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Douleurs, 2005, 6, 4 225 FAITES LE POINT L’épargne morphinique a-t-elle un sens ? Emmanuel Marret, Francis Bonnet INTRODUCTION La morphine est considérée depuis longtemps comme l’antalgique de référence pour traiter la douleur postopéra- toire. Les opioïdes ont en effet démontré leur efficacité pour soulager les patients après la plupart des actes chirur- gicaux. Par voie systémique, ils représentent souvent le seul traitement suffisamment efficace pour traiter les douleurs postopératoires sévères. De plus, la quasi-absence de con- tre-indications absolues à l’emploi de la morphine (hormis l’allergie vraie) permet d’utiliser très largement cet antalgi- que. Cependant, plusieurs limites sont apparues lors de la réalisation d’une analgésie postopératoire à base unique- ment de morphiniques. Premièrement, il a été montré que la douleur postopératoire ne s’accompagnait pas toujours de douleurs par excès de nociception et que des douleurs de type neuropathique pouvaient composer la douleur pos- topératoire. Dans ce contexte, l’utilisation des opioïdes est moins favorable. Deuxièmement, les effets secondaires des morphiniques (nausées-vomissement, rétention d’urine, sédation) ont un impact direct sur la reprise d’une vie nor- male et donc peuvent prolonger cette période de récupéra- tion et in fine la durée d’hospitalisation des malades. Finalement, l’efficacité quasi-nulle des opioïdes sur la dou- leur observée au mouvement est aussi un autre facteur qui freine la réhabilitation postopératoire. L’idée d’utiliser des antalgiques ayant un mécanisme d’action différent de celui des morphiniques a ainsi été développée dans un but de diminuer les besoins en opioï- des voire d’éviter de les utiliser. Cette association de plu- sieurs antalgiques est la base du concept de l’analgésie multimodale ou balancée développé par Kehlet et Dahl au début des années 1990 [1]. Cette association a aussi pour but de renforcer l’analgésie en diminuant les scores de douleur et les effets secondaires notamment ceux des morphiniques. Toutefois, chaque antalgique peut être res- ponsable d’un certain nombre d’effets secondaires qui peuvent alors faire perdre le bénéfice d’une analgésie balancée. BASES PHARMACOLOGIQUES DE L’ÉPARGNE MORPHINIQUE Les combinaisons d’antalgiques, d’un point de vue pharma- codynamique, ont 2 buts importants : 1. augmenter leur efficacité par une association synergique ou additive et 2. réduire leur toxicité par la diminution de leurs doses. Cette association d’analgésiques peut être basée sur un site d’action différent comme par exemple la combinaison de morphine (action centrale) et un anti-inflammatoire non stéroïdien (action périphérique) ou sur un mode d’action différente lorsque l’on réunit l’utilisation de 2 analgésiques différents. Association d’antalgiques avec la morphine : effet additif, synergique ou antagoniste ? La combinaison de plusieurs antalgiques peut avoir plusieurs conséquences sur l’analgésie. L’association peut soit aboutir à une analgésie inférieure à celle de l’addition de l’effet des 2 molécules prises individuellement (infra-additivité ou Département d’anesthésie réanimation, Hôpital Tenon, 4, rue de la Chine, Paris. Points essentiels 1. Expérimentalement, l’association AINS et morphine est synergique alors que les associations paracétamol-morphine, kétamine-morphine et clonidine-morphine sont additives lors d’une administration systémique. 2. Les effets secondaires des morphiniques sont, pour la majorité d’entre eux, dose dépendants. 3. Les besoins en morphine sont maximaux pendant les 24 premières heures postopératoires. C’est durant cette période que l’on peut espérer le maximum de bénéfice de l’épargne morphinique. 4. Une épargne équivalente à 4 mg de morphine peut atté- nuer les symptômes d’un effet secondaire ou diminuer l’inci- dence des nausées de 3 % en valeur absolue. 5. L’épargne en morphine procurée par le paracétamol pen- dant les 24 premières heures est d’environ 9 mg ; soit une diminution des besoins d’environ 20 %. 6. L’épargne en morphine avec la kétamine et le néfopam administré de manière discontinue se situe aux alentours de 15 mg/j. 7. L’épargne en morphine procurée par les AINS et les coxibs pendant les 24 premières heures est de 25 mg. 8. Les techniques d’analgésie locorégionale (bloc central, bloc périphérique) sont les seules à permettre une épargne totale en morphine après une chirurgie majeure.

L’épargne morphinique a-t-elle un sens ?

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Douleurs, 2005, 6, 4

225

F A I T E S L E P O I N T

L’épargne morphinique a-t-elle un sens ?

Emmanuel Marret, Francis Bonnet

INTRODUCTION

La morphine est considérée depuis longtemps commel’antalgique de référence pour traiter la douleur postopéra-toire. Les opioïdes ont en effet démontré leur efficacitépour soulager les patients après la plupart des actes chirur-gicaux. Par voie systémique, ils représentent souvent le seultraitement suffisamment efficace pour traiter les douleurspostopératoires sévères. De plus, la quasi-absence de con-tre-indications absolues à l’emploi de la morphine (hormisl’allergie vraie) permet d’utiliser très largement cet antalgi-que. Cependant, plusieurs limites sont apparues lors de laréalisation d’une analgésie postopératoire à base unique-ment de morphiniques. Premièrement, il a été montré quela douleur postopératoire ne s’accompagnait pas toujoursde douleurs par excès de nociception et que des douleursde type neuropathique pouvaient composer la douleur pos-topératoire. Dans ce contexte, l’utilisation des opioïdes estmoins favorable. Deuxièmement, les effets secondaires desmorphiniques (nausées-vomissement, rétention d’urine,sédation) ont un impact direct sur la reprise d’une vie nor-male et donc peuvent prolonger cette période de récupéra-tion et

in fine

la durée d’hospitalisation des malades.Finalement, l’efficacité quasi-nulle des opioïdes sur la dou-leur observée au mouvement est aussi un autre facteur quifreine la réhabilitation postopératoire.L’idée d’utiliser des antalgiques ayant un mécanismed’action différent de celui des morphiniques a ainsi étédéveloppée dans un but de diminuer les besoins en opioï-des voire d’éviter de les utiliser. Cette association de plu-sieurs antalgiques est la base du concept de l’analgésiemultimodale ou balancée développé par Kehlet et Dahl audébut des années 1990 [1]. Cette association a aussi pourbut de renforcer l’analgésie en diminuant les scores dedouleur et les effets secondaires notamment ceux desmorphiniques. Toutefois, chaque antalgique peut être res-ponsable d’un certain nombre d’effets secondaires quipeuvent alors faire perdre le bénéfice d’une analgésiebalancée.

BASES PHARMACOLOGIQUES DE L’ÉPARGNE MORPHINIQUE

Les combinaisons d’antalgiques, d’un point de vue pharma-codynamique, ont 2 buts importants : 1. augmenter leurefficacité par une association synergique ou additive et 2.réduire leur toxicité par la diminution de leurs doses. Cetteassociation d’analgésiques peut être basée sur un sited’action différent comme par exemple la combinaison demorphine (action centrale) et un anti-inflammatoire nonstéroïdien (action périphérique) ou sur un mode d’actiondifférente lorsque l’on réunit l’utilisation de 2 analgésiquesdifférents.

Association d’antalgiques avec la morphine : effet additif, synergique ou antagoniste ?

La combinaison de plusieurs antalgiques peut avoir plusieursconséquences sur l’analgésie. L’association peut

soit

aboutirà une analgésie inférieure à celle de l’addition de l’effet des2 molécules prises individuellement (infra-additivité ou

Département d’anesthésie réanimation, Hôpital Tenon, 4, ruede la Chine, Paris.

Points essentiels

1. Expérimentalement, l’association AINS et morphine estsynergique alors que les associations paracétamol-morphine,kétamine-morphine et clonidine-morphine sont additiveslors d’une administration systémique.2. Les effets secondaires des morphiniques sont, pour lamajorité d’entre eux, dose dépendants.3. Les besoins en morphine sont maximaux pendant les24 premières heures postopératoires. C’est durant cettepériode que l’on peut espérer le maximum de bénéfice del’épargne morphinique.4. Une épargne équivalente à 4 mg de morphine peut atté-nuer les symptômes d’un effet secondaire ou diminuer l’inci-dence des nausées de 3 % en valeur absolue.5. L’épargne en morphine procurée par le paracétamol pen-dant les 24 premières heures est d’environ 9 mg ; soit unediminution des besoins d’environ 20 %.6. L’épargne en morphine avec la kétamine et le néfopamadministré de manière discontinue se situe aux alentours de15 mg/j.7. L’épargne en morphine procurée par les AINS et les coxibspendant les 24 premières heures est de 25 mg.8. Les techniques d’analgésie locorégionale (bloc central, blocpériphérique) sont les seules à permettre une épargne totaleen morphine après une chirurgie majeure.

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antagoniste),

soit

donner un effet antalgique simplement

égal à l’addition des effets des 2 molécules prises individuel-

lement (additivité) ou

soit

avoir un résultat supérieur (supra-

additivité ou synergie). D’un point pharmacodynamique,

l’effet de la combinaison de 2 molécules ayant un même

effet peut être étudié à l’aide d’un isobologramme

(fig. 1a)

.

Pour chaque molécule, la dose permettant d’obtenir 50 % de

l’effet antalgique maximum est calculé (ED50). Une ligne est

ensuite tracée entre ces 2 points. Elle représente la ligne

théorique d’additivité. Les combinaisons des 2 molécules

sont alors testées. Si l’ED50 de la combinaison se situe sous

la courbe, l’association est considérée comme être synergi-

que. À l’inverse, l’association des 2 antalgiques peut être

infra-additive lorsque le point se situe au-dessus de la courbe

(fig. 1a)

.

L’interaction des opioïdes avec certains analgésiques a été étu-

diée expérimentalement. Les associations morphine-paracéta-

mol, morphine-AINS et morphine-clonidine ont été évaluées

chez l’animal (rat). Fletcher

et al

. ont ainsi montré, dans un

modèle de douleur ayant essentiellement une composante

inflammatoire, que l’association paracétamol-morphine intra-

veineux était additive [2]

(fig. 1b)

. La combinaison diclofé-

nac-morphine était, quand à elle, synergique dans ce modèle

(fig. 1b)

. L’injection intraveineuse de clonidine et de mor-

phine s’est montrée additive dans un modèle avec un excès

de nociception

(fig. 1b)

. Chez l’homme, l’association du néfo-

pam ou du tramadol avec de la morphine a été étudiée chez

des malades ayant une douleur modérée à sévère en salle de

soins post-interventionnelle. Dans ce contexte, une combinai-

son de néfopam ou tramadol avec de la morphine est infra-

additif. Finalement, l’association d’un bloqueur du récepteurNMDA avec de la morphine s’est montrée aussi être additive.Ainsi, les études expérimentales permettent de conclureque seule l’association morphine-AINS est synergique alorsque les autres combinaisons d’analgésiques non morphini-ques avec la morphine sont au mieux additives.

Relation dose-effet de la morphine

L’effet de la dose des morphiniques administrés par voie sys-témique sur leurs effets secondaires a été moins étudié queleur efficacité analgésique pour plusieurs raisons. En effet, leseffets secondaires les plus fréquents ont souvent été considé-rés comme des événements mineurs et la naloxone à faibledose était toujours efficace pour les traiter sans que celas’accompagne d’une levée complète de l’analgésie. Cepen-dant, la crainte d’une dépression respiratoire lors de l’utilisa-tion de morphine a été initialement un frein à une largeutilisation. Le retentissement des opioïdes sur la fonctionventilation a été ainsi beaucoup plus exploré afin de mieuxmaîtriser cet effet secondaire. Les opioïdes entraînent unediminution de la réponse à l’hypoxémie et à l’hypercapnieainsi qu’une bradypnée pouvant conduire à l’apnée. Cet effetsecondaire est observé dès l’utilisation de faibles doses demorphine. L’augmentation des doses de morphine est alorsresponsable d’une augmentation dose-dépendante du seuilde réponse au CO

2

et d’une réponse moins intense (décalagevers la droite de la courbe et aplatissement de sa pente).La relation entre la dose de morphine et les autres effetssecondaires a été étudiée moins précisément que celle liantles doses d’opioïdes et la fonction respiratoire. Toutefois,les études cliniques faites sur des malades opérés objecti-

Figure 1. Analyse isobolographique des interactions des analgésiques non opioïdes avec la morphine. En abscisse, valeur de l’ED 50 de la mor-phine et en ordonnée valeur de l’ED50 de l’antalgique. La figure de gauche schématise les différentes situations lors de la coadministration de2 produits. Le point A représente une supra-additivité ou une synergie, le point B une additivité et le point C une infra-additivité. La figure dedroite montre les résultats des analyses isobolographiques d’une association analgésiques morphiniques-non morphiniques. C : clonidine. P :paracétamol. AINS : anti-inflammatoires non stéroïdiens. N : Néfopam. T : Tramadol.

Dose antalgique 2

Dose antalgique 1

Antalgique non opioïde

Morphique

C

CP

N

T

B

B

AINS

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vent une relation entre la dose de morphine administrée etses effets secondaires. La durée de l’iléus postopératoireaprès chirurgie abdominale est ainsi directement corrélée àla consommation morphinique sur cette période. La réduc-tion de cette consommation, grâce à l’administration conco-mitante d’antalgiques non morphiniques, s’accompagne d’unereprise plus rapide du transit intestinal. Une compilationd’études réalisées en double-aveugle a été faite pour étudierla relation entre la dose de morphine utilisée en postopéra-toire et l’incidence des nausées et de vomissements [3].Cette méta-régression a permis de mettre en évidence unerelation significative entre la consommation en morphine etla survenue de NVPO

(fig. 2)

. Le modèle permet de prédirequ’une diminution de 10 mg de morphine aboutit à unediminution de l’incidence des nausées de 7 % et des vomis-sements de 4 %. Finalement, Zhao

et al

. ont montré qu’unediminution de la consommation en opioïdes pendant les4 premiers jours postopératoires était associée à une dimi-nution globale des effets secondaires des morphiniques [4].Ainsi, une prise d’opioïdes équivalent à 4 mg de morphineaprès une cholécystectomie par voie laparoscopique induitun effet secondaire supplémentaire.

Au total, la plupart des effets secondaires de la morphinesont dépendants de la dose de morphine administrée enpostopératoire.

RAISONNER SUR L’ÉPARGNE MORPHINIQUE A-T-IL DES LIMITES ?

Il existe une grande variabilité interindividuelle dans laréponse analgésique aux morphiniques aussi bien à cause

des différences pharmacocinétiques (fonction rénale ouhépatique), pharmacodynamiques (âge, sexe) ou pharma-cogénétiques (mutation, la perte ou l’ajout d’un ou plu-sieurs nucléotides sur le gène du récepteur aux opioïdesresponsable d’une modification de la structure de la pro-téine). Par exemple, les besoins en opioïdes sont diminuéschez l’insuffisant rénal, chez le sujet âgé, chez les person-nes porteuses d’une mutation d’une adénosine en guanineau niveau du nucléotide 118 du gène du récepteur mu(environ 10 % de la population). Ainsi, une même dose demorphine ne produit pas le même effet analgésique cheztous les patients. De la même manière, une épargne de10 mg de morphine par exemple, obtenue avec un antalgi-que, peut se révéler insuffisante pour certains patients. Deplus, le coût de la morphine est actuellement quasi-nul. Unediminution de la morphine doit ainsi pouvoir s’accompa-gner d’un bénéfice clinique pour le patient en terme dediminution des effets secondaires ou d’amélioration de laqualité de l’analgésie évaluée par l’EVA en sachant qu’il estsouvent difficile de mettre en évidence une différence.Celle-ci peut aussi s’exprimer sous la forme d’un meilleurconfort ou d’une satisfaction meilleure. Beaucoup d’étudesont été réalisées dans le but de démontrer qu’une molé-cule était efficace en terme d’analgésie parce qu’elle pou-vait diminuer la consommation de morphine ou diminuerles scores en EVA de douleur notamment au mouvement.Le bénéfice en terme de diminution d’effets secondaires aété rarement l’objectif des études. Une approche de typeméta-analyse est donc nécessaire pour essayer de répondreà cette question.

Des phénomènes d’hyperalgésie ont été clairement mis enévidence pendant la période postopératoire. Ils sont res-

Figure 2. Relation dose-effet de la morphine sur les nausées et vomissements postopératoires (méta-régression d’études ayant comparé les AINSà un placebo avec une PCA morphine chez tous les patients) (d’après Marret E. et al.).

80 %

70 %

60 %

50 %

40 %

30 %

20 %

10 %

0 %0 10 20 30 40 50 60 70 80

NauséeI % = 0,009 mg + 0,08p = 0,002

VomissementI % = 0,003 mg – 0,001p = 0,02

Consommation de morphine (mg)

Incidence

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ponsables d’une augmentation des scores de douleur dès leréveil du patient et d’une augmentation des besoins en mor-phine titrée en salle de réveil et administrée pendant les24 premières heures. Certaines études ont ainsi mesurél’épargne en morphinique alors que la consommationopioïde peropératoire était différente entre les 2 groupes[5]. La diminution de l’épargne en morphinique en post-opératoire peut alors être potentialisée par la diminutiondes doses opioïdes peropératoires. L’effet d’épargne direc-tement lié à l’antalgique est alors plus difficile à évaluer.La morphine et certains de ses dérivés peuvent être admi-nistrés par voie orale, sous-cutanée ou intraveineuse. Lesformes galéniques disponibles pour la voie orale sont pro-posées à des posologies fixes. La mesure de l’épargne mor-phinique est dans ce cas beaucoup moins précise car elleest dépendante de la dose minimale administrable. Ainsi,l’épargne en morphine d’un opioïde peu puissant peutêtre masquée par ce mode d’évaluation. La même remar-que peut être faite avec l’utilisation de morphine sous-cutanée. En effet, les doses de morphine des injectionssous-cutanées sont déterminées

a priori

. Les posologiesdans les protocoles sont souvent réalisées avec une dosefixe et à heure fixe. La mesure la plus précise des besoinsen opioïdes doit ainsi reposer sur une technique où lepatient peut avoir « librement » accès à la morphine pourpouvoir suffisamment s’auto-soulager tout en tolérant uncertain degré effet secondaire ou dedouleur. L’analgésie contrôlée par lepatient (PCA) est ainsi la méthode dechoix pour mesurer l’épargne en mor-phine.La douleur est souvent exprimée pen-dant la période postopératoire à l’aided’échelle visuelle analogique (EVA). Onattend ainsi d’un antalgique qu’il baisseles scores de cette échelle ou qu’il permette à plus depatients d’avoir un score inférieur à 3/10. Cependant, lesantalgiques non morphiniques ne sont pas suffisammentpuissants pour soulager complètement les patients opérésd’une chirurgie majeure. Il est donc nécessaire d’adminis-trer dans les 2 groupes un traitement de secours à base demorphine le plus souvent. Cette administration sous lemode PCA permet alors au patient de « s’auto-soulager » etainsi de maintenir des scores EVA faibles. Une différencesur les scores EVA peut alors être difficile à obtenir. Lamesure de l’épargne morphinique est alors un des moyenspermettant d’évaluer les propriétés antalgiques du médica-ment. Cependant, les besoins en morphine tout comme lesscores de douleur diminuent régulièrement au fur et àmesure que l’on s’éloigne de l’acte opératoire. Autrementdit, les besoins en morphinique et les scores de douleursont plus élevés pendant les 24 premières heures que

durant le deuxième jour postopératoire où ils sont plusimportants que ceux du troisième jour. L’épargne en mor-phine et la différence sur les scores EVA sont ainsi plus faci-les à mettre en évidence durant les 24 premières heurespostopératoires.

LE BÉNÉFICE CLINIQUE DE L’ASSOCIATION ANALGÉSIQUES NON MORPHINIQUES

AVEC LA MORPHINE EXISTE-T-IL VRAIMENT ?

L’épargne morphinique n’est mesurée dans la littératurequ’après des chirurgies s’accompagnant de douleursmodérées à sévères. Dans le cadre de chirurgie ambula-toire ou moyennent douloureuse, l’épargne morphiniques’exprime sous la forme d’épargne en antalgique depalier II (paracétamol-dextropropoxyphène ou paracéta-mol-codéine). Pour une chirurgie associée à des douleurssévères, tous les patients reçoivent des morphiniques parvoie systémique. Les techniques d’analgésie loco-régionaleoù des anesthésiques locaux sont utilisés doivent être trai-tées à part car elles sont les seules à permettre d’évitercomplètement l’utilisation de morphiniques pendant lapériode postopératoire.

Association paracétamol et morphine

Plusieurs études ont comparé l’adminis-tration conjointe de paracétamol et demorphine. Aubrun

et al

. ont ainsi étudiél’intérêt de l’administration du paracéta-mol chez 550 patients recevant de lamorphine sous-cutanée dans le cadred’une étude randomisée, réalisée dou-ble-aveugle et contre placebo [6].L’épargne en morphine observée a été

de 6,5 mg pendant les 24 premières heures sans effet sur lesscores EVA, ni les effets secondaires des opioïdes. Toute-fois, le pourcentage de patients satisfaits par la prise encharge de la douleur était plus important dans le groupeparacétamol (76 %

versus

65 % ; p < 0,05) [6]. Si l’on sélec-tionne que les études réalisées en double-aveugle, randomi-sées et ayant comparé le paracétamol seul à un placeboavec une PCA morphine pour tous les patients, l’épargne enmorphine des 24 premières heures est de 9 mg, soit unediminution moyenne de 20 % sans diminution des effetssecondaires de la morphine (NVPO, prurit, sédation, réten-tion d’urine, dépression d’urine) [7].

Association AINS et morphine

Il existe de nombreuses études ayant montré l’effetd’épargne en morphine avec les AINS. Si l’on ne retientque les essais ayant rapporté une consommation de mor-

Il existe de nombreuses

études ayant montré l’effet d’épargne en morphine

avec les AINS.

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phine sur les 24 heures, la diminution sur les 24 premiè-res heures est de 25 mg, ce qui correspond à uneréduction d’environ 50 % en besoins morphiniques. Ceteffet d’épargne est associé à une diminution des nauséeset de vomissements ainsi que de la sédation [3]. L’inci-dence de la rétention d’urine et du prurit est aussi dimi-nuée mais de manière non significative. La durée del’iléus postopératoire est aussi réduite d’environ 12 heu-res lorsque l’on associe un AINS avec une PCA morphine.Finalement, les AINS diminuent de manière significativeles scores EVA pour la douleur au mouvement.

Association antagoniste des récepteurs NMDA (kétamine) et morphine

L’intérêt des antagonistes des récepteurs associés à laPCA morphine a fait l’objet de nombreuses publicationsau cours des cinq dernières années. La majorité desessais ont surtout utilisé la kétamine à faible dose dansun but antihyperalgésique plus qu’analgésique. Cepen-dant, les doses utilisées et le protocole d’administration(bolus en début d’intervention ou fin de procédure,injection continue, administration avec la PCA) varientd’une publication à une autre. L’épargne en morphineobtenue avec la kétamine associée à laPCA est d’environ 16 mg, soit uneépargne d’environ 30 %. Cependant,cette diminution en morphine n’a pasété associée à une réduction des effetssecondaires de la morphine (nausées,vomissements, prurit, rétentiond’urine). De plus, elle s’accompagned’une augmentation du nombre d’hallucinations surtoutsi la kétamine est administrée chez un patient ayant reçuune anesthésie locorégionale ou pendant la période pos-topératoire. Son administration augmente aussi la fré-quence des troubles visuels (1 trouble en plus pour28 patients traités) et de rêve agréable (nombre de sujetsà traiter égal à 12). Le bénéfice en terme de diminutiondes EVA douleur reste inférieur à 1/10 pendant les 2 pre-miers jours postopératoires. Quelques études ont cepen-dant retrouvé un bénéfice à distance de l’administrationde kétamine montrant que l’intérêt d’inhiber le récep-teur NMDA ne porte pas tant sur les conséquences enterme d’épargne morphinique (effet sur la tolérance)mais plus sur la réduction des phénomènes d’hyperalgé-sie et d’allodynie [8].

Association clonidine et morphine

La clonidine permet ainsi une épargne en morphine d’envi-ron 20 à 30 %. Cette diminution de la consommation de mor-phine tout comme ses effets secondaires (sédation, baisse dela pression artérielle systémique) sont dose-dépendants. Tou-

tefois, on observe une diminution des nausées et des vomis-sements lors de l’utilisation de la clonidine.

Association néfopam et morphine

Il existe un nombre restreint d’études ayant évalué l’associa-tion morphine-néfopam. Le néfopam administré en discon-tinu a un effet d’épargne en morphine équivalent auxenvirons de 15 mg (soit approximativement 30 %). Cetteépargne en morphine du néfopam paraît ainsi supérieure àcelle du paracétamol comme le suggère une étude ayantcomparé un placébo, le paracétamol ou le néfopam. Leseffets secondaires des opioïdes dans toutes les études n’ontpas été diminués sauf dans une pour les nausées. L’absenceclaire de bénéfice sur la diminution des effets secondairesdes morphiniques peut s’expliquer par les effets intrinsèquesde la molécule. De plus, la présence de sueurs a été fréquem-ment notée dans le groupe néfopam. Les scores EVA douleurà 24 heures ne sont finalement pas toujours diminués lors del’adjonction de néfopam à la PCA morphine.

Association multiple d’antalgiques non opioïdes et morphine

Il existe peu d’études ayant évalué le bénéfice d’associerplusieurs antalgiques non opioïdesdans le but de diminuer encore plus lesbesoins en morphine. L’association laplus étudiée est paracétamol-AINS-mor-phine. La double association AINS-para-cétamol est la plus efficace en terme dediminution des besoins en morphine (– 60 %) mais proche de celle procurée

par les AINS seuls [9].

PLACE DE L’ANALGÉSIE LOCORÉGIONALE

L’analgésie périmédullaire uniquement avec des anesthé-siques locaux est actuellement la seule technique quipermet une analgésie postopératoire efficace sans mor-phiniques après une chirurgie majeure. Elle est plus effi-cace qu’une analgésie à base d’opioïdes intraveineux etpermet de diminuer les NVPO, le prurit et la durée del’iléus postopératoire. Cependant, l’analgésie périduraleà anesthésiques locaux seuls entraîne un certain nombred’effets secondaires à type d’hypotension artérielle et detroubles moteurs. Plus on augmente la concentration enanesthésique local, plus on permet une épargne en mor-phinique avec une analgésie équivalente mais au prixd’effets secondaires plus importants.Les blocs périphériques ou les infiltrations permettentune épargne en morphine significative avec moins d’effetssecondaires de type opioïdes (NVPO, prurit), des scores

La clonidine permet ainsi une épargne en morphine

d’environ 20 à 30 %.

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230

EVA douleur plus faibles et un taux de satisfaction depatients plus élevé. Après une chirurgie mineure, le béné-fice est surtout calculé sur le nombre d’antalgiques depalier II pris par les patients. Après chirurgie inguinale, uneinfiltration de la paroi avec une administration continue debupivacaine permet ainsi de diminuer les besoins en antal-giques de plus de 50 %. Après chirurgie majeure, l’épargneen morphine administrée par mode PCA avec les infiltra-tions se situe aux environs de 50 %. Avec un même ordrede grandeur, l’analgésie intra-articulaire permet de dimi-nuer le recours aux antalgiques. Les blocs périphériquespermettent quant à eux une épargne en morphine prochede 100 %.

CONCLUSION

Tous les antalgiques non opioïdes permettent une épargneen morphine. Cependant, celle-ci est variable d’une molé-cule à l’autre en postopératoire. Les effets secondaires desopioïdes sont dose-dépendants. Dans ce contexte, l’épar-gne morphine présente un réel intérêt car la diminution desNVPO, de la sédation, du prurit ou de la durée de l’iléuspostopératoire sont autant d’éléments qui vont favoriser laréhabilitation postopératoire. Cependant, cette diminutiondes besoins en morphine ne s’accompagne pas toujours enpratique d’une diminution des effets secondaires des opioï-des à cause des effets secondaires propres à chacun desantalgiques ou d’une épargne en morphine faible. Finale-ment, seules les techniques d’anesthésie locorégionale per-mettent une véritable épargne en morphine et permettentainsi pleinement aux patients de récupérer plus rapidementde leur acte chirurgical.

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Résumé

L’analgésie multimodale est un concept basé sur l’utilisationconjointe d’antalgiques ou de différentes stratégies ayant un méca-nisme d’action différent dans le but de renforcer l’analgésie et dediminuer les effets secondaires. Expérimentalement, plusieurs étu-des ont supporté ce concept. De même, plusieurs travaux cliniqueschez les patients opérés ont démontré une diminution des besoinsen morphine. Cependant, il apparaît que cette épargne morphini-que est variable d’une molécule à l’autre et ne s’associe pas tou-jours d’une diminution des effets secondaires des morphiniqueset d’une amélioration des scores de douleur. Seule l’analgésie mul-timodale combinant différentes techniques (analgésie locorégiona-le et analgésie intraveineuse) permet une épargne morphiniquetotale.

Mots-clés :

analgésie multimodale, morphine, effets secondaires.

Summary: Is morphine-sparing realistic?

Multimodal analgesia is a concept based on combined use ofanalgesics or different strategies with different mechanisms ofaction in an attempt to improve pain relief and reduce secondaryeffects. Experimentally, several studies have provided evidencesupporting this concept. Clinical studies in operative patientshave also demonstrated a reduction in the need for morphine.The morphine sparing effect is however variable from onecompound to another and is not always associated with a de-crease in secondary effects of morphine and improved painscores. Only multimodal analgesia combining different tech-niques (locoregional analgesia and intravenous analgesia) canenable total morphine sparing.

Key-words:

multimodal analgesia, morphine, secondary effects.

Tirés à part : E. MARRET,Département d’Anesthésie-Réanimation,

Hôpital Tenon,4, rue de la Chine,

75910 Paris Cedex 20.e-mail : [email protected]