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Guy Meublat Philippe Le Lourd Les agences de bassin : un modèle français de décentralisation pour les pays émergents ? La rénovation des institutions de l'eau en Indonésie, au Brésil et au Mexique In: Tiers-Monde. 2001, tome 42 n°166. pp. 375-401. Citer ce document / Cite this document : Meublat Guy, Le Lourd Philippe. Les agences de bassin : un modèle français de décentralisation pour les pays émergents ? La rénovation des institutions de l'eau en Indonésie, au Brésil et au Mexique. In: Tiers-Monde. 2001, tome 42 n°166. pp. 375-401. doi : 10.3406/tiers.2001.1511 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_1293-8882_2001_num_42_166_1511

Les agences de bassin : un modèle français de décentralisation pour les pays émergents ? La rénovation des institutions de l'eau en Indonésie, au Brésil et au Mexique

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Guy MeublatPhilippe Le Lourd

Les agences de bassin : un modèle français de décentralisationpour les pays émergents ? La rénovation des institutions del'eau en Indonésie, au Brésil et au MexiqueIn: Tiers-Monde. 2001, tome 42 n°166. pp. 375-401.

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Meublat Guy, Le Lourd Philippe. Les agences de bassin : un modèle français de décentralisation pour les pays émergents ? Larénovation des institutions de l'eau en Indonésie, au Brésil et au Mexique. In: Tiers-Monde. 2001, tome 42 n°166. pp. 375-401.

doi : 10.3406/tiers.2001.1511

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_1293-8882_2001_num_42_166_1511

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LES AGENCES DE BASSIN:

UN MODÈLE FRANÇAIS

DE DÉCENTRALISATION

POUR LES PAYS ÉMERGENTS?

La rénovation des institutions de l'eau en Indonésie, au Brésil et au Mexique

Guy Meublât* et Philippe Le Lourd**

Le sous-développement crée une tension supplémentaire sur l'usage et la préservation des ressources en eau. Pour faire face à la complexité croissante du problème et satisfaire les exigences de leurs partenaires internationaux, les pays « émergents » doivent modifier leur dispositif institutionnel, souvent trop administratif et trop centralisé. Les Agences de l'eau « à la française » peuvent alors fournir un modèle de référence. Cet article analyse les conditions dans lesquelles trois pays tentent l'expérience d'adapter ce modèle à leurs conditions propres et les enseignements qu'on peut en tirer. Il évalue aussi les mérites d'une décentralisation fondée sur le territoire naturel du bassin fluvial distincte d'un découpage plus classique au niveau du territoire politique (la province ou l'État membre d'une fédération).

Certains pays du Sud ont enfin connu, depuis 1970, des périodes de croissance très rapide. Ce décollage leur a permis d'obtenir une élévation du revenu moyen par tête, mais il s'est souvent accompagné de tensions très fortes sur les ressources naturelles, notamment sur l'eau. Ces pays « émergents » font dès lors face à des problèmes nouveaux et aigus, que leur système administratif, généralement centralisé, ne peut

♦ G. Meublât, Université Paris XIII, Centre d'économie de Paris-Nord, Centre d'économie et d'éthique pour l'environnement et le développement, Saint-Quentin-en-Yvelines ; membre du Comité de bassin de l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse.

** P. Le Lourd, Commissariat général au plan. Revue Tiers Monde, t. XLII, n° 166, avril-juin 2001

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traiter efficacement. Ils s'engagent donc, spontanément ou sous la pression de leurs partenaires internationaux, dans des politiques de « rénovation institutionnelle » de leur gestion de l'eau, avec une volonté plus ou moins décentralisatrice, plus ou moins liée à une réforme générale de l'État.

Mais par rapport à quelle référence ? Avec quelle alternative ? Avec quels soutiens, internes et externes ? Par quels processus politiques ? Avec quel type de transfert en « technologie institutionnelle » ? Nous allons essayer de répondre à ces questions à partir du cas très instructif des institutions de bassin fluvial mises en place, au cours des années 1990, par trois pays émergents parmi les plus représentatifs : l'Indonésie, le Mexique et le Brésil1.

1. L'ENJEU DE GOUVERNANCE DE LA «RÉVOLUTION BLEUE»: INSTITUTIONS D'ABORD, INVESTISSEMENTS ENSUITE

Les réformes institutionnelles que nous allons décrire dans trois pays émergents de référence sont probablement destinées à se reproduire dans tous les pays qui connaîtront la même situation. À la fois parce que les problèmes de gestion de la ressource en eau et du milieu qui lui est lié seront les mêmes, mais aussi parce que c'est la volonté des grands organismes de financement, comme la Banque mondiale et les banques régionales de développement. L'enjeu, c'est la gouvernance de ce que Tonu nomme, peut-être un peu pompeusement, la « Révolution bleue » du xxie siècle - par analogie avec la « Révolution verte » agricole du XXe, par ailleurs grande consommatrice de ressources en eau...

La plupart des pays du Sud sont dès aujourd'hui confrontés à une complexité croissante de la gestion de leurs ressources en eau - raréfaction de la quantité d'eau disponible, détérioration de sa qualité, intensification des inondations, dégradation du milieu naturel, tensions entre les divers usagers pour le partage du volume disponible, voire entre les pays riverains d'un fleuve partagé - remettant en cause les conditions traditionnelles d'un équilibre entre Г « offre naturelle » et la demande des sociétés humaines.

Certains d'entre eux (le Maghreb, à l'exception du Maroc, le Moyen-Orient, l'Afrique du Sud, l'Asie occidentale et une partie de la

1. Cette recherche a bénéficié du soutien matériel et financier du ministère français des Affaires étrangères, de l'iRD, et du GIP « Hydrosystèmes ».

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Chine) sont déjà en situation de « stress » quantitatif, d'autres (l'Amérique latine, l'Afrique noire, le reste de l'Asie, la Turquie) sont plutôt confrontés à un problème d'affectation d'une ressource devenue rare, entre l'agriculture irriguée, la consommation domestique et les besoins de l'industrie. Cette pression ne devrait pas se réguler d'elle- même : le xxr siècle, par la croissance démographique, l'urbanisation rapide et le développement économique souhaitable des pays du Sud, accentuera ces déséquilibres1. L'iwmi (International Water Management Institute) a calculé que la quantité d'eau utilisée augmentera probablement de 1 % par an jusqu'à 2025, au moins, soit 490 km3 en plus chaque année, alors que l'apport naturel des précipitations et leur circulation via les grands bassins fluviaux ne devraient guère évoluer au niveau global ; la répartition géographique pourrait en revanche se modifier si l'hypothèse du réchauffement climatique se confirmait plus rapidement que prévu.

La question de l'accès à l'eau concerne, elle, tous les pays du Sud : selon le Water Ressources Institute, 232 millions d'êtres humains n'ont pas accès à l'eau. Quand ils le peuvent, cette eau est souvent polluée : 1 milliard d'individus ne disposent pas d'eau salubre. Le problème quantitatif se double alors d'une obligation de reconquête de la qualité de l'eau et de protection des ressources souterraines. Cette pollution de l'eau est en bonne partie due au fait que 2 milliards d'habitants ne bénéficient d'aucune structure d'assainissement (collecte) des eaux usées, et que l'épuration, après usage industriel et avant rejet dans le milieu naturel, est réservée aux pays les plus riches... Cette situation se traduit déjà par une détérioration conjuguée de la santé des hommes et du milieu naturel concernés.

Si on ajoute à cela la nécessité de reconquérir une qualité écologique suffisante des grands fleuves mondiaux, dont la Commission mondiale de l'eau vient de juger l'état préoccupant, pour garantir non seulement l'usage de l'eau, la vie des espèces mais aussi la qualité des sols riverains indispensables à l'agriculture, l'enjeu devient considérable. La solution passe à la fois par une rationalisation de l'usage de l'eau disponible, pour réduire notamment la consommation nette de l'agriculture, par un effort économique et technologique massif en faveur des villes et par une protection ou une « renaturalisation » des milieux dégradés. Mais avec quel ordre de priorité ?

Tenant compte de l'expérience des « grands travaux » du xxe siècle, des gaspillages et des effets pervers qu'ils ont engendrés, la Banque mondiale a clairement indiqué depuis 1993 que la rénovation des

1. Cf. Margat et Tiercelin, 1998.

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structures de gestion devait précéder l'effort d'investissement - qu'elle chiffre d'ailleurs à plusieurs centaines de milliards de dollars... Cette réforme institutionnelle est généralement conçue comme la combinaison d'une décentralisation des décisions et de la reconnaissance du caractère économique de la ressource en eau, donc de la légitimité de son prix.

La gestion intégrée par bassin (le territoire de l'écoulement naturel des eaux de surface) apparaît alors comme le seul moyen d'organiser la cohérence régionale de cette politique de rationalisation, d'équipement et de reconquête. Fondée sur la complémentarité « naturelle » de l'intérêt des riverains, elle permet d'éviter qu'un développement de l'amont, via de grands programmes d'agriculture irriguée, par exemple, ne se traduise par une raréfaction de l'eau en aval ou que, sur le plan qualitatif, une croissance anarchique des rejets urbains et industriels ne détériorent la ressource. En un mot, la gestion par bassin semble le meilleur moyen d'assurer une certaine équité dans l'accès à l'eau et une durabilité de sa disponibilité.

2. LE «MODÈLE FRANÇAIS» DES AGENCES DE L'EAU

Si le contrôle politique du fleuve-flux et de son territoire (la vallée, les affluents, le bassin versant) reste une préoccupation du pouvoir central de l'État-nation, la responsabilité de son aménagement et de la gestion de son eau peut être déléguée à un dispositif spécifique, qui se substitue plus ou moins à l'administration : l'organisme de bassin.

Selon André Guillerme (1993), la paternité d'un tel concept remonte à 1803 et doit être attribuée à un certain baron d'Allent - en France, donc. Après la mise en place d'une solidarité de bassin dans la Ruhr à la fin du xixe siècle, puis l'émergence d'une planification ad hoc au sein des « confédérations hydrauliques » espagnoles, la première génération d'organismes de bassin véritables apparaît en 1933, dans un contexte de relance économique, avec la création simultanée de la TVA (Tennessee Valley Authority) aux États-Unis et de la cnr (Compagnie nationale du Rhône) en France. Ces organisations sont d'abord chargées de canaliser un système hydrologique naturel, puissant mais dangereux, par des barrages et des réservoirs, puis d'utiliser ces aménagements pour offrir une eau abondante et régulière pour les nombreux usages qu'elle permet : consommation domestique mais surtout irrigation agricole et production d'électricité.

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Ce premier modèle d'institutionnalisation du développement régional autour de l'eau, dont le barrage hydroélectrique fut l'emblème totémique, eut dans l'après-guerre une descendance abondante - principalement en Amérique latine mais aussi en Afrique (avant et après la décolonisation) et en Asie. Sa configuration juridique prit la forme d'une entité purement administrative (gérée directement par un ministère), ou d'un établissement public autonome à gestion partagée, financé par des subventions et par la vente de l'eau et/ou de l'électricité. Le dispositif opérationnel s'appuya soit sur une organisation unique, chargée de l'ensemble de la production d'eau et de son affectation aux usages multiples, soit sur un binôme : un établissement pour l'hydroélectricité et un autre pour l'irrigation (une organisation que l'on retrouve encore, au Brésil par exemple, sur le grand fleuve Sao Francisco, avec la chesf et la codevasf)1.

Cette philosophie de l'aménagement pour le développement fit sentir ses effets jusqu'au milieu des années 1980 (cf. les projets d'aménagements de la Narmada, en Inde). À partir de cette date, les critiques sur l'opacité et l'inefficacité de ces organismes - critiques parfois anciennes, y compris pour la tva2 - combinées à la montée en puissance du mouvement environnementaliste contre les grands barrages3 en ont restreint l'influence. Les temps étaient mûrs pour un autre modèle.

Ce qui va devenir la deuxième génération des organismes de bassin naît, toujours en France, au milieu des années 1960. Il s'agit du système dit des Agences (financières) de bassin, créées par la loi du 16 décembre 1964 et qui prendront officiellement le nom d'Agences de l'eau avec la loi de 1992, qui, sans toucher à leur identité institutionnelle, généralise leur domaine d'intervention aux eaux souterraines et à l'ensemble du milieu naturel lié à l'eau.

C'est l'anticipation d'une raréfaction de la ressource en eau, en quantité et en qualité, face aux besoins de l'industrialisation et de l'urbanisation qui a été à l'origine de ce système, lequel placera la France, pendant un temps, à l'avant-garde des politiques environnementales. Il fut élaboré au sein du Commissariat général au plan (une institution à vocation nationale, très proche d'un pouvoir central alors très puissant), à partir de l'évaluation critique des sociétés d'aménagement régional bâties sur le modèle antérieur (cnr, « Bas-Rhône- Languedoc », « Coteaux de Gascogne »). Il s'appuya sur l'existence,

1. Companhia Hidro Eletrica do Sâo Francisco / Companhia de Desenvolvimento da Vale do Sâo Francisco.

2. Cf. Selnik, 1948 ; Chandler, 1984. 3. Cf. Goldsmith et Hildyard, 1984.

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déjà bien établie, d'un prix de l'eau, et son caractère décentralisé fut d'une grande originalité dans le cadre politique centralisé de l'époque. Il fut généralisé aux 6 grands bassins français, lors du débat parlementaire qui précéda l'adoption de la loi.

L'innovation institutionnelle des Agences de l'eau

Le nouveau système français comporte quatre caractéristiques majeures : — une gestion de l'eau décentralisée, au niveau du bassin fluvial dans

son ensemble, pour concrétiser la notion de solidarité entre l'amont et l'aval ;

— une gestion participative, associant toutes les parties concernées (administration, collectivités locales, industriels, associations civiles), dans un Comité de bassin, parfois présenté comme un « Parlement de l'eau » ;

— une gestion dans la durée, au travers de programmes d'aides quinquennaux et d'une planification à plus long terme à partir de 1992, sous forme de « schémas d'aménagement », appelés sdage ou sage, selon leur dimension régionale ou locale ;

— un financement qui ne fait pas appel au budget de l'État : l'Agence, qui a l'obligation d'équilibrer son budget, perçoit des redevances auprès des usagers de l'eau, en proportion des volumes d'eau que ceux-ci prélèvent et de la pollution qu'ils rejettent. Elle utilise ensuite ces recettes pour subventionner, en conformité avec son plan d'action, la construction ou le fonctionnement d'installations ou de services négligés par le marché : les stations d'épuration, par exemple. La fixation des taux de redevance1 qui déterminent les recettes et les décisions quant à l'utilisation de celles-ci sont prises par le Conseil d'administration, composé de représentants du Comité de bassin - qui donne son avis - et des administrations. Ces décisions sont exécutées par un établissement public (l'Agence proprement dite, le body des anglo-saxons) ayant une personnalité juridique lui assurant une certaine autonomie vis-à-vis de l'État, qui garde pourtant un pouvoir de tutelle. On résume parfois cette philosophie en affirmant que ce système fonctionne sur trois principes : « pollueur payeur » (l'internalisation dans le prix des effets externes négatifs), « usager payeur » et « l'eau paie

1. Une certaine quantité d'euros par mètre cube prélevé ou bien par volume de matières oxydables rejetées, par exemple.

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l'eau » (les prélèvements financiers retournent, sous forme de dépenses, aux usagers de l'eau). On remarquera enfin que Г « Agence » - puisque c'est ainsi que l'on a l'habitude d'identifier l'ensemble de ce système - ne fixe en aucune façon le prix de l'eau : elle l'influence seulement à la marge, et à la hausse, par le choix des taux de redevance qui viennent s'ajouter au prix payé par les usagers.

Les interventions de l'Agence sont a priori limitées : elle ne peut pas, sauf cas exceptionnel, construire ou gérer directement les équipements (elle n'a pas la «maîtrise d'ouvrage», comme les maires ou l'État) ; elle n'a pas de pouvoir direct sur l'administration, qui reste chargée de l'élaboration de la réglementation et de son contrôle, ce qu'on appelle la « police de l'eau ». Elle n'agit qu'à travers l'influence qu'elle exerce sur les acteurs décisifs (industriels et élus territoriaux, par exemple) via leur participation au Comité de bassin, à ses efforts d'information et de sensibilisation et, bien sûr, à son apport financier, toujours partiel, cependant, aux projets retenus. Cette répartition des compétences entre les différents acteurs publics de l'eau est sans aucun doute directement liée à l'histoire propre de la France dans ce domaine : elle n'est pas en soi constitutive du « modèle » que nous évoquons. Le plus intéressant, pour les pays du Sud ayant déjà une administration de l'eau très présente, c'est que cette faiblesse apparente de l'Agence va en fait constituer sa force.

Cette nouvelle institution s'est imposée en France comme l'acteur indispensable de la politique de l'eau. Elle a « pacifié » les relations interministérielles autour de l'eau, et notamment les relations entre les trois corps d'ingénieurs de l'État. Elle a facilité en effet le rassemblement des énormes moyens financiers réclamés par les politiques d'assainissement. Elle a aussi contribué au suivi et à l'amélioration de la qualité des eaux superficielles. Enfin et surtout, elle a gagné sa légitimité politique, grâce à son appropriation par les acteurs locaux et aux consensus publics qu'elle a su faire émerger.

La trajectoire de cette organisation institutionnelle est aujourd'hui bien analysée1, et ses performances évaluées2 pour le meilleur et le moins bon. L'amélioration du système se poursuit avec un projet de loi, prévu pour 200 13, qui doit assurer la conformité du dispositif avec la Directive européenne publiée en 2000 et tenter de mettre en œuvre certaines recommandations : diversifier la représentativité des usagers,

1. Cf. Nlicolazo, 1995 ; Meublât, 1998. 2. Cf. Meublât, 1987 ; Commissariat général au plan, 1997. 3. Cf. Conseil économique et social, 2000.

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obliger à l'élaboration d'une véritable planification au-delà de l'horizon des programmes quinquennaux, légitimer juridiquement les redevances et les programmes d'intervention par le vote du Parlement, atténuer la logique mutualiste selon laquelle chaque groupe devrait recevoir autant qu'il paie, relever le niveau des redevances et étendre leur assiette aux nouvelles pollutions, notamment agricoles, constituer un « Fonds national de solidarité pour l'eau » alimenté par un prélèvement (de 8 % ?) sur les redevances, etc.

Ces réformes ne sont pas toujours venues des Agences elles- mêmes ; elles lui sont souvent imposées de l'extérieur, par le gouvernement. Elles montrent néanmoins que l'innovation institutionnelle d'hier bénéficie aujourd'hui d'un véritable processus d'apprentissage.

La reconnaissance internationale

Au plan international, la France a pu largement faire état de son expérience. Elle a participé, avec cette référence, à l'effort des Nations Unies pour formuler de nouvelles recommandations pour gérer l'eau, en 1977 à Mar del Plata, puis, surtout, en 1992, à la Conférence de Dublin. C'est la Déclaration de Dublin sur « l'eau et le développement durable » qui a préparé, dans ce domaine, la Conférence de Rio de Janeiro sur l'environnement et le développement. Le système français a été ainsi reconnu, consacré et recommandé par de nombreux organismes internationaux, bailleurs de fonds, comme la Banque mondiale dans sa nouvelle approche stratégique sur la gestion de l'eau, définie en 1993, et les Banques de développement (bid et bad1 depuis 1996). Ces organismes y voient le moyen de combiner la nécessité d'un cadre institutionnel public avec le désengagement de l'administration d'État. Plus récemment, ce système a largement inspiré le contenu de la nouvelle « directive cadre » de l'Union européenne sur l'eau, officialisée en décembre 2000, qui prévoit une obligation de définition précise de l'objectif à long terme et dont l'obligation d'une gestion par « district hydrographique » est sans doute plus flexible que celle qui se réfère au territoire du « bassin ».

Avant même ces consécrations internationales, mais sans aucun doute encouragés par elles, un certain nombre de pays du Sud ou de l'Est avaient entrepris depuis la fin des années 1980, généralement dans le cadre d'une coopération avec la France, de faire de ces Agences de bassin le pivot de leur propre renouveau institutionnel dans le

1. Banque interaméricaine de développement, Banque asiatique de développement.

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domaine de l'eau. C'est ce mouvement de transfert et d'appropriation du modèle français - que certains opposent de manière parfois caricaturale au modèle « américain » fondé sur la prédominance de la loi, et donc des permis, ou bien au modèle « allemand » fondé sur la coordination politique de provinces ou d'États fédérés - que nous nous proposons d'analyser ici.

Nous rechercherons les raisons qui poussent les pays du Sud, issus d'une histoire et imprégnés d'un contexte a priori différents, à s'approprier l'expérience française et à y apporter, le cas échéant, des modifications positives, en étudiant les politiques concrètes menées par trois pays.

3. LE CALENDRIER DES RÉFORMES EN INDONÉSIE, AU BRÉSIL ET AU MEXIQUE

L'Indonésie : quelques innovations timides

L'Indonésie est, curieusement, le premier pays à avoir tenté cette expérience, avec la création, en février 1990, de l'organisme Perum Jasa Tirta (pjt) en charge du bassin de la Brantas, ce fleuve de l'Est montagneux de Java qui alimente, à son embouchure, la seconde ville de ce pays à la grande densité de peuplement : Surabaya.

Perum Jasa Tirta est une entreprise publique, autonome dans sa gestion, qui doit théoriquement être équilibrée, mais qui reste sous la tutelle technique du ministère des Travaux publics (dpu) et de sa direction de l'eau (Pengaïran), ainsi que sous la tutelle administrative du ministère des Finances. Le président de la République nomme directement les responsables de pjt et son directeur. La mission de pjt consiste, pour l'instant, à gérer un système assez sophistiqué de gestion des flux, à partir d'une dizaine de barrages, dont 6 de grandes dimensions et un barrage « anti-sel » dans l'estuaire, et d'un système de stations automatiques de mesure de débit, relié à une unité centrale de commande. L'objectif est à la fois de prémunir la vallée des inondations liées à la mousson, potentiellement dévastatrices dans une région de montagnes volcaniques, et de fournir de l'eau en temps et quantité utiles aux industriels et aux agriculteurs.

Son plan d'action de douze ans (le plan actuel s'est achevé fin 2000) doit être approuvé par le gouverneur de la province qui préside aussi, deux fois par an, le « comité de coordination des ressources en eau », convoqué et préparé par pjt. Ce plan, légitimé par

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l'autorité politique régionale, inclut le paiement d'une redevance versée par les usagers industriels et domestiques en fonction de la quantité d'eau qu'ils prélèvent. Toutefois, les paysans, qui participent pour 80 % à ces prélèvements, sont exonérés de la redevance pour des raisons sociales et politiques En fait, le financement de l'ensemble est assuré, principalement, par une contribution de l'État, qui paye les fonctionnaires détachés auprès de pjt (50 % des employés), et des contributions extérieures, notamment du Japon et de l'Australie. Une autre entreprise publique qui gère, sur le plan quantitatif, le bassin du fleuve Citarum dans l'Ouest de Java, prélève quant à elle une redevance sur les Kwh distribués à partir du barrage hydroélectrique de Jatilihur.

Pour l'instant, pjt ressemble donc plus à à une « Autorité de bassin » type TVA qu'à une Agence de l'eau à la française : elle ne comporte pas de comité de bassin ni, donc, de représentation des usagers, et ne pénalise pas financièrement les faits de pollution. Toutefois, se référant à l'exemple français, pjt se propose de percevoir bientôt cette redevance de pollution, pour entreprendre la restauration de la qualité d'une eau exceptionnellement dégradée par deux décennies d'industrialisation sauvage. Cette mise en application est encore freinée par le pouvoir politique, afin de garantir l'équité entre bassins face aux choix de localisation des entreprises nationales ou internationales. En effet, le bassin qui instaurerait unilatéralement une telle redevance risquerait de perdre des sources d'emploi, au profit des bassins qui ne le suivraient pas. Il faudrait alors, logiquement, instituer un système national de redevances, à l'image de la France en 1964.

La gestion qualitative de l'eau par une agence spécifique reste encore l'exception en Indonésie. Certes, la « gestion intégrée par bassin » y est considérée comme la référence depuis un texte gouvernemental de 1982, et les missions de lutte contre la pollution autorisant le prélèvement d'une redevance spécifique étaient déjà reconnues dans la loi sur l'eau de 1974. Certes, des bureaux spécifiques par bassin étaient chargés depuis 1961 de développer les infrastructures, sans pouvoir percevoir de financement en provenance des usagers. Certes, la gestion intégrée par bassin « est réaffirmée dans l'engagement gouvernemental du Plan, pour la période 1994-2019, où l'objectif de conservation à long terme de la ressource en eau et des milieux est, pour la première fois, officialisé. Certes, les autorités publiques ont même regroupé en 1989 l'ensemble des bassins dans 90 river territories. Il n'empêche que le mode prédominant de la politique de l'eau reste soit administratif, soit juridique.

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Un décret de 1990 organise pourtant le partage des modes de gouvernance1. Sur les 90 river territories, 15 sont gérés par le gouvernement central, parce qu'ils s'étendent sur plusieurs provinces ou qu'ils sont considérés comme stratégiques, ainsi celui de Jakarta ; 73 relèvent des autorités provinciales et de leur gouverneur nommé par le président, et 2 seulement sont délégués à des entreprises publiques, dont pjt.

L'idée fait cependant son chemin de multiplier ce type d'organisme ou d'étendre ses compétences. Un projet, déjà assez avancé, concerne la gestion quantitative et qualitative des bassins de la Ciliwung et de la Cisadané. Ces fleuves desservent la conurbation de Jabotabek (Jakar- ta-Bogor-Tangeran-Bekasi), la plus peuplée du pays. Fait intéressant, ce river territory, qui chevauche deux provinces, n'est pas un territoire « naturel » mais un agrégat de bassins dont l'unité est assurée par l'extension de la mégalopole. Là aussi, la base serait celle d'un projet, créé en 1965 pour lutter contre les inondations qui affectaient Jakarta, et qui est actuellement sous la responsabilité technique du ministère des Travaux publics. Si les missions de ce Bureau ont déjà été élargies en 1992 à la qualité et à la conservation à long terme des ressources, le pas de sa transformation n'a pas encore été franchi. Les intérêts en jeu sont, il est vrai, considérables, notamment pour l'alimentation en eau potable de Jakarta : seuls 30 % de la population y bénéficient des services d'un réseau de distribution. Le choix politique d'une telle extension a été retardé par l'incertitude née de la contestation, puis du renversement du régime de Suharto. L'instabilité ne facilite pas l'émergence d'un consensus, et la démocratie nouvelle n'autorise pas les décisions autoritaires : l'évolution du système indonésien est donc pour l'instant stoppée.

Le Brésil : vers une politique décentralisée

La réforme de la politique de l'eau au Brésil2 s'inscrit clairement dans un processus de réaction à une dictature militaire qui, dans ce domaine comme dans d'autres, s'était illustrée jusqu'en 1983 par son goût pour la centralisation et les grands travaux (cf. le projet hydroélectrique « Amazone » et ses 17 grands barrages). Elle se présente donc comme un développement sectoriel de la nouvelle Constitution fédérale de 1988, qui restaure et approfondit la démocratie. C'est justement la caractéristique décentralisatrice du modèle français et sa maté-

1. Soenarno, 1992 ; Trie Simaryo, 1993. 2. Cf. Formiga-Johnsson, 1998, et son article dans ce numéro.

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rialisation « participative » sous forme de Comité de bassin qui a influencé le choix des acteurs de la scène de l'eau. C'est en particulier depuis un séminaire international tenu en 1983 à Brasilia, juste après la chute du pouvoir militaire, que les associations professionnelles (l'Association brésilienne des ressources en eau, par ex.) et les associations de citoyens, notamment environnementalistes, se sont intéressées au modèle français.

C'est pourtant, de manière paradoxale, l'administration fédérale de la Direction nationale des eaux et de l'énergie (dnaee) qui prit l'initiative de l'action concrète. Elle avait la charge de gérer les ressources en eau au niveau central et s'était illustrée dans le développement des barrages hydroélectriques. Avec le soutien de la France, mais aussi par un investissement propre important, les responsables de la dnaee entreprirent, dès 1989, de mener une expérience pilote sur deux bassins originaires du Minas Gérais, le Rio Doce, puis, à partir de 1992, le Paraïba do Sul1. Le projet consista à établir les bases d'une programmation de l'usage des ressources en eau (identification des réserves et des apports, des flux, des prélèvements et des rejets), à entreprendre la formation d'un Comité de bassin « expérimental », puis la simulation de l'application d'un système de redevances. L'objectif était de déboucher à terme sur un plan d'investissements de 3,5 milliards de dollars US, étalé sur dix-sept ans, financé à hauteur de 2 milliards de dollars US par des redevances.

C'est probablement ce dernier point qui explique le paradoxe apparent de la stratégie de la dnaee, où le « Centre » organise lui- même la mise en place du système apparemment décentralisé. Nous faisons l'hypothèse que ses dirigeants ont alors anticipé la fin de la période dorée de la bureaucratie, celle d'un budget discrétionnaire croissant, continuellement abondé par le déficit des finances publiques. Ce qui les a sans doute séduit dans le modèle français, c'est justement la perspective d'un budget de l'eau indépendant de la politique financière de l'État, dont le contrôle leur reviendrait. Une stratégie de « niche » au niveau régional qui n'a pu se matérialiser ni se généraliser, prise de vitesse par l'action des différents États, et bloquée par l'opposition politique des associations, notamment celle de Г « Institut Aqua », une ong proche du groupe « Globo » qui s'est révélée très influente.

La Constitution de 1988 autorisait, en effet, les États membres à prendre l'initiative sur les eaux qui sont de leur ressort (c'est-à-dire dont le bassin versant est inclus dans leurs frontières). Cela fut rapide-

1. Cf. Bourlon, 1998.

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ment fait par le Ceara nordestin1 et l'État industrialisé de San Paulo2. Ils créèrent des systèmes, d'ailleurs différents, marginalisant l'administration centrale. Le « vieux » Code de l'eau (1934), qui reconnaissait déjà la perspective d'une gestion par bassin et avait permis ainsi les politiques type tva, notamment sur le Sâo Francisco, fut modernisé grâce à une nouvelle loi sur l'eau du 8 janvier 1997. Celle-ci donna lieu à une intense bataille politique entre les partisans du dnaee et ses opposants. L'arbitrage fut rendu par le président de la République lui- même. Il transmit la tutelle du nouveau système et, en particulier, celle du nouveau « Secrétariat des ressources hydriques » au ministère de l'Environnement, à l'exception de l'hydroélectricité... qui demeura du ressort de la dnaee.

La nouvelle loi légitime tout l'attirail d'une politique décentralisée « à la française » pour les bassins fédéraux, c'est-à-dire les eaux partagées par plusieurs États. Elle prévoit la gestion intégrée par bassin, le Comité de bassin (dont une cinquantaine avaient déjà été constitués au niveau régional avant la promulgation de la loi...), avec la participation des acteurs concernés, les redevances, mais aussi un réseau national d'information, des schémas directeurs, une Commission nationale des ressources en eau (incluant les Commissions propres aux États membres), etc. Au-delà de la complexité du système fédéral brésilien, qui entraîne des coûts de transaction sans doute élevés et même la cohabitation de systèmes légèrement différents (le système du Ceara, par exemple, mis en place avec le soutien de la Banque mondiale, n'est pas totalement assimilable au modèle français), il reste plusieurs options à trancher avant de mettre véritablement en route ces nouvelles institutions.

La question de l'utilisation des redevances est ainsi au centre d'une rude bataille entre ceux qui pensent qu'elles doivent être considérées comme une ressource « mutualiste » du bassin, et sont donc destinées à financer l'action et les travaux décidés par son Comité, et ceux qui les perçoivent comme une ressource collective, échappant donc à Г « égoïsme de bassin » et relevant, par exemple, du Parlement fédéral. Une première réponse vient d'être apportée avec la loi du 17 juillet 2000 créant Y Agenda Nacionál de Aguas (ana), un établissement public fédéral doté de l'autonomie administrative et financière, dont les 5 directeurs sont choisis par le Président de la République, avec l'aval du Sénat. Cet organisme a vocation à coordonner la politique nationale des ressources en eau à laquelle doivent s'intégrer les plans

1. Cf. Dantas de Aquino, 1996; Kemper, 1996. 2. Cf. Formiga-Johnsson, op. cit.

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élaborés par les institutions non fédérales, via un financement mixte combinant dotations budgétaires et redevances - en fait une fraction des recettes du secteur hydroélectrique (0,75 %) et des redevances levées dans les bassins fédéraux (7,5 %). Face à l'inquiétude, voire à l'opposition de certains États, Г ana s'engage pour l'instant à laisser aux Agences de bassin non fédérales la définition et l'usage de leurs propres redevances. Néanmoins, un nouvel acteur « central » est né qui pèsera sur l'évolution du système, à la mesure de la richesse qu'on lui attribue déjà (certains évoquent même la crainte de voir apparaître dnaee...). Cela peut aussi être une chance pour la diffusion des institutions de type Agence : la nouvelle entité s'engagerait par exemple dans un ambitieux programme de subvention (à hauteur de 50 %) pour la construction de stations d'épuration, à condition que les bénéficiaires aient préalablement installé un comité de bassin, que celui-ci ait adopté un plan de bassin et qu'il se tienne prêt à percevoir effectivement des redevances).

Le Mexique : la relance d'une gestion globale par bassins

Le Mexique se distingue par la rapidité de sa rénovation institutionnelle. Lancé en 1989, le processus de modernisation s'est matérialisé, dès décembre 1992, par le vote d'une nouvelle loi sur les « eaux nationales », touchant à la fois les principes, l'organisation et les moyens de l'action publique. Une efficacité politique qui a surpris les observateurs. Elle s'explique par la volonté du nouveau président de l'époque (Salinas Gortari) d'aller vite, et par le soutien qu'il a su trouver auprès de certains cadres de l'administration de l'eau, regroupés à partir de 1989 au sein de la Comision National del Agua (cna) - unique autorité fédérale compétente, et forte de 25 000 agents.

Avant 1992, la politique mexicaine de l'eau était fondée sur une gestion administrative très centralisée, autour de l'axe constitué par le Plan hydraulique national, dont la dernière version avait été approuvée en 1975. La cna assumait ainsi, par coordination interministérielle et sous le contrôle (théorique) du Parlement, la construction, l'entretien et la gestion des infrastructures (barrages, réseaux d'irrigation, etc.), la police des eaux ainsi que l'attribution aux usagers d'une eau définie comme propriété fédérale depuis 191 71. Cette attribution passait, depuis 1972, par l'octroi de « concessions » (droit

1. L'eau souterraine appartient au propriétaire du terrain, mais l'exécutif fédéral est habilité à en réglementer l'extraction en cas de surexploitation.

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d'utiliser une certaine quantité d'eau) qui n'étaient que la nouvelle dénomination des Juntas de Aguas dont l'origine était souvent très ancienne. L'eau « naturelle » était considérée comme un bien public gratuit, à l'exception du recouvrement (éventuel) du coût de fonctionnement des systèmes urbains (eau potable, évacuation des eaux usées) ou agricoles (canaux d'irrigation, pompage) de distribution.

Cette situation présentait trois défauts principaux : a) une centralisation bureaucratique probablement inefficace ; b ) une difficulté permanente à trouver les moyens financiers nécessaires à la réalisation du Plan national ; c) un déséquilibre structurel entre Г « offre » et la « demande » de ressources en eau1. En effet, le volume maximal de consommation autorisé par les concessions existantes était largement supérieur aux ressources disponibles, y compris les ressources souterraines qui jouent un rôle clé dans l'approvisionnement de certaines parties du pays... Mexico est, encore aujourd'hui, l'exemple emblématique d'une telle contradiction. La consommation moyenne de 73 mVs y est assurée à 65 % par le pompage de sa nappe souterraine, ce qui provoque des affaissements réguliers de terrain, et par un transfert, très coûteux en énergie, depuis l'État voisin de Jalisco, avant que les eaux usées ne soient rejetées, à 200 km de là, dans un troisième État (Vale de Mexico)... Le prix officiel de l'eau y est de 0,35 pesos/m3, pour un coût de revient du fonctionnement de 8 pesos/m32.

La loi de 1992 propose de palier ces dysfonctionnements de la manière suivante3 :

— L'eau est officiellement déclarée « bien économique ». Elle doit donc avoir un prix pour elle-même, tout en restant un bien national.

— Les « concessions » sont transformées en « droits d'usage de l'eau » qui donnent lieu au paiement d'une redevance par leurs bénéficiaires. Ces droits nominatifs, mais qui peuvent être vendus, seront publiquement officialisés dans un « Registre national de l'eau » tenu par la cna.

— Comme cela avait déjà été le cas en 1975, le bassin hydrologique est défini comme le territoire de la politique de l'eau. Un Comité de bassin, présidé par le directeur général de la cna, regroupant les administrations et les usagers, est institué pour voter un « Plan directeur de bassin ». Il s'agit, en fait, d'assurer un arbitrage plus localisé sur la consommation d'eau autorisée par les « droits » et la rendre ainsi compatible avec les ressources évaluées. Une redevance pour pol-

1. OCDE, 1998. 2. Un peso = environ 0,1 US$. 3. Cf. Gonzales Villareal et al, 1991 ; Mestre et al, 1994.

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lution est également permise, en dehors de toute intervention du Comité de bassin.

— Les maires restent responsables, sous la tutelle des gouverneurs, des systèmes urbains, ainsi que de la fixation du prix de l'eau distribuée - avec la possibilité nouvelle d'en déléguer la gestion à une entreprise1.

Cette loi fut inspirée par l'exemple français que les spécialistes mexicains avaient découvert, au cours des années 1980, lors de multiples missions en France, mais elle en diffère clairement sur certains points. Il s'agit avant tout d'une stratégie de déconcentration plutôt que de décentralisation, et les pouvoirs du Comité de bassin y sont notablement réduits en matière financière. Les redevances sont votées par le Parlement fédéral, sur proposition de la cna et du ministère des Finances, perçues par ce dernier et en partie reversées à la cna.

Où en est-on aujourd'hui ? La loi a été promptement mise en application et les redevances sont effectivement perçues (80 % pour la contrepartie des droits d'usage, 20 % pour fait de pollution industrielle). Les paysans individuels continuent, toutefois, à bénéficier d'une eau « gratuite ». Ces redevances ont atteint 4,2 milliards de pesos (420 millions de US$) en 1997, après avoir augmenté de 85 % en cinq ans. Elles fournissent 58 % du budget de la cna2. Trois Comités de bassin, sur les 13 envisagés, ont commencé à fonctionner (la cna elle-même s'est organisée en 13 divisions déconcentrées, recoupant peu ou prou les 13 bassins en question) : Lerma-Chapala, Rio Bravo, Vale de Mexico. En fait, seul celui du Lerma-Chapala est véritablement opérationnel, probablement parce que son histoire est un peu plus ancienne. Créé par un responsable de la cna, qui fut l'un des instigateurs de la loi, il est issu de la transformation en 1992 d'un « conseil consultatif» institué, dès 1989, par un accord de coordination signé entre la CNA et 5 États de la Fédération.

Ce processus fut rapidement freiné, voire bloqué par : la succession, sur fond de corruption et même de meurtre, du président Salinas. La nouvelle équipe du président Zedillo, encouragée par le système des « dépouilles »3 qui est la règle au Mexique, malgré le monopole politique du PRi, du moins jusqu'aux élections municipales de 1994, remplaça tous les responsables de la cna impliqués dans la loi de 1992, et considéra avec suspicion ce nouveau système institutionnel. Cela

1 . Vivendi a ainsi obtenu en 1993, en association avec le groupe mexicain ICA, la concession totale du service des eaux d'Aguas Calientes, une agglomération de 800 000 habitants

2. Cf. Ducoumau, 1998. 3. Comme aux États-Unis, il n'existe pas de « hauts fonctionnaires » : un changement de président

entraîne un changement de la plupart des responsables de l'administration publique.

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n'empêcha pourtant pas la Banque mondiale de financer à 60 %, sur cette nouvelle base, un programme de 340 millions de USS1. En 1997, 53,4 millions de pesos (environ 5,3 millions de US$) furent ainsi consacrés à l'investissement dans les structures techniques, mais aussi au soutien de l'administration des droits d'usage de l'eau. Le nombre d'usagers « régularisés » par le Registre national est passé de 27 200 à 147 700 entre 1994 et 1998.

C'est pourtant une décision du nouveau président Zedillo qui a relancé, sur des bases sans doute plus proches du modèle français, cette politique de la gestion par bassin : la création, en 1994, du premier ministère mexicain de l'Environnement (le semarnap2). En gage de bienvenue, la responsabilité de conduire la politique de l'eau fut confiée à ce ministère, qui reçut en conséquence la tutelle sur la cna - qui représente d'ailleurs les deux tiers de son budget. Cette modification du dispositif politico-administratif qui fait sortir la politique de l'eau du monde traditionnel des ingénieurs et des techniciens aura des conséquences sur la trajectoire des nouvelles institutions de bassin. Même si le développement d'une gestion autonome des redevances n'est pas encore à l'ordre du jour, le semarnap affiche clairement la volonté de donner une importance politique supérieure au Comité de bassin, pour en faire le lieu d'un débat démocratisé non seulement sur l'emploi des ressources disponibles, ou sur la reconquête de la qualité des eaux de surface, mais aussi sur la préservation des eaux souterraines, en y adjoignant les Cotas, ces comités de nappe qui étaient déjà au nombre de 26 fin 1998. Il s'agit aussi, au-delà des problèmes d'eau stricto sensu, de s'intéresser à la gestion des milieux naturels liés à l'eau, comme le recommande la loi sur « l'équilibre écologique et la protection de l'environnement », votée en 1996.

Comme au Brésil, les institutions de bassin apparaissent comme le lieu de la légitimation du pouvoir environnemental nouveau, au détriment des circonscriptions administratives ou politiques plus anciennes, contrôlées par les réseaux techniques « traditionnels ». Dans ces conditions, la cna fédérale deviendrait un organisme plus modeste, recentré sur la régulation normative (la réglementation et sa police), dégagé des préoccupations de gestion proprement dites (décentralisées). Une telle évolution relève bien sûr d'un choix politique. Or, justement, le Mexique a connu un changement considérable en 2000 avec l'élection du candidat libéral (V. Fox) contre le candidat du pri, qui dirigeait le Mexique depuis la Révolution. Il n'est pas invraisemblable que les

1. Programa para la Modernization del Manejo del Agua, Programme de modernisation de la gestion de l'eau - ce plan couvre la période 1996-2001.

2. Secretaria de Medio Ambiente, Recursos Naturales y Pesca.

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vues du nouveau président soient davantage favorables à une décentralisation au bénéfice des gouverneurs, élus au niveau des États « provinciaux ».

4. UN DIAGNOSTIC TRANSVERSAL: LES ACTEURS, LE STATUT DE L'AGENCE, LE TERRITOIRE DE LA DÉCENTRALISATION

La comparaison de ces trois politiques d'innovation institutionnelle, menées dans des pays à la culture différente mais au rythme de développement comparable (l'Indonésie gardant néanmoins une structure plus agraire), permet de mettre en évidence certaines constantes et certaines questions.

Il existe bien une demande d'adoption du « modèle français » par ces pays émergents, notamment en Amérique latine : les projets d'agences de bassin s'y multiplient. Après une première expérience qu'on pourrait qualifier de locale (le Lago de Valencia, au Venezuela), l'effet de diffusion a pris sa source dans la nouvelle politique mise en place par le Brésil et le Mexique. Des projets du même ordre concernent aujourd'hui le Chili, pourtant initiateur d'une politique ultra-libérale de «marché de droits d'eau»1, mais aussi la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, l'Equateur, le Pérou, le Venezuela, etc. Une dynamique a priori surprenante, dans la mesure où les problèmes techniques à résoudre diffèrent considérablement d'un pays à l'autre2. La question est de savoir si cette demande s'explique, d'un point de vue évolutionniste, par la supériorité du modèle français, capable d'affronter une complexité croissante de la gestion des ressources en eau, ou bien si elle n'est qu'une posture opportuniste, destinée à donner une image « moderniste » pour séduire les bailleurs de fonds internationaux, à commencer par la Banque mondiale et la France...

Un réseau d'ingénieurs ?

Pour que le transfert institutionnel puisse opérer, il faut qu'il existe aussi une offre, accompagnée d'arguments de promotion et dis-

1. Cf. Cepal, 1996. 2. Cf. Dourojeanni, 1997.

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posant de moyens financiers et humains. Cette offre est, a priori, française. Pour les trois pays analysés et pour la période envisagée, une politique délibérée de diffusion du « savoir-faire institutionnel français» a bien été en effet menée par la Direction des Affaires Internationales du ministère français de l'Équipement, qui était en ces temps chargée des questions environnementales, jusqu'au milieu des années 1990.

L'hypothèse émerge alors de l'existence d'un réseau informel de transfert, propre aux corps techniques des ingénieurs, celui des Ponts et celui des Mines, pour la France, appuyés sur leurs écoles, comme l'école des Ponts (très active, un moment donné, auprès de l'Indonésie), et aux ingénieurs des Travaux publics pour les pays en développement. L'analyse détaillée du processus de transfert montre que cette hypothèse n'est pas validée par les faits. Si réseau il y a eu, il fut fondé avant tout sur des liens inter personnels n'impliquant pas nécessairement les ingénieurs (aucun des acteurs concernés au sein de la Direction des affaires internationales n'avait cette qualité...) ni leurs organisations. Ce n'est qu'avec la création plus récente de l'Office international de l'eau (oie), puis du Réseau international des organismes de bassin (riob) en 1994 que cette politique a pris un tour plus organisé. En revanche, le soutien (financement de formations ou de missions, nomination d'attachés de coopération spécialisés dans la question de l'eau) du ministère français des Affaires étrangères et de ses ambassades assura incontestablement, avec certains crédits de la direction du Trésor, la base logistique du processus de transfert, surtout lorsqu'il bénéficiait de l'appui des délégations régionales de la Banque mondiale et/ou des banques de développement.

Ce sont pourtant les ingénieurs de l'administration chargée de l'eau qui, dans les trois pays émergents étudiés, ont été les acteurs de la demande de transfert. Pourquoi ?

— Ces ingénieurs avaient déjà l'expérience d'une gestion par bassin hydrologique (parfois acquise dans le cadre du modèle « TVA ») : le modèle français présente alors l'avantage d'une transformation institutionnelle qui s'opère sur leur territoire, assurant ainsi la jonction de leurs logiques « naturalistes » et « administratives ».

— Ils ont parfois considéré le modèle français plus comme une « boite à outils » que comme un ensemble cohérent. Ils trouvent, dans l'un de ses éléments, le moyen de résoudre un problème lié à la rapidité du développement lui-même (raréfaction de l'eau, excès d'eau, dégradation de la qualité pour cause d'industrialisation, urbanisation sauvage, etc.) qu'ils ne peuvent résoudre dans leur structure

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centralisée. Le Conseil de bassin, notamment, est alors vu comme le moyen d'acquérir l'information nécessaire à l'établissement d'un plan réaliste, de faire effectuer par les usagers eux-mêmes les arbitrages que l'administration sait ne plus pouvoir imposer, ou bien de convaincre plus facilement ces mêmes usagers des bienfaits d'une nouvelle logique de gestion des ressources. Rarement doté de compétences dépassant cette fonction de coordination, il est considéré par les ingénieurs comme le vecteur d'une déconcentration administrative efficace, sous le vocable de « gestion intégrée », plutôt que comme le moteur d'une décentralisation politique. Dans cette perspective, l'administration centrale de l'eau est destinée à conserver plus ou moins ses compétences antérieures (responsabilité des travaux, police, etc.).

— La demande est aussi prise en main, parmi ces ingénieurs, par une personnalité qui assure le leadership de l'évolution institutionnelle et espère sans doute obtenir de cette modernisation la réalisation d'une ambition personnelle, voire l'émancipation de toute une génération désireuse d'échapper à la pesanteur d'une administration inefficace.

Une posture moderniste ?

La stratégie de « posture moderniste » est plus facile à envisager lorsque la réforme est vue, avant tout, comme le moyen de sécuriser ou d'accroître le budget contrôlé par les responsables de ces corps administratifs. Une rationalité bureaucratique classique peut parfois se rapprocher d'une logique de « capture ». À court terme, la « réforme » est conçue comme un appât pour l'obtention des prêts internationaux. À moyen terme, ce sont les redevances qui prendront le relais (le fameux principe « l'eau paie l'eau ») et pourront même se substituer au budget de l'État dont on anticipe le déclin. En fait, la mise en place de ces redevances pose problème, comme le révèlent les trois pays de référence. D'abord parce que la transformation de l'eau en « bien marchand » ne se réalise pas spontanément et que la légitimation d'un prix de l'eau n'est pas garantie notamment auprès des agriculteurs, même au sein d'entités ayant connu une forte croissance du pib par tête. Ensuite, parce que cette pratique des redevances nécessite parfois des bouleversements législatifs qui entraînent des compromis difficiles à obtenir, en particulier avec les ministères des Finances qui en revendiquent le contrôle - situation bien connue en France même. Enfin, à l'exception de l'Indonésie, la logique de ce

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processus a été bouleversée par l'irruption de nouveaux acteurs et notamment la montée en puissance, dans le prolongement de la Conférence de Rio de 1992, d'une concurrence administrative nouvelle : celle des ministères de l'Environnement. La lutte politique qui s'en est suivie a abouti à une mise sous tutelle des administrations traditionnelles de l'eau. Les ingénieurs et les techniciens ont (temporairement ?) perdu le contrôle de la rénovation institutionnelle. Les « leaders » initiaux ont même été écartés de leurs responsabilités. Les nouveaux tuteurs conçoivent généralement le système dans la perspective d'une décentralisation donnant une responsabilité accrue au Comité de bassin, parfois même au-delà de la gestion de l'eau proprement dite. Ils doivent néanmoins convaincre les anciens cadres techniques dont ils ont besoin pour l'action concrète, particulièrement au niveau régional ou local. Les exemples brésilien ou mexicain montrent que le compromis est en marche.

Le statut de l'Agence

II faut aussi préciser la nature juridique de l'exécutif chargé d'appliquer la politique adoptée par le comité de bassin, à savoir l'agence proprement dite ainsi que la dévolution des responsabilités concernant les travaux et la police. Pour ce qui concerne l'agence, le choix s'oriente parfois (comme au Brésil et en Indonésie) vers un statut d'entreprise - ce qui surprend lorsqu'il s'agit de mener une politique publique. L'explication réside en fait dans la méfiance qu'inspirent, à la fois aux soutiens internationaux (la Banque mondiale au premier rang) et aux acteurs nationaux les plus dynamiques, l'inefficacité et/ou la corruption de la bureaucratie et du personnel politique en place1. Dans ces conditions, le statut d'entreprise peut effectivement favoriser l'émancipation d'une génération de « fonctionnaires-entrepreneurs » et limiter les risques de captation (ou en déplacer les modalités...), à condition qu'il soit accompagné d'obligations de « service public » (l'information, par ex.) et que le contrôle propre à l'activité commerciale (la comptabilité, les tribunaux) soit plus efficace que le contrôle public. En tout cas, ces « agences » percevront des redevances - encore embryonnaires aujourd'hui - et pourront sans doute les utiliser pour subventionner ou même construire des

1. Cf. Kelman, 1996.

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infrastructures ; elles ne sont pas destinées a priori à prendre en charge les fonctions régaliennes de l'État (la réglementation et la police de l'eau). Les agences de bassin sont destinées à construire une politique de l'eau mais ce ne sont pas des institutions politiques stricto sensu.

Le choix du territoire de la décentralisation

Reste, enfin, la question centrale du territoire de la décentralisation. Le mouvement de transformation du cadre de la politique de l'eau n'est pas indépendant du mouvement politique général que connaissent les pays émergents (et parfois les autres). Dans ces conditions, la décentralisation doit-elle se faire dans le cadre « naturel » du bassin ou plutôt dans le cadre « politique » du Munici- pio, de la région ou de « l'État fédéré », transférant alors le pouvoir de décision au maire ou au gouverneur? Cette option est encore ouverte dans les pays que nous avons étudiés, notamment au Mexique.

Chacun des deux systèmes est a priori viable, comme le montre la comparaison1 entre la France (le « bassin ») et l'Allemagne (les

Lander). Capables de combiner de manière différente action normative, action incitative, par les redevances, et débat public, ils ont des avantages et des inconvénients qui leur sont propres. Mais le fait que les frontières de leur « territoire » respectif ne coïncident pas implique une complémentarité (inévitable) qui se traduira par des coûts de transaction. Toutefois, dans la situation politique où se trouvent actuellement les pays émergents, le choix d'un système par bassin, et principalement celui du Comité de bassin, présente paradoxalement certains avantages politiques : — pouvoir associer un processus de démocratisation à une relative

neutralité politique, ce qui facilite la stabilité d'une politique sectorielle ;

— sortir la politique de l'eau des territoires déjà contrôlés par des organisations inefficaces ou corrompues, sans faire disparaître leur culture technique ;

— faciliter l'entrée d'acteurs extérieurs aux partis politiques et aux administrations, notamment des associations.

1. Cf. Meublât, 1987 ; Barraqué, 1995.

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Le RIOB (Réseau international des organismes de bassin)

La dimension des enjeux expliquent l'apparition de nouveaux réseaux de coopération et d'influence. Le plus significatif pour notre propos est le Réseau international des organismes de bassin (riob), créé en 1994 avec le soutien de la France qui en assura le secrétariat, via l'Office international de l'eau (une association financée par les ministères, les Agences de l'eau, les industriels français), et donc le financement initial - aujourd'hui partagé avec les autres pays membres et certaines institutions internationales comme l'Union européenne, la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement. Le riob regroupe 134 organismes membres, représentant 51 pays, à l'engagement inégal, il est vrai. La plupart des pays d'Amérique latine y sont représentés, ainsi que des pays d'Europe occidentale (Belgique, Espagne, France, Italie, Portugal), d'Europe orientale (Pologne, Roumanie, Hongrie, République tchèque, Russie), le Canada, quelques pays du Maghreb et d'Afrique, plus rarement d'Asie. L'Indonésie, le Brésil, le Mexique en font évidemment partie.

Le riob produit un ensemble de déclarations ou de recommandations en faveur de la gestion intégrée par bassin, adoptées lors des Assemblées - Aix- les-Bains (1994), Morelia (1996), Valence (1997), Bahia (1998), Zakopane (2000). Il produit aussi un ensemble de services, lettre d'information, site Internet (www.oieau.fr/riob), et surtout il procure l'accès à une importante banque de données techniques, juridiques et économiques (Aquadoc).

Les pays du Sud et de l'Est trouvent sûrement dans ce réseau principalement francophone et hispanophone une information, des contacts et peut-être des soutiens qui leur sont essentiels pour mener à bien leur rénovation institutionnelle et programmer leurs investissements - un besoin d'assistance qui a déjà provoqué l'émergence d'un nouveau marché pour les bureaux d'études, celui de Г « ingénierie institutionnelle », où la compétence juridique, organisa- tionnelle et formatrice se substitue au savoir-faire technique. Le cas le plus significatif est celui des pays d'Amérique latine qui ont formé, en 1997, un sous-réseau régional (red ou relob) qui a ses obligations propres en termes de cotisation, de périodicité des réunions et même de recommandations (le « Code de Mendoza », voté en août 1999). Le riob est d'ailleurs en train de faire alliance, sur ces bases, avec d'autres réseaux mondiaux, plus anglophones comme le Global Water Partnership (gwp) créé à l'instigation du pnud et de la Banque mondiale. L'Allemagne, l'Australie et même les États-Unis, où le système des Agences de bassin n'existe pourtant pas en tant que tel, sont aussi approchés pour rejoindre le riob et en alimenter la mondialisation.

Réseau ou pas, le mouvement de création d'institutions de bassin s'élargit au-delà même de l'Amérique latine, souvent à partir d'expériences « pilotes » : le Maroc (sur le bassin de l'Oum er R'Bia), l'Inde (bassin de la Sabarmati), la Turquie (baie d'Izmir et fleuves égéens), et même l'Algérie (bassin du Cons- tantinois-Mellègue-Seybouse) rejoignent par exemple le mouvement.

La gestion décentralisée par bassin fluvial acquiert ainsi une réalité internationale, une capacité de lobbying politique, qui lui permettent de concurrencer la décentralisation plus classique, assise sur le territoire de la province.

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— mettre à profit cette représentativité pour légitimer auprès des populations régionales le prélèvement des ressources financières endogènes qui pourront faire contrepoids, à l'heure de la mondialisation de la « Révolution bleue », à l'influence des bailleurs de fonds et des multinationales.

En fait, le choix de ce nouveau territoire modifie les règles du jeu de la décentralisation et force à de nouveaux compromis - ce qui est une valeur en soi, à condition d'exclure une simple déconcentration et de trouver les voies d'une véritable légitimation collective, par l'intervention finale du ou des parlements, par exemple. Une solution à laquelle est d'ailleurs en train de se rallier la France elle-même, trente-sept ans après le vote de sa loi de 1964.

conclusion: vers un modèle unifié?

La « demande » des pays du Sud en organismes de bassin répond parfois plus à un désir de déconcentration administrative qu'à une véritable volonté de décentralisation. Sur un plan purement fonctionnel, la gestion par bassin requiert les éléments suivants1 : un dispositif législatif et réglementaire définissant les normes sociales applicables à l'eau, une planification à long terme, une maîtrise d'ouvrage, un mécanisme de financement, une capacité d'observation et de recueil des données. Peut-on en déduire que plusieurs configurations institutionnelles sont envisageables, variables selon les pays, satisfaisant, sur un mode plus ou moins décentralisé, cette exigence fonctionnelle? Nous ne le pensons pas : la politique de l'eau ne se réduit pas à l'organisation de la gestion de l'eau. Les exemples de la France, du Brésil et du Mexique indiquent que, malgré certaines différences inévitables dans l'organisation historique des pouvoirs, il y a probablement une trajectoire institutionnelle commune qui mène à une décentralisation approfondie, à travers les pouvoirs qui seront confiés au Comité de bassin. Tous les pays ne se situent évidemment pas au même stade de cette trajectoire, et un premier pas vers la déconcentration peut tout à fait se justifier, mais la dynamique semble être irréversible.

La raison majeure est que la « gestion de l'eau » doit se transformer aujourd'hui en une « gestion durable de l'eau » et ce changement

1. Cf. Talec, 1996.

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de forme implique, au-delà de l'opportunisme politique, un changement de fond. Il ne s'agit plus de gérer seulement l'eau (même en qualité), mais de gérer aussi le milieu vivant qui lui est associé, les sols riverains et même les liens sociaux qu'elle implique. Une telle complexité est au-delà des compétences d'un corps technique et ne peut s'aborder, comme le montre l'histoire des politiques de l'environnement, que par un processus de démocratisation de la décision, faisant intervenir les différentes représentations (des intérêts à court terme, de l'avenir, du savoir) qui s'y appliquent1. Reste néanmoins à identifier le niveau d'équilibre souhaitable entre la démocratisation « politique » au niveau des régions ou des municipalités et la démocratisation « spécifique », au niveau des bassins, entre la « démocratie des opinions » et la « démocratie des problèmes », selon la terminologie de Jean Lecat.

L'analyse menée ici montre qu'il y a bien une logique propre aux politiques de bassin, qui favorise l'harmonisation des modes d'organisation et renforce donc la notion de « modèle ». Des pays comme le Brésil ou le Mexique sont en train de trouver par eux-mêmes des évolutions qui correspondent à celles qui finissent par s'imposer aujourd'hui au pays fondateur lui-même (la France). Elles touchent la représentation croissante de la « société civile », au sein de laquelle le rôle des scientifiques devra sans doute s'accroître, l'extension du domaine d'intervention de l'Agence, le partage des responsabilités avec les administrations, les élus et les entreprises, l'équilibre entre le centre et la périphérie, c'est-à-dire l'identification pragmatique du niveau efficace de subsidiarité, sans oublier la légitimation politique par un vote du Parlement.

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1. Cf. Meublât, 1994.

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