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LES ALMANACHS DU GAI SAVOIR par Philippe Lejeune DECEMBRE Almanach du Gai Savoir pour enfants, 1945, ill. Beuville, Gallimard Je me souviens des Almanachs du Gai Savoir, de Rémi et de Didine, et du chien Bixibo. C'est un souvenir commun à un certain nombre d'enfants nés dans les années 1930. Un souvenir de bonheur difficilement parta- geable aujourd'hui : on trouve encore quelques romans de Colette Vivier en librai- rie, mais ces Almanachs annuels, publiés de 1940 à 1947 (pour les années 1941 à 1948) chez Gallimard, ont eu le sort des publica- tions périodiques dès qu'elles s'arrêtent, un progressif oubli. Il semble hors de question de les rééditer. Les bibliothèques ne peuvent plus les acquérir. On en conserve des volumes dépareillés dans les familles. J'ai dû aller à la Bibliothèque Nationale compléter ma collection. Des enfants d'aujourd'hui 90 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS s'intéresseraient-ils à ces Almanachs écrits pour leurs grands-parents ? Il me semble que oui. J'en ai fait l'épreuve récemment en commençant à lire à haute voix la chronique de Rémi et de Didine à des enfants, ils étaient sous le charme. On ne s'arrêtait que pour jeter un coup d'oeil aux dessins de Beuville. Il fallait de temps en temps expli- quer un petit détail qui n'est plus comme aujourd'hui, mais cela aussi fait partie du charme : autrefois, c'est comme un pays étranger... Avant la guerre, parallèlement à ses romans, Colette Vivier avait collaboré à une collec- tion d'albums instructifs imaginée par Schiffrin pour Gallimard, les Albums du Gai Savoir, dont l'intention était d'« instruire en amusant ». Comme elle le raconte elle-même, devant leur succès, Schiffrin lui a demandé de lancer un almanach annuel qui aurait la même fonction. Ces almanachs se présentent sous la forme d'un livre format in-16 de 200 à 300 pages, comme un livre de grande per- sonne, mais aussi comme un agenda : ce sont des livres où l'on peut écrire soi-même. Sur la page de titre, il y a une place prévue pour le nom du propriétaire, Au début, des pages pour l'emploi du temps scolaire, et pour les notes des « compositions ». Et chaque mois, « une page pour vous » (on y marque ce qu'on a lu, ce qu'on a vu, les bons souvenirs du mois et les mauvais). Mais aussi des des-

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LES ALMANACHSDU GAI SAVOIR

par Philippe Lejeune

DECEMBRE

Almanach du Gai Savoir pour enfants, 1945,ill. Beuville, Gallimard

Je me souviens des Almanachs du GaiSavoir, de Rémi et de Didine, et du chienBixibo.

C'est un souvenir commun à un certainnombre d'enfants nés dans les années 1930.Un souvenir de bonheur difficilement parta-geable aujourd'hui : on trouve encorequelques romans de Colette Vivier en librai-rie, mais ces Almanachs annuels, publiés de1940 à 1947 (pour les années 1941 à 1948)chez Gallimard, ont eu le sort des publica-tions périodiques dès qu'elles s'arrêtent, unprogressif oubli. Il semble hors de questionde les rééditer. Les bibliothèques ne peuventplus les acquérir. On en conserve desvolumes dépareillés dans les familles. J'ai dûaller à la Bibliothèque Nationale compléterma collection. Des enfants d'aujourd'hui

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s'intéresseraient-ils à ces Almanachs écritspour leurs g rands -pa ren t s ? Il me sembleque oui. J 'en ai fait l 'épreuve récemment encommençant à lire à haute voix la chroniquede Rémi et de Didine à des enfants, ilsétaient sous le charme. On ne s'arrêtait quepour jeter un coup d'oeil aux dessins deBeuville. Il fallait de temps en temps expli-quer un petit détail qui n'est plus commeaujourd'hui, mais cela aussi fait partie ducharme : autrefois, c'est comme un paysétranger...

Avant la guerre, parallèlement à ses romans,Colette Vivier avait collaboré à une collec-tion d'albums instructifs imaginée parSchiffrin pour Gallimard, les Albums du GaiSavoir, dont l'intention était d'« instruire enamusant ». Comme elle le raconte elle-même,devant leur succès, Schiffrin lui a demandéde lancer un almanach annuel qui aurait lamême fonction. Ces almanachs se présententsous la forme d'un livre format in-16 de 200à 300 pages, comme un livre de grande per-sonne, mais aussi comme un agenda : ce sontdes livres où l'on peut écrire soi-même. Surla page de titre, il y a une place prévue pourle nom du propriétaire, Au début, des pagespour l'emploi du temps scolaire, et pour lesnotes des « compositions ». Et chaque mois,« une page pour vous » (on y marque cequ'on a lu, ce qu'on a vu, les bons souvenirsdu mois et les mauvais). Mais aussi des des-

sins et des jeux à compléter. Et chaque moissurtout, c'est l'essentiel de chaque almanach,des documentaires amusants, des problèmes,des devinettes, des contes ou histoires, illus-trés de dessins. Les textes ne sont jamaislongs, leur ton est très direct, « parlé »,s'adresse immédiatement à l'enfant. On posedes questions, on suggère des expériences, onutilise la connivence plutôt que l'autorité. Çadoit être une grande personne qui a écritcela, mais elle parle sans effort comme si elleavait votre âge. C'est une grande personnequi a dix ans.

Vous me direz : et Rémi et Didine, etBixibo ? Mes amis, soyez patients. ColetteVivier a tourné autour de cette idée pendantdeux ans avant de trouver la solution quim'a enchanté. Dès le début, l'enfant estomniprésent dans le texte comme destinatai-re. C'est bien à lui qu'on parle, et ça lui faittout chaud d'entendre cette voix. Mais ellelui parle de tout sauf de lui. Et pourtantcette année n'est pas seulement une année oùil va s'instruire, même en s'amusant. Il vaaller à l'école, vivre en famille, partir envacances, le calendrier de chaque mois est làpour le rappeler. Pourquoi ne pas aussi« éduquer en amusant » ? Pourquoi ne pasfaire de Y Almanach un miroir, en lui propo-sant des images de sa vie quotidienne ? Etpourquoi ne pas compléter l'illusion enayant l'air de faire venir le texte d'un autreenfant comme lui ?

Dès la première année (Almanach 1941),Colette Vivier trouve la base, très simple, dela solution. Au mois de mai, on peut lire untexte charmant : le journal croisé de Rémi etd'Isabelle; Rémi est né un 5 mai. Dans sonjournal du 3 mai, il explique qu'il a deman-dé pour son anniversaire, comme cadeau, ledroit de faire comme dans le proverbe : « Enmai, fais ce qu'il te plaît ». Dans son journaldu 6 mai, sa sœur Isabelle raconte ce qui en

Almanach du Gai Savoir pour enfants, 1944,ill. Beuville, Gallimard

est résulté (!)... Au mois d'octobre, Rémi etIsabelle écrivent des lettres parallèles à tanteFine pour faire des récits, contrastés, dujour de la rentrée des classes... Il faut doncun héros double, garçon et fille, des textesalternés, une énonciation à la première per-sonne (ici journal ou correspondance).Après avoir « brûlé » en 1941, Colette Vivierdevient tiède en 1942. En mars, une scène dethéâtre où l'on voit Rémi faire dans la rue,pour un journal qu'il compose avec ses amis,un reportage sur le « surmenage scolaire » !En septembre, un certain « Alain » écrit à samère pour lui raconter une mésaventure devacances. En octobre et en novembre, on serefroidit carrément : deux « contes » à latroisième personne, et voici que le héros gar-çon s'appelle maintenant « Jean ». Mais enjanvier 1943, c'est la trouvaille.

Ils s'appellent Rémi et Didine (diminutif deClaudine) Arlaud. Ils ont dix ans. Ils habi-tent Paris, près du Luxembourg (c'est lequartier de Colette Vivier, qu'elle représentedans La Maison des Quatre-Vents). Ils vontau lycée, ils sont en sixième. De janvier 1943à décembre 1948, pendant six ans, ils serontau rendez-vous tous les mois. Souvent c'estRémi qui commence en janvier. Didineenchaîne en février, etc. Chacun sa chro-nique mensuelle. On est sûr de les retrouver.

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Plus de journal ni de correspondance : ilss'adressent directement au lecteur (ou à lalectrice). Rémi parle aux garçons, comme àdes copains dans la cour de récréation. Ahmes amis ! Didine parle aux filles, ah mesamies, vous savez comme sont les garçons...Elle est bonne élève, lui, plutôt inégal... Elleest sage, lui plutôt désordonné et turbu-lent... Mais tous deux au fond bon cœur, desmodèles positifs. Leur chronique est courte,deux ou trois pages, fortement structuréeautour d'une anecdote ou d'une situation,toujours racontée de manière piquante oucomique. Elle est toujours au fond « éducati-ve », comme chez la comtesse de Ségur, maison ne s'en aperçoit pas. A cause du ton. Du« naturel ». Quand on regarde de près, ons'aperçoit que le récit est organisé de façontrès théâtrale, fait parfois beaucoup de placeau dialogue. Mais ce qui domine, c'est lamanière dont Rémi et Didine, les yeux horsde la tête, viennent vous raconter leurs his-toires, vous prendre à témoin de leurs échecsou de leurs succès, cherchent à vous fairepartager leur vie. C'est passionnant parceque c'est passionné. Leur engagement sonnejuste, et en même temps le texte peut se lire àdeux niveaux. Il y a l'humour de Rémi etDidine eux-mêmes, qui voient le côté drôledes gens et des situations. Et puis un autrehumour par derrière, qui vous fait sourireavec tendresse de leur sérieux. Quand j'airelu récemment en famille VAlmanach de1943, toutes les générations souriaient, maispour des raisons différentes... Goscinnyretrouvera, avec Le Petit Nicolas, le secretde ce double sourire...

Rémi et Didine ont, semble-t-il, dix ans. Ilsauront toujours dix ans. En mai 1943, Rémifête son dixième anniversaire. En octobre1947, le voilà qui redouble ce qui a l'aird'être une sixième. Les héros des « séries »pour enfants sont d'éternels redoublants.Tintin ne vieillit pas. A vrai dire beaucoupde productions pour adultes obéissent aux

Almanach du Gai Savoir pour enfants, 1947,ill. Beuville, Gallimard

mêmes règles. C'est que le public desAlmanachs, lui, se renouvelait. C'est aussiqu'il y a dans cet immobilisme une véritépsychologique. Une année, à dix ans, est unespace de temps énorme, et la vie n'apparaîtencore que comme une éternelle enfance. Laforme même de l'Almanach souligne l'aspectcyclique du temps. Rémi et Didine n'ont nipassé, ni avenir. Ils vivent dans un éternelprésent, rythmé par l'école et les vacances.J'allais dire les saisons, - mais ce sont desenfants des villes, même s'il arrive à Didinede célébrer le printemps, quand la terrassedu Luxembourg est couverte de fleurs rosés.On ne sait pas grand chose de leurs parents,sinon qu'ils vivent à Paris, n'ont pas de pro-blèmes matériels, envoient leurs enfants aulycée, appartiennent donc à la petite ougrande bourgeoisie, comme la plupart deslecteurs de ces Almanachs. Sous leur protec-tion, Rémi et Didine vivent comme dans uneîle. Leurs graves soucis, leurs déconvenues,leurs apprentissages sont en fait des formesdu bonheur. - C'est seulement maintenantque je réalise que l'enfant que j'étais aimait

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avant tout cette sécurité. - Rémi et Didine nesont jamais affrontés à des « grands pro-blèmes ». La sexualité n'existe pas pour eux.Ils ne rencontrent jamais la violence ou lamisère. Ils ne pensent jamais à la mort. Jeremarque d'ailleurs aussi pour la premièrefois qu'ils n'ont pas de religion. Ce sont desenfants de l'école laïque. Le contexte histo-rique de ces années de guerre est lui-mêmetotalement absent : de 1941 à 1945, pas derestrictions, de cartes de ravitaillement,d'Allemands ou de bombardements J. Il nefaut nullement en conclure que ColetteVivier aurait écrit pour les enfants des textesaseptisés, et infantilisants. Dans ses romans,elle a choisi de représenter l'enfant face à lamaladie, la misère, la guerre (La Maison desPetits Bonheurs, La Grande Roue, LaMaison des Quatre-Vents). - Mais c'est unequestion de « genre » littéraire : le roman seprête à de tels apprentissages, aux grandschoix existentiels. L'almanach, lui, traiteavant tout de la vie quotidienne. Il cherche àenseigner une forme de sagesse : un art des'adapter, de savourer les petites joies de lavie, de tirer profit des petites erreurs. Rémiet Didine vivent avec intensité ces petiteschoses qui arr ivent tous les jours , ilsapprennent à l'enfant-lecteur à regarder lesgens autour de lui, à trouver du sel et dusens à des incidents très ordinaires, à éva-luer ses conduites. Ils lui donnent l'idée qu'ilpourrait lui aussi exprimer tout cela avecdes mots. D'ailleurs il y a parfois des grandstableaux qu'on suggère de remplir. Troiscolonnes : Rémi, Didine, vous. Les deux pre-mières sont remplies, la troisième blanche.En 1944, c'est : CE QUE VOUS PREFE-REZ/CE QUE VOUS AIMEZ LE MOINS. En1945, COMBIEN VOUS EN COUTE-T-IL ?Il faut noter de 0 à 20 le désagrément qu'ona en face de différentes situations. Voici laliste des situations, in extenso. Elle donneune bonne idée du cadre de vie des enfants,et de l'enjeu de VAlmanach :

Aller chez le dentisteRéciter une poésie en publicEtre privé de dessertPréparer une composition d'histoire avecbeaucoup de révisionsSupporter un cataplasme très chaudManger ce que vous détestez le plusVous lever de très bonne heureRecevoir une gifleFaire une commission

Sortir le dimanche avec les grandes per-sonnesFaire deux heures de gammes au pianoVous plonger d'un seul coup dans l'eau froide

Didine et Bixibo, in : Almanach du Gai Savoirpour enfants,1947, mil_ Beuville, Gallimard

Pour avoir une idée du ton du livre, sachezque Rémi a rajouté une note narquoise àl'une des réponses de Didine, qui lui a rendula politesse. Taquinerie normale entre frèreet sœur... Bizarrement (j'y pense tout àcoup), on ne nous dit jamais qu'ils sontjumeaux, et pourtant ils ont l'air d'avoirexactement le même âge !

En 1946, nouveau jeu, qu'on est invité à pra-tiquer, à compléter, le « jeu japonais despetites choses » (inspiré des Notes de chevetde Sei Shônagon, qui plus tard inspireronttant Georges Perec) : « Petites choses détes-tables ; petites choses qui font plaisir ; petites

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choses insupportables ; petites choses quiflattent ; petites choses désolantes ; petiteschoses qui font battre le cœur ; petites chosesagréables à voir ; petites choses rares... ». Lavie est faite de ces petites choses-là, - elles nesont petites que pour celui qui n'y a jamaisréfléchi, ne s'y est jamais arrêté, ne les ajamais savourées...

Le charme des chroniques de Rémi et deDidine est qu'elles sont éparpillées auxdouze coins du livre, et qu'elles sont écritesde la même manière simple et directe que lesdocumentaires et jeux qui remplissentl'espace de chaque « mois ». Comme eux,elles sont accompagnées de dessins deBeuville dont le graphisme subtilement «maladroit » ou « candide » peut donnerl'impression que ce sont Rémi et Didine (oul'enfant qui ht) qui ont illustré le livre. Lesdessins et graphismes utilisent, en plus dunoir, une, puis, après la guerre, trois cou-leurs, rouge, bleu, vert. Il n'y a aucuneautre illustration, mais il n'y a pratiquementpas une page sans accompagnement gra-phique. C'est un plaisir pour l'oeil. Cela aèrela page, compense ce que la typographie un

peu serrée pourrait avoir d'austère.Chroniques et documentaires, textes et des-sins forment un espace homogène, compliceet charmant.

Colette Vivier aimait la forme de l'almanach.Elle l'a abandonnée en 1948 après huit anspour éviter de se répéter (en particulier dansles documentaires et jeux), et son ton est sipersonnel qu'il était difficile que quelqu'unprenne la suite. Elle est revenue d'ailleursplus tard à cette forme, dans son dernierroman, Le Calendrier de Vincent (1980). J'aidit en commençant qu'il était « hors de ques-tion » de rééditer ces almanachs. Pour êtrefidèle à son projet, il faudrait plutôt propo-ser aux enfants d'aujourd'hui des alma-nachs qui remplissent la même fonction, pardes moyens peut-être différents. Mais pour-quoi ne pas sauver la partie la plus savou-reuse des Almanachs du Gai Savoir, enrééditant en un livre unique les six années dela chronique tenue par Rémi et Didine de1943 à 1948 ?

Cela vous permettrait, entre autres, desavoir qui était Bixibo. •

(1) Ce n'est nullement par désengagement : Colette Vivier a fait partie d'un des premiers réseaux deRésistance, celui du Musée de l'homme. Mais elle a choisi de proposer à ses jeunes lecteurs l'imaged'une vie quotidienne en temps de paix. Quant à l'histoire contemporaine, jusqu'en 1944 il lui étaitimpossible d'en parler. Elle apparaît à partir de 1945, mais seulement dans les documentaires (parexemple, en 1945, des souvenirs d'enfance de Churchill ; en 1946, la libération de Paris, etc.).Le roman La Maison des Quatre-Vents (1946) évoque l'Occupation et la Résistance.

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1946

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