive, terme d’une génération ordinaire.

cui per motum suum corpus caeleste intendit assimilari secundum quod sibi est possibile in essendo ».

(2) Cf. cap. 171 : « Est igitur ultimus finis motus caeli multiplicatio hominum producendorum ad vitam aeternam » (ed. R. A . V er a r d o , 1954, p. 80, § 339).

(3) Cf. supra, l’article 81, p. 138.(“) Cf. A lex a nd er , De anima, 8,22-9,3; 10,14-19; 10,24-26; De an. Mant., 81,

24 sv.; 82,5; 84,24; 90,15; 104,28-34.

Page 97: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

196 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

2. Dans les deux cas, la position adoptée est évidemment incompatible avec la foi catholique puisque l’immortalité personnelle est exclue.

3. Parmi les commentateurs d’Aristote, la conception matérialiste de l’intellect n’a été adoptée que par Alexandre d’Aphrodise. Il est peu vraisemblable qu’il soit visé par l’article 120, qui dénonce sans doute des averroïstes pour qui la forma hominis était l’âme végétativo-sensitive.

Était-ce la position de Siger?Dans les Q. in tertium de anima, il soutient que l’âme intellective

est une substance séparée et unique. On peut dire, en un certain sens, que l’âme végétative et sensitive forme avec l’âme intellective une âme composée ( ), et même que l’intellect est la forma compositi (2). Toutefois, au sens strict, la seule forme substantielle véritable de l’homme est l’âme végétativo-sensitive, tirée de la puissance de la matière.

Nifo prétend avoir trouvé dans le De intellectu de Siger une doctrine fort différente ; l’intellect, joint à l’âme végétativo-sensitive, pourrait être d it/o rm e substantielle inhérente à Vhomme et le spécifiant { ). Mais cette doctrine, prétendument « ad mentem Averroys », doit être nuancée par d’autres passages qui présentent l’intellect comme étant d’abord et par sa nature {primo et per se) forme et acte de la nature humaine ( ).

Dans le De anima intellectiva, Siger insiste sans doute sur l’intimité de l’union entre l’intellect et le corps, mais l’âme intellective n’est pas reconnue pour la forme substantielle de l’homme. L’union est opérative, et l’intellect est forma intrinsecus operans; c’est en ce sens qu’il est dit forme (5). Ainsi la véritable forma hominis est la seule âme végétativo- sensitive, qui educitur de potentia materiae.

La psychologie d’Averroès a exercé un impact sur d’autres maîtres que Siger. Ainsi, l’anonyme de M. Giele défend la séparation substan­tielle du corps et de l’âme intellective, au point de dire que l’homme, à proprement parler, n’intellige pas (®). La forma hominis n ’est donc pas l’âme intellective.

C) Ed. B. Bazân , q. 1, p. 3, 1. 6L(2) Ibid., q. 4, p. 15, 1. 40-41.(®) N ifo range Siger parmi les « Averroys sectatores » qui « dixerunt ad mentem

Averroys intellectum intelleclivamque animam esse substantialem formam hominis, que hominem in specie constituit, non autem a corpore constituitur ». Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 15; cf. aussi ci-dessus p. 185.

(■*) Cf. infra, notice relative à la proposition 126, p. 203-204.(*) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 84, I. 57 sv.; aussi, p. 86-88, ad 1"™ ad 2"“ , ad

ultimum.(*) Cf. I, 6 et II, 4. Cf. supra, notice relative à l’article 113, n. 2 (p. 185).

ARTICLE 121 197

121. Q u o d n u l l a f o r m a a b e x t r i n s e c o v e n ie n s p o t e s t f a c e r e

UNUM CUM MATERIA. Q uO D ENIM SEPARABILE EST, CUM EO QUOD EST

CORRUPTIBILE UNUM NON FACIT ( l l l ; 8,11).

1. Aucune forme de provenance extrinsèque ne peut être unie à la matière pour former un composé un; en effet, ce qui est séparable ne peut être uni à ce qui est corruptible. Achevons le raisonnement : l’âme intellective n’est donc pas la forme substantielle de l’homme.

2. Les conciles œcuméniques de Vienne (1312) et du Latran (1513) ont défini que l’âme rationnelle est vraiment la forme substantielle du corps, tout en étant immatérielle et immortelle; la même doctrine est affirmée par Pie IX dans la condamnation des erreurs de Günther (1857). Nous n’oserions pas assurer, toutefois, qu'il s’agit de définitions au sens strict, engageant la foi (i).

S’il sous-entend le monopsychisme averroïste, l’article devient hétéro­doxe de ce fait.

3. La proposition pourrait avoir été inspirée par Siger de Brabant ou, mais c’est moins vraisemblable, par l’anonyme de M. Giele.

Dans le De anima intellectiva, Siger consacre tout le chapitre 8 à l’examen de la question : «U trum vegetativum, sensitivum et intellecti- vum in homine pertineant ad eamdem substantiam animae». La réponse est négative. Parmi les arguments invoqués, tous d’inspiration aristoté­licienne, on peut lire :

Videtur tamen esse alterum genus animae et separari ab alîis siciit perpetuum a corruptibili, dicens ibi Themistius, et etiam in fine secundi De anima, quod non sunt partes, nec potentiae unius substantiae, quae tantum differunt quantum mortalia ab immortalibus. Sentit ergo Philosophus inîellectivum seu potentiam intelligendi non pertinere ad eamdem formam ad quam pertinet potentia vegetandi et sentiendi ( ).

La raison alléguée ici pour justifier la séparation de l’intellect est la même que celle retenue par les censeurs. En outre, ce chapitre 8 du De anima intellectiva reconnaît explicitement l’origine ab extrinseco de l’intellect, qualifié de divin (3). Il est possible que l’article 121 ait été inspiré par ces pages

( ) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°® 902, 1440, 2828 (anciens 481, 738, 1655).

(2) Ed. B. B a zâ n (1972), p. 110, 1. 26-32.(3) Cf. Ibid., p. 109, 1. 12-14.(■*) La question posée au chapitre 8 du De anima intellectiva est aussi celle qui

ouvre les Q. in tertium de anima. Le sens de la réponse y est le même, mais on n’y trouve pas l’argument invoqué ici : ce qui est corruptible ne forme pas une unité avec ce qui est incorruptible (cf. ed. B. Ba z â n , 1972, p. 1-3).

Page 98: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

198 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

Selon M. Giele, la proposition pourrait aussi avoir été suscitée par les Q. de anima qu’il a éditées ( ). On peut y lire :

si propria est aliqua operatio animae, tune anima est separabilis, et si est separabilis, et eius operatio, ita quod maior convertibilis est; sed anima separabilis est sicut perpeîuum a corruptibili ... (®).

Ces réflexions sont introduites comme videtur quod sic en réponse à la question : « Utrum sit aliqua passio propria ipsi animae, ita quod separata». Prises isolément, elles sont parfaitement orthodoxes. Mais les lignes qui précèdent immédiatement et qui indiquent le sens général de la réponse de l’auteur, envisagent expressément l’âme intellective comme étant non seulement séparable, mais séparée :

cuius esse separatum est a corpore, et operatio separata est : nam sicut est, sic operatur; sed intellectus separatiis est ... C).

Ainsi la parenté entre cet enseignement et l’article 121 est manifeste. Elle est moins étroite toutefois que celle qui existe entre cet article et le chapitre 8 du De anima intellectiva, du fait que l’auteur n’envisage pas ici, expressis verbis, l’origine extrinsèque de l’intellect.

122. Q u o d ex sen sitiv o et in t e l l e c t iv o in h o m in e n o n f it u n u m

PER ESSENTIAM, NISI SICUT EX INTELLIGENTIA ET ORBE, HOC EST, UNUM

PER OPERATIONEM (13; 8,3).

1. Comme la précédente, cette proposition refuse l’union substantielle des principes sensitif et intellectif en l’homme : il n’y a entre eux qu’une union opérative, analogue à celle qui existe entre l’intelligence et la sphère céleste qu’elle meut.

2. Pour l’opposition de cette doctrine au christianisme, voir l’article précédent (i).

3. Dans les Q. in tertium de anima et le De anima intellectiva, Siger présente à plusieurs reprises l’union entre l’intellect et le corps comme une union opérative (-). Toutefois la comparaison rapportée par les censeurs avec l’union opérative liant l’intelligence motrice du ciel à

(®) Cf. M. G iele, Un commentaire averroïste ... (1971), p. 158.(«) I, 6; ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 37, 1. 11-14;

aussi dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 26, 1. 10-13.(’) Ibid., respectivement p. 37, 1. 7-9; p. 26, 1. 6-8.(1) Cf. supra, p. 197, n. 1.(2) Voir la notice relative à la proposition 123 (p. 199-201).

ARTICLES 122 ET 123 199

son mobile, est refusée par Siger : selon lui, l’union entre l’intellect et le corps est plus intime que celle de l’intelligence et du corps céleste (3).

Par contre, cette comparaison est reçue par l’anonyme de M. Giele :

Commentator, secundo huius, dicit quod corpora supercaelestia manifeste videntur intelligere et Aristoteles secundo Caeli et Mundi hoc vult, cum tamen ilia dicantur intelligere ex unione quae est ipsius intelligentis ad ilia corpora, non quod intelligens sit unitum eis tamquam forma materiae, sed solum ut motor. Quodsi dicantur intelligere abusione solum, non euro. Eo modo dicitur homo intelligere ( ).

Ces autorités vont exactement dans le sens de la réponse de l’auteur, qui insiste plus que Siger sur la séparation substantielle de l’âme et du corps ( ).

123. Q u o d i n t e l l e c t u s n o n e s t f o r m a c o r p o r i s n is i s i c u t n a u t a

NAVIS, NEC EST PERFECTIO ESSENTIALIS HOMINIS (7; 8,1).

1. Tributaires, par la voie du néoplatonisme, de la définition de l’homme donnée par Platon dans VAlcibiade ( ), S. Augustin et, plus tard, les maîtres de la première moitié du XIII® siècle, conçoivent

(®) Cf. Q. in tertium de anima (q. 7), ed. B. Ba z à n (1972), p. 24, 1. 59-60 : « ... non est simile. Nam plus communicat intellectus noster nobiscum quam motores caelestium orbium ». Même attitude dans le De anima intellectiva, cap. 3; ed. B. Ba zâ n (1972), p. 86, 1. 9-13.

(•*) II, 4; ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 76, 1. 77-82; aussi dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 60, 1. 29-35, mais on lit ici supra- terrena (1. 29) au lieu de supercaelestia (1. 77), intellectus (1. 32) au lieu de intelligens (1. 80), abusive (I. 34) au lieu de abusione (1. 82).

(®) Voir aussi les notices relatives aux propositions 113 et 120, respectivement p. 184-186 et 195-196.

L’anonyme de B. Ba zâ n tient en III, 22 des propos voisins de ceux qu’ont retenus les censeurs; mais la comparaison de l’intellect et du corps avec l’intelligence et la sphère céleste devient une comparaison avec le soleil et les substances inférieures (cf. M. G iele Trois commentaires ..., 1971, p. 513-514, 1. 31 sv.). Toutefois cet exposé n’exprime sans doute pas la pensée personnelle de l’auteur, car, en III, 21, il a plaidé vigoureusement en faveur de l’union substantielle entre l’âme intellective et le corps, et il semble bien, comme l’a noté M. Bazân {ibid., p. 375-376), qu’il veuille s’en tenir à cette thèse orthodoxe. D ’ailleurs son commentaire est peut-être postérieur à la condamnation (cf. supra, p. 100, n. 10).

La même remarque vaut pour l’anonyme de Z. Kuksewicz, qui, en certaines pages, désavouées ensuite, présente l’intellect comme uni au corps ut motor mobili. Cf. Z. K u k se w ic z , Un commentaire «averroïste» ... (1964), p. 433 sv.; pour la datation, p. 462-465.

(1) Cf. P la to , Alcib., I, 129 e-130 e.

Page 99: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 0 0 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

l’union de l’âme et du corps comme celle de deux substances, qui ont entre elles une relation analogue à celle d’un pilote à son navire ou d’un moteur à son mobile (2). Ce ne sont évidemment pas ces maîtres que les censeurs avaient en vue, puisqu’ils représentaient leur propre tradition (3). Mais ils entendaient dénoncer les partisans d’Averroès, pour lesquels l’union de l’âme et du corps ut nauta navi allait de pair avec l’affirmation d’une âme intellective séparée et unique pour toute l’espèce humaine (4).

2. Dans sa teneur littérale, l’article 123 n’était pas nécessairement hétérodoxe, puisqu’il pouvait être compris dans le sens du dualisme augustinien. Le Concile de Vienne (1312), qui a défini l’unité substantielle de l’homme, appartenait encore au futur (^). Mais si l’article sous-entend le monopsychisme averroïste, il devient hétérodoxe de ce fait.

3. Siger de Brabant semble avoir été le principal protagoniste de la thèse ici rapportée : elle intervient au moins quatre fois dans son œuvre.

Dans les Q. in tertium de anima, à deux reprises il emprunte la com­paraison à Aristote, pour expliquer que l’âme ne peut être la perfection substantielle du corps :

Omnis enim actus qui est actus par sui substantiam corporis, est organicus. Propter quod (intellectus) est perfectio corporis solum per suam poten- tiam, cum sit separabilis. Et hoc scripsit Aristoteles cum dixit in secundo : si intellectus est actus corporis sicut nauta navis, sic est separabilis (®).

Aristoteles dicit quod, si intellectus est actus corporis sicut nauta navis.

0 S ur la co n cep tio n p ré th o m is te de l’âm e, v o ir B. Ba z â n , Pluralisme de form es ou dualisme de substances? (1969), p. 30-73.

(3) Dans son ouvrage : Die Einheit des Menschen ... (1973), p. 76, Th. S c h n e id er exprime même sa surprise de voir condamner cette proposition, « die eine platonische AufFassung vom Leib-Seele-Verhâltnis verurteilt und den aristotelischen Hylomor- phismus in bezug auf den Menschen eigens bestàtigt ».

( ) Dans H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729, n. 54, É. G ilso n note judicieusement à ce sujet « the possible danger o f falling from the soul-substance into the separate Intellective sou l» . Dans son étude La ciencia del aima ... (1969), p. 141, B. Ba zâ n aboutit à la même constatation : «E sta doctrina, que asimila el aima a un motor del cuerpo, era clâsica entre los pensadores de la primera mitad del s. XIII. Ella tendria a subrayar la independencia del espiritu para asegurar asi su immortalidad. Pero por una lôgica deducciôn esta misma doctrina serviria a los ‘averroi'stas’ para afirmar la unicidad del aima intelectiva, la que al no ser acto de la materia carece de principio de multiplicaciôn ».

(®) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n° 902, (ancien 481).(®) Q- 7, ed. B. B a z â n (1972), p. 24, 1. 50-54. II faut noter toutefois que, quelques

lignes plus bas (1. 59-60), Siger rejette la comparaison ut motor mobili.

ARTICLES 123 ET 124 201

tune est separabilis, quia manifestum est quod non est actus corporis per suam substantiam, sed per suam potestatem ( ).

De même dans le De anima intellectiva :

innuit Philosophus in secundo De anima quod intellectus, cum sit separabilis a corpore, non est actus corporis, aut si est actus corporis, quod est actus eius sicut nauta navis, hoc est, quod est perfectio corporis, in esse tamen suo a corpore separatus, licet in operando unitus, ut nauta navi (®).

Unde Philosophus in secundo De anima dicit quod animam secundum quasdam partes nihil prohibet separari a corpore, quia nullius corporis sunt actus, aut sunt actus sicut nauta navis ( ).

Tous ces passages expriment exactement la position qvCen philosophe et interprète d'Aristote, Siger estime devoir défendre : l’intellect est uni au corps dont il est l’acte, non toutefois comme sa forme substantielle, mais en vertu de son opération; la meilleure manière de se représenter cette union est la comparaison d’Aristote : ut nauta navi (1°).

124. Q u o d h u m a n it a s n o n e s t f o r m a r e i , s e d r a t io n i s (104; 10,2).

1. Le terme « humanitas » désignant un concept universel et abstrait, il n ’exprime pas une forme réelle mais un être de raison.

2. La proposition est parfaitement orthodoxe. Pourquoi a-t-elle été censurée? Quel péril un censeur trop zélé y a-t-il aperçu? Peut-être a-t-il soupçonné que l’auteur de la proposition, en conséquence de ses idées averroïstes, niait la réalité de la nature humaine et ne voyait dans Vhumanitas qu’une vue de l’esprit, une représentation conceptuelle arbitraire ( ).

(7) Ibid., q. 15, p. 54, 1. 29-31.(8) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 79, 1. 38-42.(9) Ibid., p. 85, 1. 85-88.( ®) Par contre, l’anonyme de M. Giele prend manifestement ses distances vis-à-vis

de la comparaison ut nauta navi; après avoir expliqué que l’intellect est uni au corps ut motor, comme les Intelligences à leur mobile, il enchaîne : «Si dicas : quare ergo dicimus hominem magis intelligere quam navem, eo quod nauta intelligere dicitur, qui est motor suus, dicendum quod non est simile. Unde aggregatum ex nauta et nave non dicimus intelligere, nisi multum abusive, non euro. Certe nec pono hominem intelligere, nisi abusive, sed tamen dico quod omnino non est simile : nauta natura sua non est unitus navi, ita quod in hoc suo intelligere indigeat navi, sed oppositum contingit in proposito de intellectu respectu corporis». Cf. M. G iele ..., Trois commentaires ... (1971), p. 76, 1. 83-90; ou Un commentaire ..., (1971), p. 61, I. 1-8.

(> ) Raymond Lulle dans sa Declaratio ... (ed. O. K eich er , 1909, p. 176), note à propos de cet article : «Tu intendis dicere quod unus sit intellectus numéro in omnibus hominibus, quod falsum est ...».

Page 100: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 02 SU R L’HOM M E ET L’INTELLECT

3. Source non identifiée quant à la teneur littérale de l’article. On notera cependant son entière conformité avec l’enseignement de Siger dans le De aeternitate mundi : comme tels, les concepts universels et abstraits n’existent que dans l’esprit de celui qui les pense ;

universalia, secundum quod huiusmodi, quia conceptus sunt, de particulari- bus in quantum talia non dicuntur. Non enim intentio speciei vel generis de ipsis dicitur, sed ipsa natura, quae sic intelligitur, secundum id quod est in se accepta, in anima non est et de particularibus dicitur {-).

125. Q u o d o p e r a t io i n t e l l e c t u s n o n u n i t i c o p u l a t u r c o r p o r i ,

ITA QUOD o p e r a t io EST REI NON HABENTIS FORMAM, QUA OPERATUR.—

ErROR, q u ia PONIT q u o d INTELLECTUS NON SIT FORMA HOMINIS (119; 8,18).

1. L’opération de l’intellect séparé est unie au corps; dès lors, du point de vue de l’homme, à qui l’intellection est attribuée, l’opération est celle d’une réalité (l’homme) qui ne possède pas la forme par laquelle il agit (puisque l’intellect est séparé).

2. Comme l’ont noté les censeurs, en parlant de l’opération de Vintel- lectus non uniti, cette thèse affirme que l’intellect n ’est pas la forme substantielle de l’homme, ce qui est hétérodoxe, si pas hérétique ( ). A moins évidemment que le monopsychisme averroïste ne soit sous- entendu.

3. Dans ses Q. in tertium de anima, Siger de Brabant déclare :

Operationes enim intellectus non sunt in nobis copulatae per organum, sed copulantur nobis, quia sunt intellectus copulati nobis, copulati inquam, non sicut forma materiae, quae copulatur coniuncto, sed copulati nobis per hoc quod intelligit ex intentionibus imaginatis ( ).

La parenté doctrinale entre ces lignes et la proposition des censeurs est nette ; les opérations de l’intellect séparé sont attribuées au sujet humain uniquement parce que l’intellect intellige à partir de ses intentiones imaginatae; l’opération intellective de l’homme est donc celle d’une res qui ne possède pas en propre la forme qua operatur; en réalité, l’intellection est l’acte de l’intellect séparé.

Comme l’a noté M. Giele, les Q. de anima qu’il a éditées défendent

0 Ed. B. B azàn (1972), p. 127, 1. 109-113. Même doctrine dans les Quaestiones metaphysicae très, ed. J. V en n ebu sch {Die Questiones 1966), p. 169-173 et 184-189.

0) Cf. supra, p. 197.(*) Q. 15; ed. B. Bazàn (1972), p. 57,1. 11-15.

ARTICLES 125 ET 126 203

une doctrine analogue ( ). Toutefois les rapprochements possibles avec l’article 125 sont moins littéraux que ceux auxquels se prête le texte cité de Siger, même si l’insistance sur la séparation de l’intellect est plus grande dans le commentaire anonyme que dans celui du maître brabançon. Voici les passages les plus proches de la proposition :

intelligere et intellectwn copulari nobis per suum objectum, facile est intelligere sic copulari. Ita quod, qui arguunt contra hune modum copulandi, bene arguunt quod nos non intelligimus sicut subjectum huius operationis, sed sicut ilia sine quibus intellectus non intelligit. Unde non arguunt contra hune modum copulandi nisi quia iam sequeretur quod nos non intelligimus. Et bene probant quod nos non intelligimus, ita quod intelligere uniatur nobis sicut forma ens in materia, sed dicto modo {*).

non est ut intelligere sit perfectio homonis, sed eget homine ut objecto ... Habita autem ista communicatione intellectus ad corpus, quod eget dicto modo corpore, non quaeras aliam communicationem in intelligendo qua homo dicatur intelligere, scilicet eo quod intellectus sit unitus corpori ut perfectio, sed ex sola prima communicatione homo dicitur intelligere

Ainsi donc, l’homme à proprement parler n ’intellige pas; l’opération intellectuelle lui appartient seulement par extension, en tant que l’intellect a besoin du corps comme objet pour son opération. Ce qui revient à dire que l’intellection, pour l’homme, est une « operatio rei non habentis formam qua operatur ».

126. Q u o d i n t e l l e c t u s , q u i e s t u l t i m a h o m in is p e r f e c t io , e s t

PENiTUS a b s t r a c t u s (121; 8,20).

1. Selon cette proposition, l’intellect, qui est (pour Aristote et tous ses disciples) l’ultime perfection de l’homme (c’est-à-dire sa différence spécifique), est radicalement séparé {penitus abstractus). C’est dire que l’âme intellective n’est pas la forme substantielle de l’homme.

2. Thèse condamnée par l’Église, sans être peut-être expressément hérétique ( ). Sauf évidemment si le monopsychisme est sous-entendu.

3. Cet article atteint sans doute tous les tenants de la thèse averroïste sur l’intellect, substance séparée, mais il semble bien que les censeurs l’ont tiré d’un passage du De intellectu de Siger, où la notion tradition­nelle de Vultima perfectio est radicalement modifiée. En effet, la

(®) Cf. M. G iele , Un commentaire averroïste ... (1971), p. 158.( ) I, 6; ed. M. G iele . .., Trois commentaires ... (1971), p. 39-40, 1. 90-98; aussi

Un commentaire averroïste ... (1971), p. 28, 1. 20-29.(®) II, 4; ibid., respectivement p. 75-76, 1. 56-76; p. 60, 1. 9-28.( ) Cf. supra, p. 197.

Page 101: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

204 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

proposition correspond parfaitement à la doctrine que Nifo dit avoir trouvée dans le De intellectu :

Subgerius, vir gravis, secte Averroystice fauter, etate Expositoris, discipulus Alberti, persolvit in sue de intellectu tractatu : et imaginatur quod intellectus est eternus, et natura humana est eterna, et quod intellectus non est forma Sortis aut Platonis, nisi per copulationem intentionum imaginatarum, secundum Averroym; sed est primo et per se forma et actus nature humane, et per accidens actus et perfectio secundum postremam perfectionem Sortis et Platonis et aliorum; et sic intellectus erit prima perfectio hominis, et actus secundum primam perfectionem hominis; aliorum vero, scilicet Sortis et Platonis, actus secundum postremam et ultimam perfectionem', et quia postreme perfectiones sunt numerate, ideo non sequitur quod ego intelligam per tuum et tu per meum intelligere (2).

D ’après cet exposé, l’intellect est primo et per se, actus et perfectio prima de la nature humaine; mais il ne confère aux individus (Socrate, Platon) qu’un acte et une perfection secundum postremam et ultimam perfectionem, c’est-à-dire une perfection dans l’ordre accidentel de l’opération ou de l’acte second. La parenté entre cet enseignement et l’article 126 est éloquente. Elle peut d’ailleurs être poussée plus avant, puisque, selon Nifo, Siger qualifiait l’intellect passif d’ « ultimum abstractorwn » (3). Ce qui devient, dans le texte des censeurs, penitus abstractus.

Bien entendu, Siger n’admettait pas que l’intellect soit « penitus abstractus », car il ne peut exercer son opération sans les intentiones imaginatae des individus auxquels il s’unit.

L’anonyme de M. Giele considère, lui aussi, que l’intellect ne peut être la forme substantielle des individus humains, mais que son opération confère à l’homme une perfection ultime, d’ordre accidentel. En ce sens, M. Giele a pu rapprocher son enseignement de la pro­position 126

127. Q u o d a n im a h u m a n a n u l l o m o d o e s t m o b il is s e c u n d u m

LOCUM, NEC PER SE, NEC PER ACCIDENS; ET SI PONATUR ALICUBI PER

SUBSTANTIAM SUAM, NUMQUAM MOVEBITUR DE UBI AD UBI (108; 8,8).

1. Le problème du mouvement local de l’âme a déjà été abordé à l’occasion des propositions 53 à 55 (^). Il est à nouveau soulevé ici :

(-) Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante (1945), p. 20.0 Cf. supra, texte cité à propos de l’article 118, p. 194.(■’) Cf. M . G ie le , Un commentaire averroïste ... (1971), p . 158.(1) Cf. supra, p. 104-110.

ARTICLES 127 ET 128 205

l’âme humaine n’est d’aucune manière sujette au mouvement local, ni per se, ni per accidens', si d ’ailleurs on la suppose située quelque part en tant que substance, il est inconcevable qu’elle se meuve d’un lieu à un autre.

2. Thèse hétérodoxe? Non. Pas plus que le refus de situer l’ange et l’âme séparée dans un lieu (^).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Elle rappelle toutefois l’enseignement de Siger de Brabant, de Boèce de Dacie et surtout de l’anonyme de Ph. Delhaye : ces maîtres affirment que les substances immatérielles, anges ou âmes intellectives séparées, ne peuvent être situées, au sens propre du terme, ni per se, ni per acci­dens (3). Mais, si elles ne sont pas situées localement, inutile d’imaginer qu’elles puissent, de soi, être soumises à un mouvement local quel­conque. Même si on affirme que l’âme humaine est localisée par sa substance (en raison de son union au corps), on ne pourra jamais dire qu’elle se meut per se d’un endroit à un autre. À tort, les censeurs n’ont pas admis cette manière de parler.

128. Q u o d a n im a n u m q u a m m o v e r e t u r , n is i c o r p u s m o v e r e t u r ,

SICUT g r a v e VEL LEVE NUMQUAM MOVERETUR, NISI AER MOVERETUR

(214; 8 ,30).

1. Cette proposition remet sur le tapis la question du mouvement local de l’âme ; jamais l’âme ne subirait de mouvement local, si le corps ne se déplaçait, de même que les corps lourds ou légers ne pourraient se mouvoir, si l’air ne se déplaçait.

2. La thèse n’est pas incompatible avec la pensée chrétienne (0-3. On la retrouve dans plusieurs écrits anonymes. D ’abord, dans les

Q. in Physicam éditées par Ph. Delhaye : l’âme, unie au corps dont elle est l’acte et la perfection, n’est pas située per se, mais seulement per accidens (^); de même, le corps se déplace per se et l’âme per accidens, à cause de son union au corps qu’elle informe ( ).

C’est aussi ce qu’enseigne l’anonyme de F. Van Steenberghen. En

(2) Ibidem, 2.(3) Ibidem, 3.( ) Cf. supra, p. 104-105, notice relative aux propositions 53 à 55, sub 2.(2) Ibid., p. 109-110.(3) « ... Omne quod movetur de loco ad locum est in loco; sed anima est huiusmodi,

ad minus per corpus », fait-on remarquer à l’auteur. Celui-ci accepte : « dicendum quod verum est quod anima, prout est perfectio corporis, per accidens est in loco » (IV, 21). Ed. Ph. D elh a ye , 1941, p. 174-175.

Page 102: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

206 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

réponse à la question : «U trum anima moveatur localiter» (I, 21), il déclare :

Intelligendum quod anima per se non movetur localiter, quoniam omne quod per se movetur localiter, corpus est et divisibile : taie enim partim est in termino a quo et partim in termino ad quem; taie igitur partem et partem habet; sed huiusmodi est quantum et quantum est corpus; ideo, etc. Tamen anima per accidens movetur, quoniam anima, quae est perfectio materiae, movetur motu illius cuius est perfectio : et ideo voluit Aristoteles quod, moventibus nobis, moventur omnia quae in nobis sunt

Aux prises avec la même question ; «U trum anima movetur per se » (I, 12), l’anonyme de M. Giele se prononce dans le même sens. On peut présenter ainsi sa réponse : l’âme « n’est pas mue de soi {non movetur per se) et le mouvement ne lui appartient que per accidens. Le seul mouvement qui atteint l’âme per se est le mouvement d’altération affectant l’intellect ; mais ce mode d’altération consiste en une pure réception » (=). Parmi les arguments invoqués pour repousser le mouve­ment local de l’âme per se, on lit :

non movetur anima ita quod in motu suo quo movet corpus, moveatur per se localiter et ex eo corpus {eam, ajoute l’édition polonaise, à tort, car c’est l’âme qui «tire» le corps comme le cheval tire le char) trahat, ut equus currum, vel quod expellat corpus sicut arcus sagittam. Imo, cum animam contingat moveri quando corpus movet, et hoc maxime de anima posita (possibili dans l’édition polonaise) ut de sensitiva, prius ei contingit movere quam moveri, ut sicut prius inest nautae movere navem quam moveri per modum motus quo movetur navis, secundum quod satis ostendunt rationes Aristotelis in littera. Anima aliter non movetur (®).

Ainsi, tous ces maîtres affirment que l’âme, forme du corps, ne peut se mouvoir per se, mais seulement per accidens. C’est exactement la thèse condamnée. La comparaison avec les mouvements des corps lourds et légers est absente cependant des trois textes relevés, de sorte que ceux-ci ne semblent pas avoir inspiré directement la censure.

129. Q u o d s u b s t a n t i a a n im a e e s t a e t e r n a ; e t q u o d i n t e l l e c t u s

AGENS ET POSSIBILIS SUNT AETERNI (109; 8,9).

1. Cette proposition affirme l’éternité de la substance de l’âme

('•) Ed. F. V an Steen b er g h en , dans M. G iele Trois commentaires anonym es...(1971), p. 195, 1. 11-18.

(®) M. G iele, Un commentaire averroïste ... (1971), p. 111.(®) Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 50, 1. 30-37;

aussi dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 38, 1. 1-8.

ARTICLE 129 207

(intellective) et celle de ses deux puissances, l’intellect agent et l’intel­lect possible.

2. La thèse est évidemment hétérodoxe ( ).3. Sa source est probablement Siger de Brabant qui, dans ses Q. in

tertium de anima (q. 15), défend l’éternité de l’intellect agent et de l’intellect possible, considérés comme deux puissances de l’âme intellec­tive unique de l’humanité :

Adhuc de intellectu agente et possibili intelligendum quod non sunt duae substantiae, sed sunt duae virtutes eiusdem substantiae. Hoc sentit Aristoteles cum dicit in hoc tertio quod in unoquoque genere est aliquid quo est omnia facere et aliquod aliud quod est in potentia omnia. In anima intellectu agente et possibili recipimus et abstrahimus ad libitum nostrum. Quare videntur esse virtutes eiusdem substantiae, scilicet intellectus nostri ... \JndQpossibilis per conversionem ad agentem intelligit semper et est aeternus et separatus quantum ad hanc operadonem sicut quantum ad suam substantiam; sed ipse possibilis per conversionem ad phantasmata, licet quantum ad substantiam suam sit aeternus et separatus, tamen quantum ad operationem corruptibilis est et coniunctus ( ).

La ressemblance entre ce texte et l’article 129 est frappante.

Comme l’a noté M. Giele, certaines affirmations du commentaire au De anima qu’il a édité peuvent aussi être référées à la proposition 129 (3). On y lit, en effet :

Averroes tertio huius dicit quod, licet intellectus agens et possibilis sint aeterni... (“*).

La ressemblance avec l’article censuré est cependant moins complète que celle du passage cité de Siger de Brabant ( ).

(1) Cf. supra, p. 79, n. 1.(2) Ed. B. Ba zà n (1972), p. 58-59, 1. 42-48, 67-72.(®) Cf. M. G iele, Un commentaire averroïste ... (1971), p. 158.(•‘) I, 6; ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 40, 1. 18-19;

aussi dans Un commentaire averroïste ..., p. 29, 1. 12-13.(®) L’éternité de la substance de l’âme est également admise par Boèce de Dacie

se plaçant au point de vue du philosophas na tara lis. Cf. Q. super libros Physicorum,II, 25, ed. G. Sa jô (1974), p. 253, 1. 192-193 : «licet anima sit substantia aetema, non tamen est eius actio (Sajô : anima) aeterna ». Aucune mention n’est faite des intellects agent et patient.

Par contre, la doctrine de l’éternité des deux est attribuée à Averroès par l’anonyme de F. Van Steenberghen ; « Verum est secundum Commentatorem quod intellectus agens et etiam possibilis, uterque est aeternus» (ed. F. V a n Steen b er g h en , dans M. G ié lé ..., Trois commentaires anonymes 1971, p. 315, 1. 67-68). Mais l’attitude adoptée par ce maître est ferme : « quamvis via Commentatoris probabilitatem habet.

Page 103: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

208 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

130. Q u o d i n t e l l e c t u s h u m a n u s e s t a e t e r n u s , q u ia e s t a c a u s a

EODEM MODO SEMPER SE HABENTE, ET QUIA NON HABET MATERIAM PER

QUAM PRIUS SIT IN POTENTIA QUAM IN ACTU (31; 8,4).

1. La parenté entre cet article et l’article 41 est frappante : l’affirmation de l’éternité de l’intellect (art. 130) et des substances séparées (art. 41) repose sur les mêmes arguments ; l’immutabilité de la cause créatrice et l’absence, en ces réalités, de potentialité due à la matière ( ).

2. L’incompatibilité de cette doctrine avec la pensée chrétienne est évidente (2).

3. On trouve l’équivalent de cette proposition dans les Q. in tertium de anima de Siger de Brabant, en réponse à la question : «U trum intellectus sit aeternus vel de novo creatus» (q. 2). Il y montre que, si l’on suit Aristote, l’éternité de l’intellect humain s’impose, l’intellect étant un « factum immédiate a Prima Causa », laquelle est un « agens non transmutatum » (3). C’est le premier argument avancé dans l’article 130. Cette conclusion, ajoute Siger, n ’est pas nécessaire, car la durée de toute créature dépend de la volonté de la Cause première, inaccessible à l’intellect humain ('‘). Elle apparaît néanmoins comme plus probable, parce que la natura propria de l’intellect ne comporte pas qu’il soit un effet nouveau, mais exige qu’il soit un effet éternel : en effet, l’intellect a la puissance d’être immortel; or ce qui a la puissance d’être éternel dans le futur, a aussi la puissance d’avoir toujours existé dans le passé ( ).

On notera que Siger n’invoque pas explicitement l’immatérialité de l’intellect pour l’affirmer éternel, comme il le fait ailleurs à propos des Intelligences (®). Mais tout le contexte des Quaestiones indique que la natura propria de l’intellect est l’immatérialité, car c’est l’absence de matière qui exclut la génération et la corruption, donc la temporalité.

non tamen est vera» {ibid., p. 315, I. 81-82). Signalons aussi que l’éternité de l’intellect possible et de l’intellect agent selon Aristote et Averroès est exposée par l’anonyme de Z. Kuksewicz, mais cette doctrine est finalement repoussée. D ’autre part, il est possible que cet écrit soit notablement postérieur à 1277. Sur tout ceci, cf. Z. K uk se­w ic z , Un commentaire « averroiste» ... (1964), p. 433 sv.; pour la datation, ibid., p. 462-465.

0 ) Cf. supra, p. 78.(2) Cf. supra, p. 79, n. 1.(3) Ed. B. B a zà n (1972), p. 5-6, 1. 42-63.('•) Ibid., p. 6-7, 1. 64-80.(5) Ibid., p. 7-8, 1. 81-99.(«) Cf. supra, notice relative aux articles 40 et 41, p. 78-82, surtout p. 79-81.

ARTICLE 131 209

131. Q u o d i n t e l l e c t u s s p e c u l a t i v u s s im p l i c i t e r e s t a e t e r n u s e t

INCORRUPTIBILIS; RESPECTU VERO HUIUS HOMINIS CORRUMPITUR CORRUPTIS

PHANTASMATIBUS IN EO (125; 8,24).

1. L’article 117 a sanctionné la doctrine averroïste de l’intellect unique, séparé a corpore hoc, non tamen ab omni ( ). Selon Averroès, en effet, l’intellect ne peut intelliger sans images cérébrales humaines. Mais peu importe que celles-ci lui viennent de tel représentant de l’espèce ou de tel autre. Si l’union de l’intellect avec tel individu cesse lorsque ses images font défaut (par le sommeil, la syncope, la mort), l’union de l’intellect avec l’espèce considérée globalement est éternelle, car elle est toujours représentée par de nombreux individus.

Si, en déformant d’ailleurs quelque peu l’authentique pensée d’Aver­roès (2), on qualifie d''intellectus speculativus l’intellect en acte constitué par l’union de l’intellect possible avec la species abstraite par l’intellect agent des phantasmes de la cogitative, on pourra dire que cet intellectus speculativus considéré absolument {simpliciter) est éternel et incorrup­tible, grâce à l’éternité de l’espèce humaine. Par contre, si on l’envisage dans sa relation aux individus singuliers, il faudra le tenir pour cor­ruptible, en raison même de la corruptibilité des images de ces individus. C’est la thèse qui est ici rapportée.

2. Son incompatibilité avec la pensée chrétienne est double, car elle suppose deux hérésies : l’éternité de l’espèce humaine et le mono­psychisme (3).

3. On la trouve exposée par Siger de Brabant et l’anonyme de M. Giele.

Dans ses Q. in tertium de anima, Siger écrit (q. 9) :

intellectus speculativus in hoc homine est corruptibilis, est tamen secundum se et simpliciter aeternus, ut dicit Averroes. Et ita videtur sensisse Aristo- teles ... (‘ ).

LFn passage voisin complète celui-ci en soulignant un autre aspect de la doctrine relative à Vintellectus speculativus :

Et hoc intendens Averroes, dicit quod intellectus speculativus iam ipse in omnibus est unus secundum recipiens, diversus autem secundum receptum (s).

(0 Cf. supra, p. 191.(2) V o ir B. B a z â n , La noétique ... (1971), p. 477-480; La union entre el intelecto

separado ... (1975), p. 28-30.(3) Cf. supra, p. 152, n. 1 et p. 184, n. 1.(4) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 29, 1. 10-12.(5) Ibid., p . 28, 1. 84-86.

Page 104: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 1 0 SUR L’HOM M E ET L’INTELLECT

Cette doctrine apparaît aussi dans l’anonyme de M. Giele (®) :

Unde Averroes tertio huius dicit quod, licet intellectus agens et possibilis sint aeterni, speculativus tamen corruptibilis et generabilis est, quia non sibi sufficiunt agens et possibilis, sed et phantasmata necessaria sunt. Unde intellectus speculativus generatur in phantasmatibus, ita tamen quod iste intellectus naturaliter, quantum ex se est, semper intelligit, sicut illae substantiae separatae, quantum ex se est, semper movent, unde exiguntur phantasmata, etc. (7).

Manifestement, l’auteur ratifie cette doctrine tenue pour « vera secundum intentionem Aristotelis recte expositam » (»).

132. Q u o d i n t e l l e c t u s q u a n d o v u l t , d i m i t t i t c o r p u s , e t q u a n d o VULT, INDUIT (8; 8,2).

1. En étudiant les articles 53 à 55, on a rencontré la thèse selon laquelle une substance spirituelle est dite être dans un lieu de manière équivoque, en tant qu’elle agit dans un corps; elle est alors localisée, non comme contenue dans un lieu, mais au contraire à titre de « con­tenant », c’est-à-dire tenant ensemble (cum-tenens) les éléments locali­sés (^). Selon Thomas d’Aquin, note M. Bazân, « l’ange est donc uni au corps comme à son instrument et peut le quitter librement quand il le veut, ou quand le corps s’est rendu inutilisable à cause d’une

(*) C f. M . G ie le , Un commentaire averroïste ... (1971), p . 158.(’) Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 40, 1. 18-24;

aussi dans Un commentaire averroïste ..., p. 29, I. 12-18.(8) Ibid., respectivement p. 41, 1. 38-39; p. 29, 1. 31-32.La doctrine de Vintellectus speculativus est aussi attribuée à Averroès par l’anonyme

de F. Van Steenberghen : « ... aggregatum ex intellectu possibili et specie informante (...), iste est intellectus in actu, secundum Aristotelem, et secundum Commentatorem est intellectus speculativus (...). Intellectum autem in actu sive intellectum speculativum dicit Commentator numerari numeratione hominum, et etiam corrumpi sicut phan- tastica ipsa » (ed. F. V an Steen berg h en , dans M. G iele ..., Trois commentaires anonymes ..., 1971, p. 314, 1. 39-45). On le voit, cet auteur ne considère Vintellectus speculativus que dans sa relation aux individus singuliers. En outre, il rejette la thèse averroïste de l’unicité de l’intellect : « quamvis via Commentatoris probabilitatem habet, non tamen est vera» {Ibid., p. 315, 1. 81-82). Il ne tombe donc pas sous le coup de l’article 131.

La doctrine de Vintellectus speculativus aeternus respiciendo ad totam speciem est aussi présentée par l’anonyme de Z. Kuksewicz. Cf. Z. K u k s e w ic z , Un commentaire «averroïste» ... (1964), p. 437, n. 28. Sur l’attitude de l’auteur face aux thèses hétéro­doxes qu’il rencontre et sur la date de ce commentaire, cf. ibid., p. 457-465.

(1) Cf. supra, p. 104-110.

ARTICLE 132 211

indisposition interne » (2). La même thèse est appliquée ici à l’âme intellective.

2. À tort, selon le christianisme, qui enseigne que l’âme humaine, unie substantiellement au corps, ne le quitte pas à son gré, mais seulement lorsque le corps disparaît par la mort de l’individu humain. Nous n’oserions dire toutefois que cette doctrine a été définie comme article de foi (3). Mais, si l’article sous-entend le monopsychisme, il est évidemment hétérodoxe.

3. La proposition rappelle étonnamment l’enseignement de l’anonyme de M. Giele.

Traitant la question : «U trum anima intellectiva sic sit secundum substantiam coniuncta corpori sicut perfectio eius substantiahs » (II, 4), l’auteur rencontre cette objection : si l’on dit que l’âme n’est pas l’acte et la forme substantielle du corps, on peut admettre avec Platon qu’elle est unie au corps comme moteur; or le moteur agit au gré de sa volonté, d’après Aristote; ce qui entraîne cette conséquence :

Intellectus indutus corpore sicut motor, tum ex isto modo induit ipsum quod quando vult dimittit ipsum, et quando vult movet, e t s ic m u lto t ie s m o v e re t id e m c o r p u s e t n o n m o v e re t , q u o d e s t in c o n v e n ie n s ('*).

Pourquoi est-ce inconveniens, ce qu’on peut traduire ici par inaccep­table! Sans doute parce que, dans la perspective de Platon, l’âme motrice vivifie le corps; dès lors, si l’âme quittait le corps à son gré, le corps cesserait chaque fo is de vivre. Tandis que, dans l’hypothèse averroïste, ce n’est pas l’intellect qui fait vivre le corps, mais l’âme végétativo-sensitive et, dès lors, toute difficulté disparaît. De fait, l’intellect se sert des images des individus humains quand cela lui plaît :

d ic o q u o d in te l le c tu s e s t m o v e n s e t in te l l ig e n s e x n a tu r a s u a , in a c tu in te l l ig e n s n o n e s t n is i p e r v o lu n ta te m e t e x n a t u r a s u a n o n ; se d p e r n a tu r a m s u a m e s t in p o te n t i a m o v e n s c o r p u s e t in te l l ig e n s . I d e o , c u m ex n a tu r a s u a n o n s i t h o c a c tu , quando vult est actu movens, quando non, non. Hoc tu habuisti pro inconveniente, ego non ( ).

Comme l’a noté M. Giele, cet exposé correspond manifestement à la proposition 132 (®).

(2) B. Ba z â n , La noétique ... (1971), p. 462, n. 134. Cf. T homas A q u in a s, In II Sent., d. 8, q. 1, a. 2, ad 2.

(3) Cf. supra, p. 197.(■‘) Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 74-75, 1. 33-36;

aussi dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 59, 1. 19-22.(5) Ibid., respectivement, p. 77, 1. 102-106; p. 61, 1. 20-25.(®) Cf. M. G iele, Un commentaire averroïste ..., p. 158.

Page 105: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 1 2 SU R L’H OM M E ET L’INTELLECT

133. Q u o d a n im a e s t in s e p a r a b i l i s a c o r p o r e ; e t q u o d a d

CORRUPTIONEM HARMONIAE CORPORIS, CORRUMPITUR ANIMA (116; 8,15).

1. L’âme est inséparable du corps, et quand l’équilibre interne du corps est détruit, elle disparaît également.

2. Cette proposition est hétérodoxe si elle vise l’unique âme de l’individu humain, car on nierait l’existence de cette âme au-delà de la mort ( ). C’est probablement le sens que lui a donné Tempier, qui, déjà en 1270, avait condamné la proposition « quod anima, quae est forma hominis secundum quod homo, corrumpitur corrupto corpore» (2).

3. Telle était évidemment l’intention de l’anonyme de M. Giele. Dans l’examen de la question «U trum anima sit harm onia» (I, 16), il affirme que l’âme, qui n’est pas l’harmonie du corps, ne survit toutefois pas à la corruption de celui-ci :

Tu arguis : corrupta harmonia, corrumpitur anima. Dicendum quod hoc non est quia sit anima ilia proportio, sed (éd. polonaise : si) ex alia (éd. polonaise : aliquà) causa est hoc, scilicet quia anima est illud esse sive ens in quo proportionata sunt (éd. polonaise : sint) ipsa elementa et ideo est quod corrupta harmonia, corrumpitur et anima sive consequens hanc harmoniam, non propterea quod anima sit haec harmonia (3).

Comme le note M. Giele, l’âme dont il s’agit ici n ’est pas l’âme intellective (‘‘). Il s’agit de l’âme végétativo-sensitive, la seule qui appartient en propre à l’individu ( ). Les censeurs ont sans doute voulu dénoncer cette funeste conséquence de l’erreur averroïste,

134. Q u o d a n im a r a t i o n a l i s , q u a n d o r e c e d i t a b a n im a l i , a d h u c REMANET ANIMAL VIVUM (114; 8,13).

1. Dans l’hypothèse averroïste, l’homme est un vivant et un animal par sa forme substantielle, l’âme végétativo-sensitive. L’âme rationnelle, unique pour l’humanité, n’a que des relations opérationnelles, donc accidentelles, avec les individus; elles peuvent être intermittentes, sans

0 ) C f. D en z in g e r -S c h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n° 1440 (ancien 738).(*) C f. H. D en ifle et A. C h a te la in , Chartularium t. 1 (1899), p. 487.(®) E d. M . G ie le d an s Trois commentaires anonymes ... (1971), p . 56, 1. 23-28;

aussi d an s Un commentaire averroïste ... (1971), p. 43, 1. 1-6.(■‘) Cf. M . G iele , Un commentaire averroïste p. 113.(®) Dans son History o f Christian Philosophy ... (1955), É. Gilson fait aussi

remarquer que cette proposition, qu’il met au compte d’Averroès, ne s’applique pas à l’intellect séparé : «does not apply to the separate Intellect» (p. 729, note 54).H. N a r d o n e , dans St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 67, attribue également la thèse à Averroès.

ARTICLE 134 213

que l’homme animal cesse de vivre. Tel paraît être, à première vue, le sens de l’article 134. Mais une page curieuse du commentaire de Siger de Brabant sur le De causis donne à penser que le sens de l’article 134 est tout différent. Le P. Marlasca a déjà vu la parenté entre cet article et la question 7 du commentaire (O- Siger y pose la question «Utrum, cum ahquod individuum hominis non est homo, remaneat animal». Il vise le cas de la démence, où l’homme paraît perdre sa rationalité, tout en demeurant un animal.

2. Compris dans la perspective averroïste, l’article 134 est évidemment hétérodoxe, puisqu’il implique le monopsychisme quant à l’âme intellective. Si, au contraire, cet article vise la question 7 du commentaire au De causis, il condamne une doctrine parfaitement orthodoxe.

3. Pour répondre à la question posée, Siger distingue la forma hominis sub ratione qua talis et la form a hominis in sua substantia. La première est celle qui rend possibles les actions spécifiquement humaines, telles que l’usage de la raison; la seconde constitue l’individu humain comme substance. Grâce à la form a hominis in sua substantia, le fou reste un homme, même si, ayant perdu l’usage de la raison, il a perdu la forma hominis qua talis. Appliquant cette distinction, Siger écrit :

postquam in individuo corrumpitur homo, hoc modo corruptionis quod non manet ipsa substantia humanitatis, non potest remanere animal sive individuum ab eadem forma sicut animal, sive alia forma ... Sed postquam in eo {individuo) non manet forma hominis sub ratione qua talis, et ideo non manet individuum sub ratione hominis, potest animal remanere ... ( ).

Ce sont ces hgnes qui ont vraisemblablement inspiré l’article 134. Mais les censeurs n’ont manifestement pas compris l’exposé de Siger. Obsédés par l’hérésie averroïste (que Siger avait professée naguère), ils ont vu dans cette page un relent de ses anciennes erreurs. Un tel contresens suppose une lecture rapide et superficielle, puisque, dans cette question comme dans tout le commentaire, Siger considère l’âme intellective comme l’unique forme substantielle de l’homme. I l . dit d’ailleurs expressément, à la suite d’Aristote :

corruptio substantiae humanae non est in vivum aliud et animal primo (®).

(1) Cf. A. M a r la sca , Las « Quaestiones . . . » (1970), p. 360.(2) Ed. A. M arlasca (1972), p. 54, 1. 39-46.(3) Ibid., p. 55, 1. 64-65.

Page 106: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

214 SU R L’HOM M E ET L’INTELLECT

135. Q u o d a n im a s e p a r a t a n o n e s t a l t e r a b i l i s s e c u n d u m p h i lo -

SOPHIAM, LICET SECUNDUM FIDEM ALTERETUR (113; 8,12).

1. Dans l’esprit des censeurs, l’altérabilité de l’âme était requise pour que les âmes des damnés puissent subir le feu de l’enfer. Pour les maîtres ès arts, cela faisait difficulté, puisque l’âme, étant immatérielle, est de nature impassible. C’était d’ailleurs la doctrine d’Aristote. L’article censuré leur prête une prise de position jugée ambiguë : l’âme séparée n’est pas altérable selon la philosophie, mais elle l’est selon la foi catholique.

2. Ainsi la philosophie pourrait contredire les enseignements de la foi. Position évidemment hétérodoxe, si l’on considère la philosophie comme l’expression de la vérité.

3. Le problème de l’altérabilité de l’âme est abordé par Siger de Brabant dans ses Q. in tertium de anima et dans le De anima intellectiva. Les premières ont vraisemblablement inspiré la proposition 219 0), tandis que la proposition 135 semble viser le De anima intellectiva, au chapitre VL

Siger veut savoir ce qu’Aristote pensait de la séparation de l’âme et du corps : « quid senserit Philosophus circa separationem animae a corpore » (2). Voici la réponse, développée ensuite en six points :

videtur ... quod senserit eam (animam) non esse penitus separabilem et totaliter ab omni corpore 0 .

Le sixième point de l’exposé doit nous retenir spécialement, car Siger y aborde le problème de la rétribution de l’âme ;

Quod si quis dicat hoc esse erroneum animas a corporibus totaliter non separari, et eas poenas et praemia recipere secundum ea quae gesserunt in corpore, quod enim non ita fiat, hoc est praeter rationem iustitiae, dicendum, sicut et a principio dictum est, quod nostra intentio principalis non est inquirere qualiter se ha beat veritas de anima, sed quae fuerit opinio Philo- sophi de ea ( ).

Le but de l’auteur est donc d’exposer la pensée d’Aristote, qui ne connaît pas de sanctions pour l’âme dans l’au-delà (°). Mais cet enseignement du Stagirite doit être dépassé :

0) Cf. infra, p. 3 IL(2) E d . B. Ba zâ n (1972), p. 95, 1. 4-5.(3) Ibid., 1. 6-7.n Ibid., p. 99, 1. 78-83.(*) Ibid., 1. 83-94.

ARTICLES 135, 136, 137 215

multa sunt quae expertus circa aliquam materiam cognoscit, quorum inexperti cognitionem non habent. Et ideo, licet philosophi non experti operum apparentium de animabus totaliter separatis eas sic separatas non ponant, qui tamen experti sunt praedictam animae separationem noverunt et aliis revelaverunt (®).

Puis Siger explique que le savoir philosophique doit céder le pas devant la révélation des prophètes, capables d’accéder à la connaissance des vérités relatives à l’âme séparée.

Il semble que les censeurs n’ont pas admis cette juxtaposition de la doctrine d’Aristote et du témoignage des prophètes, cette juxtaposition pouvant se muer en une opposition entre la foi et la philosophie.

136. Q u o d i n t e l l e c t u s p o t e s t t r a n s i r e d e c o r p o r e in c o r p u s ,

ITA QUOD SIT s u c c e s s iv e MOTOR d iv e r s o r u m c o r p o r u m (193; 8,28).

1. Il s’agit une fois de plus de la doctrine averroïste de l’intellect unique, uni aux corps des individus humains ut motor ou, si l’on préfère, ut nauta navi, et passant de l’un à l’autre, selon qu’il recourt aux images cérébrales de l’un ou de l’autre pour son activité abstractive (i).

2. La thèse, impliquant le monopsychisme, est manifestement hété­rodoxe (2).

3. Cette thèse évoque l’enseignement de Siger de Brabant dans les Q. in tertium de anima et le De anima intellectiva : Vintellectus specula- tivus, en soi éternel, est corruptible dans son rapport aux individus humains (3); l’intellect est unique et séparé a corpore hoc, non tamen ab omni (“*); uni aux individus ut motor, c’est-à-dire par son opération et elle seule (^), l’intellect passe successivement d’un individu à l’autre pour utiliser leurs images cérébrales. Le contexte doctrinal de l’article censuré est donc bien connu, même si on ne l’y retrouve pas dans sa teneur littérale.

137. Q u o d g e n e r a t i o h o m in is e s t c i r c u l a r i s , e o q u o d fo r m a

h o m in is r e d i t p l u r i e s s u p e r e a n d e m p a r te m m a t e r ia e (10; 11,4).

1. Cette proposition rappelle l’article 92, qui affirmait le retour

(«) Ibid-, p. 99-100,1. 95-100.(1) Cf. les articles 117, 122, 123, 131 et 132, et les notices qui les accompagnent

{supra, p. 191-192, 198-201, 209-211).(2) Cf. supra, p. 212, n. 1.(®) Cf. article 131 {supra, p. 209).C"») Cf. article 117 {supra, p. 191-192).(5) Cf. articles 122 et 123 {supra, p. 198 et 199).

Page 107: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

216 SUR L’H OM M E ET L’INTELLECT

cyclique des événements tous les 36.000 ans (i). Ici ce retour cyclique est appliqué à la génération humaine : l’âme, forme substantielle de l’homme, reviendrait périodiquement informer la même matière, le même corps (-).

2. L’incompatibilité d’une telle doctrine avec la pensée chrétienne est évidente, puisqu’elle exclut l’immortalité de l’âme et sa destinée définitive à la mort de l’individu.

3. Source non identifiée.

138. Q u o d n o n fu it pr im u s hom o , nec erit u l t im u s , immo semper FUIT et semper erit generatio hom inis ex h om ine (9; 11,3).

1. Le sens de l’article est clair : la génération humaine est éternelle; il n’y a jamais eu de premier homme et il n’y en aura jamais de dernier.

2. Le caractère hétérodoxe de cette propositon est patent puisqu’elle aflftrme l’éternité des espèces (^.

3. On rencontre fréquemment, dans les écrits de Siger de Brabant, la doctrine de la génération humaine éternelle. Ainsi, dans la Q. utrum haec sit vera : homo est animal, nuUo homine existente, l’éternité de l’espèce fonde la nécessité du jugement homo est animal (2). Même position dans les Q. in tertium de anima, où Siger reprend à Averroès la thèse de l’union étemelle de l’intellect unique avec l’espèce (3).

Mais dans le De aeternitate mundi, postérieur à la condamnation du 10 décembre 1270(4), Siger prend soin, chaque fois qu’il aborde la thèse éternaliste, de préciser qu’il ne soutient pas personnellement cette doctrine : il répète plus de dix fois qu’il s’agit d’un exposé secundum philosophos (5).

0 ) Cf. supra, p. 157.(*) Notons que, même dans l’hypothèse (gratuite et phantastique) du retour

cyclique, ce ne serait pas la même âme individuelle qui réanimerait le corps.( ) Cf. supra, p. 152, n. 1.(2) Ed. B. Bazân (1974).Le manuscrit Cambridge, Peterhouse 152 (fol. présente également le

texte d’une question ; Utrum haec sit vera : Homo est animal, homine non existente. La réponse de l’auteur inconnu va dans le même sens que celle de Siger : « Credo quod ista sit necessaria : ‘Homo est animal’, et non contingit eam non esse, et credo quod, si homo non sit universaliter, quod haec esset impossibilis ; ‘Hom o est animal’ ». Ed. A. ZiMMERMANN dans Eine anonyme Quaestio ... (1967), p. 186, 1. 55-57. Voir aussi le commentaire de M. Zimmermann, ibid., p. 188-200.

(3) Ed. B. Ba zâ n (1972), p. 52, 1. 78-82.('*) Cf. H. D enifle et A. C h a te la in , Chartularium ..., t. 1 (1899), p. 487, articles

5 et 6 : « Quod mundus est aeternus » et « Quod nunquam fuit primus homo ».(5) Ed. B. B azân (1972), p. 113, 1. 9-10; p. 115, 1. 42; ibid., cap. I, 1. 4; p. 116,

ARTICLE 138 217

Dans le De anima intellecîiva, qui rectifie et nuance certaines affir­mations du De intellectu (®), le maître fait montre de la même prudence : il expose seulement l’enseignement des philosophes C ). C’est ainsi que la thèse de la génération éternelle est mise au compte d’Aristote (®).

Comment comprendre, dès lors, certains passages des Q. naturales de Lisbonne, des Q. in Meîaphysicam et des Q. super librum de causis, où l’auteur semble défendre la thèse éternahste?

La portée de ces passages ne doit pas être exagérée. Ainsi, dans les Q. naturales de Lisbonne, en réponse à une objection, Siger montre que la doctrine aristotélicienne de l’éternité de la génération n’imphque pas que le ciel puisse être la cause suffisante d’une génération humaine (®). De même, si, dans son commentaire à la Métaphysique (III, 27 et VII, 16 notamment), Siger donne l’impression d’enseigner l’éternité de l’espèce humaine ( i’), il ne faut pas perdre de vue qu’il a précédemment opté pour la foi (en III, 16 et III, 20) et contesté la validité de l’axiome sur lequel Aristote fait reposer sa thèse de l’éternité du monde (“ ). Rencontrant à nouveau la thèse aristotélicienne, il aura jugé inutile de répéter devant ses auditeurs ces déclarations, qu’ils étaient censés avoir encore en mémoire.

Quant aux Q. super librum de causis, le P. Marlasca a bien noté que les passages suspects (q. 27, Ad 7^“ , et 54, Ad rationem in oppositum) ne pouvaient faire oublier les affirmations très nettes de l’auteur (q. 12), rejetant, au nom de la foi chrétienne, l’éternité des Intelligences ( 2). Si les Intelligences incorruptibles ne sont pas éternelles, il n’y a aucune raison d’admettre l’éternité de l’espèce humaine.

En résumé, seuls les premiers écrits de Siger, où Aristote a visiblement toute sa faveur, ont pu justifier l’article 138 (i^).

1. 35-36; p. 117, 1. 43; 1. 47-48; p. 118, 1. 11; 1. 13; p. 119, I. 30; 1. 44; p. 129, 1. 21; 1. 25; p. 132, 1. 80; 1. 85-86.

(®) N ifo compte parmi les thèses défendues par Siger dans le De intellectu, l’éternité de la nature humaine. Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 20.

(’) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 70, 1. 13-15; p. 83-84, 1. 44-47; p. 99, 1. 81-83.(8) Ibid., p. 98, 1. 58-59; 1. 72-73; p. 104, 1. 90-91.(») Ed. B. Ba z â n (1974), p. 110-111.(10) Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 179-180, 1. 33-51; aussi p. 376, 1. 19-20.(11) Cf. supra, p. 122-124. <(12) Cf. A. M arla sca , La antropologia sigeriana ... (1971), p. 24.(13) Dans les Q. de generatione et corruptione (ed. G . Sa jô , 1972, p. 9, 1. 107) et

dans le De aeternitate mundi (ed. N . G . G reen-P edersen , 1976, p. 350, 1. 410-411; p. 351-352, 1. 421-456), Boèce de Dacie enseigne que, du point de vue de sa science, le philosophus naturalis ne peut admettre un premier homme. Mais Boèce ne refuse pas simpliciter le commencement de l’espèce humaine. On sait, par le De aeternitate

Page 108: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

218 SUR L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

139. Q u o d q u a m v is g e n e r a t i o h o m in u m p o s s i t d e f i c e r e , v i r t u t e

P rim i ta m e n n o n d e f i c i e t ; q u ia o r b is p r im u s n o n s o lu m m o v e t a d

GENERATIONEM ELEMENTORUM, SED ETIAM HOMINUM (137; 11,16).

1. On affirme ici l’éternité de la génération humaine dans le futur : même si, de soi, la génération humaine pourrait cesser, elle ne cessera pas, à cause de la puissance divine et de l’influence de la première sphère, dont le mouvement assure, non seulement la génération des éléments, mais aussi celle des hommes.

2. La thèse heurte la conception chrétienne de la fin du monde présent, marquée notamment par la disparition de l’humanité ici-bas, le nombre des élus étant complet selon les dispositions providentielles.

3. Source non identifiée.

Sur l’opération de l’intellect humain

140. Q u o d i n t e l l e c t u s a g e n s n o n c o p u l a t u r n o s t r o p o s s ib i l i , e t

QUOD i n t e l l e c t u s POSSIBILIS NON UNITUR NOBISCUM SECUNDUM SUB-

STANTIAM. E t s i UNIRETUR NOBIS UT FORMA, ESSET INSEPARABILIS (118; 8,17).

1. L’intellect agent n’est pas uni à notre intellect possible et celui-ci n’est pas la forme substantielle de l’homme. S’il l’était, il serait une simple forme matérielle et ne pourrait subsister après la m ort de l’homme.

2. Impliquant le monopsychisme averroïste, cette thèse est évidemment incompatible avec la doctrine chrétienne ( ).

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée, mais on reconnaît sans peine, dans la seconde partie de l’énoncé, la doctrine des maîtres averroïstes, en particulier celle de l’anonyme de M. Giele (2).

mundi, qu’il l’admettait au nom de la foi chrétienne (cf. ibid., p. 357, 1. 585-593; p. 361-362, 1. 725-739).

L’anonyme de Ph. Delhaye donne l’impression d’amettre l’éternité de la génération humaine (cf. VIII, 26; ed. Ph. D elh a ye 1941, p. 232-233). Mais il ne peut s’agir ici que d’un exposé de la doctrine des philosophes, puisque, quelques pages auparavant, l’auteur a nettement pris position contre l’éternité du monde (VIII, 6; ibid., p. 197-202).

(1) Cf. supra, p. 184, n. 1.(-) Cf. M. G iele , Un commentaire averroïste ... (1971), p. 158. On trouvera les

affirmations les plus explicites de ce commentaire dans les notices relatives aux propositions 113, 121, 122, 125 {supra, p. 184-185, 197-199, 202-203).

ARTICLE 140 219

Siger de Brabant l’a enseignée, lui aussi, au début de sa carrière, mais l’a abandonnée progressivement ( ).

Mais quelle a été l’attitude de ces maîtres sur la question des rapports entre l’intellect agent et l’intellect possible? Ont-ils réellement enseigné que l’intellect agent n’est pas uni {non copulatur) à l’intellect possible? La question n’est pas abordée dans l’anonyme de M. Giele. Quant à Siger de Brabant, malgré les affirmations contraires d’É. Gilson (**) et de H. Nardone (0, on ne trouve dans son œuvre aucune trace de la thèse retenue par les censeurs.

Ainsi les Q. in tertium de anima considèrent l’intellect agent et l’intellect possible comme deux puissances (virtutes) de l’âme; l’intellect possible connaît toujours l’intellect agent et est « in substantia idem cum ipso » (®). Les Q. naturales de Lisbonne considèrent l’intellect agent et l’intellect possible comme deux substances séparées (cf. q. 3), mais elles n’excluent pas toute union entre eux, puisque leurs relations sont semblables à celles de Vars ad materiam (’). Dans le De intellectu, l’intellect agent est identifié à Dieu, mais l’intellect possible n’en est pas pour autant séparé radicalement : en effet, à l’instar des substances séparées qui peuvent se connaître mutuellement par une union immé­diate, l’intellect possible accède à la connaissance de Dieu et leur union est semblable à l’union ex nauta et navi, vel arte et instrumenta ( ). Ces comparaisons interviennent dans les exposés de maîtres qui ne recon­naissent qu’une union opérative entre l’intellect unique et les individus humains et la qualifient de copulatio (»); dès lors on voit mal comment

(3) Voir les notices relatives aux propositions 113, 121, 123, 125 {supra, p. 184- 186, 197, 199-201, 202).

( ) Cf. É. G ilso n , History o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729.(®) Cf. H. N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 68.(«) Q. 13, ed. B. Ba zâ n (1972), p. 45, 1. 63. Sur les relations entre l’intellect agent

et l’intellect possible, cf. ibid., p. 44-45, 1. 29-33, p. 45,1. 42-44; 1. 61-63; q. 15, p. 58-59, 1. 42-48; 67-72.

Ç) Ed. B. Ba z â n (1974), p. 108-110.(«) Dans son De inteilectu, N ifo attribue cette doctrine à Siger : « Intellectus ...

agens erit ... Deus. Deus enim potest dupliciter intelligi : uno modo, ut illuminans quoddam, illustrans omnia entia, et hoc pacto dicitur intellectus agens; alio modo, ut efficiens omnia entia in esse, et sic dicitur primum principium ac primus motor. Volunt ergo hi quod, quo pacto ex nauta et navi, vel arte et instrumento fit unum ens, unitate ad operationem unam efficiente, ita ex Deo et infimo inteilectu qui dicitur potentia, fit unum tanta unitate, quanta sufficit ad operationem unam, scilicet ad intelligere, quod dicitur respectu agentis abstrahere, respectu possibilis intelligere ». Cf. B. N a r d i, Sigieri di Brabante ... (1945), p. 21.

(®) Cf. S ig er de Br a ba n t , Q. in tertium de anima, q. 9, ed. B. Ba zâ n (1972), p. 28, 1. 64 sv.; Quaestiones de anima (anonymes), I, 6, ed. M. G iele dans Trois commen­

Page 109: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 2 0 SU R L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

ces maîtres (dont Siger) pourraient soutenir que l’intellect agent « non copulatur nostro possibili». Quant au De anima intellectiva, il n’y est dit nulle part que l’intellect agent n’est pas uni à l’intellect possible, même si cet intellect agent y est vu « comme un élément extrinsèque de la connaissance intellective n’appartenant pas à l’âme intellective » ( “).

Retenons donc qu’aucun texte n’a pu être avancé, qui nie toute union, fût-elle opérative, entre l’intellect agent et l’intellect possible.

141. Q u o d i n t e l l e c t u s p o s s ib i l is n i h i l e s t in a c t u a n t e q u a m

INTELLIGAT, QUIA IN NATURA INTELLIGIBILI ESSE ALIQUID IN ACTU EST

ESSE ACTU INTELLIGENS (126; 8,25).

1. Nourris de la pensée du Stagirite, les aristotéliciens du XIII® siècle affirment que la connaissance des réalités extérieures assure l’actualisation de l’intellect possible ( ). Mais quel est le statut méta­physique de cet intellect avant l’iiitellection? Selon l’article 141, il n’est rien en acte, parce que, pour une nature intelligible, exister en acte, c’est intelliger en acte.

2. En elle-même, la thèse ne paraît pas incompatible avec la pensée chrétienne. Mais conjuguée à la doctrine, très répandue avant S. Thomas, selon laquelle l’essence de l’âme n’est pas distincte de ses facultés, elle entraîne la négation de l’existence de l’âme intellective en dehors des actes d’intellection, ce qui est manifestement incompatible avec le christianisme, pour lequel l’homme est homme par son âme intellective, qu’il intellige en acte ou non (2).

3. La source de la proposition condamnée est sans doute Siger de Brabant, qui, dans ses Q. naturales (Lisbonne), se demande Utrum scientia sit perfectio essentialis intellectus possibilis (q. 3).

Dès les premières lignes, on s’aperçoit que l’auteur ne considère pas l’intellect comme une puissance de l’âme, car il ramène le problème posé à celui de savoir si l’intellect possible est une substance en acte : videndum est si intellectus potentialis sit substantia in actu (3). Question décisive, car, si l’intellect possible est une substance déjà constituée avant l’acquisition du savoir, ce savoir {scientia) ne pourra pas en être la forme

taires ... (1971), p. 40, 1. 8 sv.; aussi dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 28,1. 2 sv.

(1°) Z. K u k s e w ic z , De Siger de Brabant à Jacques de Plaisance ... (1968), p. 32. ( ) La formule idem est intellectus et species rerum leur est familière.(“) Cf. supra, p. 197, 2.(3) Ed. B. Bàzan (1974), p. 108, I. 8-9.

ARTICLE 141 221

substantielle ou la perfection essentielle. C’est précisément ce qu’il importe de déterminer. Certains auteurs pensent qu’avant d’intelliger en acte, l’âme rationnelle est déjà une substance en acte, qu’elle existe unie à la matière ou subsiste à l’état d’âme séparée (abstracta); la science qu’elle acquiert n’est donc pas sa forme substantielle ( ).

On reconnaît ici la doctrine de Thomas d’Aquin, pour qui la distinction entre l’essence de l’âme et ses puissances d’opération est capitale ( ). Elle permet de concilier l’existence en acte de l’âme intellective, attestée par l’information du corps, avec l’intelligibilité en puissance de cette âme vis-à-vis d’elle-même, tant que l’intellect possible n’a pas été informé par les species des choses extérieures (®). Ajoutons que, pour S. Thomas, avant d’être actué par la connaissance, l’intellect possible n’est pas « inexistant » : il existe comme « puissance d ’opération » essentielle­ment inhérente à l’âme.

Mais Siger rejette cette solution : haec opinio nulla est; selon lui, une substance de nature intellectuelle ne peut exister en acte que si elle intellige en acte :

Illud enim quod est in genere separatorum a materia, est aliquid in actu. Intelligibile enim in actu et intellectus unum sunt. Ponere ergo talem sub- stantiam esse in actu in genere intellectualis naturae et non intelligentem in actu, est ponere contraria et impossibilia vel incompossibiiia, cum intelligibile in actu et intellectus in actu sint unum (’).

La coïncidence entre ces lignes et Tarticle censuré est significative. Siger reprend ici la thèse du De anima intellectiva (cap. IX) (®). Il la

(“) Ibid., 1. 14-16.(®) Selon le P. É. H. W éber, La controverse de 1270 ... (1970), les vigoureux

échanges philosophiques qu’il a eus avec Siger de Brabant auraient amené S. Thomas à abandonner sa doctrine de la distinction réelle entre l’essence de l’âme et sa puissance intellective. Cette thèse à été réfutée par M. B. Ba z à n , Le dialogue philosophique entre Siger de Brabant et Thomas d'Aquin ... (1974). Dans son étude : Les discussions de 1270 à VUniversité de Paris ... (1976), le P. Wéber s’entête à maintenir ses prises de position injustifiables.

(®) Sur les problèmes soulevés par la connaissance de l’âme par elle-même, cf. B. C. Ba z à n , La ciencia del aima ... (1969).

(’) Ed. B. Ba z à n (1974), p. 108-109, 1. 17-22.(8) M. F. V a n Steen b er g h en , M aitre Siger de Brabant (1977, p. 372) la présente

ainsi : « l’intellect étant une substance séparée, s’il existait en acte avant de penser en acte, il serait de soi intelligible comme toutes les substances séparées; or il ne devient intelligible (pour lui-même) qu’en connaissant autre chose que lui-même; donc avant de connaître, il n’existe qu’en puissance et sa science est son acte substantiel ».

Page 110: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

2 22 SU R L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

nuance cependant ('>) et prépare ainsi sa rétractation dans le commen­taire au De causis ( °).

142. Q u o d intellectus possibilis est inseparabilis a corpore

SIMPLICITER QUANTUM AD HUNC ACTUM QUI EST SPECIERUM RECEPTIO,

ET QUANTUM AD lUDlCIUM, QUOD FIT PER SIMPLICEM SPECIERUM ADEP-

TIONEM, VEL INTELLIGIBILIUM COMPOSITIONEM.— ErROR, SI INTELLIGATUR

DE OMNIMODA RECEPTIONE (122; 8,21).

1. Selon S. Augustin, indépendamment de l’expérience sensible et sous l’influence permanente de Dieu, l’âme contemple les vérités éternelles dans la lumière intelligible créée où la Lumière incréée se manifeste. C’est sans doute cette doctrine augustinienne de l’illumination divine que les censeurs ont voulu défendre en condamnant cette proposition; paraphrasant l’aphorisme nihil est in intellecîu quod non prius fiierit in sensu, elle affirme la dépendance foncière de l’intellect possible vis-à-vis du corps, tant pour la réception des espèces intelligibles que pour l’exercice de la raison spéculative à partir de ces espèces reçues (jugement et raisonnement). D ’après les censeurs, l’intelligence humaine est capable d’un mode supérieur de receptio, qui est l’illumination divine.

2. Familière à Thomas d’Aquin, qui souligne l’impossibilité pour tout esprit créé en condition charnelle et terrestre de rien penser sans images, sans conversio ad phantasmata, la thèse est parfaitement orthodoxe ( ).

3. Dans ses Q. in tertium de anima, Siger de Brabant insiste beaucoup sur la dépendance de l’âme intellective vis-à-vis du corps, tant pour la réception des phantasmes par l’intellect possible que pour l’opération sur ceux-ci par l’intellect agent {agere phantasmata) (-). Cette doctrine

(*) Il maintient que la science est la perfection essentielle de l’intellect possible, « mais elle est en même temps sa perfection accidentelle, l’acte de sa puissance d’opération et, à ce titre, elle est une qualité, comme l’enseigne Aristote. Telle est la conclusion qui semble se dégager de l’exposé de notre auteur, bien qu'il ne la formule pas expressément. Ainsi la difficulté laissée sans solution à la fin du chapitre IX du De anima intellectiva se trouve résolue et Siger n’y fait plus allusion ». F. V an Steen b er g h en , ibid., p. 376.

«Intellectus vero non est suum intelligere ..., intellectus non est sua actio nisi secundum concomitantiam, non autem essentialiter »; ce qui a pour conséquence « quod potestas intelligendi intelligentiae non est eius substantia ». Ed. A. M arlasca

(1972), p. 145, 1. 25-28, et p. 147, 1. 25-26.0 ) Cf. T homas A q u in a s , Summa theologiae, I , q. 84, a. 6 et 7.(*) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 51-52, 1. 52-63 : « ... licet anima rationalis per suam

substantiam agat, tamen virtus eius recipiens intelligibilia, scilicet possibilis intel-

ARTICLES 142 ET 143 223

est exposée également dans le De anima intellectiva ( ). Siger fait remarquer que, selon Aristote, l’âme a besoin des phantasmes tant pour acquérir le savoir que pour l’exercer une fois acquis :

Anima ... intellectiva corpori est unita in opérande, cum nihil intelligat sine corpore et phantasmate, in tantum quod sensibilia phantasmata non solum sunt necessaria ex principio, accipienti intellectum et scientiam rerum, immo etiam iam habens scientiam, considerare non potest sine quibusdam formis sensatis, retentis et imaginatis (‘‘).

L’intérêt de ce texte est patent, car les deux aspects de l’article 142 y sont présents : la receptio specierum, qui marque le début de la connaissance, correspond dans le texte de Siger au passage accipienti intellectum et scientiam rerum; quant au jugement {intelligibilium compositio), qu’est-ce sinon la consideratio de celui qui sait déjà et qui pense à l’aide des formes sensibles enregistrées et conservées dans l’imagination?

143. Q u o d h o m o p r o t a n t o d i c i t u r i n t e l l i g e r e , p r o q u a n t o

CAELUM DICITUR EX SE INTELLIGERE, VEL VIVERE, VEL MOVERI, ID EST,

QUIA AGENS ISTAS ACTIONES EST El UNITUM UT MOTOR MOBILI, ET NON

SUBSTANTIALITER (14; 10,1).

1. Manifestement inspirée par la psychologie averroïste, cette pro­position nie l’union substantielle de l’intellect avec l’homme (cf. art. 122) : l’homme est dit penser, de la même manière qu’on dit du ciel qu’il pense ou vit ou se meut, alors que ces opérations appartiennent en réalité à l’agent immatériel qui est uni à la sphère céleste comme son moteur, et non substantiellement.

lectus, et virtus eius, scilicet intellectus agens, causans intellecta, dependentiam habent ad corpus. Unde anima rationalis per suam substantiam dicitur agere eo quod ipsa agit sine organo suae substantiae. Quantum tamen ad hanc virtutem quae est intellectus possibilis, mediante qua recipit intelligibilia, et quantum ad hanc virtutem quae dicitur intellectus agens, mediante qua facit actu intellecta, eget organo alterius virtutis, scilicet organo phahtasiae. Unde quantum ad has actiones anima dependen­tiam habet ad corpus propter hoc quod ipsa communicat cum organo virtutis corporalis quantum ad has actiones». Même doctrine développée dans la q. 15, ibid., p. 58, 1. 28-29; p. 59, 1. 49-64.

(3) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 96, 1. 30-34: « Nunc est ita quod intelligere, quod videtur animae maxime opus proprium, non est sine corpore et phantasmate, ut dicit Philosophus, et prius visum fuit. Sunt enim, ut idem Philosophus dicit, phantas­mata intellectui ut sensibilia sensui. Unde, sicut sine sensibilibus non est sentire, ita nec sine phantasmatibus intelligere ».

(4) Ibid., p. 84, 1. 60-64.

Page 111: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

224 SUR L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

2. Le caractère hétérodoxe de cet article est évident puisqu’il nie que la pensée soit une activité de l’homme comme tel ( ).

3. Comme l’a noté M. Giele, la thèse censurée se lit dans le com­mentaire au De anima qu’il a édité (2). À la question : Utrum anima intellectiva sic sit secundum substantiam coniuncta corpori sicut perfectio eius substantialis (II, 4), l’auteur répond en invoquant l’autorité d’Aver- roès :

Commentator secundo huius dicit quod corpora supercaelestia manifeste videntur intelligere et Aristoteles secundo Caeli et mundi hoc vult, cum tamen ilia dicantur intelligere ex unione quae est ipsius intelligentis ad ilia corpora, non quod intelligens sit unitum eis tamquam forma materiae, sed solum ut motor. Quodsi dicantur intelligere abusione solum, non euro. Ex hoc modo dicitur homo intelligere ( ).

Entre ces lignes et 1 article 143, l’identité doctrinale est parfaite. L’auteur se rallie aux vues d’Averroès et va même jusqu’à nier le fait de conscience hic homo intelligit ('*).

144. Q u o d e x i n t e l l i g e n t e e t i n t e l l e c t o f i t u n a s u b s t a n t i a , e o

QUOD INTELLECTUS SIT IPSA INTELLECTA * FORMALITER (127; 8,26).

1. Dans un passage célèbre du Traité de F âme (III, 5, 430 a 20), Aristote affirme que l’intellect en acte et l’intelligé en acte sont identiques. Les commentateurs ont essayé de préciser la nature et l’étendue de cette identité. Les censeurs de l’art. 144 visent un philosophe pour qui le principe aristotélicien impliquerait l’identité substantielle du sujet pensant et de l’objet pensé.

2. Prise en rigueur de termes, la proposition censurée implique une sorte de fusion des substances qui compromettrait l’autonomie de la personne humaine. Ceci entraînerait des conséquences inconciliables avec le christianisme.

3. Source non identifiée.

C) Cf. supra, p. 184, n. 1.0 Cf. M. G iele, Un commentaire averroîste ... (1971), p. 158.(®) Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 76, 1. 77-82;

aussi dans Un commentaire averroîste ... (1971), p. 60, 1. 29-35.(«) Ibid., respectivement p. 75, I. 45-47; p. 59, 1. 31-33.L’anonyme de Z. Kuksewicz, expose, lui aussi, la thèse averroîste, dont il semble

se désolidariser (cf. Z. K u k se w ic z , Un commentaire «averro îste» ..., 1964, p. 436, note 26; p. 438-439). Mais ce commentaire est vraisemblablement postérieur à 1277 (cf. ibidem, p. 462-465).

* intellecta] sic Paris, Nat. lat. 17476 (cf. H. D en ifle et A. C h a t e l a in , Chartu-

ARTICLES 145 ET 146 225

145. Q u o d a n im a i n t e l l e c t i v a c o g n o s c e n d o se c o g n o s c i t o m n ia

ALIA. SpECIES ENIM OMNIUM RERUM SUNT SIBI CONCREATAE. SeD HAEC

COGNITIO NON DEBETUR INTELLECTUI NOSTRO, SECUNDUM QUOD NOSTER

EST, SED SECUNDUM QUOD EST INTELLECTUS SEPARATUS (separatus] mss et éd. : agens) (115; 8,14).

1. Alors que l’article 142 insiste sur le rôle du corps dans l’acte de connaissance, la proposition 145, au contraire, attribue à l’âme intellec- tive un mode de connaissance spécifiquement angélique : en se connaissant elle-même, l’âme connaîtrait toutes les autres réalités, ayant reçu de Dieu, en même temps que l’existence, les représentations intelligibles de toutes choses. Toutefois cette connaissance n’appartien­drait pas à notre intellect en tant qu’il est nôtre, mais en tant qu’intellect séparé.

2. Attribuer à l’âme humaine un type de connaissance angélique n’est pas de soi incompatible avec le christianisme, mais la raison qui fonde cette attribution, à savoir la thèse averroîste de l’âme séparée, est évidemment hétérodoxe ( ).

3. Source non identifiée.

146. Q u o d n o s p e iu s a u t m e liu s i n t e l l i g i m u s , h o c p r o v e n i t a b

INTELLECTU PASSIVO, QUEM DICIT ESSE POTENTIAM SENSITIVAM.— ErROR,

QUIA HOC PONIT UNUM INTELLECTUM IN OMNIBUS, AUT AEQUALITATEM

IN OMNIBUS ANIMABUS (187; 8,27).

1. Comme l’ont noté les censeurs, l’origine de cette proposition peut être double : soit qu’on professe avec Averroès l’unicité de l’intellect, soit qu’on défende la multiplicité des âmes, mais en niant toute différence qualitative entre elles. Dans l’un et l’autre cas, si un homme a plus d’aptitudes intellectuelles qu’un autre, cela ne peut provenir que d’une différence qualitative au niveau de l’imagination, intellectus passivus ( ).

larium ..., t. 1, 1899, p. 558, note 65) et Lulle (cf. R a im u n d u s L u ll u s , Declaratio ..., ed. O. K eic h e r , 1909, p. 186); intelligentia legunt d u P lessis d ’A rg en tr é , D enifle et CHATELAIN, M a NDONNET.

(1) Cf. supra, p. 184, n. 1.( ) À distinguer soigneusement de l’intellect possible : intellectus possibilis. Cf.

T hom as A q u in a s , P IP®, q. 51, a. 3 : «In apprehensivis autem potentiis, consideran- dum est quod duplex est passivum : unum quidem ipse intellectus possibilis, aliud autem intellectus quem vocat Aristoteles passivum, qui est ratio particularis, idest vis cogitativa cum memorativa et imaginativa» (ed. leon. 1891, p. 328).

Page 112: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

226 SU R L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

2. Le monopsychisme est évidemment hétérodoxe (2). Quant à faire dépendre la qualité de l’intelligence de conditions somatiques et affirmer l’égalité des âmes comme telles, ce n’est pas contraire au dogme chrétien.

3. Plusieurs auteurs ont relevé la parenté de la proposition censurée avec l’enseignement de Thomas d’Aquin (3). Cherchant à expliquer la diversité de la virtus intelligendi, Thomas d’Aquin en discerne une double origine : elle peut provenir de l’intellect lui-même, plus ou moins parfait selon qu’il est uni à un corps plus ou moins disposé à son action : « mani- festum est enim quod quanto corpus est melius dispositum, tanto meliorem sortitur animam mais elle peut aussi dépendre de la qualité des puissances inférieures dont l’intellect a besoin pour intelliger :

illi enim in quibus virtus imaginativa et cogitativa et memorativa est melius disposita, sunt melius dispositi ad intelligendum (s).

Ainsi, les deux raisons invoquées soulignent l’importance du corps et de la puissance sensitive pour la qualité de l’acte d’intelligence. La parenté de cette doctrine avec la proposition condamnée est éloquente. Mais le prologue du décret de 1277 nous invite à chercher plutôt la source de l’article 146 dans le monde des artiens. Or, M. Giele l’a noté, l’auteur du commentaire au De anima qu’il a édité, tient des propos fort proches de l’article 146 (e) :

Indiget enim corpore in intelligendo ipsa anima sicut obiecto et régit corpus in multis actionibus, ita quod, cum intelligere sit passio abstracta a corpore sicut subiecto, tamen non est abstracta a corpore sicut ab obiecto; immo quantum ad hoc, naturalem coniunctionem habet cum corpore, nam ex phantasmatibus corporis intelligit et secundum diversitatem phantasmatum in bonitate et malitia diversimode reguntur homines per intellectum, ut quidam melius, quidam peius. Et propter hoc dixit Aristoteles in De somno et vigilia quod meliora sunt phantasmata iustorum (II, 4) ( ).

L’auteur ne parle pas de l’intellect passif comme tel, mais, ce qui revient au même, il note que la diversité dans la qualité de l’intellection provient de la diversité dans la qualité des phantasmes. La phantasia

(*) Cf. supra, p. 184, n. 1.(3) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 232; C. J e l lo u sc h ek , Quaestio

M agistri loannis de Neapoli ... (1925), p. 82 et 86; P. G lo r ieu x , Tempier {Étienne), (1946), col. 103.

('*) I^ q. 85, a. 7 (ed leon., 1889, p. 344).(S) Ibid.(®) Cf. M. G iele , Un commentaire averroïste ... (1971), p. 159.( ) Ed. M. G iele dans Trois commentaires ... (1971), p. 72, 1. 47-56; aussi dans

Un commentaire averroïste ..., p. 57, 1. 7-15.

ARTICLES 146 ET 147 227

étant communément assimilée par les maîtres à l’intellect passif, virtus inferior et potentia sensitiva (^), l’identité doctrinale est complète entre l’enseignement de ce maître et la proposition condamnée.

147. Q u o d in c o n v e n ie n s e s t p o n e r e a l i q u o s i n t e l l e c t u s n o b i-

LIORES ALIIS, QUIA, CUM ISTA DIVERSITAS NON POSSIT ESSE A PARTE COR-

PORUM, OPORTET QUOD SIT A PARTE INTELLIGENTIARUM; ET SIC ANIMAE

NOBILES ET IGNOBILES ESSENT NECESSARIO DIVERSARUM SPECIERUM, SICUT

INTELLIGENTIAE.— ErROR, QUIA SIC ANIMA ChRISTI NON ESSET NOBILIOR

ANIMA JUDAE (124; 8,23).

1. Selon cette proposition, les âmes humaines ont toutes la même perfection essentielle. En effet, une différence de perfection entre elles ne peut provenir des corps, du fait de leur immatérialité; et, si l’une était en soi supérieure à l’autre, elles seraient d’espèces différentes, comme les Intelligences. Cette thèse paraît exacte philosophiquement, car la notion d’espèce humaine implique l’identité d’essence spécifique partagée par une pluralité d ’individus grâce à la matière. Or l’identité spécifique est assurée par l’identité de forme substantielle.

2. La thèse a paru inadmissible aux censeurs, ceux-ci ne pouvant tolérer que l’âme du Christ ne fût pas plus parfaite que celle de Judas. C’était mal poser le problème, en confondant la perfection ontologique de l’âme ou son essence avec les différences accidentelles provenant du corps, du milieu, de l’usage du libre arbitre, etc.

3. On l’a vu en étudiant l’article 146, selon Thomas d’Aquin, la différence entre les âmes au sein de l’espèce humaine ne peut provenir des âmes elles-mêmes ( ). Cet enseignement aurait-il été visé par l’article 147? D ’aucuns l’ont pensé, à commencer par Guillaume de la Mare ( ), à qui Jean de Naples répond dans son premier Quodlibet ( ). Toutefois,

(®) Cf. p a r exem ple T homas A q u in a s , I“, q. 78, a. 4 : « A d h a ru m autem fo rm aru m (sensib ilium ) re ten tio n em a u t co n se rv a tio n em o rd in a tu r phantasia, sive imaginatio, quae idem sunt ; est en im phantasia sive imaginatio q uasi th ésau ru s qu id am fo rm aru m p er sensum acce p ta ru m » (ed. leo n ., 1889, p. 256).

(1) Cf. supra, p. 226.(2) Cf. G u ilelm i de la M are Declarationes ..., ed. F. P elster (1955), p. 22, § 32.

Dans le manuscrit de Florence, Bibl. nat, Conv. S. Maria Novella, E. 5.532, une main du XIV® siècle a ajouté contra thomam à côté de l’article 124 (notre 147). Cf. A. P el ze r , Godefroid de Fontaines ... (1913), p. 381.

(3) Selon Thomas d’Aquin, remarque-t-il, l’âme du Christ n’était pas supérieure à celle de Judas quant à son essence. Toutefois, en raison de son union au Verbe, de sa science, de sa sainteté, elle lui était infiniment supérieure. En outre, observe-t-il, le commentaire des Sentences (II, d. 32) et la Summa theologiae l’attestent (I“, q. 85,

Page 113: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

228 SU R L’OPÉRATION DE L’INTELLECT H U M A IN

en raison des indications du prologue, l’enquête doit être poursuivie au sein de la faculté des arts. Or on lit dans un commentaire anonyme au De anima conservé dans Oxford, Bodl 55, fol. 1141' - IH^b, et composé sans doute entre 1270 et 1277 ;

... omnes animae hominum sunt eadem specie et diversificantur solum- modo diversitate materiali, et hoc est signatione formae in materia quae est causa individuationis (■*).

Cette remarque, qui fait partie d’une objection, est acceptée par l’auteur :

ilia diversitas vel distinctio non est a parte animae, sed solummodo a parte corporis (5).

Ainsi, comme Thomas d’Aquin, cet auteur estime que les âmes humaines, étant de même espèce, ne peuvent se distinguer qu’en raison de leur relation au corps; leur essence est donc la même (®). C’est exactement ce qu’affirme la proposition censurée. Toutefois la diver­gence dans les énoncés ne permet pas d ’assurer que ce commentaire au De anima est la source de l’article 147.

148. Q u o d s c i e n t ia m a g i s t r i e t d i s c i p u l i e s t u n a n u m é r o ; r a t i o

AUTEM QUOD INTELLECTUS SIT UNUS, EST * QUIA FORMA NON MULTI-

PLICATUR NISI QUIA EDUCITUR DE POTENTIA MATERIAE (117; 8,16).

1. Le sens de cette proposition est clair. Seules les formes matérielles peuvent être multipliées. L’intellect, qui est immatériel, est donc unique.

a. 7), s’il n’y a pas de différence essentielle entre les âmes, elles ne sont cependant pas égales quant aux dispositions de la sensibilité et de l’intellect. Ainsi, conclut Jean de Naples, l’erreur qu’on prétend attribuer à Thomas d’Aquin est sans fondement. Cf. loANNis DE N ea poli Quaestio ..., ed. C. J ello u sc h ek (1925), p. 92-93.

Peu après le 7 mars, le théologien Gilles de Rome eut maille à partir avec Tempier, qui lui reprochait plusieurs erreurs. La thèse de l’égalité des âmes figurait-elle parmi celles-ci? Le P. E. H o ced ez ne l’exclut pas {La condamnation 1932, p. 37). On notera cependant que, dans son second Qiiodlibet (q. 18 ; Utrum animae humanae sint aequales in naturalibus, éd. Louvain, 1646), Gilles défend une thèse voisine de celle de S. Thomas, mais se montre soucieux de respecter les exigences des censeurs du 7 mars.

( ) Ed. F . S iaens-T homas (1970), p. 7, 1. 56-59; sur la date de com position de ce commentaire, cf. ibid., p. 81-82. Peut-être faut-il lire numerali au lieu de materiaH.

(5) Ibid., p. 8, 1. 73-75.(*) F. S iaens-T homas, ibid., p. 43, interprète les passages cités dans le sens du

monopsychisme averroïste. Mais est-ce bien de cela qu’il s ’agit?* sit unus, est] L ulle et d u P lessis d ’A r g e n t r é ; sic unus est : D en ifle et

CHATELAIN, M aNDONNET.

ARTICLES 148 ET 149 229

Par conséquent, le savoir du maître et celui du disciple ne sont qu’un seul et même savoir.

2. Affirmant l’unicité de l’âme intellective humaine, la thèse est évidemment incompatible avec le christianisme ( ).

3. Selon Jean de Naples, la proposition fait écho à l’enseignement des maîtres gagnés aux idées d’Averroès sur la question de l’intellect possible (2). En réalité, la thèse n’est pas averroïste : pour Averroès, en effet, la science de l’intellect unique se différencie dans les individus humains en raison de leurs phantasmes différents. Source non identifiée.

149. Q u o d i n t e l l e c t u s S o c r a t i s c o r r u p t i n o n h a b e t s c ie n t ia m

EORUM QUORUM HABUIT (41; 8,7).

1. Socrate étant mort, son intellect ne conserve pas la mémoire du savoir qu’il a possédé, affirme cette proposition.

2. En soi, la thèse incriminée n’est pas incompatible avec le dogme chrétien : ce dernier n’impose aucune conception particulière sur la « science » de l’âme séparée. Présentée comme un aspect du mono­psychisme, la thèse serait évidemment condamnable (^.

3. Selon l’exégèse averroïste d’Aristote à laquelle Siger de Brabant se rallie dans ses Q. in tertium de anima, l’intellect possible, éternel dans sa substance, est corruptible dans son opération, qui s’exerce toujours avec le concours indispensable des phantasmes des individus. Ceux-ci disparus, l’intellect unique ne garde pas la science qu’il avait acquise grâce à leurs phantasmes :

... ipse (intellectus) possibilis per conversionem ad phantasmata, licet quantum ad substantiam suam sit aeternus et separatus, tamen quantum ad operationem corruptibilis est et coniunctus. Unde secundum Aristotelem ibidem : post mortem non reminiscimur, hoc autem est : quantum ad opera­tionem suam corruptibilis est ( ).

C’est manifestement la thèse visée par les censeurs ( ).

Q) Cf. supra, p. 184, n. 1.(2) Cf. lOANNis d e N ea poli Quaestio ed. C. J ello u sc h ek (1925), p. 92, 1. 8-10.(1) Cf. supra, p. 184, n. 1.(2) Ed. B. Ba zâ n (1972), p. 59-60, 1. 70-74.(3) Dans ses Declarationes (ed. F. P elster , 1955, p. 27, § 48), G uilla u m e de la

M are a tenté curieusement d’attribuer cette proposition à Thomas d’Aquin.

Page 114: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

230 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

Sur la volonté humaine

150. Q u o d i l l u d q u o d d e s u i n a t u r a n o n e s t d e t e r m in a t u m a d

ESSE VEL NON ESSE, NON DETERMINATUR NISI PER ALIQUID QUOD EST

NECESSARIUM RESPECTU SUI (128; 9,1).

1. Suivant en cela l’exemple de la classification par chapitres à peu près contemporaine de la condamnation et éditée par du Plessis d ’Ar- gentré, le P. Mandonnet a rangé cette proposition parmi les thèses relatives à la volonté humaine : ce qui de par sa nature n’est pas déterminé à être ou à ne pas être, n’est déterminé que par ce qui est nécessaire par rapport à cela ( ). Mais est-ce bien de la volonté humaine qu’il est ici question et non de l’être contingent? Cette proposition rappelle l’axiome d’Avicenne bien connu des artiens : tout effet se réfère toujours ultimement à une cause par rapport à laquelle il est nécessaire (2), Dans l’esprit de son auteur, cet aphorisme s’applique évidemment aussi bien aux effets des actes de volonté qu’aux autres; tout est donc régi par un ordre de stricte nécessité.

2. Que la proposition ait été appliquée directement ou non aux actes volontaires, c’est contre ce déterminisme incompatible avec les exigences chrétiennes de la liberté humaine et de la contingence, que s’insurgent les censeurs.

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. On peut renvoyer cependant aux objections contre la contingence rappor­tées par Siger de Brabant en tête du De necessitate, où on lit, par exemple :

Omnîs effectus qui evenit, evenit a causa respectu cuius suum esse est necessarium, sicut dicit Avicenna, et probatur etiam. Si enim efîectus aliquis evenit a causa, qua posita possit poni et non poni efîectus, tune causa ilia est ens in potentia ut producat efîectum, et indigebit aliquo educente eam de potentia ad actum, quod faciat eam actu causam; quare necesse est omnem causam causantem effectum esse talem, qua posita de necessitate ponatur efîectus; et si ilia causa sit efîectus alterius, idem arguitur de ea. Eaenimfieret a tali causa, qua posita de necessitate ponatur, et sic procedendo usque ad causam omnium primam. Quare omnes efîectus videntur procedere ex suis causis ita, quod ipsos necessarium est fore antequam fîerent (3).

La doctrine ici exposée correspond parfaitement à la proposition

C) Cf. C. DU P lessis d ’A r g e n t r é , Collectio Judiciorum (1724), p. 194.(2) A v ic e n n e , M etaph., tr. IV, c. 2; tr. VI, c. 2.(3) Ed. J. J. D uin , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 14-15, 1. 9-21.

ARTICLES 150 ET 151 231

condamnée : même si un effet est indéterminé selon sa nature à être ou à ne pas être, il est déterminé par une cause qui, elle, est nécessaire et le rend nécessaire. Selon Siger, ce sont des arguments semblables qui ont amené certains maîtres à soutenir erronément que tout est néces­saire ( ).

Il n’est donc pas heureux d’invoquer, comme le fait du Plessis d ’Ar­gentré, les hérésies de la secte des Patarins comme source éventuelle de la proposition condamnée (®). Le témoignage de Siger atteste suffisamment que la thèse suspecte a été soutenue à la faculté des arts de Paris.

151. Q u o d a n im a n ih il v u l t , n isi m o t a a b a l io . U n d e il l u d est

FALSUM : ANIMA SEIPSA VULT.— ERROR SI INTELLIGATUR MOTA AB ALIO,

SCILICET AB APPETIBILI VEL OBIECTO, ITA QUOD APPETIBILE VEL OBJECTUM

SIT TOTA RATIO MOTUS IPSIUS VOLUNTATIS (194; 9,19).

1. Selon cette proposition, l’âme ne veut rien, si elle n’est mue par autre chose qu’elle; il est donc faux de dire qu’elle veut spontanément. C’est une erreur, répliquent les censeurs, si l’on veut signifier que l’objet voulu est la raison exclusive du mouvement de la volonté.

2. L’enjeu de cette problématique est évidemment la liberté humaine. Si l’objet qui suscite le vouloir est la raison unique de ce vouloir, le déterminisme psychologique est acquis et la liberté n’est qu’un vain mot. L’opposition à la doctrine chrétienne est évidente, car celle-ci tient l’homme pour libre et responsable

3. L’origine de la proposition censurée doit être cherchée dans les écrits des maîtres ès arts, Siger de Brabant principalement. Toutefois, avant d’entreprendre l’étude des textes les plus significatifs, il est utile de rappeler en quels termes le problème de la liberté était posé en cette fin du XIII® siècle.

Personne ne conteste alors qu’en tous ses actes l’homme recherche la béatitude et que des choix s’imposent constamment entre les multiples biens qui s’offrent à lui. S’ils sont fibres, ces choix résultent de l’inter­vention conjuguée de la raison et de la volonté. Mais quel rôle revient à chacune de ces deux facultés, constitutives de l’homme en sa spécificité?

(‘‘) « Ex praedictis apparet secundum superius propositorum, videlicet, quid ‘ induxit quosdam in errorem, quod omnia futura quae fient, necessarium est fore, antequam sint; similiter etiam de praesentibus et praeteritis, antequam fierent» {ibid., p. 24, 1. 35-38).

(®) Cf. DU P lessis d ’A r g en tr é , Collectio judiciorum, p. 209.(1) C f. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), n°® 3245 et 3246.

Page 115: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

232 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

S’ils s’entendent pour reconnaître à la raison la tâche d’apprécier et de juger les différents biens possibles, les maîtres du XIII® siècle se séparent nettement en deux écoles, quand il s’agit de préciser l’articu­lation des jugements de la raison avec les actes de la volonté. En jugeant meilleur tel objet, telle fin, l’intelligence détermine-t-elle l’engagement de la volonté? Les réponses divergent. Alors que, pour Thomas d’Aquin, la volonté est une puissance passive (non qu’elle soit inerte, mais elle a besoin, pour entrer en exercice, d’une motion extrinsèque, l’action q u ’exerce sur elle l’objet), Bonaventure et, à sa suite, les franciscains définissent la liberté «par le pouvoir de domination que la volonté exerce sur son objet et sur la réalisation de cet objet. La raison présente l’objet, mais là se borne son action sur une volonté qui est une faculté essentiellement active » {-). C’est de cette tradition franciscaine que s’inspire manifestement la proposition 151, soucieuse de préserver l’autonomie et la prééminence du vouloir {anima seipsa vult) sur l’objet, dont l’attrait ne peut jamais être, on l’a dit déjà, le m otif unique du mouvement de la volonté. Cela, Thomas d’Aquin l’admettait aussi, en dépit de certaines affirmations (du De veritate notamment : cf., par exemple, q. 24, a. 2) qui ont pu donner le change (3). Mais Siger de Brabant le niait-il? Le P. M andonnet n ’en doutait pas (4). Voyons si son jugement était fondé.

Dans ses Q. in tertium de anima, Siger oppose la volonté divine à la volonté humaine :

Voluntas enim eius (= Del) non dependet a rebus sicut voluntas nostra,

(2) Cf. O. L o t t in , Psychologie e t morale t. 1 (1942), p. 235.(3) Dom Lottin les résume ainsi : «quand l’homme a jugé que tel acte, est, hic et

nunc, son bien et, en fin de compte, le seul bien qui l’intéresse, la volonté faite pour le bien ne peut pas ne pas s’y porter» (cf. ibid., p. 231). Toutefois, on ne peut oublier que, selon Thom as d’Aquin, le jugement préalable à cet acte de volonté est réellement libre (liberum arbitrium), parce qu’il émane d’une raison qui a le pouvoir d’apprécier les avantages et les inconvénients de chaque bien fini. Et surtout, à cette liberté de spécification s’ajoute la liberté d'exercice de la volonté ; la raison ne peut fixer son attention sur tel bien, tel objet reconnu comme le meilleur, que si la volonté y consent. Cette distinction entre la liberté d’exercice et la liberté de spécification, amorcée dès le commentaire des Sentences et les Q. de veritate, sera de plus en plus soulignée par le saint docteur, qui l’introduit expressément dans la q. 6 du De malo. Sur tout ceci voir les fines analyses de Dom O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 225-243, 252-262; aussi t. 3, vol. 2 (1949), p. 558-575, 651-666. Cf. également K. R iesen h u b er , Die Transzendenz der Freiheit zum Guten (1971) et la notice relative à l’article 157 (infra, p. 241-246).

(4) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p. 182-183.

ARTICLE 151 233

quae, licet non possit cogi a rebus, tamen trahitur et excitatur a rebus. Voluntas autem Primi nec a rebus cogitur, nec trahitur (s).

Comme Aristote et Thomas d’Aquin, Siger voit dans la volonté une puissance passive; pour entrer en exercice, elle a besoin d’une motion extrinsèque : trahitur et excitatur a rebus. En ce sens, on peut certaine­ment appliquer à l’auteur les propos censurés : « anima nihil vult, nisi mota ab alio». Mais il n’est pas question de nier la liberté; les objets n’exercent pas de coaction ; liceî non possit cogi a rebus. Il est donc certainement faux de prétendre que, selon Siger, « appetibile vel obiectum sit tota ratio motus ipsius voluntatis».

Ce jugement est confirmé par le De necessitate :

libertas voluntatis in suis operibus non sic est intelligenda quod voluntas sit prima causa sui velle et sui operari, potens se movere ad opposita, ab aliquo priori non mota. Voluntas enim non movetur ad volendum nisi ex aliqua apprehensione (®).

Ici encore, un rôle est accordé à l’objet appétible, mais il n’exclut pas la liberté. Les propos équilibrés de Siger ne semblent cependant pas avoir donné satisfaction aux censeurs et Ton imagine facilement que, pour eux, les assertions : « voluntas non movetur ad volendum nisi ex aliqua apprehensione », « ab aliquo priori non mota », « anima nihil vult nisi mota ab alio» signifiaient l’exclusion de toute spontanéité de l’acte volontaire. D ’autant plus que Siger refusait de reconnaître que «voluntas sit prima causa sui velle et sui operari». Ce refus semble avoir trouvé écho dans la formule des censeurs : « illud est falsum : anima seipsa vult». Mais était-ce bien la pensée du maître brabançon? Le P. M andonnet le croyait. AppUquant à Siger l’article censuré, il écrivait : « l’auteur réduit la causalité, dans les mouvements de la volonté, à la motion exercée par les seuls objets appréhendés, comme si la puissance volontaire n’avait de sa nature aucune activité propre » (’). Jugement excessif, comme l’a montré Dom Lottin, parce qu’il force la portée de l’expression de Siger.

En effet, s’il s’oppose à ceux qui voient dans la volonté une faculté

(5) Ed. B. Ba z â n (1972), p. 7, 1. 75-80.(®) Ed. J. J. D u in , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 34, 1. 51-55.

Les Q, in Metaphysicam off’rent des développements tout à fait parallèles à ceux-ci : « non enim voluntas sic libéra est quod sit causa prima sui velle, immo necesse est eam moveri ex aliqua apprehensione» (VI, 9; ibid., p. 109, 1. 10-11): « voluntas insurgit ex comprehensione alicuius boni, et hoc est quod agit voluntatem » (II, 3 ; ed. C. A. G r a iff , 1948, p. 39, I. 18-20).

(7) Cf. P. M andonnet, Siger ..., t. 1 (1911), p. 182.

Page 116: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

234 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

entièrement autonome, en niant que « la volonté soit la cause première de son vouloir et de son activité comme si elle pouvait se mouvoir sans préalablement être mue», s’il déclare impossible que « la volonté se trouvant concrètement disposée et toute prête à vouloir et son motif d’action se trouvant tout prêt à agir sur elle, la volonté pourrait ne pas vouloir », Siger enseigne aussi que « la volonté peut précisément empêcher le m otif d’action d’agir sur elle, et elle le peut parce qu’elle agit, non pas selon un jugement déterminé, comme l’instinct de l’animal, mais selon un jugement de la raison, qui, par définition, peut se porter en des sens opposés » (®).

Ainsi, pour Siger, contrairement à ce que pensaient M andonnet et les censeurs de 1277, la puissance volontaire a bien de sa nature une causalité propre (»). Il n’y a donc pas de déterminisme venant de l’objet dans la thèse du maître ès arts, « car, si elle accentue la connexion nécessaire entre le motif d’action et le vouloir, elle maintient que le m otif est soumis au libre jugement de la raison » (i°).

(*) Dom L o t t in {Psychologie et morale t. 1, 1942, p. 264-265) présente ainsi la thèse de Siger, reprise presque littéralement au De necessitate (cf. J. J. D uin , La doctrine de la providence 1954, p. 34-35, 1. 45-73). L’interprétation de Dom Lottin vaut aussi pour les textes parallèles des Q. In Metaphysicam, VI, 9 (ed. J. J. D u in , dans La doctrine p. 104, 1. 10-18).

(®) En usant d’une terminologie à laquelle Siger ne recourt pas, du moins ici, on pourrait dire que la liberté de spécification qui revient au jugement de la raison pratique repose en définitive sur la liberté d'exercice de la volonté. C’est, en effet, la volonté qui rend impedibilia les moventia non impedita, parce qu’elle veut ex iudicio rationis.

( °) O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 265. L’anonyme de Ph. Delhaye insiste beaucoup, lui aussi, sur le caractère pa ssif de la volonté : « voluntas est virtus passiva quia movetur a bono comprehenso et habet se ad opposita : non enim est nisi virtus animae per quam inclinatur ad bonum comprehensum ». Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 116. Toutefois la liberté de l’acte volontaire n ’est pas compromise, du fait qu’aucun bonum comprehensum n’est le bien absolu et qu’un jugement préalable (ratiocinatio) sur les différents biens possibles décide de l’orien­tation de l’agir (liberté de spécification; cf. ibid., p. 117-119). En outre, il appartient à la volonté d’incliner l’intelligence à considérer tel ou tel objet (liberté d’exercice) : « voluntas non est agens nisi acta a bono comprehenso, quamvis quandoque determinet sibi illud bonum intellectum in quantum movet intellectum ad ratiocinandum de isto bono quod melius respectu finis » (Ibid., p. 120).

ARTICLE 152 235

152. Q u o d o m n e s m o t u s v o l u n t a r i i r e d u c u n t u r in m o to r e m

PRiMUM.— E r r o r , n is i i n t e l l i g a t u r IN M o t o r e m prim um s im p l ic i t e r ,

NON c r e a t u m ; e t i n t e l l i g e n d o d e m o tu s e c u n d u m s u b s t a n t ia m , n o n

SECUNDUM d e f o r m it a t e m (209; 9,21).

1. Les intentions des censeurs à l’endroit de cette proposition sont nettes. Tous les mouvements volontaires dépendent d’un premier moteur. Oui, notent les censeurs, à condition qu’il s’agisse du Premier Moteur incréé et « en limitant son influence à l’entité physique de l’acte, à l’exclusion de la malice morale qui peut vicier celui-ci » (i). L’intervention divine dans l’acte volontaire et libre ne porte donc que sur la consistance ontologique de cet acte, le fait qu’il soit posé et apparaisse dans l’être. La talité du vouloir, sa spécification, est du ressort exclusif de l’homme qui agit.

2. Prétendre que tous les actes de la volonté sont déterminés par le moteur (créé) de la première sphère céleste, serait évidemment hérétique, puisqu’une telle assertion supprimerait le libre arbitre.

De même, prétendre que tous les actes de la volonté sont déterminés par Dieu, Premier M oteur incréé, duquel dépendrait également la malice éventuelle de ces actes, serait doublement hérétique : on nierait la liberté et on ferait de Dieu la cause directe du mal moral.

3. Ces vues étaient-elles défendues par des maîtres de Paris? Jusqu’ici aucun témoin de ces doctrines n’a été retrouvé. On ne les trouve pas, en tout cas, dans les sources qui abordent expressément la question ici disputée.

Ainsi, dans les Impossibilia (V), confronté à la thèse selon laquelle «in humanis actibus non esset actus malus, propter quam mahtiam actus ille deberet prohiberi vel aliquis ex eo puniri», Siger rencontre le problème qui nous retient : les actes humains mauvais sont-ils régis par Vordo du monde voulu par la Cause première? Oui, répond le maître, mais cela n’implique aucune défaillance en Dieu; toute la malice de l’homme dérive d’une déficience de la raison détournée de sa finalité propre par des séductions diverses. Sans doute, celles-ci et leur occursus ad rationem sont-ils régis par Dieu. Mais leur influence sur la raison n’est pas déterminante. C’est l’homme qui se détourne de ce que lui dicte la droite raison; c’est donc à lui que la faute incombe; Dieu n’y est pour rien (2).

(1) O. L o tt in , Psychologie et Morale t. 1 (1942), p. 279.(2) E d . B. Ba z a n (1974), p. 86-92, surtout p. 87, 1. 40-50, et p. 88-89, 1. 67-92.

Page 117: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

236 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

C’est aussi ce qu’enseigne, d’une manière différente cependant, l’anonyme de Ph. Delhaye aux prises avec cette question : Utrum voluntas reducatur ad Motorem Primum (VIII, 12). La réponse est con­forme à celle qu’il avait énoncée en commentant le livre II ; «intelligere et velle ... ipsa reducuntur ad P r im u m » 0 . Mais ici il s’applique à expliquer comment il faut comprendre cette dépendance de la volonté vis-à-vis du Premier. Selon Thomas d’Aquin, dans le De malo, « c’est pour passer de la puissance à l’acte que le Premier M oteur est indispen­sable à la volonté » (‘‘). Soucieux d’accentuer l’indépendance du vouloir, notre auteur tient, lui, la thèse opposée : « la volonté ne dépend pas du Premier M oteur pour le seul fait de passer de la puissance à l’acte; car pour cela, elle se suffit à elle-même, ayant en elle-même à la fois le principe actif et le principe passif nécessaires pour une autodéter­mination. La volonté ne dépend du Premier M oteur que pour se déterminer dans un sens plutôt que dans un autre » ( ). C’est donc pour la spécification de l’acte, non pour son exercice, que l’influence divine est requise. Mais alors, Dieu ne porte-t-il pas la responsabilité des mauvais vouloirs de l’homme? Il faudrait l’admettre, si cette influence était déterminante. Mais ce n’est manifestement pas le cas; cela ressort ex praecedentibus (®). Dans les actions mauvaises, seule la responsabilité de l’homme est engagée. Telle est la thèse de l’auteur. C’était aussi.

Voir aussi le commentaire de J. J. D uin , dans La doctrine de la providence ... (1954), p. 345-346.

En étudiant les Q. super librum de causis de Siger de Brabant, le P. D o n d a in e et le P. Ba ta illo n (Le manuscrit Vindob. la t. 2330 ... , 1966, p. 211), bientôt suivis par le P. M arla sca {La antropologia 1971, p. 36), ont proposé de rapprocher cette proposition 152 de la doctrine développée dans la q. 25 : Utrum animae superiores caelestes imprimant in animas nostras intellectivas (ed. A. M a r la sc a , 1972, p. 100-102). Sans doute, Siger y affirme que les mouvements volontaires humains sont soumis à l’influence du Premier par le truchement de causes intermédiaires et par l’altération {per alterationem) du corps, mais elle n’entraîne aucun déterminisme psychologique. La liberté de la volonté est d’ailleurs nettement affirmée, à cause de la liberté du jugement de la raison : « dicendum quod voluntas dicitur libéra et sui actus domina, non quia sit primum principium ex quo ipsa agitur ad volendum, sed quia valet ad contraria, sine organo existens, nec obligata ad alterum propter materiam et corporis dispositionem sicut appetitus sensualis » (éd. citée, p. 102, 1. 61-65).

(3) Ph. D elhaye (1941), p. 117.(*) O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 257.(5) Ibidem, p. 270-271. Cf. ed. Ph. D elh a ye , p. 210-211.(®) Dom Lottin remarque à juste titre que l’auteur fait «sans doute allusion à la

manière rationnelle dont la volonté se détermine à l’action » (cf. supra, n. 5; aussi éd. citée, p. 117-119).

ARTICLES 152 ET 153 237

on l’a vu, la thèse de Siger de Brabant. C’est également celle que pré­tendaient servir et défendre, à leur manière cependant, les censeurs de ces maîtres.

153. Q u o d v o l u n t a s e t i n t e l l e c t u s n o n m o v e n t u r in a c t u p e r

SE, SED PER CAUSAM SEMPITERNAM, SCILICET CORPORA CAELESTIA (133; 9,6).

1. Il s’agit de préciser l’influence des corps célestes sur la genèse des mouvements de l’intelligence et de la volonté. Selon la proposition censurée, cette influence est déterminante : la volonté et l’intellect ne se mettent pas en mouvement de soi {per se), mais sous la motion des corps célestes éternels. Le recours à une causalité extrinsèque pour expliquer la mise en branle de l’intelligence et de la volonté, est une thèse constante de l’aristotélisme : tout passage de puissance à acte requiert l’intervention d’une cause extrinsèque. Cette doctrine aristoté­licienne est conjuguée ici à la thèse néoplatonicienne de l’émanation : tout ce qui existe est soumis à Vordination du Premier (cf. art. 96), mais par le truchement des causes intermédiaires. Or, dans la hiérarchie des causes éternelles, le dernier échelon est occupé par les corps célestes (et leurs moteurs, les Intelligences). Faut-il voir dans ces corps célestes les causes suffisantes des actes d’intellection et des vouloirs de l’homme? Si l’on répond affirmativement, la liberté est niée. Ce que Tempier entend condamner.

2. Son intervention est bien dans la ligne de la tradition catholique, repoussant comme hérétique toute forme de déterminisme ( ).

3. Le déterminisme astral, que Gilles de Rome impute à Alkindi (2), mais que M. Gilson retrouve aussi dans l’enseignement d’Averroès avait-il des défenseurs parmi les maîtres de Paris? Il ne semble pas. Car, si les auteurs connus sont unanimes à reconnaître l’influence des corps célestes sur l’âme humaine, c’est uniquement en vertu de l’influence que les astres exercent sur le corps, auquel l’âme est unie. Influence indirecte et accidentelle, que ces maîtres estiment non déterminante. En témoignent Siger de Brabant, Boèce de Dacie et plusieurs textes anonymes. En témoigne aussi l’enseignement d’un maître résolument opposé à toute métaphysique émanatiste, Thomas d’Aquin.

(1) Cf. supra, p. 231, n. 1.(2) Cf. G iles of R ome, Errores philosophorum, cap. X, § 5, 9, 15, ed. J. K och

(1944), p. 48-56.(3) Cf. É. G il so n , H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p. 729. Voir aussi

H. N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 68.

Page 118: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

238 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

Après avoir été touchée de biais dans le De necessitate et les Q. in Metaphysicam, la question qui nous occupe est posée par Siger dans ses Q. super librum de cousis : Utrum animae superiores caelestes impri­mant in animas nostras intellectivas (q. 25) ('*). La réponse mérite un certain relief, vu qu’elle a pu susciter la réaction des censeurs (®)? En voici la substance.

Selon Aristote, tout ce qui est nouveau ici-bas, qu’il s’agisse d’une intellection, d’un vouloir ou de quoi que ce soit, dépend d’une orbe et de son moteur comme de sa cause, et par eux de la cause éternelle semper eodem modo se habens, à laquelle tous les mouvements se ramènent ultimement. Toutefois l’influence de l’orbe sur l’âme intel- lective, qui pense et qui veut, n’est qu’accidentelle; elle passe nécessai­rement par la médiation du corps, qui, lui, est soumis directement à la causalité des astres. Mais il n’y a aucune influence déterminante sur l’intellect et la volonté. La liberté de la volonté est d’ailleurs affirmée résolument par Siger :

dicendum quod voluntas dicitur libéra et sui actus domina, non quia sit primum principium ex que ipsa agitur ad volendum, sed quia valet ad contra- rium sine organe existens nec obligata ad alterum propter materiam et corporis dispositionem sicut appetitus sensualis (®).

Il serait donc faux de dire que, selon Siger, la volonté et l’intelligence sont mues directement par les corps célestes. Quant aux Intelligences supérieures, leur motion passe par l’intermédiaire de la sphère et de son mouvement, dont l’influence n’est pas déterminante ( ).

Cette doctrine est en concordance parfaite avec l’enseignement de l’anonyme de Ph. Delhaye. Le problème avait déjà été abordé dans

(“) Ed. A. M arlasca (1972), p. 100-102. Dans le De necessitate, Siger explique comment, selon les philosophes, la causalité du Premier s’exerce par la médiation des Intelligences séparées, des corps célestes et de leurs situs, et comment toutes choses se réfèrent ultimement à Vordinatio du Premier. Pas question toutefois de nier la liberté des actes humains volontaires, «quia voluntas vult ex judicio rationis» (ed. J. J. D u in , dans La doctrine 1954, p. 35, 1. 65-66). Pas question de le faire non plus dans le commentaire à la Métaphysique (VI, 9) : « est voluntas libéra quantum ad hoc quod ipsa a nullo potest moveri quod non sit impedibile et etiam quandoque actu impeditum. Sic tamen non est de iudicio sensibilium ». Cf. ibid., p. 109, 1. 15-18.

(®) Cf. A. D o n d a in e et L. J. Ba ta il lo n , Le manuscrit Vindob. lat. 2330 ... (1966), p. 211. Voir aussi A. M arlasca , La antropologia ... (1971), p. 36; de mêmeA. ZiMMERMANN, Der Begriff der Freiheit nach Thomas von Aquin (1974), p. 127-128.

(«) Ed. A. M arlasca (1972), p. 102, 1. 61-65.(’) Ibid., p. 102, 1. 53-55.

ARTICLES 153 ET 154 239

le commentaire du livre II (®); il revient dans le commentaire du livre VIII (®). Ici et là, la même thèse est défendue : on ne nie pas que les corps célestes influencent la volonté et l’intelligence de l’homme, mais on précise que cette influence ne peut être qvl accidentelle (per accidens). La formulation peut prêter à équivoque, car une influence accidentelle pourrait être déterminante. Mais telle n’est pas la pensée de l’auteur, car, selon lui, pour passer de la puissance à l’acte, la volonté se suffit à elle-même; l’influence du Premier n’est requise que pour la spécification de l’acte, qui laisse intacte la liberté d’exercice (^").

Boèce de Dacie défend la même doctrine ; la causalité des corps célestes n’atteint pas directement la volonté humaine :

quod autem haec ratiocinatio videtur sic concludere vel non, non ratione caeli causatur ex corpore superiori et ideo eius actio non dependet ex corporibus caeli ... Corpora quae circa nos sunt ... suadent, sed non cogunt (} ).

Aux prises avec la même question, l’auteur des Quaestiones in libros Meteororum (I, 7) du Clm 9559 (fol. 52) n’élève pas une voix discor­dante (12).

En conclusion, on ne peut imputer à aucun de ces maîtres la thèse hétérodoxe qui nie le libre arbitre. Celle-ci ne s’applique pas davantage à Thomas d’Aquin, car, si le saint docteur a toujours reconnu l’uni­versalité de l’influence des astres sur le monde corporel sublunaire, il n’a jamais négligé de préciser que, sur l’intelligence et la volonté des hommes, cette influence ne pouvait être qu'accidentelle et non déter­minante (13).

154. Q u o d v o l u n t a s n o s t r a s u b ia c e t p o t e s t a t i c o r p o r u m c a e l e s -

TiUM (162; 9,14).

1. Comme le précédent, cet article soulève la question de l’influence

(®) Cf. la question : Utrum corpora superiora imprimant necessitatem voluntati et intellectui nostro (II, 20), ed. Ph. D elhaye (1941), p. 115-117.

(®) Cf. VIII, 13 : Utrum corpora superiora per motum suum sint causa operationis intellectus, et VIII, 14 : Utrum motus corporum superiorum sint causa voluntatis per se. Ibid., p. 211-214.

(i“) Cf. supra, notice relative à l’article 152 (p. 236).(11) Q. super libros Physicorum, II, 25, ed. G. Sa jô (1974), p. 252, 1. 167 sv. Voir

aussi Q. de generatione et corruptione, II, 10, ed. G. Sajô (1972), p. 124, 1. 52-69.(12) Cf. J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 117-118.(1®) Cf. Th. L itt , Les corps célestes dans l'univers de saint Thomas d'Aquin (1963),

p. 200-214.

Page 119: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

240 SUR LA VOLONTE H U M A IN E

des corps célestes sur la volonté de rhomme. Mais telle qu’elle est ici formulée, la thèse est l’expression d’un déterminisme astral rigoureux, qui priverait l’homme de libre arbitre, sa volonté étant servilement soumise (subjacet) au pouvoir des astres.

2. La thèse est évidemment incompatible avec le christianisme (i).3. Selon Gilles de Rome, le déterminisme astral dont il est ici question

correspond à l’enseignement d’Alkindi (2). On peut aussi le référer, d’après d’Alverny, à la doctrine de l’apocryphe aristotélicien De causis et proprietatibus elementorum, d’un auteur inconnu, «mais dont l’origine arabe n’est pas douteuse »

Ce déterminisme astral avait-il des partisans à Paris? Peut-être. Il est certain, en tout cas, que les textes de Siger de Brabant, de Boèce de Dacie et de quelques maîtres inconnus, analysés ci-dessus, excluent leur adhésion à cette doctrine hétérodoxe Pour eux, les corps célestes exercent une influence réelle sur l’intelligence et la volonté, mais cette influence n’est pas déterminante. Elle n’est d’ailleurs qn'indirecte-, c’est uniquement en tant qu’ils agissent sur le corps auquel l’âme est unie, que les astres peuvent agir sur celle-ci. Les meilleurs théologiens du XIII® siècle ont reconnu sans hésiter cette influence ( ).

155. Q u o d o r b is e s t c a u s a v o l u n t a t i s m e d ic i u t s a n e t (132; 9,5).

156. Q u o d e f f e c t u s s t e l l a r u m s u p e r l ib e r u m a r b i t r iu m s u n t OCCULTI (161; 9,13).

1. La première de ces propositions peut apparaître comme une application des deux précédentes : si la volonté et l’intelligence ne peuvent de soi passer à l’acte, mais sont soumises passivement à l’influence déterminante des astres, la responsabihté du médecin n’est jamais engagée quand il soigne; il n ’est qu’une marionnette téléguidée par une sphère céleste, seule cause réelle de tous ses actes.

Mais, dira-t-on, ce médecin, comme tout autre homme, n’a-t-il pas

0 ) Supra, p. 231, n. L(2) Cf. Errores philosopfiorum, VIII, 15, ed. J. KocH (1944), p. 54.( ) M.-Th. d ’A l v e r n y , Un témoin muet ... (1949), p. 228.(‘*) Dans son ouvrage, Les idées et les lettres au XIII^ siècle (1947), p. 232, le

P. G. Paré interprète les vers antidéterministes du second Roman de la Rose comme une réaction aux doctrines de Siger de Brabant et de Boèce de Dacie. En fait, on l’a montré (cf. art. 153), ces maîtres ne défendent aucunement le fatalisme astro­logique.

(5) Cf. supra, notice relative à l’article 153 (p. 237-239).

ARTICLES 155, 156, 157 241

conscience d’être libre? Ne se rend-il pas compte parfois que c’est vraiment lui qui oriente le sens de ses actions par des options réfléchies et délibérées? La réponse est fournie par la seconde proposition : tout cela n’est qu’illusion, la liberté n’est qu’apparente. Tout se fait sous l’influence des sphères célestes, mais l’homme n’est pas conscient de cette motion : les effets des étoiles sur le Hbre arbitre sont cachés. Ils n’en sont pas moins réels et déterminants.

2. L’incompatibilité avec le christianisme de ces propositions qui professent un déterminisme astral rigoureux saute aux yeux ( ).

3. Source non identifiée.

157. Q u o d d u o b u s b o n is p r o p o s it i s , q u o d f o r t i u s e s t , f o r t i u s

m o v e t .— E r r o r , n is i * i n t e l l i g a t u r q u a n t u m e s t e x p a r t e b o n i

m o v e n t is (208; 9,20).

1. La question des rapports entre l’intelligence et la volonté a déjà été soulevée incidemment à propos de l’article 151. La proposition 157 et celles qui suivent ressortissent à cette problématique, que les aristoté­liciens du X llie siècle abordent fréquemment, mais en hypostasiant indûment les facultés. L’homme pense et veut, c’est entendu. Mais en l’homme, n’est-ce pas la raison qui pense et la volonté qui veut? Comment dès lors envisager les relations de ces deux facultés entre elles? La volonté peut-elle vouloir ce que la raison n’a pas jugé le plus expédient? En condamnant la proposition 157, Tempier refuse d’ad­mettre que la volonté doive nécessairement adhérer au motif le plus fort, au bien reconnu comme le plus avantageux. Si deux biens de valeur objectivement inégale sont présentés à la volonté, on ne peut prétendre que celle-ci choisit nécessairement le bien jugé le meilleur en soi, car ce bien peut lui apparaître comme n’étant pas subjectivement le meilleur. Quand l’incontinent commet un acte de fornication, disent les médié­vaux à la suite d’Aristote, il sait que cette action est mauvaise en soi. Il la pose cependant, parce que, sous la poussée de la passion, cette action lui apparaît comme le bien le meilleur dans sa situation concrète. C’est ce pouvoir de la volonté de choisir le bien jugé subjectivement le meilleur que les censeurs veulent ici défendre. Ils concèdent toutefois (car c’est trop évident) que, si l’on considère les choses du seul point

( ) Cf. supra, p. 231, n. 1.* Dom L o t t in , dans Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 279, note 3, propose

de lire si au lieu de nisi, sans s’expliquer sur cette correction. Celle-ci ne paraît pas justifiée, comme on le verra par le commentaire de l’article.

Page 120: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

242 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

de vue de i’objet (ex parte boni moventis), le bien supérieur exerce une plus forte attraction (quod fortius est,fortius movet).

2. Leur réprobation n’a rien d’étonnant, car prétendre que la volonté choisit nécessairement le bien objectivement le meilleur équivaut à affirmer le déterminisme psychologique, ce qui est incompatible avec le christianisme (i).

3. La thèse hétérodoxe avait-elle ses défenseurs parmi les maîtres?Le témoignage d’Henri de Gand est significatif à cet égard. Dans sonpremier Quodlibet, qui date de Noël 1276, il aborde la question entermes exprès : Utrum, propositis maiori et minori bono, non possitvüluntas eligere minus (-). La réponse dépend de la conception qu’ona de la liberté. Certains, note Henri de Gand, la font consister à tortdans le jugement (arbitrium) indéterminé de la raison et non dans lavolonté, sinon en tant que celle-ci dépend de ce jugement préalable.Cela entraîne pour conséquence inéluctable, estime-t-il, que, si laraison juge un motif préférable à un autre, la volonté doit nécessairement le choisir ;

Sic tota vis liberi arbitrii (est) penes rationem, et (de : add. Lottin) nihil ex parte voluntatis nisi quatenus voluntas a ratione dependet, ut non possit velle nisi cognitum et modo quo est a ratione iudicatum. Sic dicentes dicerent quod, propositis maiori bono et minori secundum iudicium rationis, non posset voluntas praeeligere minus bonum, sed necesse haberet eligere maius bonum ( ).

Cela paraît insoutenable à Henri. Selon lui, au-dessus de la. «libertas arbitrandi, il faut placer une liberté propre à la volonté, celle du choix, libertas eligendi arbitratum ... La liberté n’existe que dans la volonté » ( ). Mais qui le maître gantois visait-il? La réponse est aisée, car ses exposés sont truffés de textes repris à Thomas d’Aquin; c’est donc à coup sûr ce dernier et ceux qui partageaient avec lui la conception aristotélicienne de la volonté, puissance passive, qui étaient sa cible. Mais leur pensée avait-elle été bien comprise par Henri? La question doit être examinée.

(1) Cf. supra, p. 231, n. L(2) Q. 16; cf. O. L o tt in , Psychologie e t morale t. 1 (1942), p. 21A-211. L a

manière dont Henri formule la question est très voisine de celle qui apparaît dans l’anicle 157. C’est pourquoi, comme l’a remarqué le P. R.-Â. G a u th ie r dans Trois commentaires «averroistes» ... (1948), p. 220, note 2, on peut se demander si ce n ’est pas le maître gantois, membre de la commission de censure, qui a introduit la proposition 157 dans le syllabus.

(®) Cf. O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 276, note 1.(4) Ibidem, p. 276-277.

ARTICLE 157 243

1. Thomas d ’AquinComme l’a bien vu Henri de Gand, Thomas d’Aquin souligne, surtout

au début de son enseignement, l’impossibilité pour la volonté de rien vouloir qui n’ait été reconnu et approuvé par la raison. Ainsi, dans le commentaire des Sentences, il affirme que la volonté suit toujours ce que la raison a préalablement jugé convenable (®). De même, dans le De veritate, il tient pour nécessaire la connexion entre le jugement de la raison et la détermination subséquente de la volonté : « Dans les actions humaines, écrit-il, il faut distinguer trois choses : la connais­sance, l’appétit, l’action elle-même. Or l’action dérive nécessairement de l’appétit : quand la volonté est déterminée à tel acte, cet acte en procède fatalement, sauf entrave extrinsèque. Mais à son tour, et tout aussi nécessairement, l’appétit volontaire est relié à la connaissance préalable : quand l’homme a jugé que tel acte est, hic et nunc, son bien et, en fin de compte, le seul bien qui l’intéresse, la volonté, faite pour le bien, ne peut pas ne pas s’y porter. Sans doute, l’homme peut juger spéculativement et in abstracto que tel bien est in se mauvais; mais si, sous une influence passionnelle ou autre, il juge pratiquement et in concreto que cet acte est pour lui, hic et nunc, son bien, sa volonté, loin de rester indifférente, ne peut que s’y attacher. Si donc l’homme est libre, c’est dans le jugement préalable à l’acte de volonté qu’il faudra trouver la liberté » (®). Ici, comme dans le commentaire des Sentences, l’assertion fondamentale est la même ; il n’y a pas de désaccord entre le jugement et le choix. La Summa contra Gentiles et la Prima Pars de la Somme de théologie reprennent ces vues du De veritate. C’est la Prima Pars qui inspire principalement les écrits d’Henri de Gand C ).

Mais quand Thomas écrit qu’il ne saurait y avoir de désaccord entre le jugement et le choix, de quel jugement s’agit-il? Pour le préciser, un regard sur le processus psychologique de l’acte humain tel que le conçoit Thomas s’impose.

(5) «O m ne quod habet virtutem cognoscitivam potest dijudicare convenions et repugnans; et quod apprehenditur ut conveniens oportet esse volitum vel appetitum». In / Sent., d. 45, q. 1, a. 1 (ed. P. M a n d o n n e t , 1929, p. 1033).

(«) O. L o tt in dans Psychologie e t morale ..., t. 1 (1942), p. 231, présente ainsi la q. 24, a. 2 du De veritate.

Ç) L’exposé d’Henri est un « tissu de textes thomistes », écrit O. L o ttin dan^ Psychologie et morale t. 1 (1942), p. 276. «Les textes sont empruntés à \a Prima Pars, q. 80, a. 1; q. 82, a. 2; q. 83, a. 1. Henri de Gand s’est peut être inspiré aussi de la q. 6 du De malo », mais ce n’est pas certain, car l’idée exposée au début de l’article du De malo se retrouve dans la Prima pars, q. 80, a. 1. Cf. O. Lo tt in , ibidem, p. 276, n. 2.

Page 121: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

244 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

Quand, en pleine connaissance de cause, la volonté sollicitée par un but déterminé, décide de s’engager à la poursuite de ce but jugé réalisable, divers moyens peuvent se présenter qui permettraient d’obtenir cette fin. Le rôle de la raison est alors d’analyser les différentes possibilités offertes et d’en apprécier la valeur en fonction du but poursuivi. Cet examen est l’œuvre de la raison théorique, qui mène l’enquête de manière spéculative, en élaborant des jugements théoriques, que Thomas appelle des jugements de conscience, iudicia conscientiae. Au terme de cette délibération un arrêt est rendu par cette raison théorique : tel moyen est préférable à tel autre. C’est alors seulement qu’intervient la raison pratique, qui juge pratiquement que tel moyen est à choisir. De théorique et spéculatif qu’il était, le jugement se mue en jugement pratique, iudicium practicum, appelé par S. Thomas iudicium elecîionis ou iudicium liberi arbitrii. Ce jugement pratique (electio) dépend-il du jugement théorique? Nous touchons du doigt le cœur du problème. Si l’on répond affirmativement, on tombe dans le déterminisme psychologique con­damné par Tempier. Mais Thomas ne verse pas dans ce travers. Selon lui, le jugement pratique peut réellement aller à rencontre du jugement théorique. C’est ce qui arrive quand, soumis à telle ou telle passion, l’homme, l’incontinent, par exemple, s’engage dans le péché. Comment ce désaccord entre les deux jugements est-il possible? C’est, répond Thomas, parce que le jugement pratique est soumis à l’influence active de la volonté, mais aussi à l’influence de l’appétit sensitif, ce dernier étant toutefois contrôlé par l’appétit rationnel (la volonté). Le terminus a quo du jugement pratique est donc un acte de volonté. C’est sur elle que repose finalement la possibilité d’une rupture entre le iudicium conscientiae et le iudicium practicum ( ).

Or, quand « saint Thomas écrit qu’il n’y a jamais de désaccord entre le jugement et le choix qui le suit, c’est du jugement pratique qu’il entend parler» (9). Il est impossible, pour la volonté, de ne pas adhérer au jugement pratique qu’elle a elle-même provoqué, même si ce jugement contredit le jugement théorique. La distinction entre le iudicium con­scientiae et le iudicium liberi arbitrii est capitale et c’est faute de l’avoir reconnue qu’Henri de Gand a pu interpréter la pensée de S. Thomas dans un sens déterministe (i°).

(*) On trouvera une analyse plus détaillée du processus psychologique de l’acte humain selon S. Thomas dans O. L o t t in , M orale fondamentale (1954), p. 45-55.

(9) O. L o t t in , Psychologie et morale t. 3, vol. 2 (1949), p. 652. L a preuve de cette assertion occupe les pages 652 à 657.

(10) Vers 1267-1269, Gauthier de Bruges avait déjà commis la même erreur.

ARTICLE 157 245

Mais Henri ne connaissait guère, lorsqu’il rédigeait la question 16 de son premier Quodlibet, que les écrits de S. Thomas antérieurs à la condamnation de 1270. Qu’en est-il des œuvres postérieures? Thomas continue à y insister sur le rôle de la raison dans l’acte volontaire. Ainsi dans la Prima Secundae, q. 17, a. 1, ad 2, il déclare que les philosophes définissent le libre arbitre « un jugement Hbre procédant de la raison, comme si la raison était la cause de la liberté» (“ ). Pour comprendre cette définition, que Thomas ne critique pas, il faut serrer de plus près le rôle exact de la raison dans l’acte volontaire.

Thomas d’Aquin n’a cessé de considérer la volonté comme une source d’énergie, un dynamisme pouvant être orienté en des sens divers. Le rôle de la raison est précisément d’éclairer cette poussée vitale et d’en diriger l’orientation. Tout ce qui est volontaire est aussi rationnel. Mais l’influence de la raison sur la volonté n’est pas déterminante, car, en vertu de la dissociation entre le jugement pratique et le jugement théorique, la volonté reste libre de choisir ce qui convient à ses tendances appétitives du moment.

Pour souligner le caractère actif et libre de la volonté, S. Thomas a modifié quelque peu, dans ses dernières œuvres {De malo, q. 6 et Prima Secundae, q. 9 et 10) la formulation de sa doctrine. Alors que, dans ses écrits antérieurs, il voyait dans l’objet connu la cause finale de l’acte volontaire, dont la volonté était, bien entendu, la cause efficiente, il voit désormais dans la volonté à la fois la cause efficiente et finale du vouloir, tandis qu’à la raison revient exclusivement une tâche d’information, de spécification de l’acte, ce qui est le propre de la cause formelle (i^). L’acte de volonté est «ordonné», « déterminé » par la raison pratique, Mais cette ordinatio, cette determinatio est, en fait, une informatio qui va dans le sens choisi par la volonté.

La conclusion de Dom Lottin s’impose donc : « la condamnation de 1277 n’atteignait pas la théorie authentique du De veritate, moins encore la théorie définitive du maître » ( 3). La candidature de Thomas à la paternité de la thèse censurée ne peut être retenue que sur la base d’une

Cf. O. L o t t in , Psychologie et morale t. 1 (1942), p. 243-247; aussi t. 3, vol. 2 (1949), p. 657.

(1 ) « Philosophi definiunt liberum arbitrium quod est liberum de ratione iudicium, quasi ratio sit causa libertatis» (ed. leon. 1891, p. 118).

(12) Cf. O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 228-235, et p. 252-260. On évitera d’exagérer la portée de ce changement de formules, qui ne dénote pas vraiment un changement de doctrine. Cf. O. L o tt in , La preuve de la liberté humaine ... (1956).

( 3) O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 280.

Page 122: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

246 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

méprise sur son enseignement. Mais en visant Thomas d’Aquin, Henri n’avait-il pas en vue d’autres maîtres, des artiens en particulier? C’est probable (i-*). Dès lors une enquête dans les écrits des maîtres ès arts s'impose, d’autant plus que ce qui nous intéresse ici, c’est moins de connaître l’adversaire d’Henri de Gand que les auteurs visés par le syllabus de 1277, dont le prologue précise qu’il s’agissait d ’artiens (nonnulli Parisius studentes in artibus).

2. Siger de Brabant.A notre connaissance, dans aucune de ses œuvres Siger n’affirme

explicitement que, deux biens étant proposés à la volonté, celle-ci doit choisir le meilleur. Mais cette thèse étant, selon Henri de Gand, la consé­quence nécessaire à laquelle doivent aboutir ceux qui lient le choix de la volonté au jugement préalable de la raison, voyons comment Siger conçoit les relations entre le choix et le jugement de la raison. Ces relations ne pourront être l’expression d’un déterminisme psycho­logique que si un lien nécessaire est établi, non entre le jugement de la raison pratique et le choix, mais entre le choix et le jugement de la raison théorique.

Siger aborde le problème au chapitre V des Impossibilia à l’occasion de cette thèse : « dans les actes humains il n’y a pas de mahce qui justifierait l’interdiction de ces actes ou la punition de celui qui les commet» (15). Quelle est la cause immédiate de la malice de l’acte? C’est, répond Siger, une défaillance de la raison et de la volonté (i«). Toutefois, note-t-il, cette défaillance ne peut être déclarée nécessaire d’une nécessité telle que l’homme n’aurait aucun recours contre elle; la défaillance de la volonté et de la raison n’est inéluctable que si la volonté laisse la cause de cette défaillance agir sur elle. Quelle est cette cause? Siger ne le dit pas. «Sans doute a-t-il voulu dire que la cause en l’occurrence est l’objet, c’est-à-dire le mobile d’action présenté par la raison à la volonté ; et, tout en accordant que l’objet détermine,

0^) Cf. R. M a c k e n , La volonté humaine ... (1975), p. 33, n. 92 : «D om Lottin insiste surtout sur les attaques contre S. Thomas dans cette question ... Com­me nous le verrons dans la suite, Henri attaque tout un courant».

0®) «In humanis actibus non esset actus malus propter quam malitiam actus ille deberet prohiberi vel aliquis ex eo puniri». Ed. B. Ba z à n (1974), p. 86-92.

0®) Ibidem, p. 87, 1. 43-44 : « ... cum deficiat ratio in actu humano, ita quod per eius defectum, defectus in actu contingat ...»; p. 88, 1. 67-69 : «actus mali ordinati sunt a Primo Provisore, non tamen contingentes per eius defectum, sed propter defectum rationis et voluntatis»; p. 92, 1. 78-80 : «defectiva est actio humana secundum quod ab homine procedit, per defectum voluntatis et rationis ».

ARTICLE 157 247

nécessite la volonté, a-t-il maintenu que l’homme a le pouvoir d’em­pêcher que le motif d ’action agisse de la sorte sur la volonté. Mais Siger n’a pas explicité sa pensée, et c’est ce qui laisse au lecteur des Impossibilia une fâcheuse impression de déterminisme » ( ). Celle-ci disparaît à la lecture du De necessitate.

Comme dans les Impossibilia, l’auteur y discute l’application à la volonté de l’axiome d’Avicenne : tout effet résulte nécessairement de sa cause. Contrairement à ce qu’ont prétendu certains, il faut, estime Siger, maintenir ce principe : quand la volonté est disposée à vouloir et que son m otif d’action est en état d’agir sur elle, la volonté doit néces­sairement vouloir. Mais cela n’entraîne nullement la négation de la liberté de la volonté. Celle-ci peut, en effet, empêcher les motifs d’action d’agir sur elle. Car contrairement à l’instinct de l’animal {appetitus sensualis) déterminé en un seul sens, la volonté veut selon le jugement de la raison, laquelle est apte à se porter en des sens opposés ( ®). En affirmant cela, Siger tombe dans la catégorie des maîtres qu’Henri de Gand critiquait parce que tout le dynamisme du libre arbitre {tota vis liberi arbitrii) était placé par eux du côté de la raison {penes rationem).

0 ’) O. L o t t i n , Psychologie et morale ..., t. 1 (1942), p. 264. Cette impression de déterminisme a été nettement ressentie par W . S c h ô l lg e n {Dos Problem ..., 1927, p. 53-56) et F. V a n S te e n b e r g h e n {M aître Siger de Brabant, 1977, p. 385).

(18) « N on est etiam haec libertas voluntatis quod, ipsa voluntate existente in dispositione ilia in qua nata est moveri ad aliquid volendum, et movente etiam existente in dispositione in qua natum est movere, habeat aliquando non moveri voluntas, vel habeat potentiam ut non moveatur sic disposita et agente sic disposito; hoc enim est impossibile. Sed consisiit in hoc libertas voluntatis quod, etsi ab aliquibus inveniatur aliquando mota voluntas, cum non sint impedita huiusmodi moventia voluntatem, talis est natura voluntatis quod quodlibet eorum, quae habent movere voluntatem, valeat a suo motu impediri; quod contingit voluntati econtra ad appetitum sensualem, quia voluntas vult ex iudicio rationis, appetitus autem sensualis appétit ex iudicio sensus. Nunc ita est quod nos nascimur cum determinato iudicio sensus circa delectabilia et tristabilia, haec determinate sentientes delectabilia, ilia cum tristitia. Propter quod autem appetitus sensualis non libéré quaecumque appétit vel refugit. N on sic autem nascimur cum determinato iudicio circa bona et mala, sed possibile alterutrum; propter quod et in voluntate » (Ed. J. J. D u in , La doctrine ... (1954), p. 34-35, 1. 55-73). Même doctrine dans les Q. in Metaphysicam (VI, 9), conservées dans Cambridge, Peterhouse 152; cf. ibidem, p. 109,1. 10-18 ;« Non enim voluntas sic libéra est quod sit causa prima sui velle; immo necesse est eam moveri ex aliqua apprehensione. N ec est sic libéra quod praesente volito ipsi voluntati et ipsis existentibus in dispositione, in qua hoc quidem natum sit movere, illud autem moveri, possit voluntas velle et non velle indifferenter; immo necesse est eam velle ut sic existentem. Sed est voluntas libéra quantum ad hoc quod ipsa a nullo potest moveri quod non sit impedibile et etiam quandoque actu impeditum. Sic tamen non est de iudicio sensibilium ».

Page 123: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

248 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

On remarquera d’ailleurs combien la manière de parler du maître brabançon est proche de celle de Thomas d’Aquin dans le De veritate. Ici et là, l’insistance est la même sur la connexion nécessaire entre le motif d’action et le vouloir. Mais quand Siger déclare que le motif d’action est soumis au jugement de la raison (la volonté veut en effet ex iudicio rationis), n’est-ce pas du jugement de la raison pratique qu’il veut parler, faisant écho au « potest de suo arbitrio iudicare qui frappe le lecteur du De veritate de Thomas d’A quin» (i^)? Dès lors, «ainsi explicitée, la thèse de Siger n’est pas déterministe » (2«).

Cette conclusion vaut aussi pour le commentaire au De causis. Dans la q. 13 : Utrum caelum sit animatum, Siger oppose le mouvement éternel et uniforme des corps célestes mus par une Intelligence toujours disposée vers le bonum verum, aux mouvements variables des hommes soumis aux délibérations de l’intellect. Son exposé pourrait être compris dans un sens déterministe :

in inferioribus animatis motis per intellectum et delîberationem, stante intellectu et deliberatione, stat motus, nisi aliquid impediat, ut quis considerans quod homini ambulare bonum est et ipse homo est, statim ambulat, et hoc intellectu stante stat ambulatio ( i).

Mais à la q. 25 : Utrum animae superiores caelestes imprimant in animas nostras intellectivas, il affirme résolument la liberté de la volonté; non que celle-ci soit, au sens strict, la cause première de son propre vouloir, mais étant immatérielle et non fixée en un sens unique comme l’instinct animal, elle a le pouvoir de s’orienter en des directions oppo­sées (22). N ’est-ce pas sous-entendre que la volonté veut ex iudicio rationis, ce qu’affirmait explicitement le De necessitatel Ici pas plus que là, Siger ne verse dans le déterminisme psychologique.

3. L ’anonyme de Ph. Delhaye.La question de l’influence de l’intelligence sur la volonté est posée

dans le commentaire au livre II (q. 21) ; Utrum bonum comprehensum sub ratione boni determinet voluntatem ( 3). Dans sa réponse, le maître

0®) O. L o t t in , Psychologie et morale t. I (1942), p. 265.(®°) Ibidem.P ) Ed. A. M a r l a s c a (1972), p. 70, 1. 87-91.(22) Ibidem, p. 102, 1. 61-65 : «dicendum quod voluntas dicitur libéra et sui actus

domina, non quia sit primum principium ex quo ipsa agitur ad volendum, sed quia valet ad contraria, sine organo existens nec obligata ad alterum propter materiam et corporis dispositionem sicut appetitus sensualis ».

(23) Ed. Ph. D e l h a y e (1941), p. 117-119.

ARTICLE 157 249

ès arts commence par rappeler que la puissance d’où procèdent les actes volontaires est une puissance passive, soumise à la motion du bien saisi par l’intelligence. Mais ce bien détermine-t-il de façon nécessaire l’orientation de la volonté? L’auteur établit ici un parallélisme avec l’intelligence. La propension de la volonté vers le bien est semblable à celle de l’intelligence vers le vrai. Or il existe une hiérarchie dans la vérité. Viennent en tête les premiers principes, vrais de vérité absolue, auxquels l’intelligence adhère nécessairement. Ils sont suivis par les propositions déduites de ces axiomes par des syllogismes démonstratifs écartant tous risques d’erreur; à ces propositions, l’intelligence adhère nécessairement aussi. Ce n’est plus le cas cependant pour les proposi­tions déduites des premiers principes par des syllogismes dialectiques : à celles-ci l’intelligence n’adhère qu’avec la crainte de se tromper. Le rapport de la volonté vis-à-vis du bien doit être compris de la même manière. Il existe un bien absolu (la béatitude. Dieu), auquel la volonté adhère nécessairement. C’est aussi le cas pour les moyens reconnus nécessaires à l’obtention de ce bien absolu, tels l’être et la vie. Mais vis-à-vis des moyens dont le rapport à la béatitude n’est ni immédiat ni nécessaire, la volonté n’est pas déterminée. N ’étant pas une « natura tantum determinata ad unum », elle se détermine à poursuivre un moyen plutôt que l’autre, par une ratiocinatio, en laquelle consiste précisément sa liberté :

voluntas non determinatur (Delhaye : déterminât se) ad alterum (bonum), sed potest ratiocinari ad fînem quid (Delhaye : quia) melius est ad finem et illud potest agere ; talia autem sunt bona operabilia a nobis; et ideo res- pectu operationum nostrarum manet ei libertas (2 ).

On le voit, comme Thomas d’Aquin et Siger, c’est finalement sur la liberté du jugement que l’auteur fait reposer la liberté de la volonté. Cela n’entraîne aucun déterminisme psychologique, comme le prétendait Henri de Gand, car, l’auteur l’explique dans la question suivante, c’est à la volonté elle-même qu’il appartient d’incliner le regard de l’intel­ligence vers les biens à l’influence desquels elle a décidé de se soumettre. L’exercice de la liberté est donc en définitive au pouvoir de la volonté elle-même (2s).

(24) Ibidem, p. 119.(2 ) Cf. Ibidem, p. 120 : « Et cum arguitur quod ex voluntate aliquid provenit,

dicendum quod voluntas non est agens nisi acta a bono comprehenso, quamvis quandoque determinet sibi illud bonum intellectum in quantum movet intellectum ad ratiocinandum de isto bono quod melius respectu finis ».

Page 124: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

250 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

4. L ’anonyme de F. Van Steenberghen.L’auteur de ce commentaire défend la même thèse : la volonté dépend

per se de l’intellect, parce que son objet est le bien que lui propose l’intelligence. Mais l’intelligence dépend aussi de la volonté. Non per se, mais accidentaliter, quant à l’exercice de l’acte, quantum ad exercitium actus (26). Cette liberté d’exercice reconnue à la volonté, suffit à la soustraire à tout déterminisme psychologique.

Les auteurs étudiés dans ces pages sont unanimes à reconnaître l’importance du jugement de la raison dans l’exercice de la liberté humaine. On ne peut cependant interpréter leur doctrine dans le sens d’un déterminisme psychologique, ni leur faire dire «quod duobus bonis propositis, quod fortius est, fortius movet».

158. Q u o d h o m o in o m n ib u s a c t io n ib u s s u is s e q u i t u r a p p e t i tu m ,

ET SEMPER MAIOREM.— E r ROR, SI INTELLIGATUR DE MAIORI IN MOVENDO(164; 9,16).

1. D ’après l’article 157, l’homme est déterminé, dans son agir, par Vobjet de son appétit, le bien perçu par l’intelligence. D ’après l’article 158, il est déterminé par son appétit même et par l’appétit le plus grand. En d’autres termes, l’homme suit nécessairement son désir le plus fort. C’est une erreur, dit le décret épiscopal, si l’on veut dire que l’homme est dominé par le désir qui le meut avec la plus grande intensité ( ).

2. La proposition est l’expression d’un déterminisme des tendances, qui ne laisse aucune place au libre arbitre et à la responsabilité. L’op­position au christianisme est évidente ( ).

3. Source non identifiée quant à la teneur littérale de l’article.

(2®) Ed. F . V a n Steen b er g h en , dans M . G iele Trois commentaires ... (1971), p. 231, 1. 21-31 : «Dicendum quod voluntas per se dependet ex intellectu. Voco voluntatem appetitum intelligibilem, quia voluntas in sua operatione per se dependet ex obiecto per se; taie autem est bonum, non absolute, sed bonum intellectum : bonum enim intellectum movet voluntatem. Intellectus autem non dependet ex voluntate per se sed accidentaliter : dependet enim per se ex intelligibili, et intelligibile per se non est bonum volitum; sed dependet saltem per accidens quantum ad exercitium actus : quod enim nunc aliquis intelligat hoc intelligibile, nunc vero aliud, hoc causatur ex voluntate : ideo, quantum ad exercitium actus, dependet intellectus ex voluntate, et una voluntas aliquando ex alia quantum ad exercitium ».

(1) Le mot appetitum ne peut être interprété dans le sens d’objet appétible (obiectum appetitum), car ce neutre appellerait et semper maius et non maiorem.

(2) Cf. supra, p. 231, n. 1.

ARTICLES 159 ET 160 251

159. Q u o d a p p e t i t u s , c e s s a n t ib u s im p e d im en tis , n e c e s s a r io m o v e-

TUR AB APPETIBILI.— ErROR EST DE INTELLECTIVO (134; 9,7).

160. Q u o d v o l u n t a t e e x i s t e n t e in t a l i d is p o s i t io n e , in q u a n a t a

EST MOVERI, e t * MANENTE SIC DISPOSITO QUOD NATUM EST MOVERE,

IMPOSSIBILE EST VOLUNTATEM NON VELLE (131; 9,4).

1. Un appétit est-il mû nécessairement par son objet quand cessent les obstacles qui l’empêcheraient d’agir? Par ailleurs, si la volonté se trouve dans la disposition dans laquelle il lui est naturel d’être mue et que le motif susceptible de la mouvoir demeure dans la disposition où il peut le faire, la volonté doit-elle vouloir nécessairement? Selon ces propositions, la réponse est affirmative, ce qui semble impHquer le déterminisme (1). Surtout si l’on songe au principe métaphysique inspiré d’Aristote et souvent invoqué par les maîtres du X IIP siècle pour expliquer la doctrine de la nécessité selon Avicenne : quand une cause se trouve dans les conditions requises pour exercer sa causalité et que rien n’empêche l’effet d’être produit, celui-ci est produit nécessaire­ment (2). Or ce principe est fréquemment illustré par l’exemple du moteur et du mobile ; quand un moteur est dans les conditions requises pour mouvoir et que son mobile est dans les conditions requises pour être mû, le mouvement est nécessaire ( ). Supposons maintenant que la volonté soit le mobile, et l’objet appétible, son moteur possible :

* Dom Lottin ajoute ici « movente », mais cette addition semble superflue : il suffit de comprendre quod au sens de ce qui. Cf. O. L o tt in , Psychologie et morale t. 1 (1942), p. 279, note 2.

( ) Pour l’article 159, les censeurs font remarquer qu’il est erroné si on l’étend à l’appétit intellectif, c’est-à-dire à la volonté.

(*) Voir l’addition de Godefroid de Fontaines au De necessitate de Siger de Brabant : « Quando enim agens (in se et ad passivum) est in dispositione ilia in qua natum est agere, et passivum etiam est in dispositione ilia in qua natum est pati, in se et ad activum, oportet esse continue opus potentiae activae et passivae » (Ed. J. J. D u in , dans La doctrine .... 1954, p. 47, 1. 40-44). Voir aussi le commentaire anonyme sur la Physique d'Erfurt, Amplon. 349, foi. 87'’» ; « causa existens in dispositione ilia in qua nata est effectum producere, et effectus in ilia dispositione in qua natus est a causa produci, ille effectus quodammodo de necessitate inducitur » (Ch. J. E r m a tin g er , Additional Questions ... p. 109). De même, S ig er de Br a ba n t , Impossibilia, ed.B. Ba zà n (1974), p. 90, 1. 24-27 : «effectus proveniens ex aliqua causa quae nata est impediri, a qua tamen existente in dispositione ilia in qua effectus ab ea provenit et ipsa non impedita, necesse est effectum evenire ».

(3) Ainsi dans les Q. in Physicam, ed. Ph. D elhaye (1941), p. 117. D e même Thomas d’Aquin, In Phys., lect. 2.

Page 125: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

252 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

nous obtenons exactement les propositions 159 et 160 et le déterminisme psychologique est affirmé : la volonté est nécessitée à vouloir.

2. L’incompatibilité de cette doctrine avec le christianisme est évi­dente, puisqu’elle exclut la liberté.

3. Mais cette manière de comprendre ces propositions est-elle la seule possible? Il s’agit de savoir d’oia procèdent les empêchements susceptibles de suspendre la motion de l’appétit par l’objet. Ceux-ci peuvent avoir une double origine, soit qu’ils proviennent d’une déficience venant de l’objet et le rendant incapable de susciter l’appétition de la volonté, soit que celle-ci, indépendamment des stimulations de l’objet, ne soit pas dans les dispositions requises pour y répondre. Or si une rencontre efficace est possible entre l’attente de la volonté et les stimu­lations de l’objet, n’est-ce pas en dernier ressort—mises à part les situations exceptionnelles où la violence des passions supprime toute emprise de la raison (cf. art. 168 et 169) — parce que la volonté a donné son consentement? Quand l’incontinent, enclin «naturellem ent» à la fornication et se trouvant dans des situations qui attisent sa convoitise, pose effectivement un acte de fornication, c’est parce que sa volonté est intervenue pour ratifier, dans un jugement pratique, l’accord entre le désir et les stimulations externes. Cela étant, on peut affirmer, sans aucune concession au déterminisme, que «si la volonté se trouve dans les dispositions qui lui permettent d’être mue et que le m otif susceptible de la mouvoir agit effectivement sur elle, la volonté veut nécessairement». Car, si le motif peut atteindre réellement la volonté, c’est en définitive parce que la volonté le veut, en provoquant le jugement de la raison pratique. Ainsi comprises, les propositions censurées ne sont pas déterministes. Mais quel sens leur donnaient les maîtres suspects aux yeux de Tempier? Aucune source relative à la proposition 159 n’a été retrouvée, qui permettrait de trancher la question. En revanche, pour la proposition 160, la réponse est nette ; les censeurs ont mal interprété les textes.

La proposition 160, en effet, se lit presque textuellement dans le De necessitate de Siger de Brabant :

Non est etiam haec libertas voluntatis, quod ipsa vohmtate existente in dispositione ilia in qua nata est moveri ad aliquid volendum, et movente etiam existente in dispositione in qua natum est movere, habeat aliquando non moveri voluntas, vel habeat potentiam ut non moveatur sic disposita et agente sic disposito : hoc enim est impossibile ('*).

C"*) Cf. J. J. Duin, La doctrine ... (1954), p. 34 1. 55-60. Même idée dans les Q. in Metaphysicam, VI, 9 (ed. J. J. D u in , ibid., p. 109, 1. 12-15) ; « Nec est sic libéra quod

ARTICLES 160 ET 161 253

En lisant ces lignes, le P. Mandonnet s’est ralhé aux censeurs de 1277 pour conclure que, selon Siger, «la volonté n’est jamais libre» et que « le libre arbitre, pour notre auteur, est un mot vide de sens » (5), Pourtant, on l’a établi en étudiant l’article 151, telle n’est pas l’authen­tique doctrine du maître brabançon : pour lui, la volonté est libre parce que, voulant ex iudicio rationis, elle peut empêcher les motifs d’action d’agir sur elle («). Sans doute la volonté ne peut agir sans que son objet soit appréhendé par la raison; contrairement à ce que pensait Gauthier de Bruges, par exemple, la volonté n’est pas « une faculté entièrement autonome » (^). Mais entre l’autonomie absolue et le déter­minisme radical, une solution modérée est possible, plus conforme à la vérité de l’acte humain. C’est à cette solution, qui sauvegarde la liberté, que se rallie Siger de Brabant (®).

161. Q u o d v o l u n t a s s e c u n d u m se e s t in d e t e r m in a t a a d o p p o s i t a

SICUT m a te r ia ; d e t e r m i n a t u r a u t e m a b a p p e t ib i l i s i c u t m a t e r ia a b

a g e n t e (135; 9,8).

1, Indéterminée de soi et susceptible, comme la matière, de recevoir des déterminations opposées, la volonté est déterminée par l’objet appétible comme la matière l’est par l’agent. La comparaison établie

praesente volito ipsi voluntati et ipsis existentibus in dispositione in qua hoc quidem natum sit movere, illud autem moveri, possit voluntas velle et non velle indifferenter; immo necesse est eam velle ut sic existentem ».

(5) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 183-184.(®) Supra, p. 232-234. Cf. aussi la notice relative à l’article 157 (supra, p. 246-248).(’) O. L o t t in , Psychologie e t morale t. 1 (1942), p. 264.(®) Répondant à la question : Utrum voluntas moveatur a suo obiecto de necessitate,

le commentaire sur VÉthique d'Erfurt, Ampl. F. 13 (fol. 96) recourt au principe méta­physique énoncé plus haut ; « activo existente in dispositione qua aptum natum est agere in passivum et passivo existente in dispositione qua aptum natum est pati ab ipso activo, impossibile est non agere activum in passivum; et si impossibile est non agere, necesse est agere » (cf. O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 3, vol. 2, 1949, p. 624, 1, 38-41). Ce principe est explicité comme suit : «si voluntati aliquid propo- natur quod universaliter et totaliter bonum est (...) de necessitate movebitur ipsa voluntas; taie enim non potest non velle ( ...) si sibi proponatur» {ibid., 1.48-57). La volonté est donc mue nécessairement par le bien présenté comme universellement et totalement bon. Mais cette nécessité n’est pas absolue : si « quantum ad speci- ficationem actus, de necessitate bene vult illud bonum quod est bonum simpliciter », « quantum ad exercitium actus a nullo bono de necessitate movetur voluntas » {ibid., 1. 67-73). Il y a donc place pour la liberté au niveau de Vexercitium actus. Manifestement influencé par la Prima secundae de S. Thomas (O. L o tt in , Psychologie et morale ..., t. 3, vol. 2, 1949, p. 622-625), ce commentaire est sans doute postérieur à 1277 (Cf. Introduction, p. 13) et ne peut donc être la source de l’article 160.

Page 126: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

254 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

entre la matière et la volonté est révélatrice : elle accuse le caractère essentiellement passif de la volonté, entièrement soumise au pouvoir de l’agent, en l’occurrence la raison présentant l’objet.

2. L’opposition d’une telle doctrine au christianisme est patente, le déterminisme psychologique ne laissant aucune place à la liberté (i).

3. Source non identifiée. Il s’agit selon toute vraisemblance d’un maître ès arts, partisan, comme Thomas d’Aquin, de la prééminence de l’intelligence sur la volonté, mais moins soucieux que lui de nuancer la portée de ses affirmations : jamais le saint docteur n’aurait admis qu’en face de l’objet appétible, la volonté est aussi passive que la matière soumise à l’agent qui lui impose sa forme (2).

162. Q u o d s c i e n t ia c o n t r a r i o r u m s o lu m e s t c a u s a q u a r e a n im a

RATIONALIS POTEST IN OPPOSITA; ET QUOD POTENTIA SIMPLICITER UNA

NON POTEST IN OPPOSITA, NISI PER ACCIDENS ET RATIONE ALTERIUS(173; 9,18).

1. Selon cette proposition, si l’âme rationnelle peut se déterminer en des sens divers, cela dépend exclusivement (solum) de la raison, qui a la connaissance des contraires; la volonté n’a la faculté de se mouvoir dans des directions opposées que per accidens, à cause de la raison. L’insistance sur le caractère passif de la volonté est nette; subordonnée à la raison, la volonté est déterminée par la scientia contrariorum, d ’autant plus que sa simplicité semble exclure qu’elle puisse, de soi, diversifier son agir.

2. Le caractère déterministe de cette proposition est évident. Et partant, son incompatibilité avec le christianisme.

3. La proposition rappelle certaines affirmations de Thomas d’A­quin (1) : celui-ci aime répéter que la liberté de choix présuppose la connaissance des contraires et que «si la volonté peut se porter librement vers des objets différents, c’est parce que la raison a le pouvoir de se faire du bien des conceptions différentes » (2). Mais il n’y a rien de

C) Cf. supra, p. 231, n. l.(®) Cf. supra, notice relative à l’article 157 (p. 243-246).O Cf. P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 232; C. J e l lo u sc h ek , Quaestio

magistri loannis de Neapoli ... (1925), p. 82-83, 86. Dans le ms. de Florence, Bibl. nat., Conv. S. Maria Novella, E. 5. 532, l’article 173 ( = notre 162) est accompagné de la mention contra thomam ajoutée par une main du XIV® siècle (A. P e l z e r , Godefroid de Fontaines 1913, p. 381).

( ) Cf. I* II“«, q. 6, a. 2, ad 2, et q. 17, a. 1, ad 2. Guillaume de la Mare n’a pas manqué de rapprocher ces textes de la proposition censurée. Cf. Declarationes ..., ed. F. Pelster (1955), p. 23, § 34 et 36.

ARTICLES 162 ET 163 255

déterministe en cela. Car, s’il est vrai qu’ « entre le bien général qui détermine la volonté, et les biens particuliers qui en sont comme des incarnations relatives, il y a un tel écart objectif que la raison peut toujours envisager ces derniers sous des aspects différents», c’est à la volonté qu’il appartient en définitive de décider de l’orientation de son vouloir conformément au jugement pratique dont ses tendances appéti- tives ont déjà orienté l’arrêt; en présence de différents biens et ultimement du bien suprême. Dieu, c’est à la volonté qu’il revient de « se déterminer elle-même à les vouloir ou non, à préférer l’un à l’autre » (3).

163. Q u o d v o l u n t a s n e c e s s a r io p r o s e q u i t u r q u o d f i r m i t e r c r e -

DITUM e s t a RATIONE; e t q u o d n o n POTEST ABSTINERE AB EO QUOD

RATIO DICTAT. H aEC AUTEM NECESSITATIO NON EST COACTIO, SED NATURA

voLUNTATis (163; 9,15).

1. Même si l’on concède que le mouvement de la volonté est con­forme à sa nature et n’est donc pas une coactio, peut-on admettre que la volonté doit poursuivre nécessairement ce qui est fermement tenu par la raison et obtempérer à ce que celle-ci lui dicte? Pour les censeurs la réponse se traduit par la condamnation de la thèse suspecte, en laquelle ils voient l’expression du déterminisme psychologique.

2. L’incompatibilité du déterminisme psychologique avec la concep­tion chrétienne de la liberté est évidente.

3. Il y a déterminisme psychologique si la ratio dont il est fait mention est la raison théorique et non la raison pratique : on peut soutenir, en effet, sans compromettre la liberté, que la volonté adhère toujours au jugement de la raison pratique. Cette « nécessité » est conforme à la nature de la volonté et ne comporte aucune coactio ( ).

Aucun texte professant le déterminisme psychologique et émanant de la faculté des arts n’a été retrouvé jusqu’ici (2). Dans ses Declara­tiones (^), Guillaume de la Mare réfère l’article 163 à ce passage de la Prima secundae (q. 9, a. 6, ad 3) : « homo per rationem déterminât se ad volendum hoc vel illud, quod est vere bonum vel apparens bonum » ('*). Or il n’y a rien d’hétérodoxe en cette doctrine de S. Thomas,

(3) M.-S. G il le t , d an s Saint Thomas d'Aquin. Somme théologique. Les actes humains, 1“ 2‘‘e, q. 6-21 (1926), p. 424-425.

(1) Sur la distinction capitale entre le jugement de la raison pratique et celui de la raison théorique, voir l’article 157 {supra, p. 244-246).

(2) Cf. supra, p. 246-250, ce qui a été dit des maîtres ès arts.(3) Cf. G u il l e l m i d e la M a r e Declarationes ..., ed. F. P e l s t e r (1955), p. 23, § 35.(4) Ed. leon. (1891), p. 82.

Page 127: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

256 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

puisque la determinatio reconnue à la raison n’est autre qu’une infor- matio spécifiant le dynamisme de la volonté dans le sens voulu par celle-ci, précisément parce que la raison informatrice est la raison pratique et non la raison théorique. Thomas n’a jamais nié le caractère actif de la volonté, pas même en la q. 24, art. 2, du De veritate, où la connexion nécessaire entre le jugement de la raison pratique et la détermination de la volonté est particulièrement soulignée (5). Dès lors la conclusion s’impose, applicable à tous les textes de S. Thomas auxquels divers auteurs ont renvoyé à propos de l’article 163 (°) : la condam­nation de 1277 n’a pu atteindre l’authentique doctrine du saint docteur (’).

164. Q u o d v o l u n t a s h o m in is n e c e s s i t a t u r p e r su a m c o g n i t io n e m , SICUT APPETITUS BRUTI (159; 9,11).

1. De même que les appétitions de l’animal sont provoquées par la connaissance sensible qu’il a des objets vers lesquels se portent ses instincts, ainsi la volonté serait nécessitée par la connaissance, qui lui dicte ses motifs de vouloir.

2. La proposition est l’expression manifeste du déterminisme psycho­logique, incompatible avec la doctrine chrétienne de la liberté.

3. Dans son premier Quodlibet, où il attaque particulièrement Thomas d’Aquin, Henri de Gand estime qu’en situant la liberté dans le jugement de la raison, on aboutit à un déterminisme analogue à celui de l’appétit animal (i). Mais contrairement à l’instinct animal, le jugement de la raison pratique est au pouvoir de la volonté; et loin d’être une entrave à la liberté, la connaissance en est l’indispensable condition (2).

C’est, en dépit de formules qui peuvent donner le change, ce qu’ont

(®) Cf. O . L o t t i n , La preuve de la liberté humaine ... (1956).(®) Cf. P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p. 232; C. J e l lo u s c h e k , Quaestio

magistri loannis de Neapoli ... (1925), p. 82-83; M .-H . L a u r e n t , Godefroid de Fontaines ... (1930), p. 278, n . 5; H . N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 89. L’article 163 est attribué à Thomas d’Aquin par une main du XIV® siècle dans le ms. de Florence déjà cité {supra, p. 254, n. 1).

(’) Il n’est pas question non plus de déterminisme psychologique dans le passage du De amore d’André le Chapelain que le P. Denomy a suggéré de rapprocher de l’article 163 : quand un homme sollicite la faveur d’une femme et que celle-ci, éclairée par sa raison, reconnaît qu’il en est digne, elle est moralement tenue d’y consentir. La nécessité est donc morale. Il n’y a ni déterminisme, ni coactio. Cf. A . J. D enom y , The «De Amore» ... (1946), p. 122-123.

( ) C f. O . L o t t in , Psychologie et morale t. 1 (1942), p. 276.(“) Voir à ce sujet la notice relative à l’article 157 (p. 243-246).

ARTICLES 164, 165, 166 257

enseigné plusieurs maîtres ès arts, Siger de Brabant en particulier (3). C’est aussi ce que n’a cessé d’enseigner Thomas d’Aquin (‘‘).

165. Q u o d p o s t c o n c lu s i o n e m f a c t a m d e a l i q u o f a c ie n d o , v o l u n ­

t a s NON MANET LIBERA, ET QUOD POENAE NON ADHIBENTUR A LEGE

NISI AD IGNORANTIAE CORREPTIONEM ET UT CORREPTIO SIT ALIIS PRINCI-

PIUM COGNITIONIS (158; 9,10).

1. Comme les précédents, cet article insiste sur l’intimité du lien unissant le jugement de la raison et la volonté ; après la sentence de la raison décrétant ce qui doit être fait, la volonté ne serait plus libre. Les sanctions prévues par les lois auraient pour but de corriger l’igno­rance dans le chef du délinquant et d’éclairer les autres.

2. Ainsi le déterminisme psychologique est nettement affirmé. Les censeurs le combattent au nom de la conception chrétienne de la Uberté, manifestement compromise.

3. La source de cette proposition serait-elle le chapitre V des Impossibilia, dans lequel Siger de Brabant précise comment les lois peuvent combattre les actions mauvaises des hommes? Aucun passage de l’exposé ne correspond vraiment à la lettre de l’article 165. En outre, Siger ne dit pas que les châtiments visent à combattre l’ignorance, mais à corriger les défaillances qui sont au principe de la faute, celles de la raison et de la volonté, rationis et voluntatis (O- Précision impor­tante, car elle interdit d’interpréter cet enseignement dans le sens du déterminisme psychologique (2).

166. Q u o d si r a t i o r e c t a , e t v o l u n t a s r e c t a . — E r r o r , q u ia

CONTRA GLOSSAM AUGUSTINI SUPER ILLUD PSALMI : « CONCUPIVIT ANIMA

MEA DESIDERARE» ETC., ET QUIA SECUNDUM HOC, AD RECTITUDINEM

VOLUNTATIS NON ESSET NECESSARIA GRATIA, SED SCIENTIA SOLUM, QUOD

EST ERROR P e l a g i i (130; 9,3).

1. Dans l’adage «si la raison est droite, la volonté l’est aussi», les

(3) Ibid. (p. 246-250).(f) Cf. n. 2. Voir aussi comment l’auteur du Correctorium « Quare » répond aux

critiques de Guillaume de la Mare, dans P. G lorieux, Le correctorium corruptorii « Quare » (1927), p. 106 et 232.

(1) Ed. B. Ba zAn (1974), p. 88, 1. 69; p. 92, 1. 79-80; ibid., 1. 82.(2) Comme les précédentes, cette proposition a été rapprochée par Guillaume

de la Mare de certains textes de S. Thomas {Prima pars, q. 64, a. 2 et Prima secundae, q. 9, a. 6, ad 3; cf. P. G loki'eüx, Le correctorium corruptorii «Q uare», 1927, p. 106 et 232). Mais, les analyses qui précèdent l’ont suffisamment établi (par exemple la notice

Page 128: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

258 SU R LA VOLONTÉ H U M A IN E

censeurs voient une opposition à l’enseignement de S. Augustin et un retour à l’hérésie de Pélage, selon laquelle la grâce ne serait pas nécessaire à la rectitude de la volonté. Il suffirait donc que la raison soit droite, c’est-à-dire capable d’apprécier correctement les biens particuliers, objets possibles d’appétition pour la volonté, pour qu’aussi­tôt la volonté ratifie dans l’action ce jugement théorique.

2. L’opposition à la pensée chrétienne de la proposition ainsi comprise est évidente. Non seulement en raison du déterminisme psychologique dont elle est l’expression, mais aussi à cause de sa parenté avec le pélagianisme (i).

3. Mais cette interprétation est-elle la seule possible? En parlant de «raison droite», l’auteur visé songeait-il à la raison théorique, comme l’ont compris ses juges, ou à la raison pratique, dont la rectitude implique effectivement celle de la volonté (2)? «Si ratio recta, etvoluntas recta»; si la ratio dont il s’agit est la raison pratique, la proposition n’est pas déterministe et est parfaitement orthodoxe. On notera d’ail­leurs qu’après la condamnation de 1277, vers 1285-1286, une déclaration des maîtres reconnut la vérité de la proposition suivante, voisine de l’article 166 du syllabus et tenue d’abord pour suspecte : « non est malitia in voluntate, nisi sit error vel aliqua nescientia in ratione » (3). C’était ratifier l’axiome défendu par Thomas d’Aquin : « pas de péché sans erreur », erreur du jugement pratique, non du jugement de con­science, bien entendu (4).

Dans son premier Quodlibet (q. 16), confronté à la question de savoir si la volonté choisit nécessairement le bien reconnu pour le meilleur.

relative à l’article 157), le saint docteur sauvegarde toujours la liberté de l’acte humain et ne tombe nullement sous le coup de la censure.

( ) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n"® 226, 238 sv. (anciens104, 129 sv.).

(®) Cf. l’axiome d’Aristote : « la vérité de la raison théorique consiste dans la conformité du jugement théorique avec la réalité, mais la vérité de la raison pratique consiste dans la conformité du jugement pratique avec l’appétit rectifié » {Ethic. Nie. VI, 2 (Z); 1139 a 29-31).

(®) Voir E. H o c ed ez , La condamnation de Gilles de Rome (1932), p. 47-51; L. H ô d l , Geistesgeschichtliche und literarkritische Erhebungen ... (1966), p. 102-103.

( ) « L’erreur dont parle saint Thomas n’est pas une erreur du jugement de conscience, mais une erreur du jugement pratique, erreur imputable comme péché, puisqu’elle provient des mauvaises dispositions de la volonté ou de l’appétit sensitif, en tant que devant être soumis à la volonté. Et pour bien montrer que cette erreur est volontaire, saint Thomas ne craint pas de dire que cette erreur, loin de précéder le péché, suit au contraire le péché, puisqu’elle est volontaire ». O. L o t t in , Psycho­logie et morale ..., t. 3, vol 2 (1949), p. 658.

ARTICLE 166 259

Henri de Gand distingue l’attitude de la volonté vertueuse de celle de la volonté perverse. Alors que la volonté droite et vertueuse se conforme toujours à la sententia rectae rationis pour choisir le bien le meilleur, la volonté perverse, au contraire, suit les inclinations des passions. Toutefois, ni dans un cas, ni dans l’autre, la volonté n’agit par nécessité {nulla necessitate).

En défendant cette doctrine, qui Henri de Gand avait-il en vue? Sans aucun doute Thomas d’Aquin, dont il a recopié de nombreux passages de la Prima pars de la Summa theologiae { ). Toutefois, on l’a indiqué déjà, s’il a pu interpréter S. Thomas dans un sens déter­ministe, c’est pour avoir méconnu la distinction fondamentale établie par lui entre le jugement pratique et le jugement théorique (®). Henri visait-il aussi d’autres maîtres? Voyons ce que pensent Siger de Brabant et Boèce de Dacie.

Disciple d’Aristote, Siger considère le mal moral comme une défail­lance due à un éloignement du dictamen de la raison droite (’). La recta ratio est d’ailleurs pour lui le critère par excellence de morahté (®) Mais il ne suffit pas de savoir (d’un savoir spéculatif et abstrait) ce qui est conforme à la recta ratio pour que la volonté soit aussitôt vertueuse Le concours de la volonté est requis, pour rectifier les tendances dés ordonnées de l’appétit et soustraire celui-ci à l’influence des passions (»)

(S) Cf. supra, notice relative à l’article 157 (surtout p. 243, n. 7).(®) Ibid. Les textes de S. Thomas ( /“ / / “«, q. 19, a. 5, et q. 109, a. 9) que le

P. L a u r e n t (dans Godefroid de Fontaines . .. , 1930, p. 278, n. 3) suggère de rapprocher de l’article 166 ne peuvent être interprétés dans un sens déterministe. La même remarque vaut pour les textes du De veritate et de la / “ / / “« (q. 88, a. 2) retenus par Guillaume de la Mare {Declarationes, ed. F. P e l s t e r , 1955, p. 24 et 27).

C) « Actus humanus dicitur malus, qui fit extra rectam rationem, sicut et bonus, qui fit secundum ordinem rectae rationis ». Jmpossibilia, V, ed. B. B a z à n (1974), p. 87, 1. 37-39. On lit aussi dans le commentaire à la Métaphysique (I, 32) de Cambrai 486, fol. 56 : « malum in moribus consistit in defectu rectae rationis » (ed. J. J. D u i n ,

La doctrine ..., 1954, p. 73, 1. 65-66). Mais l’authenticité sigérienne de ces pages n’est pas garantie (cf. B. B a z à n , La noétique ..., 1971, p. 202).

(*) Ainsi, c’est par rapport à la recta ratio que, dans la première des Q. morales, il définit la magnanimité ou l’humilité comme vertus. Ed. B. B a z à n (1974), p. 98-99.

(®) « Frequenter audire loqui de virtutibus et earum actibus non sufficit ad generan- dum virtutem, nisi homo manum apponat ad opus. Cuius ratio est : si enim aliquis qui haberet rectam rationem de agendis esset facilis ad ebriandum, deberet quaerere remedia contra hoc, aliter saepe inebriaretur et amitteret usum rationis; ebrius enim usum rationis non habet. Sic etiam quantumcumque aliquis habeat rectam rationem, nisi habeat appetitum ordinatum, recta ratio per passionem corrumpetur multotiens. Et hoc patet ad sensum. Haec enim est via determinata sine qua non pervenitur ad virtutem ». Q. morales, II, ibid., p. 100, 1. 19-27.

Page 129: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

260 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

C’est parce que, dans l’homme vertueux, l’intervention de la volonté a été décisive, qu’il y a accord en lui entre la recta ratio et l’appétit (i°). Là où la recta ratio est pratiquement à l’œuvre, la volonté s’y conforme nécessairement et en ce sens on peut lui faire dire sans trahir sa pensée : « si ratio recta, et voluntas recta ». Mais la saine raison ne peut informer réellement le choix de la volonté, que si celle-ci veut y soumettre les tendances de son appétit. Cette doctrine n’implique aucun déterminisme.

Cette conclusion s’applique aussi aux affirmations de Boèce de Dacie. Sans doute, le maître danois aime-t-il souligner, à la suite d’Aristote, l’importance de l’ignorance dans l’action mauvaise (“ ). Toutefois il ne suffit pas de savoir, car la dépravation morale réside dans le choix mauvais rendu possible quand la volonté n ’est plus réglée par la droite raison ( 2). Mais là où la saine raison est la règle de vie, apparaissent aussi les œuvres bonnes ( 3), On pourra donc attribuer à Boèce l’adage « si ratio recta, et voluntas recta », sans lui donner la moindre coloration déterministe (^ ).

(1°) « N on enim in eo (bono homine) est discordia intellectus et appetitus » (Q. morales, V, ibid., p. 104, 1. 28-29).

( 1) « Ignorans enim malus est semper in speculatione; et grave est etiam quod sit bonus in moribus; ignorantem enim difficile est recte agere. Et dicit Philosophus III Ethicorum, quod omnis peccans est ignorans. Cum ergo dicit Philosophus quod mali homines sunt ut in pluribus, ipse intelligit de malo moris passiones enim inclinant ad multas malas operationes, quibus non resistitur, nisi per rectam rationem. Pauci autem sunt qui rectae rationi consentiunt et qui in actionibus suis délibérant». Super libros Topicorum, II, 26. Ed. N . G . G reen -P edersen et J. P in b o r g (1976), p. 154- 155, 1. 21-30.

( 2) « ... moraliter loquendo omnis pravitas in electione consistit, quae non est recta ratione regulata ». Ibid., IV, 20, p. 249, 1. 21-22.

P ) « ... bona operatio est quae tendit in finem bonum secundum regimen rectae rationis. Ideo dicit Philosophus quod omnia quae sunt opéra viri honesti concordant rationi. Actio autem prava est ilia, quae dimissa recta ratione tendit in finem malum ». Ibid., I, 39, p. 96-97, 1. 15-19.

0^) En étudiant le commentaire sur \'Éthique de Vat. lat. 832, qu’il croyait pouvoir attribuer à Gilles de Rome et situait avant la condamnation de 1277, D om Lottin a signalé la parenté de la proposition «si ratio recta, et voluntas recta» avec le passage suivant : « Voluntas regulata ratione non potest aliquid facere nisi illud ad quod inclinatur secundum rationem rectam. M odo secundum rationem rectam semper inclinatur ut eligat maius bonum. Ergo talis voluntas non potest declinare ad minus bonum ut ipsum eligat, dimittendo maius bonum; immo voluntas recta semper maius bonum eligii et minus bonum dimittit ». Cf. O. L o t t in , Â propos de la date de certains commentaires sur l'Éthique (1950), p. 130-131. Mais au cours de ses recher­ches ultérieures, invité par le P. Gauthier à revoir ses positions, il préféra reculer notablement la date de composition de ce commentaire, dont l’authenticité égidienne

ARTICLES 167 ET 168 261

167. Q u o d n o n e s t p o s s ib i le e s se p e c c a t u m in p o t e n t i i s a n im a e

SUPERIORIBUS. E t ITA PECCATUM FIT PASSIONE, NON VOLUNTATE (165; 9,17).

1. Selon cette proposition, il n’y a pas de désordre moral possible dans les puissances supérieures de l’âme. Le péché est donc l’œuvre exclusive des passions, non de la volonté.

2. La thèse est évidemment incompatible avec le christianisme, qui, sans méconnaître l’importance des passions dans les actions mauvaises, insiste sur l’engagement conscient de la volonté, condition sine qua non de la hberté et de la responsabilité ( ).

3. Source non identifiée (2),

168. Q u o d h o m o a g e n s e x p a s s io n e c o a c t e a g i t (136; 9,9).

1. Quand il agit sous l’emprise des passions, l’homme agit par contrainte, affirme cette proposition. Les passions exerceraient donc une influence déterminante, rendant impossible l’exercice de la liberté.

2. Jugement excessif, incompatible avec le sens chrétien de la responsabilité morale. S’il peut arriver que l’homme, agissant sous l’emprise des passions, perde tout contrôle de lui-même et, du même coup, l’imputabilité de ses actes, il serait abusif d’étendre cela à tous les mouvements passionnels. C’est contre cet abus que réagissent les censeurs, soucieux d’affirmer que les passions peuvent être accompa­gnées d’un libre usage du jugement pratique.

3. Source non identifiée. À moins d’invoquer, comme pour la pro­position précédente, le De amore d’André le Chapelain, dont certains passages insistent fortement sur l’emprise des passions, les passions amoureuses en particulier, sur la volonté ( ). Toutefois cette emprise

est loin d’être établie. Cf. O. L o t t in , Psychologie et morale ..., t. 4, (1954), p. 546-547. Sur la date de composition de ce commentaire de Vat. lat. 832, voir Introduction, p. 13.

( ) Cf. supra, p. 231, n. 1.(2) Dans son étude : The « D e A m ore» o f Andréas Capellanus ... (1946), p. 115-116

le P. D enom y a reconnu en cette proposition les idées d’André le Chapelain. Il invoque notamment cette affirmation; «credo ... in amore Deum graviter offendi non posse; nam quod natura cogente perficitur, facili potest expiatione mundari» (p. 116, n. 60b; cf. éd. T ro jel , 1892, p. 162). Mais ce texte est fort éloigné de l’article 167; en outre, s’il n’y voit aucune offense grave à la loi divine, André le Chapelain ne méconnaît pas totalement la malice des actes commis sous l’emprise de la passion amoureuse (voir à ce sujet, infra, p. 295-296). Il ne semble donc pas qu’on puisse re­connaître dans le De amore la source directe de l’article 167.

( ) Ainsi on peut y lire : « Postquam novi quisquam radio fuerit pertactus amoris, violenta cogitur attractione propriis motibus obedire tanquam alieno subiectus

Page 130: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

262 SUR LA VOLONTÉ H U M A IN E

des passions n’est pas absolue : le libre arbitre demeure (2) et la liberté de choix est sauvegardée (3). La proposition 168 n’est donc pas l’expression adéquate de l’enseignement du De amore

169. Q u o d v o l u n t a s , m a n e n te p a s s io n e e t s c i e n t ia p a r t i c u l a r i

IN ACTU, NON POTEST AGERE CONTRA EAM (129; 9,2).

1. Quand la passion amène la raison à juger d’un cas particulier dans le sens contraire à ce que dicte la saine raison en général, la volonté est-elle impuissante devant cette raison perverse? Posons le problème en recourant à un exemple familier aux aristotéliciens médié­vaux : quand, sous l’emprise de la passion, la raison perverse juge que tel acte concret de fornication doit être posé, la volonté est-elle déter­minée à le vouloir? Pour écarter tout risque de déterminisme psycho­logique, les censeurs entendent imposer une réponse négative,

2. Attitude normale de la part de théologiens catholiques, qui entendent sauvegarder la conception chrétienne de la liberté.

3. Cette proposition n’a pas été retrouvée dans les écrits des artiens. Mais, dès le moyen âge, comme en témoigne la réaction de Jean de Naples (1), on a rapproché l’article 169 d’une page de la Prima secundae (q. 77, a. 2) de Thomas d’Aquin (2). Le saint docteur y explique comment, sous l’emprise de la passion, l’homme peut être rendu incapable d’appli­quer concrètement, dans un jugement particulier, les principes généraux de la science universelle conformes à la recta ratio. Mais, comme l’a montré Jean de Naples, l’exposé de S, Thomas ne verse nullement dans le déterminisme. Car le jugement particulier qui lie la volonté est le jugement pratique que la volonté a elle-même provoqué. Ainsi

arbitrio»; ed. E. T r o je l (1892), p. 263. Aussi, ibid., p. 42 ; « Sine omni contradictione profiteor quod amor indifferenter cogit amare ».

(®) Ibid., p. 119 : « Non enim ob hoc vobis amor liberum voluit conferre arbitrium, ut concessa debeatis abuti licentia, sed ut majoribus apud ipsum mereamini praemiis honorari, si in tali posita bivio sibi studueritis serviendi viam eligere; unde, si in aliam contigerit vos divertere semitam, eum non mediocriter credatis offensum».

(3) Ibid., p. 43 ; « Cuiusiibet generaliter personae amor commisit arbitrio, ut si velit amet eum qui petit amari, vel non amet, si nolit amare ».

( ) Sur cet enseignement, cf. A. J. D e n o m y , The « D e A m ore» ... (1946), surtout p. 118-125.

0 ) Cf. C. J e l lo u sc h ek , Quaestio M agistri loannis de Neapoli ... (1925), p. 93-98.(2) V o ir aussi P. M a n d o n n e t , Siger t. 1 (1911), p . 232, n . 5; C . J e l lo u s c h e k ,

Quaestio ... (1925), p . 82-83, 86; M.-H. L a u r e n t , Godefroid de Fontaines ... (1930), p. 278, n . 2.

ARTICLES 169 ET 170 263

comprise, la proposition censurée n’est pas déterministe et c’est ainsi que la comprend Thomas d’Aquin (3).

Sur réthique

170. Q u o d o m n e b o n u m , q u o d h o m in i p o s s ib i le e s t , c o n s i s t i t in

viRTUTiBUS i n t e l l e c t u a l i b u s (144; 22,6).

1. Selon cette proposition, il n’y a de bien possible pour l’homme que dans les vertus intellectuelles (qui sont, pour Aristote, la sagesse et la philosophie : Eth. Nie., VI; 1138 b 18 sv.).

2. Ainsi comprise, cette proposition est l’expression d’un intellec­tualisme outré, incompatible avec le christianisme, parce qu’il exclut les valeurs morales et, à leur sommet, la charité, habitus de la volonté et non de l’intelligence.

3. Comme l’a noté le P. Gauthier, l’eudémonisme intellectuel, dont cet article est l’expression, est inspiré par le livre X de YÉthique à Nicomaque (i). Mais il faut ajouter l’apport des philosophes arabes, tel Alfarabi, pour qui « la béatitude suprême est d’ordre purement intellectuel et consiste essentiellement dans la contemplation des sciences spéculatives » ( ).

Cette double influence est décelable dans plusieurs commentaires à VÉthique qui datent vraisemblablement de la fin du XIII® siècle (®). On la retrouve aussi dans l’œuvre de Boèce de Dacie, le De summo bono principalement, et dans l’anonyme de M. Giele.

Selon les auteurs de ces écrits, le bien suprême pour l’homme réside dans l’exercice de sa puissance la plus noble, l’intellect spéculatif.

(®) Cf. note 1. Sur la distinction entre jugement théorique et jugement pratique, voir la notice relative à l’article 157 {supra, p. 244-246). Dans le ms. de Florence déjà cité, l’article 129 ( = notre 169) porte l’indication contra thomam d’une main du XlV e siècle (cf. ci-dessus, p. 254, n. 1).

( ) R .-A . G a u th ie r , Trois commentaires « averroïstes» ... (1948), p. 331-333; A r is t ., Eth. Nie., X , 7-9 (1177 a 12-1179 a 32).

(2) M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 243.(®) Il s’agit des Q. supra decem libros Ethicorum de Gilles d’Orléans et des com­

mentaires à VÉthique de Vat. lat. 832, 2172, 2173 et Paris, Nat. lat. 14698, dont les textes ont été étudiés par le P. G a u th ie r (cf. Trois commentaires «.averroïstes» .... 1948); on peut leur ajouter les commentaires à VÉthique é'Erfurt, Amp Ion. F. 13, et d'Erlangen, Univ. 213, ce dernier analysé par K. G io c a rin is {An Unpublished Late Thirteenth-Century Commentary ..., 1959). Sur la date de ces documents, cf. supra. Introduction, p. 13.

Page 131: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

264 SU R L’ÉTHIQUE

C’est donc dans la connaissance et la contemplation du vrai que consiste la suprême béatitude, à laquelle la vie du philosophe est le mieux ordonnée (-*).

Mais tout dans l’homme ne relève pas exclusivement de l’intellect spéculatif. Même si elles sont subordonnées aux vertus intellectuelles, les virtutes morales ne peuvent être négligées; ainsi la justice, la force, la prudence, la chasteté, la libéralité (s). On ne peut donc dire, selon ces maîtres, « Quod omne bonum consistit in virtutibus intellectualibus ». Pour rendre compte exactement de leur pensée, il eût fallu écrire « maximum bonum » au lieu de « omne bonum » (®).

Ajoutons que tout cela est affirmé par ces maîtres du point de vue philosophique. Sans doute est-ce le seul qu’adopte l’anonyme de M. Giele, défenseur d’un aristotélisme radical ( ). Mais ce n’est pas le cas de Boèce de Dacie, qui, tout en exaltant la béatitude rendue possible par la vie de philosophe, reconnaît aussi comme croyant la valeur de la béatitude surnaturelle (s). Dès lors on ne peut lui attribuer avec équité l’intellectualisme radical dont la proposition censurée est l’ex­pression.

(‘‘) Cf. Bo eth ii D a ci De summo bono, ed. N . G . G reen-P edersen (1976), p. 374, 1. 133-138: «operationes omnium virtutum inferiorum quae sunt in homine sunt propter operationes virtutis supremae, quae est intellectus. Et inter operationes virtutis intellectivae, si aliqua est optima et perfectissima, omnes naturaliter sunt propter illam. Et cum homo est in ilia operatione, est in optimo statu qui est homini possibilis»; de même, p. 375, I. 165-170: «Id eo philosophus vivit sicut hom o in- natus est vivere et secundum ordinem naturalem, cum omnes virtutes in eo inferiores et actiones earum sint propter virtutes superiores et actiones earum et omnes univer- saliter propter virtutem supremam et actionem ultimam, quae est speculatio veritatis et delectatio in ilia et praecipue veritatis primae ». Voir aussi, dans le même sens, les Q. de generatione et corruptione, prologue, ed. G . S ajô (1972), p. 3, 1. 1 sv. De même, le Tractatus De somniis ed. N . G . G reen-P edersen (1976), p. 381, 1.21 sv. Voir enfin, comme l’a suggéré M. G iele {Un commentaire averroïste 1971, p. 157), les q. 4 et 5 du livre I du commentaire au De anima qu’il a édité (M. G iele , Trois commentaires anonymes 1971, p. 28-33; ou Un commentaire averroïste 1971, p. 18-22); sur l’éminente dignité de l’activité contemplative, cf. Trois comm., p. 29-30, 1. 29 sv. ou Un comm., p. 19-20, 1. 14 sv.

(®) Cf. Bo eth ii D a ci De summo bono, éd. cit., p . 371,1. 55-64; a n o n y m e de M . G iele , éd . citées, respec tivem ent, p. 32, 1. 37-39; p . 21, 1. 36-38.

(*) Le P. Gauthier fait la même remarque à l’endroit de la doctrine des commen­taires à VÉthique qu’il a étudiés. Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires «aver- roïstes » . . . (1948), p. 332, n. 6.

C') Cf. M. G iele, Un commentaire averroïste ... (1971), p. 119-120.(*) Cf. supra, p. 16-18.

ARTICLE 171 265

171. Q u o d h o m o o r d i n a t u s q u a n t u m a d i n t e l l e c t u m e t a f f e c t u m ,

SICUT POTEST SUFFICIENTER ESSE PER VIRTUTES INTELLECTUALES ET ALIAS

MORALES, DE QUIBUS LOQUITUR PHILOSOPHUS IN Ethicis, EST SUFFICIENTER

DISPOSITUS AD FELICITATEM AETERNAM (157; 22,3).

1. L’hérésie de Pélage a déjà été rencontrée à propos des rapports entre la raison et la volonté (O- La proposition condamnée professe cette hérésie en déclarant que les vertus naturelles suffisent à nous préparer au bonheur éternel (2).

2. Le caractère hétérodoxe de cette doctrine est patent (3),3. L’origine aristotélicienne de la thèse condamnée est indiquée

dans l’énoncé de l’article. Selon M i® d’Alverny, on peut y reconnaître aussi l’influence de la pensée arabe, d’Alfarabi notamment ( ).

Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Elle rappelle toutefois l’enseignement de Boèce de Dacie dans le De summo bono et celui de l’anonyme de M. Giele. Selon ces écrits, en effet, l’homme s’approche le plus de la béatitude éternelle quand il s’adonne à la contemplation, vertu de l’intellect spéculatif, à laquelle sont subordonnées toutes les vertus morales ressortissant à l’intellect pratique (5) :

Qui enim perfectior est in beatitudine quam in hac vita homini possibilem esse per rationem scimus, ipse propinquior est beatitudini quam in vita futura per fidem exspectamus (®).

Vu dans la perspective philosophique qui a inspiré le De summo bono et qui, comme telle, ne laisse aucune place aux vertus chrétiennes et à la béatitude surnaturelle, ce passage rappelle la proposition 171. Toutefois, selon Boèce, la contemplation philosophique n’est pas la seule voie qui conduit à la béatitude. Il affirme comme croyant qu’il en existe une autre, empruntée par les sancti et leur donnant accès à la félicité surnaturelle ( ). On ne peut donc dire que, pour Boèce, les

(1) Cf. supra, notice relative à l’article 166 (p. 257).(2) G. d e L a g a r d e {La naissance de l'esprit laïque ... , t. 2, 1958, p. 37) voit en cette

proposition la négation de l’au-delà et des rêveries qu’il suscite. Cette interprétation ne répond pas à l’énoncé de l’article 171.

(3) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m e t z e r , Enchiridion ... (1963), n°s 225 sv. (anciens 103 sv.).

('*) Cf. M.-Th. d ’A l v e r n y , Un témoin muet ... (1949), p. 243-245.(5) Cf. supra, notices relatives aux articles 1, 2 et 170, p. 15-20 et 263-264.(*) B o e t h ii D a c i De summo bono, ed. N . G . G r e e n -P e d e r se n (1976), p. 372,

1. 75-78.(’) Cf. ibid., p. 377,1. 212-213 et 242-244.

Page 132: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

266 SU R L’ÉTHIQUE

vertus naturelles sont la préparation unique et suffisante de la béatitude éternelle.

L’anonyme de M. Giele ne donne pas les mêmes garanties d’ortho­doxie. On peut y lire :

Scire et intelligere est ex eligibilibus per se vel nihil est eligibile per se : nam eligere vitam aeternam, hoc est eligere scire et intelligere sine dubio (®).

Sans doute cette affirmation n’est pas nécessairement hétérodoxe, puisque, d’après le christianisme, la vie éternelle consiste essentielle­ment dans la vision de Dieu. Mais tout au long de son commentaire, l’auteur défend un aristotélisme radical, qu’il oppose même à la foi chrétienne (®). Dès lors, dans cette perspective, ses déclarations sont fort proches de la thèse condamnée.

172. QuO D FELICITAS HABETUR IN ISTA VITA ET NON IN ALIA (176; 22,4).

1. Le sens de la proposition est clair ; c’est dans cette vie qu’on possède le bonheur et pas dans une autre : allusion très nette à la béatitude future promise par le christianisme.

2. N iant la vie éternelle, la proposition est manifestement hétérodoxe.3. Sa source lointaine est, comme l’a noté le P. Gauthier, Y Éthique à

Nicomaque Elle est aussi la conséquence du monopsychisme aver- roïste, qui exclut toute survie personnelle. On ne s’étonnera donc pas si, comme l’ont signalé M. Gilson (2) et M. Nardone (3), elle est en parfaite harmonie avec la doctrine du premier Siger de Brabant.

Ainsi, dans les Q. in tertium de anima, Siger se demande « Utrum anima separata pati possit ab igne » (q. 11) ( ). Après discussion du problème, il poursuit ; Aristote répondrait autrement : « il dirait que1 âme séparée est impassible; peut-être ajouterait-il avec son Commen­tateur que l’intellect, unique pour tous les hommes, n’est jamais séparé de tous les individus » (5). C’est manifestement cette solution qui a la faveur de Siger. Mais, si 1 intellect est unique et n’est jamais séparé,

(®) Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 31, 1. 93-95; ou dans Un commentaire averroïste ... (1971), p. 20, I. 29-31.

(®) Cf. M. G iele , Un commentaire averroïste ..., p. 119-120.(1) C f. R .-A . G a u t h i e r , Trois commentaires « averroistes » ... (1948), p . 331-332.

V o ir A r i s t . , Eth. Nie., l , 11, 1100 a 10 sv.

(2) C f. É . G i ls o n , H istory o f Christian Philosophy ... (1955), p . 729, n . 54.(3) Cf. H. N a r d o n e , St. Thomas Aquinas ... (1963), p. 68.(4) Ed. B. Ba z à n (1972), p . 31-35.(5) Ibid., p. 34, 1. 89-96.

ARTICLE 172 267

il n’y a pas de châtiments possibles après la mort des individus, et pas davantage de récompense à espérer. Bref, il n’y a pas de vie future personnelle et c’est donc sur cette terre qu’il faut saisir l’occasion du bonheur. Cette conclusion n’est pas explicitement tirée par Siger, mais elle est sous-jacente.

Elle l’est aussi dans le Liber de felicitate. Selon Nifo, la doctrine de Siger dans cet écrit est que l’homme est heureux quand, possédant la plénitude d’un savoir progressivement acquis, il actualise les capacités de l’intellect possible, éternel et unique, et réalise dans la contemplation, pour lui-même et pour cet intellect possible, l’union immédiate avec Dieu, l’intellect agent (®). Ainsi :

... nunquam intellectus est in se felix, quin aliquod individuum hominis sit felix in aliqua regione : quicquid enim inest intellectui, ut intellectus, inest alicui homini (’).

La béatitude dont il est ici question est celle que l’homme peut connaître sur cette terre (®). Une béatitude future personnelle est d’ailleurs impossible, puisque l’intellect est unique. On ne s’étonnera donc pas de la remarque d’Achillini, parfaitement adéquate à la pensée de Siger :

felicitatem autem in alia vita, quam non potuerunt philosophi naturali ratione inquirere, theologis relinquimus considerandam ( ).

Ainsi, sans être formellement niée, la béatitude future ne peut qu’être ignorée en philosophie.

C’est encore la position défendue dans le De anima intellectiva. À ceux qui plaident en faveur de la survie personnelle, afin que l’âme puisse être récompensée ou punie en fonction de ses bonnes ou mauvaises actions (^°), Siger répond que, selon Aristote, il n’y a d’autre sanction qu’une justice immanente :

... ipsi bene agenti bonum opus praemium est, et in hoc felicitatur, cum operationes secundum virtutem divinae sint felicitatis, ut dicitur primo Ethicorum; ipsis etiam malefactoribus operationes vitiosae et malae secundum virtutem poenae sunt, cum secundum taies operationes homo misere vivat, ut docetur nono Ethicorum ( ).

(®) Cf. B . N a r d i , Sigieri di Brabante ... (1945), p. 29 et 37.(7) Ibid., p. 29.(®) Ibid., p. 29 : « ... la beatitudine di cui parlano Sigieri e gli altri averroisti, è

quella che l’uomo pu6 ottenere sulla terra ».(9) Ibid., p. 82.(10) Ed. B . B a z à n (1972), p. 99,1. 78-81.(11) Ibid., 1. 89-94.

Page 133: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

268 SU R L’ÉTHIQUE

Mais, ajoute Siger, une autre réponse que celle des philosophes est possible : celle qu’ont révélée les prophètes ( 2), On ne peut donc exclure l’existence d’une vie future et, partant, d ’une béatitude in alia vita (i^).

Comme l’a noté M. Giele, la proposition 172 répond « assez bien »à la doctrine du commentaire anonyme au De anima qu’il a édité (I,4 et 5) (14). L’auteur y affirme que, par l’activité intellective, l’hommese rapproche au maximum de la vie éternelle ; allusion claire à ladoctrine chrétienne de la vision béatifique. Mais qu’est-ce que cettevie éternelle, si, comme il l’enseigne résolument (en I, 6 et II, 4), l’âmeintellective n’est pas la forme des individus humains, ce qui implique lemonopsychisme ( ®)? Si béatitude il y a, elle doit être acquise in istavita (!’). N ’acceptant pas, du moins comme philosophe, la conceptionchrétienne de la béatitude, l’auteur ne l’aurait donc invoquée que pouren tirer argument en faveur de sa conception intellectualiste du bon­heur (18).

173. Q uO D FELICITAS NON POTEST A D eO IMMITTI IMMEDIATE (22; 22,1).

1. Selon cette proposition, Dieu ne peut être la cause immédiate du bonheur de l’homme, c’est-à-dire, dans l’esprit des censeurs, de sa béatitude surnaturelle.

2. Ainsi comprise, la proposition est manifestement hétérodoxe,3. Source non identifiée. Mais plusieurs commentaires à VÉthique

de la fin du XIII® siècle sont unanimes à affirmer que, philosophiquement

(12) Ibid., p. 99-100,1. 95-106.(1 ) Au terme de son étude sur trois commentaires « averroïstes » à VÉthique,

datant sans doute de la fin du siècle, le P. Gauthier constate qu’Aristote, interprété par ces commentaires, «avait bien dit quod félicitas {etiam perfecta) habetur in ista vita; mais tous étaient unanimes à soutenir qu’il n’avait pas ajouté : et non in alia»-, il en conclut que ces derniers mots : et non in alia ont sans doute été ajoutés par l’évêque, n’admettant pas l’interprétation bienveillante d’Aristote, qui suscitait tant d’erreurs sous ses yeux (cf. R.-A. G a u t h ie r , Trois commentaires «averro ïstes» ..., 1948, p. 332).

(1“*) Cf. M. G iele , Un commentaire averroiste ... (1971), p. 157.(1®) « Scire et intelligere est ex eligibilibus per se, vel nihil est eligibile per se :

nam eligere vitam aeternam, hoc est eligere scire et intelligere sine dubio ». Ed. M. G iele dans Trois commentaires anonymes ... (1971), p. 31, 1. 93-95; ou dans Un commentaire averroiste ... (1971), p. 20, 1. 29-31.

(1®) Cf. M. G iele , Un commentaire averroiste ... (1971), p. 117-118.(1 ) Sur l’aristotélisme radical de cet auteur, cf. ibid., p. 119-121.(1®) Voir à ce sujet, les notices relatives aux articles 1 (cf. supra, p. 18, n. 19) et 170

{supra, p. 263-264).

ARTICLES 173 ET 174 269

parlant. Dieu ne peut être la cause immédiate du bonheur de l’homme (i). Ce faisant, ils s’inspirent du second commentaire sur VÉthique à Nicomaque d’Albert le Grand ( ). Mais contrairement au saint docteur, ils fondent leur assertion sur la métaphysique émanatiste néoplatoni­cienne ; la Cause première ne produit qu’un effet immédiat, éternel et unique; immuable, elle ne peut causer aucun effet nouveau immédiat, pas même le bonheur de l’homme (3). Or, selon le P. Gauthier, ces commentaires dépendent d’une source commune, probablement anté­rieure à 1277 (4). On est ainsi amené à penser que c’est la source de ces commentaires qui est ici visée.

174. Q u o d h o m o p o s t m o r te m a m i t t i t o m n e b o n u m (15; 22,5).

1. La formulation de cet article est étrange et, en somme, équivoque : veut-on dire que l’homme cesse d'exister à la mort, que l’individu humain est périssable comme les animaux? Ou veut-on dire que l’homme continue d’exister (comme âme séparée), mais dans une condition diminuée! En toute hypothèse, la félicité éternelle est exclue.

2. L’opposition d’une telle thèse à la pensée chrétienne est patente.3. Dans VÉthique à Nicomaque, Aristote affirme que la mort est un

terme et que, pour le défunt, il n’y a plus, semble-t-il, ni bien, ni mal (i). Pour Albert le Grand, suivi par Thomas d’Aquin, en disant cela Aristote ne nie pas l’existence de la béatitude future; mais ne pouvant rien en dire en tant que philosophe, il ne parle que des biens de la vie présente (2).

Cette interprétation trop bienveillante est aussi celle que défendent à la fin du XIII® siècle plusieurs commentaires à VÉthique ; celui de Gilles d’Orléans et ceux que conservent les manuscrits Vat. lat. 2172 (aussi

(1) C’est le cas, parmi les trois commentaires à VÉthique étudiés par le P. G aitthier (cf. Trois commentaires «averroïstes» ..., 1948, p. 269 sv.), du commentaire de Gilles d’Orléans et de celui du Vatican lat. 2172 (aussi 832 et 2173)\ on peut leur ajouter ceux d'Erlangen, Univ. 213 (cf. K. G io c a r in is , An Unpublished Late Thirteenth- Century Commentary ..., 1959, p. 310 sv.), et d'Erfurt, Amplon. F. 13 (cf. M. G rab- MANN, Der lateinische Averroismus ..., 1931, p. 37-60).

(2) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires ..., p. 245-248; p. 275.(3) Ibid., p. 273-275; voir aussi J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954),

p. 385; K. G io c a r in is , An Unpublished ... (1959), p. 311. Ainsi la proposition 173 explicite l’article 22 (supra, p. 55) : « Deus non potest esse causa novi facti, nec potest aliquid de novo producere ».

('*) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires ... , p. 275.(1) Cf. A rist., Ethic. Nie., III, 9 (1115 a 26-27).(2) Cf. R.-A. G a u th ier , Trois commentaires « averroïstes» ... (1948), p. 294.

Page 134: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

270 SU R L’ÉTHIQUE

832 et 2173) et Paris, Nat. lat. 14698 0 , auxquels on peut ajouter Erlangen, Univ. 213 ( ), L’étroite parenté doctrinale et littéraire de ces textes trahit leur dépendance vis-à-vis d’une source commune, proba­blement antérieure à 1277 0 ; c’est elle qui serait visée ici. On peut croire cependant que l’auteur inconnu se bornait à présenter la pensée d’Aristote et qu’il n’excluait pas, pour sa part, la félicité éternelle, pas plus que Siger de Brabant ou l’anonyme de M. Giele (®).

175. Q u o d , q u ia S o c r a t e s f a c t u s e s t n o n r e c e p t ib i l i s a e t e r n i -

TATIS, SI DEBET ESSE AETERNUS, NECESSE EST UT TRANSMUTETUR NATURA ET SPECIE (12; 11,5).

1. L’individu humain (Socrate) aurait-il accès à l’éternité? Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que, ayant été constitué comme être mortel, il soit tranformé radicalement quant à son espèce et sa nature. On sous-entend qu’une telle transformation est impossible.

2. L’hétérodoxie de la proposition est évidente : elle méconnaît le caractère immortel de l’âme humaine et son aptitude à partager, dès la mort corporelle, la béatitude éternelle; elle méconnaît aussi la destinée éternelle du corps, rendu participant de l’éternité par la résurrection de la chair.

3. Source non identifiée.

176. Q u o d D e u s v e l i n t e l l i g e n t i a n o n i n f u n d i t s c ie n t ia m a n im a e

HUMANAE IN SOMNO, NISI MEDIAiNTE CORPORE CAELESTI (65; 6,37).

1. D ’après cette proposition, Dieu ou l’ange ne peut révéler un savoir à l’homme pendant le sommeil que par la médiation d ’un corps céleste.

2. La thèse est inacceptable en christianisme, parce qu’elle met une condition irrecevable à l’action divine.

3. Dans sa teneur littérale, la proposition n’a pas été retrouvée. Il est certain cependant qu’elle a été inspirée par les mêmes principes que ceux auxquels recourt Siger de Brabant dans son commentaire à la Métaphysique, pour répondre à la question :

cum appareant quaedam operationes factae secundum artes magicas, ut enuntiationes futurcrum et manifestationes occultorum, ut inventio thesauri

(3) Ibid., p. 294-297.C"*) Cf. K. G io c a r in is , An Unpublished Commentary ... (1959), p. 317.(®) Cf. R.-A. G a u t h ie r , Trois commentaires « averroïstes » ..., p. 275 et 295.C«) Cf. supra, notice relative à l’article 172 (p. 266-268).

ARTICLES 176 ET 177 271

vel furti vel ceterae huiusmodi operationes mirabiles, quaeritur utrum istae operationes sunt a virtute corporum superiorum vel a substantia aliqua intellectuali separata, secundum quod quidam crediderunt (V, 41).

Selon Aristote, note Siger, rien de nouveau ici-bas, qu’il s’agisse d’un mouvement volontaire ou de quoi que ce soit d’autre, ne peut dépendre d’une cause éternelle et immuable, Dieu ou une Intelligence séparée, sans la médiation des corps célestes :

... nova hic causata, sive facta sunt a voluntate sive non, non vadunt in eau- sam aetemam immobilem nisi mediante motu corporum caelestium (0-

L’infusion d’un savoir est un factum novum. D ’où la nécessité de la médiation des corps célestes. Toutefois, ajoutait Siger, après avoir exposé la pensée d’Aristote ;

non ... intendo negare ... quod a substantia aliqua intellectuali separata possit procedere immédiate aliquid novum (2).

La médiation des corps célestes n’est donc requise que dans le cours normal de la nature. Si l’attribution à Siger de l’article 176 devait être confirmée, on ne pourrait oublier ces dérogations, qui interdisent de reconnaître en lui le défenseur inconditionnel de la thèse incriminée.

177. Q u o d r a p t u s e t v is io n e s n o n f i u n t n is i p e r n a t u r a m (33; 18,1).

1. La sentence ici rapportée jette le discrédit sur les faits surnaturels, extases et visions, qu’elle prétend ramener à des phénomènes naturels.

2. La proposition est l’expression d’un rationalisme et d’un natura­lisme outrés, incompatibles avec la foi chrétienne ( ).

3. Dans ses Errores philosophorum, Gilles de Rome reproche à Avicenne et à Algazel une vision purement naturaliste et rationaliste

O Ed. J. J. Dtjin, La doctrine de la providence 1954, p. 89, 1. 18-20. Cette partie du commentaire de Siger est absente dans les reportations éditées par C. A. G ra iff (1948).

(2) Ibid., p. 89, 1. 33-36. Dans les Q. super librum de causis, la position de Siger est exactement la même : « Dicendum est secundum Aristotelem quod omne factum novum hic inferius, sive sit novum velle, sive novum intelligere, sive quid aliud, tandem reducitur in orbem et motorem orbis sicut in suam causam ... Quod autem dicimus omnia quae fiunt hic inferius reduci in Causam primam et nihil esse novum nec in anima nec in voluntate nec in aliis a Causa prima immediate, intelligendum est secundum communem usum et naturale fieri factionis ipsarum rerum, non inten- dentes miracula et prodigia Dei omnipotentis immediate a Deo causata ». Ed. A. M arla sca (1972), q. 25, p. 101-102, 1. 17-20, 56-60.

( ) Cf. D e n z in g e r -S c h ô n m etzer , Enchiridion ... (1963), n°» 2901-2907 (anciens 1701-1707).

Page 135: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

272 SU R L’ÉTHIQUE

du charisme de prophétie (2). Siger de Brabant leur a-t-il emboîté le pas dans le De anima intellectiva par une conception naturaliste de la connaissance prophétique (3)? Il ne semble pas et il y a tout lieu de croire que c’est Boèce de Dacie qui a été visé par l’article 177, comme l’a suggéré Mgr Grabmann (4).

Dans son petit traité De somniis, il montre comment, en bien des cas, les prétendues apparitions d’anges ou de démons ne sont que des illusions causées pendant le sommeil par des vapeurs qui, d’après Aristote, suscitent des représentations imaginatives ( ) :

Et cum fumi nigri terrestres ascendunt, tune soniniat dormiens se videre monachos nigros, et quidam fatui expergefacti iurant se in dormiendo vidisse diabolos. Et cum fumi clari ascendunt ad organum phantasiae et in suis motibus diversimode figurantur, et aliquando in eadem hora et phantasmata albi luminis et sonorum prius recepta et in anima conservata movent virtutem imaginativam, tune somniant dormientes se videre loca lucida et angelos Gantantes et saltantes, expergefacti iurant se raptos fuisse et angelos secundum veritatem vidisse. Et deceptio istorum ex hoc est, quia causas rerum ignorant (®).

Ainsi, pour Boèce, ces prétendues visions d’anges ou de démons n’ont rien de surnaturel. Mais en est-il toujours ainsi? Boèce ne le prétend pas : il admet la possibilité d’interventions surnaturelles :

Et quamvis taies deceptiones contingere possint per causas naturales, non tamen nego quin angélus vel diabolus possit dormienti vel infirme secundum veritatem apparere divina voluntate C ).

La précision est importante : elle prouve que Boèce n’a pu être visé qu’à la suite d’une lecture hâtive et incomplète de son opuscule (s),

(2) Cf. cap. VI, art. 17; cap. VIII, art. 15; ed. J. K o c h (1944), p. 34 et 42.(®) Cf. cap . V I ; « ... n ih il p ro h ib e t naturaliter h o m in es q u o sd a m p ro p h e tic o s

q u o ru m d a m co g n itio n em hab ere , ad q u ae co m m u n is ra tio h o m in u m n o n a scen d it, n isi c re d e n to tes tim o n io p ro p h e ta e » (ed. B. B a z â n , 1972, p. 100,1. 104-106). S u r l’in te rp ré ta tio n de ce passage, q u i a d o n n é lieu à d iscu ssio n , v o ir F . V a n S te e n - BERGHEN, M aître Siger de Brabant (1977), p . 239, n . 18.

(‘‘) Cf. M. G r a b m a n n , Die opuscula dans M ittelalterliches Geistesleben, t. 2 (1936), p. 202. Voir à ce sujet les remarques de G . F io r a v a n t i dans L a«scien tia sompnialis » di Boezio di D ada (1966-67), p. 331.

(®) A r ist ., De somno et vigilia, 3, 456 a 9 sv.(®) Ed. N . G . G r e e n -P e d e r se n (1976), p. 388, 1. 199-209.(’) Ibid., p. 389,1. 216-219.(®) Vu cette précision, le P. S a l m a n {Bulletin thomiste, IV, 1934, p. 283) doute

que la condamnation ait réellement visé Boèce. Mais d’autres exemples attestent que les censeurs ont souvent négligé de lire attentivement les textes qui leur parais­saient suspects : cf. notamment les notices relatives aux articles 6 {supra, p. 23-26) et 191 {infra, p. 284-285).

ARTICLES 178 ET 179 273

178. Q u o d q u ib u sd a m s ig n is s c i u n t u r h o m in u m in t e n t i o n e s e t

MUTATIONES INTENTIONUM, ET AN ILLAE INTENTIONES PERFICIENDAE SINT,

ET QUOD PER TALES FIGURAS SCIUNTUR EVENTUS PEREGRINORUM, CAPTI-

VATIO HOMINUM, SOLUTIO CAPTIVORUM, ET AN FUTURI SINT SCIENTES AN

LATRONES (167; 14,4).

1. Cet article a été rangé par Thorndike dans les propositions relatives à l’astrologie (i). Il est vraisemblable cependant que les signes dont il est ici question ne sont pas seulement les signes célestes, mais tous les signes intervenant dans les pratiques divinatoires (2). Selon cette proposition, ces signes permettraient de connaître les intentions des hommes, les changements d’intentions et la suite qui leur sera donnée; ils révéleraient aussi le sort des pèlerins, la capture de certaines personnes et la libération des captifs; ils prédiraient également si telles personnes deviendront des savants (scientes) ou des voleurs.

2. Sans contredire aucun dogme, la proposition accorde aux pratiques divinatoires un crédit qui est contraire à l’enseignement traditionnel de l’Église.

3. Source non identifiée.

179. Q u o d l e x n a t u r a l i s p r o h ib e t i n t e r f e c t i o n e m a n im a liu m

IRRATIONABILIUM SICUT RATIONABILIUM *, LICET NON TANTUM (20; 17,7).

1. Selon cette proposition, la loi naturelle qui interdit l’homicide, interdit aussi de tuer les animaux, quoique avec moins de rigueur.

2. Cette proposition ne paraît pas directement contraire au dogme chrétien ou à la morale chrétienne. Elle condamne cependant la pratique constante du judaïsme et du christianisme, confirmée notamment par la vision de S. Pierre (Ac, 10, 9-16). Elle conteste que, dans le plan providentiel, les créatures inférieures à l’homme soient à son service.

3. Source non identifiée.

( ) Cf. L. T h o r n d ik e , A H istory o f M agic and Expérimental Science ..., t. 2 (3® éd. 1943), p. 711.

(2) Dans ses Q. in Metaphysicam (V, 41), Siger de Brabant fait expressément allusion aux figures et aux artifices auxquels recourent les magiciens pour obtenir que, par l’intervention des démons, des statues se déplacent, prédisent l’avenir, ou que des choses cachées soient manifestées : trésors, objets volés, etc. Siger ne dissimule pas son scepticisme à l’égard de ces pratiques. C f J. J. D u in , La doctrine de la providence ... (1954), p. 87-93; le texte ici publié est celui de Cambridge, Peterhouse 152; les versions de Paris et de Munich éditées par C. A. G ra iff ne contiennent pas cette partie du commentaire.

* sicut rationabilium] om. Mandonnet.

Page 136: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

SECONDE PARTIE

ERREURS THÉOLOGIQUES

Sur la loi chrétienne

180, Q uO D LEX CHRISTIANA IMPEDIT ADDISCERE (175; 17,6),

181, Q uO D FABULAE e t FALSA SUNT IN LEGE CHRISTIANA, SICUT IN ALIIS (174; 17,5).

182. Q uO D NIHIL PLUS SCITUR PROPTER SCIRE THEOLOGIAM (153; 17,4).

183. Q uO D SERMONES THEOLOGI FUNDATI SUNT IN FABULIS (152; 17,3).

1. Comme l’a noté M, Gilson, ces propositions sont l’expression d’une sorte de naturalisme (et de rationalisme) revendiquant « les droits de la nature païenne contre la nature chrétienne, de la philosophie contre la théologie, de la raison contre la foi » (^) : « la religion chrétienne empêche de s’instruire»; «il y a des fables et des erreurs dans la religion chrétienne comme dans les autres»; «on ne sait rien de plus, quand on sait la théologie»; «ce que disent les théologiens repose sur des fables » (2).

2. «O n croirait entendre, non pas même Fontenelle, toujours si prudent en ses propos, mais Voltaire lorsqu’il est sûr de l’impunité» (3). Dès lors la réaction des censeurs est parfaitement compréhensible, l’Église ne pouvant admettre qu’on nie la transcendance du christianisme, qu’on l’assimile à une forme d’obscurantisme, qu’on dénigre la valeur et l’importance de la théologie.

3. Source non identifiée. Sans doute, plaçant la philosophie au- dessus des croyances rehgieuses, le naturalisme dont ces propositions sont l’expression pouvait « se réclamer d’Averroès, qui pouvait lui- même se réclamer d’Aristote {Métaphysique XI, 8, 1074 b )» (“). Ces

0 É. G ilso n , La philosophie au moyen âge ... (1944), p. 559.(2) Ibid.(3) Ibid.( ) Ibid. Dans ses Errores philosophorum, Gilles de Rome reproche aussi à

Averroès son rationalisme. Cf. Cap. V, n" 1 (ed. J. K o c h , 1944, p. 24, 1. 4).

ARTICLES 180 À 184 275

penseurs païens auraient-ils entraîné des artiens de Paris dans une opposition aussi radicale au christianisme? On pourrait le croire, car d’autres propositions sont de la même veine : ainsi les articles 1, 2, 6 et 7, dont la source est très probablement Boèce de Dacie. Mais il est certain qu’on n’a pu interpréter l’enseignement de Boèce dans un sens naturaliste et rationaliste qu’en déformant l’authentique portée de ses affirmations (^), Dès lors, il faut se méfier du témoignage des censeurs. Comme l’a suggéré le P. Mandonnet, certaines propositions pourraient être des échos de « propos qui circulaient parmi la population scolaire et que les maîtres se seraient empressés de désavouer » (®).

184. Q uO D POSSIBILE VEL IMPOSSIBILE SIMPLICITER, ID EST, OMNIBUS

MODIS, EST POSSIBILE VEL IMPOSSIBILE SECUNDUM PHILOSOPHIAM (146; 16,3),

1, Selon cette proposition, est possible ou impossible absolument, c’est-à-dire sous tous rapports, ce que la philosophie déclare tel.

2, Dans l’esprit des censeurs, c’est verser dans un rationalisme radical, incompatible avec la pensée chrétienne (i). Comment, en effet, la philosophie pourrait-elle décider de la possibilité ou de l’impossibilité des mystères chrétiens, celui de la Trinité, par exemple, alors que ceux-ci échappent aux prises de l’entendement humain et doivent être reçus dans un acte de foi en la vérité que Dieu révèle?

Mais, on l’a vu en étudiant l’article 17, des maîtres ès arts confon­daient, à la suite d’Aristote, l’impossible simpliciter et l’impossible secundum naturam, en prenant naîura dans un sens beaucoup trop étroit (2), Confusion inacceptable, combattue par Thomas d’Aquin (3), car, si l’on identifie l’impossible simpliciter à l’impossible secundum naturam, la proposition exclut la possibilité des miracles et l’accep­tation des mystères; elle est donc incompatible avec la pensée chrétienne (^),

3, Dans sa teneur littérale la proposition n’a pas été retrouvée. Peut-être a-t-elle été suscitée par l’anonyme d’A. Zimmermann (I, 13 et

(5) Cf. supra, p. 15-19; 23-27.(*) P. M a n d o n n e t , Siger ..., t. 1 (1911), p. 193. V oir aussi, d an s le m êm e sens,

É . G il so n , supra, n . 1.(0 Cf. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), n°» 2901-2907 (anciens

1701-1707).(2) Cf. supra, p. 46-49.(3) Cf. T h o m a s A q u in a s , Summa theologiae, P , q . 25, a. 4, ad 1.{*) Cf. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), n° 3034 (ancien 1813).

Page 137: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

276 SU R LES DOGM ES

VIII, commentum), visé probablement à titre principal par l’article17 e)?

D ’après P. Michaud-Quantin (®), la proposition peut avoir été inspirée par ces lignes du De aeternitate mundi de Boèce de Dacie :

apparet quod philosophum dicere aliquid esse possibile vel impossibile, hoc est illud dicere esse possibile vel impossibile per rationes investigabiles ab homine (’).

Mais loin de reconnaître au philosophe le droit de se prononcer sur l’impossible simpliciter, Boèce estime que cela est hors de sa portée et qu’il faut recourir aux lumières de la foi (*). Le passage cité n’a donc pu être légitimement à l’origine de l’article 184.

Sur les dogmes

185. Q u o d D e u s n o n e s t t r i n u s e t u n u s , q u o n ia m t r i n i t a s n o n

STAT CUM SUMMA SIMPLICITATE. U b I ENIM EST PLURALITAS REALIS, IBI

NECESSARIO EST ADDITIO ET COMPOSITIO. E x EMPLUM DE ACERVO LAPIDUM

( i ; 6 , i ) .

1. Dieu ne peut être à la fois trine et un, car la trinité est incompatible avec la suprême simplicité divine. En effet, là où existe une réelle pluralité, se trouvent aussi nécessairement addition et composition. On donne comme exemple un tas de pierres. Exemple évidemment grossier, puisqu’il s’agit là d’une pluralité dépourvue de toute unité substantielle.

2. La proposition est une attaque directe contre le dogme fonda­mental de la Trinité.

3. Source non identifiée. On notera cependant que, dans ses Errores philosophorum, Gilles de Rome reproche à Averroès et à Moïse Maïmonide la négation de la Trinité ( ). La raison que, selon Gilles, Averroès invoque pour refuser la Trinité, rappelle étonnamment celle qu’énonce l’article 185 :

Ulterius erravit (Averroes) negans trinitatem in Deo esse, dicens in dicte

(*) Cf. supra, p. 46-47.(®) Cf. P. M ic h a u d -Q u a n t in , La double-vérité des Averroïstes ... (1956), p . 181,

n o te 28.

O Ed. N. G. G reen-Pedersen (1976), p. 364, 1. 805-807.(«) Cf. ibid., p. 365, 1. 821-825.(}) Cf. cap. IV, § 5 et XII, § 1 et 4 (ed. J. K o c h , 1944, p. 20, 58 et 60).

ARTICLES 185, 186, 187 277

XII° quod aliqui « putaverunt trinitatem esse in Deo et voluerunt evadere per hoc et dicere quod sunt très et unus Deus, et nesciverunt evadere, quia cum substantia fuerit numerata, congregatum erit unum per unam intenîionem additam » ( ).

Ainsi l’article 186 s’inscrit dans la plus pure tradition de l’Islam, pour qui « la plus grande des ‘grandes fautes’ est, à coup sûr, toute atteinte à la pure Unicité divine » (3).

186. Q u o d D e u s n o n p o t e s t g e n e r a r e s ib i sim ilem . Q u o d en im

GENERATUR, AB ALIQUO HABET PRINCIPIUM A QUO DEPENDET. ET QUOD

IN Deo GENERARE NON ESSET SIGNUM PERFECTIONIS (2; 6,2).

1. Dieu ne peut pas engendrer un être semblable à lui-même, car ce qui est engendré dépend de son principe (et ne possède donc pas l’aséité divine). On ajoute qu’en Dieu, engendrer ne serait pas un signe de perfection.

2. La proposition rejette le dogme essentiel de la génération éternelle du Verbe.

3. Elle n’a pas été retrouvée dans la littérature de la fin du XIII® siècle. C. du Plessis d’Argentré note avec raison que sa source lointaine pourrait être Averroès ou Moïse Maïmonide ( ).

187. Q u o d c r e a t i o n o n d e b e t d i c i m u t a t io a d e sse .— E r r o r ,

SI INTELLIGATUR DE OMNI MODO MUTATIONIS (217; 11,28).

1. On ne doit pas dire que la création est une mutation à l’existence, affirme cette proposition. C’est une erreur, répliquent les censeurs, si l’on exclut toute espèce de mutation. Le témoignage d’Henri de Gand est d’autant plus précieux qu’il pourrait avoir introduit la proposition dans le syllabus Q). Il écrit dans son premier Quodlibet (Noël 1276) :

actus creationis, etsi non sit vera transmutatio, ut est ilia quae est naturalis, quia tamen est de non esse in esse, modum mutationis habet (2).

Si l’acte créateur ne peut être rangé parmi les changements que connaît le philosophus naturalis, il serait erroné de ne pas voir dans ce passage du non-être à l’être une manière de changement.

(2) Ibid., cap . IV, § 5 (p. 20, 1. 12-16).(3) L. G a r d e t , L'Islam, religion e t communauté (1970), p. 145.(^) Cf. C. DU P le ss is d ’A r g e n t r é , Collectio judiciorum . . . , t. 1 (1724), p. 204.

Cf. Gilles de Rome, supra, p . 276, n. 1.C) Cf. R. M acken, La tem poralité radicale ... (1971), p . 236.

(2) Ibid.

Page 138: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

278 SU R LES DOGM ES

Mais comment cela est-il possible? Tout changement n’implique-t-il pas un subiectum qui demeure et est affecté par cette mutation? Or dans le « passage » du néant à l’être, le subiectum lui-même vient à l’existence. Tout dépend du point de vue sous lequel on se place, répond Henri de Gand. Si l’on regarde les choses du point de vue de l’existence réelle {esse existentiae), l’objection est valable. Mais un autre point de vue peut être adopté : celui de l’existence possible. Quand une chose apparaît dans l’être, elle se manifeste toujours sous un certain mode d’existence, une talité, une essence. Or avant d’exister en acte, cette essence n’était pas néant absolu. Présente à l’esprit de Dieu qui la rendait possible, elle avait déjà un certain statut ontologique, celui de Vesse essentiae. La création marque le passage de Vesse essentiae à Vesse existentiae et, en ce sens, la création est une mutatio ad esse

2. La condamnation de l’article 187 procède d’une conception métaphysique de l’essence qu’on peut refuser sans dommage pour la doctrine chrétienne. C’est ce qu’ont fait Thomas d’Aquin et Gilles de Rome {'>).

3. Dans la Summa theologiae, Thomas d’Aquin estime que la création ne peut être considérée comme un passage réel du non-être à l’être : « non est mutatio nisi secundum modum intelligendi tantum » (®); le passage du néant à l’être ne peut être qu’une vue de l’esprit; « il est à la fois inutile et inexact de parler ici de ‘mutation réelle’ » («). Dans les Errores philosophonim, Gilles de Rome adopte une position analogue à celle de Thomas d’Aquin :

creatio ... nihil praesupponit nec est mutatio proprie, quia omnis mutatio est terminus motus; sed ut communiter ponitur, est simplex defluxus rerum a Primo (’).

Ces prises de position très claires auraient-elles valu à leurs auteurs d’être visés à titre principal par la condamnation de 1277? C’est peu probable, car le prologue du décret de Tempier attribue expressément à

(®) Ibid. Sur la problématique de Vesse essentiae et de Vesse existentiae dans la philosophie d’Henri de Gand, voir aussi J. P a u lu s , Henri de Gand ... (1938), p. 284 sv.; on nuancera certaines affirmations de ce savant ouvrage avec l’aide de W. H oeres, Wesen und Dasein ... (1965), p. 144 sv.

(^) Cf. R. M a c k e n , La temporalité radicale ..., p. 242-248.(*) I», q. 45, a. 2, ad 2 (ed. leon., 1888, p. 466).(®) F. V a n Steen b er g h en , Saint Bonaventure contre l'éternité du monde, dans

Introduction ... (1974), p. 409.(’) Cap. III; ed. J. K o ch (1944), p. 14, 1. 11-13.

ARTICLE 187 279

des maîtres ès arts les thèses condamnées et Gilles de Rome a été victime d’une condamnation distincte de celle du 7 mars (®).

De fait, plusieurs maîtres ès arts ont présenté la doctrine de la création en des termes voisins de ceux de l’article 187.

Dans le premier de ses Impossibilia, Siger de Brabant enseigne que la Cause créatrice donne l’être aux Intelligences par une action immé­diate dont le terme n’est pas un changement :

Est enim (Deus) causa efficiens immobilium sub hac ratione, quod immobilia in esse suc dépendent ex Dec, sicut ex eo quod est causa ut sint, licet non dependeant ex eo, sicut ex quo fit transmutatio ad esse aliquod eorum (S).

La même thèse réapparaît dans le commentaire à la Métaphysique. Selon Aristote, remarque Siger, le non-être pur ne peut être changé en être, parce qu’un changement exige un subiectum, qu’affecte ce changement; or le néant n’est pas un subiectum :

Dicit Aristoteles quod ex non ente non fit ens. Verum est quod non ens purum non potest mutari in ens, quia transmutatio vult habere subiectum; sed non ens purum non dicit aliquod subiectum ( °).

La thèse est parfaitement orthodoxe. Mais poursuivant l’exposé des doctrines d’Aristote, Siger lie cette conclusion à l’affirmation de l’éternité du monde. D ’où la réaction d’un lecteur timoré, qui a rendu illisible tout un passage du Clm 9559. Cependant Siger n’admettait pas cet aspect de la doctrine d’Aristote ( ).

Dans la q. 12 du commentaire au De causis, Siger attribue à Aristote la doctrine de la création éternelle des Intelligences et il note qu’il ne peut s’agir de transmutatio ;

Et supposita aetemitate intelligentiae, debet intelligi sic ipsam esse causatam et factam, non quod a prima causa procederet aliqua factio quae esset trans­mutatio ad esse eius ..., cum causa prima nunquam fecerit in te l l ig e n t ia m transmutando ad esse eius ... ( ).

Esse ... creabile non est aliquid esse mutabile, cum creatio non sit mutatio, cum mutatio requirat subiectum quod mutetur (i®).

(®) Cf. E. H o c e d e z , La condamnation de Gilles de Rome (1932).(9) Ed. B. Ba z à n (1974), p. 72, 1. 52-55.(10) Ed. C. A. G r a iff (1948), p. 136-137, 1. 88-91.(11) Ibid., p. 137. Voir les versions parallèles de Paris, Nat. lat. 16297 {ibid.) et de

Cambridge, Peterhouse 152 (ed. J. J. D uin dans La doctrine de la providence .... 1954, p. 74 sv.); aussi la q. III, 18 (ed. G ra iff , p. 153-154).

(12) Ed. A. M a rlasca (1972), p. 65, 1. 74-81.(13) Ibid., p. 66 ,1 . 97-99.

Page 139: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

280 SU R LES DOGM ES

Dans la q. 20, au moins dix fois Siger affirme que la création n’est pas un changement 0^) :

etsi intelligatur a nobis sub ratione cuiusdam transmutationis, non tamen transmutatio est (i ).

Ce qui vient d’être dit de Siger peut l’être aussi de l’anonyme d ’A. Zimmermann, de l’anonyme de Ph. Delhaye, et de Boèce de Dacie (i®).

La condamnation de l’article 187 est donc l’aboutissement d’une querelle d’écoles, à laquelle une autorité impatiente et ombrageuse a voulu mettre un terme. Elle voulait sauvegarder l’orthodoxie, mais celle-ci n’était pas menacée.

188. Q u o d n o n e s t v e r u m q u o d a l i q u i d f i a t e x n i h i l o , n e q u e

FACTUM SIT IN PRIMA CREATIONE (185; 11,27).

1. Cette proposition joint deux thèses : elle rejette l’idée de création conçue comme une factio ex nihilo et l’idée d’une «première» création, au commencement du temps.

2. Ainsi l’éternité du monde est implicitement affirmée et, sous ce rapport, la proposition contredit la doctrine chrétienne. Quant à la notion de création ex nihilo, si créer ex nihilo signifie que Dieu crée sans sujet préexistant, la seule origine du monde étant l’acte créateur de Dieu, nier cette doctrine équivaut à rejeter la doctrine de la création, ce qui est évidemment hérétique. Mais il n’est pas certain que la critique de la formule creatio ex nihilo par certains maîtres ès arts avait cette portée, on va le voir.

3. Dans ses Q. in Metaphysicam, Siger rencontre la doctrine aris-

(}*) Cf. A. M a rlasca , Las «Quaestiones ...» (1970), p. 289-290.(16) Éd. citée, p. 88, 1. 150-151.(1®) Épinglons leurs affirmations les plus significatives :«Creationem autem sic posuerunt philosophi, quod prima causa est causa eius

cuius est causa, immédiate absque transmutatione ad esse eius. Et talis factio est creatio ...» {De octavo Physicorum, ed. A. Z im m erm a n n , Ein Kommentar 1968, p. 89, 1. 15-18).

« ... Primum potest facere aliquid ex nihilo. Verumtamen talis factio motus non est, quia hic non est aliquod subiectum. Iterum, hic non est aliquid quod aliter se habeat nunc et prias, mutari autem est aliter se habere nunc et prius; quare talis factio non est motus, sed solum est datio esse sine aliqua transmutatione » (Q. in Physi- cam, I, 24, ed. Ph. D elhaye , 1941, p. 54; même enseignement en I, 36, ibid., p. 73).

« ... factio mundi non est mutatio : mutatio enim subiectum habet in quo fiat et subiectum ex quo fiat illud quod per mutationem fit. Talis non est factio mundi ». B o et h ii D a c i q . super libros Physicorum (III, 19), ed. G. Sajô , 1974, p. 287, 1. 44-46.

ARTICLE 188 281

totélicienne : «ex non ente non fit ens». Qu’est-ce à dire? Voici sa réponse :

Secundum intentionem Philosophi non ens purum non potest recipere esse sive mutari ad esse. Nullum agens etiam potest facere quod ipsi non esse puro succédât esse, nam sic fieret illud quod de sui natura fieri est impossibile. Posito enim quod in universitate entium nihil sit in potentia ad esse B, tune B in sui ratione habet carentiam potentiae ad esse in rerum natura; si ergo aliquod agens faciat quod B sit, faciet quod de sui natura impossibile est esse. Nec potest dici quod ad hoc sufïiciat potentia agentis. Ex quo enim B non habet potentiam ad esse, de sui ratione est non ens sim- pliciter pro omni tempore. Facere autem incompossibilia nulli agenti est possibile. Sed ex quo ponitur B, quod de sui ratione est non ens simpliciter et pro omni tempore, emanare ab agente et esse ab ipso ens, contradictoria implicantur quia praedicatum est contra rationem subiecti; ergo etc. (0.

Ainsi la création du monde n’est pas possible par la seule puissance de l’agent susceptible de le produire : il faut, en outre, la potentia ad esse du côté de la créature. Si celle-ci comporte la matière, sa potentia ad esse se réalise par la génération; si elle est immatérielle, sa potentia ad esse exige qu’elle soit créée éternellement. Mais Siger se désolidarise d’Aristote :

... licet Philosophus propter praemissa opinetur quod ex omnino non ente non potest ens fieri ab agente, hoc tamen praedicta ratio non demonstrat, sed petit propositum. Licet enim B non habeat potentiam ad esse, potentiam quidem materiae, non sequitur tamen quod sit non ens simpliciter et omnino; quia licet non sit potentia materiae ad esse, est tamen potentia agentis, et ex hac potentia agentis habet quod non sit non ens simpliciter. Unde, etsi de sua ratione B non habeat potentiam materiae ad esse, tamen de sua ratione non excludit potentiam agentis ad esse, et ideo de sui ratione non est non ens simpliciter pro omni tempore ( ).

On le voit, Siger ne trahit ici aucune servilité vis-à-vis du Stagirite. Selon lui, la puissance de Dieu suffit à rendre le monde possible. C’est ce qu’enseigne la vérité de la foi catholique, à laquelle, note-t-il plus loin, il ne faut pas s’opposer sous prétexte de fidélité à Aristote

(1) Texte de Paris, Nat. lat. 16297. Ed. C. A. G ra iff (1948), p. 136, 1. (74)-(88). La version correspondante du Clm 9559 est rendue illisible par de gros traits à l’encre noire (cf. ibid.), mais on peut trouver une reportation parallèle dans Cambridge, Peterhouse 152 (ed. J. J. Duin , dans Im doctrine de la providence ..., 1954, p. 74 sv.). Le manuscrit de Munich rapporte la même doctrine un peu plus loin (III, 18); l’exposé, cette fois, a échappé à la mutilation (ed. C. A. G ra iff, p. 153-154).

(2) Ibid., p. 137-138, 1. (95)-(5).(®) Ibid., p. 140, 1. (23)-(26) : « ... cum philosophus quantumcumque magnus in

multis possit errare, non debet aliquis negare veritatem catholicam propter aliquam rationem philosophicam, licet illam dissolvere nesciat ».

Page 140: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

282 SU R LES DOGM ES

Mais Siger a voulu bannir les emplois équivoques de l’expression creatio ex nihilo. On a vu qu’il refusait d’assimiler la création à un changement (^). Dans le De anima intellectiva, traitant de l’âme, il marque sa préférence pour l’expression «n o n factam ex aliquo prae- iacente » plutôt que pour la formule qualifiée d ’erronée : « factam ex nihilo » (5). Dans le commentaire au De causis, il fait de même : le néant ne peut être considéré comme la « matière » sur laquelle aurait opéré l’action créatrice de Dieu et, en ce sens, il est exclu de parler de creatio ex nihilo. Mais une autre signification est possible : on veut dire que Dieu a tout créé sans présupposer quoi que ce soit, sinon sa toute-puissance (®). C’est exactement la thèse que Siger avait faite sienne dans le commentaire sur la Métaphysique (^). Elle est parfaitement orthodoxe et se distingue nettement de la proposition hétérodoxe que les censeurs ont tirée de ses écrits (®).

189. Q u o d creatio n o n est possibilis, q uam v is c o n t r a r iu m tenen- DUM SIT SECUNDUM FIDEM (184; 11,26).

1. Même si, selon la foi, il faut soutenir le contraire, en réalité la création est impossible.

2. Le caractère hétérodoxe de la proposition est patent.3. On l’a vu en étudiant les articles 187 et 188, Siger de Brabant

accorde une large place à la thèse aristotélicienne : ex nihilo non f i t ens (1). Aussi il est presque sûr que la proposition 189 a été inspirée par ses exposés (2). Toutefois il est également certain que la proposition

(«) Cf. supra, p. 279-280.e ) Ed. B. Ba z à n (1972), p. 93-95,1. 74-108.(*) Ed. A. M a rlasca (1972), q. 20, p. 83-84, 1. 4-7; p. 87-88, 1. 130-140. Siger

accepte que l’expression ex nihilo signifie, par extension, p ost nihilum : « ... extenso vocabulo haec praepositio ex aliquando invenitur solum ordinem denotare, ut cum dicitur quod ex mane fit meridies, id est post mane; et sic est inteiligendum fieri aliquid ex nihilo ». L’anonyme de Ph. Delhaye défend exactement la même idée (I, 24). Ed. Ph. D elhaye (1941), p. 54.

(0 C’est aussi la thèse que défend l’anonyme d’A. Zimmermann; cf. supra, p. 280, n. 16.

(®) Dans son étude : Un commentaire averroîste, 1971, p. 157, M. G iele a suggéré de rapprocher de la proposition 188 quelques phrases du commentaire au De anima qu’il a édité. Il ne semble pas que ces passages soient à l’origine de la proposition 188.

(1) Cf. supra, p. 277-282.(2) Les passages du commentaire à la Métaphysique qui sont vraisemblablement

à l’origine de la proposition 189 ont été cités ci-dessus dans la notice relative à la proposition 188 (cf. p. 281).

ARTICLES 189 ET 190 283

censurée ne répond pas à la pensée de Siger qui, en philosophe aussi bien qu’en croyant, a pris ses distances vis-à-vis de l’enseignement d’Aristote (3).

190. Q u o d q ui générât m u n d u m se c u n d u m to tu m , po nit v a c u u m ,QUIA LOCUS NECESSARIO PRAECEDIT GENERATUM IN LOCO; ET TUNC ANTE MUNDI GENERATIONEM FUISSET LOCUS SINE LOCATO, QUOD EST VACUUM

(201; 11,20).

1. Cette proposition rapporte un argument d’inspiration aristotéli­cienne contre la possibilité d’un monde nouveau. On suppose avec Aristote que tout ce qui est nouveau est le terme d’une génération. Or il n’y a de génération que dans un lieu. Si donc le monde en sa totalité avait été engendré, il l’aurait été dans un lieu vide de tout corps. On sous-entend évidemment avec le Stagirite que le vide est impossible. Et, partant, un monde nouveau en sa totalité l’est également.

2. Ainsi la proposition plaide manifestement en faveur de la thèse de l’éternité du monde. Elle est donc hétérodoxe (1).

3. L’argument évoqué dans l’article 190 est bien connu de l’anonyme de Ph. Delhaye. Dans la q. 24 du livre IV («Utrum vacuum sit in rerum natura»), il constate qu’Averroès a été amené à affirmer l’éternité du monde pour éviter la génération d’un être dans le vide :

si aliquis poneret aliquid generari ex non corpore, tune esset vacuum; et istam rationem ducit Com m entator ad aetem itatem mundi ( ).

Mais l’auteur n’accepte pas ce raisonnement. Il n’est valable, observe- t-il, que dans l’hypothèse d’un monde nouveau par génération (factus

(®) M. O. A rg er a m i (La cuestion «De aeternitate mundi» 1973, p. 102) a proposé de rapprocher les propositions 188 et 189 de ces lignes tirées du De aeter­nitate mundi de Boèce de Dacie : « ... nullus autem philosophus per rationem potest ostendere motum primum et mundum esse novum, quia nec naturalis, nec mathe- maticus, nec divinus ... Ergo per nullam rationem humanam potest ostendi motus primus et mundus esse novus, nec etiam potest ostendi quod sit aetemus » (ed. N. G. G reen-P ed ersen , 1976, p. 355, 1. 551-556. Toutefois il n’est pas question ici de la création du monde, mais, ce qui est tout différent, de la possibilité pour le monde d’être novus. La création du monde n’est pas niée par Boèce ; au contraire, comme l’a écrit M. F. V a n St îe n b e r g h e n {La philosophie au X I 11 siècle, p. 408-409), la thèse « est répétée de nombreuses fois tout au long du traité, non seulement à titre de vérité de foi, mais comme vérité philosophique ». Voici les passages principaux : éd. citée, 1. 532-533; 624-625; 636-651; 694-695.

(}) Cf. supra, p. 152, n. 1.(2) Ed. Ph. D elh a ye (1941), p. 179.

Page 141: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

284 SU R LES DOGM ES

de novo per generationem), alors qu’en vérité, c’est de création qu’il s’agit (3). On ne peut donc attribuer à cet auteur la paternité de la doctrine visée par la proposition 190.

Il en est de même pour l’auteur des Q. in Physicam de Paris, Nat. lat. 16297 (fol. 76vb) ;

Secundum Aristotelem, ad novitatem mundi sequitur vacuum; quia secun- dum eum nihil potest esse novum nisi per generationem; et locus est principium generaticnis, ita quod generationi praesupponatur ( ).

Mais, ajoute l’auteur, l’argument ne vaut pas si l’on envisage la création du monde (s). C’est manifestement à cette solution que se rallient ces maîtres inconnus, échappant du même coup à la censure de 1277.

191. Q u o d n a t u r a l i s p h i lo s o p h u s d e b e t n e g a r e s i m p l i c i t e r m u n d i

NOVITATEM, QUIA INNITITUR CAUSIS NATURALIBUS ET RATIONIBUS NATURA-

LIBUS. FiDELIS AUTEM POTEST NEGARE MUNDI AETERNITATEM, QUIA

INNITITUR CAUSIS SUPERNATURALIBUS (90; 11,24).

1. S’appuyant sur des causes naturelles et sur des arguments du même ordre, le philosophus naturalis doit nier absolument (simpliciter) la nouveauté du monde, affirme-t-on. Mais le croyant peut nier l’éternité du monde, parce qu’il s’appuie sur des causes surnaturelles.

2. Ainsi les conclusions de la philosophie s’opposent aux vérités de foi. On nie même que cette opposition puisse être levée, car les conclusions du philosophus naturalis ont une valeur de vérité absolue {simpliciter). Une telle attitude est évidemment inacceptable pour la pensée chré­tienne, puisqu’elle soutient que la foi contredit des conclusions certaines de la science ( ).

(3) Ibid. : « ... quando dicitur quod ante mundi factionem fuit aliquid quod natum fuit recipere mundum, dicendum quod non fuit aliquid sicut nec est aliquid nunc extra caelum; immo quando Deus fecit mundum, fecit locum vel dimensionem reci- pientem mundum; et ideo neque erat locus, neque dimensiones, nec etiam sunt nunc extra ipsum caelum ».

(“’) Cité par J. J. Duin, dans La doctrine de la providence ... , 1954, p. 180. Sur la paternité de ce texte, cf. supra, p. 76, n. 7.

(®) Cf. ibid., p. 180-181 : «Sed aliter dicitur quod, si ponatur mundus factus de novo, non per generationem sed per creationem, sic non praefuit mundo locus, sed simul factus est mundus et locus. Ad esse autem corpus in loco et ilium locum non praefuisse, non sequitur vacuum ».

( ) Épinglons la remarque d’un théologien inconnu du XV® siècle : « Ratio falsitatis istius articuli est quia, sicut patet ex themate articulorum, txmc ilia que sunt

ARTICLE 191 285

3. Dans son De aeternitate mundi, Boèce de Dacie oppose la légi­timité de certaines conclusions du philosophus naturalis à la vérité des affirmations contraires de la foi catholique. Ainsi, dans la question de l’éternité du monde, le philosophus naturalis ne peut admettre, du point de vue de ses principes et de sa science, la possibilité d’un monde nouveau. S’il est croyant, il reconnaît pourtant que le monde est nouveau; non plus en invoquant une cause naturelle, mais une cause supérieure, dont dépend toute la nature :

... naturalis nihil concedit, nisi quod videt esse possibile per causas naturales. Christianus autem concedit haec esse possibilia per causam superiorem quae est causa totius naturae. Ideo sibi non contradicunt in his, sicut nec in aliis ... Unde conclusio in qua naturalis dicit mundum et primum motum non esse novum, accepta absolute, falsa est; sed si referatur in rationes et principia ex quibus ipse eam concludit, ex illis sequitur ( ).

Cet exposé a manifestement été visé par la proposition 191 ( ). Mais les censeurs ont dénaturé la doctrine du maître danois. Il ne prétend pas que le naturalis puisse nier simpliciter, c’est-à-dire de manière absolue, le commencement du monde; s’il nie, c’est uniquement du point de vue des principes limités de sa science ('‘), Attitude parfaitement orthodoxe. La foi est, pour Boèce, le critère infaillible de la vérité. Elle ne saurait être niée simpliciter par un naturalis.

vera secundum philosophiam, non debent negari secundum theologiam, sic e converso, ilia que sunt vera secundum fidem catholicam, non debent negari secundum philo­sophiam, quia quod semel verum est in una facultate semper verum est in alia facultate, quia veritates non sunt distinctae, ut dicit sanctus Thomas». Cf. M. G ra b - MANN, Ein spàtmittelalterlicher Pariser Kommentar dans Mittelalterliches Geistes- leben, II (1936), p. 274-275.

(2) Ed. N . G . G reen-P ed ersen (1976), p. 352, 1. 452-473.(3) Cf. G. Sa jô , Un traité récemment découvert ... (1954), p. 75.('*) La distorsion imposée par les censeurs à l’authentique pensée de Boèce a été

soulignée par plusieurs auteurs : F. V a n S te e n b e rg h e n , Nouvelles recherches sur Siger ... (1956), p. 146; R. M a c k e n , La temporalité radicale de la créature ... (1971), p. 248-249; O. A rg e ra m i, La cuestiôn «De aeternitate mundi» ... (1973), p. 102. Dans toutes ses œuvres où il aborde la question, Boèce répète que la natura, premier principe pour le naturalis, n ’est pas le primum principium simpliciter ; les affirmations du naturalis sont donc toujours aléatoires. Cf. De aeternitate mundi, éd. citée, p. 348, 1. 337-339; De modis significandi, ed. J. P in b o rg , H. R ocs et S. S k o v g a a r d Je n se n (1969), p. 59, 1. 28-37; Q. de generatione et corruptione (I, 2), ed. G. S a jô (1972), p. 8-9, 1. 95 sv.; Q. super libros Physicorum (I, 3), ed. G. S a jô (1974), p. 142, 1. 69 sv.

Page 142: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

286 SU R LES DOGM ES

192. Q uo d theologi dicentes q u o d caelum q u a n d o q u e quiescit , ARGUUNT ex falsa su ppo sitio n e; et q u o d dicere caelum esse et n o n MOVERI, EST dicere co ntra dicto r ia (100; 11,13).

1. Alors qu’Aristote estime impossible que le ciel puisse exister sans se mouvoir ( ), la Bible affirme que, sur l’ordre de Josué, le soleil s’est arrêté (2). Il ne faut pas préférer des allégations de théologiens à l’autorité des philosophes : lorsque les théologiens prétendent que le ciel s’est parfois arrêté, ils arguënt à partir d’une supposition fausse. Dire que le ciel existe et qu’il ne se meut pas, c’est affirmer des choses contradictoires.

2. Fondé sur une cosmologie périmée, l’article 192 est étranger au domaine des vérités révélées. Quant au récit du livre de Josué, il n ’a évidemment aucune prétention scientifique ou philosophique. Les théologiens qui le prenaient au sens littéral se trompaient sans doute autant que les défenseurs de la physique d’Aristote.

3. Source non identifiée.

193. Q u o d possibile est q u o d fiat n a tu r a lite r universale d il u ­viu m ig n is (182; 13,5).

1. Proposition étrange assurément, en raison de l’expression « dilu­vium ignis». Le mot «ignis» serait-il dû a u n e mauvaise lecture? Que fallait-il lire à sa place? Sans le mot «ignis», la thèse est claire : on soutient que le déluge universel dont il est question dans la Genèse (chap. 7) a pu être un phénomène naturel.

En retenant « diluvium ignis » on pourrait songer à l’hypothèse d’une destruction universelle par le feu, à la manière de la conflagration universelle qui se produit périodiquement suivant les Stoïciens.

2. Quel que soit le sens attribué à l’article 193, il ne paraît pas contredire un article de foi. Dieu a pu se servir d’un cataclysme naturel pour détruire l’humanité pécheresse. Et les progrès hallucinants des bombes atomiques permettent de concevoir, sans trop d’imagination, la destruction possible de notre planète par le feu.

3. Source non identifiée.

194. Q u o d materialis form a n o n potest creari (192; 13,2).

1. Selon l’article 109, une forme matérielle peut être produite seule-

0 ) Cf. supra, notices relatives aux art. 77 et 79, p. 136 et p. 142.(2) Cf. Jos 10, 12-14.

ARTICLES 194 À 199 287

ment par un agent qui transforme une matière préexistante ( ). L’article 194 tire la conséquence de cette affirmation : la forme matérielle ne peut être créée.

2. La thèse a été ressentie comme une atteinte à la doctrine chré­tienne de la création. Elle n’a pourtant rien d’hétérodoxe, car ce n’est pas la forme comme telle qui est créée, mais la substance, simple ou composée.

3. La proposition a vraisemblablement été inspirée par les exposés qui ont suscité la proposition 109 ( ).

195. Q u o d sine ag en te pr o pr io , u t pâtre et hom ine , n o n posset FiERi HOMO A D eo (35; 6,10).

1. D ’après cette proposition, un homme ne peut venir à l’existence que par la causalité de l’agent propre, c’est-à-dire de son père. La causalité divine à elle seule n’y saurait suffire.

2. La thèse implique l’éternité du monde et des espèces, la négation d’un « premier homme ». Elle est donc hétérodoxe à plus d’un titre.

3. Source non identifiée ( ).

196. Q u o d facere a c c id e n s esse sine subiecto , habet rationem IMPOSSIBILIS IMPLICANTIS co ntra dictio n em (140; 15,3).

197. Q u o d D eu s n o n potest facere a c cid ens esse sine subiecto , NEC PLURES DIMENSIONES SIMUL ESSE (141; 15,4).

198. Q u o d a c c id en s esse sine subiecto n o n est a c c id en s, nisi aequivo ce; et q u o d impossibile est q uantitatem sive dimensionem ESSE PER se; hoc enim esset ipsam esse substantiam (139; 15,2).

199. Q u o d , cum D eus n o n co m paretur a d entia in ratione causae materialis vel fo rm alis, n o n facit a c cid ens esse sine subiecto , d e c u iu s ratione est a c t u inesse subiecto (138; 15,1).

1, L’enjeu de ces propositions, toutes relatives à la possibilité pour

(1) Cf. supra, p. 179.(2) Supra, p. 180-181.0 ) Dans sa Collectio judiciorum ... t. 1 (1724), p. 205, C. du Plessis d’Argentré

rapproche la proposition de cette autre affirmation : « Deus nihil agit, nisi dispositione praevia materiae, nec agere potest ». Il attribue cette thèse à Algazel, ainsi qu’aux Cathares, aux Albigeois et à Jean de Lugio. Mais ces derniers n’ont manifestement rien à voir avec les maîtres parisiens visés par Tempier en 1277.

Page 143: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

288 SU R LES DOGM ES

un accident d’exister sine subiecto, est évidemment, dans l’esprit des censeurs, le dogme eucharistique. Contre la transsubstantiation on fait valoir diverses objections d’inspiration aristotélicienne. N ’est-il pas contraire à la notion même d’accident de prétendre que celui-ci peut exister sine subiecto, alors qu’Aristote définit l’accident comme ne pouvant exister que dans et par la substance (Metaph. V, 7, 1017 a 7-22)? Cet accident qu’on prétend demeurer sans substance n’est pas vraiment un accident. Ainsi, la quantité dimensive, qu’après la trans­substantiation on affirme être le sujet des autres accidents, n’est plus un accident mais une substance. En outre, n’est-il pas contradictoire que cette quantité dimensive puisse se trouver en un même lieu avec les «dimensions» du corps du Christ? Deux corps pourraient-ils occuper le même lieu, alors que les dimensions sont la raison propre de leur localisation? Enfin, si Dieu faisait exister les accidents sans leur sujet, il faudrait qu’il joue lui-même le rôle de la substance disparue et qu’il soit donc la cause matérielle et la cause formelle de l’être ainsi constitué. Ceci étant impossible, l’accident ne peut exister sine subiecto.

2. Ainsi comprises, ces propositions sont évidemment opposées à l’interprétation du dogme de la présence réelle du Christ dans l’Eucha- ristie, telle qu’elle a été proposée par les théologiens médiévaux et sanctionnée par le Concile de Trente (i). On peut cependant se demander si le donné révélé peut être lié à ce point à un système philosophique comportant les notions scolastiques de substance et d’accident.

3. Les propositions condamnées se trouvent presque textuellement dans l’anonyme d’A. Zimmermann. Traitant la question : «Utrum accidens sit separabile» (I, 13), l’auteur rencontre cette réponse ; dire qu’un accident subsiste sans substance, c’est dire qu’il est à la fois substance et accident, ce qui est exclu :

Habere entitatem separatam et rationem essendi non in subiecto est habere rationem substantiae. Sed accidens non potest habere rationem substantiae nisi aliquid simul sit substantia et accidens. Ergo accidens non potest habere entitatem separatam ita quod sit accidens, quia simul etiam esset substantia, et sic ulterius neque accidens neque substantia (2).

L’argument est accepté par l’auteur :

Dicendum quod, cum accidens non habet rationem entis nisi ad aliud dictam, utpote quia vel quantitas vel qualitas substantiae, accidens esse sine

(1) Cf. D e n z in g e r - S c h ô n m e tz e r , Enchiridion ... (1963), n°s 1642 et 1652 (an c ien s 877 e t 884).

(2) Cf. A . Zimmermann, Ein Kommentar ... (1968), p . 24, I. 11-16.

ARTICLES 196 À 199 289

substan tia est a liqu id esse ens, cum tam en non habet rationem essendi, e t est aliqu id esse substantiam e t accidens sim ul e t neutrum eorum (^).

Ces textes peuvent certainement être rapprochés de l’article 198, même s’il n’y a pas identité dans l’expression.

Avant d’exposer sa propre pensée, l’auteur a rencontré, parmi les arguments contraires à sa thèse, celui-ci : Dieu qui est tout-puissant peut conserver dans l’être un accident sans substance, car étant la cause première, il a pouvoir de causer immédiatement l’effet d’une cause seconde :

Cum primum sit omnipotens, poterit conservare accidens in esse sine subiecto suo, quia, cum causa secundaria sit effectus primariae, quod potest causa primaria cum secundaria, potest primaria sola. Cum ergo substantia sit quaedam causa secundaria accidentis respectu causae primae, cum causa prima sit causa accidentis mediante substantia, poterit ipsum etiam causare sine substantia ( ).

L’auteur rejette cet argument en un exposé où il tient successivement les propos sanctionnés par les articles 196 et 199 du syllabus :

... dicendum quod Deus potest omne quod habet rationem possibilis simpliciter. Est autem possibile de aliquo solum quod non est contrarium suae rationi. Cum ergo non esse in subiecto s it contrarium ration i accidentis, non habet rationem possib ilis , s e d im possibilis contradictionem im plicantis, cum ratio accidentis secundum Philosophum sit non tantum ut aptum natum sit esse in subiecto, sed ut sit in subiecto ( ).

Nec apparet aliqua quae aliquando sunt in subiecto, aliquando existere sine subiecto, lumine rationis naturalis, licet per miraculum credendum sit hoc posse fieri. Su bstan tia enim e s t causa m ateria lis acciden tis, e t hoc m odo D eus non (e st) causa acciden tis. N on o p orte t autem , s i D eus p o tes t facere aliquem effectum m ediante eius causa, causa aliqua quae est illius fo rm a vel m ateria , quod p o ss it ilium effectum fa c ere p e r se. Tune enim contingeret quod existentia solius Dei existèrent omnia entia in propriis eorum naturis et secundum eorum proprias rationes (®).

On le voit, la ressemblance de ces textes avec les propos censurés est très étroite (’).

Mais en développant toute cette argumentation, l’auteur tombe-t-il

(3) Ibidem, 1. 17-21.(4) Ibidem, 1. 3-8.(*) Ibidem, p. 25, 1. 3-9.(«) Ibidem, p. 25, 1. 9-17.(’) Voir à ce sujet A . Zimmermann, Ein Kommentar ..., p. xxviii et p. 25, n. 3.

L’auteur suggère aussi un rapprochement avec l’article 197, mais les textes ici invoqués ne parlent pas de l’impossibilité pour Dieu de faire « plures dimensiones simul esse ».

Page 144: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

290 SU R LES DOGM ES

réellement dans l’hétérodoxie? Il faudrait savoir s’il entend prendre position du point de vue de la vérité absolue ou simplement exposer la réponse de la philosophie, c’est-à-dire, en fait, celle d’Aristote. Apparemment, c’est le point de vue de la vérité absolue qu’il adopte, puisqu’il parle d’impossible simpliciter. Mais il affirme aussi la possi­bilité du miracle, par lequel un accident peut exister sans substance. Ce faisant, il échappe à l’accusation d’hétérodoxie. Mais le miracle peut-il réaliser l’impossible simpliciter, impliquant contradiction? Évi­demment non. Dés lors, à moins de mettre en doute la sincérité de la profession de foi de l’auteur, on est amené à penser qu’il confond, à la suite d’Aristote, impossible simpliciter et impossible secundum naturam (®), ravalant l’impossible simpliciter à n’être qu’un impossible secundum naturam. Cette interprétation cadre parfaitement avec la préface du commentaire, où l’auteur déclare que les conclusions du Stagirite procèdent exclusivement d’un examen des causes inférieures, et qu’en conséquence elles ne peuvent, bien comprises, compromettre les vérités de la foi, quae habent cognosci lumine altiori (®).

En confondant l’impossible simpliciter et l’impossible secundum naturam, il a heurté les censeurs, qui avaient déjà dénoncé cette con­fusion à l’article 17.

On retrouve une argumentation semblable dans le commentaire au De causis de Siger de Brabant. Il s’agit de savoir si une cause supérieure, dans la hiérarchie des causes, pourrait naturellement (naturaliter) produire l’effet d’une cause inférieure sans la cause inférieure elle-même : « utrum causa primaria naturaliter possit producere effectum causae secundariae sine causa secundaria » (q. 2). Siger le nie. Il estime que certains ont invoqué en vain ce « sophisme » pour expliquer rationnelle­ment le maintien par Dieu d’un accident sans sujet :

Unde sophistice quidam arguunt, credentes naturali ratione ostendere et demonstrare quod Causa prima possit facere quod accidens existât sine subiecto illius accidentis, propter hoc quod causa prima est causa omnium causarum mediarum accidentis inter ipsam et accidens, et ideo sola facere possit quod existât accidens, quamquam accidenti nulla existât aliarum causarum accidentis; et cum substantia sit aliqua causa accidentis, poterit

(®) Cf. la notice relative aux articles 17 et 184 (supra, p. 45-47 et 275-276).(») Cf. A. ZiMMERMANN, Ein Kommentar ... p. 3, 1. 3-18. L’exposé de l’auteur

n’échappe pas, malgré tout, à une certaine incohérence, puisqu’il a déclaré que l’existence d’un accident sans sujet «habet rationem impossibilis contradictionem impUcantis ». Il s’agit donc bien d’une loi métaphysique, qui ne souffre aucune exception.

ARTICLES 196 À 199 291

facere ut sine substantia subsistât accidens. Ratio, ut manifeste apparet, déficit secundum ea quae prius dicta sunt. Ut tamen sane intelligatur, sciendum est quod primariam causam posse facere accidens existere sine subiecto illius accidentis confitemur. Hoc tamen est non propter istam rationem : est enim oratio conclusa peior seipsa non conciusa ( °).

On voit quelle est la position de Siger. Il déclare que l’argument invoqué par certains théologiens pour expliquer le miracle eucharis­tique est un sophisme : Dieu ne peut pas jouer le rôle des causes secondes. Cependant la doctrine de la fo i ne peut être mise en doute : « ... primariam causam posse facere accidens existere sine subiectoillius accidentis confitemur » (^i).

Le P. Doncœur a suggéré de rapprocher les articles 196 à 199 de certains passages du commentaire sur les Topiques de Boèce de Dacie ( 2),Il invoquait particulièrement le passage suivant tiré de la question : Utrum accidens possit separari a substantia (III, 6) ;

Accidens ... in se suam fixionem non habet, sed in esse figitur per suum subiectum. Quare separari non potest. Illud enim non potest separari, cuius separari est suum corrumpi ( ®).

L’auteur expose ici la doctrine aristotélicienne, sans envisager le point de vue de la foi. Peut-on le lui reprocher? Un professeur de philosophie chargé d’expliquer les textes du Stagirite n’est pas un théologien. On ne peut lui demander de traiter ici un problème essentiel­lement théologique.

(10) Ed. A. Marlasca (1972), p. 41, 1. 54-65. Sur ce texte et les rapprochements avec les propositions condamnées, voir ibid., p. 25, n. 41. Voir aussi A. Marlasca,Las «Quaestiones ...» , (1970), p. 304.

(11) Dans son ouvrage sur Siger (t. 1, 1911, p. 168, n. 1), le P. M a n d o nn et a vu dans la proposition 199 un écho au premier des Impossibilia du maître brabançon. Celui-ci y enseigne que, si Dieu est causa omnium in genere finis et in ratione efficientis, il ne saurait être causa omnium in genere materiae nec in genere form ae (ed. B. Ba z â n , 1974, p. 71-72, 1. 27-60). Mais on ne trouve pas dans ce texte la moindre allusion à la subsistence autonome de l’accident. Siger explique simplement qu’il n’y a pas de « cause première » dans l’ordre des causes intrinsèques, matière et forme.

(12) Cf. P. D oncœur, Ilotes sur les averroïstes latins (1910), p. 506. Voir aussiP. Mandonnet, Siger ..., t. 1 (1911), p. 227, n. 4.

(13) Ed. N. G. G reen-Pedersen et J. Pinborg (1976), p. 177, I. 24-26.

Page 145: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

292 SU R LES VERTUS CHRÉTIENNES

Sur les vertus chrétiennes

200. Quod n o n su n t possibiles aliae virtutes nisi acquisitae vel INNATAE (177; 20,9).

1. La philosophie morale connaît deux catégories de vertus, c’est-à- dire de dispositions stables à faire le bien ; les vertus innées et les vertus acquises. Les premières font partie du patrimoine héréditaire de l’individu; les secondes s’obtiennent par la répétition des actes correspondants. Mais la théologie introduit une nouvelle catégorie de vertus, les vertus infuses, qui sont des dons surnaturels accordés au fidèle en même temps que la grâce sanctifiante, pour le rendre capable de poser des actes de valeur surnaturelle. L’article 200 exclut non seulement l’existence, mais la possibilité des vertus infuses.

2. Dans le Décret sur la justification, le Concile de Trente présente comme vertus infuses les trois vertus théologales : foi, espérance et charité (i), mais seule la charité est reprise dans le canon correspondant, qui définit la doctrine de foi (2). L’existence de vertus morales infuses, admise par de nombreux théologiens, n’a pas été définie comme article de foi. En excluant toute vertu infuse, les auteurs de l’article 200 atta­quaient la doctrine catholique, déjà explicitement formulée au moyen âge, puisqu’elle est fondée sur l’enseignement exprès de S. Paul {Rm 5,5).

3. La source lointaine de l’article est évidemment Aristote, qui, dans VÉthique à Nicomaque (II, 1 et 2; 1103 a 14 sv.), connaît les seules vertus acquises par l’effort de l’homme ou héritées d’une nature géné­reuse. Albert le Grand reconnaît le bien-fondé de cette doctrine en philosophie : dans sa paraphrase de VÉthique, il refuse de prendre en considération les vertus infuses, dont la philosophie n’a pas à se soucier. D ’ailleurs, aux yeux du philosophe, l’homme est la seule cause immédiate de son bonheur (3). C’est aussi ce que pensent Gilles d ’Orléans ( ) et les auteurs des commentaires à VÉthique de Vat. lat. 832 (5) et Erlangen, Univ. 213 («). Mais contrairement à Albert le Grand, ils appuient sur la métaphysique émanatiste leur conviction que les

(1) Cf. D e n z in g e r -Sc h o n m etzer , Enchiridion ... (1963), n“ 1530 (ancien 800).(2) Ibidem, n° 1561 (ancien 821).( ) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires ... (1948), p . 246-248.( ) Cf. ibid., p. 277.(5) Ibid.(®) Cf. K . G io c a r in is , An Unpublished Commentary ... (1959), p. 313-314.

ARTICLES 200, 201, 202 293

vertus ne sont pas des dons divins (^). Ces commentaires sont vraisem­blablement postérieurs à 1277 (»), mais leur source commune est sans doute antérieure à la condamnation (®) et c’est elle qui est probablement visée ici.

201. Q u o d de fide n o n est c u r a n d u m , si dic a t u r aliq u id esse

HAERETICUM, QUIA EST CONTRA FIDEM (16; 19,1).

1. Proposition rationahste, qui déclare sans importance les requêtes de la foi chrétienne.

2. Son caractère hétérodoxe ne doit pas être démontré.3. Source inconnue : aucun des documents qui nous sont parvenus

ne professe ce mépris de la foi. Lorsqu’ils en parlent, c’est toujours pour déclarer qu’elle coïncide avec la vérité et qu’elle est supérieure à la raison humaine.

202. Q u o d n o n est o r a n d u m (180; 19,5).

1. Le sens de la proposition est clair : il ne faut pas prier. Cette affirmation s’inspire sans doute d’une conception de la divinité qui méconnaît la providence paternelle de Dieu.

2. L’opposition d’une telle affirmation à l’enseignement du Christ lui-même est patente (^.

3. Dans son commentaire sur VÉthique, Albert le Grand estime que, philosophiquement parlant, il est impensable que Dieu répartisse inégalement ses dons; il n’est d’ailleurs pas la cause immédiate du bonheur de l’homme ( ). C’est aussi ce qu’affirment, à la fin du XIII® siècle, Gilles d’Orléans ( ) et les auteurs des commentaires à VÉthique de Vat. lat. 832 ( ) et d'Erlangen, Univ. 213 ( ). Mais, si Dieu ne répartit pas inégalement ses dons, la prière est inutile. Cette conclusion n’est pas explicitement formulée, mais elle est sous-jacente. Elle était sans doute exprimée dans la source dont s’inspirent ces maîtres et qui, antérieure à 1277, serait ici visée.

( ) Cf. supra, notice relative à l’article 173 (p. 268-269).(8) Cf. supra, introduction, p. 13.(9) Cf. R.-A. G a u t h ie r , Trois commentaires p. 275 et 295.(1) Cf. par ex. Le 18, 1.(2) Cf. R.-A. G a u t h ie r , Trois commentaires « averroïstes » ... (1948), p. 247.(3) Cf. ibid., p. 277-278.(4) Ib id(®) Cf. K . G io c a r in is , An Unpublished Commentary ... (1959), p. 313.

Page 146: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

294 SUR LES VERTUS CHRÉTIENNES

203. Q u o d n o n est c o n fit en d u m , nisi a d a ppa r en tia m (179; 19,4).

1. Le discrédit est ici jeté sur le sacrement de pénitence : «on ne doit se confesser que pour la forme » ( ).

2. L’opposition de cette thèse à la doctrine catholique est patente (2).3. Source non identifiée (3).

204. Q u o d no n est c u r a n d u m de se pu l tu r a (155; 19,3).

1. Il ne faut pas se soucier de la sépulture des défunts (^). Curieuse proposition, qui apparaît comme un défi, non seulement à la tradition chrétienne, mais au sentiment universel de l’humanité. On y verrait volontiers un slogan estudiantin non-conformiste, une manière facile de heurter le « bourgeois » et de provoquer son indignation.

Cette affirmation scandaleuse a pu être présentée comme un corol­laire de la négation de l’immortalité personnelle : si l’homme n ’est qu’un animal supérieur périssable, pourquoi se soucier de sa dépouille et se mettre en frais pour sa sépulture?

2. La proposition est contraire à toute la tradition chrétienne faite de respect pour le corps humain, temple de l’Esprit Saint. Une con­ception inexacte de la résurrection de la chair, selon laquelle il y aurait identité matérielle entre le corps du défunt et celui du ressuscité, a sans doute fourni une raison supplémentaire au culte des morts dans leur dépouille corporelle.

Présentée comme corollaire de la négation de l’immortalité person­nelle, la proposition serait, de ce fait, formellement hérétique.

3. Source non identifiée.

205. Q u o d simplex fo rnicatio , utpo te so luti cu m so lu ta , n o n EST PECCATUM (183; 20,2).

0 ) Trad. de M .-D. C h en u dans La théologie comme science au XIII^ siècle (1957), p. 107.

(®) Cf. D enzinger-Schônmetzer, Enchiridion ... (1963), n°s 1701 sv. (anciens 911 sv.).

(®) Dans son ouvrage, Heresy in the Later M iddle Ages ..., t. 1 (1967), p. 310, n. 4, G. Leff rapproche cette proposition des thèses défendues par les Vaudois et les Frères du Libre Esprit. De son côté, C. du Plessis d ’A rgentré (Collectio judi- ciorum ... , t. 1, 1724, p. 210) range l’article 203 dans la série des propositions inspirées par les doctrines cathares, diffusées par Amaury de Bène. Il ne semble pas cependant que ces sectes aient été directement visées par Tempier.

( ) Il ne faut pas se soucier de sa sépulture, traduit le P. M .-D. Chenu, dans La théologie comme science au XIIl^ siècle (1957), p. 107.

ARTICLE 205 295

1. Avec une audace toute libertine, on proclame que la simple forni­cation n’est pas un péché.

2. L’opposition à la morale chrétienne est certaine ( ) et celle-ci s’ap­puie sur l’enseignement répété de S. Paul (I Co, 5,1-13; 6,13-20; etc.).

3. Dans ses Errores philosophorum, Gilles de Rome reproche à Moïse Maïmonide d’avoir enseigné que la fornication n’est pas un péché jure naturalî, mais seulement ratione prohibitionis ( ). La même erreur est combattue par Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles : la fornication est un péché parce qu’elle est contraire au bien de l’homme; c’est pourquoi elle est sanctionnée par la loi divine (3).

Aucune trace d’une apologie de l’amour libre n’a été retrouvée dans les écrits des maîtres ès arts. De telles idées semblent d’ailleurs étran­gères à Siger de Brabant (^), et à l’aristotélisme radical (s). Sans doute le second Roman de la Rose, qui « traduit surtout l’atmosphère de la Faculté des arts à l’époque de Siger de Brabant avant la crise de 1269, dont il n’est pas soufflé m ot» («), laisse-t-il «entendre que l’union libre n’est qu’une louable obéissance aux lois de la nature» ( ). Mais de tels propos peuvent s’expliquer par l’influence du De amore d’André le Chapelain, ouvrage à ce point répandu que Tempier estime devoir le nommer expressément dans le prologue de son décret. Or le P. Denomy a montré la parenté doctrinale entre la proposition 205 et cet ouvrage, dont les deux premiers livres étalent avec une réelle complaisance les thèses les plus libertines (®). L’auteur y incite à la pratique de l’amour «mixte», qui s’oppose à l’am our pur en ce qu’il inclut la fornication (®). Toutefois, et ceci le distingue tout de même de la proposition censurée, André le Chapelain ne méconnaît pas la malice de ces actions : par

(1) Cf. D e n z in g e r -Sc h ô n m et ze r , Enchiridion ... (1963), n°* 835, 2148 (anciens 453, 1198).

(2) Errores philosophorum, cap. XII, § 11; ed. J. K och (1944), p. 64.(3) III, cap. 122.( ) Cf. M.-Th. d ’A lv ern y , Un témoin muet ... (1949), p. 226.(®) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires « averroïstes » ... (1948), p. 332, n. 7.(«) M.-M. D u fe il , Guillaume de Saint-Amour ... (1972), p. 352; voir aussi

G. de L a g a rd e , La naissance de l'esprit laïque ..., t. 2 (1958), p. 30-38.(7) G. P a r é , Les idées et les lettres au X III^ siècle ... (1947), p. 317.(8) Cf. A. J. D enom y , The «De Amore» o f Andréas Capellanus ... (1946), p. 108-110.(®) « Quaeris etiam, Gualteri, si duo coamantes puro concorditer amore fruantur,

postmodum alter petit mixtum vel communem, an liceat alteri reluctari. Ad hoc igitur te voluraus penitus edoceri, quod, licet purus amor potius quam mixtus sive communis sit cunctis hominibus eligendus, non tamen uni licet amantiumsuicoamantis rebellem existere voluntati, nisi forte inter amoris initia concorditer pepigerunt quod nunquam mixto fruerentur amore, nisi libéra utriusque voJuntas et pJena

Page 147: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

296 SUR LES VERTUS CHRÉTIENNES

elles le prochain est lésé, et offensé le Roi des deux : « proximus laeditur et Rex caelestis offenditur » (i°).

206. Q u o d p e c c a t u m c o n t r a n a t u r a m , u t p o t e a b u s u s in c o i t u ,

LICET SIT CONTRA NATURAM SPECIEI, NON TAMEN EST CONTRA NATURAMiN D iviD U i (166; 20,1).

1. Que faut-il entendre par péché contre nature? Deux sens ont été donnés à l’expression, selon qu’on envisageait la faute comme une opposition au verdict de la conscience, percevant n’importe quelle valeur humaine (^), ou comme une entrave à la nature considérée avant tout comme le principe de la procréation (2). Consacré par S. Paul {Rm 1, 26) et par les pénitentiels, s’est évidemment ce second sens qui est ici visé : le péché contre nature, vu comme l’usage désordonné des relations sexuelles, ne serait pas contraire à la nature de l’individu, mais à celle de l’espèse (dont la conservation serait mise en péril par de tels actes).

2. La proposition est certainement opposée à la doctrine chrétienne, pour laquelle tout péché contre nature compromet l’am our humain authentique (3). Par le fait même, il est objectivement nuisible à ceux qui le commettent.

3. Le P. Mandonnet a vu dans cette proposition la conséquence logique de l’enseignement de Siger dans le 5® de ses Impossibilia (‘*) :

In actibus humanis sunt actus qui simpliciter sunt mali naturae humanae speciei et debent prohiberi, et homines etiam pro illis puniri (s).

Mais Siger ne dit pas que la seule malice des actes peccamineux tient à leur nuisance pour la conservation de l’espèce, et que, celle-ci étant assurée, les individus peuvent braver à leur guise les préceptes

concordia postularet. Sed quamvis talis conventio colligavit amantes, ut non liceat amatori ultra nisi plena concordia postulare, non tamen recte agit mulier, si sui coamantis in hoc parere voluntati recuset, si ipsum viderit in sua persistere voluntate. De amore, ed. E. Trojel (1892), p. 269-270.

0°) Ibid., p. 183.0 ) C f. Ph. D elh a ye, Permanence du droit naturel (1960), p . 19-20.(2) Ibid., p. 10-11.(®) Cf. la Déclaration «Persona Humana» sur certaines questions d’éthique sexuelle

(1976). Sur cette Déclaration voir spécialement Ph. D elhaye, À propos de « Persona Humana», (1976).

('*) Cf. P. Mandonnet, Siger de Brabant t. 1 (1911), p. 185.(î») Ed. B. Bazân (1974), p. 87, 1. 32-34.

ARTICLES 206, 207, 208 297

de la morale sexuelle. L’article 206 rappelle donc plutôt le De amore d’André le Chapelain («).

207. Q u o d delectatio in ac tibu s venereis n o n impedit ac tu m

SEU USUM INTELLECTUS (172; 20,4).

1. La thèse condamnée s’insurge probablement contre une conception théologique inspirée de S. Augustin, qui considère l’acte sexuel comme désordonné parce qu’il permet à la sensuahté de dominer la raison ( ). Les censeurs y ont sans doute vu un encouragement des désordres sexuels.

2. Un tel encouragement est évidemment contraire à la morale chrétienne. Ajoutons que, même du point de vue de la morale naturelle, il est faux de dire que le débridement des passions n’entrave en rien l’exercice de l’intelligence, car l’homme, esprit créé en condition char­nelle, n’est pas une juxtaposition de facultés aux cloisons étanches, mais un être unique, ce qui interdit toute « dissociation des fonctions spirituelles et des fonctions corporelles les plus étrangères en apparence à la pensée pure » ( ).

3. Source non identifiée (3).

208. Q u o d co ntinen tia n o n est essentialiter virtus (168; 20,5).

1. La continence n’est pas essentiellement une vertu.2. L’opposition de cette thèse à la pensée chrétienne est manifeste,

la continence ayant été identifiée par saint Paul à la vertu de chasteté ( ).3. La source lointaine de la proposition est Aristote. Pour lui, en

effet, tandis que la vertu de tempérance établit en l’homme une harmonie parfaite, qui supprime en lui les convoitises mauvaises, la continence laisse subsister en lui ces convoitises encore qu’il n’y cède pas. La continence n’est donc pas une vertu, mais une sorte de « mélange » de vertu et de vice, « une demi-vertu », comme son opposé, l’incontinence, est un «demi-vice» (2),

L’influence aristotélicienne est sensible dans la doctrine de Thomas

(«) Voir la notice relative à l’article 205 (supra, p. 294-296).(1) C f. F .-J . T h o n n a r d , La notion de concupiscence en philosophie augustinienne

(1965).(2) A .-D . S e r t i l l a n g e s , La vie intellectuelle ... (1966), p. 34.(3) Voir supra, p. 294, n. 3.(1) C f. R .-A . G a u t h i e r , Trois commentaires « averroîstes » ... (1948), p. 300.

(2) Cf. ibid.

Page 148: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

298 SU R LES VERTUS CHRÉTIENNES

d’Aquin : la continence, qui consiste en la résistance aux désirs mauvais et vivement ressentis, n’est une vertu qu’en prenant le terme dans un sens élargi signifiant tout principe d’œuvres recommandables ( ). Toute­fois, les explications qu’il apporte attestent son profond accord avec la doctrine chrétienne exaltant la continence et la chasteté.

Mais à la fin du XIII® siècle, Gilles d’Orléans et les auteurs des commentaires à VÉthique de Vat. lat. 2172 (‘*) et d'Erlangen, Univ. 213 (^), reprennent « sans scrupules et sans explications, la doctrine aristotélicienne de la continence » (®). Ils s’inspirent probablement d ’une source antérieure à 1277 C ), qui serait visée ici. La thèse condamnée rappelle aussi, à certains égards, le De amore d’André le Chapelain («), la poésie des troubadours (9), le second Roman de la Rose ( “), voire les idées défendues par les Frères du Libre Esprit et les Cathares (i^).

209. Q u o d * c a s t i t a s n o n e s t m a iu s b o n u m q u a m p e r f e c t a a b s t in e n ­t e (181; 20,10).

1. Pour saisir la portée de cette proposition, il faut préciser ce qu’est la chasteté et en quoi elle diffère de la perfecta absîinentia. Selon le P. Denomy, l’abstinence dont il s’agit ici n’a rien à voir avec le renonce­ment dans le boire et le manger, mais doit être identifiée à la continence parfaite en matière sexuelle. Or, remarque-t-il à la suite de S. Thomas {Summa theologiae, 1 Il^e, q. 70, a. 3), est continent l’homme qui s’abstient des plaisirs licites, tandis qu’est chaste, celui qui s’abstient des jouis­sances illicites. C’est dire, en clair, que la continence au sens propre concerne les laïcs et la chasteté, les clercs et les religieux, liés par le vœu de célibat. Dès lors, affirmer que la chasteté n’est pas supérieure à la parfaite abstinence, revient à méconnaître l’excellence du célibat

(®) Cf. Summa theologiae, II* II“®, q. 155, a. 1. Dans ses Declarationes, Guillaume de la Mare ne manque pas de rapprocher l’enseignement du saint docteur de la proposition censurée (cf. art. 40; ed. F. Pelster, 1956, p. 24-25).

C"*) Cf. R.-A. G a u t h ie r , Trois commentaires p. 300, n o te 3.(®) Cf. K. Giocarinis, An Unpublished Commentary ... (1959), p. 315-316.(®) R.-A. Gauthier, Trois commentaires p. 300.(") Cf. ibid., p. 275 et 295.(®) Cf. A. J. D enom y , The «.De Amore» o f Andréas Cappellanus ... (1946), p . 110-113.(®) Cf. R. N elli, Uérotique des troubadours (1963), p. 250 sv.(}°) Cf. G. Paré, Les idées et les lettres ... (1947), p. 322.( ) Cf. G. Leff , H eresy in the Later Middle Ages ..., t. 1 (1967), p. 310.(^2) Cf. C. DU P le ss is d ’A r g e n t r é , Collectio judiciorum ..., t. 1 (1724), p . 210.* caritas non est maius bonum quam perfecta amicitia, et quod] add. Lulle (cf.

R aymundus Lullus, Declaratio Raymundi ... ed. O. Keicher, 1909, p. 207).

ARTICLES 209 ET 210 299

consacré. C’est cette méconnaissance que les censeurs auraient ici condamnée (i).

2. Renoncer aux jouissances illicites, donc au péché, est un plus grand bien que de renoncer aux plaisirs licites. Interprété à la lumière des notions définies ci-dessus, l’article 209 contredit certainement la morale chrétienne, selon laquelle le plus grand mal est le péché; l’éviter est donc aussi le plus grand bien (dans l’ordre des renoncements).

3. Aucune trace de cette proposition n’a été retrouvée dans les écrits des maîtres ès arts. En revanche, le P. Denomy a noté sa concordance avec les idées du De amore d’André le Chapelain ( ). On peut aussi relever sa parenté avec certaines thèses défendues par le second Roman de la Rose, miroir des idées qui hantaient alors le Quartier latin (3).

210. Q u o d perfecta abstinentia ab a c t u garnis co rrum pit vir tu -

TEM ET SPECIEM (169; 20,6).

1. D ’après cette proposition, l’abstinence parfaite de rapports sexuels n’est pas du tout recommandable : une telle abstinence nuit à la vertu de celui qui la pratique et elle est contraire à l’intérêt de l’espèce (dont elle compromet la propagation).

2. L’opposition de cette thèse au conseil évangélique de chasteté parfaite est claire (cf. M t 19,11; / Co 7,1 sv.).

3. Dans ses Q. morales (q. 4), Siger de Brabant se demande « quis status magis competat philosophis, an virginalis an coniugalis?». Il recommande aux philosophes le célibat : « simpliciter melior est philo­sophis status virginalis » (^). Mais avant de livrer cette réponse, il a épinglé deux objections qui correspondent exactement aux deux aspects de la proposition 210 :

1 ) ... status virginalis vitiosus est, ut videtur, nam recedit totaliter a medio. Qui enim omnes delectationes sensuales fugit et nulla delectatione potitur,

( ) Cf. A. J. Denomy, The « De Am ore» o f Andréas Capellanus ... (1946), p. 113-

115.(2) Ibid., p. 114. Épinglons ces quelques lignes du De amore, qui contestent la

différence entre la continence du laïc et la chasteté du clerc : « Quare igitur magis clericus quam quilibet laicus castimoniam tenetur corporis conservare? Nec enim soli clerico corporalem credatis delectationem inhibitam, quum cuilibet etiam christiano praecipiatur a Deo ab omni suum corpus immunditia custodire et camis desideria penitus evitare. Ergo aeque laicum sicut et clericum vestra posset argutio remonere »; ed. E. Trojel (1892), p. 186.

(3) Cf. G. Paré, Les idées et les lettres ... (1947), p. 313 sv.(1) Ed. B. Bazân (1974), p. 102, 1. 22.

Page 149: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

300 SUR LES VERTUS CHRÉTIENNES

est rusticus agricola, penitus insensibilis, secundum Aristotelem secundo Ethicorum (-).

2) Praeterea, status virginalis est contrarius naturae, nam ius naturae est quod natura docuit, ut patet per Aristotelem quinto Metaphysicae. lure autem naturali homo inclinatur ad conservationem suae speciei ( ).

Le sens de ces objections est clair. La première repose sur les affir­mations d’Aristote dans VÉthique à Nicomaque (II, 2, 1104 a 20-25) : la vertu réside dans la mesure et le juste milieu; or l’abstinence parfaite est un extrême, puisqu’elle exclut toute jouissance sexuelle; elle n’est donc pas une vertu; au contraire, on peut l’assimiler à un vice : l’insensi­bilité. Quant à la deuxième objection, elle s’inspire de la Métaphysique (V, 4, 1014 b 15-16), où Aristote enjoint à chacun d’œuvrer à la conservation de l’espèce, en vertu du ius naturale.

Mais ces objections sont réfutées par Siger : la virginité n'est pas un extrême et elle est parfaitement conforme à la droite raison (4); d’autre part, le droit naturel n’exige pas que chaque homme contribue personnellement à la conservation de l’espèce (=).

Les censeurs, dans leur hâte, ont-ils attribué à Siger les objections qu’il réfute? Ou ont-ils simplement voulu condamner à leur tour les thèses dangereuses d’Aristote?

211. Q uo d h um ilitas, pr o u t quis n o n o stendit ea q uae h a be t ,SED VILIPENDIT ET HUMILIAT SE, NON EST VIRTUS.— E r rOR, SI INTELLI- GATUR : NEC VIRTUS, NEC ACTUS VIRTUOSUS (171; 20,8).

1. D ’après cette proposition, l’humilité n’est pas une vertu, si elle porte quelqu’un à ne pas montrer les talents qu’il possède, mais à se mépriser et à s’abaisser. C’est une erreur, répliquent les censeurs, si l’on entend qu’il ne s’agit ni de vertu, ni d’acte vertueux.

2. À leurs yeux, en effet, l’article 211 contredit l’enseignement de l’Évangile, qui condamne l’ostentation des Pharisiens {Mt 6, 16-17), loue l’humble confession du publicain {Le 18, 9-14), annonce le ren-

(2) ibid., 1. 5-8.e ) Ibid, 1. 9-11.( ) Ibid., 1. 26-29. Dans sa Summa theologiae (11 11 » q 152 a. 2), Thomas

d’Aquin se montre également soucieux de mettre en relief la conformité de la continence avec la droite raison. C’est aussi l’objectif de Gilles d’Orléans et des auteurs des commentaires à VÉthique de Vat. lat. 2172, Paris, Nat. lat. 14698 et Erlangen, Univ. 213. Cf. R. A. G authier, Trois commentaires ... (1948), p. 298; pour le commentaire ù Erlangen, voir K. G iocarinis, An Unpublished Commentary ... (1959), p. 315-316.

(®) Ibid., p. 103, 1. 80-84.

ARTICLE 211 301

versement des rôles : « Celui qui s’élève sera abaissé, celui qui s’abaisse sera élevé» {Le 18, 14). On pourrait évoquer aussi l’enseignement de S. Paul recommandant de ne pas avoir de sentiments prétentieux, mais de se laisser attirer par ce qui est humble {Rm 12, 16). Pourtant, on va le voir, bien comprise, la proposition rapportée n’est nullement blâmable.

3. Sa source est sans aucun doute la première des Q. morales de Siger de Brabant : «U trum humilitas sit virtus». Pour comprendre la réponse du maître brabançon, il est utile de rappeler d’abord la doctrine de VÉthique à Nicomaque (IV, 7-9, 1123 a 34 sv.) qui l’a inspirée.

Aristote y distingue deux sortes d’hommes : les grands et les médiocres. S’ils recherchent les positions élevées et les honneurs, auxquels ils ne peuvent légitimement prétendre, les médiocres sont des vaniteux-, c’est un vice. Qu’ils conforment plutôt leurs désirs et leurs aspirations à la bassesse de leur état et de leur condition : ils pratiqueront alors la vertu de modestie. Aux grands, en revanche, revient la poursuite légitime des honneurs les plus élevés; s’en abstenir serait pour eux un défaut, la pusillanimité. Mais qui peut être dit «grand»? L’homme qui, par ses propres efforts, a acquis toutes les vertus et les possède à la perfection. À cette condition s’en ajoute une autre tout aussi importante : il faut que l’homme parfait prenne conscience de sa perfection et trouve, dans cette prise de conscience, l’autonomie, l’indépendance, la liberté. Et que pourrait faire un homme supérieur conscient de sa grandeur, sinon chercher à posséder des richesses, à être respecté et honoré, en un mot, à dominer un monde sur lequel il se penche avec condescendance? Cette attitude altière est exaltée par l’humanisme grec sous le nom de magnanimité. Le magnanime est grand et sa grandeur doit être reconnue. Tel est l’enseignement d’Aristote (^). Il inspire la réponse de Siger.

Le maître ès arts soulève d’abord quelques objections (2), puis vient la solution. Au sens strict, le terme «humilité» désigne bien une vertu : celle qui tempère des appétits immodérés et les conforme à la droite raison. Une autre vertu opère d’ailleurs en sens inverse : la magnanimité, qui encourage les volontés défaillantes et les soutient dans la poursuite de leur tâche, conformément à la recta ratio. Mais ces deux vertus cohabitent-elles dans le même homme? Non. Pour Siger, la magnanimité est la vertu des parfaits (perfectorum)', l’humilité est davantage celle des petites gens. Non qu’elle soit le fait de vicieux, mais de personnes

( ) Sur tout ceci, voir R.-A. G authier, Trois com m entaires«averroïstes»... (1948), p. 301 sv.; du même auteur. Magnanimité ... (1951), p. 55-118.

(2) Ed. B. Bazàn (1974), p. 98, 1. 7-16.

Page 150: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

302 SUR LES VERTUS CHRÉTIENNES

moins parfaites que celles dont la vertu doit être la magnanimité (3). On retrouve donc ici la distinction aristotélicienne entre la magnanimité, vertu des grands, et la modestie, vertu des moins parfaits, que Siger, à la suite de Thomas d’Aquin (‘‘), identifie à Vhumilité.

C’est admettre que l’humilité est de soi inférieure à la magnanimité, ce qui implique une mésestime pour la vertu chrétienne d’humilité. Dès lors, la réaction de l’autorité ecclésiastique paraît assez légitime.

Mais Tempier semble viser surtout le passage où Siger considère comme un abus d’appeler « humilité » le défaut de celui qui s’abaisse au mépris de la vérité :

D icendum est ad hoc quod, cum nomina valde de facili accomm odentur, bene possum us uti nomine humilitatis ad aliquid taie quod in ilia significatione non praetenderet nobis virtutem : ut videlicet cum aliquis praetendit minora bona de se quam in eo sint, dicimus eum aliquando esse humilem, et hoc transmutando nomen humilitatis (s).

Ce faisant, Tempier n’atteint pas l’erreur foncière d’Aristote reprise par Siger. Il condamne un énoncé qui n’était pas blâmable. On le retrouve d’ailleurs chez Thomas d’Aquin, qui ne reconnaît pas l’humi­lité dans l’attitude de l’homme qui méconnaît sa propre grandeur (®). Raymond Lulle fait de même dans le commentaire qu’il consacre à cet article 211 (^). Aussi «pour frapper la doctrine de l’humilité de Siger de Brabant en ce qu’elle avait de vraiment inacceptable pour une conscience chrétienne, Étienne Tempier aurait dû condamner une proposition comme, par exemple : Quod humilitas est virtus minus perfectorum » (s).

« Nous reconnaissons là l’un des traits de l’acte d’Étienne Tempier. Acte nécessaire, et qui visait un danger trop réel, il ne frappe qu’à tâtons. Comme tous les actes de cet ordre, il est suffisant pour mettre en garde contre un péril, mais impuissant à faire la lumière » (®).

(3) Ibid., p. 98-99.('') Cf. II® Ipe^ q 4 corpus.(®) Ed. cit., p. 98, 1. 18-22.(®) 11“ Il^e, q. 161, a. 1 , ad 1 ; a. 3, corpus.C) Cf. Declaratio Raymundi ed. O . K eich er (1909), p. 203.(®) R.-A. G a u t h i e r , Magnanimité ... (1951), p. 488, n o te 1.(*) Ibid., p. 488. La position de Siger sur l’humilité sera reprise par Gilles d’Orléans

et les commentaires à VÉthique de Vat. lat. 2172, Paris, Nat. lat. 14698 et Erlangen, Univ. 213. L’identité doctrinale est évidente, non sans divergences cependant dans la présentation. C’est pourquoi il semble que ces commentaires s'appuient sur « une reportation d’une leçon de Siger de Brabant sur magnanimité et humilité, reportation difTérente de celle qui nous a été conservée par le manuscrit de Lisbonne». R.-A.

ARTICLE 212 303

212. Q u o d p a u p e r b o n is f o r t u n a e n o n p o t e s t b e n e a g e r e in MORALiBUS (170; 20,7).

1. Un homme dépourvu des biens de la fortune ne peut agir correcte­ment dans le domaine moral; en d’autres termes, il ne peut être vertueux.

2. L’opposition à l’idéal évangélique de la pauvreté est claire et Tempier l’a bien compris (0- Rappelons toutefois que, selon S. Thomas, il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu (2).

3. La proposition rappelle l’anonyme de M. Giele. Son auteur fait l’apologie de la science : « diximus scire et intelligere esse quid bonum, imo quid optimum in entibus » (3). Mais le philosophe peut-il se passer des biens extérieurs? La réponse est inspirée par VÉthique à Nicomaque (X, 9, 1178 b 33 sv.; cf. aussi I, 11, 1101 a 6-21 et I, 9, 1099 a 31-32). Aristote y enseigne que l’homme vertueux doit poser des actes exté­rieurs de vertu, entreprendre de grandes œuvres, faire des dons, payer ses dettes. Comment un pauvre le pourrait-il? Démuni de tout moyen d’être libéral, magnifique, voire juste, il ne saurait être vertueux.

Tel est aussi le point de vue que défend le commentateur du De anima. Le savoir et la contemplation sont les biens les plus enviables, c’est entendu. Mais les richesses sont également indispensables à la pratique des actes nobles, dont le sage lui-même ne peut s’abstenir. Tant pis, si cela contredit la béatitude évangélique de la pauvreté :

... cum hoc diximus quod scire et intelligere est quid bonum in se sufficientis- simum, non ex hoc intelligo quod sciens et intelligens secundum hune modum sit sibi sufficiens, ut nutrimento, sanitate, obsequiis et consimilibus necessariis extrinsecis non indigeat; imo indiget talibus : unde Aristoteles dicit decimo Ethicorum : ‘beati sunt quibus provisum est in bonis extrinsecis’, cum ipsi egerint actiones bonas et nobiles; sapiens enim indiget rebus necessariis sicut et ceteri. Et tu dices : ‘beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum caelorum’ etc. (“*).

G authier, Trois commentaires ..., p. 324. Sur le commentaire Erlangen, voir K. G iocarinis, An Unpublished Commentary ... (1959), p. 320.

(1) Cf. M t 5,3.(®) Cf. De regimine principum, lib. I, cap. 16 (ed. R.-M. Spiazzi, 1954, p. 276,

n° 825) : « Ad bonam unius hominis vitam duo requiruntur : unum principale, quod est operatio secundum virtutem (virtus enim est qua bene vivitur); aliud vero secundarium et quasi instrumentale, scilicet corporalium bonorum sufficientia, quo­rum usus est necessarius ad actum virtutis ».

(3) Ed. M. Giele dans Trois commentaires ... (1971), p. 32, 1. 51-52; aussi dans Un commentaire averroîste ... (1971), p. 22, 1. 12-13.

(■*) Ibid., respectivement, p. 32-33, I. 52-60 et p. 22, 1. 13-21. L’exposé s ’arrête assez curieusement sur ce rappel de la première béatitude.

Page 151: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

304 SU R LES FINS DERNIÈRES

On le voit, l’auteur ne dissimule pas l’opposition entre la doctrine chrétienne et l’enseignement du Stagirite. Il semble même qu’il «épouse entièrement ... la thèse d’Aristote suivant laquelle sont bienheureux ceux-là seuls qui sont pourvus de biens extérieurs devant la philo­sophie, représentée par Aristote, la foi n’a qu’à s’incliner sans plus » (5).

Attitude radicale, encouragée sans doute aussi par le De amore d ’André le Chapelain (s) et qui rappelle, à certains égards, les invectives du second Roman de la Rose contre la pauvreté ('=’).

Sur les fias dernières

213. Q u o d f in i s t e r r ib i l iu m e s t m o r s .— E r r o r , s i e x c l u d a t i n f e r n i

TERROREM, QUI EXTREMUS EST (178; 20,11).

1. «La mort est la fin de tout», écrit le P. Chenu en commentant cette proposition (i). Plus littéralement : la mort est le terme des choses redoutables. C’est une erreur, rétorque Tempier : il reste la terreur de l’enfer, qui est la plus grande de toutes.

2. La proposition implique la négation de la survie de l’âme et des sanctions de la vie future, thèses évidemment hérétiques.

3. Commentant {'Éthique à Nicomaque, Thomas d’Aquin écrit, en s’inspirant d’Albert le Grand :

Inter omnia autem maxime terribile est mors. Et huius ratio est, quia mors est terminus totius praesentis vitae, et nihil post mortem videtur esse hom ini vel bonum vel malum de his quae pertinent ad praesentem vitam quae nobis sunt nota; ea enim quae pertinent ad statum animarum post mortem non sunt visibilia nobis; valde autem terribile est id per quod homo perdit omnia bona quae cognoscit {-).

Ainsi, au lieu d'insister sur la cessation des maux qu’apporte la mort,S. Thomas met l’accent sur le caractère redoutable de la mort, qui, en elle-même, est le mal suprême ici-bas. C’est la thèse d ’Aristote dans

(®) M. G iele, Un commentaire averroïste p. 119-120.(®) Cf. A. J. D enomy, The «De Amore» ... (1946), p. 116-118.C) Cf. G. DE Lagarde, La naissance de l'esprit laïque ..., t. 2 (1958), p. 37. En

traitant la question « Utrum sit bonum divitias abiicere ut hom o melius contempletur», le commentaire sur VÉthique de Paris, Nat. lat. 14698 (fin du XIII® siècle) s’oppose également à l’idéal évangélique de la pauvreté. Cf. R.-A. Gauthier, Trois commen­taires «averrolstes» ... (1948), p. 299, n. 4.

( ) M .-D. Chenu, La théologie comme science au A7//® siècle (1957), p. 107.(2) In Eth., III, lec. 14 (ed. leon., 1969, p. 161).

ARTICLE 213 305

VÉthique à Nicomaque (III, 9, 1113 a 26-27). Mais S. Thomas s’écarte de la pensée d’Aristote en faisant clairement allusion aux maux qui peuvent affecter l’âme après la mort (« quae pertinent ad statum animarum post mortem »).

Gilles d’Orléans et les commentaires à VÉthique de Vat. lat. 2172, Paris, Nat. lat. 14698 et Erlangen, Univ. 213 sont plus fidèles à la lettre du Stagirite : la mort est le mal suprême, c’est exactement ce qu’il faut dire d’un point de vue philosophique (3). Aucune allusion à la survie et aux châtiments qui peuvent être infligés à l’âme. Sous ce rapport, la position de ces maîtres—qui s’inspirent vraisemblablement d’une source antérieure à 1277 (“*)—est incompatible avec la foi chré­tienne. On ne retrouve cependant nulle part, dans leurs exposés, l’ex­pression caractéristique : « mors, finis terribilium », qui, dans sa teneur littérale, ne figure pas non plus dans les textes d’Aristote ou de ses commentateurs (=),

Mais alors, d’oii vient cette expression que Tempier a expressément retenue pour la censurer? Selon le P. Gauthier, elle ne peut provenir que de la Tabula libri Ethicorum, répertoire alphabétique de sentences tirées de VÉthique à Nicomaque, constitué vers 1270 par un secrétaire de S. Thomas d’après les directives de ce dernier.

On y lit : « Quod mors est finis terribilium et terribilissimum quia terminus » (®). L’expression est parfaitement claire ; la mort est un terme, la cessation de toute activité. Mais ce n’est pas cet aspect de la m ort que la Tabula veut souligner : « c’est le mot d’Aristote terribilissi­mum qu’elle glose et renforce par l’expression : finis terribilium : ‘La m ort est le sommet des choses à redouter, la plus terrible des choses, en un mot, le mal suprême, parce qu’elle est la cessation de nos activités’; on a ici l’équivalent d’une formule de saint Thomas dans la Somme de théologie : 'ultimum malorum huius vitae et maxime terribile est mors' (lia iiae^ q_ 64, a. 5, ad 3), si ce n’est que saint Thomas, écrivant ici pour son compte personnel, n’oublie pas l’addition "huius vitae', qui vide la formule de son venin » (’).

Le P. Gauthier conclut de cela que « la rencontre de la Tabula et de la proposition 178 ( = 213) de la condamnation de 1277 ne peut

(3) Cf. R.-A. G axtthier, Trois commentaires ... (1948), p. 295; voir pour le com­mentaire d'Erlangen, K. G io c a r in is , An Unpublished Commentary ... (1959), p. 317.

(“) Cf. R.-A. G a u th ie r , Trois commentaires ... (1948), p. 275 et 295.(®) R.-A. G a u th ie r , Saint Thomas et l'Éthique à Nicomaque ... (1971), p. B 50.(6) Cf. M 393-394 (ed. leon., 1971, p. B 126).(’) Cf. supra, note 5.

Page 152: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

306 SUR LES FINS DERNIÈRES

pas être une coïncidence : l’expression ‘finis terribilium' est trop carac­téristique ... C’est donc bien l’évêque de Paris qui a tiré de la Tabula la proposition qu’il a condamnée » (®).

Mais une difficulté surgit aussitôt. Comment voir dans la Tabula de S. Thomas la source de la proposition 213, si, selon le prologue, le syllabus ne vise que des erreurs émanant de la faculté des arts? On pourrait résoudre la difficulté par l’hypothèse suivante. Commencée à Paris vers 1270 et restée inachevée, la Tabula a vraisemblablement suivi Thomas en Italie au printemps de 1272(9). ^ y meurt le 7 mars 1274. Or, le 2 mai de la même année, « la faculté des arts de Paris, représentée par le recteur de l’Université, qui était toujours un maître ès arts,—par les procureurs des quatre nations et l’ensemble de ses maîtres régents, écrivit au chapitre général des frères prêcheurs, réuni à Lyon, pour demander qu’on lui envoie les écrits de philosophie,— scripta ad philosophiam spectancia,—que saint Thomas avait commencés à Paris » (i°).

Ainsi la Tabula aurait été renvoyée à Paris, où elle dut parvenir en 1275 : «aussitôt, la faculté des arts fit établir Vexemplar qui répandit la Tabula fratris Thome » (“ ). Cette mise en circulation par la faculté des arts d’un écrit nouveau, certainement utilisé et cité sans délai, alors que le désarroi des idées était à son paroxysme, était bien de nature à le rendre suspect. Les censeurs ont donc sanctionné un passage de la Tabula, qui, à leurs yeux, reflétait adéquatement les idées dange­reuses colportées par les artiens. Mais en disant de la m ort qu’elle était la «finis terribilium », ceux-ci n’entendaient pas affirmer d ’abord, comme l’ont cru les censeurs, que la mort mettait un terme à tous les malheurs, mais bien plutôt, à la suite d’Aristote, qu’elle était, en elle-même, le mal suprême.

On pourrait supposer aussi plus simplement que la Tabula a été utiUsée par un maître ès arts; celui-ci aurait repris, dans un écrit

(«) Ibid,(») Ibid., p. B 55.

0°) Ibid. « Certes, poursuit l’auteur, quand la faculté en vient à préciser quels sont les ouvrages qu’elle désire en priorité, elle ne nomme guère, en dehors du com ­mentaire sur le D e celo et mundo, que des écrits étrangers à l’histoire littéraire de saint Thomas. M ais la liste qu’elle dresse ainsi n’est nullement exhaustive et il est permis de penser qu’on envoya à Paris tout ce qu’on avait trouvé dans les papiers de saint Thomas, qui relevait de la philosophie : n’était-ce pas le cas de la Tabula ethicoruml »

(“ ) Ibid.

ARTICLES 213 ET 214 307

inconnu, le passage suspect et les censeurs l’y auraient trouvé. S. Thomas lui-même serait donc hors cause.

214. Q u o d D e u s n o n p o t e s t d a r e p e r p e t u i t a t e m r e i t r a n s m u t a -

BILI ET CORRUPTIBILI * (25; 6,4).

1. On affirme ici qu’il est impossible à Dieu de faire subsister perpétuellement une réalité transformable et corruptible. Autant dire que Dieu ne peut doter de vie éternelle les corps corruptibles des hommes.

2. Ainsi est sapé à sa base le dogme de la résurrection de la chair. L’hérésie de l’énoncé est donc patente (i),

3. Sa source est certainement le De aeternitate mundi de Boèce de Dacie. Même s’il ignore la résurrection des corps du point de vue de sa science, le philosophus naturalis a-t-il le droit de nier

quod ille idem hom e in numéro qui ante erat corruptibilis, erit incorrup- tibilis, et sic in una specie atom a erunt istae duae differentiae corruptibile et incorruptibile ( )?

L’objectant s’attend à une réponse massivement négative ( ), mais le maître danois distingue :

S’il répond en tant que philosophus naturalis, le philosophe doit nier que Dieu puisse accorder l’incorruptibihté à une créature corruptible. S’il admettait, en effet, la possibilité du miracle, il signerait du même coup l’arrêt de mort de sa discipline. Or la résurrection de la chair est bien un miracle, car elle ne peut s’expliquer par les causes naturelles, les seules que connaît le philosophe.

Mais s’il est croyant, adoptant cette fois le point de vue de la foi qui est celui de la vérité infaillible, le philosophus naturalis reconnaît sans hésiter que Dieu, créateur du monde et de tout ce qui existe, peut conférer l’incorruptibilité à une créature créée par lui corruptible. Cette attitude de foi est celle de Boèce ('*).

Rien que de légitime et de parfaitement orthodoxe en cette réponse, dont la finesse a sans doute échappé à des censeurs trop pressés.

* « ut est corpus humanum », ajoutent certaines éditions anciennes : cf. C. du Plessis d ’A rgentré, Collectio judiciorum ..., t. 1 (1724), p. 188.

0 ) Cf. D enzinger-Schônmetzer, Enchiridion ... (1963), n°® 2, 5, 10-30, etc. (anciens Ib, 2, 6, etc.).

(2) Ed. N. G. G reen-Pedersen (1976), p. 351, 1. 425-427.(3) Ibid., 1. 433-437.( ) Ibid., p. 351-352, 1. 438-456; aussi p. 364-366, 1. 805-857.

Page 153: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

308 SUR LES FINS DERNIÈRES

215. Q u OD n o n CONTINGIT c o r p u s CORRUPTUM redire idem NUMERO,

NEC IDEM NUMERO RESURGET (17; 21,1).

1. D ’après cette proposition, il n’est pas possible qu’un corps cor­rompu revienne à l’existence numériquement identique au corps qu’il était précédemment. Il ne faut donc pas entendre la résurrection de la chair comme le retour à la vie du corps numériquement identique à celui qui existait avant la mort.

2. Cette proposition met er. question la foi en la résurrection des corps, telle qu’elle était comprise au moyen âge. Elle était donc hérétique aux yeux de Tempier. La théologie serait plus nuancée aujourd’hui : c’est Vâme qui conférera l’identité personnelle au corps du ressuscité ; la résurrection du cadavre idem numéro est dépourvue de sens et n ’a d ’ailleurs aucune portée religieuse.

3. La source lointaine de l’article est le De generatione d’Aristote (II, 2, 338 b 14-17) Q-). Mais il a certainement été inspiré par le De aeternitate mundi de Boèce de Dacie. Celui-ci estime que le philosophus naturalis ne peut admettre, du point de vue de sa science, la résurrection d’un mort : « quod homo mortuus redibit vivus sine generatione et idem numéro » (2).

Toutefois, s’il rejette la résurrection des morts en tant que «philo­sophus naturalisa, il déclare expressément l’admettre comme croyant, en raison de la causalité créatrice de Dieu, à laquelle est soumis tout ce qui existe, y compris la nature (®).

Rien d’hétérodoxe donc en cette attitude. Elle n’a pu être condamnée que pour avoir été mal comprise (4).

0 Cf. G illes de Rome, Errores philosophorum, 1, 9 (ed. J. Koch, 1944, p. 6).(2) Ed. N . G. G reen-Pedersen (1976), p. 351, 1. 424-425; aussi p. 351-352,

1. 438-456; p. 364-366, 1. 805-857.(3) Cf. ibid.

Dans son commentaire à la Physique (III, 11), Boèce rencontre la même problématique. Pas plus qu’il ne démontre le commencement du monde, le philo­sophe ne peut démontrer la résurrection des corps. Le philosophas naturalis, du point de vue limité de sa science, doit même rejeter ces deux éventualités, qui contre­disent ses principes et ruinent sa discipline. N ’empêche que le croyant, fù t-il philo­sophe, parce qu’il prend en considération la causalité toute-puissante de Dieu, peut admettre l’une et l’autre. C’est ce que fait Boèce : « nego principia naturalia, adhaerendo fidei » (ed. G. Sajô, 1974, p. 275, 1. 199-200).

ARTICLE 216 309

216. Q u o d r e s u r r e c t i o f u t u r a n o n d e b e t c o n c e d i a p h i lo s o p h o ,

QUIA IMPOSSIBILE EST EAM 1NVESTIGARI PER RATIONEM.— Er ROR, QUIA ETIAM PHILOSOPHUS DEBET CAPTIVARE INTELLECTUM IN OBSEQUIUM

C h r i s t i (18; 21,2).

1. Le philosophe ne doit pas admettre la résurrection des morts, affirme-t-on, car celle-ci est inaccessible à la raison. C’est une erreur, réplique la censure, car le philosophe doit, lui aussi, soumettre son

intelligence au Christ.2. La proposition est ambiguë. Si elle veut souligner l’autonomie du

travail philosophique, elle est défendable : le philosophe, œuvrant en philosophe sans tenir compte d’aucun apport extrinsèque, ne saurait traiter de la résurrection. Mais si la proposition méconnaît les devoirs du philosophe chrétien, juxtaposant ainsi, dans la même personne, le philosophe et le croyant, elle n’est pas acceptable : le philosophe, comme personne, doit soumettre son intelligence (et les conclusions desa recherche) à la vérité révélée par le Christ.

Est seule opposée à la pensée chrétienne une attitude rationaliste, qui entraînerait le philosophe à déclarer impossibles simpliciter, c’est-à-dire absolument, les affirmations de la foi.

3. L’article 216 a été inspiré manifestement par le De aeternitate mundi de Boèce de Dacie. Sa position est nette : du point de vue philosophique, la résurrection des morts ne saurait être démontrée.Il ne faut donc pas l’accepter en philosophie :

Cum ergo tu ipse dicis et dicere debes multa esse vera, quae tamen, si non affirmes vera nisi quantum ratio Humana te inducere potest, illa nunquam concedere debes, sicut est resurrectio hominum quam ponit fides ( ).

Mais cette prise de position du philosophe n’est pas la seule possible, précisément parce qu’il ne peut sortir du cercle des causes naturelles. Aussi la foi, qui s’appuie sur la révélation divine, peut apporter des réponses différentes de celles des philosophes et Boèce entend s’y

rallier (2).La proposition 216 sanctionne donc un énoncé qui, bien compris,

est parfaitement orthodoxe et ne compromet nullement Xobsequium

Christi du philosophe (3).

(1) Ed. N . G . G r e e n -P e d e r s e n (1976), p. 364, 1. 809-813.(2) Cf. ibid., p. 364-366. Voir aussi les notices relatives aux prop. 214 et 215,

supra, p. 307-308.(®) Selon le P. Nolan, le décret de 1277 atteste « that there must have been some

Christian masters who had held them (the condemned propositions). For this reason,

Page 154: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

310 SU R LES FINS DERNIÈRES

217. Q u o d dicere D eum d a r e felicitatem u n i et n o n a l ii, est SINE RATIONE ET FIGMENTUM (23; 22,2).

1. Prétendre que Dieu donne la félicité à l’un et pas à l’autre, est dépourvu de fondement rationnel; cette doctrine est un produit de l’imagination (des théologiens). Le mot félicitas doit certainement s’entendre du bonheur éternel dans l’au-delà.

2. L’article rejette donc le dogme des rétributions dans l’au-delà, évidemment essentiel au christianisme (i). Il pourrait être le fait d’un partisan du monopsychisme d’Averroès : dans cette perspective, en effet, l’idée d’un sort éternel différent entre les hommes est un non- sens, puisqu’il n’y a pas de survie personnelle.

3. Source non identifiée. À noter toutefois que Gilles d’Orléans et le commentaire à V Éthique de Vat. îat. 2172 refusent d’admettre, d ’un point de vue philosophique et pour le bonheur ici-bas, une répartition inégale des dons divins ( ). Albert le Grand, commentant VÉthique, l’avait fait aussi (3). Mais contrairement à celui-ci, pour appuyer leurs affirmations, Gilles et l’auteur du ms. Vatican invoquent la métaphy­sique émanatiste du néoplatonisme (‘‘). Ils s’inspirent très probablement d’une source antérieure à 1277 ( ), qui serait ici visée.

218, Q u o d n ih il potest sciri d e intellec tu po st eiu s separationem (120; 8,19).

1. La proposition est l’expression d ’une attitude agnostique touchant l’âme intellective après la séparation du corps : on ne peut rien savoir de ce qui advient alors à l’âme.

2 . Cette attitude est certainement en opposition avec la doctrine

we believe that there were indeed some Christians who had followed Averroes in his faithlessnes and denied the résurrection o f the dead » (K. N o l a n , The Immortaiity o f the Soul 1967, p. 68). L’étude des sources des propositions 214, 215 et 216 atteste un fait très différent : l'orthodoxie du maître pourchassé par des censeurs qui lui ont attribué, à tort, la négation de la résurrection des morts.

(1) Sur la rémunération par Dieu du bien et du mal dans l’au-delà, voir l’index des très nombreuses déclarations du magistère de l’Eglise, dans D enzinger-Schôn- METZER, Enchiridion ... (1963), p. 876-879.

(*) Cf. R.-A. G a u t h i e r , Trois commentaires « averroïstes » ... (1948), p. 275-277.(3) Cf. ibid., p. 246-247.{*) Cf. supra, note 2.(») Ibid., p. 275 et 295.

ARTICLES 218 ET 219 311

chrétienne, qui donne sur la vie de l’âme après la mort, des indications qu’un croyant ne peut négliger ( ).

3. Dans le De anima intellectiva (cap. VI), confronté au problème des sanctions de l’âme, Siger constate que les philosophes n’envisagent pas la séparation totale des âmes, parce qu’ils ne peuvent rien savoir sur les activités des âmes séparées :

... licet philosophi non experti operum apparentium de animabus totalîter separatis, eas sic separatas non ponant, qui tamen experti sunt praedictam animae separationem noverunt et aliis revelaverunt (2).

Mais ce que les philosophes ignorent, les prophètes peuvent le ré­véler (3). Ainsi l’agnosticisme n’est pas absolu. Si donc l’article 218 vise le De anima intellectiva, il ne peut atteindre que les affirmations de Siger relatives au savoir philosophique (•*).

219. Q u o d anim a separata n u ll o m odo pa titu r ab igne (19; 8,5).

1. Les difficultés des philosophes à admettre la passivité de l’âme séparée, ont été évoquées à l’occasion de la proposition 135 ( ). L ’article 219 tire la conséquence de ces difficultés ; l’âme séparée ne peut en aucune façon souffrir du feu de l’enfer.

2 . Cette affirmation heurte une croyance aussi ancienne que le christianisme, fondée sur de nombreuses paroles du Christ (cf. par ex. M t 25, 41) et confirmée par les déclarations des Pères et des Conciles (2), On peut toutefois se demander si ces paroles du Christ doivent être entendues dans leur sens littéral. Au moyen âge des théologiens, tels

(}) Voir à ce sujet l’index des déclarations du magistère sur le thème « Deus retribuens et consummans »; D e n z in g e r -S c h ô n m e t z e r , Enchiridion ... (1963), p. 876- 879.

(2) Ed. B. BazAn (1972), p. 99-100, 1. 97-100.(3) Ibid., p. 100, 1. 100-106.{*) Le commentaire sur VÉthique de Vat. lat. 2172 prend ses distances vis-à-vis

du premier enseignement d’Albert le Grand, en admettant «que l’on puisse démontrer Vexistence d’une opération de l’âme après la mort; ... c’est seulement sa nature qu’il déclare inaccessible à la raison» (R.-A. G authier, Trois commentaires «averroïstes»... 1948, p. 288). En outre, « inaccessible à la raison » signifie seulement inaccessible à la philosophie : les saints et les hommes de Dieu ont eu, par grâce, connaissance de l’opération de l’âme séparée {ibid., p. 284-286). Rappelons que ce commentaire date vraisemblablement de la fin du siècle (cf. supra, p. 13).

(1) Cf. supra, p. 214-215.(2) Cf. D enzinger-Schonm etzer, Enchiridion ... (1963), n°® 76, 338, 342, 443,

575, 2626 (anciens 40, 160 a I, 160 a II, 228 a, 1526).

Page 155: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

312 SUR LES FINS DERNIÈRES

que S. Thomas d’Aquin, les ont interprétées déjà sans les prendre strictement à la lettre.

3. La source de la proposition se trouve dans les Q. in tertîum de anima de Siger de Brabant. Le problème y est soulevé en termes exprès ; « Utrum anima separata pati possit ab igne » (q. 11). Question peu philosophique, constate Siger. Après avoir critiqué diverses solutions émanant de théologiens, il reconnaît la possibilité d’une détention de l’âme dans le feu, où elle serait condamnée à agir. Mais il ajoute que, si l’on interrogeait Aristote sur la question, il répondrait peut-être {forte) que l’âme séparée est impassible : «ipsa {anima) intellectiva separata impassibilis est»(^). Peut-être ajouterait-il avec son Commen­tateur que l’âme, unique pour tous les hommes, n’est jamais séparée de tous les individus ( ). Siger est certainement disposé à accepter ces vues, puisque, tout au long des Quaestiones, il défend le monopsychisme. Dès lors, la proposition censurée n’exprime qu’un aspect secondaire de la question { ).

(3) Ed. B. BazAn (1972), p. 34, 1. 93-94.('») Ibid., p. 34-35, 1. 94 sv.(®) L’anonyme de F. Van Steenberghen pose aussi, en III, 22, la question ; «U trum

intellectus separatus possit pati » (sous-entendu ab igne : cf. Videtur quod non, n° 5). On ne connaît pas la réponse de l’auteur, car son exposé s’arrête brusquement au cours du développement consacré à Vintentio Aristotelis (ed. F. V a n S t e e n b e r g h e n ,

dans M. G iel e Trois commentaires anonymes 1971, p. 342-343).

CONCLUSION

Au terme de cette enquête, un bilan s’impose. Nous l’articulons autour de trois questions : 1. Que penser de l’hétérodoxie des 219 articles? 2. Quels auteurs les ont inspirés? 3. A-t-on bien compris leurs enseignements?

1. Sur les 219 articles, 144 sont manifestement hétérodoxes. On peut les répartir comme suit : 13 attaquent la conception chrétienne de la vie et la morale C); 18 ruinent la théologie et la religion en général {-)-, 113 s’opposent aux dogmes catholiques. Parmi ces 113 articles, 1 est incompatible avec le monothéisme (3); 1 nie la Trinité divine O); 1 la génération éternelle du Verbe (5); 1 la connaissance et, partant, la providence divines (®); 2 professent l’ontologisme C ); 1 l’agnosticisme (®);18 affirment l’éternité du monde (®); 2 2 conjuguent cette hérésie à une conception erronée de la création ou de l’agir divin (^°), conception défendue par ailleurs 2 0 fois indépendamment de l’éternité du monde (“ ); 13 articles professent le monopsychisme averroïste 3 le déterminisme sans p r é c i s i o n ( 3). ^ \ç déterminisme psychologique (^ ); 8 le déter­minisme astral (^^); 3 le déterminisme des passions ( ®): 1 défend la thèse de la génération humaine spontanée (i^); 5 contestent la possibilité

(1) Ce sont les art. 1, 2, 170, 171, 172, 200, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 212.(2) Art. 3, 4, 5, 6, 7, 80, 135, 177, 180, 181, 182, 183, 184, 191, 201, 202, 203, 216.

(3) Art. 29.(“) Art. 185.(5) Art. 186.(«) Art. 13.(7) Art. 8, 9.(8) Art. 10.(9) Art. 39, 40, 44, 45, 51, 60, 83, 84, 87, 88, 90, 91, 92, 129, 131, 137, 138, 190.(10) Art. 18, 21, 22, 25, 26, 34, 35, 37, 38, 41, 65, 67, 68, 70, 72, 85, 89, 111, 112,

130, 188, 195.(11) Art. 16, 19, 20, 23, 28, 30, 33, 36, 56, 57, 58, 64, 66, 69, 93, 98, 100, 107, 108,

189.(12) Art. 113, 114, 115, 116, 117, 120, 133, 134, 136, 140, 143, 145, 148.(13) Art. 62, 101, 150.(1 ) Art. 151, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166.(is) Art. 76, 104, 106, 152, 153, 154, 155, 156.(16) Art. 167, 168, 169.(17) Art. 82.

Page 156: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

314 CONCLUSION

de la vie future et de la rétribution dans l’au-delà ( ®); 2 enfin mettent en question la résurrection de la chair (i®).

Outre ces 144 articles hétérodoxes, 37, sans être hérétiques à propre­ment parler, soulèvent des difficultés : 1 parce qu’il vante les pratiques divinatoires (2°); 8 parce qu’ils heurtent certaines affirmations de l’Écriture ou mettent en cause des conceptions traditionnelles de la pensée chrétienne (^i); 28 parce qu’ils semblent plus ou moins Hés à des thèses formellement hérétiques ou s’opposent à des déclarations du Magistère (22).

D ’autre part, 5 propositions ne sont hétérodoxes qu’en partie (23).Enfin 33 semblent parfaitement compatibles avec le christianisme :

6 sont étrangères aux vérités religieuses (2“*), 27 s’opposent à des opinions théologiques contestables (25).

2. Sur les 219 articles, 30 paraissent viser directement Siger de Brabant(26); 13 Boèce de Dacie (27); 4 l’anonyme de Ph. Delhaye (2»);5 l’anonyme d’A. Zimmermann (29); 5 l’anonyme de M. Giele (3“); 1 la Sententia libri Ethicorum de Thomas d’Aquin (^i).

Avec une certitude moins ferme, mais suffisante pour garantir une attribution probable, on peut référer 14 propositions à Siger de Bra- bant (32), 3 à Boèce de Dacie ( 3), 3 à l’anonyme de Ph. Delhaye1 à l’anonyme de M. Giele ( ®).

(1«) Art. 173, 174, 213, 217, 218.(1») Art. 175, 214.(20) Art. 178.(21) Art. 15, 47, 48, 50, 52, 59, 179, 204.(22) Art. 17, 24, 27, 61, 63, 77, 78, 81, 94, 95, 96, 97, 99, 102, 103, 105, 121, 122,

123, 125, 126, 132, 139, 141, 144, 149, 176, 219.(23) Art. 14, 31, 32, 119, 146.(24) Art. 49, 79, 86, 124, 192, 193.(25) Art. 11, 12, 42, 43, 46, 53, 54, 55, 71, 73, 74, 75, 109, 110, 118, 127, 128, 142,

147, 187, 194, 196, 197, 198, 199, 211, 215.(2«) Art. 11, 31, 34, 35, 41, 45, 48, 50, 56, 64, 69, 93, 94, 95, 98, 108, 115, 117,

123, 125, 126, 129, 134, 135, 141, 160, 188, 189, 211, 219.(2’) Art. 1, 2, 6, 32, 44, 51, 92, 112, 177, 191, 214, 215, 216,(28) Art. 53, 57, 66, 88.(29) Art. 116, 196, 197, 198, 199.(S®) Art. 122, 132, 133, 143, 212,(31) Art, 213,(32) Art. 9, 13, 16, 20, 39, 40, 61, 121, 130, 142, 149, 151, 210, 218.(33) Art. 7, 47, 111.(34) Art. 37, 38, 127.(3*) Art. 146.

CONCLUSION 315

Pour 72 propositions, l’attribution ne peut guère dépasser le degré d’une hypothèse plausible : soit que les textes retrouvés ne correspondent pas assez à l’énoncé des propositions (=®), soit que plusieurs auteurs se partagent plus ou moins également les possibilités d’attribution (3’).

Enfin 6 8 propositions demeurent non identifiées : pour 39 d’entre elles on n’a retrouvé aucun texte correspondant dans les œuvres étudiées (^a); pour 6 , l’identification reste floue (®9); pour 23, la candi­dature des auteurs envisagés a dû être écartée ou soulève des diffi­cultés (^°). C’est ainsi qu’on préfère tenir pour non identifiées les propositions référées sous réserve au De amore d’André le Chapelain, ou à certaines affirmations de Thomas d’Aquin.

En effet, en dépit de ressemblances doctrinales évidentes, les exposés du De amore sont dépourvus du caractère radical qui affecte les 8

propositions y référées (‘‘ ). L’énoncé de celles-ci diffère d’ailleurs sensiblement de la lettre des exposés d’André le Chapelain. En outre, même si cela soulève des difficultés (“2), la candidature de maîtres ès arts à la paternité de ces propositions ne peut pas être exclue : c’est notamment le cas pour la propositions 212 (“3). On sera donc prudent avant de considérer André le Chapelain comme l’inspirateur direct de l’une ou l’autre proposition du syllabus.

Ceci vaut aussi pour Thomas d’Aquin. Sans doute, et dès le moyen âge, des auteurs ont rapproché de plusieurs articles prohibés des affirmations du saint docteur ('^). Certains de ces rapprochements, on

(36) C’est le cas de 27 propositions, dont 18 peuvent être référées à Siger (art. 5’8, 14, 18, 24, 25, 59, 62, 63, 82, 101, 102, 118, 124, 145, 150, 153, 176), 3 à Boèce (art. 3, 4, 52) et 6 aux auteurs de diverses pièces anonymes (art. 23, 27, 71, 73, 96, 147).

(37) Ceci concerne 45 propositions, dont l’attribution à Siger et à Boèce notamment doit être envisagée 20 fois (art. 22, 26, 42, 43, 46, 54, 55, 67, 68, 70, 72, 78, 80, 81, 84, 85, 87, 110, 138, 187); à Siger et à des auteurs inconnus, 18 fois (art, 15, 21, 28, 33, 36, 49, 86, 89, 99, 107, 109, 113, 120, 131, 136, 157, 172, 194); à Boèce et à d’autres auteurs, 3 fois (art, 83, 170, 171); enfin à d’autres auteurs que Siger et Boèce 4 fois (art, 17, 128, 184, 190),

(3«) Art. 12, 19, 29, 30, 58, 60, 65, 90, 91, 97, 100, 103, 114, 119, 137, 139, 144, 155, 156, 158, 159, 161, 162, 175, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 185, 186, 192, 193, 195, 201, 203, 204, 207.

(39) Art. 173, 174, 200, 202, 208, 217.(« ) Art. 10, 74, 75, 76, 77, 79, 104, 105, 106, 140, 148, 152, 154, 163, 164, 165,

166, 167, 168, 169, 205, 206, 209.(« ) Art. 163, 167, 168, 205, 206, 208, 209, 212.(•*2) Cf. supra., p. 295.(43) Cf. supra, p. 303-304.(44) Cf. les art. 27, 42, 43, 46, 50, 53, 71, 73-75, 79, 80, 89, 115, 116, 146, 147, 149,

162-166, 169, 208.

Page 157: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

316 CONCLUSION

l’a signalé, ne peuvent être maintenus, tels ceux qui trahissent l’opposi­tion fanatique des adversaires de Thomas plus qu’une connaissance sérieuse de sa pensée (^s). Il reste néanmoins que plusieurs thèses condam­nées atteignent certainement son enseignement ( ®). Mais dans un grand nombre de cas, ces propositions peuvent, ou même doivent, être référées aussi à des assertions analogues de maîtres ès arts (‘*' ). Ceci nous porte à croire, conformément aux indications du prologue, que le décret de Tempier a visé d'abord et à titre principal des artiens. On se rappellera la remarque du P. Macken à propos de l’article 157 (^s). Aurait-on visé directement Thomas d’Aquin le 7 mars, alors que quelques semaines auparavant les théologiens avaient renoncé à condamner la doctrine de l’unicité de la forme substantielle, vraisemblablement en raison du prestige dont jouissait déjà le saint docteur, mort trois ans plus tôt ( ®)? Cela paraît assez improbable.

Bien entendu, la coïncidence entre l’enseignement de Thomas et certaines thèses condamnées tirées des écrits des artiens n’a pas échappé aux néo-augustiniens, adversaires du thomisme naissant : l’occasion était belle de combattre les innovations de Thomas d’Aquin. À cet égard, on l’a montré, la proposition 213 tirée de la Tabula libri Ethicorum de Thomas pourrait fort bien ne pas faire exception ( o). On préférera dès lors tenir pour non identifiées les quelques propositions qui rappel­lent plus ou moins la doctrine du saint docteur et pour lesquelles aucune correspondance précise n’a été retrouvée chez les maîtres ès arts (51). Et puisque la condamnation semble n’avoir pas visé directement des théologiens, on accueillera avec de sérieuses réserves l’hypothèse d ’une implication de Gilles de Rome et de Roger Bacon dans le décret du7 mars.

3. Enfin les 151 propositions qui peuvent faire l’objet d’une attribu­tion certaine, probable ou possible, reflètent-elles exactement l’enseigne­ment des maîtres suspects? Dans 99 cas notre réponse a été négative :16 fois parce que les censeurs ont commis de véritables contresens ( 2);

(«) C’est le cas pour les art. 50, 71, 73, 75, 89, 115, 116, 149, 162-165, 169, 208. (‘*®) Cf. les art. 10, 27, 42, 43, 46, 53-55, 110, 142, 166, 187.(«) Cf. les art. 27, 42, 43, 46, 53-55, 110, 142, 146, 147, 166, 187.(“®) Cf. supra, p. 246, n. 14.(‘‘®) Cf. L. H ô d l , Neue Nachrichten ... (1964).(®“) Cf. supra, p. 304-307.(®i) Cf. les prop. 10, 161-164.(52) Art. 8, 63, 93, 98, 99, 109, 134, 151, 152, 153, 157, 160, 188, 191, 194, 210.

CONCLUSION 317

9 fois parce qu’ils ont durci la pensée de l’auteur ( 3); 1 0 fois parce qu’ils ont isolé une phrase de son contexte et en ont urgé la portée ( ‘‘); enfin dans la majorité des cas (64 fois) parce qu’ils ont attribué à l’auteur des doctrines exposées seulement d’un point de vue limité, par exemple, celui du philosophus naturalis, ou développées secundum intentionem philosophorum et rejetées ensuite expressément par le maître

Mais les censeurs pouvaient-ils accepter sans réserve les formules de prudence des artiens, alors que ceux-ci exposaient si volontiers les thèses des philosophes et se montraient souvent enclins à les reprendre à leur compte ( ®), même si certaines doctrines étaient incompatibles avec le christianisme? Comment interpréter leurs déclarations?

Nous rencontrons ici la principale difficulté soulevée par l’aristoté- lisme hétérodoxe. Il est certain, en effet, que le culte voué au Philosophe par les aristotéliciens radicaux avait suscité chez ceux-ci une crise intellectuelle d’une exceptionnelle gravité. Malgré son opposition en plusieurs points avec la pensée chrétienne, l’enseignement d’Aristote et des philosophes les fascinait. Mais alors qu’en était-il de leur foi chrétienne? Dénoncés par les prédications de S. Bonaventure, menacés d’excommunication par Tempier le 10 décembre 1270, et surtout ébranlés dans leurs assurances philosophiques par la critique de Thomas d’Aquin, ces artiens marquèrent nettement la distinction entre les doctrines des philosophes qu’ils devaient exposer et leurs convictions personnelles. Ce que l’on sait de la philosophie de Boèce de Dacie et surtout de l’évolution intellectuelle de Siger de Brabant atteste que les censeurs ont eu tort de ne pas prendre au sérieux leurs protestations de fidélité à la foi catholique. Sans doute celles-ci ne mirent pas toujours

(53) Art. 1, 46, 49, 66, 80, 86, 116, 170, 171.(54) En procédant de la sorte 8 fois (art. 2, 6, 13, 177, 214, 215, 216, 218), ils ont

négligé les nuances introduites par l’auteur, qui rendaient son exposé compatible avec le christianisme; 2 fois, ils ont manqué les passages les plus hétérodoxes des exposés suspects, l’un défendant le monopsychisme averroïste (art. 141), l’autre, une conception inacceptable de l’humilité (art. 211).

(55) Art. 3, 4, 5, 7, 16, 18, 20, 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 44, 45, 56, 57, 59, 61, 62, 64, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 78, 81, 82, 83, 85, 88, 89,92, 94, 95, 96, 101, 102, 107, 108, 111, 112, 115, 150, 176, 189, 190, 196, 197, 198, 199, 213.

(5«) On l’a vu à propos de 53 articles : 9, 11, 14, 15, 17, 25, 31, 32, 42, 43, 47, 48, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 69, 84, 87, 110, 113, 117, 118, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126,127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 135, 136, 138, 142, 143, 145, 146, 147, 149, 172,184, 187, 212, 219.

Page 158: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

318 CONCLUSION

fin à la crise intérieure des maîtres. Moins encore, aux controverses philosophiques qu’ils avaient suscitées en exposant la philosophie païenne, et aux graves désordres moraux qui n’étaient pas sans liens avec les secousses doctrinales. Une intervention de l’autorité reHgieuse était nécessaire et urgente, mais l’étude des sources de la condamnation du 7 mars révèle le manque d’objectivité et de discernement de la commission réunie par Tempier.

Il résulte de tout cela que le décret du 7 mars 1277 donne de l’enseignement à la faculté des arts une image injuste, beaucoup plus sombre que la réalité. On l’a dit souvent, ce décret est le résultat d’une enquête hâtive et désordonnée, qui trahit l’esprit partisan de Tempier et de certains théologiens. L’autorité ecclésiastique elle-même dut bien en convenir, puisque le 14 février 1325, un des successeurs d’Étienne Tempier, Etienne de Bourret, annula la condamnation dans la mesure où elle atteignait certaines doctrines de Thomas d’Aquin (® .

(» ) Cf. H. D e n ifle et A. C h a te la in , Chartularium .... t. 2 (1891), p. 280-281.

TABLES

TABLES DE CONCORDANCE

Adoptant la classification de M a n d on n et pour l’étude des 219 thèses condamnées, nous avons indiqué, à la suite de l’énoncé de chacune de celles-ci, leur position correspondante dans les classements du Chartularium Universi- tatis Parisiensis (ed. D e n if le et C h a te la in ) et de la Collectio articulorum in Anglia et Parisiis condemnatorum (ed. DU P lessis d ’A rg en tré ). On trouvera ici deux tables de concordance entre ces trois classements (Ch = Chartularium; M = Mandonnet; Co = Collectio articulorum ...). La première part du classement du Chartularium, la seconde part de celui de la Collectio.

I

Ch 1 M Co Ch M Co Ch M Co Ch M Co

1 185 6,1 30 58 7,2-7,3 59 64 6,31 88 78 11.72 186 6,2 31 130 8,4 60 95 6,32 89 89 11,83 13 6,3 32 117 8.6 61 70 6,33 90 191 11,244 87 11,1 33 177 18,1 62 25 6,34 91 80 11,255 39 7.1 34 27 6.9 63 69 6,35 92 73 12,16 92 11,2 35 195 6,10 64 33 6,36 93 72 12,27 123 8,1 36 9 6,11 65 176 6,37 94 32 11.98 132 8,2 37 4 19,2 66 99 6,38 95 31 11,109 138 11,3 38 107 6,12 67 36 6,39 96 42 6,41

10 137 11.4 39 21 6,13 68 19 6,40 97 116 13,411 113 10,5 40 1 16,5 69 52 7,5 98 84 11,1112 175 11,5 41 149 8.7 70 38 7,6 99 83 11,1213 122 8,3 42 15 6.14 71 44 7,7 100 192 11,1314 143 10,1 43 68 6,15 72 41 7.8 101 91 11,1415 174 22,5 44 28 6,16 73 56 7.9 102 75 12,316 201 19.1 45 37 6,17 74 76 7,10 103 109 6,4217 215 21,1 46 108 6,18 75 59 7,11 104 124 10,218 216 21,2 47 96 6,19 76 48 7,12 105 120 10,319 219 8.5 48 22 6,20 77 50 7,13 106 81 12,520 179 17,7 49 66 6,21 78 51 7,14 107 112 11,1521 102 14,1 50 23 6,22 79 46 7.15 108 127 8,822 173 22,1 51 24 6,23 80 40 7,16 109 129 8,923 217 22,2 52 18 6,24 81 43 7,17 110 119 8,1024 7 16,1 53 20 6,25 82 60 7,18 111 121 8,1125 214 6.4 54 67 6,26 83 45 7,19 112 63 7,2326 29 6.5 55 30 6,27 84 57 7,20 113 135 8,1227 115 6.6 56 14 _ 6,28 85 47 7,21 114 134 8,1328 35 6,7 57 65 6,29 86 49 7,22 115 145 8,1429 26 6,8 58 34 6,30 87 85 11,6 116 133 8,15

Page 159: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

320 TABLES

Ch M Co Ch M Co Ch I M I Co Ch M Co117118119120 121 122123124125126127128129130131132133134135136137138139140

141

148140125 218126 142 118 147 131141 144 150 169 166 160 155 153 159 161 168 139 199 198196

197

8,168.178.188.198.20 8,21 8,228.238.248.258.269.19.29.39.49.59.69.79.89.9

11,1615.115.215.3

} 6,43 | l 5 ,4

142143144145146147148149150151152153154155156157158159160 161 162163164165166 167

103104170

6184

17114

1253

183182

2204

79171 165 164 101 156 154 163 158 167 206 178

14.214.3 22,6 16,216.3

6.4410.46.45

17.117.217.317.416.419.3 11,1722.3

9.109.119.129.139.149.159.16

I 9,1720,114.4

168 I 208169170171172173174175176177178179180 181 182183184185186187188189190191192193

210

212211207162181180172200

213203202209193 205 189 18877

146826116

110194 136

20.520.620.720.820.4

9,1817.517.622.420.9 20,1119.419.520.1013.5 20,2 11,26 11,27 11,18

8.27 12,47,246,46

13.113.2

8.28

194195196197198199200 201 202203204205206207208209210 211 212213214215216217218 219

151 9497 9398

10086

190111905588

106105157152 62

87471

1281011

1875354

9.1914.520.3

6.476.486.49

11.1911.20 11,21 11,227.25

11,2314.615.79.209.21

13.38.297.26

12,68.306.506.51

11,287,47.27

II

Co 1 M 1 Ch 1 Co 1 M Ch 1 Co M Ch Co 1 M 1 Ch6,1 185 1 6,14 15 j 42 6,27 30 55 6,40 19 686,2 186 2 6,15 68 43 6,28 14 56 6,41 42 966,3 13 3 6,16 28 44 6,29 65 57 6,42 109 1036,4 214 25 6,17 37 45 6,30 34 58 6,43 197 1416,5 29 26 6,18 108 46 6,31 64 59 6,44 17 1476,6 115 27 6,19 96 47 6,32 95 60 6,45 12 1496,7 35 28 6,20 22 48 6,33 70 61 6,46 16 1906,8 26 29 6,21 66 49 6,34 25 62 6,47 93 1976,9 27 34 6,22 23 50 6,35 69 63 6,48 98 1986,10 195 35 6,23 24 51 6,36 33 64 6,49 100 1996,11 9 36 6,24 18 52 6,37 176 65 6,50 20 2156,12 107 38 6,25 20 53 6,38 99 66 6,51 11 2166,13 21 39 6,26 67 54 6,39 36 67

TABLES DE CO NCORDANCE 321

Co 1 M Ch Co M 1 Ch Co M Ch Co M Ch

7,1 39 5 8,20 126 ’ 121 11,8 89 89 16,1 7 247,2

} 5 8 308,21 142 122 11,9 32 94 16,2 6 145

7,3 8,22 118 123 11,10 31 95 16,3 184 1467,4 53 218 8,23 147 124 11,11 84 98 16,4 2 1547,5 52 69 8,24 131 125 11,12 83 99 16,5 1 407,6 38 70 8,25 141 126 11,13 192 1007,7 44 71 8,26 144 127 11,14 91 101 17,1 5 1507,8 41 72 8,27 146 187 11,15 112 107 17,2 3 1517,9 56 73 8,28 136 1 193 11,16 139 137 17,3 183 1527,10 76 74 8,29 8 211 11,17 79 156 17,4 182 1537,11 59 75 8,30 128 214 11,18 77 186 17,5 181 1747,12 48 76 11,19 86 200 17,6 180 1757,13 50 77 9,1 150 128 11,20 190 201 17,7 179 207,14 51 78 9,2 169 129 11,21 111 2027,15 46 79 9,3 166 130 11,22 90 203 18,1 177 337,16 40 80 9,4 160 131 11,23 88 2057,17 43 81 9,5 155 132 11,24 191 90 19,1 201 167,18 60 82 9,6 153 133 11,25 80 91 19,2 4 377,19 45 83 9,7 159 134 11,26 189 184 19,3 204 557,20 57 84 9,8 161 135 11,27 188 185 19,4 203 1797,21 47 85 9,9 168 136 11,28 187 217 19,5 202 1807,22 49 86 9,10 165 1587,23 63 112 9,11 164 159 12,1 73 92 20,1 206 1667,24 61 189 9,12 101 160 12,2 72 93 20,2 205 1837,25 55 204 9,13 156 161 12,3 75 102 20,3 97 1967,26 74 212 9,14 154 162 12,4 82 188 20,4 207 1727,27 54 219 9,15 163 163 12,5 81 106 20,5 208 168

9,16 158 164 12,6 71 213 20,6 210 1698,1 123 7 9,17 167 165 20,7 212 1708,2 132 8 9,18 162 173 13,1 110 191 20,8 211 1718,3 122 13 9,19 151 1 194 13,2 194 192 20,9 200 1778,4 130 31 9,20 157 208 13,3 62 210 20,10 209 1818,5 219 19 9,21 152 209 13,4 116 97 20,11 213 1788,6 117 32 i 13,5 193 1828,7 149 41 10,1 143 14 21,1 215 178,8 127 108 10,2 124 104 14,1 102 21 21,2 216 188,9 129 109 10,3 120 105 14,2 103 1428,10 119 110 10,4 114 148 14,3 104 143 22,1 173 228,11 121 111 10,5 113 11 14,4 178 167 22,2 217 238,12 135 113 14,5 94 195 22,3 171 1578,13 134 114 11,1 87 4 14,6 106 206 22,4 172 1768,14 145 115 11,2 92 6 14,7 105 207 22,5 174 158,15 133 116 11,3 138 9 22,6 170 1448,16 148 117 11,4 137 10 15,1 199 1388,17 140 118 11,5 175 12 15,2 198 1398,18 125 119 11,6 85 87 15,3 196 1408,19 218 120 11,7 78 88 15,4 197 141

Page 160: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

TABLE BIBLIOGRAPfflQUE

Abréviations employées dans cette table

Archives ... = A. d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Age.Archivum FP = A. Fratrum Praedicatorum.Beitràge ... = B. zur Geschichte der Philosophie (und Theologie)

des Mittelalters.Corpus PDMA = C. Philosophorum Danicorum Medii Aevi.Phil. méd. = Philosophes médiévaux.Recherches ... = R. de Théologie Ancienne et Médiévale.R- P- L. = Revue Philosophique de Louvain.Sitzungsberichte ... = S. der Bayerischen Akademie der Wissenschaften.

Philosophisch-historische Abteilung.

[Aegidius Romanus], In primum librum Sententiarum. Venise, 1521.---- In secundum librum Sententiarum. Venise, 1581.---- Aegidii Columnae Romani, Ord. Erem. S. Aug., Quodlibeta revisa studio

P. Damasi D e Coninck . Louvain, 1646.---- Errores Philosophorum. Voir K och J.----Aegidii Romani Quaestiones /- // ... Voir Bruni G.[Albertus Magnus], B. Alberti Magni ... Opéra omnia, cura ac labore

Augusti Borgnet. Paris, 1890-1899.[Alexander A phrodisiensis] , Praeter Commentaria Scripta minora. De Anima

liber cum Mantissa. Ed. L Bruns (Supplementum Aristotelicum, 2, pars 1). Berlin, 1887.

[Alexander H alensis] , Alexandri de Haies O. F. M. Summa theologica. 4 vol. Quaracchi, 1924-1948.

[Algazel], Algazel's Metaphysics. A Mediaeval Translation. Ed. J, T. M uckle. Toronto, 1933.

[Andréas Capellanus], De Amore libri très, recensuit E. Trojel. 1''« éd., Copenhague, 1892; 2« éd. Munich, 1964.

A ntweiler a .. Die Anfangslosigkeit der Welt nach Thomas von Aquin und Kant. 2 vol. Trêves, 1961.

A rgerami O., El problema de la contingencia en Siger de Brabante. Revista de Filosofia (La Plata) 20 (1968) 44-56.

---- La Question «De aeternitate muruli». Posiciones doctrinales. Sapientia 27(1972) 313-334; 28 (1973) 99-124, 179-208.

[Aristoteles], Aristoteles graece, ex recensione Bekkeri. Ed. Academia regia Borussica. Berlin, 1831; 2® éd. par Olof G igon . Berlin, 1960.

[A verroes] , Aristotelis Opéra cum Averrois commentariis. Venise, 1562-1574.[A vicenna], Avicenne perhypatetici philosophi ac medicorum facile primi

Opéra in lucem redacta. Venise, 1508.---- Metaphysica Avicennae sive eius prima philosophia. Venise, 1495.Baeumker Cl., Zur Beurteilung Sigers von Brabant. Philosophisches Jahrbuch

24 (1911) 177-202.

TABLE BIBLIOGRAPHIQUE 323

Balthasar H.-U. von, Herrlichkeit. Eine theologische Âsthetik, t. 3, vol. 1 : Im Raum der Metaphysik. Einsiedeln, 1965.

Balthasar N., Â propos d'un passage controversé du « De unitate intellectus » de saint Thomas d'Aquin. Revue Néo-Scolastique de Philosophie 24 (1922) 465-478.

B a zAn b . C., La ciencia del aima y el conocimiento de si mismo a través de très textos inéditos del siglo XIIL Philosophia (Mendoza) 35 (1969) 111-153.

---- Pluralisme de formes ou dualisme de substances? La pensée pré-thomistetouchant la nature de Vâme. R. P. L. 67 (1969) 30-77.

---- La noétique de Siger de Brabant. Thèse présentée en vue de l’obtentiondu grade de docteur en sciences médiévales. Louvain, 1971 (Dactylo­graphie).

---- Un commentaire anti-averroïste du Traité de l'âme, dans M. G œle,F. Van Steenberghen, B. Bazàn , Trois commentaires anonymes sur le Traité de l'âme d'Aristote (Phil. méd., XI). Louvain, 1971, 349-517.

---- Siger de Brabant. Quaestiones in tertium de anima. De anima intellectiva.De aeternitate mundi. Éd. critique (Phil. méd., XIII). Louvain, 1972.

---- Siger de Brabant. Écrits de logique, de morale et de physique (Phil. méd.,XIV). Louvain, 1974.

---- Le dialogue philosophique entre Siger de Brabant et Thomas d'Aquin.À propos d'un livre récent de É. H. Wéber O. P. R. P. L. 72 (1974) 53-155.

---- La union entre el intelecto separado y los individuos segûn Sigerio deBrabante. Patristica et mediaevalia 1 (1975) 5-35.

[Boethius] , Opéra (Migne, Patrologie latine, t. 63 et 64). Paris, 1847.[Boethius D acus], Opéra : voir Pinborg J., Roos H. et Skovgaard Jen-

SEN S., pour les Modi significandi (1969); Sajô G., pour les Quaestiones de generatione et corruptione (1972) et les Quaestiones super libros Physi- corum (1974); G reen-Pedersen N.-G., pour les Opuscula (1916); G reen- Pedersen N.-G. et Pinborg J. pour les Quaestiones super librum Topi- corum (1976).

[Bonaventura] , Doctoris Seraphici S. Bonaventurae ... Opéra omnia. Qua­racchi, 1882-1902.

Bourgeois H., Revoir nos idées sur Dieu (Croire aujourd’hui). Paris-Montréal, 1975.

Brady L, John Pecham and the Background o f Aquinas's De aeternitate mundi, dans St. Thomas Aquiruis 1274-1974. Commemorative Studies, II, 141-178. Toronto, 1974.

Bru ni G., Aegidii Romani Quaestiones /- / / circa unionem numeralem sub- stantiarum. Analecta augustiniana 17 (1939-40), 197-207.

Bukowski t . p. et D umoulin B., L'influence de Thomas d'Aquin sur Boèce de Dacie. Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques 57 (1973) 627-631.

Cappelli a ., Cronologia, cronografia e calendario perpetuo dal principio deW èra cristiana ai giorni nostri, 2® éd. Milan, 1930.

Chenu M.-D., La théologie comme science au XIIP siècle, 3® éd. (Bibliothèque thomiste, 33). Paris, 1957.

Page 161: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

324 TABLES

Crowley Th., Roger Bacon. The Problem o f the Soul in his Philosophical Commentaries. Louvain-Dublin, 1950.

d ’Alverny M.-Th., Un témoin muet des luttes doctrinales du XIII^ siècle. Archives ... 17 (1949) 223-248.

DE Lagarde g .. La naissance de l'esprit laïque au déclin du moyen âge, t, 2 ; Secteur social de la scolastique. Louvain-Paris, 1958.

D elhaye Ph., Siger de Brabant. Questions sur la Physique d'Aristote. Texte inédit (Les Philosophes Belges, 15). Louvain, 1941.

---- Permanence du droit naturel (Analecta mediaevalia namurcensia, 10). Louvain-Lille-Montréal, 1960.

---- À propos de «Persona Humana». Esprit et Vie 86 (1976) 177-186; 193-204; 225-234.

D enifle h . et CHATELAIN A., Chartularium Universitatis Parisiensis, vol. I et IL Paris, 1889-1891.

D enomy a . J., The « De Amore » o f Andréas Capellanus and the Condemna- tion o f 1277. Mediaeval Studies 8 (1946) 107-149.

D enzinger h . et Schônmetzer A., Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum. 32® éd. Barcelone, 1963.

[D ionysius A reopagita] , Dionysiaca. Recueil donnant Vensemble des traductions latines des ouvrages attribués au Denys de VAréopage et synopse marquant la valeur de citations presque innombrables allant seules depuis trop long­temps, remises enfin dans leur contexte au moyen d'une nomenclature rendue d'un usage très facile. 2 vol. Paris, 1937-1950.

— Opéra (Migne, Patrologie grecque, t. 3 et 4). Paris, 1889. D oncœur p.. Notes sur les averroïstes latins. Boèce le Dace. Revue des

Sciences Philosophiques et Théologiques 4 (1910) 500-511.D ondaine a . et Bataillon L. J., Le manuscrit Vindob. Lat. 2330 et Siger

de Brabant. Archivum FP 36 (1966) 153-261.D ufeel M.-M., Guillaume de Saint-Amour et la polémique universitaire

parisienne (1250-1259). Paris, 1972.D uhem p.. Le mouvement absolu et le mouvement relatif. Montligeon, 1909.---- Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à

Copernic, t. 6. Paris, 1954.Duin j. j.. La doctrine de la providence dans les écrits de Siger de Brabant

(Phil. méd., III). Louvain, 1954.---- A la recherche du commentaire de Boèce de Dacie sur la Métaphysique

d'Aristote, dans Die Metaphysik im Mittelalter, Berlin, 1963, 446-453.DU Plessis d ’A rgentré C., Collectio judiciorum de novis erroribus, t. L

Paris, 1724.

Ermatinger Ch. J,, Additional Questions on Aristotle's «Physics» by Siger o f Brabant or his School, dans Didascaliae. Studies in honor of A. M. Alba- reda, New York, 1961, 99-120.

F ernàndez de Vl\ na F. Motores de cuerpos celestes y Angeles en sancto Tomâs de Aquino. Estudios filosôficos 8 (1959) 359-382.

TABLE BIBLIOGRAPHIQUE 325

F ioravanti g .. La «scientia sompnialis» di Boezio di Dacia. Atti délia Accad. delle Scienze di Torino, Classe delle Scienze morali, storiche e filolog. 101 (1966-67) 329-369.

---- «Scientia», «fides», «theologia» in Boezio di Dacia. Ibidem 104(1970)525-632.

---- Suirevoluzione del monopsichismo di Sigieri di Brabante. Ibidem 106(1972) 407-464.

G ardet L., L'Islam, religion et communauté (Foi Vivante, 127). Paris, 1970.G authier R.-A., Trois commentaires «averroïstes» sur VÉthique à Nicomaque.

Archives ... 16 (1947-1948) 187-336.---- Magnanimité. L'idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans

la théologie chrétienne (Bibliothèque thomiste, 28). Paris, 1951. Étude critique de publications relatives à l’averroïsme, dans Bulletin

thomiste 9 (1954-1956) 917-935.---- Saint Thomas et l'Éthique à Nicomaque. En appendice, dans Sancti Thomae

de Aquino Opéra omnia ..., t. 48 : Sententia Libri Politicorum. Tabula Libri Ethicorum. Rome, 1971.

---- Quelques questions à propos du commentaire de S. Thomas sur le «Deanima». Angelicum 51 (1974) 419-472.

G endreau B. a ., The Unity o f the Mediaeval Intellectual Attitude, dans Studium Generale. Studies offered to A. L. Gabriel (Texts and Studies in the History of Mediaeval Education, 11), Notre-Dame, 1967, 55-107.

G iele M., Un commentaire averroïste du traité de l'âme d'Aristote. Texte inédit et étude. Mediaevalia Philosophica Polonorum 15 (1971) 3-168.

---- Un commentaire averroïste sur les livres I et U du Traité de l'âme, dansl’ouvrage suivant, 11-120.

G iele M. (f) . Van Steenberghen F ., Bazan B., Trois commentaires anonymes sur le Traité de l'âme d'Aristote (Phil. méd., XI). Louvain, 1971.

G illet M.-S., Saint Thomas d'Aquin. Somme théologique. Les actes humains. i» 2“®, Questions 6-21. Traduction française (Éditions de la Revue des Jeunes). Paris, 1926.

G ilson É., Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin. Archives ...1 (1926-1927) 5-127.

---- Roger Marston, un cas d'augustinisme avicennisant. Archives ... 8 (1933)37-42.

— La philosophie au moyen âge des origines patristiques à la fin du A7F® siècle, 2® éd. (Bibliothèque historique). Paris, 1944.

---- History o f Christian Philosophy in the Middle Ages. New-York, 1955.G iocarinis K ., An Unpublished Late Thirteenth-Century Commentary on the

Nicomachean Ethics o f Aristotle. Traditio 15 (1959) 299-326.G lorieux P., Les premières polémiques thomistes. L Le Correctorium corrup-

torii «Quare» (Bibliothèque thomiste, 9). Kain, 1927.---- Tempier {Etienne). Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15 (1946)

99-107.[Godefridus de F ontibus] , Les Quodlibets onze-quatorze de Godefroid de

Fontaines, ed. J. Hoffmans (Les Philosophes Belges, 5). Louvain, 1932.

Page 162: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

326 TABLES

G rabmann M ., Neu aufgefundene Werke des Siger von Brabant und Boetius von Dacien (Sitzungsberichte 1924, 2). Munich, 1924.

---- Der lateinische Averroismus des 13. Jahrhunderts und seine Stellung zurchristlichen (Sitzungsberichte 1931, 2). Munich, 1931.

----Dos Werk « De amore » des Andréas Capellanus und das Verurteilungs-dekret des Bischofs Tempier von Paris vom 7 Màrz 1277. Spéculum 7 (1932) 75-79.

----Die Opuscula « De summo bono sive De vita philosophi » und « De sompniis »des Boetius von Dacien, dans Mittelalterliches Geistesleben, II (1936) 200-224.

---- Ein spàtmittelalterlicher Pariser Kommentar zur Verurteiiung des latei-nischen Averroismus durch Bischof Stephan Tempier von Paris {1277) und zu anderen Irrtumlisten, dans Mittelalterliches Geistesleben, II (1936) 272-286.

---- Die Sophismataliteratur des 12. und 13. Jahrhunderts mit Textausgabeeines Sophisma des Boetius von Dacien (Beitrâge ... 36, 1). Münster (W.), 1940.

G raiff C. a ., Siger de Brabant. Questions sur la Métaphysique (Phil. méd., I). Louvain, 1948.

G reen-Pedersen N.-G., Boetii Daci Opéra. Opuscula. De aeternitate mundi. De summo bono. De somniis (Corpus P D M A , VI, 2). Copenhague, 1976.

G reen-Pedersen N.-G. et Pinborg J., Boetii Daci Opéra. Quaestiones super librum Topicorum (Corpus PDMA, VI, 1). Copenhague, 1976.

[G regorius (S.),] Regulae pastoralis liber (Migne, Patrologie latine, t. 77). Paris, 1896.

[G udlelmus de la Mare], Declarationes Magistri Guilelmi de la Mare O. F. M. de variis sententiis S. Thomae Aquinatis, ed. F. Pelster (Opuscula et textus. Sériés scholastica, 21). Münster (W.), 1956.

G uthrie w . K. C., a History o f Greek Philosophy, vol. 1 : The Earlier Presocratics and the Pythagoreans. Cambridge, 1962.

H auréau B., Boetius, maître ès arts à Paris. Histoire littéraire de la France 30 (1888) 270-279.

[H enricus de G andavo] , Quodlibeta Magistri Henrici Goethals a Gandavo Doctoris Solemnis. Paris, 1518.

H éris Ch. V., Saint Thomas d'Aquin. Somme théologique. Les anges, i®. Questions 50-64. Traduction française (Éditions de la Revue des Jeunes). Paris, 1953.

H issette R., Boèce de Dacie et les Questions sur la Physique du Clm 9559. Recherches ... 39 (1972) 71-81.

---- Note critique sur le « De aeternitate mundi » de Boèce de Dacie. À proposd'une interprétation récente. Recherches ... 40 (1973) 208-217.

---- La date de quelques commentaires à r Éthique. Bulletin de philosophiemédiévale 18 (1976) 79-83.

H ocedez E., La condamnation de Gilles de Rome. Recherches .. . 4 (1932) 34-58.

H ôdl L ., Neue Nachrichten über die Pariser Verurteilungen der thomasischen Formlehre, Scholastik 39 (1964) 178-196.

TABLE BIBLIOGRAPHIQUE 327

---- Geistesgeschichtliche und literarkritische Erhebungen zum Korrektorien-streit {1277-1287). Recherches ... 33 (1966) 8M14.

H oeres w ., Wesen und Dasein bei Heinrich von Gent und Duns Scotus.Franziskanische Studien 47 (1965) 121-186.

H uxley A., Le meilleur des mondes (Brave New World). Londres, 1932.

Jellousœ ek c ., Quaestio Magistri loannis de Neapoli O. Pr. « Utrum licite possit doceri Parisius doctrina fratris Thomae quantum ad omnes con- clusiones eius» hic primum in lucem édita. Xenia thomistica, III, Rome, 1925, 73-104.

Joos E., L’actualité de Boèce de Dacie. Dialogue 6 (1967-1968) 527-538.

Koch J., Gîles o f Rome. Errores philosophorum. Milwaukee, 1944.K oyré a .. Le vide et Pespace infini au XIV^ siècle. Archives ... 24 (1949)

45-91.K uksewicz Z., Un commentaire «averroïste» anonyme sur le Traité de Tâme

d’Aristote {Paris, Bibl. Nat., lat. 16.609, fol. 41-61). R. P. L. 62 (1964) 421-465.

---- De Siger de Brabant à Jacques de Plaisance. La théorie de Fintellect chezles averroïstes latins des XIIP et XIV^ siècles (Institut de philosophie et de sociologie de l’Académie polonaise des sciences). Varsovie, 1968,

Laurent M.-H., Godefroid de Fontaines et la condamnation de 1277. Revuethomiste 35 (1930) 273-281.

Leff g ., Heresy in the Later Middle Ages. The Relation o f Heterodoxy to Dissent c. 1250 - c. 1450. 2 vol. Manchester, 1967.

Lrrr Th., Les corps célestes dans Vunivers de saint Thomas d'Aquin (Phil.méd., Vn). Louvain, 1963.

Lohr Ch. H., Médiéval Latin Aristotle Commentaries. Traditio 23 (1967) 313-413; 24 (1968) 149-245; 26 (1970) 135-216; 27 (1971) 251-351; 28 (1972) 281-396; 29 (1973) 93-197.

Lottin o .. Psychologie et morale aux XT/* et XIII^ siècles, t. 1 : Problèmes de psychologie; t. 3-4 : Problèmes de morale. Gembloux, 1942-1954.

---- À propos de la date de certains commentaires sur VÉthique. Recherches ...17 (1950) 127-133.

Morale fondamentale (Bibliothèque de théologie, série 2, vol. 1). Paris, 1954.

----La preuve de la liberté humaine chez saint Thomas d'Aquin. Recherches ...23 (1956) 323-330.

M acken r . . La temporalité radicale de la créature selon Henri de G and.Recherches ... 38 (1971) 211-272.

---- La volonté humaine, faculté plus élevée que Vintelligence selon Henri deGand. Recherches ... 42 (1975) 5-51.

M ahoney e . p.. Saint Thomas and Siger o f Brabant revisited. The Review ofMetaphysics 28 (1974) 531-553.

M andonnet p., Siger de Brabant et Vaverroisme latin au A7//® siècle. Deux, éd., 2 vol. (Les Philosophes Belges, 6-7). Louvain, 1911-1908.

Page 163: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

328 TABLES

---- Autour de Siger de Brabant. Revue thomiste 19 (1911) 314-337, 476-502.---- Note complémentaire sur Boèce de Dacie. Revue des Sciences Philoso­

phiques et Théologiques 22 (1933) 246-250.M a r la s c a a . , Las «Quaestiones super librum de causis» de Siger de Brabante.

Texto inédito y estudio critico. Louvain, 1970 (Dactylographie),---- La antropoiogia sigeriana en las « Quaestiones super librum de causis ».

Estudios filosôficos, 1971 (2 0 ) 3-37.---- Les Quaestiones super librum de causis de Siger de Brabant (Phil. Méd.,

XII). Louvain-Paris, 1972.---- De nuevo, Tomàs de Aquinc y Siger de Brabante. Estudios filosôficos

23 (1974) 431-439.M a u r e r a . , M s Cambrai 486 : Another Rédaction o f the Metaphysics o f

Siger o f Brabant? Médiéval Studies 11 (1949) 224-232.M ichaud-Quantin p ., La double-vérité des Averroïstes. Un texte nouveau

de Boèce de Dacie. Theoria 22 (1956) 167-184.

N ardi B., Sigieri di Brabante nel pensiero del Rinascimento italiano. Rome, 1945.

---- Studi di filosofia medievale. Rome, 1960.N ardone h . F., St. Thomas Aquinas and the Condemnation o f 1277 (The

Catholic University of America, Philosophical Studies, 209). Washington, 1963 (Dactylographie).

N e l l i R., L'érotique des troubadours (Bibliothèque méridionale publiée sous les auspices de la Faculté des Lettres de Toulouse, 2« série, t. 38). Toulouse, 1963.

N olan K., The Immortality o f the Soul and the Résurrection o f the Body according to Giles o f Rome. A Historical Study o f a 13th Century Theo- logical Problem (Studia Ephemeridis «Augustinianum», 1). Rome, 1967.

Paré G., Les idées et les lettres au XIII^ siècle. Le Roman de la Rose (Université de Montréal, Bibliothèque de Philosophie, 1). Montréal, 1947.

Paulus J., Henri de Gand. Essai sur les tendances de sa métaphysique (Études de Philosophie Médiévale, 25). Paris, 1938.

Pelzer a ., Godefroid de Fontaines. Les manuscrits de ses Quodlibets conservés à la Vaticane et dans quelques autres bibliothèques. Revue Néo-Scolastique de Philosophie 2 0 (1913) 365-388.

Persona Humana (Déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur certaines questions d’éthique sexuelle), dans Osservatore Romano, 16 janvier 1976.

Pinborg J., Rocs H. et Skovgaard Jensen S., Boethii Daci Opéra. Modi significandi sive Quaestiones super Priscianum Maiorem (Corpus PDMA, IV, 1-2). Copenhague, 1969.

[Plato] , Timaeus, a Calcidio translatus commentarioque instructus. Ed. P. J. JENSE ( et J, H. Waszink (Plato Latinus, 4). Londres, 1962.

[Proclus], The Eléments o f Theology. A revised Text with Translation^ Introduction and Commentary, by E. R. D o dds. Oxford, 1933.

TABLE BIBLIOGRAPHIQUE 329

[Raym undus Lullus] , Declaratio Raymundi per modum dialogi édita, ed. O. K eicher (Beitrâge ... 7, 4-5). Münster (W.), 1909.

R iesenhuber K ., Die Transzendenz der Freiheit zum Guten. Der Wille in der Anthropologie und Metaphysik des Thomas von Aquin (Pullacher Philo- sophische Forschungen, 8 ). Munich, 1971.

R oland-G osselin M.-D., Le «De ente et essentia» de S. Thomas d""Aquin. Texte établi d'après les manuscrits parisiens. Introduction, notes et études historiques (Bibliothèque thomiste, 18), 2® éd. Paris, 1948.

Sajô g .. Un traité récemment découvert de Boèce de Dacie De mundi aeter- nitate, avec en appendice un texte inédit de Siger de Brabant Super VI° Metaphysicae. Budapest, 1954.

---- Boethii Daci Opéra. Quaestiones de generatione et corruptione. Quaestionessuper libros Physicorum (Corpus PDMA, V, 1-2). Copenhague, 1972-1974.

Salman D., Comptes rendus dans Bulletin thomiste 4 (1934) 276-283 et 5 (1939) 654-672.

Schneider Th., Die Einheit des Menschen. Die anthropologische Formel « anima forma corporis » im sogenannten Korrektorienstreit und bei Petrus Johannis Olivi. Ein Beitrag zur Vorgeschichte des Konzils von Vienne (Beitrâge ..., Neue Folge, 8 ). Münster (W.), 1973.

Schôllgen w ., Das Problem der Willensfreiheit bei Heinrich von Cent und Herveus Natalis (Abhandlungen aus Ethik und Moral, VI). Düsseldorf. 1927.

SCHRÔDTER H ., Boetius von Dacien und die Autonomie des Wissens. Ein Fund und seine Bedeutung. Theologie und Philosofie 47 (1972) 16-35.

Sertillanges A.-D., Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique. La création, /», Questions 44-49. Traduction française (Éditions de la Revue des Jeunes). Paris, 1927.

---- La vie intellectuelle. Son esprit, ses conditions, ses méthodes (Foi Vivante,8 ). Paris, 1966.

Siaens-Thomas F., Quaestiones in libros très de anima. Quaestiones de intellectu. Commentaire anonyme. Texte inédit et étude critique, Louvain, 1970 (Dactylographie).

[SiGERUS DE Brabantia] , Opéra : voir Bazân B. (1972 et 1974) pour tous les écrits, sauf Métaphysique (G raiff C. A., 1948), De necessitate (D uin J. J., 1954), De causis (M arlasca A., 1972), Physique (Zimmermann A., 1974), Q. Metaphysice très (Vennebusch J., 1966).

[Thomas de A quino], Opéra omnia. Ed. Fretté, Paris, Vivès, 1871 sv.---- Sancti Thomae Aquinatis Doctoris Angelici Opéra omnia iussu édita

Leonis XIII P. M. Rome, 1882 sv.---- S. Thomae Aquinatis Scriptum super libros Sententiarum Magistri Pétri

Lombardi. T. 1 et 2, ed. P. Mandonnet. Paris, 1929.---- Sancti Thomae Aquinatis Tractatus de unitate intellectus contra aver-

roistas. Ed. L. W. K eeler (Textus et documenta, Sériés philosophica, 12). Rome, 1936.

---- Sancti Thomae Aquinatis Tractatus de spiritualibus creaturis. Ed. L. W.K eeler (Textus et documenta. Sériés philosophica, 13). Rome, 1938.

Page 164: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

330 TABLES

---- Quaestiones disputatae De anima et De potentia, dans Sancti ThomaeAquinatis Quaestiones disputatae, vol. II, cura et studio P. Bazzi, M. Calcaterra, t . s. Centi, E. Odetto, P. M. Pession. 8® éd. revue. Turin-Rome, 1949.

---- Compendium theologiae, Responsio ad lectorem Venetum de articulisXXXVI et Responsio ad loannem Vercellensem de articulis XLII, dans Sancti Thomae Aquinatis Opuscula theologica, vol. 1, ed. R. A . Verardo, Turin-Rome, 1954.

---- De regimine principum, dans Divi Thomae Aquinatis Opuscula philo-sophica, cura ac studio R.-M. Spiazzi. Turin-Rome, 1954.

Thonnard F.-J., La notion de concupiscence en philosophie augiistinienne. Recherches augustiniennes 3 (1965) 59-105.

Thorndike L., a History o f Magic and Expérimental Science. II, 3® éd. New York, 1943.

Tresmontant C., La métaphysique du Christianisme et la crise du treizième siècle. Paris, 1964.

V an Steenberghen F., Siger de Brabant d'après ses œuvres inédites, 2 vol. (Les Philosophes Belges, 12-13). Louvain, 1931-1942.

---- Nouvelles recherches sur Siger de Brabant et son école. R. P. L. 54 (1956)130-147.

---- La philosophie au XIII^ siècle (Phil. méd. IX). Louvain-Paris, 1966.---- Un commentaire semi-averroîste du Traité de l'âme, dans M. G iele (f ) ,

F. Van Steenberghen, B. Bazàn , Trois commentaires anonymes sur le traité de l'âme d'Aristote (Phil. méd., XI). Louvain 1971, 121-348.

---- Connaissance divine et liberté humaine. Revue Théologique de Louvain2 (1971) 46-68.

---- Le problème de l'existence de Dieu dans le Commentaire de saint Thomassur la Physique d'Aristote. Sapientia 26 (1971) 163-172.

---- Introduction à l'étude de la philosophie médiévale. Recueil de travauxoffert à l'auteur par ses collègues, ses étudiants et ses amis (Phil. méd., XVIII). Louvain-Paris, 1974.

---- «Averroîsme» et «Double vérité» au siècle de saint Louis, dans Septièmecentenaire de la mort de saint Louis. Actes des colloques de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970), Paris, 1976, 351-360.

---- Maître Siger de Brabant (Phil. méd. XXI). Louvain-Paris, 1977.V e n n eb u sch J., Die Einheit der Seele nach einem anonymen Aristoteleskom-

mentar aus der Zeit des Thomas von Aquin {Vat. lat. 869, fol. 200^-210'^). Recherches ... 33 (1966) 39-80.

---- Die Questiones metaphysice très des Siger von Brabant. Archiv fürGeschichte der Philosophie 48 (1966) 163-189.

WÉBER É. H ., La controverse de 1270 à VUniversité de Paris et son reten­tissement sur la pensée de S. Thomas d'Aquin (Bibliothèque thomiste, 40). Paris, 1970.

---- Les discussions de 1270 à V Université de Paris et leur influence sur lapensée philosophique de S. Thomas d'Aquin, dans Die Auseinanderset-

TABLE BIBLIOGRAPHIQUE 331

zungen an der Pariser Universitàt im Xlll. Jahrhundert. Berlin, 1976, 285-316.

WiLPERT P., Boethius von Dacien. Die Autonomie des Philosophen, dans Beitràge zum Berufsbewusstsein des mittelalterlichen Menschen, Berlin, 1964, 135-152.

WiPPEL, J.-F., The Condemnations o f 1270 and 1277. Journal of Médiéval and Renaissance Studies 7 (1977) 169-201.

Z immermann a ., Eine anonyme Quaestio : «Utrum haec sit vera : Homo est animal, homine non existente». Archiv für Geschichte der Philosophie 49 (1967) 183-200.

---- Ein Kommentar zur Physik des Aristoteles aus der Pariser Artistenfakultàtum 1273 (Quellen und Studien zur Geschichte der Philosophie, 11). Berlin, 1968.

---- Recension de Boethii Daci Quaestiones de generatione et corruptione(ed. G. Sajô, 1972), dans Archiv für Geschichte der Philosophie 55(1973) 243-246.

---- Thomas von Aquin und Siger von Brabant im Licht neuer Quellentexte,dans Literatur und Sprache im europâischen Mittelalter. Festschrift für K. Langosch zum 70. Geburtstag, hrsg. von A. Ônnerfors, J. Rath- OFFER, F. W agner, Darmstadt, 1973, 417-447.

---- Der Begriff der Freiheit nach Thomas von Aquin, dans Thomas von Aquin127411974, Munich, 1974, 125-159.

---- Les Quaestiones in Physicam de Siger de Brabant, dans B. Bazan, Sigerde Brabant. Écrits de logique, de morale et de physique (Phil. méd., XIV). Louvain, 1974, 141-184.

Page 165: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

TABLE DES MANUSCRITS CITÉS

Budapest, Musée Nat. Hongrois, lat. medii aevi 104, 51, 117, 118, 121, 164, 165.

Cambrai 486, 38, 122, 167, 259.Cambridge, Peterhouse 152, 44, 48, 52,

53, 71, 72, 122, 123, 139, 156, 159, 165, 176, 216, 247, 273, 279, 281.

Erfurt, Amplon. F. 13, 12, 253, 263, 269; F. 349, 46, 82, 251.

Erlangen 213, 12, 263, 269, 270, 292,293, 298, 300, 302, 303, 305.

Firenze, Bibl. nat. Conv. S. Maria Novella E. 5. 532, 106, 135, 227, 254,256, 263.

München, Staatsbibliothek, lat. 9559, 38, 43, 48, 49, 52, 53, 69, 71, 72, 79, 85, 114, 122, 123, 127, 139, 162, 176, 190, 239, 273, 279, 281.

Paris, Nat. lat. 4391, 11, 142.14698, 13, 263, 270, 300, 302, 304,

305.15106, 13.16089, 51, 117, 118, 121, 164.16297, 38, 40, 48, 52, 53, 71, 75,

79, 85, 114, 122, 139, 159, 162,165, 176, 190, 273, 279, 281, 284.

16553, 12.17476, 142, 224.

Roma, Vat. Borghese 296, 142.— Vat. lat. 832, 12, 260, 261, 263, 269,

270, 292, 293.2172, 12, 32, 159, 263, 269, 298,

300, 302, 305, 310, 311,2173, 12, 263, 269, 270.'6758, 46, 51, 73, 82, 117, 121, 164.

Troyes 665, 142.

Oxford, Bodleian Library, Digby 55, 228.— Merton College 275, 127.

Wien, Staatsbibliothek, lat. 2330, 74, 85, 86, 168, 169, 190, 236, 238.

TABLE ONOMASTIQUE

Achillini A ., 61, 93, 267.Albert le Grand, 7, 29, 68,

93, 105, 106, 204, 269, 292, 293, 304, 310, 311.

Alexandre d’Aphrodise,195, 196.

Alexandre de Halès, 92.Alfarabi, 263, 265.Algazel, 72, 98, 99, 112,

114, 176, 271, 287.Alkindi, 174, 237, 240.Amaury de Bène, 294.André le Chapelain, 256,

261, 295, 297-299, 304,315.

Antweiler A ., 145.Argerami O., 51, 76, 78,

118, 144, 164, 173, 283, 285.

Aristote. 5, 7, 15, 18, 22, 24, 26, 35, 37-40, 42, 43,45, 47-49, 51-56, 58-62, 65, 66, 69, 71, 72, 74-77,79, 80, 82, 86, 91, 93, 95, 96, 99-102, 107, 110, 114, 116-120, 122-125,127, 130-133, 137-140, 142-146, 148-151, 153, 155, 156, 158, 159, 161, 170, 172, 180, 183, 186,187, 191, 192, 195-197, 199-201, 203, 206-211, 213-215, 217, 220, 222- 226, 229, 233, 238, 241, 251, 258-260, 263, 265- 272, 274, 275, 279, 281, 283, 284, 286, 288-292,297, 300-306, 308, 312, 317.

Aristote (Pseudo-), 137.Augustin (S.), 7, 39, 40,

54, 68, 102, 150, 193,199, 222, 257, 258, 297.

Averroès, 5, 7, 30, 31, 38,46, 60, 61, 64, 68, 76,77, 86, 87, 93, 114, 116, 125, 128, 130-133, 137, 140, 146, 147, 150, 154, 155, 158, 180, 184, 186,187, 191-194, 196, 200,204, 207-210, 212, 216, 224, 225, 229, 237, 266, 274, 276, 277, 283, 310, 312.

Avicenne, 5, 7, 23, 71, 72, 112, 114, 116, 130, 133, 140, 146, 147, 159, 176,193, 230, 247, 251, 271.

Baeumker C., 29, 179.Balthasar H .-U. von, 18.Balthasar N., 84.Bascour H., 6.Bataillon L.-J., 74, 85, 168,

169, 190, 236, 238.Bazân B., 5, 26, 28, 29,

36-38, 40, 43, 45, 50, 54, 57, 59, 72, 76, 79,80, 85, 87, 96, 98, 100, 106, 111, 121, 122, 131,144, 146, 149, 150, 158, 162, 167, 170, 178, 179,185, 186, 188, 191-194,196, 197, 199-202, 207-211, 214, 216, 217, 219-223, 229, 233, 235, 246,251, 257, 259, 266, 267, 272, 279, 282, 291, 296, 299, 301, 311, 312.

Boèce, 15, 91-93, 172.Boèce de Dacie, 11, 12,

16-21, 23-27, 34, 35, 43,49, 51, 54, 56, 62, 63,65, 67, 69, 70, 72, 82, 84, 87, 89, 90, 92, 93, 95, 96, 98, 103, 106,

108, 109, 121, 125-127, 137, 138, 141, 143, 144,146, 148-152, 158, 162, 172, 175, 181-184, 190,192, 205, 207, 217, 237, 239, 240, 259, 260, 263-265, 272, 275, 276, 280, 283, 285, 291, 307-309, 314, 315 317.

Bonaventure (S.), 7, 19, 68, 92, 143, 232, 317.

Borgnet A., 68, 105.Bourgeois H., 40.Brady I., 144.Bruni G., 86.Bukowski T.P., 19.

Cajetan T., 66, 107.Calcaterra M., 133.Cappelli A., 14.Centi T.S., 133.Chatelain A., 8, 17, 26,

105, 112, 142, 212, 216,224, 225, 228, 318.

Chenu M .-D., 294, 304.Crowley Th., 12.

d’Alverny M.-Th., 33, 35,174, 175, 240, 263, 265, 295.

de Lagarde G., 175, 265, 295, 304.

Delhaye Ph., 5, 29, 43, 76, 78, 98-100, 106, 109, 110, 112, 113, 119, 127,128, 133, 140, 146, 154,155, 159, 162, 164, 167,170, 172, 173, 175, 176,205, 218, 234, 236, 238, 239, 248, 249, 251, 280, 282, 283, 296, 314.

Denifle H., 8, 17, 26, 105,

Page 166: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

334 TABLES

112, 116, 142, 212, 216, 224, 225, 228, 318.

Denis l’Aréopagite, 36.Denom y A.-J., 256, 261,

262, 295, 298, 299, 304.Denzinger H., 11, 22, 27,

30, 33, 40, 50, 51, 53,56, 66-68, 70, 73, 75, 76, 79, 110, 117, 118,128, 148, 152, 163, 165,171, 174, 175, 177, 184,188, 197, 200, 212, 231,258, 265, 271, 275, 288, 292, 294, 295, 307, 310,311.

De W ulf M., 12.Dodds E.R., 112.Doncœur P., 34, 89, 98,

103, 291.Dondaine A., 74, 85, 168,

169, 190, 236, 238.Dufeil M.-M., 295.Duhem P., 118, 119. 134,

142, 149, 190.Duin J.J., 38, 40-45, 48,

50-53, 59, 71-73, 75, 76, 79, 80, 99, 112, 114, 116-118, 121-124, 128, 139, 152, 159, 161, 162,164, 165, 167, 171, 173,175, 176, 230, 233, 234, 236, 238, 239, 247, 251,252, 259, 269, 271, 273, 279, 281, 284.

Dumoulin B., 19.du Plessis d’Argentré C.,

5, 8, 11, 26, 50, 53, 61,78, 112, 116, 142, 145,225, 228, 230, 231, 277, 287, 294, 298, 307.

Ermatinger Ch. J., 51, 73,82, 118, 164, 251.

Étienne de Bourret, 318.Etienne Tempier, 5, 7-13,

17, 34, 64, 83, 84, 105,119, 121, 127, 129, 143, 145, 165, 212, 228, 237,

241, 244, 252, 278, 287,294, 295, 302-305, 308, 316-318.

Femândez de Viana F., 68. Fioravanti G., 17, 186,

272.Fontenelle, 274.François de Sylvestris, 31.

Gardet L., 277.Gauthier de Bruges, 244,

253.Gauthier R.-A., 10, 12,

13, 18, 19, 32, 100, 159,160, 242, 260, 263, 264,266, 268-270, 292, 293,295, 297, 298, 300-305, 310. 311.

Gendreau B.A., 20.Giele M., 5, 18, 20, 56,

57, 64, 70, 86, 100, 127,180, 181, 184, 185, 192, 196-199, 201-204, 206,207, 209-212, 218, 219,224, 226, 250, 263-266,268, 270, 282, 303, 304,312, 314.

Gilbert de la Porrée, 91. Gilles d’Orléans, 12, 263,

269, 292, 293, 298, 300,302, 305, 310.

Gilles de Rome, 7, 9, 10, 12, 29, 84, 86, 105, 112, 114, 130, 137, 149, 174,228, 237, 240, 258, 260,271, 274, 276-279, 295,308, 316.

Gillet M.-S., 255.Gilson É., 32, 37, 39, 56,

64, 145, 165, 191, 193,200, 212, 219, 237, 266, 274.

Giocarinis K., 263, 269,270, 292, 293, 298, 300,303, 305.

Glorieux P., 83, 106, 226,257.

Godefroid de Fontaines,9, 32, 83, 104, 106, 227, 251, 254, 256, 259, 262.

Gorce M .M ., 12.Grabmann M., 12, 15, 20,

24, 269, 272, 285.Graiff C.A., 22, 26, 28,

31, 35, 37, 38, 44, 45, 48-50, 52, 53, 58, 71,79, 80, 85, 88, 93, 114, 116, 122, 123, 139, 150,156, 159, 170, 176, 180, 190, 217, 233, 271, 273, 279, 281.

Green-Pedersen N .-G ., 16, 17, 19, 21, 23, 25, 34,54, 65, 84, 90, 93, 95,103, 126, 144, 151, 184,190, 217, 260, 264, 265,272, 276, 283, 285, 291, 307-309.

Grégoire le Grand (S.), 13.Günther A., 197.Guillaume d’Auvergne,

105, 193.Guillaume de la Mare, 33,

66, 83, 105, 106, 133, 135, 136, 145, 156, 227,229, 254, 255, 257, 259,298.

Guillaume de Saint-Amour,295.

Guthrie W .K.C., 61.

Hauréau B., 34.Henri de Gand, 7, 9, 105,

147, 242-247, 249, 256,259, 277, 278.

Héris Ch.-V., 107.Hissette R., 13, 19, 43.Hocedez E., 9, 10, 84, 105,

145, 149, 228, 258, 279.Hôdl L., 105, 106, 258,

316.Hoeres W., 278.Hoffmans J., 9, 32, 83,

104.Huxley A ., 146.

Jacques de Plaisance, 194, 220.

Jean (S.), 30.Jean X X I, 7.Jean de Baconthorp, 60. Jean le Chanoine, 142.Jean de Jandun, 60, 185,

186.Jean de Lugio, 287.Jean de Meung, 175.Jean de Naples, 33, 34,

83, 92, 94, 103, 106, 134, 135, 142, 143, 145,188, 226-229, 254, 256,262.

Jean Pecham, 144.Jean de la Rochelle, 92 Jean de Verceil, 143. Jellouschek C., 34, 83, 92,

103, 106, 134, 142, 188,190, 226, 228, 229, 254, 256, 262.

Jésus-Christ, 227, 288, 293,309, 311.

Joos E., 19.Josué, 137, 142, 286.Judas (Apôtre), 227.

Keeler L.W ., 83, 135, 193. Keicher O., 8, 10, 15, 27,

50, 53, 67, 78, 134, 142,166, 188, 201, 225, 298, 302.

K och J., 112, 114, 130, 137, 174, 237, 240, 272, 274, 278, 295, 308.

Koyré A., 119.Kuksewicz Z., 6, 12, 13,

32, 64, 187, 194, 199,208, 210, 220, 224.

Laurent M .-H., 9, 256,259, 262.

LeflF G., 294, 298.Litt Th., 68, 134, 239. Lohr Ch.H., 51.Lottin O., 232-236, 241-

248, 251, 253, 256, 258,260, 261.

TABLES 335

Luc (S.), 293, 300, 301 Paul (S.), 28, 292, 295-297,301.

Macken R., 147, 149, 246, Paulus J., 278.277, 278, 285, 316. Pélage, 257, 258, 265.

M ahoney E.P., 186. Pelster F., 33, 66, 83, 106,M andonnet P., 8, 11, 14, 133, 135, 145, 156, 227,

17, 26, 28, 29, 34, 37, 229, 254, 255, 259, 298.39, 42, 44, 45, 50, 55, Peizer A., 106, 135, 227,64-66, 73, 89, 102, 103, 254.112, 116, 121, 142, 158, Pession P.M ., 142.160, 163, 165, 173, 179, Pie IX, 197.188, 190, 225, 226, 228, Pie XII, 40.230, 232-234, 243, 253, Pierre (S.), 273.254, 256, 262, 273, 275, Pierre d’Espagne, 7.291, 296. Pinborg J., 17, 19, 24., 34,

Marlasca A., 35, 37,: 38, 84, 90, 93, 95, 103, 190,58, 62, 68, 69, 74,, 75, 260, 285, 291.78, 80, 86, 91, 97, 99- Platon, 39, 40, 102, 110,101, 106-108, 111, 117, 182, 188-190, 199, 204,124, 129, 132, 147, 154, 211.156, 168, 169, 176, 186, Proclus, 112, 113.192, 194, 213, 217, 222, Ptolémée, 158.236, 238, 248, 271, 279, Pythagore, 191.280, 282, 291.

Matthieu (S.), 137, 299, Raymond Lulle, 8-10, 12,300, 303, 311. 15, 26, 27, 50, 53, 67,

Maurer A., 167. 78, 112, 134, 142, 166,

Michaud-Quantin P.,, 19, 188, 201, 225, 228, 298,

54, 151, 276. 302.Migne J.-P., 13. Riesenhuber K., 232.

M oïse Maimonide, 96, Roger Bacon, 12, 193, 316.276, 277, 295. Roger Marston, 193.

Nardi B., 31, 32, 37, 38, 60-62, 93, 142, 143, 185, 186, 194, 196, 204, 217, 219, 267.

Nardone H ., 32, 37, 39, 56, 145, 190, 191, 212, 219, 237, 256, 266.

Nelli R., 298.N ifo A ., 31, 32, 38, 60,

62, 93, 185, 186, 194, 196, 204, 217, 219, 267.

N olan K., 309, 310.Paré G., 175, 240, 295,

298, 299.

84, 92, 94.Roos H., 24, 285.

Sajô G., 16, 19, 21, 24, 27, 35, 43, 49, 51, 62,65, 69, 82, 89, 108, 118, 125, 126, 137, 141, 144,148, 150, 158, 162, 164,165, 181, 183, 184, 192,207, 239, 264, 285, 308.

Salman D., 123, 272.Schneider Th., 106, 200.Schôllgen W., 247.Schônmetzer A., cf. Den­

zinger H.

Page 167: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

C o l l e c t i o n d e t e x t e s e t d 'é t u d e s p u b l ié e p a r

LE C e n t r e D e W u l f - M a n s i o n d e l ’U n i v e r s i t é d e L o u v a in

s o u s l a d i r e c t i o n d e F e r n a n d V a n S t e e n b e r g h e n

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX

T. I. C.A. G r a if f , Siger de Brabant. Questions sur la Métaphysique, 1948. Épuisé. Nouvelle édition en préparation.

T. II. R. Z a v a l l o n i , Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des form es, 1951, vi-551 p.

T. III. J.J. D u i n , La doctrine de la providence dans les écrits de Siger de Brabant, 1954, 504 p.

T. IV et X. É. V a n d e V y v e r , Henricus Bate. Spéculum divinorum et quorundam naturalium, I-II, 1960-1967, cx-260 et 302 p.

T. V. A. W a l z e t P. N o v a r in a , Saint Thomas d'Aquin, 1962, 246 p.

T. VI. B. M o n t a g n e s , La doctrine de l'analogie de l'être d'après saint Thomas d'Aquin, 1963, 212 p.

T. VII. Th. L it t , Les corps célestes dans l'univers de saint Thomas d'Aquin, 1963, 408 p.

T. VIII. A. P E L Z E R (t) , Études d'histoire littéraire sur la scolastique médiévale, 1964, 596 p.

T. IX. F. V a n S t e e n b e r g h e n , La philosophie au X llI^ siècle, 1966, 594 p.

T. XI. M. G ie l e , F. V a n St e e n b e r g h e n , B. Ba z â n , Trois commentaires anonymes sur le Traité de l'âme d'Aristote, 1971, 527 p.

T. XII. A. M a r l a s c a , Les Quaestiones super librum de causis de Siger de Brabant, 1972, 211 p.

T. XIII. B. B azan, Siger de Brabant. Quaestiones in tertium de anima. De anima intellectiva. De aeternitate mundi, 1972, 80*-151 p.

T. XIV. B. B a z a n , Siger de Brabant. Écrits de logique, de morale et de physique, 1974, 196 p.

T. XV. J. Z w a e n e p o e l , Les Quaestiones in librum de causis attribuées à Henri de Gand, 1974, 160 p.

T. XVI. H. H u b ie n , lohannis Buridani Tractatus de consequentiis, 1976, 138 p.

T . XVII. J. H a m esse , Les Auctoritates Aristotelis. Un florilège médiéval. Étude historique et édition critique, 1974, 351 p.

Page 168: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)

C o l l e c t io n d e t e x t e s et d ' é t u d e s p u b l ié e p a r

LE C e n t r e D e W u l f -M a n s io n d e l ’U n iv e r s it é d e L o u v a in

s o u s LA d ir e c t io n DE F e r n a n d V a n S t e e n b e r g h e n

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX

T. I. C.A. G r a if f , Siger de Brabant. Questions sur la Métaphysique, 1948. Épuisé. Nouvelle édition en préparation.

T. II. R. Z a v a l l o n i , Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, 1951, vi-551 p.

T. III. J.J. D u i n , Lm doctrine de la providence dans les écrits de Siger de Brabant. 1954, 504 p.

T. IV et X. É. V a n d e V y v e r , Henricus Bate. Spéculum divinorum et quorundam naturalium, I-II, 1960-1967, cx-260 et 302 p.

T. V. A. W a l z e t P. N o v a r in a , Saint Thomas d'Aquin, 1962, 246 p .

T. VI. B. M o n t a g n e s , La doctrine de l'analogie de l'être d'après saint Thomas d'Aquin, 1963, 212 p.

T. VII. Th. L it t , Les corps célestes dans l'univers de saint Thomas d'Aquin, 1963, 408 p.

T. VIII. A. PELZER(t), Études d'histoire littéraire sur la scolastique médiévale, 1964, 596 p.

T. IX. F. V a n St e e n b e r g h e n , La philosophie au XIII^ siècle, 1966, 594 p.

T. XI. M. G ie l e , F. V a n S t e e n b e r g h e n , B. B a z â n , Trois commentaires anonymes sur le Traité de l'âme d'Aristote, 1971, 527 p.

T. XII. A. M a r l a s c a , Les Quaestiones super librum de causis de Siger de Brabant, 1972, 211 p.

T. XIII. B. B a z â n , Siger de Brabant. Quaestiones in tertium de anima. De anima intellectiva. De aeternitate mundi, 1972, 80*-151 p.

T. XIV. B. Bazân, Siger de Brabant. Écrits de logique, de morale et de physique, 1974, 196 p.

T. XV. J. Z w a e n e p o e l , Les Quaestiones in librum de causis attribuées à Henri de Gand, 191 A, 160 p.

T. XVI. H. H u b ie n , lohannis Buridani Tractatus de consequentiis, 1976, 138 p.

T . XVII. J. H am esse , Les Auctoritates Aristotelis. Un florilège médiéval. Étude historique et édition critique, 1974, 351 p.

Page 169: [Roland Hissette] Enquête Sur Les 219 Thèses Con(BookZZ.org)