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Presses Universitaires du Mirail Les anagrammes de Morel: Notes sur un récit de Bioy Casares Author(s): Jacques GILARD Source: Caravelle (1988-), No. 64 (1995), pp. 139-145 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853254 . Accessed: 14/06/2014 05:51 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.248.67 on Sat, 14 Jun 2014 05:51:08 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les anagrammes de Morel: Notes sur un récit de Bioy Casares

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Les anagrammes de Morel: Notes sur un récit de Bioy CasaresAuthor(s): Jacques GILARDSource: Caravelle (1988-), No. 64 (1995), pp. 139-145Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853254 .

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CM. H. L.B. CARAVELLE n° 64, pp. 139-145, Toulouse, 1995

Les anagrammes de Morel

Notes sur un récit de Bioy Casares

PAR

Jacques GILARD

Groupe de Recherches sur l'Amérique Latine, Institut Pluridisciplinaire pour les Études sur l'Amérique Latine à Toulouse,

Université de Toulouse - Le Mirail

qui recherche de nouvelles clés à La invención de Morel, de Bioy Casares1, le point de départ le plus efficace - plutôt négligé jusqu'à présent par la critique - est sans aucun doute la condition du

protagoniste-narrateur : intellectuel, et même philosophe qui a consacré ses réflexions au problème de l'immortalité. En premier lieu parce qu'il n'est pas banal qu'un philosophe se trouve accusé de meurtre, doive fuir son Venezuela natal puis son refuge colombien, erre ensuite dans on ne sait combien de pays exotiques, et finisse par se cacher sur une île déserte qui pourrait appartenir à l'improbable - quoique bien réel - archipel des Ellice. En second lieu parce qu'il y est confronté à une invention qui se veut précisément une réalisation technique de l'immortalité : les hologrammes mobiles et parlants (que Morel a réalisés en «filmant» ses amis en trois dimensions) répètent cycliquement, grâce à l'énergie d'une petite usine marémotrice, la semaine de vacances que Morel et ses amis avaient passée dans l'île vers 1924.

^ous citerons (indication des pages entre parenthèses) d'après l'édition Alianza-Emecé, Madrid, coll. «El Libro de Bolsillo», n° 393, réimpression de 1991.

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C'est un très grand et très heureux hasard que de voir arriver sur cette île réputée inhabitable une personne qui était particulièrement à même de déchiffrer et d'apprécier la diabolique invention de Morel - diabolique parce qu'elle a coûté la vie aux participants de la courte villégiature, comme elle avait déjà tué auparavant les cobayes involontaires des expéri- mentations initiales. Le protagoniste-narrateur est assez compétent pour critiquer certains aspects de l'invention de Morel, puisqu'il estime que c'est une erreur de vouloir conserver toute l'apparence des êtres vivants que l'on prétend immortaliser (p. 99). Le spéculatif juge le technicien. Mais arrivé à ce point, on doit convenir que, décidément, le hasard fait trop bien les choses. Autrement dit, que le protagoniste-narrateur ne peut pas être arrivé sur l'île par un enchaînement capricieux de causes fortuites : il a été poussé vers elle par on ne sait encore quelle force agissante.

S'interroger sur cette force ne servirait à rien si on ne se demandait d'abord d'où le protagoniste-narrateur a tiré son goût et sa compétence pour de telles spéculations. La réponse manque de précision, mais on sait au moins que lui-même se rappelle ses propres études dans un collège de Caracas. Il avoue, à propos du phénomène des marées qui lui pose quelques problèmes, qu'il n'était pas un collégien très studieux (p. 117). Mais cela n'empêche pas que, des années suivantes, de son époque d'étu- diant à l'Instituto Miranda, il puisse se rappeler, avec assez de précision, une citation de Cicerón (p. 63). Précisément du De Natura Deorum, ce qui indique que l'on étudiait là, entre autres choses, le thème de l'immor- talité.

Plus intéressant encore est le nom du professeur de latin. La particule «M.», qui précède ce nom, nous donne à penser qu'il devait s'agir d'un Français, ou d'un francophone (et il faut se rappeler que les hologrammes parlent français et que leurs conversations mentionnent la France, le Ca- nada et la Suisse). Ce professeur de latin s'appelait M. Lobre {ibid.). Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne s'agit pas d'un patronyme courant, ce qui éveille un premier soupçon. Et c'est alors que l'on voit que Lobre pourrait être l'anagramme d'un autre patronyme, fréquent dans le do- maine francophone, qui est Borei. Aussitôt apparaît la ressemblance pho- nétique de Borei avec le nom de l'inventeur Morel - autre patronyme cou- rant dans les pays de langue française. Le soupçon se confirme.

Il faut donc élargir le jeu des anagrammes. En recourant à nouveau, si on veut suivre l'invitation de Bioy Casares, à la particule M. et en mettant en parallèle ce M. Lobre que nous donne le récit et un M. Borei que le lec- teur peut toujours inventer provisoirement, on obtient un B. Morel (le B pouvant être l'initiale de bien des prénoms). C'est une nouvelle indication que le M. Lobre qui enseignait le latin à Caracas doit avoir un contact ar- cane avec Morel. Et apparaît un nouveau soupçon : le professeur de latin

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pourrait bien être Morel lui-même déguisé ou, si Morel est mort avec les autres passagers sur le bateau du retour, une réincarnation du savant fou.

Ce qui distingue M. Lobre de Morel est la lettre B. Or, en cherchant un autre anagramme du nom du scientifique, on peut obtenir «Omrel». Le groupe MR présentant une sérieuse difficulté d'articulation, on le pro- noncera plutôt spontanément MBR. Ce qui nous donne «Ombrel», qui est aussi un anagramme de M. Lobre. Voilà donc que M. Lobre et Morel se trouvent à nouveau rapprochés, cette fois-ci par le biais de ce B que la phonétique fait apparaître irrésistiblement. Et cette tentative, arbitraire à première vue, nous fait aussi déboucher sur un autre personnage évoqué par le protagoniste-narrateur : de l'inexistant Ombrel nous passons en ef- fet à l'Italien Ombrellieri. Ainsi se trouve établie une chaîne onomastique qui relie au savant fou et au professeur de latin cet étrange commerçant italien de Calcutta.

Ombrellieri est un personnage particulièrement trouble. Dans le cadre exotique de Calcutta, il se livre, lui l'Européen exilé (exilé pour quelle in- avouable raison ?), à l'étonnante activité de négociant en tapls. Certes, il a montré à l'égard du Vénézuélien fugitif une sorte de compassion ou de solidarité agissante. Mais on ne sait rien des motifs qui l'ont fait agir ainsi, lesquels peuvent être bons ou mauvais. Le fait est qu'en cela il s'est rendu coupable de recel de malfaiteur (le protagoniste-narrateur, à tort ou à rai- son, est recherché pour meurtre, ou il croit l'être), et on n'est guère étonné de voir que l'Italien est un expert en contrebande. De plus, Ombrellieri est lié à un Sicilien de Rabaul, la capitale des îles Ellice. Il a adressé le fugitif au Sicilien, et c'est ce dernier qui lui a fourni le moyen d'atteindre l'île de Morel. Pour comble, ce Sicilien est - comment s'en étonner ?- le corres- pondant de «la sociedad más conocida de Sicilia» (p. 18), autrement dit un membre de la Mafia. De sorte que cette solidarité envers le Vénézuélien fugitif peut bien n'être qu'une trompeuse apparence et mener en fait à son terme un plan diaboliquement ourdi par quelqu'un qui serait Lobre-Mo- rel-Ombrellieri, une seule personne, la combinaison des avatars d'une même personne, ou une chaîne d'individus au service d'une cause perverse dont le cerveau serait Morel.

C'est ici qu'il convient de constater, ainsi que nous l'apprennent les derniers éléments du récit (p. 125), que le fugitif a pu échapper à la police de son pays et gagner la Colombie voisine grâce à l'aide d'une organisation de blanchisseurs chinois. Il peut s'agir d'une innocente association corpo- rative, mais elle fait aussi songer à une possible «triade» criminelle : c'était déjà être confronté à une mafia, et l'origine de ses membres pourrait avoir quelque lien avec le fait que l'errance du protagoniste-narrateur passe par l'Orient (Calcutta) et s'achève sur cet îlot désert des incertaines Ellice. Et, remontant de la fin au tout début du livre, le lecteur peut remarquer que

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l'Italien Ombrellieri, toujours bien renseigné, faisait allusion aux pirates chinois dans sa conversation avec le fugitif (p. 14). En quelque sorte, l'évo- cation de deux organisations chinoises encadrant un acte de la Mafia sici- lienne : le fugitif est bien seul et vulnérable face à de telles entités.

L'ancien cancre de collège, devenu l'étudiant (que l'on devine brillant) de l'Instituto Miranda de Caracas, serait donc pris depuis fort longtemps en réalité dans un filet tendu par une intelligence supérieure, presque sur- humaine, viciée par sa propre démesure. Si cette intelligence est capable d'aller jusqu'à détruire la vie d'êtres humains (et même celle de la femme aimée, puisque c'est ce que Faustine représente pour Morel) dans le seul but d'en conserver l'image, elle peut bien mettre sur pied un immense ré- seau criminel et le placer au service de ses obsessions maladives.

D'autre part, ce génie pervers, assez marqué de vanité et de mégalo- manie pour ne pas vouloir rester dans les limbes de l'anonymat, avait be- soin d'un témoin capable de comprendre la mécanique des appareils holo-

graphiques. Et ce témoin allait être l'étudiant ou l'ancien étudiant dont M. Lobre avait dû déceler les dons précoces. De sorte que l'accusation de meurtre pourrait bien n'avoir été qu'une habile mise en scène de Lobre - Morel-Ombrellieri ; et toute l'équipée clandestine du fugitif serait alors commandée à distance par une entité maléfique. Tandis qu'il croyait échapper à la police, le protagoniste-narrateur a dû rester constamment sous la surveillance et le contrôle de la mystérieuse organisation. Il recon- naît, à propos de sa situation géographique : «El siciliano y Ombrellieri son mis autoridades» (p.98), mais il se pourrait aussi que sa perception de l'aventure, depuis le début (l'accusation de meurtre), soit conditionnée par des suggestions et simulations émanant de ceux qui le manipulent.

Un détail prend alors tout son sens : Ombrellieri a parlé d'un «musée»

(p. 14). Une fois sur l'île, le protagoniste-narrateur pense que l'édifice est

plutôt une demeure opulente qui pourrait servir d'hôtel de luxe, et il note : «Lo llamo museo porque así lo llamaba el mercader italiano ¿ Qué razones tenía ? Quién sabe si él mismo las conoce» (p. 20). Il est remar- quable que le seul autre personnage à se servir du mot en connaissance de cause soit Morel lui-même : le terme figure dans le dactylogramme de son discours, dans la partie qu'il ne lit pas devant ses amis, partie que le prota- goniste-narrateur joint à son journal et que l'éditeur y insère plus tard (p. 93). Morel s'est vu contraint d'interrompre sa causerie et n'a pas eu le

temps d'employer le terme devant ses victimes : c'eût été leur révéler qu'il les avait condamnées à mort pour conserver leurs images en ce lieu qui ne

pouvait devenir musée qu'au prix de leur vie. Il a néanmoins partagé le mot, mais non sa vraie et terrible signification, avec Faustine, la femme

qu'il aimait sans en être aimé (p. 99). Si Ombrellieri a pu connaître et uti- liser le terme pour la désignation de l'édifice, c'est qu'il était dans le secret,

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complice de Morel. Ou Morel déguisé, survivant au mal qui a tué tous les participants du séjour. Ou résurrection de Morel. (Mais comme, sur ce point, la seule source est Ombrellieri - cf p. 14-15 -, on doit aussi s'inter- roger sur la véracité de l'épisode de cette épidémie, invérifiable de toute façon, ou au moins sur la véracité de certains de ses aspects).

L'ancien élève de M. Lobre semble en tout cas avoir la fugace impres- sion qu'il avait depuis longtemps sa place dans cette histoire qu'il vit et qui lui échappe tout à la fois : «...o soy el público previsto desde el co- mienzo», commente-t-il dans un accès de lucidité (p. 31).

Mais il faut voir plus loin que l'époque où se situe l'histoire et remon- ter au-delà des années 1870-1880, période probable de la naissance de Morel (puisque celui-ci est un homme mûr aux alentours de l'année 1924, qui est la date approximative du séjour qu'il effectue dans l'île avec ses amis). Morel semble avoir voulu fournir une piste au futur spectateur de son théâtre d'hologrammes en laissant en évidence (p. 20) l'ouvrage d'un ingénieur français du XVIIIe siècle : Bernard Forest de Belidor, dont le récit retient seulement le nom Belidor2. Le livre est important : dans cette demeure dont la bibliothèque ne comporte que des oeuvres littéraires {ibid.) y il s'agit du seul ouvrage technique. En outre, il traite des marées : le volume a été placé bien en vue pour que le protagoniste-narrateur prête attention à la turbine qui fournit l'énergie nécessaire au théâtre des holo- grammes, pour qu'il étudie le fonctionnement des machines et remonte peu à peu jusqu'au coeur secret de l'invention de Morel.

Si le récit ignore le patronyme complet de l'ingénieur pour ne retenir que le nom Belidor, il s'agit d'un signe supplémentaire destiné à nous mettre sur la voie : nous retrouvons dans Belidor quatre des lettres de Morel et toutes les lettres de Lobre ; en ajoutant la particule M., nous fai- sons aussi apparaître dans M. Belidor toutes les lettres de M. Lobre et du nom Morel, et les six premières lettres du nom Ombrellieri. La chaîne onomastique s'enrichit et nous renvoie très loin dans le passé. Le contact entre Morel (ou sa nébuleuse) et Belidor existait déjà sous l'angle des re- cherches techniques puisque les travaux de l'ingénieur français sont le lointain antécédent de l'usine marémotrice de Morel ; et ce contact se confirme avec cette nouvelle étape de notre quête des anagrammes.

Cette quête doit d'ailleurs inclure le titre du livre de Belidor. Il s'agit de Travaux. Le moulin perse, qui nous renvoie une fois de plus à l'Orient - si présent, encore que souterrainement, dans cette histoire -, et nous rap-

2 Ce renseignement sur l'identité historique de Belidor est emprunté à Trinidad Barrera, note 35, p. 99 de La invención de Morel/El gran Seraflny Madrid, Ed. Cátedra, 1991 (coll. «Letras Hispánicas», n° 161).

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pelle notamment les tapis persans dont Ombrellieri fait le négoce. Le protagoniste-narrateur ne retient que le chapitre intitulé «Moulin perse». On constate que ce titre, allégé comme pour mieux attirer l'attention, contient toutes les lettres du nom de Morel, lequel semble s'annoncer ainsi un siècle et demi ou deux siècles à l'avance. Et, s'agissant du principe du moulin à eau, on remarque aussi qu'un autre anagramme du nom nous donne le verbe espagnol «moler», activité par excellence du moulin - que Morel reproduit, à sa criminelle façon, en broyant des vies humaines.

Il reste à intégrer dans ce qui apparaît maintenant comme l'histoire d'une vieille et vaste conspiration (le livre aurait pu s'intituler La conspira - ción de Morel) l'énigmatique et discret éditeur qui complète de quelques notes de bas de page le manuscrit laissé par le protagoniste-narrateur et en supprime un fragment. Nous ne savons pas comment le texte est parvenu à cet éditeur, mais nous constatons que celui-ci est également à même d'apprécier le travail de Morel et, en outre, à même de commenter sa- vamment les réflexions de l'auteur du manuscrit original. De sorte que cet éditeur compétent est comme le deuxième public nécessaire pour que soit assurée, dans la mémoire, la permanence de l'invention. Morel, ou un autre lui-même, ou un de ses complices, a pu faire en sorte que l'éditeur trouve le manuscrit (dans l'île provisoirement libérée de son maléfice ?) ou a pu le lui faire parvenir par on ne sait quelles mains et à travers on ne sait quel cheminement. Ou bien cet éditeur est-il, lui aussi, un membre du ré- seau ? On se prend à rêver qu'il pourrait être le M. Lobre de jadis, puis- qu'il rectifie une citation latine légèrement inexacte et que tout, dans les rares notes qu'il incorpore et dans sa façon de signaler et justifier la cou-

pure faite au manuscrit, le révèle comme un érudit scrupuleux. Alors, ultime étape du processus, chaque lecteur doit penser que, ré-

ceptacle du texte définitif et fraction de la mémoire multiple qui perpé- tuera l'invention de Morel, il est lui-même dans le secret d'une conspira- tion conçue des siècles plus tôt, dont la première manifestation perceptible était le livre de l'ingénieur Belidor.

Mais le lecteur-témoin, le nouveau public de l'invention de Morel, ne sera pas forcément broyé dans l'engrenage de ce terrible secret. Certes, il est potentiellement victime ou complice. Certes, il peut aussi devenir Morel ou du moins un de ses continuateurs. Mais il peut également se

comporter en être libre et moral si, préservant une lucide conscience de sa condition, il ne se laisse pas contaminer par Yhybris morélienne. En effet, l'anagramme Omrel, qui nous faisait en quelque sorte engendrer Ombrel- lieri, nous fait aussi prononcer et aligner la série «ombre». Autrement dit : «hombre», l'homme, animal qui se sait mortel et voudrait ne pas l'être. Morel (pour choisir le nom, Bioy Casares aurait-il joué avec le mot fran-

çais «mortel» ?) est un criminel parce qu'il veut fabriquer de l'immortalité

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sans se soucier du libre arbitre des individus. Quel homme ne rêve pas d'immortalité ? Seuls les monstres peuvent rêver d'en fabriquer au détri- ment de la vie d'autrui et ces monstres surgissent du sein de l'humanité, où ils peuvent trouver des humains disposés à les servir, eux et leurs idées. D'où l'importance de cette organisation tentaculaire, dont le jeu des ana- grammes nous permet de mieux mettre en reliefet l'étendue et la puis- sance : si l'idée (l'idéologie) reste l'élément décisif, elle n'est pas seule en cause, car elle serait dérisoire sans les moyens mis à son service. A cette force, d'autres hommes peuvent toujours opposer leur propre liberté.

La invención de Morel nous place devant une forme de rêve totalitaire : au nom d'une immortalité fallacieuse qui ne vaut pas la vie et ne vaut au- cune vie, un homme n'hésite pas à faire périr ses amis et la femme dont il est épris. Dans le dénuement complet où il se trouve, le protagoniste-nar- rateur réalise le seul acte qui soit à sa portée, mais la signification en est décisive : il rachète la faute en s'immolant au nom de l'amour et, bien qu'il sache qu'il en mourra, il s'expose donc aux ondes létales des ma- chines holographiques pour se pérenniser aux côtés de l'image de Faustine.

Comme à Borges, on a reproché à Bioy Casares son indifférence aux problèmes de son temps. C'est tout le contraire que démontre ce livre paru en 1940, à un moment où seuls les plus lucides pouvaient entrevoir l'impensable : Bioy Casares disait à la perfection l'horreur des bonheurs factices, cyniquement programmés et froidement mis en œuvre.

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