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Comment renouer avec le temps long en politique ? Quelle promesse d’égalité avec les classes populaires ? Quels repères pour une croissance humaine ? QUEL RECIT REPUBLICAIN POUR LE PAYS, POUR LA GAUCHE ? Université d’Automne LES ACTES 25 et 26 octobre 2013 Cluny

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Comment renouer avec le temps long en politique ?

Quelle promesse d’égalité avec les classes

populaires ?

Quels repères pour une croissance humaine ?

Comment réinscrire les classes populaires dans un récit fédérateur ?

QUEL RECIT REPUBLICAIN POUR LE PAYS, POUR LA GAUCHE ?

Université d’Automne

LES ACTES

25 et 26 octobre 2013

Cluny

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Qui sommes-nous ?

Esprit Civique est un cercle politique l’interface de la société civile et des décideurs politiques. Il

réunit des élus et des personnes engagées dans le mouvement social (ONG, associations...)

comme dans le monde de l’entreprise.

Héritier à gauche de la tradition du christianisme social, Esprit Civique est ouvert à tous ceux

qui, dans la diversité de leur sensibilité, de leur croyance ou de leur non-croyance, partagent la

culture humaniste inspirée du personnalisme. Il s'inscrit dans le sillage de la pensée de Mounier,

Levinas et Ricœur.

Pourquoi ?

La reconnaissance inconditionnelle de la dignité de chaque personne fonde l’éthique sociale

d’Esprit Civique. Dans cette perspective, la liberté individuelle ne peut trouver un sens humain

que si elle est vécue dans la relation l’autre, la coopération et l’attention prioritaire aux plus

vulnérables. Esprit Civique veut porter ensemble le combat pour la justice et celui de la

fraternité, valeur trop souvent oubliée de la devise républicaine. L'idéologie libérale dominante,

matérialiste et individualiste, contribue à l'atonie sociale contemporaine et à la défiance envers le

monde politique. En mettant "hors-champ" les milieux populaires, cette idéologie met en danger

ce qui fonde notre culture commune.

Révolutions numériques et biologiques, dérégulation financière, défi écologique... plus qu'une

crise, notre société doit faire face à une profonde mutation, un passage vers des temps nouveaux.

Esprit Civique veut contribuer à cette traversée avec des repères clairs qui évitent les écueils de

la démesure et de l’austérité. Comment b tir une société juste et créative, fondée sur le lien et des

communautés ouvertes, l’instar de la famille ? Comment valoriser les capacités de chacun et la

maîtrise du temps ? Comment redonner un sens durable à l'économie et distinguer l'essentiel du

superflu ?

Il est urgent de redonner à nos sociétés fatiguées le goût de l’avenir. Nous ne pouvons pas écrire

"le grand récit républicain" ni le "dessein européen" sans les citoyens. « La démocratie est

d’abord un état d’esprit » (Pierre Mendès France).

Donner un sens actuel au "bien commun", inventer un nouveau style de vie et de développement,

une nouvelle citoyenneté, agir pour une authentique solidarité internationale : nous voulons, aux

côtés de ceux, de plus en plus nombreux, qui résistent et qui innovent, faire de la politique pour

tout l'Homme et pour tous les Hommes.

Comment ?

Esprit Civique a fait le choix d’être un laboratoire d'idées, force de propositions aux côtés des

pouvoirs publics et des élus, au Parlement et dans les territoires.

Il organise des débats, des rencontres et publie une revue électronique. Esprit Civique est un lieu

d’information et de formation, notamment en direction des nouvelles générations.

Premiers Signataires :

Dominique Potier, Jean Philippe Mallé, Jean-Baptiste de Foucauld, Jérôme Vignon, Guy Aurenche,

François Soulage, Jo Spiegel, Bruno-Nestor Azerot, Guy Coq et les Poissons roses.

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Cluny 2013, la première édition

Pour notre première Université, nous avons souhaité nous rassembler autour du thème du

« récit républicain. »

C‘est devenu une idée commune : tout le monde s'accorde pour dire qu'il manque à notre

pays un "grand récit". Chacun en dessine les bienfaits : souffle démocratique, espérance partagée,

effet rassembleur, effort sublimé, nouvelle frontière...! Tout le monde constate aussi la peine que

nous avons à jalonner un tel récit. Quel acte fondateur ? Quel dessein et pour qui ? En l'absence

de ces réponses, la promesse du récit tourne à vide…

Nous savons que la sortie de crise n’est pas qu’une équation savante, elle fera appel à plus

de créativité, de fraternité et de sens. Nous avons aussi l'intuition que la promesse républicaine

passe pour la gauche par une alliance renouvelée avec les classes populaires et par une

authentique profondeur de champ. Les dérives libérales et populistes forment un même cercle

dangereux. C'est avec une attention aux plus vulnérables et le sens du bien commun que nous

donnerons un sens humain aux mutations actuelles.

Nous nous sommes donné deux journées pour prendre le temps et le risque d'écrire

une copie commune, simple contribution à un débat pluriel. Ces Actes sont autant de

chapitres de ce « récit » qui doivent nous aider à penser une autre manière de faire de la politique

et de s’engager comme citoyen. Un récit pour reconstruire une « espérance raisonnable » !

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SOMMAIRE

Remerciements …...…………...………………………………………………….………........ 9

Préface par Jacques Delors …...………………...…………………………………….…… .. 11

Introduction de Jean-Philippe Mallé …….………………………………………………..... 17

GRAND TÉMOIN - Bernard Devert, « Le personnalisme en action » ………………..… 21

GRAND DÉBAT - Paul Thibaut,

« Le pacte républicain à l’épreuve de la fraternité » ……………………...……………….. 25

SYNTHÈSE des ateliers participatifs du Vendredi

« Comment refonder un humanisme dans les combats d’aujourd’hui ? » ..........……….. 29

SOIRÉE CONFÉRENCE - « Mounier, Ricoeur, Levinas,

la pensée personnaliste, une ressource pour demain ? »…………………..…...........………33

« Oui, mais ce n’est pas si simple… », Jean-Louis Schlegel ………………..…..….….. 33

« En quoi la pensée de Paul Ricoeur peut-elle nous aider à penser

l’institution politique aujourd’hui ? », Pierre-Olivier Monteil…………......……….. 39

« Défendre la personne : Evènement mystique et engagement politique

chez Mounier », Yves Roullière…………………… ………..……………………….. 47

SYNTHESE, par Jérôme Vignon, « Mounier, Ricoeur, Levinas,

pourquoi nous aident-ils à nous engager en politique? » …………....................…….. 53

TABLE-RONDE CITOYENNE :

« Sur quels enjeux la gauche réformiste doit-elle être radicale ? » ……………………...... 57

« Radicalité au nom du personnalisme », Jo Spiegel…………………………………… 57

« L’Europe contre la République ? », Fabien Chevalier ………………………………. 63

« Le vivre-ensemble à l’heure de l’écologie », Bernard Perret ………………………… 67

TABLE-RONDE POLITIQUE ………………………………………..…………………… 73

SYNTHÈSE des ateliers participatifs du Samedi

« Habiter » le récit républicain : faire vivre nos engagements au quotidien » …………..……. 83

Discours de clôture, Dominique Potier …………………………………………...…………... 87

Juin 2014 - Le Manifeste d’Esprit Civique …………………………………………....…….. 93

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Remerciements

Je tiens à remercier tous ceux qui ont permis à cette première Université de voir le jour, 6 mois

seulement après la création d’Esprit Civique. Le challenge était immense et les ressources

matérielles précaires. Pourtant, grâce à l’énergie, l’enthousiasme et l’audace de quelques-uns,

nous sommes parvenus à réunir près de 150 personnes pendant deux jours et à créer un bel élan

autour d’une ambition commune : vivre la politique autrement.

Ce sont tous ces bénévoles, compagnons de route et amis qui nous ont accompagnés en cette

année de fondation que je veux saluer : Jérôme Vignon, Jean-Baptiste de Foucauld, François

Soulage, Bruno-Nestor Azerot, Michel Vilbois, Guy Aurenche, Jo Spiegel, Guy Coq, Philippe de

Roux, Christine Lagrange, Marc Lebret, Chantal Hamy, Nestor Goma Dosso, François Euvé,

Pierre-Baptiste Cordier, François-Xavier Hay, Patrick Le Neveu, Eric Vinson, Jean-François

Kesler, Vincent Soulage, Alexis Bavitot.

Je souhaite adresser des remerciements particuliers aux « petites mains » de cette Université

2013 qui sont aussi de grands cœurs et de cerveaux bien faits ! Je sais combien leur aide a été

précieuse. Merci à François Comets, Sophie Lebrun, Théo Klaagard, Pauline Leclère, Fabien

Despinasse, Nathalie Kemadjou et Didier Da Silva.

Je veux remercier également les participants de cette première édition qui nous ont fait

confiance : Paul Thibaud, Bernard Devert, Bernard Perret, Cécile de Blic, Fabien Chevalier,

Pierre-Olivier Monteil, Yves Roullière, Jean-Louis Schlegel, Patrick Boulte, Guillaume Jeu et

Romain Blachier.

Enfin, j’exprime un salut amical à mes collègues députés qui m’ont fait le plaisir d’être présents :

Monique Rabin, Cécile Untermaier, Thomas Thévenoud, Christophe Sirugue, Philippe Baumel,

Laurent Grandguillaume.

Enfin, un mot pour mon complice et ami Jean-Philippe Mallé qui redevient, aléa de la vie

politique, député-suppléant de Benoit Hamon. Je sais que son changement de statut n’entamera

pas sa détermination à avancer à nos côtés. Bravo et merci.

Poursuivons ensemble cette belle dynamique ! Rendez-vous les 3 et 4 octobre pour la deuxième

édition de notre Université populaire !

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PRÉFACE

par Jacques Delors

Notre première Université d’automne est parrainée par Jacques Delors qui nous soutient

depuis nos débuts. Il a apporté sa contribution à la grande question qui anime ces deux jours,

« comment refonder le récit républicain? », lors de notre soirée de lancement.

« Je ne vous apprendrai rien en vous disant que nous sommes en plein tohu-bohu. Une crise

économique, financière et sociale avec son lot de souffrances, ses inégalités nouvelles et la perte

de l’espoir en l’avenir. Dans ce contexte, que nos amis députés aient décidé d’organiser cette

réunion pour parler d’autre chose, sans oublier les actualités bien-sûr, c’est à la fois un réconfort

et une respiration.

A Esprit Civique, les élus sont au parti socialiste mais ils veulent prendre la distance nécessaire

pour la réflexion. C’est une période très difficile pour les élus et aussi pour les militants, et moi

qui ne suis aujourd’hui qu’un militant, avant de critiquer ceux qui sont en charge, je tourne sept

fois ma langue dans ma bouche, parce que la situation n’est vraiment pas facile.

La bataille politique, ils doivent la mener tous les jours, et pourtant ils ont décidé qu’un temps de

réflexion était nécessaire, pas simplement une réflexion personnelle mais une réflexion avec les

autres. Et c’est déjà là, la trace du personnalisme : réfléchir avec les autres. C’est ce que nous

propose le laboratoire Esprit civique.

Je ne traiterai pour ma part que deux questions. Je parlerai de la difficile dialectique entre pensée

et action d’une part, et l’affrontement nécessaire sur les valeurs de l’autre. Ça m’ennuie

d’employer ce mot « les valeurs », car tout le monde l’emploie actuellement, mais pourquoi

l’abandonnerions-nous à ceux qui en parlent à tort et à travers ? Donc on garde le terme, mais il

s’est beaucoup dévalorisé, si je puis m’exprimer ainsi.

La difficile dialectique entre la réflexion et l’action

Il y a trois points qui sont importants à mon avis, au point de vue de la méthode : le devoir de

mémoire, la considération des temps nécessaires pour changer et enfin la lutte contre la courte-

vue.

Le devoir de mémoire. Un peuple sans mémoire n’a pas d’avenir, et il est quand même frappant

de voir que ces temps derniers, à chaque fois que j’étais interrogé par les médias, je leur disais,

cette question-là il faut la voir demain, après-demain, ils me disaient : « Mais Monsieur Delors,

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demain cela ne sera plus de l’actualité ». Voilà comment fonctionnent les médias, rendant encore

plus difficile la vie des gouvernants et des élus.

Le passé est plein d’enseignements, tant au niveau mondial qu’européen ou national. Retrouver

grâce à sa mémoire les enseignements du passé, c’est aussi retrouver des moments exceptionnels.

Je vous citerais l’Appel de Robert Schumann en mai 1950. C’est un des événements les plus

importants que j’ai connu sur le plan spirituel. Il s’agissait à la fois de concilier le pardon et le

souvenir, la mémoire et le pardon. On pardonnait sans oublier, mais on offrait aux adversaires

d’hier, meurtris, la possibilité de se reconstituer et de rejoindre la communauté des peuples

démocratiques ou des peuples respectueux les uns des autres. Donc prendre ce recul nécessaire,

c’est possible dans le laboratoire.

La considération du temps

N’oublions pas que nous vivons dans une civilisation de l’instantané. Monsieur le Ministre, qu’a

fait l’État là ? Et la réponse doit venir tout de suite. On s’habitue à cela, on devient un peu les

serveurs de ces médias alors que la considération du temps nécessaire pour faire quelque chose

doit nous conduire.

Je vais vous en donner un exemple. Le Président de la République a pris les pouvoirs alors que la

France a un manque de compétitivité et que l’industrie ne représente plus que 11% du produit

national. L’industrie, sans négliger le reste, surtout pas l’agriculture, c’est elle qui provoque

l’innovation et la recherche. C’est là que se trouvent la demande de produits nouveaux, de

nouvelles façons de procéder. La désindustrialisation date de quinze, vingt ans, on ne peut pas

demander au Président de la République et au Gouvernement de changer ça en un jour. Il faudra

du temps. Et c’est là où, à mon avis, la constitution d’un nouveau commissariat du plan – il

s’appellera autrement – est absolument nécessaire pour que les gens retrouvent le sens du temps

nécessaire.

La lutte contre la courte-vue

C’est là le mal européen essentiel de nos dirigeants qui ont géré la crise de l’euro avec la courte-

vue.

Bien-sûr les structures n’étaient pas bonnes, j’en ai parlé à l’époque, mais ils avaient une courte-

vue. « La courte-vue », quand j’en parle à des hommes politiques européens ils me disent :

Monsieur Delors, il y a l’opinion publique, la demande de résultats… Comment, comme voulait

le faire Mendes France, suivre l’opinion publique tout en essayant de l’éduquer ? Ça c’est un

problème extrêmement difficile.

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Donc la courte-vue c’est le triomphe de l’argument de nécessité contre la référence d’une vision

à moyen terme, ou pour le dire d’une autre manière, c’est la prédominance du plombier sur

l’architecte. Et la façon dont les dirigeants de la zone euro ont travaillé depuis quatre ans, c’était

des pompiers et ils ont mis du temps pour trouver la bonne pompe à incendie, mais ce n’était pas

des architectes, or pour convaincre un peuple il faut être un peu architecte et lui proposer un

dessin et pas simplement d’éteindre le feu ou de faire face à telle ou telle exigence du moment.

Or, il n’y avait d’accord ni sur les objectifs ni sur les structures de l’union économique et

financière et pas plus que sur l’Union européenne à vingt-sept. Aujourd’hui la crise de confiance

qui marque l’Europe est aussi très présente chez les pays qui ne sont pas dans la zone euro.

Pourquoi on ne parle que de la zone euro ? Elle a occulté le reste. Quel est le projet pour l’Union

à vingt-sept ? Qui en parle ?

L’affrontement nécessaire sur les valeurs

C’est évident que le volontarisme ne suffit pas. Et créer un club entre super-volontaires ça n’a

pas de sens. Il faut se méfier aussi de la nostalgie. La nostalgie c’est ce qui accapare des gens

comme moi, les plus âgés. Et souvent quand on fait une analyse de la société présente, on aurait

tendance à dire « de mon temps la citoyenneté était plus active…, les gens étaient moins

égoïstes… » Ai-je raison ? Et là il faut bien-entendu que le laboratoire fasse appel aux quelques

scientifiques de haute volée pour expliquer ce qui a changé et qui n’a pas changé. C’est vrai que

quand j’ai commencé à militer, le porteur d’humanité était à côté aussi, et on se parlait… Il faut

aussi se prononcer, prendre des risques.

Les deux dangers principaux sont l’individualisme contemporain et la dilution de la société. Je

vais vous en donner un exemple de l’individualisme contemporain. Parlant devant des jeunes un

jour, l’un d’eux m’a dit : « Monsieur Delors, vous vous trompez, je suis le seul maître de mon

destin. » Je n’ai même pas fait référence à Dieu. Cet individualisme contemporain est pervers et

il y a une coïncidence, réfléchissez-y, entre l’individualisme contemporain et l’idéologie

financière.

Il y a une adéquation qui prouve que ça n’a pas été simplement l’histoire de gens qui ont crû

spéculer, créer de la valeur n’importe comment, ça n’était pas ça. C’était des gens qui croyaient

aussi que l’individu pouvait intervenir de cette manière.

Cet individualisme contemporain n’a pas que des défauts. Quand on travaille dans des

associations caritatives ou dans toutes les associations d’aide aux entreprises on s’aperçoit que

beaucoup de jeunes, parce qu’ils sont individualistes, ont envie de faire quelque chose d’eux-

mêmes. Donc il va falloir distinguer et ne pas parler aux citoyens uniquement en termes

d’accusation.

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Et en deuxièmement la dilution de la société : comment refaire société, comment vivre ensemble

? Des grandes idées, des grands héritages du passé, du rôle de l’état, de la vie associative, de la

citoyenneté politique, tout cela est en cause aujourd’hui, et souvent des gestes pris par des

gouvernements n’ont pas l’effet annoncé. Les Français sont fiers de leur passé et ne sont pas

confiants dans l’avenir, il faut essayer de corriger cela.

Justice

Il y a un mot qui n’est pas souvent prononcé, c’est le mot de justice. Comment voulez-vous que

je ne sois pas pour une fois indigné, et pas simplement pragmatique, quand je vois que 130 000

enfants d’une génération quittent l’école secondaire sans diplôme ! Je les ai rencontrés, ils n’ont

plus confiance en eux-mêmes, ils n’ont plus confiance en leurs capacités. Ils n’ont jamais lu

Amartya Sen et la capabilité, mais le devoir d’une société c’est de donner à chaque enfant la

capabilité, c’est-à-dire une certaine confiance en lui-même et de faire quelque chose, de savoir

qu’il sera membre actif de la société.

Et cette question d’inégalité scolaire, ce n’est pas qu’une question de réforme de l’éducation,

c’est aussi une question familiale, pas seulement l’esprit de la famille mais le revenu de la

famille, quand les enfants rentrent chez eux dans un appartement de deux pièces, il y a trois

enfants, où vont-ils faire leurs devoirs, comment vont-ils trouver ? Et quand les deux parents

travaillent, ils arrivent, ils allument la télévision. Il faut bien comprendre ça. Et cette inégalité,

elle est fondamentale.

Donner à chaque enfant la capacité de se comprendre mieux, savoir ce qu’il est, même avec ses

défauts, et de s’assumer dans la vie, c’est essentiel. C’est la tâche numéro un de l’État social de

demain. Alors que peut faire l’action politique dans tout cela ? C’est la question que je vous

poserai.

D’abord construire un avenir, dans le monde et en Europe, parce que l’avenir de la France est lié

en partie à l’existence de l’Europe sinon ce sera le déclin, le déclin de l’Europe et peut-être

même le déclin de l’Occident. Se doter des moyens d’une société plus solidaire, d’atouts

économiques pour peser sur notre destin. La tâche de nos gouvernements est très difficile

compte-tenu du fait qu’en ce moment, le rapport aux forces économiques entre l’Allemagne et la

France est déséquilibré. Il faut bien comprendre cela chaque fois qu’il y a des rencontres au

sommet ou autres. Faut-il en rester là ? Non. Il ne faut pas renoncer.

Est-ce que l’on peut changer les gens, les amener à adopter des valeurs un peu différentes ?

Évidemment il ne faut pas être totalement utopiste, mais l’action sur les valeurs vécues par les

gens est la dimension essentielle de la politique. Refaire société, reconstruire une citoyenneté,

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faire que les gens sentent qu’ils le feront ensemble, c’est nécessaire. Et de ce point de vue, je

répète, la capabilité est une question d’éducation, d’organisation sociale et de famille.

Le travail est-il suffisamment récompensé ? La solidarité est-elle vécue avec un parfum de

fraternité ? On n’en demande pas plus, un parfum de fraternité. Nous avons un système social

très développé, mais il y a des trous dans le gruyère ! Alors ces « trous », ce sont généralement

les associations qui les remplissent. Il faut écouter leurs témoignages, il faut voir avec quelle

délicatesse, ouverture d’esprit, ils s’adressent aux gens qui sont exclus de la société. Et donc c’est

pour ça qu’il ne faut pas croire, comme certains se prononcent, que l’État veut tout faire. Non, la

vie associative est un élément essentiel de la construction d’une société, je dirai même du

socialisme démocrate.

La personne respectée

La personne se définit en elle-même, chaque personne est unique et se définit aussi dans ses

relations avec les autres, c’est ça le personnalisme communautaire. C’est un vaste débat que celui

sur « personne et communauté ». Le laboratoire Esprit civique ne pourra pas ne pas traiter cette

question. Cette question qui nous permet de parler de la personne et pas simplement des

individus.

Le courant dont les membres d’Esprit civique sont les successeurs a toujours pensé que les

restitutions ne suffisaient pas, pas plus que le progrès économique. Si les valeurs n’évoluent pas,

alors la personne perdra de multiples exemples depuis Marc Sangnier jusqu’à Emmanuel

Mounier.

Nous avons besoin absolument de votre démarche car il manque cette attention vigilante à la

personne, au-delà du citoyen, du travailleur, du consommateur, dans une forme de synthèse de

réunification de la personne, en pensant à l’éducation, à la vie collective, aux communautés

naturelles – dont la famille – à tout ce qui peut réunifier la personne et lui rendre pleine

conscience de ce qu’elle est, de ses droits mais aussi de ses devoirs.

Pour cela, le laboratoire d’idées s’est fondé sur la confiance, redonner de la confiance, non pas en

demandant à la consultation des sondeurs, mais redonner à chacun une confiance en lui-même,

une confiance en la France, une confiance en l’Europe. Autrement dit, comme le disait

Emmanuel Mounier, lutter contre le désordre établi. Le désordre établi est dans nos têtes. Ce

serait ça la vraie révolution ! »

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Introduction de Jean-Philippe Mallé

Conseiller général des Yvelines, député-suppléant de la 11ème

circonscription des Yvelines

Cher Thomas,

Merci de ce temps d’accueil ici chez toi, sur tes terres, si chères, comme tu l’as rappelé, à

François Mitterrand.

Ce troisième rendez-vous est notre première université d’Automne. Ce n'était pas évident à

organiser car nous sommes un jeune cercle de réflexion et l'étaler sur deux journées est

ambitieux.

Nous avions lancé notre cercle de réflexion au printemps, en présence de Jacques Delors, salle

Colbert, à l’Assemblée Nationale. Un deuxième rendez-vous avec le Professeur Didier Sicard,

qui a rendu son rapport sur la fin de vie à François Hollande en décembre dernier. La fin de vie

c’est une problématique qui va se poser aux parlementaires : François Hollande est décidé à

légiférer en la matière - ce qui n'est d'ailleurs pas partagé par le Professeur Sicard. Ce dernier

conclue son rapport, en affirmant qu'il n'y a pas besoin de loi mais qu'il convient de proposer des

mesures pratiques et pragmatiques.

Merci évidemment à toutes les personnalités qui sont venues, qui nous honorent de leur présence

et qui aux côtés des parlementaires, ont fondé ce cercle. Je pense à Jérôme Vignon, à Jean-

Baptiste de Foucauld et à bien d’autres.

Ce qui fait la singularité, l’originalité de notre cercle, c’est le paradigme de Jérôme Vignon qui a

toute sa vie concilié, aux côtés de Jacques Delors, l’action et la réflexion. Et Jérôme nous a

toujours dit que ce qui était intéressant dans ce cercle, dans cette initiative c’est la présence de

parlementaires. L’idée est de nourrir les parlementaires d’une réflexion. Il faut bien savoir que

s’il y a un endroit où l’on réfléchit bien peu c’est à l’Assemblée Nationale. Je suis désolé de ces

propos, mais vous ne pouvez pas savoir, en une année, à quelle vitesse nous avons dû voter des

textes qui ont été proposés. Pour nous, c’est très précieux : prendre le temps de vous écouter et

apprendre. Pour moi, c’est ce qui fait l’intérêt de ces journées.

Pourquoi ce cercle de réflexion ? Nous nous sommes dit que nous partagions, avec quelques

parlementaires et des personnalités de la société civile - comme le monde associatif - le

christianisme social.

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Nous ne sommes pas la gauche chrétienne.

Nous ne voulons pas faire de courant politique, un courant qui serait un courant chrétien du parti

socialiste. Mais il y a deux réalités qui cohabitent en chacun de nous : nous sommes catholiques -

sans l'afficher, mais sans en avoir honte - Et nous sommes de gauche, puisque Esprit Civique est

un cercle de réflexion très solidement ancré à gauche. Nous voulons faire vivre, avec Dominique,

la biodiversité à gauche, ce qui est très intéressant. Je ne vais pas préempter le débat de cet après-

midi sur le récit républicain ; Thomas en a déjà dit un mot. Je voulais simplement faire état d'une

réflexion, qui me semble essentielle et fondamentale. Tout le monde connaît les difficultés que la

gauche rencontre aujourd’hui, des difficultés intellectuelles pour penser le politique.

Par exemple : comment renouer avec le temps long en politique ? Il me semble qu’une réflexion

sur la temporalité, sur le temps, s’impose. Nous avions invité Gilles Finchelstein, le directeur de

la fondation Jean-Jaurès, qui a écrit un livre très intéressant que j’ai lu cet été : la Dictature de

l‘urgence. Gilles Finchelstein connaît bien la politique : il a créé la fondation Jean-Jaurès et c’est

aussi un intellectuel. Il réfléchit beaucoup à cette question du temps en politique. Il nous a promis

qu'il viendrait salle Colbert à l‘Assemblée Nationale à une de nos soirées, parler du rapport entre

la politique et le temps.

Deuxième chose que je voulais vous livrer : le récit c’est tout sauf le storytelling. Le storytelling,

c’est offrir, chaque jour, une histoire nouvelle, à la population pour la détourner de l’essentiel. Le

récit républicain, lui, vient de loin, passe par le politique, et doit nous amener dans une certaine

direction. Je soumets cela à votre réflexion. Dans les difficultés que l’on vit, les difficultés qui

sont les nôtres - le législatif mais aussi l’exécutif, puisque nous avons été gourmandés cette

semaine par l’exécutif sur le fait que le groupe parlementaire socialiste serait agité – je pense que

l’exécutif devrait avoir une réflexion salutaire sur ce positionnement et sur la façon de s’adresser

aux Français. Je pense que les maladresses - comme l'affaire Léonarda - n’est qu’un signe de

plus, me semble-t-il, de quelque chose qui ne va pas. Nous ne sommes peut-être même pas

d’accord entre nous à gauche sur ce que sont l’État et la nation par exemple, des concepts qui

viennent de loin. Je rappelle que la France est une construction politique et que c’est l’Etat qui a

créé la France.

Parler du récit républicain, cela revient forcément à parler de la place de l’Etat, dans notre pays,

de la place de la Nation.

Comment articuler notre Etat, notre Nation, dans la construction européenne ? N'y a-t-il pas

matière, justement, de pouvoir arriver à une réorientation de la construction européenne ?

Vous avez probablement lu ces pages dans le Monde (daté du 25 Octobre), qui sont très

intéressantes sur le débat qui traverse la gauche. Jean-Pierre Le Goff, le sociologue pose les

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choses de manières très pertinentes : « Un pays qui ne sait plus d’où il vient et où il va, perd

l’estime de lui-même. Il faut aborder les questions qui dérangent en dehors des tabous et des

invectives. Quel rapport la gauche entretient-elle aujourd’hui avec la nation ? Les références

éthérées à l’Europe et aux droits de l’homme ne peuvent tenir lieu de réponses à ces questions ;

l’attachement au modèle social ne peut suffire.

Qu’en est-il de ce "cher et vieux pays" (c’était Charles de Gaulle qui parlait de ce cher vieux

pays) au sein de l’Union Européenne et dans le monde ? La gauche devrait expliquer de façon

cohérente et crédible le sens qu’elle donne désormais à la République face aux groupes de

pressions qui fondent leurs particularités ethniques, communautaires ou religieuses, en

considérant la laïcité comme discriminatoire ». Et il conclut « c’est l’avenir d’une gauche

républicaine et sociale, attachée à l‘État de droit, respectueuses des libertés d’opinion du débat

intellectuel, qui est désormais en question ». C’est à ce débat intellectuel que nous vous invitons

pendant cette Université.

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GRAND TÉMOIN Bernard Devert

« Le personnalisme en action »

Président fondateur d’Habitat et Humanisme,

Membre du Haut Comité pour le logement pour les personnes défavorisées

J’observe dans cette assemblée nombre de visages déjà rencontrés avec les « Ateliers de

l’Entrepreneuriat Humaniste » créés par l’Université catholique de Lyon et Habitat et

Humanisme.

Ces deux entités participent à la reconversion des anciennes prisons de Lyon, Saint Paul/Saint

Joseph. Un campus est en cours de construction accompagné d’un programme de mixité sociale,

élaboré dans cette ouverture à l’autre, en direction notamment de la personne malade. Je me

permets de le souligner, en écho à l’intervention de Jérôme Vignon qui a présenté, avec une

grande acuité, le fondateur du personnalisme, Emmanuel Mounier. Comment ne pas se rappeler

qu’il a été écroué dans ces prisons en 1942. Le nom d’Espace Emmanuel Mounier sera donné à

notre programme.

Vous m’avez demandé un témoignage. Il est difficile de témoigner de ce qui est personnel,

d’autant qu’Habitat et Humanisme n’est pas l’histoire d’un homme mais d’une équipe qui a

mobilisé énergie et ouverture, en faisant appel aux compétences et à la générosité de l’esprit et du

cœur. 17 000 familles ont été logées sur une période de 29 ans ; l’ampleur du mal logement fait

apparaître combien ce chiffre, s’il n’est pas une anecdote, demeure insuffisant alors que la

pénurie de logements s’aggrave

« Avec votre argent, vous pouvez déplacer les gens »

L’histoire a commencé à travers l’approche de celui qui est autre, notamment avec cette femme

âgée et désargentée. Alors promoteur immobilier, j’acquiers un immeuble si vétuste que sa

déconstruction s’impose.

L’immeuble était occupé par des personnes du quart monde. Un des occupants fit une tentative

de suicide. Ses voisins me téléphonent pour m’annoncer le SOS que représentait cet acte. Je me

rends à l’hôpital. Après avoir été autorisé par les médecins à entrer dans la chambre, je lui dis : «

Mais vous saviez bien que j’allais vous reloger. »

Oui, certes, me répond-elle, mais Il y a une chose que vous ne saviez pas ou ne vouliez pas

savoir, c’est que mon logement, bien que vétuste, est la condition me permettant de garder des

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relations. Seule, veuve, sans enfants, j’ai quelques amis dans ce quartier dont la transformation

impacte le déplacement des personnes fragilisées.

Elle a ce mot terrible mais juste : « Avec votre argent, vous pouvez déplacer les gens. » Ce fut

comme un coup de poignard ; je me suis dit que son propos était juste. J’ai vendu ma société de

promotion ; le produit de cession fut investi dans une approche novatrice de l’acte de

construction via l’association dénommée Habitat et Humanisme. Ce nom est en référence à

Economie et Humanisme (Père Joseph Lebret O.P.) dont nombre des acteurs furent mes maîtres.

Liberté, égalité, fraternité

Un drame dédramatisé que ce logement stigmatisant les personnes, rendant alors bien difficiles la

possibilité de faire société. Il est un habitat qui constitue des frontières. Je reprendrais bien le

triptyque républicain : quelle liberté pour les hommes et femmes des quartiers, dits sensibles, qui

focalisent la détresse et la misère jusqu’à feindre de s’étonner que ces territoires deviennent des

quartiers de non droit. Peuvent-ils considérer que notre société sera un jour la leur. A force d’être

appelés par ce qu’ils n’ont pas ils pensent qu’ils ne sont rien.

Quelle liberté possible pour des hommes et des femmes dont le reste non pas à vivre mais pour

vivre, est inférieur à 80 euros, voire 50 euros mensuels ?

La rencontre de l’autre est un appel à reconnaître pour faire naître. Maurice Zundel, un des

grands spirituels et poètes du XXème siècle, dit que l’homme n’est pas encore né. Nous sommes

appelés à cette naissance pour que le possessif s’efface devant l’oblatif. Zundel fait dire à cet

enfant qui parle à sa mère : maman, maman je t’ai fait naitre. Comme c’est juste !

Reconnaitre pour naître à notre humanité jusqu’à découvrir que nous sommes absolument tous

des égaux

Cette liberté, cette égalité ne mettent pas en cause le pouvoir mais lui confèrent sa vraie place :

un service qui ne se trouve qu’après bien des balbutiements et des déplacements intérieurs.

La fraternité, suivant la belle expression de Régis Debray, est une vieille dame qui ferait

tapisserie. Il y a une urgence à lui offrir quelques pas de danse. Faire danser la fraternité, ne

serait-ce pas la condition du ré-enchantement de la vie publique, au sens où Diderot disait : « Je

veux que la société soit heureuse et je veux l’être aussi. »

Un autre drame est que le désir du bonheur investisse le champ privatif au préjudice du sociétal.

La fraternité est au cœur du « vivre ensemble » ; elle est l’intuition profonde d’Habitat et

Humanisme qui repose sur deux piliers : la réconciliation entre l’humain et l’urbain et celle de

l’économique et le social.

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La responsabilité face au fragile

Le « vivre ensemble » est une aventure qui conduit à quitter le conformisme du même, de l’entre-

soi. Le fragile se révèle la condition même pour accéder au meilleur de soi, nous rappelant

l’expression de Paul Ricœur : « L’objet de la responsabilité, c’est le fragile pour être confié à

notre soin, à notre garde. » Le fragile n’a rien à voir avec la faiblesse, il est la traversée de la

puissance débridée, enfin dominée.

Comment ne pas s’inquiéter d’un parti comme le Front National qui instrumentalise, aux fins de

sa puissance et de l’accès au pouvoir, les faiblesses et les peurs d’une société jusqu’à la

ghettoïser ?

Habitat et Humanisme livre un combat contre ces enfermements qui perdurent pour entretenir un

discours où l’on ment. Ce mensonge nécessite des actes de résistance ; celui d’Habitat et

Humanisme est de dire : non à un logement qui sépare, non à un logement qui focalise la

pauvreté, non au fait que le logement comme bien primaire ne soit pas plus accessible.

Ce non témoigne d’un choix déterminé : une ville pour l’homme en refusant son étalement qui

entraine l’éloignement des plus pauvres. Que de permis de construire sont différés pour faire

l’objet de recours dont la cause est le refus de l’autre, de celui qui est différent.

Parmi les actuelles difficultés, notons celle avec la Mairie d’une commune très résidentielle, à

côté de Lyon. Le Maire refuse que dans un monastère de la famille franciscaine nous

construisions un habitat intergénérationnel marquant une vigilance pour les personnes qui, au soir

de leur vie, seraient aidées par de jeunes foyers et des étudiants.

En France, 600 000 personnes vivent avec le minimum vieillesse, c’est-à-dire un peu moins de

650 euros mensuels. Comment ne pas entendre et comprendre leurs attentes alors qu’elles sont

confrontées à la solitude et à une perte d’autonomie ? Qu’est-ce que naître si ce n’est précisément

offrir les conditions d’une vie décente ?

La décision de cette Municipalité est de faire une aire de jeux sur un quartier entouré de maisons

qui bénéficient de jardins, de parcs, de piscines. Cette aire de jeux est un jeu de massacre à

l’égard de ceux touchés par la vulnérabilité.

L’heure est bien de dire non à ces abîmes pour proposer des passerelles, de celles-là mêmes qui

lorsque nous les franchissons offrent des passages de lumière.

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GRAND DÉBAT

Paul Thibaut

« Le pacte républicain à l’épreuve de la fraternité »

Paul Thibaut est philosophe et ancien directeur de la revue Esprit

L’article reproduit ici est une synthèse de sa note sur « la Fraternité », publiée en 2011 par la

Fondapol dans la série « valeurs ».

Un principe crucial au cœur du paradoxe démocratique

La fraternité est dans le dispositif français et républicain, un principe essentiel comme l’indique

sa place dans notre devise, en clôture d’une scansion qui résume l’essentiel de notre identité

politique. Cette place montre quelque chose de paradoxal et de crucial dans la logique de la

démocratie moderne : à partir de l’affirmation des droits de l’individu (droit à l’égale liberté), il

faut retrouver, ou fonder, une collectivité unie moralement et politiquement, faire sortir

du collectif de l’individuel.

Ce paradoxe d’une vertu à la fois fondamentale et un peu extérieure au système de gouvernement

par le peuple, donc difficile à articuler avec le fonctionnement effectif de la démocratie, est

tellement central qu’il peut fournir une grille de lecture de l’histoire de France depuis 1789.

Visages et mécomptes de la fraternité de 1789 à 1848

L’intensité de la passion politique en 1789 rapproche d’un coup les Français, abaisse, balaie, les

anciennes divisions d’ordre, de province, de confession, fait jaillir un intense sentiment de

fraternité. Mais cette passion unitive, en devenant «exclusive », est à la source de la Terreur

jacobine, d’où, en réaction, l’affirmation par les libéraux, notamment Benjamin Constant, du fait

que la démocratie moderne est une démocratie des libertés individuelles, que la communauté des

citoyens doit servir et non fusionner.

1848 instaure le suffrage universel et révèle la marginalisation d’une catégorie nouvelle, le

prolétariat ouvrier, ce qui rend urgent le besoin d’affirmer en réponse à cette cassure, l’unité

civique, donc de la nommer positivement. A ce besoin répond l’adjonction définitive

du troisième terme à une devise républicaine jusqu’alors flottante. Cet

engagement altruiste enthousiaste n’empêchera pas la sanglante rupture de juin 1848.

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Solidarité ou fraternité ? Du « solidarisme » à « l’Etat-providence »

Au moment de l’établissement définitif de la République une certaine réticence à l’égard de

l’idée de fraternité, principe excessif (susceptible de conduire au terrorisme ou à des serments

hypocrites), purement moral, et pour cette raison « non institutionnalisable », a pour

conséquence l’atténuation de la fraternité qui tend à être absorbée par la doctrine sociale

officielle de la IIIème République, le solidarisme, où l’Etat doit non pas fonder la société sur de

nouvelles bases, mais seulement combler les défaillances (maladie, accidents de travail…) d’une

solidarité habituellement garantie par les institutions de base (la famille, l’entreprise).

On a pu croire, après la longue et progressive mise en œuvre du solidarisme dans l’Etat de bien-

être[1], de Waldeck Rousseau à de Gaulle, que la fraternité proclamée (point de recoupement

entre le christianisme et la République laïque) était mise en œuvre autant que cela était

socialement possible, le reste incompressible étant renvoyé à la charité privée et aux « bureaux

de bienfaisance ». Mais, depuis les années 70, cet équilibre est rompu, d’où un retour de la

question de la fraternité.

Le défi de la fraternité aujourd’hui

Le système social républicain est ébranlé par la disparition ou l’affaiblissement des anciennes

stabilités qui en étaient le socle : stabilité économique et plein emploi, évidence du cadre national

qui délimitait l’espace des obligations et des droits, homogénéité culturelle, stabilité familiale

relative, donc rareté des situations marginales auxquelles l’Etat devait répondre. Dans ces

conditions nouvelles, la solidarité sociale, victime de sa rigidité et de son juridisme, est en porte à

faux, donc à reconstruire en revenant au fondement antérieur, à la fraternité civique et humaine.

Qu’est-ce qui fait la pertinence de cette ressource ?

Pour une politique de fraternité

1° L’impasse actuelle est caractérisée par une inflation des droits et des demandes de droits. Là

où il y avait des politiques on essaie, faute de savoir réformer celles-ci, de mettre des droits,

souvent inappliqués faute de ressources, comme le droit au logement. Au contraire, la fraternité

ne suggère pas des droits mais des obligations à répartir et à mettre en œuvre selon les

circonstances et les bénéficiaires, elle n’est pas une politique, mais elle suggère des politiques.

2° La fraternité désigne une (des) relation(s) à rétablir, donc un dépassement de l’individualisme

du droit et du marché.

Elle répond en cela à la nécessité la plus pressante, celle d’insérer les exclus et les marginaux, les

communautés ségréguées et fermées, non en proclamant une égalité abstraite mais par des

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actions communes impliquant les supposées victimes et les supposés responsables. La fraternité

est par nature « multilatérale » parce qu’elle se réfère à un ensemble social.

3° Tout en étant un sentiment social, la fraternité ne peut être enfermée dans un groupe exclusif,

à la différence de la solidarité dont l’organisation suppose un cadre strict. La capacité de

« débordement » de la fraternité lui permet de s’étendre jusqu’à l’humanité. A la mondialisation

actuelle qui ne considère qu’une somme, une quantité d’individus actuels, la fraternité oppose

une autre vision de l’humanité, essentiellement relationnelle et qualitative qui peut se déployer à

tous les échelons, en famille, dans un peuple, entre les peuples et même englober

l’humanité future.

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SYNTHÈSE des ateliers participatifs du vendredi

par Jean-Baptiste de Foucauld

« Comment refonder un humanisme dans les combats d’aujourd’hui ? »

Jean-Baptiste de Foucauld, porte-parole du Pacte civique et membre fondateur d’Esprit

civique, a proposé aux participants, vendredi en début de soirée, une synthèse des discussions

qui se sont déroulées lors des ateliers participatifs de l’après-midi. Cette restitution, bien

qu’incomplète comme tout exercice de cet ordre, laisse entrevoir quelques pistes d’échanges et

des pistes d’amélioration pour la société.

ATELIER n°1 : quelles utopies pour une démocratie revivifiante ?

J’étais le témoin de cet atelier et l’animateur était Didier da Silva. J’ai essayé de développer

l’idée que la démocratie ne se résumait pas à une série de procédures mais supposait un ensemble

de valeurs de nature spirituelle et transcendante si on la prend vraiment au sérieux. Elle suppose

un rapport à l’autre qui fait considérer chaque personne comme unique et qui doit donc

bénéficier de l’égale dignité, égale dignité derrière laquelle nous courrons tous mais sans

vraiment l’atteindre.

J’ai ensuite parlé des moyens d’avancer vers une société dans laquelle les rapports entre

démocratie et économie se revisitent et se réorganisent. Les démocraties se sont beaucoup fait

alimenter par le progrès économique et technique. On sent qu’aujourd’hui nous buttons sur cela,

qui ne marche plus bien. Il va nous falloir trouver de nouveaux rapports entre démocratie et

économie.

Trois idées sont ressorties de cet atelier. Nous avons à construire un nouveau modèle de

développement plus centré sur la personne, sur la qualité pas seulement la quantité, plus sur

l’élévation que sur l’excitation. Pour ça, nous avons plusieurs formules : l’économie sociale et

solidaire, une série d’innovations sur le terrain.

Mais nous ne pouvons pas construire ce modèle en refusant la mondialisation. Et donc, notre

débat à venir est – et c’est probablement là, la grande utopie – comment construire ce modèle

dans l’Europe, l’Europe devenant elle-même un acteur majeur de la mondialisation ? Il faut partir

de ce fait que la nouvelle donne c’est la mondialisation. On ne peut pas la répudier. Il faut se

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situer en tant qu’acteur en son sein, s’y adapter pour pouvoir ensuite la modeler. C’est le grand

projet de demain.

La deuxième idée est qu’il faut s’appuyer beaucoup plus qu’on ne le fait sur les forces créatives

de la société civile. Il y a beaucoup d’innovations, des collectifs qui se créent – le collectif de la

transition entre autres, les monnaies complémentaires… Des forces alternatives existent mais

elles ne sont pas regroupées et organisées. Tout le problème est de les amener à coopérer

ensemble.

Troisième idée, pour gérer tous ces processus, on a besoin d’améliorer les méthodes de

fonctionnement de notre démocratie. C’est-à-dire qu’avant de décider, avant de délibérer entre

élus, il faut construire sur chaque sujet des points d’accord et de désaccord avec la société civile,

avoir une éthique du dialogue bien construite en utilisant la communication non-violente, en

s’inspirant de ce que fait Jo Spiegel à Kingersheim (travailler à la fois avec les élus, les experts,

les associations, et des citoyens tirés au sort…).

ATELIER n°2 : l’égale dignité, quelle vision de l’homme et de la

personne défendre en République ?

L’atelier tournait donc autour de la question : comment remettre la personne au centre de la vie

politique ? Plusieurs idées ont été mises en valeur.

Ce qui rend digne, c’est le regard que l’on porte sur la personne. Il y a une dimension subjective

de la dignité, avec la question du besoin de reconnaissance qui nous traverse tous.

Deuxièmement, il faut passer de l’individu autonome, en voie d’épuisement, à la personne en lien

avec les autres. Troisièmement nous avons à faire le pari de l’optimisme : ne pas se complaire

dans la plainte permanente, pour arriver à réenchanter le monde. On le fait d’autant mieux que

l’on sollicite le meilleur de soi-même, car c’est alors que l’on devient constructif.

Enfin, la question du rôle de l’élu dans cette valorisation de l’égale dignité a également été

abordée. L’élu ne doit pas seulement prescrire, ni théâtraliser ses prestations sur la scène

médiatique mais écouter et donner du sens. Tout ceci implique que l’on se redonne du temps

pour cheminer dans la démocratie. On a besoin d’une réappropriation du temps.

ATELIER n°3 : Emploi, travail, entreprise, la remise en cause du

pacte républicain par la crise du travail et de l’emploi

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Un constat : près de 5 millions de personnes qui souffrent d’insuffisance de travail, avec tous les

effets multiplicateurs induits de cette exclusion dont on ne voit pas immédiatement les

conséquences… L’atelier a abordé trois pistes.

D’abord le dialogue social. Le dialogue social ne porte pas vraiment sur cette question, il ne s’est

pas encore plongé à bras le corps de cette crise du modèle républicain dû à l’irruption du

chômage dans la société. Il y a bien des tentatives, mais on ne peut pas en faire un bilan

suffisamment positif. Dans l’ensemble, tout le monde ne s’est pas mis autour de la table du retour

au plein emploi pour dire « on peut y arriver, et on va y arriver en se donnant les moyens qu’il

faut ».

Pour aller dans cette direction, il faut accepter de nouer une interaction beaucoup plus grande

avec les acteurs de terrain, les entreprises d’insertion, les associations ; les administrations qui

construisent les politiques publiques ont souvent du mal à consulter l’échelon local et à prendre

en compte ce qui remonte du terrain.

Enfin, la question sempiternelle mais bien réelle de la formation professionnelle, aussi bien des

demandeurs d’emploi que de ceux qui travaillent et sont peu qualifiés. Avec cette interrogation :

l’éducation nationale prend-elle suffisamment en compte la question de l’emploi ? A-t-elle

vraiment pris conscience de cette brèche dans le pacte républicain et de la contribution

qu’elle devrait apporter pour la combler ?

ATELIER n°4 : le « mal vivre », où en est le modèle social

français?

Je vais me permettre une remarque personnelle : je n’aime pas parler du modèle social français,

car je considère qu’il n’y en a plus. Quand on a laissé le chômage perdurer aussi longtemps dans

cette société, sans vraiment réagir en profondeur, sans se sentir tous responsables du sujet, on ne

peut plus parler de modèle. On a bien des éléments d’un modèle – on a la sécurité sociale, la

complémentaire santé, la retraite, la politique familiale… – mais tout ça ne fait pas ou plus

modèle.

Le problème est justement de reconstruire, de recomposer un modèle social. Il faut le dire comme

ça car, en parlant de défendre le modèle social, chacun défend sa petite part du « modèle »l et on

n’est plus dans l’interaction. Parenthèse fermée.

L’atelier a mis en avant trois points. Le développement du travail social de proximité, ainsi que

le travail bénévole. Il ne se suffit plus à lui-même, il a besoin d’un nouveau souffle venant du

politique. Il n’a pas toujours assez de soutien, en termes d’acteurs.

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Il faut introduire ici aussi la dimension du temps long dans les politiques sociales et accepter de

prendre en compte la globalité des problèmes des personnes en difficultés, donc construire des

parcours – la notion de parcours est important pour le modèle républicain à reconstruire, dans la

santé, dans l’emploi, dans la lutte contre l’exclusion…

Il faut aussi recréer de la confiance, accepter que les évaluations ne soient pas déterminées par

des critères managériaux trop simplistes, accepter que ce qui est succès aujourd’hui peut être un

échec demain et inversement.

Enfin, pour répondre à la question de l’égalité, c’est vrai qu’il y a un problème très sérieux entre

les bénéficiaires des politiques sociales et les classes moyennes. Celles-ci comprennent mal,

jugent négativement et stigmatisent – volontairement ou non – les bénéficiaires des allocations de

minima sociaux. Il y a un vrai problème d’incompréhension, car on sous-estime le

découragement des personnes, leurs efforts pour essayer de faire face à une grande complexité et

pour, malgré tout, réussir à tenir le coup.

Il est évident que les responsables politiques ont un rôle important à jouer pour réduire cette

incompréhension. Cela se fait sans doute mieux au niveau local. Il est important de ne pas tomber

dans le piège des politiques catégorielles qui accréditent ces incompréhensions.

ATELIER n°5 : État, territoire et République, quel pacte

territorial aujourd’hui ?

Le pacte républicain est aussi un pacte territorial. La discussion était axée sur le principe

d’égalité des territoires. Ce principe-là est effectivement tiraillé dans tous les sens. Il y a la

concurrence des territoires, la délimitation de l’action publique, les politiques qui créent des

zones de regroupement entre les collectivités, les différences de fiscalité.

En général, les projets politiques sont beaucoup trop tournés vers l’institutionnel. On oublie trop

les habitants, leur capacité d’action, leur « pouvoir d’agir ». C’est important, car, finalement,

comme il a été dit, on est désormais dans un territoire plus par ce que l’on fait que parce qu’on y

est né. Enfin, dernière remarque, comment restituer le récit républicain dans les territoires ? Car

il y a aussi des récits républicains dans les territoires, et il ne faut pas les oublier!

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SOIRÉE CONFÉRENCE Mounier, Ricoeur, Levinas, la pensée personnaliste,

une ressource pour demain ?

« Défendre la personne : oui, mais ce n’est pas si simple… »

Jean-Louis Schlegel

Sociologue des religions, membre du comité de rédaction de la revue Esprit

Les trois penseurs - Mounier, Lévinas, Ricoeur- qui sont au programme de notre réflexion et de

notre discussion, attirent notre sympathie d’abord parce que leur pensée, leur philosophie, garde

une forte tonalité éthique, morale – ce qui est loin d’être le cas dans toutes les philosophies

contemporaines. Chez tous les trois, cette tonalité éthique signifie un souci de l’ « autre »

(humain), et chacun se concentre sur l’autre singulier, unique : la personne selon Mounier ; autrui

– on devrait même dire le visage d’autrui, le regard d’autrui – chez Lévinas ; l’autre comme un

soi-même unique, non interchangeable, chez Ricoeur (ce qu’il a appelé l’ « ipséité »).

Je rappelle ce que signifie cette « singularité » pour chacun.

Mounier oppose la personne à l’individu, cet humain de « masse » qui s’est imposé dans les

temps de la modernité (industrielle) et qui est un peu « l’homme sans qualités » (titre d’un roman

célèbre de l’écrivain Robert Musil), malléable à merci par les idéologies et la publicité. La

personne a une « épaisseur humaine », elle est constituée aussi par ses relations ; elle a une

capacité d’accueil du neuf, mais aussi de résistance.

Pour Lévinas, « autrui » me « domine » pour ainsi dire de sa hauteur ; il me sollicite par son

regard, son visage unique, c’est le prochain de rencontre, humain unique, dont je ne peux éviter

la demande, l’exigence. J’en suis pour ainsi dire « otage ». Lévinas est juif, mais comment

s’étonner qu’il ait été beaucoup lu par les chrétiens, qui reconnaissent un langage presque «

christique» (et comment s’étonner en sens inverse qu’il ait été critiqué par des juifs, qui le

trouvent trop chrétien) ?

Ricoeur fait une distinction qui nous intéresse entre l’« identité » et l’« ipséité». L’identité

répond à la question : « Que suis‐je », par quoi est-ce que je ressemble aux autres tout

en étant distinct d’eux par certains caractères personnels extérieurs. En quoi suis‐je moi mais

en étant « le même » (idem en latin) que les autres, leur semblable ?

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Mais quand je pose la question: «Qui suis‐je», je renvoie à mon « unicité » unique incomparable,

à ce que j’ai absolument en propre. Je parle alors de « moi-même » (ipse en latin) comme le seul

à être ainsi et pas autrement.

De là découlent un ensemble d’attitudes et de pratiques, l’idéal que Ricoeur a résumées dans une

formule magnifique (rappelée par Dominique Pottier) : « la vie bonne, avec et pour autrui, dans

des institutions justes » (c’est sans doute le mot « institutions » qui est le plus fort dans cette

définition, car souvent les philosophes oublient les « institutions », qui renvoient précisément au

domaine politique). La « vie bonne avec et pour autrui » est créée à la fois par des

convictions et des pratiques, à travers des engagements à la fois individuels et collectifs. Elles

(ces convictions et ces pratiques) s’appellent charité, amour, respect, solidarité, justice….

Comme vous le voyez, il s’agit moins d’une philosophie -le « personnalisme »- que d’une

attitude et d’un engagement a priori pour la « personne », d’un combat pour la personne,

toujours unique et irremplaçable : un refus de ce qui est intolérable dans ce qu’on dit et fait de la

personne. Ricoeur l’a dit autrement : « Meurt le personnalisme (= la philosophie personnaliste,

avec de grosses justifications intellectuelles), revient la personne (= cette entité unique, évidente

finalement, qu’on ne peut enserrer dans des concepts, dont la vie et l’humanité s’imposent à moi

et qui est un « mystère » finalement pour les autres.

Nous sommes à l’aise avec cette tradition même quand elle est sécularisée, entre autres sous les

noms de liberté, égalité, fraternité, car dans la devise républicaine nous reconnaissons la matrice

chrétienne et juive, biblique et évangélique, qui est à l’œuvre. Car ces convictions et ces attitudes

« personnalistes » n’appartiennent pas ou n’appartiennent plus aux seuls chrétiens. Elles font

partie du monde commun des démocraties et peuvent être partagées et traduites par d’autres, qui

sont sécularisés ou qui viennent d’autres traditions. Je rappelle d’ailleurs que pour Mounier, le

personnalisme n’était pas une philosophie chrétienne ou appartenant aux chrétiens, même si lui-‐

même justifiait cette doctrine par la tradition chrétienne. Le personnalisme était possiblement

universel, et du reste, c’est bien le cas : en effet, après le XXème siècle de tous les

collectivismes, tout le monde aujourd’hui se veut personnaliste, et le problème n’est donc pas, à

mon avis, d’imposer l’idée de « personne » (je pense par exemple au slogan : le droit de « mourir

dans la dignité » : pour ceux qui le défendent, la dignité c’est le droit à l’euthanasie active, mais

pour d’autres, c’est exactement l’inverse : toute vie humaine, est, en tant qu’humaine, « digne »,

même si les apparences extérieures plaident contre). Le problème est la traduction constante de

ces mots, au fil de la nouveauté et des défis nouveaux, socio-‐politiques, économiques,

scientifiques, et surtout éthiques (= problèmes de société nouveaux)…

C’est vrai qu’il y a eu une équivoque après Mounier : le personnalisme a été traité comme une

philosophie « chrétienne », entendez dans ce mot une forme de mépris pour une doctrine qui était

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perçue comme « spiritualiste », un peu éthérée, et surtout « moraliste », comme un

moralisme donc. C’est vrai que ce risque est toujours présent. Il faut donc essayer de traduire le

mot « personne » pour aujourd’hui, et c’est à propos de ce mot traduction (de nos

convictions) que je souhaite faire deux ou trois remarques et poser

quelques jalons quant au travail à faire par Esprit civique et ses militants (et par tous : je

m’inclus parmi ces chercheurs).

Je viens de dire que nos convictions éthiques, fondées en partie dans la tradition biblique,

faisaient partie du socle commun, ou du monde commun, des démocraties. C’est devenu

théoriquement vrai et pratiquement faux, car les démocraties ou les post-‐ démocraties ont

tellement évolué dans le sens d’un individualisme éthique et juridique tel, qu’on peut se

demander si derrière les mots (respect, justice, solidarité, courage…), il y a encore les mêmes

convictions. Les post-démocraties fondées sur l’extension de nouveaux droits - sur des

permissions données à des individus ou des catégories sociales, cette extension et des

permissions étant considérés comme l’accomplissement de la justice, du respect et même de la

charité -, ces post-démocraties sont-elles encore dans l’orbite de la tradition éthique (chrétienne

et biblique au moins par héritage) ?

C’est au moins une question. Ce que je veux souligner par-là (et que vous connaissez fort bien),

c’est l’idée que défendre la personne, c’est entrer en conflit avec d’autres choix pour la

personne. Il y a aujourd’hui des polémiques dures sur la « personne », sur les préférences que

chacun a pour elle et les choix qui sont fait à son sujet.

Si elles ne sont plus « chrétiennes », si, comme le suggère en partie la création d’Esprit civique,

les convictions et les pratiques politiques de la gauche et d’ailleurs aussi de la droite, s’éloignent

du socle éthique d’origine (chrétien), comment faire, que dire, pour faire passer au moins une

partie du message chrétien et (plus largement) religieux en politique ? La première réponse est

évidemment la participation de ceux qui ont des convictions éthiques (chrétiennes) à la vie

politique, à la discussion politique, aux conflits politiques. Mais il y a aussi des défis à relever

qui ne sont pas nécessairement secondaires. L’un d’entre eux est suggéré par le philosophe

Jürgen Habermas : tout en soulignant l’importance, dans la société post-moderne,

post-métaphysique comme il dit, de faire entendre les thèmes et les exigences chrétiennes, il

affirme que leur langage, le langage pour les exprimer, ne va plus de soi, et qu’il faut donc faire

un effort pour les traduire dans la société sécularisée, autrement dit pour trouver le langage

adéquat pour en parler.

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Il réclame d’ailleurs aussi des politiques sécularisés qu’ils fassent un effort de leur côté pour

entendre ce que disent les croyants au nom de leur tradition religieuse. Mais cela suppose un

travail intellectuel, de réflexion et de débats intellectuels et culturels, pour traduire les

convictions des croyants et pour faire admettre leur légitimité par les non-croyants.

C’est d’autant plus difficile que la non-croyance représente maintenant la culture dominante,

évidente pour ainsi dire, et qu’on est dans un large oubli de la tradition chrétienne et biblique.

Cela signifie à son tour que ce travail de traduction, personne ne pourra le faire à la place des

chrétiens (l’idée de Habermas que les politiques incroyants devraient aider les croyants à «

traduire » leurs convictions n’a aucune vraisemblance).

Je donne un exemple d’actualisation et de réflexion nécessaire. Vous l’aurez peut-‐être remarqué

: je n’ai pas parlé de « valeurs » ou d’ « humanisme » jusqu’à présent. C’est tout à fait

volontaire. On peut toujours employer ces mots, bien sûr, on ne va pas faire une police des mots.

Mais ces mots -surtout le mot « valeur » - ont des inconvénients importants. Les valeurs prennent

un sens dynamique quand on les pratique ou les met en œuvre. Mais quand on en parle comme

des réalités autonomes, suspendues à une sorte d’arbre des valeurs ou conservées dans un stock

des valeurs, cela devient foncièrement un discours répétitif, conservateur, moralisant,

réactionnaire même et de toute façon volontariste et impuissant. C’est un peu le chœur des

pleureuses qu’on a actuellement autour de la « disparition des valeurs ». On risque non pas

d’avancer mais de reculer, en vivant dans la nostalgie, si on invoque trop les « valeurs ».

Ricoeur préfère parler (et je l’ai fait après lui) de « convictions » qu’on est capable de légitimer,

ce qui ajoute justement l’idée que les valeurs ne sont pas des idées éternelles suspendues dans le

ciel des Idées, mais qu’elles demandent à être justifiées et assumées, et traduites donc.

Lévinas non plus ne parle pas de valeurs : autrui n’est pas une « valeur », c’est mon prochain qui

s’impose à moi dès que son visage humain m’apparaît et que son regard se pose sur moi et que

moi-‐même je vois son regard sur moi. Je l’ai dit: le singulier, chaque homme singulier, est infini

du fait qu’il un visage. Si on ne fait pas cet effort de penser à des visages, on parle de l’humanité

en général, de l’homme en général… et on reste dans l’in-différence (dans la « non différence »

et le « désintérêt » finalement). Lévinas est allé dans ce sens … mais il y a aussi des

inconvénients: car si on va trop dans ce sens, il y a une vraie difficulté du passage au politique

(laquelle n’est pas une « morale », même s’il y a aussi une morale politique et en politique).

Lévinas, comme on le dit souvent, est un philosophe de l’éthique (« l’éthique de l’autre homme

»).

C’est tout juste s’il a une fois ou l’autre pris parti contre un Etat pour Israël, précisément par

que pour lui un Etat (une politique) est forcément contraint d’utiliser la violence… De son côté,

Mounier parle de valeurs (mais c’était une autre époque, le mot était moins sous le feu de la

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critique qu’aujourd’hui), et en même temps sa notion de « personne » va bien au-delà de la

justification de « valeurs ».

Aussi curieux que cela paraisse, la personne elle-même n’est pas une « valeur » (sinon il

faudrait la mettre parmi les autres). Elle relève de convictions sur ce qu’est l’humain, elle est

ailleurs et au-dessus des valeurs, ou encore source de valeurs vécues, qu’on peut justifier. Il

faudrait plutôt dire que chaque humain a personnellement une valeur – infinie, qui excède toutes

les valeurs. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’un vieillard en fin de vie et difficile à

regarder, un handicapé cérébral, mais aussi un criminel et même un humain sans valeurs morales

sont et restent des personnes, dont la dimension d’infini demeure au-‐delà de ce que leur corps,

leur esprit et leur âme sont devenues.

Humanisme : le mot peut faire l’objet de critiques similaires. Tout le monde est

humaniste aujourd’hui. Un livre de François de Singly, sociologue de la famille très« libéral »,

est paru il y a quelques années avec le titre: « L’individualisme est un humanisme » et il justifiait

très bien son titre…).

« Humanisme » : le mot risque toujours de tomber dans la platitude par rapport à la dure réalité,

qui est très peu « humaniste ». Il importe donc de dire ses préférences en matière d’humanisme,

ses choix d’humanité : être capable de dire de quel humanisme on parle, éviter de parler de

l’homme en général. Je prends un exemple récent : l’extension de droits à laquelle on assiste

pour toutes sortes de catégories d’individus est‐elle automatiquement une victoire de l’«

humanisme » ou des droits de l’homme ? Rien n’est moins sûr… même si beaucoup de signes

semblent apparemment aller dans ce sens.

Je termine par une autre phrase de Ricoeur : « La démocratie est le régime pour lequel le

procès de sa propre légitimation est toujours en cours et en crise ». On peut tirer de cette idée

des motifs de désespérer : s’il n’y a pas de point fixe, de « bon régime » démocratique, où va-t‐on

? Mais on peut aussi en tirer des motifs d’espérer : en démocratie, les choses ne sont pas jouées.

L’espèce de « creux » actuel n’est pas éternel, ou encore la « démocratie des nouveaux droits »,

des « droits qui permettent », accordés à gogo, n’est pas le dernier mot.

Ou encore : c’est justement parce que la démocratie, celle qui est connue en France comme « la

République », a besoin de continuer son récit et de le renouveler (éventuellement de le

ressusciter…), que des combats (inédits et fragiles, il faut bien le dire) comme ceux d’Esprit

civique ont tout leur sens.

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« En quoi la pensée de Paul Ricoeur peut-elle nous aider à penser l’institution politique aujourd’hui ? »

Pierre-Olivier Monteil

Docteur en philosophie politique, chercheur associé au Fonds Ricoeur

Permettez‐moi de vous dire mes remerciements les plus chaleureux pour votre invitation, et mon

vif plaisir de pouvoir m’associer aujourd’hui aux travaux d’Esprit civique. Il m’a été demandé

d’aborder devant vous ce que la pensée de Paul Ricœur apporte aujourd’hui, s’agissant de

l’institution politique. Né il y a cent ans exactement, disparu en 2005, ce philosophe est l’auteur

d’une œuvre considérable qui compte pas moins de quarante-cinq livres et plus de huit cents

articles en français, pour ne pas parler des autres langues, des cours, de la correspondance

ou des textes restés à l’état de notes manuscrites. Sa réflexion porte sur des thématiques aussi

diverses que la volonté, l’action, le langage, l’histoire, le récit, l’identité, l’imaginaire social,

l’éthique... Si bien que le politique, pourtant bien présent, tendrait à passer un peu inaperçu dans

l’ensemble, alors même qu’il en constitue l’une des préoccupations constantes.

Très tôt, la vie de Paul Ricœur est marquée par le décès de son père, mort en 1915 à la

guerre, puis de sa mère et de sa sœur. Orphelin, pupille de la nation, il en gardera une trace

perceptible dans ses écrits à travers une réflexion récurrente sur la non-violence et le pacifisme

et, symétriquement, sur la question du mal, y compris en politique.

Ricœur n’a donc pas vingt ans lorsque Mounier fonde la revue Esprit en 1932. Appelé à

enseigner à Strasbourg à partir de 1948, il participe au groupe « Esprit » de cette ville. Puis,

élu à la Sorbonne en 1956, sa proximité de pensée avec le personnalisme conduit Ricœur à

s’installer à Châtenay-Malabry pour rejoindre les Mounier, les Domenach, les Marrou

aux « Murs Blancs ». Dans Réflexion faite (1995), Ricœur souligne lui‐même l’influence de

la « conjonction entre personne et communauté », chère à Mounier, dans son propre travail. Elle

contribue à marquer chez lui la dimension de l’engagement du philosophe dans la Cité. Loin de

s’isoler dans la réflexion, il s’agit de s’exposer à l’événement, souci qui se prolonge chez

Ricœur par une importante philosophie de l’action. On trouve encore des échos explicites de ce

compagnonnage avec Mounier dans un entretien publié en novembre 1988 dans un numéro de la

revue Autrement sur le thème « A quoi pensent les philosophes ? ».

Question à laquelle Ricœur répond par une allusion directe à l’article de Mounier inaugurant le

premier numéro d’Esprit : « J’attends la Renaissance ».

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De même, Ricœur publie en 1990 dans cette dernière revue un article significativement intitulé «

Approches de la personne ». Sorte de présentation du propos central de « Soi-même comme un

autre », qui paraît alors simultanément, Ricœur situe de manière explicite son nouveau livre dans

le prolongement du Traité du caractère de Mounier. Prolongement il y a, car l’idée personnaliste

selon laquelle le « je » se construit grâce à son rapport à un « tu » se poursuit chez lui par la

relation à un « il », à un tiers, qui figure le souci de tous, le souci du « chacun », du « sans-

visage ». Ricœur situe ainsi la relation je/tu au commencement du sens de la justice qui doit

bénéficier à tous et constituer le fondement de l’institution.

Le fil rouge est ainsi rappelé, qui conduit du je/tu personnaliste chez Mounier à l’institution telle

que la conçoit Ricœur, et notamment de l’institution politique. Appréhendée de la sorte, cette

dernière est à penser, conformément au grand projet qui anime Ricœur, en articulant éthique

(relation je/tu) et politique (souci du « il »).

Venons-en à présent aux trois grandes formulations successives auxquelles un tel programme

donne lieu.

L’institution comme volonté (ou la politique)

En octobre 1956, c’est l’invasion de Budapest par les chars soviétiques. Ricœur est

indigné, ébranlé. En 1957, dans l’article d’ouverture d’un dossier d’Esprit consacré à ce sujet, il

entend répliquer à la double dérive qu’il observe : celle des communistes, qui consiste à tout

justifier en politique au nom d’une philosophie de l’Histoire, et celle d’un certain moralisme qui

considère que la politique constitue une activité foncièrement cynique et méprisable, et qu’il

convient de s’en détourner. Comme Mounier, Ricœur invite ici à se montrer sensible à

l’événement, plutôt qu’à se retrancher derrière des certitudes toutes faites.

C’est pourquoi Ricœur invite à penser la politique comme un mixte qui articule la visée de la

Cité heureuse (avec Aristote, Rousseau, Hegel) et la nécessité du pouvoir comme force et comme

contrainte (Machiavel, Marx, Lénine). Il revient aux citoyens de se montrer vigilant envers le

pouvoir, pour que se maintienne la tension entre ces deux pôles, et qu’en particulier les

gouvernants ne se coupent pas de la visée du bien commun.

Affirmant que la liberté constitue l’enjeu central de la question du pouvoir et que « la

démocratie, c’est la discussion », Ricœur se prononce en faveur des institutions de la

démocratie libérale et d’un Etat médiateur, arbitre exemplaire, qui veille par sa neutralité même

sur les conditions de la discussion en évitant les empiètements entre sphères d’activité.

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L’économie n’est pas la politique, qui n’est pas non plus la culture. En outre, éthique et

politique sont à articuler, mais sans les confondre : tout n’est pas qu’éthique et tout n’est pas

politique. Cela impose en particulier au politique de préserver des marges dans lesquelles il ne

s’immisce pas, en sorte que l’éthique puisse librement s’exprimer. C’est l’affirmation d’un

libéralisme politique.

Ce mixte revêt chez Ricœur la forme d’un « paradoxe » (l’article paru en 1957, repris ensuite

dans Histoire et vérité, s’intitule : « Le paradoxe politique »). Il s’agit d’une situation dans

laquelle deux propositions contraires coexistent dans la pensée sans que le raisonnement puisse

en exclure l’une sans exclure l’autre ou en retenir une sans retenir aussi l’autre. Cette figure a

pour fonction de mettre en lumière le fait que l’issue d’une telle contradiction ne peut être

fournie par la réflexion a priori mais uniquement par la pratique.

Une telle préoccupation se prolonge, chez Ricœur, dans d’autres textes dans lesquels il

s’oppose avec vigueur à l’idée que puisse exister une science de la pratique. L’intention sous‐

jacente est que personne ne puisse se prétendre au-dessus de la mêlée, dans le surplomb d’un

savoir qui s’imposerait sans discussion. Pour Ricœur, le « mal politique » réside précisément

dans la prétention de récapituler l’agir humain dans un savoir. Une telle récapitulation ne peut

être qu’une «fraude dans l’œuvre de totalisation ». Elle conduit au totalitarisme.

Même si le contexte contemporain n’est pas celui des années 1950, le propos conserve toute

son actualité aujourd’hui. Sans en arriver à l’extrémité totalitaire, l’un des enjeux de la situation

actuelle n’est en effet pas étranger à l’omniprésence, dans le discours politique, d’un savoir

d’expertise qui a pour effet de dissuader la discussion. Car, selon lui, ce qu’il convient de faire

est réputé connu d’avance, à la lumière d’une sorte de science économique en particulier. Dans

les termes utilisés par Ricœur en 1957, le meilleur projet pour la Cité ‐ ce qu’il appelle la

plus grande « rationalité » politique‐ s’inverse alors en la plus grande « irrationalité » qui, au

nom même de la grandeur de la cause dont elle se réclame, entend l’imposer à tout prix, de même

que l’on fait entrer de force, au chausse-pied, une réalité concrète dans une catégorie préconçue.

A la différence de la discussion, par laquelle on tend patiemment à s’accorder, l’irrationalité se

traduit en violence, qu’elle soit policière et militaire comme à Budapest en 1956, ou qu’elle

soit le fait d’un raisonnement réducteur présenté comme l’incontestable vérité.

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L’articulation de l’axe vertical du pouvoir et du vivre-ensemble horizontal (ou

le politique)

Ici, le point de vue s’élargit. Après la volonté des hommes politiques animés par la conquête

et l’exercice du pouvoir (enjeux caractéristiques de la politique), on considère à présent l’espace

public qui constitue l’horizon du politique, de la Cité. Que constate‐t-on alors ?

Si le pouvoir vertical s’exerce seul – le pouvoir qu’exercent hiérarchiquement les

gouvernants sur les gouvernés et que sanctionne l’Etat, au moyen du « monopole de la violence

légitime » (Max Weber) – la Cité vire à la tyrannie. Le pouvoir se réduit à une force nue qui

agit sans légitimité. Mais si, à l’inverse, le vivre‐ensemble se déploie seul, sans un pouvoir qui

fait passer de la diversité humaine à l’unité d’une décision qui s’applique, alors c’est l’anarchie.

Puisqu’il faut l’un et l’autre, la deuxième formulation du « paradoxe », que Ricœur formule au

tournant des années 1990, notamment dans Soi-même comme un autre, s’attache donc à combiner

ces deux axes pour envisager la perspective qui doit orienter le vivre‐ensemble dans la Cité.

Nous retrouvons ici le projet consistant à articuler éthique et politique. Selon Ricœur, Aristote a

longtemps été la dernière figure philosophique à penser ensemble ces deux registres de l’agir

humain. La Cité grecque une fois engloutie dans l’empire Macédonien, s’est développée une

dérive consistant à penser le politique en l’associant de moins en moins à l’éthique, jusqu’à

aboutir à une conception cynique du pouvoir telle qu’un Machiavel peut l’illustrer. Tandis que

l’éthique, coupée du politique, s’est développée sur un mode de plus en plus psychologisant,

confiné dans la sphère privée, sans visée sur le bien commun et, dès lors, apolitique, voire

incivique ou antipolitique.

En s’attachant à réarticuler éthique et politique, Ricœur entend faire en sorte que le

souhaitable (éthique) puisse orienter le possible (politique). Cela revient à définir les conditions

dans lesquelles le consentement démocratique est possible (plutôt que la soumission). En effet, si

l’éthique retrouve une visée du bien commun, elle se prolonge dans la société, en sorte qu’il

émane du vivre-ensemble une « éthique démocratique », un sens partagé de ce à quoi la Cité

aspire. Le pouvoir vertical, s’il se montre capable de l’entendre et de l’interpréter, sait alors dans

quel sens ses décisions doivent être prises pour être acceptées librement par les gouvernés.

On trouve chez Ricœur deux modalités d’un passage permettant de faire communiquer les deux

axes entre eux. L’un est fourni notamment par un texte de 1967 intitulé « Obéissance et

autonomie ». Il indique un mouvement par lequel le passage s’effectue en quelque sorte de haut

en bas.

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Une bonne partie de la culture moderne s’est développée, souligne Ricœur, autour d’une

opposition entre ces deux termes: l’autonomie est ce qui se soustrait à l’obéissance, et obéir, c’est

déjà ne plus être autonome (comme si l’on ne pouvait obéir, si l’on peut dire, que bêtement). La

démonstration consiste à établir qu’il n’en est rien. Ainsi, lorsque nous nous laissons captiver par

un récit et que nous suivons avec passion chaque développement de l’intrigue racontée pas

à pas par l’auteur. De même si nous découvrons, à la faveur d’une discussion, un argument

inédit par lequel notre interlocuteur nous fait voir les choses autrement. Il en est ainsi, résume

Ricœur, chaque fois que nous comprenons quelque chose de neuf : nous obéissons en toute

autonomie. C’est qu’en effet nous discernons alors une brèche, vers laquelle nous nous

engouffrons parce qu’elle ouvre des perspectives qui nous font grandir et croître, précisément, en

autonomie.

La situation particulière dont il s’agit ici est celle du rapport à l’autorité, tel qu’il se déploie

notamment dans le registre de la spiritualité, de l’éthique ou de la pédagogie. Mais il peut avoir

cours aussi en politique. Cela suppose que la parole qui émane des gouvernants s’adresse aux

gouvernés dans des termes qui les appellent à grandir, en suggérant des perspectives qui

élargissent leur visée, leur horizon. Cette option requiert donc de privilégier la confiance en la

recherche du consentement par la délibération, au lieu de la court‐circuiter par le recours à

l’émotion et autres facilités de la communication politique.

Symétriquement, il existe un passage possible de bas en haut. Si l’éthique démocratique est

vivante, elle se traduit en effet en un vouloir-vivre-ensemble. De la conjonction du verbe vouloir

et de l’adverbe ensemble, il résulte que la pluralité humaine qui constitue la Cité pointe alors en

direction de son unité, à laquelle spontanément elle aspire. Or cette unité est précisément

synonyme de la cohésion que recherchent par ailleurs les gouvernants à travers leur souci

constant de rassemblement.

La deuxième formulation du « paradoxe politique » par Ricœur invite donc à concevoir le

problème du politique en termes de médiations. Il s’agit d’identifier des lieux d’articulation des

pratiques entre l’axe horizontal du pouvoir et la dimension horizontale du vivre‐ensemble. Nous

nous trouvons dès lors en présence d’une sorte de millefeuilles de questions qui appellent

réexamen aujourd’hui. De haut en bas, elles s’étagent en commençant par les rôles respectifs du

Parlement et de l’Exécutif, pour se prolonger par le statut de l’élu dans sa double relation avec

les électeurs et avec les institutions. Sans viser l’exhaustivité, mentionnons ensuite la fonction

des partis politiques, des syndicats, des associations dans nos démocraties, le rôle des médias

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dans l’élaboration de l’opinion, l’effectivité de la représentation politique de la société civile ou

encore la condition au travail comme pédagogie de l’engagement et école de civisme.

L’hypothèse qu’on ne peut que signaler ici est que ce vaste programme de travail serait à

aborder de bas en haut, la résolution des problèmes quotidiens contribuant à raviver le sens du

vivre-ensemble et, de proche en proche, à le rétablir ainsi en vis-à-vis du pouvoir vertical

jusqu’au sommet des institutions et de l’Etat.

Les conditions pratiques d’élaboration des politiques

Dans le courant des années 1990, Ricœur reformule encore son « paradoxe politique » pour

prendre en compte une donnée nouvelle. Il s’en explique dans La critique et la conviction.

Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, ouvrage paru en 1995. Plus générale encore

que les approches précédentes, la préoccupation porte sur les conditions dans lesquelles nous

agissons en société, que cela soit en tant qu’élu politique ou comme simple citoyen. Cela

concerne tout un chacun et englobe le vivre-ensemble dans l’existence quotidienne, nos

appartenances et nos engagements, et jusqu’aux conditions d’élaboration des politiques

publiques. Nous verrons tout à l’heure que cet élargissement de l’angle de vue se double d’une

extension, non plus dans l’espace, mais cette fois dans le temps.

De quoi s’agit-il ? Le problème principal est aujourd’hui un enjeu de discernement. Nous ne nous

percevons plus comme citoyens que par intermittence, quand nous votons ou quand nous

manifestons, par exemple. Le reste du temps, la politique nous apparaît comme une activité

juxtaposée aux autres : travail, consommation, loisirs, etc. C’est dire que la politique perd de

vue le politique, la dimension permanente et englobante du vivre‐ensemble. Pour Ricœur, cela

tient en particulier à l’emprise croissante du marché dans les échanges. En effet, l’échange

marchand centre l’attention des protagonistes sur les biens échangés, au détriment des personnes

en présence. La logique du donnant-donnant menace alors de virer au cynisme qui ne donne plus

que pour recevoir. Le triomphe de l’homme du calcul, de l’homo oeconomicus, tend ainsi à nous

rendre plus difficile aujourd’hui de concevoir la possibilité même de l’échange généreux et

désintéressé.

Il importe donc d’empêcher que la logique marchande et la sphère économique se subordonnent

peu à peu toutes les autres sphères d’activité. Pour Ricœur, c’est le rôle de l’Etat que d’organiser

la discussion à propos de ce qui doit relever du marché ou, au contraire, d’autres modes de

distribution des biens. L’argent ne saurait être le seul critère d’accès à ces biens et il nous revient

de délibérer sur les modalités qui semblent appropriées à l’état donné de notre société.

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La réplique apportée par Ricœur consiste à raviver pour cela le sentiment de fraternité, afin de

recentrer l’attention sur les personnes dans l’échange et de révéler la possible dimension de

gratuité qui y sommeille et qui en constitue la « vérité cachée ». C’est ainsi qu’il appelle à

raviver, de proche en proche, le sens du vivre-ensemble comme « pratique de la fraternité ».

Porter en imagination sur mon semblable un regard qui me le fait voir comme un frère consiste

alors à envisager la relation présente dans sa singularité : celle d’une situation, celle de l’autre

comme la mienne. Cela suppose, à l’inverse, de relativiser l’importance de la règle générale et

anonyme de l’échange. L’indifférence s’efface alors en même temps que l’indifférenciation des

interlocuteurs, au profit d’un sentiment de co-appartenance au vivre-ensemble qui rapproche et

qui suscite la générosité. Celle-ci se propage alors au-delà, sans imposer, par la seule vertu de

l’exemplarité, de même que, par exemple, le bouche-à-oreille colporte un plaisir de lecture et le

transforme en best-seller.

En suspendant le jugement habituel, Ricœur invite ainsi à surmonter l’usure du temps qui, peu à

peu, transforme inéluctablement l’usage de la règle de l’échange en routine. Le regard imaginatif

exerce une critique des certitudes acquises et des pratiques durcies en idéologie, à la lumière de

l’utopie de la fraternité universelle.

Le citoyen se trouve alors dans un double rapport à l’institution en général. Il la trouve d’abord

sous son aspect institué : une norme qui s’applique, une loi qui s’impose. Mais il peut les

subvertir sous l’effet d’un regard qui fait voir les choses et les êtres autrement. Par hypothèse, il

ne s’agit pas tant de rejeter la règle en tant que telle que d’y incorporer un degré supplémentaire

de compassion et de générosité. On se souvient que Ricœur fait reposer l’institution sur le sens de

la justice. La dérive qui menace la règle juste elle-même de se dégrader en une logique du calcul

le conduit ainsi à corriger cette étroitesse par l’amour, qui vient raviver le sens initial et, en

quelque sorte, l’esprit sous la lettre. N’avons-nous pas toujours su que notre semblable était notre

frère ? En le considérant comme tel, le citoyen s’affirme alors dans un geste instituant qui agit

pour la formulation d’une règle nouvelle suscitée par la fraternité.

Mais ce rôle instituant ne peut être effectivement exercé par le citoyen que s’il se montre réceptif

à l’événement de la rencontre : celle entre un je et un tu, chère à Mounier, qui a constitué notre

point de départ. Plus fondamentalement peut-être, il s’agit chez Ricœur d’une réceptivité au

temps lui-même, au présent singulier qui nous est donné à vivre. Pour peu que nous le recevions

en tant que tel, le présent vif éveille en nous de la générosité parce qu’il nous emplit de la

gratitude d’exister.

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« Evènement mystique et engagement politique chez Emmanuel Mounier »

Yves Roullière

Philosophe et éditeur, vice-président de l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier

Je vais me concentrer dans les quelques minutes dont je dispose sur le Mounier de 20‐30 ans,

un Mounier marqué par la dialectique de Charles Péguy mystique/politique, ou si vous

préférez spirituel/politique. Je fais le pari que ce Mounier‐là, le jeune Mounier, est celui qui

a le plus d’actualité, dans sa recherche d’un juste engagement.

L’événement

Emmanuel Mounier est né en 1905 à Grenoble. Après des études secondaires, il entame des

études de philosophie, il est reçu à l’agrégation, et vivra pendant quinze ans environ de ses

cours dans le secondaire (il ne pouvait vivre de la direction de la revue Esprit). Cependant,

mal à l’aise avec le milieu universitaire, il abandonnera toute idée de thèse, et se lancera

dans la création de cette revue « généraliste » qu’est Esprit, marqué par les Cahiers de la

Quinzaine de Péguy. Mounier a en quelque sorte choisi d’embrasse tous les champs de la

pensée qui s’offraient à lui à cette époque, mais, contrairement à Péguy qui était assez

solitaire, Mounier travaillera toujours en commun. Un de ses maîtres‐mots, c’est le mot «

entretiens », et Bernard Comte et moi-même publierons en 2015 l’édition critique des

nombreux entretiens qu’il a tenus depuis sa jeunesse estudiantine jusqu’à la guerre. Pour lui,

tout entretien important, en groupe, avec une autre personne ou avec soi‐même, devait être

transcrit afin d’être partagé par la suite en cas de besoin.

La grande question pour Péguy comme pour Mounier, c’est la constatation que « la

mystique se dégrade inéluctablement en politique ». La mystique, pour eux, c’est bien plus

que l’idéal, voire contraire à l’idéal. Car l’idéal relève de la seule idée et donc fige le

projet que nous portons. La mystique ne fait pas de hiérarchie entre ces facultés que sont

la pensée (la raison si vous voulez), la sensibilité (l’affect, le sentiment) et l’imagination.

L’homme et la femme sont des composés de ces facultés, et nous avons besoin de chacune

pour être des personnes, c’est-à‐dire des êtres en relation. Et le moment mystique, c’est

précisément le moment où nous ressentons que toutes ces facultés se sont rassemblées ; le

moment où nous avons été pleinement accordés à nous-mêmes parce que pleinement

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accordés à une sortie de nous-mêmes (nous ne sommes nous‐mêmes que dans cette

ouverture-là, à Dieu ou à une transcendance, et à autrui, au prochain, à l’étranger

déstabilisant; ce qui suppose, en termes mystiques, une constante négation de nous‐

mêmes).

Ce ou ces moments mystiques sont des référents de chacune de nos vies. Et si nous

sommes ici, c’est que nous avons forcément connu ces moments mystiques qui n’ont

rien à voir avec le « sentiment océanique », mais plutôt à voir avec que nous

appellerions aujourd’hui un sens politique – à condition d’entendre le mot « sens »

dans toute sa polysémie, intellectuelle, sensible et imaginative. S’il y a donc eu un ou des

moments politiques qui vous ont poussé à vous engager ici et ailleurs, il est important

d’y revenir en y discernant la part mystique, intime, relationnel, qui en a fait un

moment authentiquement politique, et pas seulement émotionnel. Pour la génération de

Péguy, ce moment, c’est « l’affaire Dreyfus » ; pour celle de Mounier, le « krash de

1929 » ; pour la mienne, c’est l’élection de François Mitterrand (j’avais 18 ans), mais

c’est aussi et peut-être surtout la chute du Mur de Berlin ; pour une génération plus

jeune, vous peut-être, l’attentat des Twin Towers me paraît être l’événement majeur le

plus intéressant.

Mais tous ces grands événements n’ont pu nous toucher authentiquement que si nous

les avons accordés aux événements heureux ou malheureux qui se sont déroulés chez

nous, dans notre intimité, au coin de la rue ou à un niveau plus national ou européen. (Et

j’ajouterais, pour les chrétiens, qu’ils doivent s’accorder à cet événement renouvelé,

quotidien, discret, inouï, de la présence de Dieu parmi nous.)

Contre l’habitude

Je voudrais dans un second temps évoquer la notion fondamentale qui préside à la notion de

dégradation selon Péguy et Mounier – et qui me semble être d’une grande actualité. J’ai

nommé la notion d’habitude.

Cette notion d’habitude en philosophie est très importante depuis Aristote, et

reconsidéré par Henry Bergson, le grand référent pour Péguy comme pour Mounier.

C’est toute la célèbre réflexion très poussée de Matière et mémoire, où Bergson

montre que l’habitude s’acquiert par la répétition d’un même effort, qui finit par

devenir un tel mécanisme que nous n’avons même plus conscience qu’il est seulement

dû à l’habitude. A cela s’oppose la mémoire de l’événement qui s’enregistre en

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l’homme d’un seul coup ; cette mémoire conserve et fait revivre cet événement

comme au premier instant dans la mesure où il est susceptible de se répéter.

Pour Péguy, l’événement des événements, je l’ai dit, c’est l’affaire Dreyfus. Et l’une

des premières leçons que Péguy tire de cette réflexion sur l’habitude et sur l’événement

se trouve dans l’opposition qu’il opère entre histoire et mémoire. La mémoire,

Mounier y insiste, est une sorte de présence immédiate en nous de notre pensée,

présence qui prend consistance avec tout ce que nous avons amassé d’humanité : c’est

une forme de résurrection. En revanche, l’histoire longe l’événement, refuse la durée,

le vieillissement. Le danger, le suprême danger pour Péguy, c’est que nous devenions

des historiens de l’Affaire Dreyfus ; pire encore : chacune de nos vies est à même

de devenir, dans ce sens, une petite affaire Dreyfus.

A nos 20 ans, un événement nous a marqué, a déterminé notre vocation, et nous tâchons de

vivre en conformité avec elle, jusqu’à l’âge de 40 ans où l’on commence à se lasser de

revenir à la source de cette vocation; on s’en fait alors l’historien, c’est-à-dire que l’on

répète tel un vieillard sa propre histoire comme si ce n’était plus la nôtre, comme si on

ne faisait que survivre à notre propre vie. Et quand une société entière s’accepte ainsi,

comme c’était le cas de la société des années 20-30, alors elle est, écrit Mounier, «

comme un homme fatigué, un de ces soirs de surmenage où la pensée, ivre de migraine,

tourbillonne à la surface des mots ».

La distinction entre mémoire et histoire pousse aussi Mounier à creuser la distinction

entre privé et public. Et il va jusqu’à dire que l’on peut lire l’œuvre de Péguy à l’aune

de cette distinction où le privé se définit par le lieu où les petites gens communient

avec les grands personnages à une même souffrance, à un même héroïsme, à une

même mémoire. Et cette communion, selon Péguy, se fait dans une attitude d’intimité

discrète qui, pour Mounier, est la preuve que Péguy est un esprit mystique, un esprit

pour qui le monde le plus substantiel est « recueilli » et pour qui l’esprit est caché

(selon la définition finalement assez classique de la mystique). Quant au public pour

Péguy, c’est simplement une floraison de vertus privées ; d’où l’importance du fait que

les institutions restent et demeurent des reflets du privé immémorial (ce que Miguel

de Unamuno appelle l’intra-histoire).

Cependant, le choix du terme mystique, chez Péguy, n’est pas spontané. Péguy l’a

choisi, non pas en relation avec la tradition mystique, mais par opposition à la notion

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d’idéal, qui est susceptible de faire oublier que le spirituel, fondement de la mystique

(nous l’avons vu), est éminemment réel. Autrement dit, l’esprit et le réel ont partie

liée ; l’esprit est toujours appliqué au réel, et le réel n’a aucune signification sans l’esprit.

En revanche, l’idée ou l’idéalisme sont, pour Péguy, essentiellement infidèles au réel

en ce qu’ils font abstraction de manifestations fondamentales comme « la liberté jeune

et gaie, les gestes de l’enfant, le jeu et le loisir, comme la plus haute prière ». L’idée ou

l’idéalisme, pour Mounier, ce sera, on l’a vu, toutes les idéologies, les fausses mystiques,

les mystiques dévoyées dont il était témoin : fascisme, communisme, etc.

La mystique, c’est le moment où se rassemblent les forces vives d’une âme, qui peut

être celle d’un homme mais aussi (et surtout pour Péguy) celle d’un peuple. Pour un

peuple, suivre sa mystique c’est découvrir son génie, sa vocation, puis lui garder une

fidélité sans défaut. C’est pour cela que Péguy parle d’une mystique républicaine pour

laquelle on peut mourir ; la politique républicaine, on ne peut qu’en vivre. En ce sens, sa dé-

républicanisation est pour lui une démystication (et c’est facile à transposer dans tous les

autres champs de l’esprit).

Le politicien, dès lors, est celui qui s’est défait de la vie spirituelle pour « revêtir la livrée du

serviteur de l’argent ». L’argent, réellement ou symboliquement, permet d’assurer l’esprit (ou

ce qui en tient lieu) contre «la glorieuse insécurité du présent », ou contre un système de

pensée ou de connaissance où l’on puisse constamment s’asseoir.

Tout son travail à Esprit et dans les groupes Esprit, consistera dès le début à rechercher ce

qu’il appelait la « technique des moyens spirituels » qui rompe avec les ruses et les tactiques

politiciennes.

Devant une conception aussi pessimiste de la politique, se pose forcément la question du

statut même de l’engagement. La conception du jeune Mounier, du Mounier mystique,

spirituel, comportait un danger assumé qui était d’envisager l’engagement comme une option,

comme un objet extérieur dont on pourrait considérer a priori le caractère pur ou impur,

parfait ou imparfait. La guerre civile espagnole en 1936 et la rencontre déterminante que

Mounier fera à ce moment-là avec le philosophe allemand Paul‐Louis Landsberg a changé la

donne ; pour Landsberg, nous n’avons pas fondamentalement à nous engager, parce que, si

nous sommes vivants, nous sommes engagés. L’engagement n’est donc pas optionnel; il

participe de l’identité même de la personne en tant qu’être dynamique. C’est pourquoi, selon

Landsberg, nous n’avons pas à nous soucier de savoir si notre engagement est totalement pur

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ou parfait (car tous nos actes, quels qu’ils soient, portent des marques d’impureté ou

d’imperfection). Cette perception de l’engagement, qui aurait dû paralyser Mounier, l’a au

contraire libéré à la lumière d’un événement aussi complexe qu’est une guerre civile. Dès

lors, les engagements de Mounier s’intensifieront – l’époque s’y prêtait – et à chaque fois

dans un contexte d’une extrême complexité: condamnation des accords de Munich,

condamnation de l’antisémitisme dès 1937, éloge de Pie XI, attaque contre Pie XII, choix de

continuer Esprit au début du régime de Vichy ; dialogue et solidarité avec les communistes

sur le terrain, tout en dénonçant le stalinisme ; dénonciation de la colonisation en Afrique,

etc.

En ce sens, s’engager à chaque événement c’est parier que ce qui ce qui se passe en moi à ce

moment-là se passe aussi ou peut se passer chez les autres. C’est la ligne prophétique. En

effet, le prophète n’est pas prédictif, mais, en faisant une relecture de l’histoire dans toute son

épaisseur, il ose dire que ce qui est en train de se passer et que personne ne veut voir.

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SYNTHESE par Jérôme Vignon

« Mounier, Ricoeur, Levinas, pourquoi nous aident-ils aujourd’hui à nous engager en politique ?»

Jérôme Vignon, membre fondateur d’Esprit civique, est Président de l’Observatoire

national de la précarité énergétique et de l’Observatoire national de la pauvreté et de

l’exclusion sociale. Auparavant, il a notamment été conseiller au secrétariat général de la

Commission européenne, sur les réflexions de la Commission relatives à la gouvernance.

Lors de l’Université d’automne d’Esprit civique, Jérôme Vignon a proposé une synthèse de la

pensée personnaliste. Elle vient compléter l’intervention de Pierre-Olivier Monteil, docteur en

philosophie politique et chercheur associé au Fonds Ricœur, Yves Roullière, vice-président de

l’association des Amis d’Emmanuel Mounier, et Jean-Louis Schlegel, sociologue des

religions et membre du comité de direction de la revue Esprit sur le thème: « Mounier,

Ricoeur, Levinas, pourquoi nous aident-ils aujourd’hui à nous engager en politique? »

D’où vient Esprit civique ?

Esprit civique naît de la prise de conscience de quelques jeunes élus, nés à la politique et

acteurs en politique via le Parti socialiste. Ils ont mesuré à l’épreuve des faits un déficit de

sens dans leur action: une forme d’impasse ou d’incohérence.

D’un coté, ils se battent pour promouvoir une dimension sociale fondée sur des liens entre les

personnes ; et de l’autre, ils constatent que ces liens, particulièrement en ce qui touche aux

liens de responsabilité, sont ignorés. Non seulement par le néo libéralisme, mais aussi par une

forme d’individualisme libertaire qui ne connaît que des droits dont chacun peut se réclamer.

Ils éprouvent le besoin d’une refondation, d’un ancrage. Sans faire du christianisme une

condition d’appartenance, ils ne cachent pas que le christianisme, en tant qu’il porte une

conception de la vie sociale, les inspire.

Pourquoi alors se réclamer de Mounier, Ricoeur, Levinas?

Emmanuel Mounier et le personnalisme

Qui est Emmanuel Mounier ? C’est le fondateur d’une vision chrétienne de la politique qu’on

a appelé le Personnalisme. Le Père Jean-Yves Calvez, grande figure jésuite du catholicisme

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social, le range parmi les « Chrétiens penseurs du social ». Cette pensée se forme avant la

guerre (comme l’a bien montré Yves Roullière, voir ci-dessous) dans la confrontation d’une

personnalité mystique avec un monde politique en pleine décadence (quid d’aujourd’hui?), un

monde devenu totalitaire tant il a perdu son centre qui est l’homme, ou plutôt comme le

définira Mounier, l’homme appelé à devenir une « personne », c’est-à-dire un être en relation

à autrui.

De là découle une vision de la société tout entière, appelée à devenir une communauté de

personnes, organisée politiquement pour faire grandir cette capacité de relations

interpersonnelles. Mounier, rappelle Yves Roullière, parle de la communauté comme «

Personne des personnes » et qualifie le Personnalisme de communautaire.

Pour notre temps, Mounier est un fondateur du politique au sens où il nous aide à concevoir

une cohérence entre le mouvement de l’homme vers la personne et le mouvement de la

société vers la communauté.

Paul Ricœur, Soi-même comme un autre

Paul Ricœur a dix ans de plus qu’Emmanuel Mounier. Mais il se fait connaître plus tard. Soi-

même comme un autre, ouvrage phare de sa notoriété, paraît en 1990. C’est un universitaire

de conviction protestante et Pierre-Olivier Monteil (voir ci-dessous) nous a bien rappelé

comment sa réflexion philosophique était nourrie de la lecture des Écritures (en particulier de

la vision de ces disciples du Christ qui choisissent l’obéissance à la suite de l’expérience de

libération intérieure provoquée par sa vie et sa parole).

Sa pensée se forme, à la différence de celle de Mounier, dans un contexte où le politique a

repris du poil de la bête. C’est un temps qui précède Mai 68, où beaucoup de militants venus

de l’action catholique s’investissent dans la politique, le « lieu où l’on peut vraiment changer

le monde ».

Ricœur, très vite, reconnaît l’importance du politique et met en garde : il n’est pas suprême,

mais ordonné à une éthique sociale qui rattache les individus et précède le politique.

Pierre-Olivier Monteil nous a montré les liens forts entre Ricoeur et le Personnalisme, la

convergence entre d’un coté les liens qui attachent Personne et Communauté, de l’autre la

formation d’un « il » (les institutions et le politique) à partir d’une relation entre un « je » et

un « tu ».

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Mais l’objet de Ricœur n’est pas de refonder le politique. Il nous dit plutôt comment être en

politique, en similitude avec ce que doit être notre relation personnelle à autrui : il nous faut,

si nous aimons la politique, être capable de susciter une adhésion (obéissance) en proposant

l’horizon d’une authentique liberté (autonomie). Celle-ci n’est pas l’indépendance, mais au

contraire l’accomplissement du bien de l’autre. Tout un programme, si l’on ose dire, pour

l’agir et le discours en politique aujourd’hui.

Levinas et le face à face

Comme Paul Ricœur, Emmanuel Levinas n’est devenu actuel que très récemment, dans le

contexte qui est encore le nôtre d’un affaiblissement du politique, où les idéologies sont

moribondes et où l’on s’efforce de revenir aux sources de l’humain. Emmanuel Levinas puise

cette source, comme le rappelait Yves Roullière, dans la tradition religieuse juive. Elle met en

récit un face à face entre l’homme et Dieu. De ce face à face, l’homme ne sort pas écrasé,

mais au contraire, c’est un homme digne, un homme debout.

Cependant Dieu reste inconnu, innommable. Nous ne pouvons connaître de lui que le visage

de l’autre qui nous fait exister au point que nous devenons « l’otage de l’autre ». En

convergence avec la tradition chrétienne, Levinas pousse à son extrême l’idée que l’altérité

est au fondement de toute relation et finalement de la vie sociale. Et aujourd’hui ?

Le christianisme social, démarche plutôt que doctrine

En se réclamant aussi de l’apport d’Emmanuel Lévinas, le christianisme social exprime son

caractère non exclusif. Il n’est pas une doctrine, mais une démarche qui ambitionne de

rejoindre ceux qui aujourd’hui, dans notre société comme en politique, veulent redécouvrir

l’humain, trouver dans ce qui est humain une source de cohérence. C’était le sens de la mise

en garde de Jean-Louis Schlegel (voir ci-dessous) à l’égard de la tentation de projeter, comme

de l’extérieur, des valeurs chrétiennes en politique.

Mais pour rejoindre, il faut aussi dire d’où l’on vient. Se réclamer d’un christianisme social,

c’est nommer ce qui nous a mis en route, une expérience spirituelle, mystique, dont la nature

est sociale et qui pour certains est une rencontre authentique avec Jésus Christ.

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TABLE-RONDE CITOYENNE

De l’action territoriale à la Res publica européenne, retrouver le goût de la politique

***

Radicalité au nom du personnalisme

Jo Spiegel

Maire de Kingersheim, conseiller général du Haut-Rhin, président délégué de Mulhouse

Alsace Agglomération et président de la Métropole Rhin-Rhône

Il me semble qu’il y a quatre enjeux de territoire qui, pour les élus locaux que nous sommes,

doivent être non négociables. Trois enjeux de transformation, le quatrième est le moteur de la

transformation c’est-à-dire la démocratie.

Le premier enjeu non négociable est celui de la construction de territoires

durables.

D’ici 2050, si rien n’est fait en matière de production, de consommation, de déplacement, de

conception de la ville, de chauffage, alors le réchauffement climatique atteindra les prévisions

du GIEC. Nos enfants ou plus sûrement nos petits-enfants se tourneront vers une autre

planète.

Mais il n’y a pas d’autre planète, il est donc dans l’impératif catégorique de changer de

paradigme. Nous devons convoquer là une forme de radicalité essentielle qui s’appelle

l’éthique de la responsabilité. Il s’agit d’enrichir la solidarité horizontale par une solidarité

verticale, il s’agit de faire en sorte que le bien commun ne soit pas l’addition des intérêts du

moment. Il s’agit de faire en sorte que notre action s’inscrive, non pas dans le calendrier

électoral mais dans le temps long de l’action publique.

Il y a une deuxième réponse radicale à apporter, c’est la capacité de relier les trois piliers d’un

développement humain et soutenable : la question environnementale, sociale et économique.

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Il nous faut inventer un modèle de société où le mieux environnement se traduise par du

mieux social et du mieux économique et vice versa.

Le deuxième enjeu c’est l’humanisation de nos territoires.

L’homme doit être au cœur du projet de territoire.

Il s’agit donc de résister, ici et maintenant et localement, à la marchandisation de notre

société. Il importe de considérer que ce qui est essentiel est invisible à nos yeux, autant que

les réalisations qui pourraient porter des signatures identifiables.

Il ne s’agit pas seulement de travailler pour une ville ou pour un territoire agréable mais pour

une ville sobre.

Pas seulement pour une ville belle mais une ville bonne.

Pas seulement pour une ville dynamique mais pour une ville éducatrice.

Pas seulement pour une ville attractive mais pour une ville fraternelle.

Je crois que le rire d’un enfant, l’accueil de nos aînés, valent tous les giratoires de France.

Troisième enjeu : c’est l’enjeu des territoires compréhensibles.

Nous sommes dans une organisation des territoires et des pouvoirs locaux qui sont fondés sur

l’empilement, le cloisonnement, l’addition des dépenses. C’est un mode d’organisation, on

discute d’étage à étage.

Il faut donc reconquérir ou reformuler une organisation des pouvoirs locaux qui s’appuie sur

le vécu des habitants. Car le territoire vécu, c’est la plaque pivot entre ce qui est global et

local, entre ce qui est public et ce qui est privé, entre ce qui est politique et ce qui est

personnel.

Dès lors que nous organisons nos pouvoirs locaux sur la base d’un espace qui parle aux

habitants, alors nous favorisons le fait que nos territoires peuvent devenir véritablement des

espaces de transformation. Ces enjeux essentiels, nous ne les assumerons ni par le statut-co-

conservateur, ni par la révolution, ni même par le seul bulletin de vote.

C’est par la métamorphose, pour reprendre les propos d’Edgar Morin, c’est-à-dire par une

transformation lente et durable qu’il nous faut polliniser, que nous réussirons à assumer ces

enjeux. Pour réussir la métamorphose, ici et maintenant, localement et globalement, il nous

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faut convoquer la question centrale de la démocratie. Il lui faut donner une nouvelle

dimension, une nouvelle ambition, une nouvelle histoire.

Je pense que nous sommes aux balbutiements de l’histoire démocratique ; nous sommes à

bien des égards des analphabètes de la démocratie.

Je suggère qu’on redéfinisse la démocratie sur la base de la compréhension, que l’on

construise le nouvel âge de la démocratie à partir de la définition la plus simple et la plus

subversive qui soit, donnée par Hannah Arendt qui disait que la démocratie, c’est organiser

l’espace qui existe entre les gens. Dès lors qu’on est dans cette conception d’une démocratie-

construction que je revendique, alors la personne au sens mouniériste sera l’alpha et l’oméga

de l’agir public.

Il s’agit de partir de la personne pour arriver à la personne.

Nous ne réfléchirons donc plus ni à partir d’un système, ni à partir de dogme, ni à partir

d’idéologie en soit, ni à partir d’en haut mais à partir de la personne en relation avec elle-

même et ses racines, c’est-à-dire une personne unifiée, la personne en relation avec les autres

et enfin la relation avec ce qui la dépasse.

C’est ce que nous appelons aujourd’hui la citoyenneté active.

Patrice Sauvage, membre de Démocratie et Spiritualité, parle des trois « L » : du lien, du lieu

et de la loi.

le L du lien, c’est la dimension horizontale de la relation aux autres, c’est-à-dire le

vivre ensemble, la délibération, la coproduction.

le L du lieu, c’est la dimension verticale qui va en profondeur, par l’intériorité et par

l’enracinement

le L de la loi, c’est la dimension verticale qui nous invite à l’élévation, à ce qui nous

transcende, à la communalité (construction du bien commun).

La synthèse des 3 L, c’est l’égalité au sens où Pierre Rosanvallon l’a revisité, c’est-à-dire à la

fois la singularité de chaque personne, la réciprocité des échanges et la communalité qui nous

permettent de grandir ensemble.

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Eh bien, tout concourt, dans notre société, à renforcer l’individu replié sur lui-même ou

additionné aux autres (l’opinion plutôt que le peuple, la masse plutôt que la démocratie) ; tout

concourt à renforcer l’individualisme, enfant du matérialisme dominant (aussi bien étatique

que ultra-libéral).

L’individualisme est un système et sans doute l’un des systèmes les plus puissants qui

traverse notre société : Emmanuel Mounier disait de l’individualisme qu’il nous rend étranger

à nous-mêmes et étranger aux autres. Il ajoutait par ailleurs « qu’il faut se purifier de

l’individu qui est en nous pour construire la personne ».

Il faut donc être fou de revendiquer l’esprit et le citoyen pour construire la communauté plutôt

que d’aller dans le sens de notre société qui est la matière et l’individu qui enfantent la masse.

S’il y a donc une révolution à mener, elle doit être d’abord intérieur et s’il y a résistance à

opposer, elle est spirituelle. Nous ne réussirons pas notre combat de la révolution

personnaliste si nous ne travaillons pas d’abord sur nous-même.

Il nous faut être modestement cahin-caha des enfants de Luther King, de Mandela, de Mendes

France, de Vaclav Havel, de Rabhi et sans doute de De Gaulle. Ils ont ceci en commun, c’est

que leur parcours politique est en congruence avec leur parcours personnel.

Il est fait de quelques ingrédients que je veux rappeler en quelques points.

Premièrement, il s’agit de faire abstinence en matière de certitude et profusion en matière de

convictions.

Deuxièmement, acceptons de voyager souvent entre la pensée et la pratique, entre l’action et

le silence, entre ce qui est décisif et ce qui est décisionnel, entre ce qui est collectif et

personnel, entre l’engagement et le resourcement spirituel. Il s’agit de conjuguer les réalités.

Troisièmement, il nous faut avoir le souci d’une vision globale qui s’appuie sur des principes

trop souvent oubliés.

Agir à la base plutôt que de colmater les brèches.

Anticiper plutôt que subir.

Aller au cœur du sujet plutôt que rester à la périphérie.

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Relier les réponses, plutôt que d’opposer les hommes.

Travailler ensemble de plain-pied plutôt que de discuter d’étages à étages.

Quatrièmement, l’exigence de l’éthique.

L’éthique de conviction : Charles Péguy parle de cléricalisation de la politique. C’est à

dire que les politiques gardent leurs habits mais n’ont plus de convictions.

L’éthique de responsabilité, c’est-à-dire la capacité de rassembler et donc la capacité

d’oser.

L’éthique de la discussion qui nous invite à détricoter les désaccords pour construire

des accords.

Cinquièmement, le courage. C’est la vertu cardinale de tout élu aujourd’hui qui permet de

parler vrai pour agir juste.

Le nouveau récit démocratique se construit donc pas à pas.

Mon intuition est que le nouvel âge d’or se construit au niveau des territoires et au niveau du

local ; c’est dans cet état d’esprit qu’à Kingersheim nous avons construit pas à pas, par essai

et erreur, un certain nombre de jalons pour donner à la démocratie une nouvelle dimension.

C’est le sens des Etats-Généraux permanents de la Démocratie, de la construction de la

Maison de la Citoyenneté, et de la création des conseils participatifs qui constituent la phase

décisive avant la phase décisionnelle engagée par les élus.

Cette démarche est explicitée dans un des chapitres du livre collectif que nous avons édité il y

a quelques mois qui s’appelle « Faire (re)naître la démocratie, vers un nouvel engagement

citoyen ».

Je voudrais en conclusion vous dire que c’est la paresse démocratique qui est au cœur de la

crise systémique. Dans un moment de colère, j’ai posté sur Facebook cette phrase : « Tant

que la démocratie est un stade infantile, il ne faut pas s’étonner que la politique soit une cour

de récréation.

Lorsque la démocratie électorale ouvre des boulevards d’irresponsabilités, la démocratie de

construction ouvre des chemins d’espérance, parce qu’elle interroge l’humain qui est en nous

et de citer Vaclav Havel : "La sauvegarde de notre monde humain n’est nulle part ailleurs que

dans le cœur humain, la pensée humaine et la responsabilité humaine" ».

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L’Europe contre la République ?

Fabien Chevalier

Président de Sauvons l’Europe

Peut-on être pro-européen et républicain ? Autrement dit, chaque partisan d’une « union sans

cesse plus étroite entre les peuples européens » n’a-t-il pas l’ambition, plus ou moins cachée,

d’affaiblir la République française ? Si la République est la forme de notre État-Nation, il faut

distinguer si on se réfère plus spécifiquement à l’État ou à la Nation.

Plaçons-nous au niveau de l’État, objet de philosophie politique et construction historique.

Des structures infra-étatiques existent au sein de la République : les communes, les

intercommunalités, les départements et les régions. Celles-ci concourent, en théorie, au bon

fonctionnement de notre société. Chaque échelon local apporte une plus-value par rapport à

l’action de l’État, ce qui légitime ce transfert de compétences. On gouverne mieux au plus

près, à la condition que les moyens nécessaires à une action efficace soient accordés à la

collectivité concernée. Ainsi, mis à part quelques irréductibles jacobins, plus personne ne

remet en cause le principe de la décentralisation. Il ne s’agit pas de démanteler la République

mais de la renforcer par une meilleure organisation.

Cependant, à l’heure de la mondialisation, de la libre circulation des personnes, des services et

des marchandises, l’État peut-il encore agir sur des phénomènes d’ampleur européenne ou

mondiale ? Que peut utilement faire la France pour lutter efficacement contre le

réchauffement climatique ?

Contre les paradis fiscaux ? Contre le dumping fiscal et social ? Dans cette incroyable période

que nous vivons, le Grand Capital peut échapper à toute taxation ou presque en se jouant des

États dans un jeu de bonneteau géant, et les citoyens sont les éternels dindons de cette sinistre

farce. Et ce ne sont pas les incantations et agitations de certains responsables politiques qui

changeront cette réalité : d’une part, la France seule ne peut imposer sa volonté à l’Humanité

et, d’autre part, ce qui se passe dans les autres pays du monde a forcément un impact sur la

France.

Il faut donc une structure supranationale capable d’agir comme super-régulateur, de peser

dans les discussions internationales, d’atteindre une masse critique qu’on ne peut négliger ou

contourner pour remettre la finance au service de l’économie et des hommes, afin de mettre

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un frein à la cupidité obscène de ceux qui rêvent d’un monde où les profits sont privatisés et

les pertes nationalisées, les dettes économiques, écologiques, sociales et démocratiques

laissées en héritage à nos enfants.

L’Union européenne peut être l’instrument de cette régulation que nous espérons. Construire

l’Europe des solidarités, c’est retrouver sa souveraineté à travers elle, agir dans l’intérêt des

peuples et permettre aux États d’œuvrer conformément au principe de subsidiarité qui vise à

privilégier le niveau inférieur d'un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau

supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace.

Ainsi, décentralisation et européanisation de la vie politique sont les deux faces d’une même

pièce qui permettent de redonner du sens à la politique, de crédibiliser l’action publique.

Maintenant, plaçons-nous au niveau de la Nation. On touche ici à quelque chose de plus

intime lié à l’identité de chacun d’entre nous. Cela rend le sujet plus passionnel et les

arguments moins rationnels. Le climat actuel est mauvais : les immigrés, l’islam, les Roms,

etc., menaceraient l’identité d’une Nation fantasmée.

Il faut sortir d’une vision défensive et exclusive de la Nation. Le modèle d'intégration

républicain se traduit par une volonté d'arrachement qui permet de fonder une Nation de

citoyens égaux et unis parce qu’ils mettent et construisent en commun. Il n'y a pas de fatalité

liée au lieu de naissance, à la religion, à la couleur de la peau, etc. La Nation est un ensemble

unifié de citoyens, lesquels sont unis par une communauté de valeurs. La fraternité et la laïcité

étant les clés de voûte de cet ouvrage. Personne ne remet donc en cause notre nationalité

française.

Est-ce pour autant que l’on doit exclure d’autres aspects de son identité ? On peut très bien

assumer plusieurs appartenances sans que cela porte atteinte à sa fibre nationale. On peut être

pleinement Français mais aussi avoir une identité régionale, qu’elle soit bretonne, corse ou

autre. On peut aussi revendiquer l’héritage de la nationalité étrangère de ses parents ou

grands-parents. Tout cela ne prive pas du sentiment de faire partie d’une même communauté

nationale. Au contraire, cumuler les sentiments d’appartenance permet de garder l’esprit

ouvert, de s’intéresser à d’autres cultures, de refuser le repli sur soi et le rejet de l’autre. Se

compléter sans s’opposer.

On peut dès lors être également un citoyen européen et un citoyen du monde sans être pour

autant moins français. Partageons plus pour fraterniser plus. En effet, n’avons-nous pas,

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citoyens européens, une volonté commune de vivre dans une société disposant d’une

économie sociale de marché, soumise au respect des droits de l’homme et garantissant l’État

de droit ? N’existe-t-il pas une culture européenne indiscutable ? A quel modèle aspirent les

classes moyennes en Chine ou au Brésil si ce n’est le nôtre ?

Nous venons ainsi de démontrer, l’Europe, bien loin de s’opposer à la République, en est

l’alliée, le complément et le prolongement indispensable. Dès lors, une conclusion s’impose :

les adversaires de l’Europe sont aussi les adversaires de la République.

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« Le vivre-ensemble à l’heure de l’écologie »

Bernard Perret

Ingénieur, socio-économiste et essayiste. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont De la

société comme monde commun (Desclée de Brouwer, 2003), Le capitalisme est-il durable ?

(Carnets nord, 2008) et Pour une raison écologique (Flammarion, 2011).

Je suis particulièrement heureux de participer à cette réactivation, à cette réapparition dans

l’espace public de valeurs qui ont été celles qui ont présidées à mes premiers engagements

dans le monde politique et associatif. Il se trouve que j’ai rencontré aujourd’hui deux ou trois

amis qui ont créé avec moi la section socialiste d’une grande école, il y a exactement quarante

ans… et à l’époque pour la petite histoire, nous étions une majorité de catholiques à créer une

section socialiste, c’est vous dire si l’époque a changé ! Donc je suis tout de même assez

content de voir ce qui se passe aujourd’hui.

On m’a dit que j’avais carte blanche ! Je vais en profiter totalement pour dire ce qui m’a

semblé manquer aujourd’hui. On a beaucoup parlé de valeurs, d’engagement, etc. … mais il

m’a semblé que l’Histoire avec un grand H était assez peu présente ; c’est-à-dire qu’il

manquait probablement une mise en situation historique de ces valeurs : dans quel temps

vivons-nous ? Quels sont les grands défis qui sont à affronter par l’action politique ? Et en

quoi ces grands défis amènent à apporter un nouveau regard, à réactiver nos valeurs dans

telles ou telles directions ?

Beaucoup de sujets pourraient être abordés mais je vais en choisir un seul, d’une part parce

que je n’ai pas beaucoup de temps, mais aussi parce qu’il me paraît fondamental… Il se

trouve que c’est celui sur lequel je travaille actuellement et ce sujet est : l’écologie. »

Comment repenser la manière de poser la question du vivre ensemble…

Pour moi, l’écologie ce n’est pas le rapport entre Mme Duflot et le gouvernement ou les verts.

Je ne vais pas vous parler de changement climatique ou de nucléaire. Je fais le pari que vous

connaissez tous la réalité de ces enjeux, la gravité de ce qui se passe… Je vais plutôt me

centrer sur ce qui fait que ces questions sont centrales, et en quoi elles nous amènent à

reformuler, à revoir tout un certain nombre de choses, y compris la manière de poser la

question sociale, y compris la manière de poser la question du vivre-ensemble.

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… après avoir pris conscience de la finitude et de la fragilité de notre maison commune ?

Pour commencer, je dirai que pour moi l’écologie ce n’est pas un ensemble de marottes… Ce

n’est pas une utopie… Ce n’est même pas une reformulation des idées du XXe siècle. Je dirai

que, pour être provocateur et bien me faire comprendre, l’écologie c’est d’abord une mauvaise

nouvelle ! Si on ne comprend pas que l’écologie, c’est d’abord l’annonce d’une mauvaise

nouvelle, alors on n’a rien compris. Mauvaise nouvelle… Dans un premier temps. Le défi est,

par la suite de la mettre en récit, et de voir comment on construit un bien à partir d’un mal. Il

y a un premier travail de deuil à faire, car l’écologie, cela veut tout d’abord dire « la fin », « le

renoncement » d’un certain nombre de choses qui nous avaient parues complètement

naturelles. Par exemple, l’idée que nos enfants iraient prendre l’avion, plus souvent et plus

loin que nous ; que nous pourrions vivre toujours avec plus de biens, et plus confortablement ;

et que ce mode de vie pourrait se généraliser à l’ensemble de la planète.

Je pense que tout ça est, sinon à mettre au placard, du moins à réexaminer assez

attentivement. En réalité, peut-être que lorsque les historiens regarderont ce début de XXIe

siècle, ils verront qu’un des grands moments a été le renoncement à coloniser les autres

planètes : nous avons de fait compris que nous étions bel et bien coincés à l’intérieur d’un

écosystème, dans une maison, dans une niche, qui a des ressources limitées, et que même en

gagnant en efficacité dans l’exploitation de ces ressources, nous nous heurterons à un certain

nombre de limites. Nous avons pris conscience à la fois de la finitude et de la fragilité de notre

maison commune.

Si on parle de développement durable, de soutenabilité, je voudrais attirer votre attention sur

un terme utilisé de plus en plus dans le vocabulaire, dans le social, l’écologie ou dans d’autres

domaines : c’est le mot « résilience », qui a été mis en avant par Boris Cyrulnik et qui tend à

s’étendre dans différents domaines. Pourquoi parle-t-on de résilience ? La résilience est une

question très importante : la résilience de nos modes de vie, de nos institutions, de nos

infrastructures, de notre civilisation.

… lorsque les intérêts des générations présentes et futures ne convergent

plus ?

Un autre aspect qui est très lié à cette situation et qui est très nouveau aussi – je crois que nous

n’avons pas assez compris à quel point c’était un fait nouveau : c’est l’apparition de

contradiction entre les intérêts des générations présentes et les intérêts des générations futures.

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Contradiction entre le présent et le futur ; et donc aussi, contradictions au moins dans un

premier temps, entre le social et l’écologie. On sait très bien que l’intérêt des générations

présentes est d’avoir une énergie peu chère et de continuer à consommer plus, y compris en

termes de chômage, etc. Mais on sait très bien que si on consomme toutes les ressources et

qu’on détruit la planète, cela se fera au détriment des générations futures. Or c’est très

nouveau ! Tant que vous raisonnez dans un système où le progrès technique était censé tout

résoudre, et qu’on était dans un système de croissance forte et indéfinie, on pouvait faire

l’hypothèse – et d’ailleurs un grand nombre d’économistes restent dans ce schéma de pensée

– de dire qu’au fond, on accumule du capital, et puis nos enfants ont bien de la chance parce

qu’on va leur laisser des machines, on va leur laisser du progrès technique, ils vont être des

veinards qui vont bénéficier du fruit de nos efforts, etc.

Ça, c’est terminé : on est obligé de prendre en compte ces contradictions ! Et ces

contradictions, il y en a pleins : on vit dedans. Quand on est comme moi, au ministère de

l’écologie, on vit au milieu de ces contradictions, entre les aspirations des gens, et le souci du

futur : on est toujours des empêcheurs de tourner en rond. C’est pour cela que je dis : « moi,

de ma petite fenêtre, l’écologie, c’est d’abord une mauvaise nouvelle : au moins dans un

premier temps ».

… dans un monde unique, où les interdépendances sont de plus en plus

importantes ?

Un autre aspect qui est très important pour moi est la prise de conscience du fait qu’on vit

dans un monde unique, où les interdépendances sont de plus en plus importantes. Et ces

interdépendances, on en a des preuves tous les jours : que cela soit quand il y a une menace de

nouveau virus qui apparaît, que cela soit quand on se demande qui doit assurer la gouvernance

du système d’Internet si on l’enlève des Etats-Unis, que cela soit dans les problématiques

financières et bien sûr à travers des questions de l’avenir des océans, l’avenir du climat. Dès

qu’on se pose des questions un peu vitales, importantes pour nos enfants et nos petits-enfants,

on voit que ce sont des questions qui se posent au niveau mondial ! Et ça, cela rejoint la

question d’un sociologue allemand, Ulrich Beck, qui a développé cette idée de «

cosmopolitisme », de « cosmopolitique ». Et il insiste beaucoup sur le fait que la

cosmopolitique, la politique du monde est tout, sauf un idéalisme !

Ça n’est pas un projet de paix perpétuelle, un projet d’amour universel qui ferait qu’on pense

que naturellement les conflits vont s’arrêter et qu’on va tous s’embrasser. Non, ce n’est pas

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cela : c’est prendre conscience du fait que nos intérêts vitaux, et plus encore les intérêts vitaux

ceux de nos enfants supposent d’être pris en compte par les cosmopolitiques, c’est-à-dire les

politiques transnationales, qui visent à créer des coalitions d’intérêts entre pays et à faire

porter des enjeux par des institutions internationales. La traduction concrète d’une vision

cosmopolitique est que toutes nos actions politiques devraient s’inscrire dans une perspective

de constructions, d’un réseau d’institutions capables de rendre compte des intérêts communs.

Et pour moi, c’est ma façon de voir l’Europe : je ne suis pas du tout un idéaliste de l’Europe,

un fervent européen, qui croit que l’Europe c’est quelque chose de merveilleux : il y a

beaucoup de choses qui me gonflent, pour parler brutalement, dans ce que font les allemands,

Barroso, etc. Mais je pense que l’Europe est la première réalisation de ce qu’on pourrait

appeler la cosmopolitique.

Que veut dire le progrès social dans une société sans croissance?

Le sujet suivant et majeur : que veut dire le progrès social dans une société sans croissance ?

Déjà, il faudrait au moins dix minutes pour expliquer pourquoi la croissance j’y crois plus !

Ce qui ne veut pas dire que je crois que je suis un « décroissanciste », ce n’est pas exactement

ça. Du moins je ne crois plus à des croissances fortes et je crois qu’aujourd’hui, il est devenu

urgent d’imaginer – et si j’avais un reproche majeur à faire aujourd’hui au parti socialiste et à

la gauche en général, c’est son incapacité à prendre à bras le corps une question qui est

pourtant comme un éléphant au milieu du salon – que veut dire le progrès social en période de

croissance faible ? Comment on fait pour améliorer la qualité de la vie, la solidarité si ce

progrès ne peut plus passer par de la redistribution, etc. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas

payer plus d’impôts, de toutes façons il faudra payer plus d’impôts, on y coupera pas. Mais

néanmoins, il y a besoin aujourd’hui d’un réel effort d’imagination pour imaginer ce que cela

peut pouvoir dire un progrès qui passe par, ce que j’ai appelé dans un de mes écrits, la « dé-

marchandisation » : comment on dé-marchandise le progrès, comment on dé-marchandise la

solidarité ?

Il se trouve que les gens eux-mêmes ont commencé à le faire ! On parle beaucoup d’économie

circulaire, d’économie de fonctionnalité, d’économie collaborative. Si j’avais le temps, je

pourrais vous montrer comment toutes ces initiatives qui émergent spontanément du côté des

entreprises ou du côté des pratiques sociales sont en réalité des pratiques de dé-

marchandisation. Ce qui me navre est que le politique soit incapable de voir émerger le sujet

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et de voir que le progrès social se situe de ce côté-là, et qu’on aurait besoin de politiques

publiques axée sur l’encouragement des pratiques de dé-marchandisation.

Je termine sur les valeurs, parce que quand on parle de démarchandisation, on parle de

développement de l’échange social ou pour reprendre une expression un peu plus

sophistiquée, on parle de recontextualisation sociale des échanges. Adam Smith, le fondateur

de l’économie politique, avait dit : ce n’est pas de l’amitié de votre boucher que vous attendez

votre repas, mais de son intérêt. Tout ce que vous attendez c’est qu’il vous donne un bifteck

de bonne qualité ; Or ce que l’on voit aujourd’hui, c’est que ces pratiques de covoiturage,

échanges, couch-surfing, mutualisations… Tout cela suppose de penser en termes de lien

social : tout cela suppose qu’il y ait du lien, de la confiance. Il faut que les gens se parlent, se

coordonnent, que cela s’inscrivent dans des territoires, des réalités sociales et locales, pour

que de nouvelles formes d’échanges de matérialisent. Et c’est cela que je trouve de

passionnant et que je qualifierai de bonne nouvelle ! »

Vivre ensemble, cohabiter, vouloir que l’Humanité dure et se perpétue, pose une vraie

question métaphysique

On a besoin de valeurs civiques au sens, par exemple de celles qui sont exposées dans ce

manifeste convivialiste auquel j’ai eu le plaisir de participer. Je dirai qu’il y a un dernier étage

à la fusée : vivre ensemble, cohabiter, vouloir que l’Humanité dure et se perpétue, cela pose

une vraie question métaphysique, parce que, tant que notre dynamique civilisationnelle était

tirée par l’idée que nos enfants vivraient confortablement et plus sympathiquement que nous ;

tant que nous étions dans cette dynamique prométhéenne du progrès, où le sens de l’aventure

humaine était immanent. A partir du moment où on se dit que la question c’est de durer, pour

rechercher du sens à ce que nous vivons entre nous, recherche plus de convivialité… à quoi ça

sert tout cela, est-ce que c’est vraiment important pour nos enfants. Ces questions ont

d’emblée un aspect un peu plus métaphysique. Au fond, ça renvoie à une question de mission,

d’aventure humaine, de finalité et ça oblige de se poser des questions.

Je pense que des militants qui ont cet ancrage dans cette tradition intellectuelle – quels que

soient par ailleurs les actes de foi qu’ils sont capables de poser – et qui ont cet inscription

dans ce lien avec la question religieuse, ne sont pas mal placés pour avoir au moins cette

profondeur de champ qui fait que quand on se pose la question de préparer une terre vivable

pour les générations futures, cela prend tout de suite une autre signification. »

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TABLE-RONDE POLITIQUE

Sur quels enjeux la gauche réformiste doit-elle être radicale ?

Avec la participation de :

Monique Rabin, Députée de Loire-Atlantique.

Cécile Untermaier, Députée de la 4ème circonscription de la Saône-et-Loire.

Jean Philippe Mallé, Député de la 11ème circonscription des Yvelines.

Philippe Baumel, Député de la 3ème circonscription de la Saône-et-Loire.

Christophe Sirugue, Député de la 5ème Circonscription de la Saône et Loire, Vice-

président de l’Assemblée Nationale.

Laurent Grandguillaume, Député de la 1ère Circonscription de la Saône et Loire.

Débats animés par Cécile de Blic

***

Cécile de Blic : Qu’est-ce qui a fondé votre engagement ?

Monique Rabin : Bonjour, à tous ceux que je n’ai pas croisé personnellement, c’était un peu

inattendu qu’on me demande de m’exprimer, parce qu’à chaque fois cela fait appel à des

choses qui sont finalement très profondes, très personnelles.

Il me semble que, quand on s’engage en politique, il y a toujours un moment fort. Je me suis

beaucoup retrouvée dans ce qui avait été dit hier soir. Le limon, c’est que j’ai été élevé dans

une famille chrétienne, de droite. Je suis l’ainée de quatre filles qui sont toutes à gauche. Donc

c’est rigolo. J’ai dit à mes parents : « Vous nous avez très bien élevé». Donc je pense qu’on

néglige l’éducation chrétienne, aujourd’hui, celle qui nous permet d’entrer dans la vraie vie.

Je pense qu’il y a un travail important à faire par rapport à ça si on veut renouveler la société.

Le deuxième point, c’est la rencontre. Personnellement, j’ai rencontré Edmond Hervé, je

pense qu’on lui fera justice seulement lorsqu’il sera mort malheureusement. Il a été très

longtemps maire de Rennes, il a été député et j’ai travaillé à ces côtés. Ce qui m’a frappé,

c’étaient ses qualités de droiture, de probité. C’était quelqu’un d’extrêmement sincère. Et

quand je lui demandais d’où il tenait ça, il me disait : « Je suis né entre le clocher de ma

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grand-mère et l’école publique de ma mère. » Je me reconnais bien là-dedans. Ce fut une

rencontre très importante, qui a fait que je l’ai suivi.

A un moment, il faut être emporté par quelqu’un. Il m’a emmené. Mais j’ai adhéré au

PS quand un conseiller général a été élu dans mon canton. Dans sa permanence, ce soir-là, ont

trinqué des gens qui étaient très à gauche et au Front national. Il y a un problème de lisibilité

dans le discours qui fait qu’on peut abuser en politique les gens quand on n’est pas ferme dans

son discours. C’est là que j’ai décidé de m’engager.

Voilà donc un parcours d’opposition très long, très rude, très difficile dans un secteur, un

territoire vendéen, plutôt villiériste, où les gens sont très conservateurs et où j’ai été très

étonnée au final d’être élue, d’abord en 2008 maire de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, et en

2012, députée. Je dis étonnée parce que je ne corresponds pas à la sociologie politique et aux

valeurs – je ne sais pas si je peux utiliser ce mot là – que portent les personnes qui sont sur ce

territoire.

Cécile de Blic : Est-ce qu’avec le temps ça s’émousse ? Ou au contraire vous avez été

renforcée ?

Monique Rabin : La première chose est qu’on ne peut pas rester en politique si on n’aime pas

les gens. Il faut vraiment aimer les gens. Quand on aime les gens, on a envie de continuer

même quand ça tangue.

A quoi on ne renonce pas ? Je ne renoncerai jamais, aujourd’hui c’est très difficile. Le

Président de la République est extrêmement seul. Peut-être est-ce aussi parce qu’il est seul,

que quelques fois, ses décisions nous déconcertent. Moi je souhaite être à ses côtés. Ce que je

tire de cette université d’automne, c’est qu’autant cela m’est plus facile d’exercer mon mandat

dans la vérité en tant qu’élue local, autant à l’Assemblée nationale, c’est très difficile.

J’ai envie d’être plus vraie. Peut-être de sortir de l’anonymat. Parce qu’il faut se rendre

compte des combats internes qu’on peut avoir. Il y a beaucoup de personnes qui sont très

installées, qui parlent beaucoup, qui occupent le terrain au sein de notre formation politique,

et globalement, au sein de l’Assemblée nationale, et peut être la décision que je prends

aujourd’hui, c’est de dire que moi aussi j’ai quelque chose à leur dire. Que je veux participer

à une certaine transformation. Passer de l’individu à la personne, mais de la personne au

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collectif. Peut-être qu’il faut aussi que je me fasse entendre. Jusqu’à présent il faut dire que je

me suis plutôt tue.

Cécile Untermaier: C’est très important dans le monde politique d’avoir ces rencontres avec

des personnes qui n’y sont pas nécessairement. J’ai dédié ma vie à l’action publique. C’est

vrai que l’intérêt général m’a toujours porté. J’ai été pendant plus de trente ans dans un travail

d’action publique. J’ai été dernièrement sous-préfète. J’ai quitté le corps préfectoral en raison

de la présence de Nicolas Sarkozy comme ministre de l’intérieur. Je suis partie comme

magistrat dans un tribunal administratif. C’était en 2004-2005. Il s’avère que je connaissais

des élus de mon territoire qui ont fait appel à moi aux cantonales à un moment où on

souhaitait mettre un terme à une féodalité qui s’était installée depuis une trentaine d’années.

Et nous avons réussi.

Je dis « nous » parce que ça a été une victoire collective. Même si mon engagement a été

profond, et j’ai appris là toute la grandeur et la médiocrité du combat politique. Il faut bien le

dire je n’étais pas du tout habituée à ces coups bas mais on s’y fait, et on sait répondre aussi,

dans la dignité. Et puis il se trouve que mon canton, par le jeu des périmètres de

circonscription modifiés, est entré dans la 4ème circonscription de Saône-et-Loire, celle

d’Arnaud Montebourg. Lequel avait décidé de ne pas se représenter et il m’a demandé de me

présenter aux élections législatives et nous avons sollicité les militants. Je les ai gagnées de

façon assez difficile.

Je me retrouve dans la vie politique, parce qu’à un moment, l’action publique ne suffisait

plus. J’avais une colère très forte au moment des élections cantonales contre la politique de

Monsieur Sarkozy. J’avais un engagement pour des valeurs. Stéphane Hessel a compté

beaucoup pour moi dans cet engagement. Quand j’ai vu cet homme, sa force, sa

détermination, et son énergie. A un âge où il aurait pu tout simplement décidé de faire autre

chose. Ça a été un élément essentiel dans ma volonté d’agir. En disant qu’il ne suffit pas de

protester chez soi, de résister, de râler entre amis, mais qu’il faut s’engager.

Jean Philippe Mallé : Je voudrais remercier mes collègues députés. Philippe Baumel qui est

dans la même commission que moi, la commission des Affaires Etrangères, et avec qui nous

avons partagé un combat commun contre le cumul des mandats et le cumul des mandats dans

le temps. Avec un amendement provocateur : interdire plus de trois mandats. Que l’on soit

député, maire, conseiller général, peu importe : quand on fait trois mandats successifs, c’est

très bien. Quand nous voyons des députés qui sont là depuis 30 ans, depuis 40 ans, au-delà

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des personnes, je pose la question : « Est-ce que c’est sain d’être maire, député depuis 40 ans

? » On nous a expliqué que constitutionnellement ce n’est pas possible. Mais on n’est pas très

convaincu.

Sur mon parcours personnel : je suis fonctionnaire territorial en détachement. Les

fonctionnaires ont cette sécurité. Un jour on est député, le lendemain on ne l’est plus. Et

d’ailleurs c’est très bien. On a cette sécurité de retrouver un emploi, ce que n’ont pas les

personnes qui viennent du privé. En 2008 je deviens premier adjoint au Maire de Bois d’Arcy,

une ville de quatorze mille habitants, célèbre pour sa maison d’arrêt dans les Yvelines. En

2011 je deviens conseiller général du canton de Saint-Cyr l’Ecole. En 2012 Benoit Hamon,

qui était porte-parole du Parti Socialiste, me demande d’être son suppléant. Je suis député

dans la mesure où Benoit Hamon a été appelé au Gouvernement.

Je voudrais partir de Paul Ricoeur et ce que nous a dit, hier soir, Pierre Olivier Monteil. C’est

qu’en politique, Ricoeur avait une conscience très aigue, on se trompe souvent et donc on se

fait ses propres idées, sa propre idéologie. Si je me suis engagé à gauche, c’est qu’il me

semblait que l’économie, que ce soit dans une petite entreprise ou une entreprise plus

importante, elle tourne autour de deux réalités, le capital et le travail. Je ne me suis pas engagé

à gauhe parce que je suis gentil ou que je pense que la gauche est plus morale que la droite.

Pardon de ce marxisme primaire, mais je pense qu’il y a deux réalités fondamentales, dans

l’économie.

Qu’il y a ceux qui détiennent le capital, et c’est bien, il en faut, vous ne m’entendrez jamais

dire, « je n’aime pas les riches », ou « je n’aime pas le capital », il faut du capital. Et il faut

des gens qui investissent. Mais il y a une autre réalité : il y a ceux qui n’ont que leur force de

travail, manuel ou intellectuel à vendre. Donc il me semble que la gauche historiquement, on

s’en doute moins aujourd’hui, c’est défendre les salariés et de défendre la valeur travail. Et

d’une certaine façon c’est vrai, nous sommes le parti du travail et de l’entreprise. C’est ce que

nous devons être.

Au sein de cette gauche-là, c’est un deuxième item pour moi très important, c’est de se

retrouver à Esprit civique. Esprit civique ce n’est pas un club catholique, c’est un groupe de

réflexion qui rassemble des chrétiens, des juifs, des musulmans… mais aussi des gens athées

ou agnostiques mais qui pensent tous, qui ont cette chose en commun, qu’il y a quelque chose

de plus grand qu’eux. Qu’ils vivent, qu’ils se battent, qu’ils militent pour une idée qui les

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dépassent et pas simplement pour la finitude de leur existence. C'est-à-dire la satisfaction de

leurs désirs.

Là aussi, à l’occasion de certains débats que nous avons eus, on voit bien qu’il y a cette

idéologie dominante dans la société, mais aussi à gauche, c’est l’idéologie libérale sur le plan

social et économique et libertaire, sur le plan sociétal. Il faut lire le philosophe Jean-Claude

Michéa pour voir que c’est un tout cohérent. Ce ne sont que les deux faces d’une même pièce.

Je ne me suis pas engagé à gauche pour me conformer à cette idéologie qui me semble être

dominante à gauche et au PS. Voilà quels sont les deux ressorts de mon engagement.

Philippe Baumel : en ce qui me concerne, mon engagement à gauche repose sur la perception

des inégalités très tôt, dès l’adolescence en fait, à l’époque du lycée. Je suis issu d’un milieu

plutôt bourgeois. J’ai pris conscience de notre environnement et des inégalités qui nous

rattrapaient dans notre vie de jeunes lycéens. En exemple, je peux citer ceux qui n’avaient pas

facilement accès au cinéma, au théâtre. Nos parents nous y emmenaient alors que les autres

restaient au mieux devant la télévision. Ça créait des disparités, évidemment on n’avait pas les

mêmes parcours, les mêmes amis et on se décidait à des parcours plus ou moins différents

dans nos études. Je suis donc devenu très spontanément militant dès ma terminale. Je suis

resté militant. Je me considère avant tout comme un militant.

J’étais d’un milieu très ouvert, où on n’avait pas tout simplement des oreillettes fixées sur nos

têtes, avec des consignes de vote qui devait rester celui des oncles et des grands parents. Je

leur dois beaucoup parce qu’ils m’ont ouvert à d’autres formes de culture. Il y a eu l’influence

familiale mais il y a eu aussi la rencontre d’un prêtre qui m’a ouvert des fenêtres sur le monde

et sur les inégalités dans le monde. Je me souviens qu’il m’a fait découvrir le discours très

connu de Martin Luther King. Il nous a fait réfléchir avec tout un groupe de la paroisse sur la

question du racisme et des inégalités raciales. Et à ce moment-là, il m’a projeté dans autre

chose, moi petit gascon dans une ville de 1500 habitants qu’il y avait autre chose dans le

monde. Après je suis devenu coopérant. J’ai passé un peu de temps dans un pays en Afrique

très pauvre où là j’ai touché les inégalités du doigt, toutes sortes d’inégalités, qui sont aussi

les conséquences de tout un système qui perdure, dont on parle régulièrement au groupe des

affaires étrangères, avec les abus liés à l’argent, à la corruption.

Tout autour de ce parcours personnel, il y a des rencontres qui animent notre soif d’égalité.

On essaye à chaque chapitre de retrouver ce fil rouge qui est la correction des inégalités.

Parfois on se retrouve un peu seul, il y a aussi parfois des réunions de groupe qui émoussent

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un peu notre appétit, mais seulement pour quelques heures ou quelques jours et puis après ça

revient très vite. On recharge nos batteries, ici, mais aussi au contact des territoires, parce que

quand on est porteur d’un mandat, on se dit qu’on a des devoirs particuliers.

Cécile de Blic : sur quoi vous diriez qu’il ne faut pas transiger ?

Philippe Baumel : Je pense qu’il faut aller très vite vers une forme de rénovation des

institutions. Sinon, on va s’engluer dans des dysfonctionnements qui sont au mieux ceux de la

deuxième moitié du 20ème siècle, au pire ceux du 19ème siècle. Avec des institutions se

décalant progressivement de la réalité sociologique de ce pays, et qui par conséquent, vont

intéresser de moins en moins nos concitoyens. Je crains que les scrutins à venir renforcent une

défiance qui ne sera pas que de l’abstention, mais s’exprimera dans le choix de votes

extrémistes dont on sait bien les germes qu’ils portent, c'est-à-dire l’abdication de la

république à moyen terme.

Je ne sais pas si on aura l’audace de passer à une VIème république, peu importe

l’appellation d’ailleurs, l’essentiel c’est de réformer les institutions en profondeur. Il ne faut

pas continuer à faire croire qu’un Sénat tel qu’on a aujourd’hui correspond à quelque chose

dans notre société, avec un mode d’élection qui date de Louis-Philippe. Il faut sortir de cela.

De même pour l’élection des députés, dans des circonscriptions : on essaye de se faire élire

sur son nom. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui au 21ème siècle se faire élire sur son nom

? C’est un mode d’élection particulièrement bonapartiste. Il faut qu’on pousse la réflexion

jusqu’au bout. Je préférais parfois qu’on soit sur des projets nationaux, mais pas à proprement

parler politiques. Il faut que l’Assemblée se fasse un peu plus entendre par rapport à l’exécutif

parce qu’on a aussi ce problème-là d’une inégalité des pouvoirs dans un ce pays qui est

criante. C’est un combat qu’il faut mener.

Monique Rabin : Alors moi je suis bien embêtée, je voulais venir ici pour mille raisons mais

j’ai beaucoup aimé trouver ici la question du temps long. Je pense que ce qu’il faudrait qu’on

réussisse collectivement c’est retrouver le sens du temps long. Or la société n’est pas du tout

prête pour ça. Vous voyez bien qu’on est dans la société de l’immédiateté, dans l’ère

d’internet. A la fin du week-end c’est 1500 e-mails qui m’attendent. C’est insupportable. On

n’arrive plus à gérer sa vie, sa pensée correctement. On n’est pas dans le temps long, on est

dans le temps court. Il faut du temps court pour les urgences sociales. Il faut retrouver le

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temps long et pour cela il faut du temps. Il faut l’expliquer. Je pense qu’il faut qu’on travaille

la question des médias.

Comment se fait-il qu’aujourd’hui il y ait si peu de journalistes d’investigation et autant de

journalistes qui font de la reprise d’information ? Le « quatrième pouvoir » doit retrouver sa

juste place. Il doit être capable d’aide à la réflexion. Je pense aussi qu’il y a un appel à

s’investir dans Esprit Civique parce que nous, députés, nous sommes très seuls, parce que

c’est très individuel comme fonction. Nous n’avons pas le même passé, la même

circonscription donc nous sommes seuls. A cause du mode de scrutin. Si on décide de

s’engager dans le politique, par là on se coupe de nos amis, de sa famille et de tout

ressourcement intellectuel. J’ai trouvé ici des gens qui m’ont donné beaucoup. C’est cet

échange qui est très fort. Venir ici à Cluny, c’est un vrai ressourcement spirituel. Je reviendrai

parce que vous m’avez beaucoup apporté. Et j’espère que très sincèrement de nos dialogues

vous retiendrez que la politique ce n’est pas si simple. La politique c’est un ensemble de

compromis et nous ici on doit trouver le moins mauvais pour l’ensemble de la société,

toujours en pensant au collectif.

Cécile de Blic : Quelle est votre espérance et votre intransigeance ?

Jean-Philippe Mallé : Sur le discours républicain, j’espère ne plus avoir à entendre des

ministres de gauche qui disent des choses qui ne font pas partie du discours républicain.

Quand on dit qu’une population, par vocation, ne peut pas s’intégrer dans notre pays, dans la

république. D’abord c’est faux et puis ça ne rentre pas dans le discours républicain de gauche

jusqu’au grand discours gaulliste. Mon espérance, c’est de ne plus avoir à faire à ce type de

discours qui n’appartient pas à la grande tradition du récit républicain.

Ce qui m’étonne depuis hier c’est qu’on n’a pas parlé de l’Etat et de la Nation. Ce sont deux

grands mots. A gauche on parle de la décentralisation, de la mondialisation et de l’Europe. On

doit réfléchir à l’articulation entre la Nation et l’Europe, à ce tout vivant qu’est la Nation mais

aussi à l’autorité de l’Etat. Il faut que nous soyons solides sur nos fondamentaux. C’est l’Etat

qui a fait la France. Si on n’oublie tout cela, les français auront alors une image rabougrie de

l’Etat. Les classes populaires attendent des politiques qu’ils incarnent l’autorité de l’Etat.

Malgré ses faiblesses, ses lourdeurs, donnez-moi un autre outil que l’Etat qui encore assure

des choses pour les classes populaires et moyennes. Le récit républicain doit s’appuyer sur

une réflexion sur l’Etat et la Nation en France.

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Cécile de Blic : comment participez-vous à cette restauration, à cette incarnation de

l’autorité de l’Etat ?

Monique Rabin: Par mes prises de position, par mes votes. Depuis ma modeste place de

jeune député, j’essaye d’envoyer des signes à l’exécutif qui cette semaine nous demande de

réfléchir sur ce qu’était d’être parlementaire. Moi j’ai envie d’inviter l’exécutif à réfléchir sur

le registre de la parole qu’il utilise. Est-il toujours sur le bon registre ? Je partage le

questionnement sur la question du temps long. Peut a-t-on trop de responsable de l’exécutif

qui viennent bavarder à la télévision. Nous avons envie de leur dire taisez-vous et travaillez.

Cécile Untermaier: ma colère a déterminé un choix parce que ce n’est pas facile de quitter

une situation confortable où on est honorablement connu pour une vie politique aventureuse.

Dès lors que l’on se met sur l’affiche, on sait que notre vie bascule. Je savais très bien qu’en

me présentant aux cantonales je tirais un trait sur un métier que j’aimais. Un métier de

magistrat. Mais j’ai fait ce choix et je ne le regrette pas. Au contraire, il détermine à ce que le

sens de cet engagement. Et la question que nous nous posons tous à l’Assemblée Nationale en

ce moment, c’est : «à quoi sert-on ?». Nous avons ce souci de relayer quand même

l’inspiration du terrain, et que ces lois que nous votons répondent à une demande du terrain.

C’est ma préoccupation pour le moment.

Il y a deux choses qui me guident dans la vie : le respect, on ne peut rien faire sans le respect,

vis-à-vis des hommes et des femmes, vis-à-vis de la nature, de l’esprit et des choses que l’on

dit. Je crois qu’il est extrêmement important en ce moment parce que les médias ne nous le

permettent pas. Ils ne nous permettent pas, nous politiques, lorsque nous en avons l’occasion,

de parler dans le discernement.

Il y a une notion très important en politique qui rejoint l’éthique, l’éthique au sens de Spinoza,

c'est-à-dire l’éthique nécessité. Donc il faut du respect des hommes, de la nature, des citoyens

qui nous ont élus. Il faut retourner vers ces citoyens

Je mets en place des ateliers législatifs citoyens dans ma circonscription, parce que j’ai le

souci de travailler la loi en amont avec eux pour ensuite revenir vers avec un dispositif

législatif qui leur convient. J’en ai déjà fait une dizaine, ce qui n’est pas si mal. Je pense qu’il

faut que les citoyens adhèrent à ce que nous faisons.

Je vais faire un atelier sur la loi Egalité homme-femme. Ce qui se passe en commission n’est

pas suffisant parce que nous avons tendance à inviter toujours les mêmes personnes. On a

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toujours les représentants nationaux des associations, mais le citoyen lambda qui a aussi des

choses à faire entendre est moins entendu. Donc il est essentiel pour nous de revenir vers le

citoyen, d’avoir du discernement et d’éviter les amalgames qui relèvent du niveau du Front

National. Les gens adhèrent aux idées du Front National parce qu’ils entendent des discours

amalgamés, sans discernement dans les médias.

Cécile de Blic : Est-ce que vos ateliers participatifs ne serait pas finalement de

l’éducation populaire ?

Cécile Untermaier : Je n’ai pas du tout l’intention d’aller éduquer la population parce que

j’estime qu’on est à pied d’égalité. Dès lors que les personnes sont amenées à discuter

ensemble sur un sujet majeur, comme l’égalité entre les hommes et les femmes. Dès lors

qu’elles discutent ensemble, elles évitent l’amalgame, elles comprennent la situation.

Ces ateliers sont guidés par le respect, ce n’est pas parce que j’ai été élue il y a 2 ans que je

peux m’autoriser à parler une parole sans revenir devant eux.

Christophe Sirugue: Mon parcours est assez classique, un engagement associatif fort dans

les mouvements d’éducation populaire. Mouvement associatif qui fait qu’à un moment quand

on est étudiant et que l’on se retrouve en 1987 avec les affaires Devaquet, on se sent concerné.

On rentre dans le syndicalisme étudiant et puis dans l’engagement politique. Ce qui donne un

sens à mon engagement politique, c’est à la fois le lien entre la nécessité de dépasser

l’individu pour être dans une organisation qui respecte l’individu mais qui porte aussi une

dimension collective et finalement l’enjeu des mouvements associatifs. Mais aussi la volonté

de chercher des débouchés politiques pour essayer de construire une société à laquelle

j’aspire.

C’est aujourd’hui un exercice difficile. On veut une société qui avance mais en même temps,

plus elle avance, plus elle laisse des gens de côté. Et c’est sans doute pour cela que je me suis

concentré sur les enjeux de la pauvreté et de la précarité. Je préside le groupe d’étude sur la

pauvreté et la précarité. Il y a quelques jours, on a travaillé avec ATD Quart Monde mais

aussi avec beaucoup d’autres. Cet engagement, c’est essayer de faire comprendre qu’on ne

peut pas laisser des gens de côté parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils ne sont pas actifs

comme on le veut aujourd’hui. C’est donc le sens de mon engagement. C’est compliqué dans

une société qui s’individualise de plus en plus. On pourrait penser que cette idée lancinante et

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finalement un fondement du libéralisme : chacun selon ses moyens. Il semble donc ringard de

chercher à intégrer. Intégrer, quelque-soit les sujets, les gens qui n’ont pas eu des parcours de

formation suffisants, des gens qui ont des origines différentes, intégrer des gens qui ont

parfois connus des accidents de la vie, tout cela avec une dimension internationale. Je suis un

internationaliste convaincu. C’est au cœur de mon engagement.

Je suis peut-être discret, au sens où je pense qu’on ne peut pas se battre pour progresser tous

ensemble, et en même temps, et faire comme quelques-uns et exister par soi-même. Je pense

qu’il faut savoir que l’on est un pion, même s’il est parfois important, mais un pion dans une

construction collective. La trace de Christophe Sirugue n’est pas importante, mais la trace

d’un engagement politique, d’un mouvement et d’un gouvernement, d’une majorité, ça s’est

important. C’est dans cet esprit-là que j’ai choisi de m’engager avec d’autres. Finalement on

est bien plus nombreux que celles et ceux qui s’expriment beaucoup.

Je crois à l’intelligence des gens, je pense que chacun à une capacité à intégrer une dimension

collective dès lors qu’on donne un chemin, une orientation. Moi, je ne fais pas parti des gens

pessimistes. Mais c’est dans ces périodes difficiles qu’il faut trouver des raisons d’avancer, de

croire, d’espérer. Mon engagement à gauche a aussi cette dimension de faire que chacun

trouve sa place. On ne peut pas faire les choses à la place des gens, mais il faut faire les

choses avec les gens et le leur expliquer.

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SYNTHESE des ateliers participatifs du Samedi

« Habiter » le récit républicain : faire vivre nos engagements

au quotidien

Didier da Silva, enseignant, spécialiste de la pensée d’Emmanuel Mounier, et co-fondateur

du site participatif et communautaire A la Table des chrétiens de gauche, tente brièvement

de tracer les linéaments d’un renouveau de l’engagement dans la sphère politique, plus que

jamais nécessaire au moment où, dans toutes les grandes démocraties, le citoyen doute de

ses représentants politiques, et ne se sent plus concerné par l’action publique. Il ne faut pas

désespérer de la politique. De plus en plus de français ressentent la politique comme un

champ clos, réservé à une classe politique de spécialistes devant faire face à un monde

extrêmement complexe. C’est le cœur même de la démocratie qui est touchée, et, partant, de

la République.

Jean-François Petit, assomptionniste, et qui enseigne la philosophie à L’institut Catholique de

Paris, a raison quand il écrit, dans son livre Comment croire encore en la politique, que

« seule une authentique culture de l’engagement peut nous aider à saisir les tâches théoriques

et pratiques, matérielles et surtout spirituelles, liées à une compréhension adéquate du

politique ».

Cette culture politique, qui devrait être à la base de toute forme d’engagement politique, peu

de citoyens en disposent : faire de la politique aujourd’hui exige de ceux qui l’incarnent, une

capacité à embrasser des thématiques et des enjeux extrêmement complexes.

D’une part, la mondialisation des échanges, la financiarisation de l’économie, la redéfinition

des paramètres territoriaux et sociaux, ont entraîné une complexification de l’action publique,

rendue plus indigeste encore par les entassements successifs de directives européennes.

L’homo politicus est devenu un expert, par la force des choses, s’il veut pouvoir peser et agir

en conscience sur tel ou tel sujet.

D’autre part, les grandes démocraties observent une érosion sans précédent de l’engagement

politique des citoyens à tous les niveaux, notamment syndical et politique. Jamais les partis

politiques n’ont eu aussi peu d’adhérents en France, et jamais la défiance des citoyens envers

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eux n’a été aussi grande. La politique, si elle reste par essence noble, ne pousse plus les

citoyens à lui donner du temps : la grande révolution du temps de travail aura engendré une

diversification incontestable du temps libre des Français, mais sans bénéfice aucun pour les

partis politiques : dans Zéro politique, au début des années 2000, deux engagés, Jean-

Christophe Comor, et Olivier Beyeler, signaient un portrait au vitriol des coulisses de leur

parti respectif. Lutte des places – savoureux jeu de mot si on se place dans une perspective de

gauche…-, concurrence des egos, mépris du militant de base, indigence de la formation et de

la réflexion, arrivisme et carriérisme, coups bas et piques assassines, sans parler des

« affaires » de toute sorte… Un tel catalogue, au-delà de la simple diatribe, pose question, car

il montre clairement à quel danger s’expose la démocratie en laissant se dénaturer les objectifs

et les fonctions de ceux qui exercent un mandat.

Car le phénomène n’est pas nouveau. Tant s’en faut. Charles Péguy d’abord, Emmanuel

Mounier ensuite, Jacques Ellul après, tous dénoncèrent les « capitalistes d’hommes », ou les

« professionnels » de la politique. Beaucoup de Français croient pourtant encore que la

politique est avant tout un service, rendu au noms d’idéaux grands et légitimes, qui dépasse

celui ou celle qui ne les porte que de manière éphémère. Et l’idéal républicain n’est pas le

moindre de ces idéaux.

Un grand champ d’espérance attend Esprit civique, qui a fait le pari de faire se rencontrer les

politiques et les civiques dans un cadre original, afin d’abolir les frontières entre militants et

acteurs associatifs, et élus et experts, afin de ne pas désespérer de la politique. En ce sens, le

personnalisme d’Emmanuel Mounier sera un précieux recours, car ses théories sur

l’engagement sont d’une brûlante actualité.

Ces ateliers ont donc été l’occasion de « remettre les pendules à l’heure » concernant la

question de l’engagement en politique. Ou peut-être conviendrait-il plutôt de parler des

engagements. Car la grande époque rassurante des institutions politiques qui formaient les

militants, qui « produisait du sujet politique » est définitivement close, remplacée par une ère

d’engagements sporadiques, parfois disparates, qui, hélas, tend à en faire, à une époque de

saturation médiatique, un « consommateur » d’engagements plus qu’un acteur.

D’autres sphères de l’engagement sont à inventer et à investir, d’autres pratiques politiques

sont à définir, des médiations nouvelles à trouver pour répondre aux nouveaux défis

démocratiques de nos sociétés en quête de sens. Les personnes qui ont participées à ces

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ateliers, et qui décident de réfléchir à un engagement politique, souhaitent ainsi

poser certaines questions préalables:

La question du cumul des mandats : défendus, de manière transversale par nombre

d’élus au nom de « l’efficacité politique », la question du cumul des mandats est perçue

par certains comme une véritable confiscation du pouvoir au profit d’une poignée

d’homme, au mépris de l’exigence démocratique. Cette vision oligarchique tend à éloigner

les potentiels engagés, et creuse définitivement un fossé avec les électeurs lambda. Peut-

on initier un débat sur la co-partage du pouvoir politique entre élus, engagés et citoyens ?

Est-ce simplement possible ? Qu’en est-il de la question de la subsidiarité, qui est, pour

beaucoup de spécialistes, le niveau le plus efficace de la démocratie dans son exercice

concret ?

La problématique de la transparence en politique : certains y voient une intrusion

malsaine, les medias en font des gorges chaudes, d’autre en font la condition préalable à

toute forme d’exercice du pouvoir, mais les avis à ce sujets sont très partagés. Au-delà de

la vie personnelle des élus, que la majorité entend respecter scrupuleusement, qu’en est-il

de l’action des lobbies et des groupes de pressions sectoriels auprès des instances du

pouvoir ? Quelles garanties le citoyen de base a-t-il du respect du bien commun par les

élus, quand, dans une relation complètement asymétrique, les « puissances d’argent »,

pour reprendre le terme utilisé par le Conseil national de la résistance, entrent en action, et

défendent avant tout leurs intérêts strictement privés?

La question de l’exemplarité des hommes politiques : à gauche, les affaires Strauss-

Kahn et Cahuzac ont faits des ravages, et pas seulement dans les rangs des militants

socialistes. Les péripéties, familiales et privées, du Chef de l’Etat, depuis 20 ans –pour ne

pas dire leur mise en scène dans le cadre du story telling- ont jeté le discrédit sur la

puissance symbolique de sa fonction, et le respect fondamental, quel que soit son bord, qui

lui est dû. A un moment où de grands efforts sont demandés aux Français pour faire face à

une crise dont ils ne sont en rien responsables, les élus doivent montrer la voie. La pureté

n’est certes pas de ce monde, personne n’est parfait et l’opprobre est une facilité

démagogique ; mais s’imposer, comme politique, une éthique personnelle en ce sens est,

finalement, la moindre des choses : qu’en serait-il alors de la « République exemplaire » ?

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La plupart des personnes ayant participés à ces ateliers veulent à tout prix éviter le

désenchantement du politique. Et ce n’est pas parce que les citoyens ne prennent pas leur

carte dans un parti qu’ils ne se sentent pas concernés par la politique. En clair, et pour

reprendre Jacques Ellul, « inviter l’homme à se dépolitiser, ce n’est pas forcément le conduire

à une situation d’apolitisme ».

Une véritable révolution citoyenne nous appelle donc tous. Une révolution à laquelle Esprit

civique peut apporter une notable contribution, guidée par la philosophie de l’engagement

personnaliste tracé par Emmanuel Mounier. Pour ce dernier, « l’évènement sera notre maître

intérieur », et c’est par ce biais que le simple citoyen peut retrouver la voie de l’engagement

politique

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Discours de clôture

Dominique Potier

Député de Meurthe et Moselle, Président-fondateur d’Esprit Civique

Dominique Potier a clos au nom d’Esprit civique l’Université d’automne de Cluny. Après

avoir proposé son regard sur ses deux jours, il a avancé les pistes pour la suite de notre

action.

« Nous sommes rassemblés parce que nous avons l’intuition que les dérives libérales et

populistes participent d’un même cercle mortifère. Cela a été dit de mille manières durant

cette Université par les uns et les autres. Ces dérives participent, en effet, d’un même mépris

pour les personnes les plus fragiles dans notre société, de ce qui est fragile dans notre

condition humaine mais aussi de cette « décence commune » des gens ordinaires chers à

Orwell et à Camus, ce lien de solidarité première malmené par les discours élitistes et

libéraux.

Faiblesse du champ politique

Notre époque est parfois comparée aux années 1930. On se souviendra que c’est dans cette

période que sont apparus des penseurs, tel Emmanuel Mounier, en révolte face à la double

montée de l’individualisme et des totalitarismes. Après lui, viendront Paul Ricœur puis

Emmanuel Levinas dont les travaux nous éclairent encore aujourd’hui tout comme ceux de

Hannah Arendt nés dans le contexte tragique que l’on sait.

Ils ont dit à contrecourant que l’homme a vocation à devenir une « personne » et notre société

une « communauté ». Après le temps des résistances est venu celui de la renaissance

républicaine d’après-guerre ou une certaine idée de l’homme – bien commun, dimension

universelle, valeur de la personne – a connu une étonnante fécondité dans l’éducation

populaire, les services publics ou encore le mouvement coopératif.

Un point commun entre l’avant-guerre et aujourd’hui est la faiblesse du champ politique et de

la puissance publique face à la financiarisation de l’économie. La singularité contemporaine

réside dans la force de l’ « excitation » consumériste en opposition à une « élévation »

d’autres dimensions humaines pour reprendre l’expression de Jean-Baptiste de Foucauld. La

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faiblesse du politique face à la puissance de l’argent est un véritable sujet d’inquiétude pour

nos démocraties.

Renforcer la puissance publique

Pour renforcer la puissance publique, il faut lui donner du crédit et en premier lieu faire crédit

aux responsables politiques. Il faut revaloriser la vie politique, lui redonner de la valeur.

Esprit Civique participe de ce mouvement. Oui, la puissance publique est fragilisée. Elle doit

par la démocratie, la citoyenneté et la diversité des sources qui l’inspire, être renouvelée pour

sortir du cercle dangereux actuel.

Notre travail commun est une contribution à l’écriture d’un récit républicain qui nous redonne

collectivement le goût de l’avenir. Tout le monde dit qu’il faut un récit mais personne ne dit à

quelle fin ni pour qui… Nous avons passé une journée et demie de travail. Par touches

successives, à la manière des peintres impressionnistes, nous avons « coloré » notre récit.

Tout d’abord, les philosophes nous ont rappelé que de Péguy à Mounier, la conscience

politique d’un individu ou d’un peuple se façonne autour de ce qu’ils ont nommé la «

mystique » d’un événement. Je me suis interrogé sur ce que pourrait être la mystique

fondatrice de notre conscience politique. Les propositions qui suivent n’engagent que moi

mais je vous invite à faire cet exercice.

Je pense au faut qu’un quart des électeurs français pourraient choisir de voter pour un parti –

deux génération après la seconde guerre mondiale – qui est familier de l’idéologie à l’origine

de cette tragédie.

Le deuxième événement qui pourrait nous habiter dans le combat qui est le nôtre, est la

tragédie de Lampedusa. Il nous a été rappelé que des « Lampedusa » et des drames comme

celui du Rena Plazza au Bangladesh, il y en a d’autres au quotidien, à d’autres échelles. Mais

ceux-ci illustrent l’ambivalence de frontières à géométrie variable pour les hommes et les

marchandises.

La part du « vote Front National », Lampedusa, parmi d’autres signes comme la mise à l’écart

durable d’un travailleur sur dix, et le fait que huit millions de Français sont en dessous du

seuil de pauvreté dans un pays cinq fois plus riche qu’au lendemain du Conseil National de la

Résistance, peuvent aujourd’hui constituer les marqueurs d’une époque. Ils disent l’urgence

de bâtir un récit républicain inclusif, de donner un sens commun à nos efforts pour créer une

nouvelle donne.

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Quels pourraient être les jalons de ce récit ?

Premier jalon, l’audace d’innover et cela dans au moins trois domaines. Le premier est celui

qu’Elena Lasida nomme « les nouveaux styles de vie «. Ils sont déjà à l’œuvre ici et là mais

nous devons tirer les conséquences politiques de l’impossibilité pratique de reproduire sur la

planète notre modèle actuel de développement et affirmer que la prospérité n’est pas le

synonyme d’accumulation de biens.

Le deuxième domaine est celui de l’innovation dans les manières de produire et d’échanger.

Elles reposeront autant sur des ruptures technologiques que sur des régulations inédites :

coopération et planification sont les conditions d’une réduction des inégalités territoriales et

sociales dans une société sans croissance.

La troisième révolution que vous avez appelée de vos vœux et de manière étonnamment forte,

c’est la réforme des institutions. Qu’il s’agisse de nouvelles coalitions associatives, de la « res

publica » européenne, de la gouvernance territoriale, nous sommes en quête de plus

d’efficience pour débattre, décider et agir.

Si nous avons besoin de créativité, nous avons tout autant besoin d’une éthique qui sera notre

deuxième jalon. Jo Spiegel a rappelé à travers les figures de Nelson Mandela et de Vaclav

Havel que les grandes libérations de la fin du 20ème siècle ont été souvent incarnées par des

hommes ayant mis en adéquation leurs paroles et leurs actes. Retrouver le sens d’une parole

vraie, s’affranchir de l’immédiateté médiatique et du poison des mondanités qui sont aux

antipodes de l’esprit civique. Nous devons cultiver la simplicité et la profondeur de champ.

Enfin il s’agira de renoncer à une certaine paresse intellectuelle pour se donner le temps utile

pour écouter, lire, discerner bref nourrir notre pensée.

Troisième jalon pour un récit républicain : changer d’indicateurs. Dans la boite à outil

politique, c’est la boussole qui est la plus utile. Je pense à deux travaux précieux : ceux de

Dominique Méda dans « Mystique de la croissance » et à ceux produits par Amartya Sen et

Joseph Stiglitz.

Il nous faut contribuer, à l’instar d’autres réseaux, à la définition d’un nouvel horizon de

croissance avec des indicateurs qui expriment une authentique plus-value et qui, autrement

dit, soient réaliste sur le plan humain.

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Nous avons vérifié à travers les témoignages des élus leur disponibilité à utiliser à nouveau le

« logiciel de l’égalité » pour guider les réformes en cours. Pour y arriver, ils auront besoin

des mouvements de la société civile, pour tenir bon face à des « bastilles » réputées

imprenables. L’égalité est à coup sûr ce sur quoi la gauche réformiste doit être radicale.

Nous savons, comme élus, à quel point nous avons besoin de nous nourrir et de nous appuyer

sur des combats citoyens et sur une pensée du mouvement social tel que vous l’incarnez

aujourd’hui, réunis à Cluny.

Trois signes d’espérance

Trois signes d’espérance m’habitent à l’issue de cette université.

Le premier est la découverte du livre D’autres vies que la mienne. Ce livre est une rupture

dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère qui raconte comment il a été « décentré » par la mort de

proches. Ce livre est comme un raccourci d’une quête de sens pour sortir de ce que Milan

Kundera a nommé « l’insoutenable légèreté de l’être ». Il y a dans ces pages toute la

sensibilité contemporaine à repenser la personne, comme quelque chose de sacré, comme un

être de relation inscrit dans une histoire, dans des fragilités. Cette histoire nous fait revisiter

cette merveilleuse phrase de Paul Ricœur qui nous dit qu’ « être responsable », c’est être

responsable de ce qui est fragile.

Ce 17 octobre, nous étions quelques élus à accueillir à l’Assemblée nationale des

organisations qui militent contre la misère. Nous étions un peu sans voix devant ces personnes

en lutte pour leur dignité. Ils sont de vrais militants de la République: apprendre à lire, à

écrire, vouloir travailler, faire sa place dans le monde. Et un mouvement, ATD Quart-Monde,

faisait d’eux des citoyens.

Grande émotion également de découvrir, de collèges en lycées, la disponibilité d’une

jeunesse à se mobiliser pour des causes justes, si tentée qu’une parole forte d’adulte les y

invite. Oui une éducation populaire, citoyenne est encore possible malgré le poids d’un certain

divertissement et du consumérisme. Oui envers et contre toutes nos paresses, j’observe avec

Jérôme Vignon la résistance d’une société, la disponibilité d’une jeunesse à participer de

façon inédite à une aventure citoyenne, à découvrir « le goût des autres ». Une capacité à

bouger les lignes.

Nous pouvons dire aujourd’hui que des millions de Français, une majorité peut-être, sont dans

cette disponibilité à une « vie bonne » au sens de la pensée personnaliste. Ils sont des héros

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anonymes qui partagent le sens de l’effort commun, s’épanouissent dans des causes

singulières, des fraternités concrètes et aspirent à des institutions justes.

Un manifeste pour 2014

Notre travail vise à rendre compte de ce potentiel citoyen et à le démultiplier. Il est celui de

rendre lisible et crédible un discours de la volonté, un récit politique d’espérance qui,

aujourd’hui, n’a pas trouvé ni ses mots, ni ses marques.

Ce n’est pas ce jour que nous allons l’écrire mais je vous propose que d’ici avril 2014 et un an

après la fondation de notre cercle politique autour de Jacques Delors, nous soyons capables

de publier un manifeste sous la forme de quelques propositions claires. Il serait, non pas une

somme intellectuellement inaccessible mais un récit composé de propositions simples qui, par

leurs principes mêmes, soient des leviers pour une société dont nous faisons le pari qu’elle est

disponible aux changements.

Je terminerai par l’évocation d’une figure militante qui serait comme un rendez-vous pour

2014 : nous allons tout faire pour qu’Andrea Riccardi soit le grand témoin de notre prochaine

Université d’automne. Le mouvement qu’il a fondé, la Communauté de Sant ’Egidio, est basé

sur l’intuition que tout n’a pas été essayé en matière de diplomatie internationale pour la paix.

Il y a des lieux, pense-t-il, où la médiation, peut éviter le pire. Mais au-delà de ce charisme

singulier, il demande aux militants de Sant ‘Egidio de consacrer une soirée par semaine pour

être disponible auprès de ceux qui organisent le secours des personnes démunies dans la rue.

Une façon de dire : vous ne serez des artisans dans la paix dans le monde que lorsque vous

serez serviteurs dans la nuit des plus pauvres.

Il y a là une véritable intuition : si l’engagement politique n’est pas nourri d’une proximité et

d’une vérité de l’engagement avec les classes populaires et ceux qui sont les plus fragiles, et si

ceux qui sont engagés dans le combat de la société civile, le mouvement social ou le monde

de l’entreprise ne portent pas en eux l’ambition de faire bouger l’institution politique, alors

que le risque est réel d’une société atone.

Somme toute, 180 personnes se sont croisées à Cluny, pendant ces deux jours. Il y a une

rencontre qui se vit ici de façon singulière. Celle d’inventeurs dans des horizons multiples :

social, économie, science, philosophie… Nous sommes comme des ingénieurs débutants dans

cette enceinte des Arts et Métiers de Paris Tech qui, poursuit à sa façon une tradition

universitaire née au 12ème siècle, de l’initiative spirituelle de Cluny.

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S’il fallait un objet symbole de notre » fabrique » commune ce serait la passerelle. Entre

pensée et action, entre lucidité et espérance, nous ne nous sommes gardés de nous raconter

des histoires. Sans nostalgie, ni illusions, nous avons comme d’autres, à nos côtés ou avant

nous, dessiné une passerelle entre deux rives. Vivre cette crise comme une mutation vers des

« jours heureux » est un récit possible. Une belle histoire vraie, un récit républicain pour le

pays et pour la gauche. »

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Le Manifeste Esprit Civique

Juin 2014

L’impasse

Après les municipales, les élections européennes ont confirmé l’ampleur de la crise civique et

républicaine que traverse notre pays. 6 Français sur 10 ne sont pas allés voter. 1 électeur sur 4

a choisi un parti d’extrême droite. Signe des temps, ces deux phénomènes sont amplifiés au

sein du monde ouvrier, des jeunes et des habitants des « territoires périphériques ». Pourtant le

sentiment de graves défis, sinon de dangers nouveaux est largement partagé. La déception à

l’égard du politique est à la mesure d’une attente renouvelée.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La France reste un pays où la tâche politique reste noble et s’accomplit pour l’essentiel avec

dévouement. L’impasse qui expulse le politique de l’espace public est d’ordre existentiel.

C’est le socle des principes qui fondent le vivre-ensemble qui se trouve en réalité ébranlé, à

droite comme à gauche et ce, nous semble-t-il, à l’insu même de ceux qui devraient le

préserver. La relation qui s’était établie, et qui avait cours encore jusque dans les années 80

entre le sens de la collectivité et l’accomplissement de chacun de ses membres, s’est à ce

point affaiblie que rien ne semble pouvoir être efficacement opposé au primat de

l’individualisme.

Tout s’en est sans doute mêlé : l’illusion d’un accès généralisé à des biens sophistiqués

d’usage privatif, l’affaissement de la respectabilité des institutions avec l’importance prise par

des oligarchies dans les administrations comme dans les entreprises, une professionnalisation

outrancière de la fonction politique plaçant les élus hors du commun et parfois hors de

l’éthique commune, une vision du progrès social assise sur le seul accroissement des droits

individuels et détachés d’une vision de l’homme et de la société prise dans son ensemble, une

idéologie de la démesure passant outre les limites et la finitude humaines. Plus besoin de

donner un sens à la vie individuelle et collective, puisque la question même du sens ne se pose

plus. C’était pourtant la grandeur du politique que de promouvoir les conditions d’un vivre-

ensemble dont pouvaient découler les droits de chacun. La gauche rencontre ici une impasse

particulière. Lorsqu’elle soutient seulement la logique des droits individuels, sans interroger

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les responsabilités et les valeurs qui s’y attachent, elle laisse s’étioler l’aspiration à la

solidarité et à la fraternité.

Retrouver le fil de notre histoire

Pour surmonter cette impasse, née d’une forme de nihilisme philosophique, il faut renouer

avec une vision sur l’homme, ce que l’on appelle une anthropologie. Il s’agit de retrouver une

vision cohérente 2 du destin de chacun, de ce qui le motive à vivre, et de l’aventure collective

où se joue ce destin particulier.

Cela signifie, pour nous, renouer avec la longue tradition française issue tant du christianisme

que du Siècle des lumières. Dans cette tradition, on ne naît pas citoyen, on le devient.

L’éducation civilise, transmet des valeurs qui obligent, enseigne la liberté et la responsabilité.

La croissance des droits va de pair avec le sentiment d’appartenance à la communauté. Ainsi

la République, dès ses origines en 1792, était-elle d’abord l’incarnation d’une nation, et non

l’agrégation d’individus. Conçue comme une entité politique, elle se reconnaissait une « dette

sacrée » envers les citoyens les plus démunis, car nul ne pouvait être privé de sa capacité de

participer, à la mesure de ses possibilités, au bien de la Nation.

Ainsi n’est-ce pas par hasard que s’impose avec insistance aujourd’hui la question du « vivre

ensemble », première tâche de la construction politique de la Nation. Elle repose d’abord sur

le rôle primordial reconnu à la communauté nationale, à son aptitude à rassembler en

reconnaissant l’apport de chacun, ce qui implique en retour que chacun se reconnaisse

membre actif de cette communauté. Ce contrat social qui s’est constitué progressivement dans

notre histoire mérite à chaque époque d’être actualisé en fonction des données nouvelles du

présent. Encore ne doit-on pas perdre la boussole anthropologique qui l’oriente.

Cette boussole s’incarne pour nous dans le personnalisme annoncé par Emmanuel Mounier

dans les années 1930, enrichi depuis par l’œuvre politique de Paul Ricœur et par la réflexion

fondamentale d’Emmanuel Levinas. Pour le dire brièvement, la vision du personnalisme

nourrit de façon juste l’action politique aujourd’hui parce qu’elle instaure une cohérence entre

les finalités de la communauté politique, le bien commun, et la promotion de la dignité de

chaque personne, celle-ci étant entendue comme une dignité qui se manifeste dans la relation

à autrui.

C’est la rupture de cette cohérence qui nous semble être au cœur de la crise du politique, soit

que l’idée du bien commun ait été congédiée, soit qu’elle doive simplement résulter de

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l‘addition des préférences individuelles. Le personnalisme ne s’arrête pas aux frontières

nationales. Il aide à penser l’avenir de la nation comme partie de communautés plus larges. II

doit accueillir les réflexions nouvelles venues de l’apport des philosophes de la justice sociale

(John Rawls ou Amartya Sen par exemple). Celles-ci aident à répondre concrètement à

l’exigence de justice qui se pose aujourd’hui non seulement à l’échelle nationale mais aussi à

l’échelle mondiale. Face ou plutôt dans la mondialisation, il est urgent de renouer avec une

puissance publique pleinement investie dans son rôle de régulateur de l’économie et de

partage des richesses.

Redonner de la profondeur à l’action en politique

Alors que l’on s’ingénie de multiples manières à dévaloriser la politique et ses représentants,

disons haut et fort que le « politique » joue un rôle irremplaçable :

D’abord pour rassembler les citoyens dans un projet de long terme : un récit républicain

pour notre pays. Les citoyens de tous bords ont pris la mesure du double défi de la rénovation

de l’économie et de la protection de l’environnement, dans l’optique d’un nouveau type de 3

développements. Un point commun entre l’avant-guerre et aujourd’hui est la faiblesse du

champ politique et de la puissance publique face à la financiarisation de l’économie. La

singularité contemporaine réside dans la force de l’« excitation » consumériste en opposition à

une « élévation » d’autres dimensions humaines telle que la dimension spirituelle. La

faiblesse du politique face à la puissance de l’argent est un véritable sujet d’inquiétude pour

nos démocraties. Chacun se rend compte aujourd’hui que l’on ne pourra pas se contenter de

solutions techniques ; chacun mesure le caractère insensé des gaspillages de toutes sortes. Au

découragement et au scepticisme, il faut opposer une « espérance raisonnable ».

C’est ici la grandeur du politique que de porter une vision de longue haleine un vrai projet de

société qui donne à voir de nouveaux styles de vie, qui aborde avec franchise la question de la

solidarité face à une exigence généralisée de transformation des comportements. L’approche

du bien commun en vue d’un projet de long terme suscite la confiance, ne manie pas le

langage de la menace ni celui de la crainte des désastres. Elle sollicite la participation de tous

les savoirs, de tous les métiers et de tous les territoires.

Ensuite pour faire une place à chacun. La France est plus diverse qu’elle ne l’a jamais été

depuis la guerre. Face aux peurs qui paralysent les quartiers relégués, génèrent les

discriminations cachées et la ségrégation territoriale, c’est encore l’action politique qui peut

rompre le cercle de la méfiance et du communautarisme. Mais faire une place à chacun, c’est

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aussi montrer la place et le rôle de la France en Europe. C’est donc avoir un projet de la

France pour l’Europe. « La France est notre patrie et l’Europe notre avenir » à la condition de

comprendre comment la France par son charisme et ses singularités mêmes joue pleinement

sa partie dans le concert européen.

Enfin pour ancrer la justice sur un fondement profond : le respect de la dignité des

pauvres, l’accès réel à leurs droits. Face à la persistance et à l’aggravation de la pauvreté, c’est

encore le politique qui peut donner un sens véritable aux actions de lutte contre les inégalités.

Considérée pour elle-même, comme une fin en soi, cette dernière s’épuise à pourchasser toute

différence. Il en va autrement lorsque son but est de s’attaquer aux causes profondes de

l’exclusion et de la pauvreté. Il faut promouvoir par priorité ce qui remédie vraiment aux

souffrances sociales. Cette boussole est la seule capable de débusquer les excès d’un

libéralisme méprisant à l’égard des fragilités de notre condition humaine, ignorant de cette «

décence commune », chers à Orwell et à Camus, au cœur du lien de solidarité.

Vivre autrement la politique

Souscrire à la perspective personnaliste, c’est en définitive rechercher et favoriser par les lois

une attitude éthique. Les membres d’Esprit Civique, quelles que soient leurs responsabilités,

s’efforcent de vivre en politique et dans leurs lieux d’expérience selon cette cohérence qui

comporte :

Une vraie confiance dans la sagesse populaire et citoyenne. Il s’agit de promouvoir «

un nouvel âge » de la démocratie qui placerait en son cœur la participation effective des

citoyens, au-delà des seuls rendez-vous électoraux. La démocratie souffre, par le haut, des

4 limites de la délégation et, par le bas, de la montée en puissance de l’individualisme

privé. Ce double mouvement produit « l’assistanat civique » et aboutit à l’exact opposé

d’une éthique de la responsabilité. Il ne s’agit pas de disqualifier l’indispensable

mécanisme de représentation mais de favoriser l’exercice de devoirs et de responsabilités

des citoyens par des voies neuves.

Une relation de loyauté envers les citoyens que nous représentons. Elle implique

notamment l’obligation d’expliquer et de rendre compte des actes posés dans l’exercice

d’un mandat ou d’une responsabilité. La loyauté doit devenir une valeur majeure, y

compris dans les relations économiques.

Le respect et l’exigence vis-à-vis des corps intermédiaires. Organisations

socioprofessionnelles, associations diverses doivent prendre toute leur place dans la

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conception et la mise en œuvre du bien commun. Mais cela entraîne réciproquement pour

elles des devoirs d’engagement effectif et de qualité dans la représentation.

Le sens de la fraternité, y compris dans le combat politique. Honorer cette vertu

républicaine aide à faire la part entre la radicalité exigée lorsque l’essentiel est en jeu et le

compromis qui fait la part de l’autre.

Le goût pour la longue durée contre l’immédiateté médiatique. Il s’agit de cultiver la

simplicité et la profondeur de champ, de renoncer à une certaine paresse intellectuelle et

aux mondanités pour se donner le temps d’écouter, de lire, discerner, bref nourrir la

pensée.

La volonté d’une cohérence entre ce que l’on vit soi-même et ce que l’on est conduit à

préconiser pour la Cité. La séparation entre vie publique et vie privée ne signifie

aucunement que la vie privée, surtout si elle devient un outil d’influence, n’ait aucun

impact sur la confiance des citoyens dans la politique. Pour les responsables politiques,

cela implique un devoir de cohérence.

Des chantiers prioritaires

Les résultats des dernières élections ne signifient en aucun cas, pour nous, que le peuple de

France ait renoncé à la République. Ils témoignent surtout d’un déficit d’espérance. C’est la

vocation particulière de la gauche d’exprimer que nous ne devons pas acquiescer au monde tel

qu’il nous est imposé, notamment par les puissants du moment. Pour offrir de nouveau cette

réponse et cet espoir, il ne convient pas de morceler l’espace politique en chapelles qui

divisent, encore moins de multiplier les boucs émissaires. Le moment est venu au contraire de

jeter des ponts pour appeler à construire un projet d’avenir. Entre la puissance publique, les

entreprises, les citoyens, entre la France, l’Europe et le monde, il faut bâtir des alliances

nouvelles qui donnent un sens et une place à la vie de chacun de nos compatriotes. Il faut avec

eux et pour eux reconstruire une « espérance raisonnable ».

Tel sera l’enjeu des chantiers de travail qu’ouvrira Esprit civique, débouchant sur des

propositions concrètes et une manière nouvelle d’agir et de s’exprimer collectivement. A

travers des conférences, des rencontres, des ateliers participatifs et son Université d’Automne

au mois d’octobre.

Parmi les questionnements que nous souhaitons explorer et porter publiquement :

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* Dans un monde ouvert quelle loyauté des entreprises vis à vis de la puissance publique ?

Quels indicateurs pour une nouvelle croissance humaine ?

* L'égale dignité des personnes du début à la fin de leur vie doit être la mesure de notre

République : comment faire de la lutte contre les injustices un dessein commun?

* Face aux nouvelles puissances économiques transnationales, pouvons-nous être pionniers

pour construire un vrai socle universel des droits humains et sociaux ? Lutte contre

l’esclavage moderne, propriété du vivant…

* Comment, face aux requêtes multiples et contradictoires de la société, redonner force et

autorité au politique ?

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