Les atrocités allemandes en PologneAntonina Silberstein, dite
Antonina Vallentin [1893-1957]
Femme de lettres allemande. Traductrice, auteure de
biographies
(1940)
TÉMOIGNAGES ET DOCUMENTS
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Cette édition électronique a été réalisée par Michel Bergès,
bénévole, historien des idées politiques, professeur retraité de
l’Université de Bordeaux - Montesquieu, directeur de la collection
“Civilisations et politique”,
Antonina Vallentin, Les atrocités allemandes en Pologne.
Témoignages et documents.
Paris : Robert Denoël, 1940, 78 pp. Collection : “La
guerre telle qu’elle est”.
[Autorisation formelle accordée par le directeur de la collection
“Civilisations et politique”, Michel Bergès, de diffuser ce libre
en accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]
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Antonina Silberstein, dite Antonina Vallentin
Femme de lettres allemande. Traductrice, auteur de
biographies
Les atrocités allemandes en Pologne. Témoignages et
documents.
Paris : Robert Denoël, 1940, 78 pp. Collection : “La
guerre telle qu’elle est”.
« La guerre telle qu’elle est »
ANTONINA VALLENTIN
Témoignages et Documents
Paris-7e
Toute notre reconnaissance à Michel Bergès, historien des idées
politiques, professeur retraité de l’Université de
Bordeaux-Montesquieu et directeur de la collection “Civilisation et
politique” pour l’immense travail accompli et toutes les démarches
entreprises afin que nous puissions diffuser en libre accès à tous
ces ouvrages qui nous permettent non seulement de comprendre mais
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Michel Bergès
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[79]
Table des matières
AVANT-PROPOS
[6]
Sa faiblesse fondamentale est l’impossibilité de citer les témoins.
Ils ont tous, sans exception, laissé leur famille en Pologne. Ils
ne parlent que quand ils sont sûrs de leur anonymat. Non seulement
leurs noms ne pouvaient pas être publiés, mais même certaines
précisions ont dû être passées sous silence, surtout s’il
s’agissait de villages trop petits et d’événements trop saillants,
qui auraient permis d’identifier leurs proches.
Dans ces conditions, la publication de cette brochure peut paraître
prématurée, puisque le réquisitoire n’est pas complété et que les
accusateurs ne peuvent pas élever la voix en public. Mais si on
avait attendu, on serait tombé dans l’excès de précaution, dont le
Livre blanc anglais est un exemple. Si ce témoignage officiel,
construit avec des récits connus depuis longtemps, avait paru plus
tôt, beaucoup plus tôt, des années avant que la guerre n’éclatât,
la conscience du monde se fut révoltée dans tous les pays ;
l’opinion des hésitants, des mal informés se seraient ralliée à la
grande cause de la lutte pour la liberté et la dignité humaines. La
réserve diplomatique, le désir de ne pas s’immiscer dans les
affaires intérieures d’un pays, l’ont emporté sur les sursauts
d’une indignation légitime. On a attendu jusqu’au jour où il a
fallu trancher par la guerre, ce qu’on aurait peut-être pu éviter
par une gigantesque croisade morale de réprobation universelle. On
a oublié les enseignements que les enseignements que Hitler
lui-même a donnés dans « Mein Kampf » :
« L’emploi de la force physique toute seule, sans une force
morale basée sur une conception spirituelle, ne peut jamais
conduire à la destruction d’une idée ou à l’arrêt de sa
propagation… » Et après avoir posé la question :
« Est-il possible d’extirper avec l’épée une conception de
l’esprit ? » il donne cette réponse : « à une
condition : c’est que cette force matérielle soit au vice
d’une idée ou conception philosophique nouvelle, allumant un
nouveau flambeau. »
Ces phrases d’Hitler, expert à manier l’opinion publique,
justifient cette publication précipitée. Aux foyers des incendies
qui ont dévasté la Pologne, s’allumera peut-être la flamme d’une
nouvelle solidarité du monde.
[7]
Elle se dressera contre ceux qui viennent d’appliquer sous nos yeux
un système de guerre renouvelé, avec une science féroce, des âges
barbares : l’extermination d’un peuple. Guerre dont le
principe veut qu’elle soit poursuivie impitoyablement après la
victoire.
L’horrible guerre de Pologne continue.
Décembre 1939.
Chapitre I
L’INVASION DIABOLIQUE
« Je me suis efforcé, dans cette guerre avec la Pologne, de
limiter l’emploi de l’aviation aux objectifs de caractère
militaire. »
(Adolf Hitler, le 6-X, devant le Reichstag).
« J’ai donné l’ordre à mes forces aériennes de mener
humainement cette guerre. »
(Adolf Hitler à Dantzig, le 19-IX 1939).
L’histoire de la guerre en Pologne ne peut pas encore
s’écrire.
La plupart de ceux qui ont combattu sont morts, blessés,
prisonniers. Les rares fugitifs n’ont vu qu’une faible partie de ce
qui se passait dans leur pays. Les semaines d’épouvante se sont
déroulées pour eux avec une rapidité vertigineuse. Ils ont été pris
dans le tourbillon, emportés pendant un bref moment, mêlés à un
combat, à une retraite ; rejetés à nouveau en dehors des
lignes, roulés par les flots de la défaite, vers une frontière ou
l’autre. Chacun n’a gardé du drame qu’une vision ou deux, très
souvent les mêmes, parce que beaucoup ont suivi le même
chemin.
La plupart des rescapés, à l’exception des grands chefs, ne se
rendaient pas compte, au début, des causes du désastre. Peu à peu,
en échangeant leurs impressions, en confrontant leurs récits, ils
ont commencé à les entrevoir sommairement. Certains facteurs ont
été évidents dès l’abord ; d’autres sont restés obscurs [10]
jusqu’à ce jour. D’ailleurs le but de ces premières pages n’est pas
d’esquisser, même dans les grandes lignes, l’histoire de la guerre
en Pologne. Il ne s’agit pas non plus de décrire les faits d’armes
accomplis ni même de les mentionner brièvement. Il importe surtout
de projeter quelques lueurs sur les méthodes de l’agression
allemande, en dégageant certains traits du visage de cette
guerre : ceux qui révèlent à quel point elle a été différente
des autres, plus atroce, plus inhumaine que toutes celles des temps
modernes.
Aussi bien, aux officiers de tous grades, aux simples soldats dans
les casernes et les camps, on n’a pas demandé :
« Qu’avez-vous fait ? » mais simplement :
« Qu’avez-vous vu autour de vous ? vu de vos propres
yeux ? ». Les réfugiés de Pologne, hommes et femmes, ont
raconté leurs souffrances, dans cette guerre où toute la nation,
jusqu’aux enfants nouveaux nés, fut exposée aux mêmes périls que
les combattants de la ligne de feu.
Ce fut très dur de questionner des gens dont les yeux étaient
encore emplis d’épouvante, dont le regard glissait, sans les voir,
sur les êtres et les choses. Le courage manquait devant certains
d’entre eux : ce tout jeune soldat, à la porte de son dortoir,
au camp, s’appuyait au chambranle avec un tel abandon dans son
désespoir, qu’il avait l’air brisé et désarticulé d’un pantin.
Cette jeune femme, au visage immobile, aux lèvres glacées, comme
durcies sur un tremblement réprimé. Aux plus atteints, parmi ceux
qui ont laissé leur famille en Pologne, un prêtre a parlé, avec
douceur et précaution. Il a consigné leurs récits dans un gros
cahier d’écolier, que nous avons vu. En se relisant, il hochait sa
tête blanche et dans son regard candide se voyait la douleur d’une
confiance en l’humanité, à tout jamais perdue.
Cependant, l’ensemble des notes, des rapports, des impressions
recueillies ne donne qu’un tableau incomplet, chaotique, constitué
d’éléments livrés par le hasard. Un officier polonais, le
commandant Zorawski, a noté dans son agenda la progression, jour
par jour, de cette guerre éclair. C’est une suite [11]
de dates, de noms, de faits, volontairement brève et sèche,
dépouillée de réactions personnelles. Mais des lambeaux de réalité
s’y trouvent accrochés et révèlent par éclairs, toute l’horreur.
Nous ne pouvons mieux faire que de suivre ce schéma, en le
complétant d’informations puisées aux meilleures sources.
1er septembre. — Les troupes allemandes traversent la frontière.
Sur le front sud-ouest les Allemands atteignent la ligne
Nowy-Targ-Sucha. L’aviation allemande attaque les aérodromes et les
nœuds de voies ferrées. Les attaques aériennes ont lieu sur 71
points. Le croiseur Schleswig-Holstein commence à bombarder la
Westerplatte.
Dès le premier jour, trait caractéristique de la guerre :
attaques brusques, violentes et multiples à la fois. Dès le début,
l’aviation adopte la technique du vol en formation ; trois
escadrilles séparées, assez distantes l’une de l’autre, pour
survoler le plus grand espace possible dans la zone à
bombarder.
2-IX. — La lutte des troupes de couverture continue. Tout le long
de la journée se poursuivent les opérations aériennes, visant
surtout les centres de chemins de fer et les lignes de
communication. Nombreux dommages aux transports et aux
routes.
L’agression brusque de l’Allemagne a surpris la Pologne en pleine
mobilisation. Les conseils de prudence, qui lui ont été prodigués,
l’ont empêchée de décréter, quarante-huit heures plus tôt, la
mobilisation générale. Des 45 divisions dont le pays pouvait
disposer, à peine 35 se trouvent sur pied. Les attaques aériennes
sur les trains qui transportaient les troupes, sur les voies
d’accès aux centres mobilisateurs, ont déconcerté l’organisation
militaire.
L’ennemi ajoute à sa supériorité numérique l’avantage d’une
préparation minutieuse, d’un mécanisme dont chaque rouage, huilé
longtemps d’avance, s’est déclenché sans le moindre heurt au moment
voulu.
[12]
Dès le début, une régularité d’horloge caractérise les opérations
aériennes. Les attaques se répètent trois fois par jour : à 7
heures du matin, vers midi, au début de l’après-midi. La population
civile se terre, la vie du pays s’arrête aux heures d’alerte, d’où
paralysie économique. À l’effet matériel, s’ajoute l’effet moral.
On vit dans l’attente du bombardement, les nerfs tendus. Cette
régularité permet aussi à l’ennemi d’économiser ses forces. Pour
répandre la terreur, il opère d’abord avec un nombre massif
d’avions. Bientôt il obtient le même effet avec neuf avions au lieu
de vingt-quatre, puis avec trois au lieu de neuf.
3-IX. L’attaque d’un corps blindé sur Czestochowa.
Les forces blindées et motorisées ont constitué l’élément massue de
la victoire allemande. Depuis longtemps les experts militaires
polonais avouaient le défaut de la cuirasse : le manque de
chars d’assaut, de troupes motorisées et de défenses antitanks. Les
colonnes blindées allemandes, parties en flèche sur différents
points du territoire, empruntaient les routes ou les contournaient.
Dans cette avance rapide, elles risquaient d’être coupées du gros
des troupes ; mais l’abondance de l’équipement mécanique
allemand permettait de faire suivre les chars d’assaut par de
nombreuses formations de tanks, et ceux-ci par des troupes
motorisées chargées d’établir la liaison avec l’avant-garde de
l’infanterie. L’agresseur s’est trouvé, d’ailleurs, favorisé par
une sécheresse rare en Pologne à pareille date. Les forces blindées
pouvaient rouler sur des prés durcis par la chaleur et même suivre
le lit des rivières desséchées. Tout le territoire eut à subir les
attaques de l’aviation : non seulement les villes ouvertes
furent bombardées, mais des villages situés à l’écart et ne
comportant pas le moindre objectif militaire.
Douze bombes tombent sur la station climatique d’Iwonicz.
L’orphelinat juif de Otwock est complètement détruit ; une
panique terrible, s’empare des enfants, huit sont tués, ainsi que
quatre surveillants, hommes et femmes ; trente enfants sont
grièvement blessés.
[13]
4- IX. — Prise de Czestochowa. Les troupes polonaises commencent à
opérer leur retraite en Haute-Silésie. Des forces blindées se
dirigent sur Sieradz. Du côté de la Prusse Orientale, une attaque
est déclenchée sur Grudziadz.
Des bombes explosives et incendiaires atteignent Czestochowa ;
le cloître de Jasna Gora n’est pas touché, mais l’autel extérieur
de l’église de Notre-Dame et le célèbre calvaire ont été détruits.
Dès leur entrée dans la ville, les troupes allemandes ont établi le
règne de la terreur, arrêté un grand nombre de Juifs et fusillé
plusieurs personnalités juives éminentes. Le lendemain, la radio
allemande elle-même explique et commente les représailles de
Czestochwa, provoquées, selon le speaker allemand, par le crime
d’un « galopin juif de 12 ans qui a tué une estafette
allemande ». Les Juifs, disait encore la radio allemande, ont
tiré, d’une embuscade, sur les troupes allemandes ; ils
incitaient les Polonais « à des actes inhumains »
(entmenschte Taten). La nouvelle se répandit rapidement des sévices
allemands contre la population juive à Czestochowa. Et la terreur
précéda l’avance foudroyante des troupes allemandes.
En Haute-Silésie, les Polonais connurent un spectacle qui devait
leur devenir familier par la suite. Des parachutistes allemands,
sous le couvert de la nuit, descendirent derrière les lignes
polonaises, souvent déguisés en officiers polonais. Ils essayaient
de couper les lignes de communication téléphoniques et
télégraphiques. Certains d’entre eux étaient munis d’un poste
émetteur de radio. Parmi ceux qu’on réussit à capturer, on reconnut
des habitants de la région même, des Allemands de nationalité
polonaise, qui avaient disparu mystérieusement quelques semaines
avant la guerre.
5- IX. — Bydgoszcz est prise par les Allemands. Des forces blindées
arrivent à rompre les lignes de fortification de la Warta devant
Sieradz. L’attaque se dirige vers Lodz. Sur le premier front, la
division légère atteint Rozan sur la Narew.
La région est infestée d’espions nazis. Chaque Allemand de [14]
race, Polonais de nationalité, est au service du Reich. Une haine
sourde couvait. À l’approche des troupes allemandes, elle éclate.
Les Allemands affirment qu’on a, à ce moment, réglé leur compte à
quelques-uns de ceux qui avaient travaillé pour les nazis. Les
représailles allemandes furent terribles. Les SS et les SA s’en
chargèrent. Les cadavres jonchent les rues de la ville. Le sang
répandu est lavé par des flots de sang ; les comptes sont
payés au centuple. Les vrais coupables ont réussi à fuir. Mais de
hauts fonctionnaires polonais sont arrêtés comme
« complices » : ils attendront six semaines en
prison le simulacre d’un procès avant d’être exécutés.
Le même jour, l’aviation allemande bombarde Krzemieniec. Village
paisible qui n’offre pas le moindre objectif militaire. Aucune
troupe n’y stationne ; il n’y a même pas de caserne. Mais le
corps diplomatique venait de s’y réfugier. Le départ s’était fait,
pensait-on, à l’insu des Allemands. Mais l’espionnage est trop bien
organisé pour que l’ennemi ne soit pas informé aussitôt.
Les divisions allemandes blindées poursuivent leur avance
foudroyante.
6-IX. — La prise de Cracovie, de Nowy Sacz et Kielce par des
formations blindées.
Dans l’après-midi apparaissent, alors qu’on ne s’y attendait pas,
des corps blindés allemands, en arrière des troupes polonaises,
entre Lodz et Lowicz. En même temps, l’aviation incendie toute
cette vaste étendue de pays. La guerre entre dans la phase de
destruction totale. Les villages de Lowicz, Zyrardow, Mszczonow
brûlent. Les petites agglomérations campagnardes flambent comme des
torches. La population affolée fuit les brasiers. Un des réfugiés
raconte : « Les villages étaient des amas de ruines, les
cheminées noircies se dressaient vers le ciel. On brûlait même les
maisons isolées, au milieu des champs. Nous ne pouvions rien
emporter. Les aviateurs allemands tiraient à la mitrailleuse sur
les habitants qui tâchaient de sauver quelques [15] hardes. »
Un autre confirme : « Avertis par le ciel embrasé, nous
partons de bonne heure. Nous marchons sur la route, traversons un
petit village miraculeusement épargné. Un avion nous suit. Nous
nous abritons les uns dans un fossé, les autres dans un sous-bois.
L’avion tourne en rond pour nous repérer. Il semble qu’il nous ait
perdus. Soulagés, nous le voyons rebrousser chemin. Il survole le
village pour y jeter des bombes et les pauvres bicoques commencent
à flamber : Il semble se venger sur le village innocent de
nous avoir laissés échapper. »
Ce n’est plus une guerre, c’est une folie de destruction déchaînée.
Une cruauté sans but se satisfaisant elle-même. Un officier
raconte : « C’est devant Lowicz que j’ai vu un des faits
les plus révoltants de cette guerre. Les Allemands, ayant rassemblé
toute la population de la ville, la placèrent dans la ligne de tir,
véritable mur humain, bouclier contre le feu de
l’artillerie. »
Un autre affirme : « Après la prise de Tomaszow
Mazowiecki, les Allemands rassemblèrent les habitants sur la place
du marché, les firent se coucher par terre, à plat ventre sur le
pavé. Interdiction absolue de bouger pendant 15 longues heures. Si
quelqu’un remuait ou essayait de se lever, les Allemands tiraient.
Le supplice fini, 80 cadavres restèrent sur place. »
7-IX. — Les colonnes blindées se dirigent vers Varsovie.
Cette formation blindée, c’est la fameuse brigade Condor, célèbre
par ses combats en Espagne, qui avance rapidement sur les derrières
de l’infanterie polonaise pour couper Varsovie du côté est. Rien
n’a été prévu pour la défense de la capitale. Les habitants
s’organisent, décidés à la défendre à tout prix. Étendue dans la
plaine, il n’est guère possible de fortifier une pareille place.
Mais avec l’énergie du désespoir, toute la population se met à
l’œuvre ; des professeurs d’université, des ouvriers
travaillent côte à côte, les femmes manient de lourdes pelles. On
élève des barricades qui, par endroits, atteignent la hauteur de
deux étages.
Le gouvernement décide de quitter la ville. Des trains d’évacués
[16] emportent femmes et enfants. Un de ces trains parti de
Varsovie le 7-IX n’arrive que le 10 à destination. Il emmène les
familles des fonctionnaires et un petit nombre d’officiers, environ
900 personnes. Il est bombardé 72 fois en cours de route. Un des
officiers raconte : « Dès que retentissait le
vrombissement des avions, le train s’arrêtait. Les voyageurs, pour
la plupart femmes et enfants, se précipitaient vers les portières
et se lançaient à travers champs. Dans chaque voiture, un officier
a pris sur lui d’organiser la défense passive. Il n’y avait
généralement le long de la route qu’un méchant petit bois,
n’offrant aucune sécurité. Mais je dirigeais vers ces couverts les
femmes et les enfants, au moins le feuillage leur cachait les
monstres qui planaient sur eux. Les avions volaient bas, on voyait
leurs ombres sur le sol, très nettes par ces jours ensoleillés. Des
bombes tombaient, éclataient, le fracas déchirait les oreilles. Une
main de femme agrippait mon bras, la main d’une femme très frêle,
qui le serrait comme un étau. Dès que la poussière et la fumée se
dissipaient, on constatait qu’aucun dégât n’avait été causé ni au
train, ni aux personnes. On grimpait de nouveau dans les
voitures ; à peine les femmes et les enfants s’étalent-ils
calmés un peu que tout recommençait. Parfois les escadrilles se
suivaient de très près. J’amenais alors mon groupe plus loin ;
on rampait vers un autre bouquet d’arbres, car je craignais qu’on
nous eût repérés. Les Boches visaient d’ailleurs d’une façon
lamentable. Pas une des bombes n’a atteint son but. Malgré cela les
enfants et les femmes exténués commençaient à succomber à la
panique. Vers la fin, personne ne voulait plus sortir des wagons.
On se couchait sur les planchers ; les femmes tombaient
évanouies. Peu importait d’ailleurs au point de vue
sécurité. »
8-IX. Radom et Rzeszoïv sont pris par des détachements blindés. Les
colonnes avancées sont devant Varsovie.
Sur une centaine de kilomètres, les villages et les forêts
flambent. Les Allemands envahissent une région dont la population
est i n grande partie juive. L’épouvante les précède, plus
redoutable [17] que les incendies qu’ils allument. Ces conquérants,
ivres de destruction, non contents de leur triomphe, cherchent
encore des prétextes pour accabler les plus impuissantes parmi
leurs victimes. Dès le début de la guerre, depuis le galopin de 12
ans, fusillé pour avoir tiré sur une estafette à Czestoschowa, la
radio et la presse répètent la même accusation : « Les
Juifs sont les chefs des francs-tireurs en Pologne. » Non
contents de cette rébellion « ils forment des gangs organisés
pour se livrer au pillage ».
Le chauffeur de Hitler, qui a conduit son maître dans une voiture
blindée, entre les doubles haies de soldats, de SS et de SA à
travers des villes mortes, où il était interdit de s’approcher des
fenêtres, déclare à la radio à son retour que les francs-tireurs
sont menés par les Juifs, qui pillent aussi les maisons abandonnées
par les Polonais.
Dans le Stuermer (Nr. 39 de la fin septembre) un bon nombre de
soldats se vantent des pillages commis en Pologne et de leurs
propres atrocités. Un nommé E. Koch raconte que, dès l’arrivée, le
7 septembre, des troupes allemandes dans le village de G… la
fortune et les biens du riche Juif Larney furent confisqués et
distribués. » « La propagande allemande a répandu
largement les photographies des exécutions de francs-tireurs
juifs ; une légende précise : « Un grand nombre de
Juifs en Pologne ont été convaincus d’actes d’hostilité contre les
troupes allemandes ; tous les Juifs en pâtiront. » Une
autre image représente un groupe de Juifs, entassés dans un camion
militaire et conduits vers le lieu de leur exécution pour avoir
tiré, de leurs maisons, sur les troupes allemandes » ;
une troisième exhibe une douzaine de Juifs orthodoxes, des
vieillards à longues barbes, devant un peloton d’exécution, héros
pitoyables « suspects d’avoir tiré sur les soldats
allemands ». Une nouvelle Judith s’est même révélée en
Pologne. Un soldat, dont le nom a la consonance rauque et
typiquement nazie de Ueberschaer, en parle dans le Stuermer (Nr.
40). « Un de nos officiers a été lâchement assassiné, juste
avant l’entrée de nos troupes dans un village juif. Une jeune fille
juive lui tendit d’une main un bouquet de fleurs et de l’autre [18]
le tua avec un petit revolver de poche. La Juive a été
immédiatement exécutée. J’avais bien dit à mes camarades :
« Toute cette canaille juive doit être exterminée. » Il
ajoute encore que les soldats allemands sont en train de nettoyer
toute la ville de K…, où habitent au moins 80 000 parasites
juifs. » Les représailles des nazis consistent à tuer cent
pour un : à Lukow, un soldat allemand est tué par un
franc-tireur ; on exécute immédiatement 15 Polonais aryens et
30 Juifs.
Le village de Kaluszyn, habité en majorité par les Juifs, est livré
aux flammes : les soldats nazis s’amusent à tirer sur les
habitants, qui se sauvent de leurs maisons. On trouve parmi les
décombres 500 cadavres.
À Pultusk, ils envahissent les maisons juives, arrêtent un homme
par famille et l’exécutent. Même les morts ne sont pas à l’abri de
leur sadisme. Sur chaque tombe fraîche, ils plantent un crucifix et
le couronne d’un chapeau juif.
9-IX. Des formations allemandes blindées atteignent la Vistule dans
le secteur Sandomierz et au sud. Lodz est prise. La bataille,
devant Varsovie s’engage. L’artillerie à longue, portée tient le
faubourg de Praga sous son feu.
Environ 50 bombardiers, dans l’après-midi, s’attaquent pendant deux
heures au même faubourg, surpeuplé par une population très pauvre.
Dans cette matinée de samedi, on a hissé un immense drapeau sur
l’hôpital installé dans une caserne. À trois heures et demie, il
sert de cible aux bombardiers allemands. 45 personnes sont tuées,
hospitalisées ou personnel sanitaire, 60 blessées.
Des bombes incendiaires détruisent la cité jardin de Garwolin, qui
ne présente aucun intérêt stratégique. Un réfugié raconte :
« Nous marchions ce jour-là sur la route vers Chelm, quand des
avions allemands nous rattrapèrent. C’était un exode pitoyable, qui
n’avait rien d’une formation militaire. Volant très bas, entre 100
et 150 mètres, ils ont jeté d’abord des bombes légères, puis se
sont amusés à nous tirer comme des lapins à la [19] mitrailleuse.
De la hauteur où ils se trouvaient, aucune méprise n’était
possible. Mais j’ai vu pire encore. Au milieu d’un pré, éloigné
environ de deux kilomètres de la route, un enfant gardait deux
chèvres qui broutaient. Un avion allemand fonça vers le pré, lança
quelques bombes, fit mine de s’éloigner, puis tourna en rond tout
en tirant. Le spectacle était si absurde et si pitoyable que sans
penser au risque que je courais, je me suis élancé. Les cadavres du
gosse et des chèvres étaient criblés de balles. »
10- IX. — Les Allemands sont repoussés devant Okecie. Les luttes à
Gdgnia et sur la Westerplatte continuent. Puck est pris.
C’est dimanche. L’angoisse qui étreint les cœurs pousse la foule
dans les églises. « À Siedlce, elles sont toutes bondées ce
jour-là. Les avions surviennent, ils volent bas, jettent des
bombes ; on dirait qu’ils en veulent particulièrement aux
églises qui abritent la foule. Pas un lieu saint, dans la ville,
qui n’ait été atteint ce dimanche-là. »
Le même jour, un raid aérien a lieu sur Szepietowka ; les
avions sont camouflés en avions polonais. Un étranger, professeur
au lycée de Krzemieniec, affirme avoir vu de ses propres yeux, un
avion allemand abattu peint aux couleurs polonaises, et dont le
pilote portait l’uniforme d’officier polonais.
11-IX. — Fin des combats dans la région de Radom. Des formations
blindées traversent la Vistule.
Des trains roulent à travers les régions non encore envahies de la
Pologne. On tâche surtout de soustraire les enfants aux horreurs
immédiates de la guerre. Ces trains bondés ont leurs toits peints
de grandes croix rouges. « À Komorno, à 50 kilomètres de Lwow,
les avions survolent un train qui emporte les enfants évacués de
Poznan ; personne d’autre que les surveillants et les petits.
Bombes et mitrailleuses entrent en action. Les femmes font ce
qu’elles peuvent pour sauver les gosses. 76 enfants sont tués et 40
femmes en les protégeant de leur corps. »
(20)
12-IX. — Varsovie est de nouveau menacée au nord-ouest et au
sud-est.
La résistance de la capitale provoque des attaques multiples.
Résistance inattendue d’une ville que rien ne destinait à son rôle
de forteresse improvisée. C’est le premier échec de la méthode
allemande : tourner la difficulté en cernant par surprise les
forces adverses, en les étranglant sans leur livrer combat. Ainsi
l’avance en Pologne se poursuit. Przemysl, ancienne grande
forteresse autrichienne, point stratégique encore considérable, est
sur le chemin des troupes allemandes qui l’évitent. Par contre, une
colonne, composée de quatre bataillons d’infanterie, d’une batterie
motorisée et de cinq tanks, part en flèche, rasant la frontière
hongroise, décrivant un arc de cercle pour couper tout contact
entre cette région et l’armée polonaise. La guerre contre la
population civile se poursuit, là aussi, au mépris des conventions
internationales, les plus anciennes, les plus solidement
établies.
Ce jour-là, raconte un officier, le train sanitaire N° 311,
qui évacuait les blessés vers Baranowicze, se trouve pris dans un
bombardement aérien.
13-IX. — La lutte devant Varsovie. Osoiviec tombe entre les mains
des Allemands.
Un des principes de cette guerre est de traquer l’illusion de la
sécurité jusque dans ses dernières défenses, d’atteindre la vie
économique en ses plus faibles pulsations, de bouleverser le pays
jusqu’en ses confins.
Un soldat raconte : « Il y avait un marché à Krzemienice.
Un vrai marché paysan, où les gens se pressaient ; car il faut
vivre et manger, avant que les Allemands aient tout raflé, comme
ils le font dans les territoires qu’ils occupent. Les avions
passent, on n’y fait pas trop attention. Ils volent suffisamment
bas pour voir qu’il n’y a que des civils, beaucoup de femmes et du
bétail. Brusquement les mitrailleuses crépitent. On tire dans [21]
le tas, on vise exactement la place du marché. Quand ce fut fini,
ils étaient tous pêle-mêle, les gens et le bétail, les cadavres et
les blessés. On a compté 50 morts. »
14-IX. — La ville de Gdynia est prise par les Allemands. Oksywee se
défend encore.
M. A. raconte : Le 13 septembre, vers 7 heures du soir, les
premières troupes allemandes sont entrées dans Gdynia, s’emparant
de la partie ouest de la ville. Bien que les troupes polonaises se
fussent repliées vers l’est, les Allemands n’avancèrent plus
davantage. Le lendemain, à 6 h. 15, un autre détachement allemand
s’aligne devant le commissariat du gouvernement. Le colonel demande
à voir le président de la ville. On lui répond qu’il se trouve déjà
entre les mains des premières troupes allemandes. « Vous allez
livrer au général Elirhardt 100 otages parmi les personnalités les
plus marquantes et influentes de la ville, et cela avant une
heure. » On lui répond qu’étant donné l’heure matinale, on ne
pouvait rassembler les otages dans un laps de temps si court.
« Si je n’ai pas 100 otages dans une heure, la ville sera
bombardée. L’histoire de Bydgoszcz ne se répétera pas. » En
deux heures, environ 90 otages furent requis, le commissaire reçut
l’ordre d’afficher à travers la ville qu’au cas du moindre
manquement aux ordres des autorités allemandes, les otages seraient
fusillés et la ville bombardée.
Dès leur entrée, les Allemands arrêtèrent tous les hommes, entre 17
et 50 ans. Ils les répartirent en groupe de plusieurs milliers, les
parquèrent dans les cinémas, les églises ou sur les places en plein
air. Ils restèrent les uns pendant 48 heures, les autres pendant 72
heures, sans rien manger, sans même une goutte d’eau. Personne ne
pouvait sortir pour satisfaire les besoins naturels, même des
églises, qui furent profanées. Un groupe fut aligné juste sous la
batterie allemande qui tirait sur Oksywce, d’où on les voyait comme
une cible vivante. Un autre groupe fut contraint à une course sur
un parcours de deux kilomètres. Les hommes trop vieux ou infirmes
étaient poussés en [22] avant à coup de crosse. On fouillait la
plupart des gens arrêtés, et l’argent trouvé sur eux était
confisqué sans qu’on leur délivrât un reçu.
Après trois jours, la plupart des prisonniers furent relâchés. Le
reste employé à différents travaux, amené on ne sait où, interné
dans les camps de concentration ou en prison. Les Allemands
possédaient les listes exactes des personnages
« suspects ». Le nombre d’internés se chiffrait, le 11
septembre, à environ 20 000. Les otages qui devaient être
relâchés au moment de l’occupation de la ville, furent retenus en
prison jusqu’au 25-IX. Le 16 octobre, 2000 personnes encore se
trouvaient internées dans les différents camps à Gdvnia même et les
environs.
15-IX. — Au sud, Przemysl est pris.
Aussitôt la ville occupée, les troupes allemandes arrêtèrent tous
les Juifs des classes aisées, les médecins, les avocats, les
ingénieurs et les plus riches parmi les commerçants. Les
prisonniers, enfermés dans une caserne, puis alignés contre un mur
furent passés par les armes. Le jour même où les nazis
s’apprêtaient à céder la place aux troupes russes, ils organisèrent
encore une rafle à travers les rues, arrêtant chaque passant juif,
et, comme le nombre ne leur paraissait pas suffisant, ils
envahirent les appartements et fusillèrent sur place les occupants
juifs. On estime à 800 personnes les victimes de cette rage nazie
de la dernière heure.
D’après le récit des réfugiés qui ont traversé la ville après
qu’ici le eût été occupée par les Russes, les autorités soviétiques
auraient mené une enquête sur les massacres et consigné les
témoignages dans un rapport.
15-IX. — Au nord, Bialystok est pris. L’attaque sur Brest-Litowsk
se dessine. Des troupes motorisées marchent sur Wlodzinnierz
Wolynski.
M. M… a traversé la Pologne pendant que la guerre faisait
rage : « Dans mes pérégrinations sur les lignes de feu,
j’ai entendu le récit saisissant des exploits d’espions et d’agents
allemands, qui se laissaient tomber en parachutes des avions
allemands, avec leur moto ou leur bicyclette. On trouvait parfois
parmi eux des citoyens polonais de nationalité allemande. Ils
parlaient magnifiquement le polonais et, connaissant admirablement
la région, se faisaient un jeu de remplir leur mission. À
Bialystok, pendant l’attaque aérienne, un avion allemand fut abattu
et l’un des pilotes blessés. Questionné, on constata qu’il était
originaire de Bialystok, où il avait fait ses études secondaires.
Il avait poursuivi en Allemagne ses études supérieures et fréquenté
en même temps l’école d’aviation ; dès la guerre, il fut
désigné pour bombarder sa ville natale.
Pendant ma randonnée, je suis resté quelques jours de l’autre côté
du Bug, à Biala Podlaska. J’assistai ainsi à l’arrestation de
plusieurs espions. Chez le commandant de l’organisation militaire
polonaise, transformée en brigade de contre-espionnage, se
présentèrent plusieurs jeunes gens offrant leurs services. Ils
parlaient parfaitement le polonais, se déclaraient Polonais pur
sang et présentaient des attestations délivrées par la même
organisation à Wolkowysko. On les engagea. Mais le commandant de
Biala se mit en rapport avec la place de Wolkowysko et apprit que
les documents étaient faux. On dépêcha une patrouille en ville afin
de les rechercher. Après les avoir arrêtés, on découvrit qu’on
avait affaire à des Allemands habitant la région. Le champ d’action
de ces espions était très vaste. Non seulement des hommes
descendaient en parachute, mais aussi des femmes, déguisées en
paysannes polonaises. »
16-IX. – Combats devant Brest-Litowsk. Varsovie est cernée. Les
Allemands somment la ville de capituler. Leur sommation reste sans
réponse.
Les Allemands livrent à la capitale une lutte sans merci. Les
aviateurs allemands établissent une garde vigilante qui ne se borne
pas aux défenseurs militaires de la ville. Un réfugié de [24]
Varsovie raconte : « Les Allemands tiraient des avions
sur les pauvres gens des faubourgs qui cherchaient des pommes de
terre ou des betteraves dans leurs champs. On a trouvé à Czerniakow
et à Wola des tas de cadavres noircis de femmes et
d’enfants. »
17- IX. — L’avance des Allemands s’arrête sur la ligne Zaporow près
de Lwow, Wlodzimierz, Brest-Litowsk, Bialystok. La résistance
polonaise est renforcée. L’entrée des troupes soviétiques.
Au moment où l’armée polonaise semble consolider sa position sur
une ligne stratégique, l’arrière du pays est envahi par les
réfugiés des régions occupées par les Allemands. Les habitants des
villes et villages bombardés ou incendiés sont partis en quête d’un
autre gîte. Devant la terreur nazie, des centaines de milliers de
Juifs ont fui, saisis de panique, ne songeant même pas à emporter
des vêtements ou des vivres. Un diplomate d’Amérique du Sud a
traversé ces régions et décrit l’exode pitoyable. Beaucoup des
réfugiés ont été blessés dans les bombardements. Ils campent dans
les forêts, cachés comme des bêtes traquées ; les visions
d’épouvante hantent les yeux des femmes ; le vrombissement des
moteurs déclenche des crises de nerfs chez les enfants. Ils n’osent
plus prendre un train pour aller plus loin. Tous les trains
d’évacuation sont bombardés systématiquement. Ce diplomate a vu des
wagons éventrés, réduits à des amas de ferraille. Il a vu aussi le
long de la ligne de chemin de fer des cadavres de vieillards, de
femmes et d’enfants.
18- IX. — Combats devant Kutno, Varsovie, Modlin, ainsi qu’à
Gdynia.
Le sort en est jeté. Varsovie se défendra encore pendant dix jours.
Mais cette dernière page, qui ajoute à la gloire de la nation
polonaise, dépasse l’objet de cet écrit.
[25]
Quelques dates jalonnent le dénouement tragique de la guerre.
Dans l’agenda du commandant Zorawski, les phrases s’alignent
courtes et répétées comme un glas funèbre.
19- IX. — Oksywce tombe entre les mains des Allemands. Combats
devant Kutno, Varsovie et Modlin.
20- IX. — Combats au Hel, devant Kutno, Varsovie, Modlin, ainsi
qu’en Galicie orientale.
22- IX. — Les Allemands arrivent à interrompre les communications
entre Varsovie et Modlin. Fin de la bataille devant Kutno.
23- IX. — Combats aux environs de Varsovie et de Modlin.
24- IX. — Une grande attaque aérienne sur Varsovie dure toute une
journée. Environ 500 foyers d’incendie s’allument dans la ville.
Des bombes explosives font d’énormes dégâts.
25- IX. — L’assaut sur Varsovie. Combats au sud du San.
26- IX. — Attaques aériennes sur Modlin. D’autres assauts sur
Varsovie. Les négociations se poursuivent, pour la capitulation de
la ville.
27- IX. — Capitulation de Varsovie.
La résistance spontanée, sublime de Varsovie est admirée du monde
entier. Le conquérant pourrait se montrer sinon clément du moins
humain envers des vaincus dignes du respect et de la pitié du plus
féroce adversaire.
70 000 prisonniers de guerre de la garnison de Varsovie sont
rassemblés dans les vastes plaines de Czersk. Ils restent onze
jours sans abri. La pluie, — qui tombe enfin, mais trop tard, — est
mêlée à la neige. Ils sont à peine nourris, on leur refuse même de
l’eau, dont ils étaient depuis si longtemps privés. Beaucoup
d’entre eux meurent de froid et d’épuisement. 5000 prisonniers de
guerre parmi les défenseurs de Varsovie subissent le même sort sur
les prés de Baniocha.
[26]
28-IX. — Capitulation de Modlin.
Quand les troupes allemandes entrent dans la forteresse de Modlin
ils fusillent — entre autres — 22 infirmières juives, qui meurent
alignées contre un mur, sous le feu de peloton.
Tout le pays est désormais conquis. Un commandant polonais le
traverse quelques jours plus tard, il avait combattu dans le groupe
du général Kléberg et avait été fait prisonnier par les bolcheviks.
Il a réussi à s’échapper et s’en va à pied à travers presque toute
la Pologne, retrouver sa famille en Pomérélie. Né à Vienne, comme
le démontre son passeport, il parle parfaitement l’allemand ;
on le prend aisément pour un « Allemand de race ». Il
traverse Varsovie, Lodz, réussit à passer chez lui par Torun et
Bydgoszcz, cherche sa femme et ses enfants dans les villages
proches de celui de sa famille ; un voiturier lui apprend que
sa femme a été fusillée pendant la fuite. Il refait le même chemin
que la malheureuse, et retrouve jusqu’à la voiture paysanne qui l’a
transportée. Deux dames l’avaient accompagnée et une domestique.
Entre les planches de la voiture, se trouve encore coincé un
soulier de femme, qu’il reconnaît trop bien.
Les paysans des environs se rappellent l’événement tragique.
C’était le 19 septembre au matin. Les quatre femmes, seules dans la
voiture, croisèrent un tank allemand. Il s’arrêta à vingt pas
environ, et se mit à tirer. Trois des malheureuses furent tuées sur
le coup. Seule la femme de l’officier vivait encore. Américaine de
naissance, elle parlait peu le polonais. Grièvement blessée, elle
implorait secours en anglais. Les Allemands s’approchèrent,
jetèrent un coup d’œil et repartirent.
Elle resta là tout le jour, perdant son sang, évanouie sur les
cadavres. Le soir, une automobile allemande qui passait l’avait
transportée au prochain village. Les soldats du tank s’étaient déjà
vantés d’avoir blessé un officier anglais, déguisé en femme, et de
l’avoir laissé crever dans les champs. Morte la nuit même, on
l’avait enterrée dans la fosse commune. Son mari obtint la
permission de l’exhumer et de l’ensevelir dans une tombe séparée.
[27] Il a gardé l’alliance — un pauvre cercle d’or tordu par les
balles. Il a gardé aussi le permis allemand de déterrer le cadavre
de sa femme de la fosse commune. Ses yeux ne tressaillent plus au
souvenir de l’épouvante ; ils paraissent violés pour toujours
par l’horreur et ses cheveux sont tout blancs autour de son jeune
visage. Il raconte encore qu’il a parcouru la route de Lowiez. Des
deux côtés de la chaussée s’alignent les tombes des Polonais et des
Allemands. Les casques d’acier polonais et les casques d’acier
allemands voisinent. Mais le bord de la route est aussi jalonné des
pauvres croix de bois, sous lesquelles reposent les misérables
civils qui fuyaient, bétail impitoyablement traqué. Sur ces routes
de la mort, un flot de voitures circule jour et nuit parmi les
files de piétons. Des grandes villes bombardées, les citadins
fuient, cherchant un refuge dans la campagne dévastée ; ils
croisent sur la route des paysans, dont les villages ont brûlé, et
qui s’en vont vers d’autres villages, qu’ils espèrent épargnés par
l’envahisseur. D’où qu’ils viennent, ils ont tous le même regard
vague et le même geste machinal, né de l’habitude, pour calmer les
enfants qui pleurent ; une main sur leurs yeux, pour écarter
les images d’horreur. De l’ouest à l’est, sous un ciel de plomb,
sous une pluie inexorable, des foules se déplacent dans la
recherche folle du salut. Elles trouvent partout d’autres foules
désespérées qui s’en vont aussi, quelque part, plus loin. Elles
rebroussent alors chemin, ou s’arrêtent n’importe où.
Même à travers la presse allemande apparaît l’affreuse détresse
d’un peuple écrasé. Les journalistes nazis qui ont parcouru la
Pologne dans le sillon des vainqueurs notent : « Un tiers
ou même la moitié de la population polonaise se trouva en marche
sur les routes. » Un tiers ou la moitié du peuple polonais
fuit la rage du vainqueur, qui ne pardonne pas à sa victime d’avoir
survécu à la conquête.
[28]
[29]
Chapitre II
L’EXTERMINATION DES VAINCUS
« 2° Pacification de l’ensemble du territoire en vue d’y
assurer un ordre et une tranquillité durables. »
(Adolf Hitler, Reichstag, 6-X 1939.)
« Ou peut-être… peut-être aime-t-il le sang, a-t-il tout à
coup la soif, et le besoin de l’ensanglantement. »
(Carl Burckhardt, Paris-Soir, 2-XI 1939.)
L’attaché militaire d’une puissance neutre, qui avait quitté
Varsovie le 21 septembre, en même temps que tout le corps
diplomatique et les journalistes étrangers, obtint des autorités
allemandes la permission d’y retourner après l’occupation. La ville
était méconnaissable. « L’histoire contemporaine, dit-il,
n’offre aucun exemple d’un semblable anéantissement. Même pendant
la guerre d’Espagne, après des mois de siège et de bombardement,
les villes ne présentaient point ce tableau de
dévastation. »
Deux personnes, dont l’une quitta Varsovie le 12 octobre,
c’est-à-dire quinze jours après l’occupation, et l’autre le 29
octobre, se sont efforcées, chacune de leur côté, de dresser,
quartier par quartier et presque rue par rue, un bilan des maisons
démolies — totalement ou en partie — tant par les bombes que par
les incendies. « Je ne parle que du centre de la ville, dit M.
Z., des rues et des maisons que j’ai vues de mes propres yeux. Les
communications sont si difficiles, qu’on ne va que là où l’on est
forcé d’aller. »
[30]
L’artère principale de la ville est en ruines, sur une longueur de
trois kilomètres. Plusieurs grands bâtiments publics sont
complètement détruits, la Diète a été la proie des flammes. Les
ambassades et les légations étrangères n’ont pas été
épargnées : la nonciature a été atteinte aux étages
supérieurs ; l’ambassade d’Allemagne a brûlé ;
l’ambassade britannique est fort endommagée, son aile gauche
détruite. L’ambassade du Japon a été ravagée par les flammes ;
l’ambassade de Roumanie très éprouvée, ainsi que la légation
tchèque ; la légation de Hongrie éventrée jusqu’aux caves. Par
contre, les légations, belge, suisse et bulgare, ont à peine
souffert, et la légation de Grèce reste le seul immeuble intact, au
centre la ville.
La Bourse a brûlé, jusqu’aux fondations. L’église de Sainte-Croix
également ; il n’en reste que la façade. Quantité d’autres
églises ont subi de graves dommages.
La gare centrale et une grande partie des maisons avoisinantes ne
forment plus qu’un amas de ruines ; « une odeur de
cadavres y plane encore. »
Certaines artères, comme le Nowy Swiat, sont bouleversées « au
point qu’on ne distingue plus le tracé des rues
transversales. » M. X. constate qu’environ 80 % des maisons
sont détruites ou endommagées, au point de ne plus paraître
habitables. Par ailleurs, un haut fonctionnaire neutre, de passage
à Varsovie, précise que 42% des habitations sont complètement en
ruines, 28% ont subi de tels ravages, qu’elles ne peuvent plus être
réparées, 30% seulement demeurent logeables.
On exagère les récits de la destruction de Varsovie, affirme par
contre la Essener National Zeitung : « Il n’y a que 25 %
de maisons démolies. » Mais le Ullmer Tageblatt du 19 décembre
tient à rectifier cette évaluation trop modeste, et la description
qu’il fait de Varsovie en ruines confirme les récits de témoins
oculaires neutres ou polonais. La satisfaction du journaliste nazi
se manifeste jusque dans le titre qu’il donne à son tableau de la
ville martyre : « L’aigle blanc est brisé. »
Un bombardement intense n’eût pas seul causé d’aussi effroyables
dégâts. « Dès les premiers jours du siège, précise [31]
un officier polonais, les Allemands coupèrent les conduites d’eau,
d’où impossibilité de combattre les incendies qui se propagèrent.
Le manque d’eau et de sable condamnèrent la population à assister
impuissante au désastre. De grands pans de murs calcinés, noirs et
lézardés, se dressaient vers le ciel, gigantesques squelettes
criant vengeance. La saison des pluies venue, ils s’écroulèrent,
ensevelissant parfois quelques passants sous leurs décombres. Ce ne
fut qu’après deux semaines d’occupation que les Allemands
s’inquiétèrent de faire sauter à la dynamite les ruines les plus
menaçantes. »
« Il faudra démolir complètement des centaines d’immeubles
afin d’éviter des catastrophes », explique le diplomate
neutre », et il ajoute : « On retire des décombres
des cadavres absolument méconnaissables. Il n’est pas possible
d’évaluer actuellement le nombre définitif des victimes ; en
tous cas, il faut s’attendre à 30 ou 40 000. »
« Rue Koszykowa, une bombe de 500 kilos détruisit une maison
de plusieurs étages, ensevelissant 60 personnes : il en fut de
même au N° 12 de la rue Chopin… »
« La ville, au moment où les Allemands y pénétrèrent, dit M.
X., présentait plutôt l’aspect d’un cimetière que d’une capital
vivante : depuis des jours il n’y avait plus ni lumière ni
eau. L’air était empesté par la puanteur des cadavres en
décomposition, cadavres d’hommes et d’animaux, abandonnés dans les
rues. »
On commença par enterrer les morts. Le diplomate neutre, revenu
pendant l’occupation, note encore : « Tous les terrains
d’agrément ont été transformés on cimetières provisoires ; on
trouve dans tous les jardins publics des tombes de soldats et de
civils, victimes des bombardements et de l’épidémie. Partout, sur
les places, on aperçoit des croix de bois devant lesquelles hommes
et femmes désespérés s’agenouillent et prient. On rencontre même,
devant ces tombes improvisées, des officiers allemands, qui ont
peine à dissimuler leur émotion. »
Et le dernier en date des réfugiés de Varsovie répète, lugubre [32]
leitmotiv, tout au long de son récit : « On sent encore
l’odeur des cadavres. »
Mais Varsovie qui soutint le siège et le bombardement n’est
cependant pas la seule ville saccagée. On assure que les Allemands,
donnant libre cours à cet humour germanique cultivé par les nazis,
ont dressé sur les ruines de la ville de Siedlce, complètement
rasée, cet éloquent écriteau : « Ici fut Siedlce ».
(Hier stand Siedlce.)
Ils auraient pu planter le même sur les villes et villages, dont un
témoin note brièvement qu’« ils ont cessé
d’exister » : Baclawice, Pinczow, Krzepice, Klobucko.
L’important embranchement ferroviaire de Trzebinia est également
anéanti. En outre, au nombre des villes particulièrement éprouvées,
on cite : Badomsko, Skala, près de Cracovie, Skierniewicz
Miechow et Tarnobrzeg. Presque tous les villages entre Cracovie et
Przemysl ont brûlé. La grande sucrerie de Przeworsk a été la proie
des flammes. Oswie Osaréam est très atteint aussi.
Le témoin quitta Varsovie en auto le 29 octobre et poursuit ainsi
son récit : « Jusqu’à Cracovie, l’aspect de la route
dépassait tout ce que nous avions vu de plus terrible en fait de
destruction. La chaussée elle-même était en bon état ; mais,
depuis la place Narutowicz à Varsovie, jusqu’au village de
Bialobnegi, sur les bords de la Pilica, où quelques maisons étaient
encore debout, nous n’en vîmes ni dans les villes, ni dans les
hameaux, une seule qui ait été épargnée par les flammes. De
Bialobnegi, à Badoin, même dévastation ; le faubourg nord de
Radom a brûlé, et le centre de la ville est fort endommagé. De là
jusqu’à Kielce inclus, même désolation. Mais, une fois hors de
Kielce, le pays n’offre plus de traces de ravages. »
La route était sillonnée dans les deux sens par une multitude de
voitures à chevaux, par une foule de piétons, d’autos, de
motocyclettes et de pièces d’artillerie légère allemande. Sur les
bas côtés s’entassaient des centaines, peut-être des milliers de
véhicules de toute espèce, sans roues ni coussins et des amas de
ferrailles. On comptait aussi beaucoup de tanks, polonais pour la
plupart, mais aussi des Allemands, abandonnés avec des cadavres
[33] récents de chevaux. D’ailleurs, les chevaux croisés en chemin
étaient dans un état d’épuisement total. »
Dans ce paysage désolé, le vainqueur se promène en triomphe :
« Nous ne vîmes pas de cavalerie allemande, tous les régiments
étant motorisés. L’équipement des soldats allemands frappait par sa
splendeur. Les motocyclistes avaient jusqu’à trois manteaux, pour
se protéger du froid, de la pluie, et camouflés par un
invraisemblable bariolage de rayures brunes et vertes. Nous n’avons
pas rencontré un seul soldat allemand à pied ; tous
circulaient en auto. »
La ligne télégraphique qui longe la route Varsovie-Radom-Kielce est
détruite, et les fils arrachés pendent, lamentables festons, à
leurs supports branlants.
Cette destruction systématique de toute une région alors que
d’autres demeuraient intactes, n’est pas le fait d’une aveugle
fureur guerrière ou du hasard. Les départements frontaliers, les
provinces, jadis sous la domination allemande ont été épargnés. Un
voyageur qui traversait récemment la Haute-Silésie polonaise n’a
remarqué aucune trace de la guerre. Les cheminées d’usines fument,
les villes industrielles paraissent en pleine activité.
Apparemment, l’ordre a été donné d’épargner certaines régions, dans
un dessein mystérieux. C’est ainsi que la radio allemande proclame
triomphalement que Poznan n’a subi aucun dommage ; et tous les
témoignages concordent sur le traitement exceptionnel réservé à ces
provinces destinées à servir de « terre de colonisation »
aux minorités allemandes rapatriées.
* * *
La guerre proprement dite ayant pris fin, l’œuvre de destruction se
poursuit sous l’occupation allemande. Destruction matérielle, par
la misère et la spoliation. Au moment où Varsovie [34] capitule, le
pain manque déjà ; l’eau également, qu’il faut aller chercher
dans la Vistule. L’approvisionnement est très difficile. Les
troupes allemandes commencent par distribuer du pain et de la
soupe. De longues files d’affamés se forment devant les cuisines
militaires ; et les Allemands ne manquent pas d’installer des
appareils de prise de vues. « On a filmé, dit M. Y., des
scènes de distribution de pain. On forçait les gens à sourire afin
de recommencer plusieurs fois ces prises de vues. »
L’humour nazi s’exerce encore devant ce spectacle tragique.
Ironisant sur la détresse actuelle, on rappelle aux Polonais leur
orgueil national de jadis. Voici une scène dont M. Y. a été le
témoin : « Au cours d’une distribution de soupe dans les
allées Ujardowski, les Allemands obligent les gens à dire à haute
voix, avant de recevoir leur ration : « Nous sommes
forts, unis et prêts » — slogan favori de l’ancienne
propagande polonaise. Quelques-uns s’y refusent… Les Allemands ont
présenté au Conseil municipal, pour ces distributions soi-disant
gratuites de pain et de soupe, une note de plusieurs
millions. »
D’ailleurs, cette générosité qui s’exerce aux dépens d’autrui est
une des caractéristiques de système d’occupation allemande. Selon
Mme N., arrivée récemment à Varsovie : « … Souvent des
soldats allemands, passant dans les rues, avisent parmi la foule
qui stationne des femmes juives vêtues de manteaux de
fourrure ; ils les leur enlèvent de force, pour les distribuer
à d’autres femmes dont l’aspect est plus misérable. »
Leurs interventions ne se bornent pas à ce genre de plaisanteries.
« Dès que parmi la foule ils aperçoivent un Juif, les soldats
se jettent sur lui et le frappent jusqu’à ce qu’il s’affaisse mort.
Les mêmes scènes se déroulèrent au milieu de la foule qui allait
chercher de l’eau à la Vistule. » En ce qui concerne le
pillage, voici quelques détails rapportés par le diplomate
neutre : « Après l’entrée des troupes allemandes,
Varsovie fut, pendant une demi-journée, livrée au pillage des
soldats. Ils envahirent de nombreuses maisons particulières,
raflant les provisions, couvertures, vêtements, emportant jusqu’à
des sommiers. L’un des habitants se plaignant à un officier
d’aspect plus abordable [35] et humain, celui-ci se fâcha et d’un
ton menaçant : « Oseriez-vous prétendre que les soldats
allemands volent ? » (Wollen Sie vielleicht sagen, dass
deutsche Sodaten stehlen ?).
La Essener National Zeitung du 1er novembre confirme la nouvelle de
ces razzias dans les habitations particulières. Mais à l’en croire,
on y cherchait : 1° des armes ; « quiconque porte ou
cache des armes sera fusillé » ; 2° les objets provenant
d’équipements militaires ; 3° des provisions alimentaires et
vestimentaires ; et 4° … des criminels en fuite.
Il va sans dire que tout acte de résistance est aussitôt châtié.
« Tous les jours, dit M. Y., on voit apparaître sur les murs
de Varsovie de nouvelles affiches (Bekanntmachungen) imprimées en
deux langues, informant la population des dispositions prises par
les Allemands, et donnant surtout les noms de personnes soit
fusillées pour avoir caché des armes, soit jetées en prison pour
offense à l’armée et à la nation allemandes ; on relève les
noms de très nombreux juifs. »
Cette violence arbitraire s’exerce dans toutes les villes de
Pologne, nous dit M. X., venant de Lodz :
« Les habitants et principalement les juifs reçurent l’ordre
d’évacuer leurs appartements dans un délai de trois heures. (Indrei
Stunden heraus !) Ils ne purent rien emporter de plus que le
contenu de deux valises. Quant aux juifs, ils n’avaient droit pour
toute fortune qu’à 2000 zlotys au maximum. Lorsque ces malheureux
demandaient où ils pouvaient se rendre et ce qu’ils devaient faire,
on leur répondait : « Il y a bien assez de place dans la
Vistule ! » (Genug Platz in der Weichsel !)
De toutes les villes de Pologne parviennent les mêmes lamentables
récits de réquisitions, de pillage, et de razzias. A Zloty Potok,
le palais du comte Raczynski a été pillé sans merci.
D’après un journaliste qui parvint à s’échapper de Varsovie le 1er
novembre, voici quelques noms de villes et de villages d’où la
population juive fut expulsée dans un délai… d’une
demi-heure : Mlawa, Przasnysz, Krasnosielsk, Rozany, Ostrow,
Mazowiecki, Wyszkow, Wyszogrod, Stoczek, Ostroleka, Pultusk.
Cracovie, qui se dresse encore intacte dans une [36] zone dévastée,
Cracovie dont les Allemands s’annexent le passé et les monuments
historiques, comme preuve du rayonnement de la culture médiévale
germanique, sert aujourd’hui de refuge aux évacués allemands. M. X…
y passa récemment : « Des rues entières viennent d’être
évacuées pour faire place aux réfugiés allemands « de
Rhénanie ». Le 30 octobre, les habitants de la rue Slowacki et
des rues avoisinantes furent expulsés en quelques heures. Les
Allemands résideront dans les plus beaux quartiers de la ville,
tandis qu’à côté du ghetto juif, on verra se créer un ghetto
polonais. »
Ainsi, ce que la guerre, le siège, le bombardement et les flammes
n’ont pu détruire, le conquérant l’achève dans son œuvre de
« pacification ». Quelques maisons ont-elles été
épargnées ? On en expulse l’habitant au profit du
vainqueur.
Et dans l’hiver glacial, errent des centaines de milliers de
sans-abri. Même ceux qui ont encore un toit souffrent des rigueurs
du froid. Il n’y a pas une seule maison à Varsovie qui ait encore
ses vitres. Les Allemands ont réquisitionné tous les stocks de
verre pour leurs habitations et leurs bureaux. Depuis des semaines,
les journaux nazis annoncent, comme un grand geste humanitaire, une
expédition de vitres d’Allemagne. Mais, ces derniers jours, on
payait encore 40 zlotys (200 francs) pour un morceau de verre
détaché du cadre d’un tableau. »
Il en va de même pour le charbon. Les files de gens attendant la
distribution de charbon sont au moins aussi longues que celles qui
stationnent devant les cuisines militaires. « On ne délivre
d’ailleurs que dix kilos de charbon par tête, au prix de 120 zlotys
la tonne. La pénurie de combustible oblige la population à ramasser
des débris de bois dans les décombres et à démolir les meubles pour
se chauffer ».
La faim s’ajoute au froid. Un étranger de passage à Varsovie entre
le 21 et le 23 octobre note « que dans le domaine de
l’approvisionnement les autorités allemandes pratiquent, de propos
délibéré, la politique de non-intervention. Elles s’efforcent de
convaincre la population que la pénurie de vivres et
l’invraisemblable hausse des prix sont uniquement imputables [37]
aux spéculateurs juifs. Les affamés qui pendant des heures
piétinent pas à pas sur un parcours d’un kilomètre, reçoivent un
pain qui rappelle celui de 1918, mais avec des débris de maçonnerie
en plus ». On constate également que les pommes de terre sont
rarissimes et d’un prix fort élevé : on les payait, à la fin
d’octobre, 70 à 75 groszy le kilo, sur la place Trzech-Kryzy. Après
la capitulation de Varsovie, et pendant quelques jours, on put
encore se procurer — à prix d’or — de la viande et de la
volaille ; mais quinze jours plus tard, ces vivres disparurent
du marché, les autorités allemandes ayant sans doute tenté de
normaliser les prix. Le lait étant rare et cher, on s’explique la
mortalité infantile exceptionnellement élevée, même dans les
familles les plus aisées. Il est fort difficile aussi de se
procurer du beurre. Presque plus de sucre non plus. On le vend, non
pas au poids, mais au morceau, à 10 ou 15 grozly pièce. Le sel,
pratiquement introuvable, coûte 4 zl le kilo.
Si les magasins de tabac sont fermés, en revanche on vend, dans
toutes les rues, au prix de 3 à 4 zl la boîte, des cigarettes
provenant du pillage. Quant aux allumettes, si par chance on en
trouve, on les paie 30 gr. la boîte. Sur le marché qui s’est
récemment établi aux abords de la place Kryzy, une bobine de fil a
atteint le prix de 5 zlotys.
Les paysans des environs de Lodz qui arrivent en ville avec des
provisions n’acceptent pas d’argent en échange ; ils demandent
du sucre, des allumettes ou des vêtements.
Suivant M. Y., on n’a pas encore institué à Cracovie, de système
de cartes d’alimentation : « Les prix sont normaux… mais
à ces prix on ne peut littéralement rien se procurer. Le tabac fait
complètement défaut. »
Tandis que la viande, à Varsovie, coûte 4,50 6 ou 8 zloty, selon
qu’il s’agit de bœuf ou de porc, que le beurre coûte 14 à 16 zloty,
les Allemands n’autorisent pas les Polonais aryens à prélever sur
leur compte en banque plus de 50 zlotys pan semaine. Quant aux
juifs, ils doivent se contenter de 25 zl.
Et cette foule de Varsovie qui a froid, qui a faim, erre
péniblement [38] par les rues, trébuchant sur les trous d’obus… Les
décombres jonchent les trottoirs. La ville n’a pas été nettoyée
depuis deux mois ; et comme, pendant tout le mois d’octobre il
n’a pas cessé de pleuvoir et de neiger, il est facile d’imaginer
combien la circulation est pénible. Cette difficulté s’accroît du
fait qu’une quantité d’autos et de motocyclettes allemandes ne
sillonnent les rues principales qu’à vive allure. Les briques et
les pierres qui se détachent des maisons, l’insouciance des
chauffeurs causent tous les jours des accidents. De temps en temps,
on voit dans les rues des cadavres de chevaux, morts d’épuisement.
Aussitôt qu’un cheval tombe, une foule s’affaire autour de lui
comme si elle voyait quelque chose d’infiniment précieux.
Affamée, terrorisée, grelottante de froid, cette population est une
proie facile pour la maladie. On compte à Varsovie de nombreux cas
de fièvre typhoïde, dûs à la contamination les médecins redoutent
pour le printemps une épidémie de choléra et de typhus
exanthématique. L’état sanitaire de la ville est effroyable. Les
hôpitaux sont en partie détruits ; on manque d’eau, de
lumière, même du matériel le plus primitif ; on arrache les
rideaux pour faire des pansements. La situation de Varsovie à ce
point de vue est si déplorable, que les autorités militaires ont
fait appel à des médecins et à des infirmières de race juive. Mais
juifs ou aryens, les médecins s’exposent aux brimades et aux
violences de la soldatesque allemande, et travaillent au péril de
leur vie. Un médecin, appelé chez un mourant passé sept heures du
soir, heure après laquelle il est interdit à la population de
circuler, s’entend interpeller par un soldat. Avant qu’il ait pu
s’expliquer dans son allemand hésitant, le soldat tire et l’abat
sur le pavé.
« La foule de Varsovie a un aspect terrible, dit un autre
témoin. Tous sont maigres, vieillis de dix ans,
malades. »
Les autorités allemandes ne font rien pour atténuer ces misères.
Elles engagent au contraire la population à quitter la ville. Dans
le Noivy Kuryer Warszawski, le journal polonais rédigé par les
nazis, on lit, à la date du 19 septembre et sous la [39] signature
du commissaire du Reich, docteur Otto, l’appel suivant :
« En vue de la saison avancée, les maisons endommagées par les
opérations militaires ne pourront être réparées ni rendues
habitables avant l’hiver. L’approvisionnement de la population sera
plus facile à la campagne qu’en ville. On engage ceux qui ont des
parents à la campagne et dans les environs de Varsovie à se rendre
pour la durée de l’hiver dans leur famille ou chez des
amis. »
À la faim, au froid, à la misère, s’ajoute pour chacun
l’incertitude quant au sort des siens ; la dispersion des
familles, le manque de toute communication avec le monde extérieur.
On a recours à des moyens primitifs pour rompre le grand silence.
« Les murs en ruines, les palissades sont couverts d’annonces,
où une main anxieuse a tracé le nom de la personne recherchée. On
demande des nouvelles, on veut en faire parvenir, on cherche des
voyageurs, qui se rendent à tel ou tel endroit, on promet des
récompenses pour qui retrouvera des parents ou des
enfants. »
Cette dispersion des enfants a souvent été volontairement causée
par les nazis ; le Comité d’émigration à Washington a reçu les
détails suivants : « Des milliers d’enfants juifs de
Varsovie ont été arrachés par les nazis des colonies de vacances ou
des pensionnats. Ce sont pour la plupart des enfants encore si
petits, qu’ils ne se rappellent même pas leurs noms. Une partie
provient des orphelinats, d’autres ont perdu leurs parents au cours
de la guerre, d’autres encore ont leur père dans un camp de
concentration. Ces enfants ont été embarqués dans des trains et
dirigés vers les pays neutres. On leur a pendu au cou une pancarte
avec un nom, pour la plupart pris au hasard, et on leur a dit
qu’ils allaient retrouver leur famille. À la frontière, on les a
débarqués simplement et abandonnés à leur sort. La Croix-Rouge a
organisé un comité de secours pour les enfants abandonnés de
Varsovie. Quand on a voulu les rapatrier, les Allemands ont déclaré
qu’ils ne savaient pas d’où ces enfants venaient. »
Sur la ville morte, sur la foule épuisée, minée par l’angoisse,
[40] la terreur s’appesantit. Des arrestations en masse ont eu lieu
lors de l’occupation. Le moindre soupçon conduit à la prison. C’est
le règne de la délation. Des agents nazis se procurent des adresses
au petit bonheur. Ils vont chez les incriminés, affirment qu’ils
ont été dénoncés par tel ou tel, espérant que l’accusé, indigné,
laissera échapper un nom à son tour.
La méfiance corrosive ne mord pas encore, la solidarité se fait
plus étroite entre les victimes ; mais l’atmosphère est comme
empoisonnée. On ne cesse de perquisitionner. On fait la chasse aux
armes, aux appareils de radio, dont seuls les Allemands ont le
droit de se servir. La vie humaine ne compte pas. Un témoin
cite : « Le commerçant juif Samson Luksemburg a été
fusillé, parce qu’on a trouvé chez lui, au cours d’une
perquisition, quelques balles de révolver dans le tiroir de son
bureau, provenant d’un révolver qu’il avait déjà remis aux nazis
selon les instructions. » Si terrible que soit le présent, on
s’attend à un avenir pire encore, car Varsovie n’est que sous
l’autorité militaire et non pas sous celle de la Gestapo.
M. X…, fuyant de Varsovie, est passé par Cracovie ; il
affirme : « Les habitants de Cracovie se trouvent dans un
état de dépression plus grande encore qu’à Varsovie, si toutefois
c’est possible. Ceci provient de ce qu’à Cracovie on a complètement
écarté la police polonaise et que tout, même la circulation, est
réglé par la police allemande. » Le Voelkischer Beobachter du
16 novembre constate avec joie, « que de toutes les villes
polonaises, Cracovie est celle qui a le caractère allemand le plus
accentué… » Le Wawel, redevenu un « Burg » allemand,
n’est-il pas construit dans pur style germanique ?…
Le gouverneur, docteur Frank, qui entra le 7 octobre dans la ville,
a été plus honnête envers le passé polonais : « C’est un
moment d’une rare grandeur historique, de voir sur ce château, qui
fut si longtemps la forteresse de la résistance anti-allemande et
pendant de longs siècles le symbole de la lutte contre le
germanisme, flotter aujourd’hui le drapeau à la croix gammée ;
tandis qu’à l’intérieur s’installe l’esprit de la croix
gammée. » [41] Il a été de la même franchise brutale au sujet
du présent : « Nous ne sommes pas venus dans ce pays en
conquérants aveuglés par la fureur, mais en garants d’une œuvre
germaniquement ordonnée et germaniquement exécutée. Qui résiste à
ce travail créateur, reconstructif de notre Reich est perdu. »
(Frankfurt. Zeitung, 9 novembre.)
Perdu d’avance était le personnel enseignant de l’Université de
Cracovie qu’on invita à assister au complet à une conférence d’un
orateur nazi. Mais à sa place parut seulement un SA jeune et
insolent qui déclara aux professeurs, aux maîtres de conférence,
aux assistants qu’ils étaient arrêtés. Les professeurs femmes
purent quitter la salle — « Weiter heraus ! » cria le SA
poliment. Le reste du personnel enseignant — presque 200 hommes —
était déjà attendu par de grands camions devant la porte. On y
embarqua, avec force coups et insultes, des savants à la renommée
universelle, des vieillards respectables, dont certains avaient
dépassé soixante-dix ans. Enfermés dans des casernes glacées et
vides, ils passèrent la nuit, couchés à même le sol, avant d’être
déportés dans les camps de concentration du Reich. Ce coup de
théâtre a été de peu précédé par des arrestations en masse de
professeurs de l’Académie des mines, de directeurs d’écoles
secondaires et communales.
À côté de Varsovie, ville morte, Cracovie, ville-prison. Des
cordons de SA, de la Schupo, de SS cernent la ville, barrent les
rues, font la chasse à l’homme. Ils arrêtent tous les hommes ;
et quand les femmes qui les accompagnent protestent, ils les font
taire d’une gifle vigoureuse. Ils s’amusent aussi à la manière
nazie. Les réfugiés de Cracovie sont rares, mais une dame qui a pu
s’échapper raconte que beaucoup de juifs de Cracovie ont été
maltraités par les nazis ; quant aux juifs orthodoxes, ils
leur coupaient la barbe et les boucles rituelles, jusqu’à ce que le
Consistoire leur ait recommandé de les r