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François de Salignac de La Mothe Fénelon Les Aventures de Télémaque 1699 source : http://www.bibliopolis.fr

Les Aventures de Télémaque...3 Télémaque suivait la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tête, comme un grand chêne

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Page 1: Les Aventures de Télémaque...3 Télémaque suivait la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elle s'élevait de toute la tête, comme un grand chêne

François de Salignacde La Mothe Fénelon

Les Aventuresde Télémaque

1699

source : http://www.bibliopolis.fr

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Premier livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, conduit par Minerve, sous la figure deMentor, est jeté par une tempête dans l'île de Calypso. Cette déesse, inconsolable du départ d'Ulysse, fait au fils dece héros l'accueil le plus favorable, et, concevant aussitôt pour lui une violente passion, elle lui offre l'immortalité,s'il veut demeurer avec elle. Pressé par Calypso de faire le récit de ses aventures, il lui raconte son voyage à Pylos età Lacédémone, son naufrage sur la côte de Sicile, le danger qu'il y courut d'être immolé aux mânes d'Anchise, lesecours que Mentor et lui donnèrent à Aceste, roi de cette contrée, dans une incursion de Barbares, et lareconnaissance que ce prince leur en témoigna, en leur donnant un vaisseau phénicien pour retourner dans leur pays.

Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvait malheureused'être immortelle. Sa grotte ne résonnait plus de son chant; les nymphes qui la servaient n'osaientlui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternelbordait son île: mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler letriste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeuraitimmobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes, et elle était sans cesse tournée versle côté où le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux.Tout à coup, elle aperçut les débris d'un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameursmis en pièces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottantsur la côte; puis elle découvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait âgé; l'autre, quoiquejeune, ressemblait à Ulysse. Il avait sa douceur et sa fierté, avec sa taille et sa démarchemajestueuse. La déesse comprit que c'était Télémaque, fils de ce héros. Mais, quoique les dieuxsurpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle ne put découvrir qui était cet hommevénérable dont Télémaque était accompagné: c'est que les dieux supérieurs cachent aux inférieurstout ce qu'il leur plaît; et Minerve, qui accompagnait Télémaque sous la figure de Mentor, nevoulait pas être connue de Calypso.Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui mettait dans son île le fils d'Ulysse, sisemblable à son père. Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il est:- D'où vous vient - lui dit-elle - cette témérité d'aborder en mon île? Sachez, jeune étranger, qu'onne vient point impunément dans mon empire.Elle tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son coeur, qui éclatait malgré ellesur son visage.Télémaque lui répondit:- O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse (quoique à vous voir on ne puisse vous prendreque pour une divinité), seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son père à lamerci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers?- Quel est donc votre père que vous cherchez? - reprit la déesse.- Il se nomme Ulysse - dit Télémaque - c'est un des rois qui ont, après un siège de dix ans,renversé la fameuse Troie. Son nom fut célèbre dans toute la Grèce et dans toute l'Asie, par savaleur dans les combats et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant danstoute l'étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devantlui. Pénélope, sa femme, et moi, qui suis son fils, nous avons perdu l'espérance de le revoir. Jecours, avec les mêmes dangers que lui, pour apprendre où il est. Mais que dis-je? peut-être qu'ilest maintenant enseveli dans les profonds abîmes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs; et, sivous savez, ô déesse, ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez eninstruire son fils Télémaque.Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, nepouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit:- Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé à votre père. Mais l'histoire en est longue: ilest temps de vous délasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, où je vous recevraicomme mon fils: venez; vous serez ma consolation dans cette solitude; et je ferai votre bonheur,pourvu que vous sachiez en jouir.

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Télémaque suivait la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus desquelles elles'élevait de toute la tête, comme un grand chêne dans une forêt élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sarobe longue et flottante, ses cheveux noués par-derrière négligemment mais avec grâce, le feu quisortait de ses yeux et la douceur qui tempérait cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant unsilence modeste, suivait Télémaque.On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec uneapparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. On n'y voyait ni or, ni argent,ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues: cette grotte était taillée dans le roc, en voûte pleinede rocailles et de coquilles; elle était tapissée d'une jeune vigne qui étendait ses branches soupleségalement de tous côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil,une délicieuse fraîcheur. Des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semésd'amarantes et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que lecristal; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis verts dont la grotte était environnée. Là ontrouvait un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui serenouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums; ce bois semblaitcouronner ces belles prairies et formait une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Làon n'entendait jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant duhaut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume et s'enfuyait au travers de la prairie.La grotte de la déesse était sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer, quelquefoisclaire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisaiten gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes. D'un autre côté, on voyait une rivièreoù se formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portaient leurs têtessuperbes jusque dans les nues. Les divers canaux qui formaient les îles semblaient se jouer dans lacampagne: les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avaient une eau paisible etdormante; d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme pour remonter versleur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On apercevait de loin descollines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait unhorizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient couvertes de pamprevert, qui pendait en festons: le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvait se cacher sous lesfeuilles, et la vigne était accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autresarbres couvraient la campagne et en faisaient un grand jardin.Calypso, ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit:- Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez: ensuite nous nousreverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre coeur sera touché.En même temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'unegrotte voisine de celle où la déesse demeurait. Les nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieuun grand feu de bois de cèdre, dont la bonne odeur se répandait de tous côtés, et elles y avaientlaissé des habits pour les nouveaux hôtes.Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effaçaitcelle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à unjeune homme, en considérant cette magnificence.Mentor lui dit d'un ton grave:- Est-ce donc là, ô Télémaque, les pensées qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulysse? Songezplutôt à soutenir la réputation de votre père et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeunehomme qui aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne de la sagesse et de lagloire: la gloire n'est due qu'à un coeur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs.Télémaque répondit en soupirant:- Que les dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent demon coeur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche etefféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse oucette mortelle qui nous comble de biens?

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- Craignez - repartit Mentor - qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceursplus que les écueils qui ont brisé votre navire: le naufrage et la mort sont moins affreux que lesplaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesseest présomptueuse; elle se promet tout d'elle-même: quoique fragile, elle croit pouvoir tout etn'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouterles paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs;craignez le poison caché; défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils.Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendait. Les nymphes, avec leurs cheveuxtressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour lapropreté. On n'y voyait aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avaient pris dans desfilets ou des bêtes qu'elles avaient percées de leurs flèches à la chasse. Un vin plus doux que lenectar coulait des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apportadans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l'automne répand sur la terre.En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combatdes dieux contre les géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus etson éducation conduite par le vieux Silène, la course d'Atalante et d'Hippomène, qui futvainqueur par le moyen des pommes d'or venues du jardin des Hespérides, enfin la guerre deTroie fut aussi chantée: les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. Lapremière des nymphes, qui s'appelait Leucothoé, joignit les accords de sa lyre à ces douces voix.Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses jouesdonnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu'il ne pouvait manger etqu'il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l'instant on chanta le combat desCentaures avec les Lapithes et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice.Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque et lui parla ainsi:- Vous voyez - fils du grand Ulysse - avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle: nulmortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité, et votre naufrage même ne vousgarantirait pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le mêmebonheur que vous; mais hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette île: il n'atenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel, mais l'aveugle passion de revoir samisérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour revoirIthaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter: il partit; et je fus vengée par la tempête: sonvaisseau, après avoir été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si tristeexemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régnerjamais dans l'île d'Ithaque après lui: consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez ici unedivinité prête à vous rendre heureux et un royaume, qu'elle vous offre.La déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été heureuxauprès d'elle; elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphème et chez Antiphate,roi des Lestrygons; elle n'oublia pas ce qui lui était arrivé dans l'île de Circé, fille du Soleil, ni lesdangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde. Elle représenta la dernière tempête queNeptune avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il étaitpéri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens.Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité deCalypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Ilrépondit en peu de mots:- O déesse, pardonnez à ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger. Peut-être que dans lasuite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez: laissez-moi en ce momentpleurer mon père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré.Calypso n'osa d'abord le presser davantage: elle feignit même d'entrer dans sa douleur et des'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connaître les moyens de toucher son coeur, elle luidemanda comment il avait fait naufrage et par quelles aventures il était sur ces côtes.- Le récit de mes malheurs - dit-il - serait trop long.- Non, non - répondit-elle - il me tarde de les savoir; hâtez-vous de me les raconter.

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Elle le pressa longtemps. Enfin il ne put lui résister, et il parla ainsi:"J'étais parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siège de Troie desnouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ: j'avaispris soin de le leur cacher, connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas, qui mereçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lasséde vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouïdire que mon père avait été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent,s'opposait à ce téméraire dessein. Il me représentait, d'un côté, les Cyclopes, géants monstrueuxqui dévorent les hommes, de l'autre, la flotte d'Enée et des Troyens, qui étaient sur ces côtes. CesTroyens - disait-il - sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient avec plaisir lesang du fils d'Ulysse. Retournez - continuait-il - en Ithaque: peut-être que votre père, aimé desdieux, y sera aussitôt que vous. Mais, si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sapatrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tousles peuples et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamaisUlysse lui-même."Ces paroles étaient salutaires; mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter. Je n'écoutai quema passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire, quej'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir àme corriger de ma présomption."Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée: elle croyait sentir en luiquelque chose de divin; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses; ainsi elle demeuraitpleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir sontrouble.- Continuez - dit-elle à Télémaque - et satisfaites ma curiosité.Télémaque reprit ainsi:"Nous eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile; mais ensuite une noiretempête déroba le ciel à nos yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la lueurdes éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux exposés au même péril, et nous reconnûmesbientôt que c'étaient les vaisseaux d'Enée: ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que lesrochers. Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente m'avaitempêché de considérer attentivement. Mentor parut dans ce danger, non seulement ferme etintrépide, mais encore plus gai qu'à l'ordinaire: c'était lui qui m'encourageait; je sentais qu'ilm'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement tous les ordres, pendant que le piloteétait troublé. Je lui disais: "Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos conseils? Nesuis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même, dans un âge où l'on n'a ni prévoyancede l'avenir, ni expérience du passé, ni modération pour ménager le présent? O si jamais nouséchappons de cette tempête, je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi:c'est vous, Mentor, que je croirai toujours."Mentor, en souriant, me répondit: "Je n'ai garde de vous reprocher la faute que vous avez faite; ilsuffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve à être une autre fois plus modéré dans vos désirs.Mais, quand le péril sera passé, la présomption reviendra peut-être. Maintenant il faut se soutenirpar le courage. Avant que de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre; mais, quand ony est, il ne reste plus qu'à le mépriser. Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un coeur plusgrand que tous les maux qui vous menacent."La douceur et le courage du sage Mentor me charmèrent; mais je fus encore bien plus surprisquand je vis avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment où le cielcommençait à s'éclaircir et où les Troyens, nous voyant de près, n'auraient pas manqué de nousreconnaître, il remarqua un de leurs vaisseaux presque semblable à celui des nôtres que la tempêteavait écarté, et dont la poupe était couronnée de certaines fleurs: il se hâta de mettre sur notrepoupe des couronnes de fleurs semblables; il les attacha lui-même avec des bandelettes de lamême couleur que celles des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser le plus qu'ilspourraient le long de leurs bancs, pour n'être point reconnus des ennemis. En cet état, nous

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passâmes au milieu de leur flotte: ils poussèrent des cris de joie en nous voyant, comme en voyantdes compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes même contraints par la violence de lamer d'aller assez longtemps avec eux. Enfin, nous demeurâmes un peu derrière, et, pendant queles vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fîmes les derniers efforts pour aborder àforce de rames sur la côte voisine de Sicile.Nous y arrivâmes en effet, mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flottequi nous faisait fuir: nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs.C'était là que régnait le vieux Aceste, sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage, queles habitants crurent que nous étions ou d'autres peuples de l'île armés pour les surprendre, oudes étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le premieremportement, ils égorgent tous nos compagnons: ils ne réservent que Mentor et moi pour nousprésenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'où nous venions.Nous entrons dans la ville avec les mains liées derrière le dos, et notre mort n'était retardée quepour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel quand on saurait que nous étions Grecs.On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et sepréparait à un grand sacrifice. Il nous demande d'un ton sévère quel est notre pays et le sujet denotre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit:"Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là."Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nousprenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans uneforêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux.Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai:"O roi, faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suisTélémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers; si jene puis ni le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je nesaurais supporter."A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils dece cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie."O fils d'Ulysse - me dit Aceste - je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens quevotre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte: vous et celui qui vous mène, vous périrez."En même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeaud'Anchise."Leur sang - disait-il - sera agréable à l'ombre de ce héros; Enée même, quand il saura un telsacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde."Tout le peuple applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà onnous menait sur le tombeau d'Anchise: on y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé;le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nullecompassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demandatranquillement à parler au roi. Il lui dit:"O Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens,ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquisedes présages et de la volonté des dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulésvous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut desmontagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir:mettez vos peuples sous les armes et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vosmurailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vousserez libre de nous immoler dans trois jours; si, au contraire, elle est véritable, souvenez-vousqu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient."Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamaistrouvée en aucun homme.

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"Je vois bien - répondit-il - ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous lesdons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes lesprospérités."En même temps, il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pourprévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmestremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants, les larmes aux yeux, qui se retiraient dans laville. Les boeufs mugissants et les brebis bêlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, etne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'était, de toutes parts, des cris confusde gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans cetrouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais lesprincipaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était unimposteur, qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchantdes montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable deBarbares armés: c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur lesmonts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamaisadouci. Ceux qui avaient méprisé la sage prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurstroupeaux. Le roi dit à Mentor:"J'oublie que vous êtes des Grecs: nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ontenvoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vosconseils; hâtez-vous de nous secourir."Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend unbouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête ets'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans savieillesse, le suivre que de loin. Je le suis de plus près; mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasseressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sousses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans untroupeau de faibles brebis: il déchire, il égorge, il nage dans le sang, et les bergers, loin de secourirle troupeau, fuient tremblants, pour se dérober à sa fureur.Ces Barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Lessujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils nese croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était demon âge, mais il était plus grand que moi: car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient dela même origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi: mais, sansm'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sapoitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents d'un sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sachute, le bruit de ses armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins àAceste avec les armes du mort que j'avais enlevées. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemisen désordre, les tailla en pièces et poussa les fuyards jusque dans les forêts.Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste,touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Enéerevenaient en Sicile: il nous en donna un pour retourner en notre pays, nous combla de présents,et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait; mais il ne voulut nousdonner ni un pilote, ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur lescôtes de la Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant en commerce avec tous lespeuples du monde, n'avaient rien à craindre et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ilsnous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nousréservaient à d'autres dangers.

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Second livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'ilmontait ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers et conduits en Egypte.Richesses et merveilles de ce pays: sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris,qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Métophis. Par ordre de cet officier, Mentor est venduà des Ethiopiens qui l'emmènent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désertd'Oasis. Là, Termosiris, prêtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil en lui apprenant à imiter le dieu, qui,étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrâce en polissant lesmoeurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisait de merveilleux dans lesdéserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnaît son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais lamort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs: il est emprisonné dans une tour sur le bord de lamer, d'où il voit Bocchoris, nouveau roi d'Egypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par lesPhéniciens.

Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Egypte,et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce et laforce de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avaient enflé le coeur de ces peuples. Ilsavaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquêtes, etils avaient fourni des troupes à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu desréjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leurcommerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous côtés cherchant les Phéniciens.Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnesde la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derrière nous et se perdre dans les nues. En mêmetemps nous voyons approcher les navires des Egyptiens, semblables à une ville flottante. LesPhéniciens les reconnurent et voulurent s'en éloigner; mais il n'était plus temps. Leurs voilesétaient meilleures que les nôtres; le vent les favorisait; leurs rameurs étaient en plus grandnombre: ils nous abordent, nous prennent et nous emmènent prisonniers en Egypte.En vain je leur représentai que je n'étais pas Phénicien; à peine daignèrent-ils m'écouter: ils nousregardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient, et ils ne songèrent qu'au profitd'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange decelles du Nil, et nous voyons la côte d'Egypte, presque aussi basse que la mer. Ensuite nousarrivons à l'île de Pharos, voisine de la ville de No; de là nous remontons le Nil jusques àMemphis.Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraientété charmés de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'unnombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir desvilles opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tousles ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, deslaboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein, desbergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échosd'alentour."Heureux - disait Mentor - le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vitheureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ô Télémaque, quevous devez régner et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder leroyaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux,et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roiqui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre et qu'à abattreleurs sujets pour les rendre plus soumis sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints commeils le veulent être; mais ils sont haïs, détestés, et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets queleurs sujets n'ont à craindre d'eux."Je répondais à Mentor:

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"Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner: il n'y a plusd'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope, et, quand mêmeUlysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais jen'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autrepensée ne nous est plus permise: mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous."En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, quicraignait les maux avant quels arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les craindre dèsqu'ils étaient arrivés."Indigne fils du sage Ulysse - s'écriait-il - quoi donc! vous vous laissez vaincre à votre malheur!Sachez que vous reverrez un jour l'île d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa premièregloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune ne peut abattre, et qui,dans ses malheurs, encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais.O s'il pouvait apprendre, dans les terres éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imiterni sa patience, ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte et lui serait plus rude que tousles malheurs qu'il souffre depuis si longtemps."Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagned'Egypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes;la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants, qu'onaccoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitudepour toutes les cérémonies de religion; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pourles hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassaitpoint d'admirer ce bel ordre."Heureux - me disait-il sans cesse - le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! Mais encore plusheureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples et qui trouve le sien dans sa vertu! Il est plusque craint, car il est aimé. Non seulement on lui obéit, mais encore il est le roi de tous les coeurs:chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre et donnerait sa vie pour lui,"Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaître mon courage au fond de mon coeur, àmesure que ce sage ami me parlait. Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente etmagnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes pour être présentés au roiSésostris, qui voulait examiner les choses par lui-même et qui était fort animé contre les Tyriens.Nous remontâmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse Thèbes à cent portes, oùhabitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense et plus peuplée que les plusflorissantes villes de Grèce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours deseaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts et pour la sûreté publique. Les placessont ornées de fontaines et d'obélisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple,mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville: on n'y voit quecolonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or etd'argent massif.Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Ilécoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintesà lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisait ni ne rebutait personne, et ne croyait être roique pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les étrangers, il lesrecevait avec bonté, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chosed'utile en s'instruisant des moeurs et des manières des peuples éloignés. Cette curiosité du roi fitqu'on nous présenta à lui. Il était sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il était déjàvieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté: il jugeait tous les jours les peuples avec unepatience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. Après avoir travaillé toute la journée à réglerles affaires et à rendre une exacte justice, il se délassait le soir à écouter des hommes savants ou àconverser avec les plus honnêtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans safamiliarité. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de fastedes rois qu'il avait vaincus et de s'être confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout àl'heure.

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Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et monnom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui répondis:"O grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tantde sang à toute la Grèce. Ulysse, mon père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville: ilerre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'île d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche,et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsipuissent les dieux vous conserver à vos enfants et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bonpère!"Sésostris continuait à me regarder d'un oeil de compassion; mais, voulant savoir si ce que je disaisétait vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient prisnotre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens."S'ils sont Phéniciens - dit le roi - il faut doublement les punir, pour être nos ennemis, et plusencore pour avoir voulu nous tromper par un lâche mensonge; si au contraire ils sont Grecs, jeveux qu'on les traite favorablement et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux:car j'aime la Grèce; plusieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Hercule; lagloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse dumalheureux Ulysse: mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse."L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'âme aussi corrompue et aussiartificieuse que Sésostris était sincère et généreux. Cet officier se nommait Métophis. Il nousinterrogea pour tâcher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor répondait avec plus desagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec défiance: car les méchants s'irritent contre lesbons. Il nous sépara, et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'était devenu Mentor.Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Métophis espérait toujours qu'en nousquestionnant séparément il pourrait nous faire dire des choses contraires; surtout il croyaitm'éblouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait caché. Enfin ilne cherchait pas de bonne foi la vérité; mais il voulait trouver quelque prétexte de dire au roi quenous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence etmalgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper. Hélas! à quoi les rois sont-ils exposés!Les plus sages mêmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent;les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs. Les bons attendent qu'on lescherche, et les princes ne savent guère les aller chercher; au contraire, les méchants sont hardis,trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contrel'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. O qu'un roi estmalheureux d'être exposé aux artifices des méchants! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'iln'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisais dans mon malheur, etje rappelais tout ce que j'avais ouï dire à Mentor.Cependant Métophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis avec ses esclaves, afin que jeservisse avec eux à conduire ses grands troupeaux."En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant:- Eh bien! que fîtes-vous alors, vous qu'aviez préféré en Sicile la mort à la servitude?Télémaque répondit:"Mon malheur croissait toujours; je n'avais plus la misérable consolation de choisir entre laservitude et la mort: il fallut être esclave et épuiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de lafortune. Il ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais pas même dire un mot pourtravailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Ethiopiens, et qu'il lesavait suivis en Ethiopie.Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux: on y voit des sables brûlants au milieu des plaines; desneiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes, et ontrouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi des rochers, vers le milieu dupenchant de ces montagnes escarpées; les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peutfaire luire ses rayons.

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Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers aussi sauvages que le pays même. Là,je passais les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau, pour éviter la fureurbrutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pourfaire valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommait Butis.Je devais succomber en cette occasion: la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau etje m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendais la mort, ne pouvant plus supportermes peines.En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait, les chênes et les pins semblaientdescendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissantesortit de la caverne et me fit entendre ces paroles:"Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience. Les princes quiont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être: la mollesse les corrompt, l'orgueil lesenivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais! Tureverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maître des autreshommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à lessoulager; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu serasmodéré et courageux pour vaincre tes passions."Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon coeur; elles y firent renaître la joie et lecourage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui glace le sangdans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels: je me levai tranquille; j'adorai àgenoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps, jeme trouvai un nouvel homme: la sagesse éclaira mon esprit: je sentais une douce force pourmodérer toutes mes passions et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tousles bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude apaisèrent enfin le cruel Butis, quiétait en autorité sur les autres esclaves et qui avait voulu d'abord me tourmenter.Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres, et j'étaisaccablé d'ennui, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. "Heureux -disais-je - ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'unevie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant et qui se plaisent à cultiver leuresprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujoursavec eux de quoi s'entretenir, et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même desdélices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment àlire et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture."Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, oùj'aperçus tout à coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grandfront chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture; sa taille était haute etmajestueuse; son teint était encore frais et vermeil; ses yeux, vifs et perçants; sa voix, douce; sesparoles, simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appelait Termosiris, etil était prêtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Egypte avaientconsacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur desdieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées,qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Ilprévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaître les hommes et les desseins dontils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouée n'apoint autant de grâces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée: aussi aimait-il lesjeunes gens, quand ils étaient dociles et qu'ils avaient le goût de la vertu.Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appelait: Mon fils. Jelui disais souvent:"Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi: ils m'ont donné en vous unautre soutien."Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux: il me récitait lesvers qu'il avait faits et me donnait ceux de plusieurs excellents poètes favorisés des Muses.

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Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur et qu'il prenait en main sa lyred'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaientdes forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paraissaient émus, et vous auriez cru queles rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Ilne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros et la sagesse des hommes qui préfèrent lagloire aux plaisirs.Il me disait souvent que je devais prendre courage et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse,ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiverles Muses. "Apollon - disait-il - indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans lesplus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes, qui forgeaient les foudres, et il les perça deses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flamme; on n'entendit plusles coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernesde la terre et les abîmes de la mer: le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes,commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise embrasée; quoique boiteux, ilmonte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dansl'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel etle précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire, pour donner auxhommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tousses rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de laflûte, et tous les autres bergers venaient, à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine,écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient queconduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages: toute la campagne étaitcomme un désert affreux.Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantaitles fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand et la verdure qui naît sous sespas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes et où larosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automnerécompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtredanse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes et lescreux vallons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Ilapprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que lasimple nature a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux queles rois, et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, lesris, les grâces, suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête:on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui sejouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelquerocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leurenseignait à remporter le prix de la course et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieuxmêmes devinrent jaloux des bergers: cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ilsrappelèrent Apollon dans l'Olympe.Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichezcette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont lescharmes de l'harmonie; adoucissez les coeurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leursentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôteraux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois,vous feront regretter sur le trône la vie pastorale."Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes, qui lafirent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voixavait une harmonie divine; je me sentais ému et comme hors de moi-même, pour chanter lesgrâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits àchanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspenduset immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons: il semblait que ces déserts

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n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitantssemblait adoucir la terre.Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon oùTermosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; lesbergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dansdes corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre: nos plusdoux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues etles raisins; nos sièges étaient de gazon; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréableque les lambris dorés des palais des rois.Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vintse jeter sur mon troupeau: déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que mahoulette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes,ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat sesflancs avec sa longue queue. Je le terrasse: la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon lacoutume des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois il se releva: il poussait desrugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Trois fois je l'abattis. Enfin je l'étouffai entremes bras, et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ceterrible lion.Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toutel'Egypte; il parvint même jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs, qu'onavait pris pour des Phéniciens, avait ramené l'âge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Ilvoulut me voir: car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hommes touchait songrand coeur. Il me vit; il m'écouta avec plaisir; il découvrit que Métophis l'avait trompé paravarice: il le condamna à une prison perpétuelle et lui ôta toutes les richesses qu'il possédaitinjustement."O qu'on est malheureux - disait-il - quand on est au-dessus du reste des hommes! Souvent on nepeut voir la vérité par ses propres yeux: on est environné de gens qui l'empêchent d'arriver jusqu'àcelui qui commande; chacun est intéressé à le tromper; chacun, sous une apparence de zèle, cacheson ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne: on l'aimesi peu que, pour obtenir ses faveurs, on le flatte et on le trahit."Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié et résolut de me renvoyer en Ithaque avec desvaisseaux et des troupes pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prête;nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relève tout à coupceux qu'elle a le plus abaissés. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenirenfin dans son royaume après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-même que jepourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus del'Ethiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir des nouvelles,Sésostris, qui était fort âgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveauxmalheurs.Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte: chaque famille croyait avoir perdu sonmeilleur ami, son protecteur, son père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient: "Jamaisl'Egypte n'eut un si bon roi; jamais elle n'en aura de semblable. O dieux! Il fallait ou ne le montrerpoint aux hommes, ou ne le leur ôter jamais: pourquoi faut-il que nous survivions au grandSésostris?" Les jeunes gens disaient: "L'espérance de l'Egypte est détruite: nos pères ont étéheureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir saperte". Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendantquarante jours tous les peuples les plus reculés y accoururent en foule: chacun voulait voir encoreune fois le corps de Sésostris; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent être misavec lui dans le tombeau.Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanitépour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour

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de la gloire. La grandeur de son père avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait éténourri dans la mollesse et dans une fierté brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ilsn'étaient faits que pour lui et qu'il était d'une autre nature qu'eux. Il ne songeait qu'à contenter sespassions, qu'à dissiper les trésors immenses que son père avait ménagés avec tant de soin, qu'àtourmenter les peuples et qu'à sucer le sang des malheureux; enfin qu'à suivre les conseilsflatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait avec mépris tous les sagesvieillards qui avaient eu la confiance de son père. C'était un monstre, et non pas un roi. Toutel'Egypte gémissait, et, quoique le nom de Sésostris, si cher aux Egyptiens, leur fît supporter laconduite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte; et un prince si indigne du trône nepouvait longtemps régner.Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bordde la mer, auprès de Péluse, où notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort.Métophis avait eu l'adresse de sortir de prison et de se rétablir auprès du nouveau roi: il m'avaitfait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrâce que je lui avais causée. Je passais lesjours et les nuits dans une profonde tristesse: tout ce que Termosiris m'avait prédit et tout ce quej'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus qu'un songe; j'étais abîmé dans la plus amèredouleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où j'étais prisonnier; souvent jem'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se brisercontre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés dunaufrage, j'enviais leur sort. "Bientôt - disais-je en moi-même - ils finiront les malheurs de leurvie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre."Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forêt de mâts devaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde était écumante sous lescoups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur lerivage une partie des Egyptiens effrayés qui couraient aux armes et d'autres qui semblaient allerau-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangersétaient, les uns de Phénicie, et les autres de l'île de Chypre; car mes malheurs commençaient à merendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divisés entre eux:je n'eus aucune peine à croire que l'insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé unerévolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'unsanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoirfavorisé leur descente, attaquèrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ceroi qui animait les siens par son exemple: il paraissait comme le dieu Mars: des ruisseaux de sangcoulaient autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant; àpeine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux,d'une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir: il était comme un beaucheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait pointsa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui lemenaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquât degénie: ses lumières égalaient son courage; mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaisefortune; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sapuissance et de son bonheur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux: la moindrerésistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus; il était comme hors de lui-même: sonorgueil furieux en faisait une bête farouche; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaienten un instant; ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux quiflattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts,et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablé. Je levis périr: le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Il tomba de son char, que les chevaux traînaienttoujours, et ne pouvant plus tenir les rênes, il fut mis sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'îlede Chypre lui coupa la tête; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, àtoute l'armée victorieuse.

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Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés etéteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte, qui semblait vouloir encore acheverdes paroles commencées, cet air superbe et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer.Toute ma vie il sera peint devant mes yeux, et, si jamais les dieux me faisaient régner, jen'oublierais point, après un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander et n'estheureux dans sa puissance qu'autant qu'il la soumet à la raison. Hé! quel malheur, pour unhomme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maître de tant d'hommes que pour lesrendre malheureux!"

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Troisième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque. Le successeur de Bocchorisrendant tous les prisonniers phéniciens, Télémaque est emmené avec eux sur le vaisseau de Narbal, quicommandait la flotte tyrienne. Pendant le trajet, Narbal lui dépeint la puissance des Phéniciens et le triste esclavageauquel ils sont réduits par le soupçonneux et cruel Pygmalion. Télémaque, retenu quelque temps à Tyr, observeattentivement l'opulence et la prospérité de cette grande ville. Narbal lui apprend par quels moyens elle est parvenueà un état si florissant. Cependant, Télémaque étant sur le point de s'embarquer pour l'île de Chypre, Pygmaliondécouvre qu'il est étranger et veut le faire prendre: mais Astarbé, maîtresse du tyran, le sauve, pour faire mourir àsa place un jeune homme dont le mépris l'avait irritée. Télémaque s'embarque enfin sur un vaisseau chyprien, pourretourner à Ithaque par l'île de Chypre.

Calypso écoutait avec étonnement des paroles si sages. Ce qui la charmait le plus était de voir quele jeune Télémaque racontait ingénument les fautes qu'il avait faites par précipitation et enmanquant de docilité pour le sage Mentor: elle trouvait une noblesse et une grandeur étonnantedans ce prince qui s'accusait lui-même et qui paraissait avoir si bien profité de ses imprudencespour se rendre sage, prévoyant et modéré.- Continuez, - disait-elle - mon cher Télémaque; il me tarde de savoir comment vous sortîtes del'Egypte, et où vous avez trouvé le sage Mentor, dont vous aviez senti la perte avec tant de raison.Télémaque reprit ainsi son discours:"Les Egyptiens les plus vertueux et les plus fidèles au roi étant les plus faibles et voyant le roimort furent contraints de céder aux autres: on établit un autre roi nommé Termutis. LesPhéniciens, avec les troupes de l'île de Chypre, se retirèrent après avoir fait alliance avec lenouveau roi. Il rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre.On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres, et l'espérance commença de reluire aufond de mon coeur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles; les rameurs fendaient les ondesécumantes; la vaste mer était couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; lesrivages d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient peu à peu.Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levait, semblaitfaire sortir de la mer ses feux étincelants: ses rayons doraient le sommet des montagnes que nousdécouvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint d'un sombre azur, nous promettaitune heureuse navigation.Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne meconnaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom etma patrie."De quelle ville de Phénicie êtes-vous?" me dit-il."Je ne suis point de Phénicie - lui dis-je - mais les Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans unvaisseau de Phénicie: j'ai demeuré longtemps captif en Egypte comme un Phénicien; c'est sous cenom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré.""De quel pays êtes-vous donc?" reprit Narbal.Alors je lui parlai ainsi:"Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon père s'est rendu fameux entre tousles rois qui ont assiégé la ville de Troie: mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie. Jel'ai cherché en plusieurs pays; la fortune me persécute comme lui: vous voyez un malheureux quine soupire qu'après le bonheur de retourner parmi les siens et de trouver son père."Narbal me regardait avec étonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux quivient des dons du ciel et qui n'est point dans le commun des hommes. Il était naturellementsincère et généreux: il fut touché de mon malheur et me parla avec une confiance que les dieux luiinspirèrent pour me sauver d'un grand péril."Télémaque, je ne doute point - me dit-il - de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter; ladouleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier de vous; je sensmême que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment et qu'ils veulent que je vous aime aussi

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comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire, et, pour récompense, je nevous demande que le secret.""Ne craignez point - lui dis-je - que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrezme confier: quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret etencore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui.""Comment avez-vous pu - me dit-il - vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse? Jeserai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement de laplus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles.""Quand Ulysse - lui dis-je - partit pour aller au siège de Troie, il me prit sur ses genoux et entreses bras (c'est ainsi qu'on me l'a raconté). Après m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles,quoique je ne pusse les entendre: "O mon fils, que les dieux me préservent de te revoir jamais,que plutôt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé, de mêmeque le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence à éclore, que mes ennemiste puissent écraser aux yeux de ta mère et aux miens, si tu dois un jour te corrompre etabandonner la vertu! O mes amis - continua-t-il - je vous laisse ce fils qui m'est si cher; ayez soinde son enfance: si vous m'aimez, éloignez de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre;qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser. Surtout n'oubliezrien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère et fidèle à garder un secret. Quiconque est capablede mentir est indigne d'être compté au nombre des hommes, et quiconque ne sait pas se taire estindigne de gouverner." Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les répétersouvent et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur; je me les redis souvent à moi-même.Les amis de mon père eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret: j'étais encore dans laplus tendre enfance, et ils me confiaient déjà toutes les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mèreexposée à un grand nombre de téméraires qui voulaient l'épouser. Ainsi on me traitait dès lorscomme un homme raisonnable et sûr: on m'entretenait secrètement des plus grandes affaires; onm'instruisait de tout ce qu'on avait résolu pour écarter ces prétendants. J'étais ravi qu'on eût enmoi cette confiance: par là je me croyais déjà un homme fait. Jamais je n'en ai abusé; jamais il nem'a échappé une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent les prétendantstâchaient de me faire parler, espérant qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelquechose d'important, ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur répondre sans mentir et sansleur apprendre ce que je ne devais pas dire."Alors Narbal me dit:"Vous voyez, Télémaque, la puissance des Phéniciens: ils sont redoutables à toutes les nationsvoisines par leurs innombrables vaisseaux; le commerce, qu'ils font jusques aux colonnesd'Hercule, leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants. Le grandroi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine à les vaincre par terreavec ses armées qui avaient conquis tout l'Orient. Il nous imposa un tribut que nous n'avons paslongtemps payé: les Phéniciens se trouvaient trop riches et trop puissants pour porterpatiemment le joug de la servitude, nous reprîmes notre liberté. La mort ne laissa pas à Sésostrisle temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesseencore plus que de sa puissance: mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dépourvude toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à craindre. En effet les Egyptiens,bien loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ontété contraints de nous appeler à leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nousavons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté et à l'opulence des Phéniciens! Maispendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves nous-mêmes. O Télémaque,craignez de tomber dans les cruelles mains de Pygmalion, notre roi: il les a trempées, ces mainscruelles, dans le sang de Sichée, mari de Didon, sa soeur. Didon, pleine d'horreur et devengeance, s'est sauvée de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu etla liberté l'ont suivie: elle a fondé sur la côte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage.Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable etodieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens; l'avarice le rend défiant,

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soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plusgrand à Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir sesinjustices et ses infamies; la vertu le condamne: il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite,l'inquiète, le ronge, il a peur de son ombre; il ne dort ni nuit ni jour: les dieux, pour le confondre,l'accablent de trésors dont il n'ose jouir. Ce qu'il cherche pour être heureux est précisément ce quil'empêche de l'être. Il regrette tout ce qu'il donne; il craint toujours de perdre; il se tourmentepour gagner. On ne le voit presque jamais; il est seul, triste, abattu au fond de son palais! ses amismêmes n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible tient toujours desépées nues et des piques levées autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent lesunes aux autres, et dont chacune a une porte de fer avec six gros verrous, sont le lieu où il serenferme; on ne sait jamais dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couchejamais deux nuits de suite dans la même, de peur d'y être égorgé. Il ne connaît ni les doux plaisirs,ni l'amitié encore plus douce: si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de lui etqu'elle refuse d'entrer dans son coeur. Ses yeux creux sont pleins d'un feu âpre et farouche; ilssont sans cesse errants de tous côtés. Il prête l'oreille au moindre bruit et se sent tout ému; il estpâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tirede son coeur de profonds gémissements; il ne peut cacher les remords qui déchirent ses entrailles.Les mets les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants, loin d'être son espérance, sont le sujet de saterreur; il en a fait ses plus dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assuré; il nese conserve qu'à force de répandre le sang de tous ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas quesa cruauté, à laquelle il se confie, le fera périr! Quelqu'un de ses domestiques, aussi défiant que lui,se hâtera de délivrer le monde de ce monstre. Pour moi, je crains les dieux: quoi qu'il m'en coûte,je serai fidèle au roi qu'ils m'ont donné. J'aimerais mieux qu'il me fit mourir que de lui ôter la vieet même que de manquer à le défendre. Pour vous, ô Télémaque, gardez-vous bien de lui dire quevous êtes le fils d'Ulysse: il espérerait qu'Ulysse, retournant à Ithaque, lui paierait quelque grandesomme pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison."Quand nous arrivâmes à Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et je reconnus la vérité de tout ce qu'ilm'avait raconté. Je ne pouvais comprendre qu'un homme pût se rendre aussi misérable quePygmalion me le paraissait. Surpris d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais enmoi-même: "Voilà un homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux: il a cru y parvenir par lesrichesses et par une autorité absolue; il possède tout ce qu'il peut désirer; et cependant il estmisérable par ses richesses et par son autorité même. S'il était berger, comme je l'étais naguère, ilserait aussi heureux que je l'ai été; il jouirait des plaisirs innocents de la campagne, et en jouiraitsans remords; il ne craindrait ni le fer ni le poison; il aimerait les hommes, il en serait aimé: iln'aurait point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable, puisqu'il n'ose ytoucher; mais il jouirait librement des fruits de la terre et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cethomme paraît faire tout ce qu'il veut; mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse: il fait tout ce queveulent ses passions féroces; il est toujours entraîné par son avarice, par sa crainte, par sessoupçons. Il paraît maître de tous les autres hommes: mais il n'est pas maître de lui-même, car il aautant de maîtres et de bourreaux qu'il a de désirs violents."Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans le voir; car on ne le voyait point, et on regardait seulementavec crainte ces hautes tours, qui étaient nuit et jour entourées de gardes, où il s'était mis lui-même comme en prison, se renfermant avec ses trésors. Je comparais ce roi invisible avecSésostris, si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers, si attentif à écouter toutle monde et à tirer du coeur des hommes la vérité qu'on cache aux rois. "Sésostris - disais-je - necraignait rien et n'avait rien à craindre; il se montrait à tous ses sujets comme à ses propresenfants: celui-ci craint tout et a tout à craindre. Ce méchant roi est toujours exposé à une mortfuneste, même dans son palais inaccessible, au milieu de ses gardes; au contraire, le bon roiSésostris était en sûreté au milieu de la foule des peuples, comme un bon père dans sa maison,environné de sa famille."Pygmalion donna ordre de renvoyer les troupes de l'île de Chypre qui étaient venues secourir lessiennes à cause de l'alliance qui était entre les deux peuples. Narbal prit cette occasion de me

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mettre en liberté: il me fit passer en revue parmi les soldats chypriens; car le roi était ombrageuxjusque dans les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles et inappliqués est de se livreravec une aveugle confiance à des favoris artificieux et corrompus; le défaut de celui-ci était, aucontraire, de se défier des plus honnêtes gens: il ne savait point discerner les hommes droits etsimples qui agissent sans déguisement; aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gensne vont point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il était sur le trône,dans les hommes dont il s'était servi, tant de dissimulation, de perfidie et de vices affreux déguiséssous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes sans exception comme s'ilseussent été masqués. Il supposait qu'il n'y a aucune sincère vertu sur la terre: ainsi il regardait tousles hommes comme étant à peu près égaux. Quand il trouvait un homme faux et corrompu, il nese donnait point la peine d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Lesbons lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés, parce qu'il les croyait aussi méchantset plus trompeurs.Pour revenir à moi, je fus confondu avec les Chypriens, et j'échappai à la défiance pénétrante duroi. Narbal tremblait, dans la crainte que je ne fusse découvert: il lui en eût coûté la vie, et à moiaussi. Son impatience de nous voir partir était incroyable: mais les vents contraires nous retinrentassez longtemps à Tyr.Je profitai de ce séjour pour connaître les moeurs des Phéniciens, si célèbres dans toutes lesnations connues. J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer,dans une île. La côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par lenombre des villes et des villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat: carles montagnes mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi; elle est rafraîchie par le ventdu nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend lesnues et va toucher les astres. Une glace éternelle couvre son front; des fleuves pleins de neigetombent, comme des torrents, des pointes des rochers qui environnent sa tête. Au-dessous onvoit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés etqui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de graspâturages dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent, lesbrebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux qui bondissent sur l'herbe fraîche: là coulent milledivers ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit au-dessous de cespâturages le pied de la montagne qui est comme un jardin; le printemps et l'automne y règnentensemble pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi, qui sèche etqui brûle tout, ni le rigoureux aquilon n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.C'est auprès de cette belle côte que s'élève dans la mer l'île où est bâtie la ville de Tyr. Cettegrande ville semble nager au-dessus des eaux et être la reine de toute la mer. Les marchands yabordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameuxmarchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'estpoint une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tousles peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles, semblables à deux bras, quis'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port où les vents ne peuvent entrer. Dans ceport on voit comme une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux qu'à peinepeut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leursgrandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit detous les côtés le fin lin d'Egypte et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux;cette double teinture est si vive que le temps ne peut l'effacer: on s'en sert pour des laines fines,qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent. Les Phéniciens font le commerce de tous lespeuples jusqu'au détroit de Gadès, et ils ont même pénétré dans le vaste océan qui environnetoute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge, et c'est par ce cheminqu'ils vont chercher, dans des îles inconnues, de l'or, des parfums et divers animaux qu'on ne voitpoint ailleurs.Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville, où tout était enmouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et curieux,

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qui vont chercher des nouvelles dans la place publique ou regarder les étrangers qui arrivent sur leport. Les hommes y sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandisesou à les vendre, à ranger leurs magasins et à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par lesnégociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessinsde broderie, ou de plier les riches étoffes."D'où vient - disais-je à Narbal - que les Phéniciens se sont rendus les maîtres du commerce detoute la terre et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?""Vous le voyez - me répondit-il - la situation de Tyr est heureuse pour la navigation. C'est notrepatrie qui a la gloire d'avoir inventé la navigation: les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croirece qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptèrent les flots, longtemps avant l'âge deTiphys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce; ils furent - dis-je - les premiers qui osèrent semettre dans un frêle vaisseau à la merci des vagues et des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de lamer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Egyptiens et desBabyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples, que la mer avait séparés. Les Tyriens sontindustrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers; ils ont une exacte police; ils sontparfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plussûr, plus commode à tous les étrangers. Voilà, sans aller chercher d'autres causes, ce qui leurdonne l'empire de la mer et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division etla jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté,si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie, si les arts cessaient d'être enhonneur dans leur ville, s'ils manquaient de bonne foi vers les étrangers, s'ils altéraient tant soitpeu les règles d'un commerce libre, s'ils négligeaient leurs manufactures et s'ils cessaient de faireles grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dansson genre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez.""Mais expliquez-moi - lui disais-je - les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareilcommerce.""Faites - me répondit-il - comme on fait ici: recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière; ne vous laissez jamaisentraîner ni par l'avarice, ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloirjamais trop gagner et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers; souffrezmême quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur. Soyez constant dansles règles du commerce; qu'elles soient simples et faciles; accoutumez vos peuples à les suivreinviolablement: punissez sévèrement la fraude et même la négligence ou le faste des marchands,qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gênerle commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle point, de peur de legêner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets, qui en ont la peine; autrement il les découragera:il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses Etats. Le commerceest comme certaines sources: si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a quele profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous: si vous leur rendez le commercemoins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement et ne reviennent plus, parce qued'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux et les accoutument à sepasser de vous. Il faut même vous avouer que, depuis quelque temps, la gloire de Tyr est bienobscurcie. O si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion, vous auriezété bien plus étonné! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur quimenace ruine. O malheureuse Tyr, en quelles mains es-tu tombée! Autrefois la mer t'apportait letribut de tous les peuples de la terre. Pygmalion craint tout et des étrangers, et de ses sujets. Aulieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus éloignées,dans une entière liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les nomsdes hommes qui y sont, leur genre de commerce, le prix de leurs marchandises et le temps qu'ilsdoivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands etpour confisquer leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; ilétablit, sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer lui-même dans le commerce, et

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tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Ainsi le commerce languit; les étrangersoublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux, et, si Pygmalion ne change deconduite, notre gloire et notre puissance seront bientôt transportées à quelque autre peuple mieuxgouverné que nous."Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer: car jevoulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume."Nous avons - me répondit-il - les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux, et nousles réservons avec soin pour cet usage: on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour laconstruction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles.""Comment - lui disais-je - avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?"Il me répondait:"Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dansles arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur dernière perfection; car leshommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquelsles grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dansles arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon géomètre; on estime fortun bon astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction, on neméprise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameursmêmes ont des récompenses sûres et proportionnées à leurs services: on les nourrit bien; on asoin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants;s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles; on renvoie chez eux ceux qui ontservi un certain temps. Ainsi on en a autant qu'on en veut: le père est ravi d'élever son fils dansun si bon métier; et, dès sa plus tendre enfance, il se hâte de lui enseigner à manier la rame, àtendre les cordages et à mépriser les tempêtes. C'est ainsi qu'on mène les hommes, sanscontrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien; lasoumission des inférieurs ne suffit pas: il faut gagner les coeurs et faire trouver aux hommes leuravantage pour les choses où l'on veut se servir de leur industrie."Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux et tous les métiers quiservent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais toutce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile.Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'aimait, attendait avec impatience mondépart, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour partoute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant quenous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vîmesvenir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal:"Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vousque vous avez mené un étranger qui passe pour Chyprien: le roi veut qu'on l'arrête et qu'on sachecertainement de quel pays il est; vous en répondrez sur votre tête." Dans ce moment, je m'étaisun peu éloigné pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans laconstruction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte detoutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port, et j'interrogeais l'ouvrier quiavait réglé ces proportions.Narbal, surpris et effrayé, répondit:"Je cherche cet étranger, qui est de l'île de Chypre."Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger ou j'étais."Je ne l'avais que trop prévu - me dit-il - mon cher Télémaque: nous sommes perdus. Le roi, quesa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de l'île de Chypre: il ordonnequ'on vous arrête; il veut me faire périr, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? Odieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mèneau palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'unstatuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père, et peut-être que le roi, sans

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approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et lamienne."Je répondis à Narbal:"Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous doistrop pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir: je ne suispas Chyprien, et je ne saurais dire que je le suis. Les dieux voient ma sincérité: c'est à eux àconserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je ne veux point la sauver par unmensonge."Narbal me répondait:"Ce mensonge, Télémaque, n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mêmes ne peuvent lecondamner: il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à deux innocents; il ne trompe le roique pour l'empêcher de faire un grand crime. Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et lacrainte de blesser la religion.""Il suffit - lui disais-je - que le mensonge soit mensonge pour n'être pas digne d'un homme quiparle en présence des dieux et qui doit tout à la vérité. Celui qui blesse la vérité offense les dieuxet se blesse soi-même, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me proposer ce qui estindigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer; s'ilsveulent nous laisser périr, nous serons en mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons auxhommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie: la mienne n'est déjà que troplongue, étant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon coeur s'attendrit.Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste!"Nous demeurâmes longtemps dans cette espèce de combat; mais enfin nous vîmes arriver unhomme qui courait hors d'haleine: c'était un autre officier du roi, qui venait de la part d'Astarbé.Cette femme était belle comme une déesse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux del'esprit; elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs, elle avait,comme les Sirènes, un coeur cruel et plein de malignité; mais elle savait cacher ses sentimentscorrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le coeur de Pygmalion par sa beauté, parson esprit, par sa douce voix et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violentamour pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse. Il ne songeait qu'à contenter toutesles passions de l'ambitieuse Astarbé; l'amour de cette femme ne lui était guère moins funeste queson infâme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour elle, elle n'avait pour lui que dumépris et du dégoût; elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait semblant de ne vouloir vivreque pour lui, dans le même temps où elle ne pouvait le souffrir.Il y avait à Tyr un jeune Lydien nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou,efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'àpeigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tourgracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima etdevint furieuse. Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une autre femme. D'ailleurs, ilcraignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'abandonna à sonressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvait faire passer Malachon pourl'étranger que le roi faisait chercher et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle lepersuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu le détromper. Comme il n'aimaitpoint les hommes vertueux et qu'il ne savait point les discerner, il n'était environné que de gensintéressés, artificieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles genscraignaient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur de déplaire à cettefemme hautaine, qui avait toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Crétois danstoute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Egypte: il fut mis en prison.Astarbé, qui craignait que Narbal n'allât parler au roi et ne découvrît son imposture, envoyait endiligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles:"Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger: elle ne vous demande que lesilence et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous. Cependant hâtez-vous de

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faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Egypte, afin qu'onne le voie plus dans la ville."Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfaitd'avoir obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commission.Narbal et moi, nous admirâmes la bonté des dieux, qui récompensaient notre sincérité et qui ontun soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu. Nous regardions avec horreur un roilivré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous,mérite de l'être, et l'est presque toujours grossièrement. Il se défie des gens de bien, et ils'abandonne à des scélérats; il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion: il est lejouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants poursauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir.En même temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables auxvaisseaux de Chypre."Les dieux se déclarent - s'écria Narbal - ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté:fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages lesplus inconnus! Heureux qui pourrait vivre et mourir avec vous! Mais un destin sévère m'attache àcette malheureuse patrie: il faut souffrir avec elle, peut-être faudra-t-il être enseveli dans sesruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité et que mon coeur n'aime que la justice.Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, devous accorder le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'à lamort. Virez, retournez en Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Quevos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu'il trouve en vousun fils qui égale sa sagesse! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et necessez jamais de m'aimer." Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans luirépondre; de profonds soupirs m'empêchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il memena jusqu'au vaisseau, il demeura sur le rivage et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessionsde nous regarder tandis que nous pûmes nous voir."

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Quatrième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Calypso interrompt Télémaque pour refaire reposer.Mentor le blâme en secret d'avoir entrepris le récit de ses aventures, et cependant lui conseille de l'achever, puisqu'ill'a commencé. Télémaque, selon l'avis de Mentor, continue son récit. Pendant le trajet de Tyr à l'île de Chypre, ilvoit en songe Vénus et Cupidon l'inviter au plaisir. Minerve lui apparaît aussi, le protégeant de son égide, etMentor, l'exhortant à fuir de l'île de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris dans unefurieuse tempête, qui eût lait périr le navire, si Télémaque lui-même n'eût pris en main le gouvernail et commandéles manoeuvres. Enfin on arrive dans l'île. Peintures des moeurs voluptueuses de ses habitants, du culte rendu àVénus, et des impressions funestes que ce spectacle produit sur le coeur de Télémaque. Les sages conseils de Mentor,qu'il retrouve tout à coup en ce lieu, le délivrent d'un si grand danger. Le Syrien Hasaël, à qui Mentor avait étévendu, ayant été contraint par les vents de relâcher à l'île de Chypre, comme il allait en Crète pour y étudier les loisde Minos, rend à Télémaque son sage conducteur, et s'embarque avec eux pour l'île de Crète. Ils jouissent, dans cetrajet, du beau spectacle d'Amphitrite traînée dans son char par des chevaux marins.

Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant lesaventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos.- Il est temps - lui dit-elle - que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux.Vous n'avez rien à craindre ici: tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtezla paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Auroreavec ses doigts de roses entrouvrira les portes dorées de l'orient et que les chevaux du soleil,sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes lesétoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votrepère n'a égalé votre sagesse et votre courage; ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenudes enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voirautant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil rende cette nuit courtepour vous. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! Qu'il me tardera de vous revoir, de vousentendre, de vous faire redire ce que je sais déjà et de vous demander ce que je ne sais pas encore!Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cettegrotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus douxcharmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membresfatigués et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens parles images les plus riantes et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller troppromptement.La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était nimoins rustique, ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un douxmurmure, qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure,sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autred'ours pour Mentor.Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque:- Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné; vous avez charmé la déesse en lui expliquantles dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré: par là vous n'avez faitqu'enflammer davantage son coeur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Commentespérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récitde vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagéeà vous raconter des histoires et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvémoyen de parler longtemps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elledésire savoir: tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, quevous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité et que vous saurez taire tout ce qui vous estavantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il estpardonnable d'en manquer; pour moi, je ne puis vous pardonner rien: je suis le seul qui vous

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connaît, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encoreéloigné de la sagesse de votre père!- Quoi donc! - répondit Télémaque - pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs?- Non - reprit Mentor - il fallait les lui raconter: mais vous deviez le faire en ne lui disant que cequi pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantôt errant,tantôt captif en Sicile, et puis en Egypte. C'était lui dire assez, et tout le reste n'a servi qu'àaugmenter le poison qui brûle déjà son coeur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver!- Mais que ferai-je donc? - continua Télémaque d'un ton modéré et docile.- Il n'est plus temps - repartit Mentor - de lui cacher ce qui reste de vos aventures: elle en saitassez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne serviraitqu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur,et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelquelouange.Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de ladéesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque.- Il est temps - lui dit-il - de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso: mais défiez-vous de sesdouces paroles; ne lui ouvrez jamais votre coeur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hierelle vous élevait au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille, du fameux Thésée,d'Hercule devenu immortel. Sentîtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous cequ'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même: elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vouscroit faible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vosactions.Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant et cachasous une apparence de joie la crainte et l'inquiétude qui troublaient son coeur: car elle prévoyaitque Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu'Ulysse.- Hâtez-vous - dit-elle - mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité: j'ai cru, pendant toute lanuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage et ne perdons pas un moment.Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais.Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés surTélémaque et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'au moindre mouvement de sesyeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l'oreille et faisaient uneespèce de demi-cercle pour mieux écouter et pour mieux voir: les yeux de toute l'assembléeétaient immobiles et attachés sur ce jeune homme. Télémaque, baissant les yeux et rougissantavec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire:"A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles, que la terre de Phéniciedisparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les moeurs, je me résolusde me taire, de remarquer tout et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leurestime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir: mes sens étaientliés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon coeur.Tout à coup, je crus voir Vénus, qui fendait les nues dans son char volant conduit par deuxcolombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent enelle quand elle sortit de l'écume de l'Océan et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elledescendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main surl'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles: "Jeune Grec, tu vas entrer dansmon empire; tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtresnaissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels; là je te plongerai dans un fleuvede délices. Ouvre ton coeur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la pluspuissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux."En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisaient voler autourde sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l'enjouement de l'enfance, il

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avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant; son risétait malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d'or la plus aiguë de ses flèches, il banda sonarc, et allait me percer, quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide. Levisage de cette déesse n'avait point cette beauté molle et cette langueur passionnée que j'avaisremarquée dans le visage et dans la posture de Vénus. C'était au contraire une beauté simple,négligée, modeste; tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche deCupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon indigné en soupira amèrement; ileut honte de se voir vaincu. "Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant! Tu nevaincras jamais que des âmes lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertuet la gloire." A ces mots, l'Amour irrité s'envola, et, Vénus remontant vers l'Olympe, je vislongtemps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur, puis elle disparut. Enbaissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.Il me sembla que j'étais transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs Elysées.En ce lieu je reconnus Mentor, qui me dit: "Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l'on nerespire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne se peut sauver qu'enfuyant." Dès que je le vis, je voulus me jeter à son cou pour l'embrasser; mais je sentais que mespieds ne pouvaient se mouvoir, que mes genoux se dérobaient sous moi, et que mes mains,s'efforçant de saisir Mentor, cherchaient une ombre vaine qui m'échappait toujours.Dans cet effort je m'éveillai, et je sentis que ce songe mystérieux était un avertissement divin. Jeme sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moi-même, pour détester lavie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le coeur fut que je crus que Mentor avait perdu lavie et qu'ayant passé les ondes du Styx il habitait l'heureux séjour des âmes justes.Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurais."Les larmes, - répondis-je - ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sansespérance de revoir sa patrie."Cependant tous ces Chypriens qui étaient dans le vaisseau s'abandonnaient à une folle joie. Lesrameurs, ennemis du travail, s'endormaient sur leurs rames; le pilote, couronné de fleurs, laissaitle gouvernail et tenait en sa main une grande cruche de vin, qu'il avait presque vidée: lui et tousles autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantaient en l'honneur de Vénus et de Cupidon, desvers qui devaient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu. Pendant qu'ils oubliaient ainsi lesdangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissaientavec fureur dans les voiles, les ondes noires battaient les flancs du navire, qui gémissait sous leurscoups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantôt la mer semblait se dérobersous le navire et nous précipiter dans l'abîme. Nous apercevions auprès de nous des rocherscontre lesquels les flots irrités se brisaient avec un bruit horrible.Alors je compris par expérience ce que j'avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mouset abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens abattuspleuraient comme des femmes; je n'entendais que des cris pitoyables, que des regrets sur lesdélices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvaitarriver au port. Personne ne conservait assez de présence d'esprit ni pour ordonner lesmanoeuvres, ni pour les faire. Il me parut que je devais, en sauvant ma vie, sauver celle des autres.Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, étaithors d'état de connaître le danger du vaisseau. J'encourageai les matelots effrayés; je leur fisabaisser les voiles: ils ramèrent vigoureusement; nous passâmes au travers des écueils, et nousvîmes de près toutes les horreurs de la mort.Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devaient la conservation de leur vie; ilsme regardaient avec étonnement. Nous arrivâmes dans l'île de Chypre au mois du printemps quiest consacré à Vénus. Cette saison, disaient les Chypriens, convient à cette déesse; car elle sembleranimer toute la nature et faire naître les plaisirs comme les fleurs.En arrivant dans l'île, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais quiinspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile etagréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés

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des femmes et des jeunes filles vainement parées, qui allaient, en chantant les louanges de Vénus,se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclataient également sur leursvisages: mais les grâces y étaient affectées; on n'y voyait point une noble simplicité et une pudeuraimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leursvisages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblaient chercher ceuxdes hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que jevoyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable: à force de vouloir plaire, elles medégoûtaient.On me conduisit au temple de la déesse: elle en a plusieurs dans cette île; car elle estparticulièrement adorée à Cythère, à Idalie et à Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Letemple est tout de marbre: c'est un parfait péristyle; les colonnes sont d'une grosseur et d'unehauteur qui rendent cet édifice très majestueux; au-dessus de l'architrave et de la frise sont àchaque face de grands frontons où l'on voit en bas-reliefs toutes les plus agréables aventures de ladéesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leursoffrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime; on n'y brûle point,comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux; on ne répand jamais leur sang: on présenteseulement devant l'autel les bêtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune,blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or; leurscornes sont dorées et ornées de bouquets de fleurs les plus odoriférantes. Après qu'elles ont étéprésentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festinsdes prêtres de la déesse.On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumées et du vin plus doux que le nectar. Les prêtressont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d'or, et des franges de même au bas deleurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ilsforment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornéesde festons pendants; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or. Un bois sacré de myrtesenvironne le bâtiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beauté quipuissent présenter les victimes aux prêtres et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudenceet la dissolution déshonorent un temple si magnifique.D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyais; mais insensiblement je commençais à m'yaccoutumer. Le vice ne m'effrayait plus; toutes les compagnies m'inspiraient je ne sais quelleinclination pour le désordre: on se moquait de mon innocence; ma retenue et ma pudeurservaient de jouet à ces peuples effrontés. On n'oubliait rien pour exciter toutes mes passions,pour me tendre des pièges et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais affaiblir tousles jours; la bonne éducation que j'avais reçue ne me soutenait presque plus; toutes mes bonnesrésolutions s'évanouissaient. Je ne me sentais plus la force de résister au mal, qui me pressait detous côtés; j'avais même une mauvaise honte de la vertu. J'étais comme un homme qui nage dansune rivière profonde et rapide: d'abord il fend les eaux et remonte contre le torrent; mais, si lesbords sont escarpés et s'il ne peut se reposer sur le rivage, il se lasse enfin peu à peu; sa forcel'abandonne, ses membres épuisés s'engourdissent, et le cours du fleuve l'entraîne. Ainsi, mesyeux commençaient à s'obscurcir, mon coeur tombait en défaillance; je ne pouvais plus rappelerni ma raison, ni le souvenir des vertus de mon père. Le songe où je croyais avoir vu le sageMentor descendu aux Champs Elysées achevait de me décourager: une secrète et douce langueurs'emparait de moi; j'aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine et qui pénétraitjusqu'à la moelle de mes os.Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs; je versais des larmes amères; je rugissaiscomme un lion, dans ma fureur. "O malheureuse jeunesse! - disais-je -: ô dieux, qui vous jouezcruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie etde fièvre ardente? O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau,comme Laërte mon aïeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois."A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait et que mon coeur, enivré d'une follepassion, secouait presque toute pudeur; puis je me voyais replongé dans un abîme de remords.

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Pendant ce trouble, je courais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'unchasseur a blessée; elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur; mais la flèchequi l'a percée dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi jecourais en vain pour m'oublier moi-même et rien n'adoucissait la plaie de mon coeur.En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sageMentor; mais son visage me parut si pâle, si triste et si austère, que je ne pus en ressentir aucunejoie."Est-ce donc vous - m'écriai-je - ô mon cher ami, mon unique espérance, est-ce vous? Quoidonc! est-ce vous-même? Une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux? Est-ce vous,Mentor? N'est-ce point votre ombre, encore sensible à mes maux? N'êtes-vous point au rang desâmes heureuses qui jouissent de leur vertu et à qui les dieux donnent des plaisirs purs dans uneéternelle paix aux Champs Elysées? Parlez, Mentor: vivez-vous encore? Suis-je assez heureuxpour vous posséder, ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami?" En disant ces paroles, jecourais vers lui, tout transporté, jusqu'à perdre la respiration; il m'attendait tranquillement sansfaire un pas vers moi. O Dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes bras letouchaient!"Non, ce n'est pas une vaine ombre! Je le tiens, je l'embrasse, mon cher Mentor!"C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais attaché à soncou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion.Enfin je lui dis:"Hélas! d'où venez-vous! En quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence! Etque ferais-je maintenant sans vous?"Mais, sans répondre à mes questions:"Fuyez - me dit-il d'un ton terrible - fuyez, hâtez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit quedu poison: l'air qu'on respire est empesté; les hommes contagieux ne se parlent que pour secommuniquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des mauxsortis de la boîte de Pandore, amollit tous les coeurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez! Quetardez-vous? Ne regardez pas même derrière vous en fuyant; effacez jusques au moindre souvenirde cette île exécrable."Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux et qui me laissaitvoir la pure lumière: une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon coeur. Cettejoie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d'abordempoisonnés: l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuseset de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et decéleste; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser; plus on s'y plonge, plus elle estdouce; elle ravit l'âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rienn'était si doux que de pleurer ainsi. - O heureux - disais-je - les hommes à qui la vertu se montredans toute sa beauté! Peut-on la voir sans l'aimer? Peut-on l'aimer sans être heureux?Mentor me dit:"Il faut que je vous quitte: je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrêter.""Où allez-vous donc? - lui répondis-je - en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Necroyez pas pouvoir m'échapper; je mourrai plutôt sur vos pas."En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force."C'est en vain - me dit-il - que vous espérez de me retenir. Le cruel Métophis me vendit à desEthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent sedéfaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé Hasaël, qui cherchait un esclavegrec pour connaître les moeurs de la Grèce et pour s'instruire de nos sciences. En effet, Hasaëlm'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos moeurs lui a donné la curiosité de passer dansl'île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ontcontraints de relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire sesoffrandes au temple: le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu,cher Télémaque; un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne

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me permettent plus d'être à moi: si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu,souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux.O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!""Non, non - lui dis-je - mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici: plutôtmourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable? Est-ce une tigressedont il a sucé les mamelles dans son enfance? Voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il fautqu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir etvous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler à Hasaël; il aura peut-être pitié dema jeunesse et de mes larmes: puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peutpoint avoir un coeur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je nele laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclaveavec vous; je lui offrirai de me donner à lui: s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de lavie."Dans ce moment Hasaël appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir uninconnu en cette posture."Que voulez-vous?" me dit-il."La vie, répondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est à vous.Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville deTroie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, maisseulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes lesmers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble demaux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave: souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vousaimiez la justice et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos,n'endurcissez point votre coeur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'unroi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulumourir en Sicile pour éviter l'esclavage, mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essaisdes outrages de la fortune: maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. Odieux, voyez mes maux; ô Hasaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse et quinous jugera tous deux dans le royaume de Pluton." Hasaël, me regardant avec un visage doux ethumain, me tendit la main, et me releva:"Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloireil a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous lespeuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayezretrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votrepère, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin devous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle; l'argentqu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé enlui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre; vous leserez aussi: je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre coeur."En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir.Je me voyais sauvé d'un horrible danger; je m'approchais de mon pays; je trouvais un secourspour y retourner; je goûtais la consolation d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà par le puramour de la vertu; enfin je me retrouvais tout en retrouvant Mentor pour ne le plus quitter.Hasaël s'avance sur le sable du rivage: nous le suivons; on entre dans le vaisseau; les rameursfendent les ondes paisibles; un zéphyr léger se joue de nos voiles, il anime tout le vaisseau et luidonne un doux mouvement. L'île de Chypre disparaît bientôt. Hasaël, qui avait impatience deconnaître mes sentiments, me demanda ce que je pensais des moeurs de cette île. Je lui disingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée et le combat que j'avais souffert au-dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice et dit ces paroles: "O Vénus, jereconnais votre puissance et celle de votre fils; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels; mais souffrezque je déteste l'infâme mollesse des habitants de votre île et l'impudence brutale avec laquelle ilscélèbrent vos fêtes."

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Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette première puissance qui a formé le ciel et la terre, decette lumière simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager; de cette véritésouveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. "Celui -ajoutait-il - qui n'a jamais vu cette lumière pure est aveugle comme un aveugle-né; il passe sa viedans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois del'année; il croit être sage, et il est insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt n'ayant jamaisrien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes quin'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes entraînés par le plaisir des sens et par le charme del'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, quiaiment, qui suivent cette raison éternelle: c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien,c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raisonque la vie. Elle est comme un grand océan de lumière: nos esprits sont comme de petits ruisseauxqui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre."Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je nelaissais pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime; mon coeur en était échauffé et la véritéme semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, deshéros, des poètes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuved'oubli où se plongent les âmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans legouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les ChampsElysées, sans crainte de pouvoir la perdre.Pendant qu'Hasaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille quiparaissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. Après euxvenaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ilsenvironnaient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui,fendant l'onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaientenflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d'unemerveilleuse figure; elle était d'une blancheur plus éclatante que l'ivoire, et les roues étaient d'or.Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes couronnées defleurs nageaient en foule derrière le char; leurs beaux cheveux pendaient sur leurs épaules etflottaient au gré du vent. La déesse tenait d'une main un sceptre d'or pour commander auxvagues, de l'autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon, son fils, pendant à sa mamelle.Elle avait un visage serein et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes lesnoires tempêtes. Les Tritons conduisaient les chevaux et tenaient les rênes dorées. Une grandevoile de pourpre flottait dans l'air au-dessus du char; elle était à demi enflée par le soufre d'unemultitude de petits Zéphyrs qui s'efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieudes airs Eole empressé, inquiet et ardent. Son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, sessourcils épais et pendants, ses yeux d'un feu sombre et austère tenaient en silence les fiersaquilons et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins,faisant avec leurs narines un flux et reflux de l'onde amère, sortaient à la hâte des grottesprofondes, pour voir la déesse. 

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Cinquième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque. Richesse et fertilité de l'île deCrète; moeurs de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois de Minos. Télémaque, à son arrivée dans l'île,apprend qu'Idoménée, qui en était roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un voeu indiscret; que lesCrétois, pour venger le sang du fils, ont réduit le père à quitter leur pays: qu'après de longues incertitudes, ils sontactuellement assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée, y remporte les prix àdivers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées aux concurrents parles vieillards, juges de l'île. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger, propose àl'assemblée de le couronner roi, et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations.Cependant Télémaque refuse de régner sur les Crétois, préférant la pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence duroyaume de Crète. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadème; l'assemblée pressant Mentor de choisirpour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'Arisiodème, et décide aussitôt l'assemblée àle proclamer roi. Bientôt après, Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois pour retourner àIthaque. Alors Neptune, pour consoler Vénus irritée, suscite une horrible tempête, qui brise leur vaisseau. Ilséchappent à ce danger en s'attachant aux débris du mât, qui, poussé par les flots, les fait aborder à l'île de Calypso.

Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes à découvrir les montagnes deCrète, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer.Bientôt nous vîmes le sommet du mont Ida qui s'élève au-dessus des autres montagnes de l'île,comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux au-dessus des têtes de jeunes faonsdont il est suivi. Peu à peu nous vîmes plus distinctement les côtes de cette île, qui se présentaientà nos yeux comme un amphithéâtre. Autant la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte,autant celle de Crète se montrait fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants.De tous côtés, nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui égalaient des villes, et desvilles superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fûtimprimée; partout la charrue avait laissé de creux sillons: les ronces, les épines, et toutes lesplantes qui occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considérions avecplaisir les creux vallons où les troupeaux de boeufs mugissaient dans les gras herbages, le long desruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes dejaunes épis, riches dons de la féconde Cérès; enfin les montagnes ornées de pampre et de grappesd'un raisin déjà coloré, qui promettait aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pourcharmer les soucis des hommes.Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en Crète, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. "Cetteîle - disait-il - admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tousses habitants, quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre sesbiens sur ceux qui la cultivent; son sein fécond ne peut s'épuiser. Plus il y a d'hommes dans unpays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoind'être jaloux les uns des autres: la terre, cette bonne mère, multiplie ses dons selon le nombre deses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont lesseules sources de leur malheur: les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par ledésir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins,on verrait partout l'abondance, la joie, la paix et l'union.C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vousverrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner auxenfants rend les corps sains et robustes: on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale etlaborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamaisd'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne metpas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouleraux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sontimpunis chez les autres peuples: l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice.

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Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète.Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de sontravail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui estvéritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, nifestins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout uniset sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin: le bon pain en fait la principalepartie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout auplus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore même a-t-on soin de réserver cequ'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de boeufs pour faire fleurir l'agriculture. Lesmaisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y estpas ignorée; mais elle est réservée pour les temples des dieux, et les hommes n'oseraient avoir desmaisons semblables à celles des immortels. Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, lecourage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des chosesnécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulationpour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux."Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi; et il me répondit: "Il peut tout sur les peuples;mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liéesdès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous lesdépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sasagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommesservent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seulhomme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour lesoulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doitsoutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt defaste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plusde sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de lapatrie, en commandant les armées, et, au-dedans, le juge des peuples, pour les rendre bons, sageset heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour êtrel'homme des peuples: c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute sonaffection, et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bienpublic. Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraientsuivant ces maximes: il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagessequ'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloirede tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à-dire àleur vanité; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux enfers le souverain juge des morts."Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordâmes dans l'île. Nous vîmes le fameuxlabyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrintheque nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vîmes lepeuple qui couvrait le rivage et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer.Nous demandâmes la cause de leur empressement; et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate,nous raconta:"Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos - dit-il - était allé, comme les autres rois de laGrèce, au siège de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais latempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui étaient expérimentésdans la navigation crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux,chacun voyait les abîmes ouverts pour l'engloutir; chacun déplorait son malheur, n'espérant pasmême le triste repos des ombres qui traversent le Styx après avoir reçu la sépulture. Idoménée,levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune: "O puissant dieu - s'écriait-il - toi quitiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux! Si tu me fais revoir l'île de Crète, malgréla fureur des vents, je t'immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux."Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtait d'aller au-devant de lui pourl'embrasser: malheureux, qui ne savait pas que c'était courir à sa perte! Le père, échappé à la

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tempête, arrivait dans le port désiré; il remerciait Neptune d'avoir écouté ses voeux: mais bientôtil sentit combien ses voeux lui étaient funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait uncuisant repentir de son voeu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait derevoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable, qui veillepour punir les hommes, et surtout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisibleIdoménée. Il arrive; à peine ose-t-il lever les yeux: il voit son fils: il recule, saisi d'horreur. Ses yeuxcherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère qui puisse lui servir de victime.Cependant le fils se jette à son cou et est tout étonné que son père réponde si mal à sa tendresse;il le voit fondant en larmes. "O mon père - dit-il - d'où vient cette tristesse? Après une si longueabsence, êtes-vous fâché de vous revoir dans votre royaume et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous détournez vos yeux de peur de me voir!" Le père, accablé de douleur, ne réponditrien. Enfin, après de profonds soupirs, il dit: "O Neptune, que t'ai-je promis! A quel prix m'as-tugaranti du naufrage! Rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant, finir matriste vie; laisse vivre mon fils! O dieu cruel! tiens, voilà mon sang, épargne le sien". En parlantainsi, il tira son épée pour se percer; mais ceux qui étaient autour de lui arrêtèrent sa main.Le vieillard Sophronyme, interprète des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvait contenterNeptune sans donner la mort à son fils. "Votre promesse - disait-il - a été imprudente: les dieuxne veulent point être honorés par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de votrepromesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature: offrez cent taureaux plus blancs que laneige à Neptune; faites couler leur sang autour de son autel couronné de fleurs; faites fumer undoux encens en l'honneur de ce dieu."Idoménée écoutait ce discours la tête baissée et sans répondre: la fureur était allumée dans sesyeux; son visage, pâle et défiguré, changeait à tout moment de couleur; on voyait ses membrestremblants. Cependant son fils lui disait: "Me voici, mon père; votre fils est prêt à mourir pourapaiser le dieu; n'attirez pas sur vous sa colère: je meurs content, puisque ma mort vous auragaranti de la vôtre. Frappez, mon père; ne craignez point de trouver en moi un fils indigne devous, qui craigne de mourir."En ce moment Idoménée, tout hors de lui, et comme déchiré par les Furies infernales, surprendtous ceux qui l'observent de près: il enfonce son épée dans le coeur de cet enfant; il la retire toutefumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles; il est encore une fois retenupar ceux qui l'environnent. L'enfant tombe dans son sang: ses yeux se couvrent des ombres de lamort; il les entrouvre à la lumière; mais à peine l'a-t-il trouvée, qu'il ne peut plus la supporter. Telqu'un beau lis au milieu des champs, coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languitet ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et cet éclat qui charme lesyeux; mais la terre ne le nourrit plus, et sa vie est éteinte: ainsi le fils d'Idoménée, comme unejeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès son premier âge. Le père, dans l'excès de sadouleur, devient insensible; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni ce qu'il doit faire; il marchechancelant vers la ville, et demande son fils.Cependant le peuple, touché de compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare dupère, s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur leur fournit des armes; ilsprennent des bâtons et des pierres, la Discorde souffle dans tous les coeurs un venin mortel. LesCrétois, les sages Crétois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée: ils ne reconnaissent plus lepetit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée ne trouvent plus de salut pour lui qu'en leramenant vers ses vaisseaux: ils s'embarquent avec lui, ils fuient à la merci des ondes. Idoménée,revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre qu'il a arrosée du sang de son fils et qu'ilne saurait plus habiter. Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont chercher un nouveauroyaume dans le pays des Salentins.Cependant les Crétois, n'ayant plus de roi pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un quiconserve dans leur pureté les lois établies. Voici les mesures qu'ils ont prises pour faire ce choix.Tous les principaux citoyens des cent villes sont assemblés ici. On a déjà commencé par dessacrifices; on a assemblé tous les sages les plus fameux des pays voisins, pour examiner la sagessede ceux qui paraîtront dignes de commander. On a préparé des jeux publics, où tous les

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prétendants combattent; car on veut donner pour prix la royauté à celui qu'on jugera vainqueurde tous les autres, et pour l'esprit et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit,et dont l'âme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle ici tous les étrangers."Après nous avoir raconté toute cette histoire étonnante, Nausicrate nous dit:"Hâtez-vous donc, ô étrangers, de venir dans notre assemblée: vous combattrez avec les autres,et, si les dieux destinent la victoire à l'un de vous deux, il régnera en ce pays."Nous le suivîmes, sans aucun désir de vaincre, mais par la seule curiosité de voir une chose siextraordinaire.Nous arrivâmes à une espèce de cirque très vaste, environné d'une épaisse forêt: le milieu ducirque était une arène préparée pour les combattants; elle était bordée par un grand amphithéâtred'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple innombrable. Quand nous arrivâmes, onnous reçut avec honneur; car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plusnoblement et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir et on nous invita àcombattre. Mentor s'en excusa sur son âge, et Hasaël, sur sa faible santé. Ma jeunesse et mavigueur m'ôtaient toute excuse; je jetai néanmoins un coup d'oeil sur Mentor pour découvrir sapensée, et j'aperçus qu'il souhaitait que je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait: jeme dépouillai de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous les membresde mon corps; et je me mêlai parmi les combattants. On dit de tous côtés que c'était le filsd'Ulysse, qui était venu pour tâcher de remporter les prix, et plusieurs Crétois, qui avaient été àIthaque pendant mon enfance, me reconnurent.Le premier combat fut celui de la lutte. Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous lesautres qui osèrent se présenter à lui. Il était encore dans toute la vigueur de la jeunesse: ses brasétaient nerveux et bien nourris; au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; ilétait également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être vaincu, et, regardant avec pitié matendre jeunesse, il voulut se retirer: mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisîmes l'unl'autre; nous nous serrâmes à perdre la respiration. Nous étions épaule contre épaule, pied contrepied, tous les nerfs tendus, et les bras entrelacés comme des serpents, chacun s'efforçantd'enlever de terre son ennemi. Tantôt il essayait de me surprendre en me poussant du côté droit;tantôt il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant qu'il me tâtait ainsi, je le poussai avectant de violence, que ses reins plièrent: il tomba sur l'arène et m'entraîna sur lui. En vain il tâchede me mettre dessous; je le tins immobile sous moi; tout le peuple cria: "Victoire au fils d'Ulysse!"Et j'aidai au Rhodien confus à se relever.Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une hauteréputation dans ce genre de combats. Tous les autres lui cédèrent; il n 'y eut que moi qui espéraila victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis dans l'estomac, des coups qui me firentvomir le sang et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je nepouvais plus respirer: mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui me criait: "O fils d'Ulysse,seriez-vous vaincu!"La colère me donna de nouvelles forces; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. Aussitôtque le Samien m'avait porté un faux coup et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenaisdans cette posture penchée. Déjà il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avecplus de force: il voulut esquiver et, perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser.A peine fut-il étendu par terre, que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-même,couvert de poussière et de sang: sa honte fut extrême; mais il n'osa renouveler le combat.Aussitôt on commença les courses de chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva lemoindre pour la légèreté des roues et pour la vigueur des chevaux. Nous partons: un nuage depoussière vole et couvre le ciel. Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Unjeune Lacédémonien, nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres derrière lui. Un Crétoisnommé Polyclète, le suivait de près. Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui succéder,lâchant les rênes à ses chevaux fumants de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants; et lemouvement des roues de son chariot était si rapide, qu'elles paraissaient immobiles comme lesailes d'un aigle qui fend les airs. Mes chevaux s'animèrent et se mirent peu à peu en haleine; je

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laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis avec tant d'ardeur. Hippomaque,parent d'Idoménée, poussant trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta, par sa chute, àson maître l'espérance de régner. Polyclète, se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenirferme dans une secousse; il tomba: les rênes lui échappèrent, et il fut trop heureux de pouvoiréviter la mort. Crantor, voyant avec des yeux pleins d'indignation que j'étais tout auprès de lui,redoubla son ardeur: tantôt il invoquait les dieux et leur promettait de riches offrandes; tantôt ilparlait à ses chevaux pour les animer. Il craignait que je ne passasse entre la borne et lui; car meschevaux, mieux ménagés que les siens, étaient en état de le devancer: il ne lui restait plus d'autreressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il hasarda de se briser contre la borne;il y brisa effectivement sa roue. Je ne songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'être pasengagé dans son désordre, et il me vit un moment après au bout de la carrière. Le peuple s'écriaencore une fois: "Victoire au fils d'Ulysse! C'est lui que les dieux destinent à régner sur nous."Cependant les plus illustres et les plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un boisantique et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, où les vieillards que Minos avait établisjuges du peuple et gardes des lois nous assemblèrent. Nous étions les mêmes qui avions combattudans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent le livre où toutes les lois de Minos sontrecueillies. Je me sentis saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards, que l'âgerendait vénérables sans leur ôter la vigueur de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobilesdans leurs places: leurs cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque plus. On voyaitreluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille, ils ne se pressaient point de parler;ils ne disaient que ce qu'ils avaient résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents, ils étaient simodérés à soutenir ce qu'ils pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous d'unemême opinion. La longue expérience des choses passées et l'habitude du travail leur donnait degrandes vues sur toutes choses: mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme deleur esprit délivré des folles passions et des caprices de la jeunesse. La sagesse toute seule agissaiten eux, et le fruit de leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs, qu'ils goûtaientsans peine le doux et noble plaisir d'écouter la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pûts'accourcir pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je trouvais la jeunessemalheureuse d'être si impétueuse et si éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille.Le premier d'entre ces vieillards ouvrit le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'ontenait d'ordinaire renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous ces vieillards lebaisèrent avec respect; car ils disent qu'après les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien nedoit être si sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre bons, sages et heureux. Ceux quiont dans leurs mains les lois pour gouverner les peuples doivent toujours se laisser gouvernereux-mêmes par les lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est le discours de cessages. Ensuite, celui qui présidait proposa trois questions, qui devaient être décidées par lesmaximes de Minos.La première question est de savoir qui est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirentque c'était un roi qui avait sur son peuple un empire absolu et qui était victorieux de tous sesennemis. D'autres soutinrent que c'était un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous sesdésirs. D'autres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendanttoute sa vie en divers pays, sans être jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autress'imaginèrent que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, était indépendantde toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi,parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de laliberté. D'autres enfin s'avisèrent de dire que c'était un homme mourant, parce que la mort ledélivrait de tout et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quandmon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce queMentor m'avait dit souvent."Le plus libre de tous les hommes - répondis-je - est celui qui peut être libre dans l'esclavagemême. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très libre, pourvu qu'on

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craigne les dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celuiqui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison."Les vieillards s'entre-regardèrent en souriant et furent surpris de voir que ma réponse fûtprécisément celle de Minos.Ensuite on proposa la seconde question en ces termes: "Quel est le plus malheureux de tous leshommes?"Chacun disait ce qui lui venait dans l'esprit. L'un disait: "C'est un homme qui n'a ni biens, nisanté, ni honneur." Un autre disait: "C'est un homme qui n'a aucun ami." D'autres soutenaientque c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de lui. Il vint un sage de l'île de Lesbos,qui dit: "Le plus malheureux de tous les hommes est celui qui croit l'être; car le malheur dépendmoins des choses qu'on souffre que de l'impatience avec laquelle on augmente son malheur!"A ces mots, toute l'assemblée se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbienremporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivantles maximes de Mentor:"Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autreshommes misérables. Il est doublement malheureux par son aveuglement; ne connaissant pas sonmalheur, il ne peut s'en guérir; il craint même de le connaître. La vérité ne peut percer la foule desflatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions; il ne connaît point ses devoirs; iln'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureuxet digne de l'être: son malheur augmente tous les jours; il court à sa perte, et les dieux sepréparent à le confondre par une punition éternelle."Toute l'assemblée avoua que j'avais vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que j'avaisrencontré le vrai sens de Minos.Pour la troisième question, on demanda lequel des deux est préférable: d'un côté, un roiconquérant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, maispropre à policer sagement les peuples dans la paix.La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était préférable. "A quoi sert - disaient-ils - d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand laguerre vient? Les ennemis le vaincront et réduiront son peuple en servitude." D'autressoutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre etl'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquérant travaillerait à la gloire de sonpeuple aussi bien qu'à la sienne et qu'il rendrait ses sujets maîtres des autres nations, au lieu qu'unroi pacifique les tiendrait dans une honteuse lâcheté.On voulut savoir mon sentiment. Je répondis ainsi:"Un roi qui ne sait gouverner que dans la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable deconduire son peuple dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez un roi qui nesait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir la guerre, est capable de la soutenir dans le besoinpar ses généraux, je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement tourné à la guerre voudraittoujours la faire. Pour étendre sa domination et sa gloire propre il ruinerait ses peuples. A quoisert-il à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux sous son règne?D'ailleurs les longues guerres entraînent toujours après elles beaucoup de désordres: les victorieuxmêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion. Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pouravoir triomphé de Troie: elle a été privée de ses rois pendant plus de dix ans. Lorsque tout est enfeu par la guerre, les lois, l'agriculture, les arts languissent. Les meilleurs princes mêmes, pendantqu'ils ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand des maux, qui est de tolérerla licence et de se servir des méchants: combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix,et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres de la guerre! Jamais aucun peuplen'a eu un roi conquérant, sans avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant, enivréde sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse que les nations vaincues. Un prince qui n'apoint les qualités nécessaires pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits d'une guerreheureusement finie: il est comme un homme qui défendrait son champ contre son voisin et quiusurperait celui du voisin même, mais qui ne saurait ni labourer ni semer pour recueillir aucune

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moisson. Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour renverser le monde, et nonpour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement.Venons maintenant au roi pacifique. Il est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes,c'est-à-dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur de son peuple en voulant vaincre les autrespeuples que la justice ne lui a pas soumis: mais, s'il est véritablement propre à gouverner en paix,il a toutes les qualités nécessaires pour mettre son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voicicomment: il est juste, modéré et commode à l'égard de ses voisins; il n'entreprend jamais contreeux aucun dessein qui puisse troubler sa paix; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment, nele craignent point et ont une entière confiance en lui. S'il y a quelque voisin inquiet, hautain etambitieux, tous les autres rois voisins, qui craignent ce voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousiedu roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être opprimé. Sa probité, sa bonnefoi, sa modération le rendent l'arbitre de tous les Etats qui environnent le sien. Pendant que le roientreprenant est odieux à tous les autres et sans cesse exposé à leurs ligues, celui-ci a la gloired'être comme le père et le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au-dehors.Ceux dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre à gouverner en paix, jedois supposer qu'il gouverne par les plus sages lois. Il retranche le faste, la mollesse et tous lesarts qui ne servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts, qui sont utiles aux véritablesbesoins de la vie: surtout il applique ses sujets à l'agriculture. Par là, il les met dans l'abondancedes choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses moeurs, accoutumé à vivre de peu,gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans ce royaumeun peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, qui n'est point amolli par lesvoluptés, qui est exercé à la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche etdélicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté, qu'ilgoûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison. Qu'un conquérantvoisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être pas assez accoutumé à camper, à se ranger enbataille, ou à dresser des machines pour assiéger une ville; mais il le trouvera invincible par samultitude, par son courage, par sa patience dans les fatigues, par son habitude de souffrir lapauvreté, par sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès mêmes nepeuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez expérimenté pour commander lui-même sesarmées, il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura s'en servir sansperdre son autorité. Cependant il tirera du secours de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourirque de passer sous la domination d'un autre roi violent et injuste; les dieux mêmes combattrontpour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus grands périls. Je conclus donc que leroi pacifique qui ignore la guerre est un roi très imparfait, puisqu'il ne sait point remplir une deses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais j'ajoute qu'il est néanmoinsinfiniment supérieur au roi conquérant qui manque des qualités nécessaires dans la paix et quin'est propre qu'à la guerre."J'aperçus dans l'assemblée beaucoup de gens qui ne pouvaient goûter cet avis; car la plupart deshommes, éblouis par les choses éclatantes, comme les victoires et les conquêtes, les préfèrent à cequi est simple, tranquille et solide, comme la paix et la bonne police des peuples. Mais tous lesvieillards déclarèrent que j'avais parlé comme Minos.Le premier de ces vieillards s'écria:"Je vois l'accomplissement d'un oracle d'Apollon, connu dans toute notre île. Minos avaitconsulté le dieu, pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois qu'il venaitd'établir. Le dieu lui répondit: "Les tiens cesseront de régner quand un étranger entrera dans tonîle pour y faire régner tes lois." Nous avions craint que quelque étranger viendrait faire laconquête de l'île de Crète; mais le malheur d'Idoménée et la sagesse du fils d'Ulysse, qui entendmieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins nous donnent pour roi?"Aussitôt les vieillards sortent de l'enceinte du bois sacré; et le premier, me prenant par la main,annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision, que j'avais remporté le prix. Apeine acheva-t-il de parler, qu'on entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse

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des cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent de ce cri: "Que le filsd'Ulysse, semblable à Minos, règne sur les Crétois!"J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. CependantMentor me disait à l'oreille:"Renoncez-vous à votre patrie? L'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vousattend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vousrendre?"Ces paroles percèrent mon coeur et me soutinrent contre le vain désir de régner.Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen deparler ainsi:"O illustres Crétois, je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapportermarque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger entrera dans cette île et yfera régner les lois de ce sage roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux croire queje suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai accompli la prédiction; je suis venu dans cette île; j'aidécouvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication serve à les faire régner avecl'homme que vous choisirez. Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite île d'Ithaque, auxcent villes de Crète, à la gloire et à l'opulence de ce beau royaume. Souffrez que je suive ce que lesdestins ont marqué. Si j'ai combattu dans vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner ici;c'était pour mériter votre estime et votre compassion; c'était afin que vous me donnassiez lesmoyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux obéir à mon pèreUlysse et consoler ma mère Pénélope que régner sur tous les peuples de l'univers. O Crétois,vous voyez le fond de mon coeur: il faut que je vous quitte; mais la mort seule pourra finir mareconnaissance. Oui, jusqu'au dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois et s'intéressera à leurgloire comme à la sienne propre."A peine eus-je parlé qu'il s'éleva un bruit sourd, semblable à celui des vagues de la mer quis'entrechoquent dans une tempête. Les uns disaient: "Est-ce quelque divinité sous une figurehumaine?" D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays et qu'ils me reconnaissaient.D'autres s'écriaient: "il faut le contraindre de régner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun sehâta de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé d'abord. Voici lesparoles que je leur dis:"Souffrez, ô Crétois, que je vous dise ce que je pense; Vous êtes le plus sage de tous les peuples;mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution qui vous échappe. Vous devez choisir,non pas l'homme qui raisonne le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plusconstante vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience, exposé à la violence despassions, et plus en état de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que decommander maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans ces jeuxd'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-même; cherchez un homme qui ait vos lois écritesdans le fond de son coeur et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôtque ses paroles, vous le fassent choisir."Tous les vieillards, charmés de ce discours et voyant toujours croître les applaudissements del'assemblée, me dirent:"Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commanderavec cette modération?""Je connais - leur dis-je d'abord - un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi:c'est sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m'a inspiré toutes les réponses quevous venez d'entendre."En même temps toute l'assemblée jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main.Je racontais les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait délivré, les malheursqui étaient venus fondre sur moi dès que j'avais cessé de suivre ses conseils.D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenancemodeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais, quand on s'appliqua à

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le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua lavivacité de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On lequestionna; il fut admiré: on résolut de le faire roi.Il s'en défendit sans s'émouvoir: il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée à l'éclat de laroyauté; que les meilleurs rois étaient malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biensqu'ils voulaient faire et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux qu'ils nevoulaient pas. Il ajouta que, si la servitude est misérable, la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elleest une servitude déguisée. "Quand on est roi - disait-il - on dépend de tous ceux dont on abesoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé de commander! Nous ne devonsqu'à notre seule patrie, quand elle nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour travaillerau bien public."Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaientchoisir."Un homme - répondit-il - qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et quicraigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne la connaît pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant point? Il la cherche pour lui, et vous devez désirer un hommequi ne l'accepte que pour l'amour de vous."Tous les Crétois furent dans un étrange étonnement de voir deux étrangers qui refusaient laroyauté, recherchée par tant d'autres, ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate,qui les avait conduits depuis le port jusques au cirque où l'on célébrait les jeux, leur montraHasaël, avec lequel Mentor et moi nous étions venus de l'île de Chypre. Mais leur étonnement futencore bien plus grand, quand ils surent que Mentor avait été esclave d'Hasaël; qu'Hasaël, touchéde la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait son conseil et son meilleur ami; que cetesclave mis en liberté était le même qui venait de refuser d'être roi, et qu'Hasaël était venu deDamas en Syrie pour s'instruire des lois de Minos, tant l'amour de la sagesse remplissait soncoeur.Les vieillards dirent à Hasaël:"Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes penséesque Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire; d'ailleursvous êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté pour vouloir acheter cet éclat parles peines attachées au gouvernement des peuples."Hasaël répondit:"Ne croyez pas, ô Crétois, que je méprise les hommes. Non, non: je sais combien il est grand detravailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est rempli de peines et de dangers. L'éclatqui y est attaché est faux et ne peut éblouir que des âmes vaines. La vie est courte; les grandeursirritent plus les passions qu'elles ne peuvent les contenter: c'est pour apprendre à me passer deces faux biens, et non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu: je ne songe qu'àretourner dans une vie paisible et retirée, où la sagesse nourrisse mon coeur et où les espérancesqu'on tire de la vertu pour une autre meilleure vie après la mort me consolent dans les chagrins dela vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter, ce ne serait pas d'être roi, ce serait de ne meséparer jamais de ces deux hommes que vous voyez."Enfin les Crétois s'écrièrent, parlant à Mentor: "Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand de tousles mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi: nous ne vouslaisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire."Il leur répondit:"Pendant que j'étais dans la foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignaitaucun empressement: c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé quel homme c'était: on m'arépondu qu'il s'appelait Aristodème. Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfantsétaient au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie; il a dit que, pourl'un, il ne lui souhaitait point les périls de la royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentirque l'autre régnât jamais. Par là j'ai compris que ce père aimait d'un amour raisonnable l'un de sesenfants, qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre dans ses dérèglements. Ma curiosité

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augmentant, j'ai demandé quelle a été la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu: "Il alongtemps porté les armes et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincère et ennemie de laflatterie l'avait rendu incommode à Idoménée. C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans lesiège de Troie: il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils, qu'il ne pourrait serésoudre à suivre. Il fut même jaloux de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquérirbientôt: il oublia tous ses services; il le laissa ici pauvre, méprisé des hommes grossiers et lâchesqui n'estiment que les richesses, mais content dans sa pauvreté. Il vit gaiement dans un endroitécarté de l'île, où il cultive son champ de ses propres mains. Un de ses fils travaille avec lui; ilss'aiment tendrement; ils sont heureux. Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dansl'abondance des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard donne aux pauvres maladesde son voisinage tout ce qui lui reste au-delà de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travaillertous les jeunes gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends de son voisinage: il estle père de toutes les familles. Le malheur de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulusuivre aucun de ses conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour tâcher de le corrigerde ses vices, l'a enfin chassé: il s'est abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs." Voilà, ôCrétois, ce qu'on m'a raconté: vous devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme est telqu'on le dépeint, pourquoi faire des jeux? Pourquoi assembler tant d'inconnus? Vous avez aumilieu de vous un homme qui vous connaît et que vous connaissez, qui sait la guerre, qui amontré son courage non seulement contre les flèches et contre les dards, mais contre l'affreusepauvreté, qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie, qui aime le travail, qui sait combienl'agriculture est utile à un peuple, qui déteste le faste, qui ne se laisse point amollir par un amouraveugle de ses enfants, qui aime la vertu de l'un et qui condamne le vice de l'autre, en un mot, unhomme qui est déjà le père du peuple: voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez de faire régnerchez vous les lois du sage Minos."Tout le peuple s'écria:"Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner."Les vieillards le firent appeler: on le chercha dans la foule, où il était confondu avec les derniersdu peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit:"Je n'y puis consentir qu'à trois conditions: la première, que je quitterai la royauté dans deux ans,si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes et si vous résistez aux lois; la seconde, que je serailibre de continuer une vie simple et frugale; la troisième, que mes enfants n'auront aucun rang etqu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon leur mérite, comme le reste des citoyens."A ces paroles, il s'éleva dans l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards,gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices à Jupiter et aux autres grands dieux.Aristodème nous fit des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais avec unenoble simplicité. Il donna à Hasaël les lois de Minos écrites de la main de Minos même; il luidonna aussi un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis Saturne et l'âge d'or; il fit mettre dansson vaisseau des fruits de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues dans la Syrie,et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin.Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un vaisseau avec un grand nombre debons rameurs et d'hommes armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. Al'instant même il s'éleva un vent favorable pour aller à Ithaque: ce vent, qui était contraire àHasaël, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous embrassa comme des amis qu'il nedevait jamais revoir."Les dieux sont justes - disait-il - ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu: un jour ilsnous réuniront, et ces champs fortunés, où l'on dit que les justes jouissent après la mort d'unepaix éternelle, verront nos âmes se rejoindre pour ne se séparer jamais. O si mes cendrespouvaient aussi être recueillies avec les vôtres!"En prononçant ces mots, il versait des torrents de larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nousne pleurions pas moins que lui, et il nous conduisit au vaisseau.Pour Aristodème, il nous dit:

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"C'est vous qui venez de me faire roi; souvenez-vous des dangers où vous m'avez mis. Demandezaux dieux qu'ils m'inspirent la vraie sagesse et que je surpasse autant en modération les autreshommes que je les surpasse en autorité. Pour moi, je les prie de vous conduire heureusementdans votre patrie, d'y confondre l'insolence de vos ennemis et de vous y faire voir en paix Ulysserégnant avec sa chère Pénélope. Télémaque, je vous donne un bon vaisseau plein de rameurs etd'hommes armés; ils pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persécutent votremère. O Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien, ne me laisse rien à désirer pour vous. Alleztous deux, vivez heureux ensemble; souvenez-vous d'Aristodème, et, si jamais les Ithaciens ontbesoin des Crétois, comptez sur moi jusqu'au dernier soupir de ma vie." il nous embrassa, et nousne pûmes, en le remerciant, retenir nos larmes.Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. Déjà le mont Idan'était plus à nos yeux que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les côtes duPéloponnèse semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout à coup unenoire tempête enveloppa le ciel et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, etla mort se présenta à nous. O Neptune, c'est vous qui excitâtes, par votre superbe trident, toutesles eaux de votre empire!Vénus, pour se venger de ce que nous l'avions méprisée jusque dans son temple de Cythère, allatrouver ce dieu; elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux étaient baignés de larmes: du moins,c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assuré."Souffrirez-vous, Neptune - disait-elle - que ces impies se jouent impunément de ma puissance?Les dieux mêmes la sentent, et ces téméraires mortels ont osé condamner tout ce qui se fait dansmon île. Ils se piquent d'une sagesse à toute épreuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vousoublié que je suis née dans votre empire? Que tardez-vous à ensevelir dans vos profonds abîmesces deux hommes que je ne puis souffrir?"A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel, et Vénus rit, croyant notrenaufrage inévitable. Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux vents qui nouspoussaient avec violence vers des rochers: un coup de vent rompit notre mât; et, un momentaprès, nous entendîmes les pointes des rochers qui entrouvraient le fond du navire.L'eau entre de tous côtés; le navire s'enfonce; tous nos rameurs poussent de lamentables cris versle ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis:"Voici la mort; il faut la recevoir avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de périlsque pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons. C'est une consolation pourmoi de mourir avec vous; il serait inutile de disputer notre vie contre la tempête."Mentor me répondit:"Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'être prêt à recevoirtranquillement la mort: il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons,vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides ettroublés regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un momentpour sauver la nôtre."Aussitôt il prend une hache, il achève de couper le mât qui était déjà rompu et qui, penchant dansla mer, avait mis le vaisseau sur le côté; il jette le mât hors du vaisseau et s'élance dessus au milieudes ondes furieuses; il m'appelle par mon nom et m'encourage pour le suivre. Tel qu'un grandarbre que tous les vents conjurés attaquent et qui demeure immobile sur ses profondes racines, ensorte que la tempête ne fait qu'agiter ses feuilles, de même Mentor, non seulement ferme etcourageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et à la mer. Je le suis: et quiaurait pu ne le pas suivre, étant encouragé par lui?Nous nous conduisions nous-mêmes sur ce mât flottant. C'était un grand secours pour nous, carnous pouvions nous asseoir dessus, et s'il eût fallu nager sans relâche, nos forces eussent étébientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisait tourner cette grande pièce de bois, et nous noustrouvions enfoncés dans la mer: alors nous buvions l'onde amère, qui coulait de notre bouche, denos narines et de nos oreilles; nous étions contraints de disputer contre les flots pour rattraper ledessus de ce mât. Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur

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nous, et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse, le mât, qui étaitnotre unique espérance, ne nous échappât.Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur cesiège de gazon, me disait:"Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit abandonnée aux vents et aux flots? Croyez-vousqu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non non; les dieux décident de tout. C'estdonc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abîmes, la main deJupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds,Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abîme ou vous précipiter dans les flammes du noirTartare."J'écoutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit assez librepour lui répondre. Il ne me voyait point; je ne pouvais le voir.Nous passâmes toute la nuit, tremblants de froid et demi-morts, sans savoir où la tempête nousjetait. Enfin les vents commencèrent à s'apaiser, et la mer mugissante ressemblait à une personnequi, ayant été longtemps irritée, n'a plus qu'un reste de trouble et d'émotion, étant lasse de semettre en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient presque plus que comme lessillons qu'on trouve dans un champ labouré.Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orientétait tout en feu, et les étoiles, qui avaient été si longtemps cachées, reparurent et s'enfuirent àl'arrivée de Phébus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent nous en approchait: alors je sentisl'espérance renaître dans mon coeur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons: selon lesapparences, ils perdirent courage et la tempête les submergea tous avec le vaisseau. Quand nousfûmes auprès de la terre, la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussentbrisés; mais nous tâchions de leur présenter le bout de notre mât, et Mentor faisait de ce mât cequ'un sage pilote fait du meilleur gouvernail. Ainsi nous évitâmes ces rochers affreux et noustrouvâmes enfin une côte douce et unie où, nageant sans peine, nous abordâmes sur le sable.C'est là que vous nous vîtes, ô grande déesse qui habitez cette île; c'est là que vous daignâtes nousrecevoir." 

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Sixième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Calypso, ravie d'admiration par le récit de Télémaque,conçoit pour lui une violente passion, et met tout en oeuvre pour exciter en lui le même sentiment. Elle estpuissamment secondée par Vénus, qui amène Cupidon dans l'île avec ordre de percer de ses flèches le coeur deTélémaque. Celui-ci, déjà blessé sans le savoir, souhaite, sous divers prétextes de demeurer dans l'île, malgré lessages remontrances de Mentor. Bientôt il sent pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite la jalousie etla colère de Calypso. Elle jure par le Styx, que Télémaque sortira de son île, et presse Mentor de construire unvaisseau pour le reconduire à Ithaque. Tandis que Mentor entraîne Télémaque vers le rivage pour s'embarquer,Cupidon va consoler Calypso, et oblige les nymphes à brûler le vaisseau. A la vue des flammes, Télémaque ressentune joie secrète; mais le sage Mentor, qui s'en aperçoit, le précipite dans la mer, et s'y jette avec lui, pour gagner à lanage un autre vaisseau alors arrêté auprès de l'île de Calypso.

Quand Télémaque eut achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été immobiles, les yeuxattachés sur lui, se regardèrent les unes les autres. Elles se disaient avec étonnement: "Quels sontdonc ces deux hommes si chéris des dieux? A-t-on jamais ouï parler d'aventures si merveilleuses?Le fils d'Ulysse le surpasse déjà en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine! Quelle beauté!Quelle douceur! Quelle modestie! Mais quelle noblesse et quelle grandeur! Si nous ne savions qu'ilest le fils d'un mortel, on le prendrait aisément pour Bacchus, pour Mercure, ou même pour legrand Apollon. Mais quel est ce Mentor, qui paraît un homme simple, obscur et d'une médiocrecondition? Quand on le regarde de près, on trouve en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme."Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher: ses yeux errants allaientsans cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque à Mentor. Quelquefois elle voulait queTélémaque recommençât cette longue histoire de ses aventures; puis tout à coup elles'interrompait elle-même. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque seul dans un boisde myrte, où elle n'oublia rien pour savoir de Mentor n'était point une divinité cachée sous laforme d'un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire; car Minerve, en l'accompagnant sous lafigure de Mentor, ne s'était point découverte à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiaitpas encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs elle voulait l'éprouver par lesplus grands dangers, et s'il eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût trop soutenu: iln'aurait eu aucune peine à mépriser les accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pourMentor, et tous les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu'elle désirait savoir.Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner.L'une lui demandait les circonstances de son voyage d'Ethiopie; l'autre voulait savoir ce qu'il avaitvu à Damas; une autre lui demandait s'il avait connu autrefois Ulysse avant le siège de Troie. Ilrépondait à toutes avec douceur, et ses paroles, quoique simples, étaient pleines de grâces.Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation: elle revint, et pendant que sesnymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l'écartMentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans lesyeux appesantis et dans tous les membres fatigués d'un homme abattu que les paroles flatteusesde la déesse s'insinuaient pour enchanter le coeur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne saisquoi qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable à un rocher escarpéqui cache son front dans les nues et qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans sessages desseins, se laissait presser par Calypso. Quelquefois même il lui laissait espérer qu'ellel'embarrasserait par ses questions et qu'elle tirerait la vérité du fond de son coeur. Mais, aumoment où elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissaient: tout ce qu'elles'imaginait tenir lui échappait tout à coup, et une réponse courte de Mentor la replongeait dansses incertitudes.Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de ledétacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes àfaire naître les feux de l'amour dans le coeur du jeune Télémaque, et une divinité plus puissantequ'elle vint à son secours pour y réussir.

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Vénus, toujours pleine de ressentiment du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoignépour le culte qu'on lui rendait dans l'île de Chypre, ne pouvait se consoler de voir que ces deuxtéméraires mortels eussent échappé aux vents et à la mer dans la tempête excitée par Neptune.Elle en fit des plaintes amères à Jupiter: mais le père des dieux, souriant, sans vouloir luidécouvrir que Minerve, sous la figure de Mentor, avait sauvé le fils d'Ulysse, permit à Vénus dechercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle quitte l'Olympe; elle oublie les douxparfums qu'on brûle sur ses autels à Paphos, à Cythère et à Idalie; elle vole dans son char attelé decolombes; elle appelle son fils, et, la douleur répandant sur son visage de nouvelles grâces, elleparla ainsi:- Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne? Qui voudradésormais nous adorer? Va, perce de tes flèches ces deux coeurs insensibles: descends avec moidans cette île; je parlerai à Calypso.Elle dit, et, fendant les airs dans un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui, dans cemoment, était seule au bord d'une fontaine assez loin de sa grotte.- Malheureuse déesse - lui dit-elle - l'ingrat Ulysse vous a méprisée; son fils, encore plus dur quelui, vous prépare un semblable mépris; mais l'Amour vient lui-même pour vous venger. Je vous lelaisse: il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par lesnymphes de l'île de Naxos. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire; il ne pourra s'endéfier, et il sentira bientôt son pouvoir.Elle dit, et, remontant dans ce nuage doré d'où elle était sortie, elle laissa après elle une odeurd'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés.L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentit la flamme qui coulait déjàdans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès d'elle, nomméeEucharis. Mais hélas! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait!D'abord rien ne paraissait plus innocent, plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux quecet enfant. A le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il ne pouvait donner que duplaisir: mais à peine s'était-on fié à ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonné.L'enfant malin et trompeur ne caressait que pour trahir, et il ne riait jamais que des maux cruelsqu'il avait faits ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor, dont la sévérité l'épouvantait,et il sentait que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de ses flèches n'aurait pu lepercer. Pour les nymphes, elles sentirent bientôt les feux que cet enfant trompeur allume; maiselles cachaient avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs coeurs.Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceuret de sa beauté. Il l'embrasse; il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses bras; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment,plus il se trouble et s'amollit.- Voyez-vous ces nymphes? - disait-il à Mentor - combien sont-elles différentes de ces femmes del'île de Chypre, dont la beauté était choquante à cause de leur immodestie! Ces beautésimmortelles montrent une innocence, une modestie, une simplicité qui charme. Parlant ainsi, ilrougissait sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empêcher de parler; mais à peine avait-ilcommencé, qu'il ne pouvait continuer; ses paroles étaient entrecoupées, obscures, et quelquefoiselles n'avaient aucun sens.Mentor lui dit:- O Télémaque, les dangers de l'île de Chypre n'étaient rien, si on les compare à ceux dont vousne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier fait horreur; l'impudence brutale donne del'indignation; mais la beauté modeste est bien plus dangereuse: en l'aimant, on croit n'aimer que lavertu, et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion qu'on n'aperçoit quequand il n'est presque plus temps de l'éteindre. Fuyez, ô mon cher Télémaque, fuyez cesnymphes, qui ne sont si discrètes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers de votrejeunesse: mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez pas. C'est l'Amour, que Vénus, samère, est venue apporter dans cette île, pour se venger du mépris que vous avez témoigné pour leculte qu'on lui rend à Cythère. Il a blessé le coeur de la déesse Calypso: elle est passionnée pour

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vous; il a brûlé toutes les nymphes qui l'environnent; vous brûlez vous-même, ô malheureuxjeune homme, presque sans le savoir.Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant:- Pourquoi ne demeurerions-nous pas dans cette île? Ulysse ne vit plus: il doit être depuislongtemps enseveli dans les ondes; Pénélope, ne voyant revenir ni lui ni moi, n'aura pu résister àtant de prétendants: son père Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel époux. Retournerai-je àIthaque pour la voir engagée dans de nouveaux liens et manquant à la foi qu'elle avait donnée àmon père? Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions y retourner que pour chercher unemort assurée, puisque les amants de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port, pour mieuxassurer notre perte à notre retour.Mentor répondait:- Voilà l'effet d'une aveugle passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent,et on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent. On n'est plus ingénieux quepour se tromper et pour étouffer ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont faitpour vous ramener dans votre patrie? Comment êtes-vous sorti de la Sicile? Les malheurs quevous avez éprouvés en Egypte ne se sont-ils pas tournés tout à coup en prospérités? Quelle maininconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient votre tête dans la ville de Tyr? Aprèstant de merveilles, ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé? Mais que dis-je?vous en êtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai bien sortir de cette île. Lâche fils d'un père sisage et si généreux, menez ici une vie molle et sans honneur au milieu des femmes; faites, malgréles dieux, ce que votre père crut indigne de lui.Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu'au fond du coeur. Il se sentait attendri pourMentor; sa douleur était mêlée de honte; il craignait l'indignation et le départ de cet homme sisage, à qui il devait tant: mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-même, faisaitqu'il n'était plus le même homme.- Quoi donc! - disait-il à Mentor, les larmes aux yeux - vous ne comptez pour rien l'immortalitéqui m'est offerte par la déesse?- Je compte pour rien - répondit Mentor - tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres desdieux. La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope; la vertu vousdéfend de vous abandonner à une folle passion. Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périlspour vous préparer une gloire égale à celle de votre père, vous ordonnent de quitter cette île.L'amour seul, ce honteux tyran, peut vous y retenir. Hé! que feriez-vous d'une vie immortelle,sans liberté, sans vertu et sans gloire? Cette vie serait encore plus malheureuse en ce qu'elle nepourrait finir.Télémaque ne répondait à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité queMentor l'eût arraché malgré lui de l'île; quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoirplus devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse. Toutes ces pensées contrairesagitaient tour à tour son coeur, et aucune n'y était constante: son coeur était comme la mer, quiest le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu et immobile sur le rivage dela mer, souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes amères et poussant descris semblables aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre; ses yeux creux étaient pleinsd'un feu dévorant; à le voir pâle, abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point Télémaque.Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s'enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu'une fleur, qui,étant épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne et se flétrit peu à peu versle soir: ses vives couleurs s'effacent; elle languit, elle se dessèche et sa belle tête se penche, nepouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse était aux portes de la mort.Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un desseinplein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimaitéperdument Télémaque et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis: car lecruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne dont on est aimé.Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso.Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso:

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- J'ai remarqué dans Télémaque une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui, ceplaisir commence à le dégoûter de tout autre: il n'aime plus que les forêts et les montagnes lesplus sauvages. Est-ce vous, ô déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur?Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir.- Ce Télémaque - répondit-elle - qui a méprisé tous les plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résisterà la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actionsmerveilleuses, lui dont le coeur s'amollit lâchement par la volupté et qui ne semble né que pourpasser une vie obscure au milieu des femmes?Mentor, remarquant avec plaisir combien la jalousie troublait le coeur de Calypso, n'en dit pasdavantage, de peur de la mettre en défiance de lui; il lui montrait seulement un visage triste etabattu. La déesse lui découvrait ses peines sur toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sanscesse des plaintes nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre enfureur. Elle sut que Télémaque n'avait cherché qu'à se dérober aux autres nymphes pour parler àEucharis. On proposait même déjà une seconde chasse, où elle prévoyait qu'il ferait comme dansla première. Pour rompre les mesures de Télémaque, elle déclara qu'elle en voulait être. Puis, toutà coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment, elle lui parla ainsi:- Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire, que tu es venu dans mon île pour échapper au justenaufrage que Neptune te préparait et à la vengeance des dieux? N'es-tu entré dans cette île, quin'est ouverte à aucun mortel, que pour mépriser ma puissance et l'amour que je t'ai témoigné? Odivinités de l'Olympe et du Styx, écoutez une malheureuse déesse: hâtez-vous de confondre ceperfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus injuste que ton père, puisses-tusouffrir des maux encore plus longs et plus cruels que les siens! Non, non, que jamais tu nerevoies ta patrie, cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n'as point eu honte de préférer àl'immortalité! Ou plutôt que tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer; et que toncorps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance de sépulture, sur le sable de ce rivage!Que mes yeux le voient mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi: elle le verra; elleen aura le coeur déchiré, et son désespoir fera mon bonheur!En parlant ainsi, Calypso avait les yeux rouges et enflammés: ses regards ne s'arrêtaient jamais enaucun endroit; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche. Ses joues tremblantes étaientcouvertes de taches noires et livides; elle changeait à chaque moment de couleur. Souvent unepâleur mortelle se répandait sur tout son visage; ses larmes ne coulaient plus, comme autrefois,avec abondance: la rage et le désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine en coulait-ilquelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante et entrecoupée. Mentor observait tousses mouvements et ne parlait plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré qu'onabandonne; il jetait souvent sur lui des regards de compassion.Télémaque sentait combien il était coupable et indigne de l'amitié de Mentor. Il n'osait lever lesyeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont le silence même le condamnait. Quelquefois ilavait envie d'aller se jeter à son cou et de lui témoigner combien il était touché de sa faute: mais ilétait retenu, tantôt par une mauvaise honte, et tantôt par la crainte d'aller plus loin qu'il ne voulaitpour se tirer du péril: car le péril lui semblait doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre safolle passion.Les dieux et les déesses de l'Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachéssur l'île de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l'Amour. L'Amour, en sejouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l'île; Minerve, sous la figure de Mentor, seservait de la jalousie, inséparable de l'amour, contre l'Amour même. Jupiter avait résolu d'être lespectateur de ce combat et de demeurer neutre.Cependant Eucharis, qui craignait que Télémaque ne lui échappât, usait de mille artifices pour leretenir dans ses liens. Déjà elle allait partir avec lui pour la seconde chasse, et elle était vêtuecomme Diane. Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes, en sorte que cejour-là sa beauté effaçait celle de la déesse Calypso même. Calypso, la regardant de loin, seregarda en même temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle eut honte de se voir. Alors ellese cacha au fond de sa grotte et parla ainsi toute seule:

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- Il ne me sert donc de rien d'avoir voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux êtrede cette chasse! En serai-je? Irai-je la faire triompher et faire servir ma beauté à relever la sienne?Faudra-t-il que Télémaque, en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis? Omalheureuse! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mêmes, je saurai bien les enempêcher. Je vais trouver Mentor; je le prierai d'enlever Télémaque: il le remmènera à Ithaque.Mais que dis-je? et que deviendrai-je quand Télémaque sera parti? Où suis-je? Que reste-t-il àfaire? O cruelle Vénus, vous m'avez trompée! O perfide présent que vous m'avez fait! Pernicieuxenfant, Amour empesté, je ne t'avais ouvert mon coeur que dans l'espérance de vivre heureuseavec Télémaque, et tu n'as porté dans ce coeur que trouble et que désespoir! Mes nymphes sontrévoltées contre moi. Ma divinité ne me sert plus qu'à rendre mon malheur éternel. O si j'étaislibre de me donner la mort pour finir mes douleurs! Télémaque, il faut que tu meures, puisque jene puis mourir! Je me vengerai de tes ingratitudes: ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux.Mais je m'égare. O malheureuse Calypso, que veux-tu? Faire périr un innocent, que tu as jeté toi-même dans cet abîme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le sein du chasteTélémaque. Quelle innocence! Quelle vertu! Quelle horreur du vice! Quel courage contre leshonteux plaisirs! Fallait-il empoisonner son coeur? Il m'eût quittée! Hé bien! ne faudra-t-il pasqu'il me quitte, ou que je le voie, plein de mépris pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale?Non, non, je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t'en au-delà des mers;laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter la vie, ni trouver la mort: laisse-lainconsolable, couverte de honte, désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis.Elle parlait ainsi seule dans sa grotte: mais tout à coup elle sort impétueusement.- Où êtes-vous, ô Mentor? - dit-elle. - Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque contre le viceauquel il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille contre vous. Je ne puis souffrirplus longtemps cette lâche indifférence que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillementle fils d'Ulysse déshonorer son père et négliger sa haute destinée? Est-ce à vous ou à moi que sesparents ont confié sa conduite? C'est moi qui cherche les moyens de guérir son coeur; et vous, neferez-vous rien? Il y a, dans le lieu le plus reculé de cette forêt, de grands peupliers propres àconstruire un vaisseau; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de cette île. Vous trouverezau même endroit une profonde caverne, où sont tous les instruments nécessaires pour tailler etpour joindre toutes les pièces d'un vaisseau.A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment: il alla danscette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers et mit en un seul jour un vaisseau enétat de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand tempspour achever les plus grands ouvrages.Calypso se trouva dans une horrible peine d'esprit: d'un côté, elle voulait voir si le travail deMentor s'avançait; de l'autre, elle ne pouvait se résoudre à quitter la chasse, où Eucharis aurait étéen pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deuxamants: mais elle tâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor faisait le vaisseau.Elle entendait les coups de hache et de marteau: elle prêtait l'oreille; chaque coup la faisait frémir.Mais, dans le moment même, elle craignait que cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ouquelque coup d'oeil de Télémaque à la jeune nymphe.Cependant Eucharis disait à Télémaque d'un ton moqueur:- Ne craignez-vous point que Mentor ne vous blâme d'être venu à la chasse sans lui? O que vousêtes à plaindre de vivre sous un si rude maître! Rien ne peut adoucir son austérité: il affecte d'êtreennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goûtiez aucun; il vous fait un crime deschoses les plus innocentes. Vous pouviez dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état devous conduire vous-même; mais après avoir montré tant de sagesse, vous ne devez plus vouslaisser traiter en enfant.Ces paroles artificieuses perçaient le coeur de Télémaque et le remplissaient de dépit contreMentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir et ne répondait rien à Eucharis,tant il était troublé. Enfin, vers le soir, la chasse s'étant passée de part et d'autre dans unecontrainte perpétuelle, on revint par un coin de la forêt assez voisin du lieu où Mentor avait

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travaillé tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé; ses yeux se couvrirent à l'instantd'un épais nuage, semblable à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous elle; unefroide sueur courut par tous les membres de son corps: elle fut contrainte de s'appuyer sur lesnymphes qui l'environnaient, et, Eucharis lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa enjetant sur elle un regard terrible.Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'était déjà retiré, ayantfini son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau et à quoi on le destinait. D'abord ellene put répondre; mais enfin elle dit:- C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne serez plus embarrassé par cet amisévère, qui s'oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel.- Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'écria Télémaque. - O Eucharis, si Mentor me quitte, jen'ai plus que vous.Ces paroles lui échappèrent dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en lesdisant: mais il n'avait pas été libre de penser au sens de ses paroles. Toute la troupe étonnéedemeura dans le silence. Eucharis, rougissant et baissant les yeux, demeurait derrière, toutinterdite, sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage, la joie était au fondde son coeur. Télémaque ne se comprenait plus lui-même et ne pouvait croire qu'il eût parlé siindiscrètement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe, mais un songe dont il demeuraitconfus et troublé.Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forêt,sans suivre aucun chemin, et ne sachant où elle allait. Enfin elle se trouva à l'entrée de sa grotte,où Mentor l'attendait.- Sortez de mon île - dit-elle - ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos: loin de moi cejeune insensé! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez ce que peut le courroux d'une déesse, sivous ne l'arrachez d'ici tout à l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus souffrir qu'aucune demes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes du Styx, serment qui fait trembler lesdieux mêmes. Mais apprends, Télémaque, que tes maux ne sont pas finis: ingrat, tu ne sortiras demon île que pour être en proie à de nouveaux malheurs. Je serai vengée: tu regretteras Calypso,mais en vain. Neptune, encore irrité contre ton père, qui l'a offensé en Sicile, et sollicité parVénus, que tu as méprisée dans l'île de Chypre, te prépare d'autres tempêtes. Tu verras ton père,qui n'est pas mort; mais tu le verras sans le connaître. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaquequ'après avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va: je conjure les puissances célestes de mevenger. Puisses-tu, au milieu des mers, suspendu aux pointes d'un rocher et frappé de la foudre,invoquer en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie!Ayant dit ces paroles, son esprit agité était déjà prêt à prendre des résolutions contraires. L'amourrappela dans son coeur le désir de retenir Télémaque. "Qu'il vive - disait-elle en elle-même - qu'ildemeure ici; peut-être qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait, commemoi, lui donner l'immortalité. O trop aveugle Calypso, tu t'es trahie toi-même par ton serment: tevoilà engagée, et les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permettent plus aucuneespérance." Personne n'entendait ces paroles: mais on voyait sur son visage les Furies peintes, ettout le venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler de son coeur.Télémaque en fut saisi d'horreur. Elle le comprit (car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine pas?)et l'horreur de Télémaque redoubla les transports de la déesse. Semblable à une bacchante quiremplit l'air de ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace, elle court autravers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses nymphes et menaçant de percer toutescelles qui ne la suivront pas. Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis mêmes'avance les larmes aux yeux et regardant de loin Télémaque, à qui elle n'osait plus parler. Ladéesse frémit en la voyant auprès d'elle; et, loin de s'apaiser par la soumission de cette nymphe,elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction augmente la beauté d'Eucharis.Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux (car il n'osaitl'embrasser autrement, ni le regarder); il verse un torrent de larmes; il veut parier, la voix lui

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manque; les paroles lui manquent encore davantage: il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait,ni ce qu'il veut. Enfin il s'écrie:- O mon vrai père, ô Mentor, délivrez-moi de tant de maux! Je ne puis ni vous abandonner nivous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi de moi-même: donnez-moi la mort.Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend à se supporter lui-même, sans flatter sapassion, et lui dit:- Fils du sage Ulysse, que les dieux ont tant aimé, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leuramour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti sa faiblesse et la violencede ses passions n'est point encore sage; car il ne se connaît point encore et ne sait point se défierde soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abîme, pour vous enmontrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez maintenant ce que vousn'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé. On vous aurait parlé des trahisons de l'amour,qui flatte pour perdre et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes.Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les grâces. Vous l'avez vu; il aenlevé votre coeur, et vous avez pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextespour ignorer la plaie de votre coeur; vous cherchiez à me tromper et à vous flatter vous-même;vous ne craigniez rien. Voyez le fruit de votre témérité; vous demandez maintenant la mort, etc'est l'unique espérance qui vous reste. La déesse troublée ressemble à une Furie infernale;Eucharis brûle d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort; toutes ces nymphes jalousessont prêtes à s'entre-déchirer: et voilà ce que fait le traître Amour, qui paraît si doux! Rappeleztout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils vous ouvrent un si beauchemin pour fuir l'Amour et pour revoir votre chère patrie! Calypso elle-même est contrainte devous chasser. Le vaisseau est tout prêt: que tardons-nous à quitter cette île, où la vertu ne peuthabiter?En disant ces paroles, Mentor le prit par la main et l'entraînait vers le rivage. Télémaque suivait àpeine, regardant toujours derrière lui. Il considérait Eucharis, qui s'éloignait de lui. Ne pouvantvoir son visage, il regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants et sa noble démarche. Ilaurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas. Lors même qu'il la perdit de vue, il prêtait encorel'oreille, s'imaginant entendre sa voix. Quoique absente, il la voyait: elle était peinte et commevivante devant ses yeux; il croyait même parler à elle, ne sachant plus où il était, et ne pouvantécouter Mentor.Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à Mentor:- Je suis résolu de vous suivre, mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieuxmourir que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore une dernièrefois pour lui faire un éternel adieu. Au moins souffrez que je lui dise: "O nymphe, les dieuxcruels, les dieux jaloux de mon bonheur me contraignent de partir; mais ils m'empêcheront plutôtde vivre que de me souvenir à jamais de vous." O mon père, ou laissez-moi cette dernièreconsolation, qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux ni demeurerdans cette île, ni m'abandonner à l'amour. L'amour n'est point dans mon coeur; je ne sens que del'amitié et de la reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de lui dire adieu encore une fois, et jepars avec vous sans retardement!- Que j'ai pitié de vous! - répondait Mentor - votre passion est si furieuse que vous ne la sentezpas. Vous croyez être tranquille, et vous demandez la mort! Vous osez dire que vous n'êtes pointvaincu par l'amour, et vous ne pouvez vous arracher à la nymphe que vous aimez! Vous ne voyez,vous n'entendez qu'elle; vous êtes aveugle et sourd à tout le reste. Un homme que la fièvre rendfrénétique dit: "Je ne suis pas malade". O aveugle Télémaque, vous étiez prêt à renoncer àPénélope, qui vous attend, à Ulysse, que vous verrez, à Ithaque où vous devez régner, à la gloireet à la haute destinée que les dieux vous ont promise par tant de merveilles qu'ils ont faites envotre faveur; vous renonciez à tous ces biens pour vivre déshonoré auprès d'Eucharis: direz-vousencore que l'amour ne vous attache point à elle? Qu'est-ce donc qui vous trouble? Pourquoivoulez-vous mourir? Pourquoi avez-vous parlé devant la déesse avec tant de transport? Je nevous accuse point de mauvaise foi; mais je déplore votre aveuglément. Fuyez, Télémaque, fuyez:

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on ne peut vaincre l'amour qu'en fuyant. Contre un tel ennemi, le vrai courage consiste à craindreet à fuir, mais à fuir sans délibérer et sans se donner à soi-même le temps de regarder jamaisderrière soi. Vous n'avez pas oublié les soins que vous m'avez coûtés depuis votre enfance et lespérils dont vous êtes sorti par mes conseils: ou croyez-moi, ou souffrez que je vous abandonne.Si vous saviez combien il m'est douloureux de vous voir courir à votre perte! Si vous saviez toutce que j'ai souffert pendant que je n'ai osé vous parler! La mère qui vous mit au monde souffritmoins dans les douleurs de l'enfantement. Je me suis tu; j'ai dévoré ma peine; j'ai étouffé messoupirs, pour voir si vous reviendriez à moi. O mon fils, mon cher fils, soulagez mon coeur;rendez-moi ce qui m'est plus cher que mes entrailles: rendez-moi Télémaque, que j'ai perdu;rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous surmonte l'amour, je vis et je vis heureux; mais sil'amour vous entraîne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus vivre.Pendant que Mentor parlait ainsi, il continuait son chemin vers la mer; et Télémaque, qui n'étaitpas encore assez fort pour le suivre de lui-même, l'était déjà assez pour se laisser mener sansrésistance. Minerve, toujours cachée sous la figure de Mentor, couvrant invisiblement Télémaquede son égide et répandant autour de lui un rayon divin, lui fit sentir un courage qu'il n'avait pointencore éprouvé depuis qu'il était dans cette île. Enfin ils arrivèrent dans un endroit de l'île où lerivage de la mer était escarpé: c'était un rocher toujours battu par l'onde écumante. Ils regardèrentde cette hauteur si le vaisseau que Mentor avait préparé était encore dans la même place; mais ilsaperçurent un triste spectacle.L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non seulement était insensible àses traits, mais encore lui enlevait Télémaque: il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errantedans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaiesde son coeur. L'Amour lui dit:- Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel, qui est captif dans votre île!Pourquoi le laissez-vous sortir?- O malheureux Amour - répondit-elle - je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils: c'est toiqui m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter dans un abîme de malheurs. C'enest fait; j'ai juré par les ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque: Jupiter même, le père desdieux, avec toute sa puissance, n'oserait contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort demon île; sors aussi, pernicieux enfant: tu m'as fait plus de mal que lui!L'Amour, essuyant ses larmes, fit un sourire moqueur et malin.- En vérité - dit-il - voilà un grand embarras! Laissez-moi faire. Suivez votre serment; ne vousopposez point au départ de Télémaque. Ni vos nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes duStyx de le laisser partir: je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau, que Mentor a fait avectant de précipitation. Sa diligence, qui nous a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-même à sontour, et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque.Ces paroles flatteuses firent glisser l'espérance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso.Ce qu'un zéphyr fait par sa fraîcheur sur le bord d'un ruisseau, pour délasser les troupeauxlanguissants que l'ardeur de l'été consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse.Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent, les noirs soucis qui rongeaient son coeurs'enfuirent pour un moment loin d'elle: elle s'arrêta, elle sourit, elle flatta le folâtre Amour: et, enle flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs.L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader aussi les Nymphes, qui étaienterrantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage desloups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble et leur dit:- Télémaque est encore en vos mains; hâtez-vous de brûler ce vaisseau, que le téméraire Mentor afait pour s'enfuir.Aussitôt elles allument des flambeaux; elles accourent sur le rivage; elles frémissent; elles poussentdes hurlements; elles secouent leurs cheveux épars, comme des bacchantes. Déjà la flamme vole;elle dévore le vaisseau, qui est d'un bois sec et enduit de résine; des tourbillons de fumée et deflamme s'élèvent dans les nues.

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Télémaque et Mentor aperçoivent le feu de dessus le rocher, et entendent les cris des Nymphes.Télémaque fut tenté de s'en réjouir; car son coeur n'était pas encore guéri, et Mentor remarquaitque sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre etqui repousse de vives étincelles.- Me voilà donc - dit Télémaque - rengagé dans mes liens! Il ne nous reste plus aucune espérancede quitter cette île.Mentor vit bien que Télémaque allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu'il n'y avait pas unseul moment à perdre. Il aperçut de loin, au milieu des flots, un vaisseau arrêté, qui n'osaitapprocher de l'île, parce que tous les pilotes connaissaient que l'île de Calypso était inaccessible àtous les mortels. Aussitôt le sage Mentor, poussant Télémaque, qui était assis sur le bord durocher, le précipite dans la mer et s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette violente chute, butl'onde amère et devint le jouet des flots. Mais, revenant à lui et voyant Mentor qui lui tendait lamain pour lui aider à nager, il ne songea plus qu'à s'éloigner de l'île fatale.Les Nymphes, qui avaient cru les tenir captifs, poussèrent des cris pleins de fureur, ne pouvantplus empêcher leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit de seshurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse défaite, s'éleva au milieu del'air en secouant ses ailes et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle mère l'attendait.L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous les maux qu'il avait faits.A mesure que Télémaque s'éloignait de l'île, il sentait avec plaisir renaître son courage, et sonamour pour la vertu.- J'éprouve - s'écriait-il parlant à Mentor - ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire, fauted'expérience: on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. O mon père, que les dieux m'ont aimé enme donnant votre secours! Je méritais d'en être privé et d'être abandonné à moi-même. Je necrains plus ni mers, ni vents, ni tempêtes; je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seulplus à craindre que tous les naufrages. 

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Septième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Mentor et Télémaque s'avancent vers le vaisseau phénicienarrêté auprès de l'île de Calypso: ils sont accueillis favorablement par Adoam, frère de Narbal, commandant de cevaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque, lui promet aussitôt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte la morttragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d'Astarbé, son épouse; puis l'élévation de Baléazar, que le tyran son pèreavait disgracié à la persuasion de cette femme. Télémaque, à son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départde Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voixet de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides, toutes autres divinités de la mer, et les monstresmarins eux-mêmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux, laisse tomber la siennede dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique. Il décrit la douce température de l'air et toutes lesrichesses de ce pays, dont les peuples mènent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicité de moeurs.

Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils s'avançaient, était un vaisseau phénicien, qui allaitdans l'Epire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient gardede le reconnaître au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendresa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau:- Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes quil'attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votrevaisseau nous irons partout où vous irez.Celui qui commandait répondit:- Nous vous recevrons avec joie; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus quiparaissent si malheureux.Aussitôt on les reçoit dans le vaisseau.A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurèrent immobiles; car ilsavaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leursforces: on leur donna d'autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l'eau qui les avaitpénétrés et qui coulait de tous côtés.Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoirleurs aventures. Celui qui commandait leur dit:- Comment avez-vous pu entrer dans cette île d'où vous sortez? Elle est, dit-on, possédée par unedéesse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle est même bordée de rochers affreux,contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage.Mentor répondit:- Nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs notre patrie est l'île d'Ithaque, voisine de l'Epire,où vous allez. Quand même vous ne voudriez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre route, ilnous suffirait que vous nous menassiez dans l'Epire; nous y trouverons des amis qui auront soinde nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoirce que nous avons de plus cher au monde.Ainsi c'était Mentor qui portait la parole, et Télémaque, gardant le silence, le laissait parler; car lesfautes qu'il avait faites dans l'île de Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-même; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor, et, quand il ne pouvaitlui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux et tâchait de deviner toutesses pensées.Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l'avoir vu;mais c'était un souvenir confus, qu'il ne pouvait démêler.- Souffrez - lui dit-il - que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois,comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu; ilm'a d'abord frappé; mais je ne sais où je vous ai vu: votre mémoire aidera peut-être la mienne.Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de joie:- Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard: je vous ai vu, je vous reconnais; mais jene puis me rappeler si c'est en Egypte ou à Tyr.

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Alors ce Phénicien, tel qu'un homme qui s'éveille le matin et qui rappelle peu à peu de loin lesonge fugitif qui a disparu à son réveil, s'écria tout à coup:- Vous êtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous revînmes d'Egypte. Je suis sonfrère, dont il vous aura sans doute parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains après l'expéditiond'Egypte: il me fallut aller au-delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique, auprès desColonnes d'Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner si j'ai eu tant de peineà vous reconnaître d'abord.- Je vois bien - répondit Télémaque - que vous êtes Adoam. Je ne fis presque alors que vousentrevoir; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. O quelle joie de pouvoir apprendrepar vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher! Est-il toujours à Tyr? Nesouffre-t-il pas quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion?Adoam répondit en l'interrompant:- Sachez, Télémaque, que la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toutes sortesde soins de vous. Je vous ramènerai dans l'île d'Ithaque avant que d'aller en Epire, et le frère deNarbal n'aura pas moins d'amitié pour vous que Narbal même.Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait à souffler: il fit lever lesancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télémaque etMentor pour les entretenir."Je vais - lui dit-il - regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus: les justesdieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui.Les bons se contentaient de gémir et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faireaucun mal; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu'en finissant la sienne; il n'yavait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses gardesmêmes étaient plus exposés que les autres: comme sa vie était entre leurs mains, il les craignaitplus que tout le reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, àforce de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de savie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horriblequ'en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons.L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi.Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche nommé Joazar; elle espéra de le mettre sur letrône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aîné de ses deux fils, nomméPhadaël, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui: elle trouva de faux témoinspour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nomméBaléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les moeurs et les sciences de la Grèce,mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prît desliaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant étécorrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ilsse sauvèrent en nageant jusqu'à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeuneprince au fond de la mer.Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'ellen'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pourcette méchante femme: c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excès. En même temps l'avaricelui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée: il nesongeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme.Mais, pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à l'amour et à l'avarice, Astarbé se hâtade lui ôter la vie. Elle crut qu'il avait peut-être découvert quelque chose de ses infâmes amoursavec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule suffirait pour porter le roi à uneaction cruelle contre Joazar; elle conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour le prévenir.Elle voyait les principaux officiers du palais prêts à tremper leurs mains dans le sang du roi; elleentendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier àquelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assuré d'empoisonner Pygmalion.

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Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprêtait lui-même tout ce qu'il devait manger,ne pouvant se fier qu'à ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé de son palais,pour mieux cacher sa défiance et pour n'être jamais observé quand il préparait ses repas. Il n'osaitplus chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait se résoudre à manger d'aucune deschoses qu'il ne savait pas apprêter lui-même. Ainsi, non seulement toutes les viandes cuites avecdes ragoûts par les cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, le lait, et tous les autres alimentsordinaires ne pouvaient être de son usage: il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis lui-même dans son jardin ou des légumes qu'il avait semés et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvaitjamais d'autre eau que celle qu'il puisait lui-même dans une fontaine qui était renfermée dans unendroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il parût si rempli de confiance pourAstarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle: il la faisait toujours manger et boireavant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin qu'il ne pût point être empoisonné sans elleet qu'elle n'eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contrepoison,qu'une vieille femme, encore plus méchante qu'elle, et qui était la confidente de ses amours, luiavait fourni: après quoi elle ne craignit plus d'empoisonner le roi.Voici comment elle y parvint. Dans le moment où ils allaient commencer leur repas, cette vieilledont j'ai parlé fit tout à coup du bruit à une porte. Le roi, qui croyait toujours qu'on allait le tuer,se trouble et court à cette porte pour voir si elle est assez bien fermée. La vieille se retire: le roidemeure interdit et ne sachant ce qu'il doit croire de ce qu'il a entendu; il n'ose pourtant ouvrir laporte pour s'éclaircir. Astarbé le rassure, le flatte, et le presse de manger; elle avait déjà jeté dupoison dans sa coupe d'or pendant qu'il était allé à la porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fitboire la première; elle but sans crainte, se fiant au contrepoison. Pygmalion but aussi, et peu detemps après il tomba dans une défaillance.Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença à déchirer seshabits, à arracher ses cheveux et à pousser des cris lamentables. Elle embrassait le roi mourant;elle le tenait serré entre ses bras; elle l'arrosait d'un torrent de larmes, car les larmes ne coûtaientrien à cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi étaient épuisées et qu'ilétait comme agonisant, dans la crainte qu'il ne revînt et qu'il ne voulût la faire mourir avec lui, ellepassa des caresses et des plus tendres marques d'amitié à la plus horrible fureur: elle se jeta sur lui,et l'étouffa. Ensuite elle arracha de son doigt l'anneau royal, lui ôta le diadème, et fit entrer Joazar,à qui elle donna l'un et l'autre.Elle crut que tous ceux qui avaient été attachés à elle ne manqueraient pas de suivre sa passion etque son amant serait proclamé roi. Mais ceux qui avaient été les plus empressés à lui plaire étaientdes esprits bas et mercenaires, qui étaient incapables d'une sincère affection; d'ailleurs ilsmanquaient de courage, et craignaient les ennemis qu'Astarbé s'était attirés; enfin ils craignaientencore plus la hauteur, la dissimulation et la cruauté de cette femme impie: chacun, pour sapropre sûreté, désirait qu'elle pérît.Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux; on entend partout les cris de ceux quidisent: "Le roi est mort". Les uns sont effrayés; les autres courent aux armes: tous paraissent enpeine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommée la fait voler de bouche en bouchedans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi; sa mortest la délivrance et la consolation de tout le peuple.Narbal, frappé d'un coup si terrible, déplora en homme de bien le malheur de Pygmalion, quis'était trahi lui-même en se livrant à l'impie Astarbé et qui avait mieux aimé être un tyran terribleet monstrueux que d'être, selon le devoir d'un roi, le père de son peuple. Il songea au bien del'Etat et sa hâta de rallier tous les gens de bien pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle on auraitvu un règne encore plus dur que celui qu'on voyait finir.Narbal savait que Baléazar ne fut point noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurèrent àAstarbé qu'il était mort parlèrent ainsi croyant qu'il l'était; mais, à la faveur de la nuit, il s'étaitsauvé en nageant, et des pêcheurs de Crète, touchés de compassion, l'avaient reçu dans leursbarques. Il n'avait pas osé retourner dans le royaume de son père, soupçonnant qu'on avait voulule faire périr et craignant autant la cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d'Astarbé. Il

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demeura longtemps errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, où les pêcheurs crétoisl'avaient laissé; il fut même obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin il trouvamoyen de faire savoir à Narbal l'état où il était; il crut pouvoir confier son secret et sa vie à unhomme d'une vertu si éprouvée. Narbal, maltraité par le père, ne laissa pas d'aimer le fils et deveiller pour ses intérêts: mais il n'en prit soin que pour l'empêcher de manquer jamais à ce qu'ildevait à son père, et il l'engagea à souffrir patiemment sa mauvaise fortune.Baléazar avait mandé à Narbal: "Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi unanneau d'or, et je comprendrai aussitôt qu'il sera temps de vous aller joindre." Narbal ne jugeapoint à propos, pendant la vie de Pygmalion, de faire venir Baléazar; il aurait tout hasardé pour lavie du prince et pour la sienne propre, tant il était difficile de se garantir des recherchesrigoureuses de Pygmalion. Mais aussitôt que ce malheureux roi eut fait une fin digne de sescrimes, Narbal se hâta d'envoyer l'anneau d'or à Baléazar. Baléazar partit aussitôt et arriva auxportes de Tyr dans le temps que toute la ville était en trouble pour savoir qui succéderait àPygmalion. Baléazar fut aisément reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple. Onl'aimait, non pour l'amour de feu roi son père, qui était haï universellement, mais à cause de sadouceur et de sa modération. Ses longs malheurs mêmes lui donnaient je ne sais quel éclat quirelevait toutes ses bonnes qualités et qui attendrissait tous les Tyriens en sa faveur.Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prêtres de lagrande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar comme leur roi et le firent proclamer par deshérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie.Astarbé les entendit du fond du palais, où elle était renfermée avec son lâche et infâme Joazar.Tous les méchants dont elle s'était servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient abandonnée; carles méchants craignent les méchants, s'en défient et ne souhaitent point de les voir en crédit. Leshommes corrompus connaissent combien leurs semblables abuseraient de l'autorité et quelleserait leur violence. Mais pour les bons, les méchants s'en accommodent mieux, parce qu'aumoins ils espèrent de trouver en eux de la modération et de l'indulgence. Il ne restait plus autourd'Astarbé que certains complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre quele supplice.On força le palais: ces scélérats n'osèrent pas résister longtemps et ne songèrent qu'à s'enfuir.Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat la reconnut: elle futprise, et on eut bien de la peine à empêcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjàon avait commencé à la traîner dans la boue; mais Narbal la tira des mains de la populace.Alors elle demanda à parler à Baléazar, espérant de l'éblouir par ses charmes et de lui faire espérerqu'elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put refuser de l'écouter. D'abord ellemontra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capable de toucher les coeurs les plusirrités. Elle flatta Baléazar par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes; elle luireprésenta combien Pygmalion l'avait aimée; elle le conjura par ses cendres d'avoir pitié d'elle; elleinvoqua les dieux, comme si elle les eût sincèrement adorés; elle versa des torrents de larmes; ellese jeta aux genoux du nouveau roi: mais ensuite elle n'oublia rien pour lui rendre suspects etodieux tous ses serviteurs les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d'être entré dans uneconjuration contre Pygmalion et d'avoir essayé de suborner les peuples pour se faire roi aupréjudice de Baléazar: elle ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa desemblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu; elle espérait de trouverdans le coeur de Baléazar la même défiance et les mêmes soupçons qu'elle avait vus dans celui duroi son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire malignité de cette femme,l'interrompit et appela des gardes. On la mit en prison; les plus sages vieillards furent commispour examiner toutes ses actions.On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion; toute la suite de sa vieparut un enchaînement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice quiest destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie: c'est d'être brûlé à petit feu; mais quand ellecomprit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie del'enfer; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle pour se faire mourir, en cas qu'on

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voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardèrent aperçurent qu'elle souffrait uneviolente douleur: ils voulurent la secourir; mais elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit signequ'elle ne voulait aucun soulagement.On lui parla des justes dieux, qu'elle avait irrités: au lieu de témoigner la confusion et le repentirque ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insulter auxdieux. La rage et l'impiété étaient peintes sur son visage mourant: on ne voyait plus aucun reste decette beauté qui avait fait le malheur de tant d'hommes. Toutes ses grâces étaient effacées: sesyeux éteints roulaient dans sa tête et jetaient des regards farouches; un mouvement convulsifagitait ses lèvres et tenait sa bouche ouverte d'une horrible grandeur; tout son visage, tiré etrétréci, faisait des grimaces hideuses; une pâleur livide et une froideur mortelle avait saisi tout soncorps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n'était que pour pousser des hurlements.Enfin elle expira, laissant remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mânes impiesdescendirent sans doute dans ces tristes lieux où les cruelles Danaïdes puisent éternellement del'eau dans des vases percés, où Ixion tourne à jamais sa roue, où Tantale, brûlant de soif, ne peutavaler l'eau qui s'enfuit de ses lèvres, où Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sanscesse, et où Titye sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour quiles ronge.Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces aux dieux par d'innombrables sacrifices. Il acommencé son règne par une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué à fairerefleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus: il a pris les conseils de Narbalpour les principales affaires, et n'est pourtant point gouverné par lui; car il veut tout voir par lui-même. Il écoute tous les différents avis qu'on veut lui donner et décide ensuite sur ce qui luiparaît le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les coeurs, il possède plus de trésors queson père n'en avait amassé par son avarice cruelle; car il n'y a aucune famille qui ne lui donnâttout ce qu'elle a de bien, s'il se trouvait dans une pressante nécessité: ainsi, ce qu'il leur laisse estplus à lui que s'il le leur ôtait. Il n'a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de sa vie; car il atoujours autour de lui la plus sûre garde, qui est l'amour des peuples. Il n'y a aucun de ses sujetsqui ne craigne de le perdre et qui ne hasardât sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Ilvit heureux, et tout son peuple est heureux avec lui: il craint de charger trop ses peuples; sespeuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens. Il les laisse dansl'abondance, et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents: car ils sont laborieux,adonnés au commerce, fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est remontéeau plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C'est à son jeune roi qu'elle doit tant deprospérités.Narbal gouverne sous lui. O Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vouscomblerait-il de présents! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dansvotre patrie! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-même et d'allerdans l'île d'Ithaque mettre sur le trône le fils d'Ulysse, afin qu'il y règne aussi sagement queBaléazar règne à Tyr?"Après qu'Adoam eut parlé ainsi, Télémaque, charmé de l'histoire que ce Phénicien venait deraconter et plus encore des marques d'amitié qu'il en recevait dans son malheur, l'embrassatendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il était entré dans l'île de Calypso.Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire de son départ de Tyr, de son passage dans l'île de Chypre,de la manière dont il avait retrouvé Mentor, de leur voyage en Crète, des jeux publics pourl'élection d'un roi après la fuite d'Idoménée, de la colère de Vénus, de leur naufrage, du plaisiravec lequel Calypso les avait reçus, de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes, et del'action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer, dès qu'il vit le vaisseau phénicien.Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grandejoie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par dejeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums del'Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait detemps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d'être entendus à la table des

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dieux et de ravir les oreilles d'Apollon même: Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités quiobéissent à Neptune, les monstres marins mêmes sortaient de leurs grottes humides et profondespour venir en foule autour du vaisseau, charmés par cette mélodie. Une troupe de jeunesPhéniciens d'une rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent longtemps lesdanses de leurs pays, puis celles d'Egypte et enfin celles de la Grèce. De temps en temps destrompettes faisaient retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de lamer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel seméde brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.Télémaque, d'un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs, mais il n'osait y livrer son coeur.Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte, dans l'île de Calypso, combien la jeunesse estprompte à s'enflammer, tous les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur; tout lui étaitsuspect. Il regardait Mentor; il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu'il devait penser detous ces plaisirs.Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer.Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant:- Je comprends ce que vous craignez: vous êtes louable de cette crainte; mais il ne faut pas lapousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, maisdes plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs quivous délassent et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vousentraînent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la raison et quine vous rendent jamais semblable à une bête en fureur. Maintenant il est à propos de vousdélasser de toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu'il vous offre;réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n'a rien d'austère ni d'affecté: c'est ellequi donne les vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables. Elle saitmêler les jeux et les ris avec les occupations graves et sérieuses; elle prépare le plaisir par le travailet elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point de honte de paraître enjouée quand il lefaut.En disant ces paroles, Mentor prit une lyre et en joua avec tant d'art qu'Achitoas, jaloux, laissatomber la sienne de dépit; ses yeux s'allumèrent, son visage troublé changea de couleur: tout lemonde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eût enlevé l'âme de tous lesassistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence et de perdre quelque chose dece chant divin: on craignait toujours qu'il finirait trop tôt. La voix de Mentor n'avait aucunedouceur efféminée; mais elle était flexible, forte et elle passionnait jusqu'aux moindres choses.Il chanta d'abord les louanges de Jupiter, père et roi des dieux et des hommes, qui, d'un signe desa tête, ébranle l'univers. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tête, c'est-à-dire la sagesse, quece dieu forme au-dedans de lui-même et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentorchanta ces vérités d'un ton si religieux et si sublime, que toute l'assemblée crut être transportée auplus haut de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre.Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa proprebeauté, qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-même de douleur et futchangé en une fleur qui porte son nom. Enfin il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu'unsanglier déchira et que Vénus, passionnée pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintesamères.Tous ceux qui l'écoutèrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisiren pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens étonnés se regardaient les uns et lesautres. L'un disait: "C'est Orphée: c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bêtes farouches etenlevait les bois et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère, qu'il suspendit les tourmentsd'Ixion et des Danaïdes et qu'il toucha l'inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belleEurydice." Un autre s'écriait: "Non, c'est Linus, fils d'Apollon." Un autre répondit: "Vous voustrompez, c'est Apollon lui-même." Télémaque n'était guère moins surpris que les autres, car iln'avait jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre.

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Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à Mentor;mais il rougit en le louant et il ne put achever son discours. Mentor, qui voyait son trouble, prit laparole, comme s'il eût voulu l'interrompre, et tâcha de le consoler en lui donnant toutes leslouanges qu'il méritait. Achitoas ne fut point consolé; car il sentit que Mentor le surpassait encoreplus par sa modestie que par les charmes de sa voix.Cependant Télémaque dit à Adoam:- Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis quenous fûmes partis d'Egypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peinepeut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai.- Je serai fort aise - répondit Adoam - de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité,et qui surpasse tout ce que la renommée en publie.Aussitôt il commença ainsi:"Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays apris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d'Hercule et decet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec lagrande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or. Les hivers y sont tièdes, etles rigoureux aquilons n'y soufflent jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée par deszéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'estqu'un heureux hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La terre,dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Leschemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d'autres arbres toujours verts ettoujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines finesrecherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent dans ce beaupays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulementcompter l'or et l'argent parmi leurs richesses: ils n'estiment que ce qui sert véritablement auxbesoins de l'homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples,nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple,pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoind'aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d'artisans:car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes; encoremême la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire destroupeaux, ne laissent pas d'exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur; ellesfont le pain, apprêtent à manger, et ce travail leur est facile, car on vit en ce pays de fruits ou delait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussurepour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font des tentes, dont les unes sont depeaux cirées et les autres d'écorce d'arbres; elles font, elles lavent tous les habits de la famille, ettiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirable. Leurs habits sont aisés à faire: car,en ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et quechacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.Les hommes n'ont d'autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux,que l'art de mettre le bois et le fer en oeuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer, exceptépour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l'architecture leur sontinutiles; car ils ne bâtissent jamais de maison. "C'est - disent-ils - s'attacher trop à la terre, que des'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit de se défendre des injures del'air." Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autrespeuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse."Quand on leur parle des peuples qui ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or etd'argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des metsdélicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent en ces termes: "Ces peuplessont bien malheureux d'avoir employé tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes!Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent: il tente ceux qui en sont privés de

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vouloir l'acquérir par l'injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sertqu'à rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes quenous? Vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre eux? Mènent-ils une vie plus libre, plustranquille, plus gaie? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâcheet noire envie, toujours agités par l'ambition, par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirspurs et simples, puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre toutleur bonheur."C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'enétudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que la leur est grandedans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres; chaque famille estgouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille est en droit de punir chacunde ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prendles avis du reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence des moeurs,la bonne foi, l'obéissance et l'horreur du vice habitent dans cette heureuse terre. Il semblequ'Astrée, qu'on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il nefaut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs:les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes,que des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errantedans ce beau pays, transporte ses tentes d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits etépuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi, ils n'ont point d'intérêts à soutenir lesuns contre les autres, et ils s'aiment tous d'une amour fraternelle que rien ne trouble. C'est leretranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cetteunion et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinctionque celle qui vient de l'expérience des sages vieillards ou de la sagesse extraordinaire de quelquesjeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure,les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée dans ce pays chéri desdieux. Jamais le sang humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des agneaux.Quand on parle à ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversementsd'Etats qu'on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. "Quoi! disent-ils, leshommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mortprécipitée? La vie est si courte! Et il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terrepour se déchirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux?"Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants quisubjuguent les grands empires. "Quelle folie - disent-ils - de mettre son bonheur à gouverner lesautres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raisonet suivant la justice! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est tout ce qu'unhomme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieuxl'ont chargé, ou un peuple qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner lespeuples contre leur volonté, c'est se rendre très misérable, pour avoir le faux honneur de les tenirdans l'esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ontdonné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l'effroi, lamisère, le désespoir, et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme quicherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont misdans ses mains! Croit-il ne pouvoir mériter des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain,usurpateur, tyrannique sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendresa liberté. Heureux celui qui, n'étant point esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faired'autrui son esclave! Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblentà ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnesqu'ils devraient seulement arroser."Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diversesquestions curieuses.- Ces peuples - lui dit-il - boivent-ils du vin?

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- Ils n'ont garde d'en boire - reprit Adoam - car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ilsmanquent de raisins: aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils se contentent de manger leraisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. "C'est uneespèce de poison - disent-ils - qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il le rendbête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin; avec le vin, ils courentrisque de ruiner leur santé et de perdre les bonnes moeurs."Télémaque disait ensuite:- Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation.- Chaque homme - répondit Adoam - ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tantqu'elle vit. L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l'égard de leursfemmes, que l'honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leursmaris. Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles etagréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sanstache. Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en deux corps différents.Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques: le mari règle toutes lesaffaires du dehors; la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle paraît n'êtrefaite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance et le charme moins par sa beauté que par sa vertu.Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les moeurspures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards decent et de six vingt ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur.- Il me reste - ajoutait Télémaque - à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autrespeuples voisins.- La nature - dit Adoam - les a séparés des autres peuples d'un côté par la mer, et de l'autre par dehautes montagnes du côté du nord. D'ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de leurvertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leursdifférends et leur ont confié les terres et les villes qu'ils disputaient entre eux. Comme cette sagenation n'a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle desrois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs Etats. "Peut-on craindre - disent-ils -que la terre manque aux hommes? Il y en aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandisqu'il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nôtres contredes voisins qui viendraient s'en saisir." On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, niorgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n'ontjamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s'en faire craindre; c'estpourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort,plutôt que d'accepter la servitude: ainsi il est autant difficile à subjuguer qu'il est incapable devouloir subjuguer les autres. C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière les Phéniciens faisaient leur commercedans la Bétique."Ces peuples - disait-il - furent étonnés quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, deshommes étrangers qui venaient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans l'île de Gadès;ils nous reçurent même chez eux avec bonté et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sansvouloir de nous aucun payement. De plus, il nous offrirent de nous donner libéralement tout cequ'il leur resterait de leurs laines, après qu'ils en auraient fait leur provision pour leur usage; et eneffet, ils nous en envoyèrent un riche présent. C'est un plaisir pour eux que de donner auxétrangers leur superflu.Pour leurs mines, ils n'eurent aucune peine à nous les abandonner; elles leur étaient inutiles. Illeur paraissait que les hommes n'étaient guère sages d'aller chercher, par tant de travaux, dans lesentrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux ni satisfaire à aucun vrai besoin. "Necreusez point - nous disaient-ils - si avant dans la terre: contentez-vous de la labourer; elle vousdonnera de véritables biens qui vous nourriront; vous en tirerez des fruits qui valent mieux quel'or et que l'argent, puisque les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour en acheter lesaliments qui soutiennent leur vie."

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Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation et mener les jeunes hommes de leur paysdans la Phénicie; mais ils n'ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. "Ilsapprendraient - nous disaient-ils - à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenuesnécessaires: ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaisesindustries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui, perdant l'habitudede marcher, s'accoutume enfin au besoin d'être toujours porté comme un malade." Pour lanavigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art; mais ils croient que c'est un artpernicieux. "Si ces gens-là - disent-ils - ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à lavie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas?Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pourassouvir l'avarice des marchands et pour flatter les passions des autres hommes."Télémaque était ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il y eût encore aumonde un peuple qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. "Ocombien ces moeurs - disait-il - sont-elles éloignées des moeurs vaines et ambitieuses des peuplesqu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gâtés, qu'à peine pouvons-nous croire quecette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les moeurs de ce peuple commeune belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux." 

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Huitième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Vénus, toujours irritée contre Télémaque, demande saperte à Jupiter; mais les destins ne permettant pas qu'il périsse, la déesse va solliciter de Neptune les moyens del'éloigner d'Ithaque, où le conduisait Adoam. Aussitôt Neptune envoie au pilote Acamas une divinité trompeusequi lui enchante les sens et le fait entrer à pleines voiles dans le port de Salente, au moment où il croyait arriver àIthaque. Idoménée, roi de Salente, fait à Télémaque et à Mentor l'accueil le plus affectueux: il se rend avec eux autemple de Jupiter, où il avait ordonné un sacrifice pour le succès d'une guerre contre les Manduriens. Lesacrificateur, consultant les entrailles des victimes, fait tout espérer à Idoménée, et l'assure qu'il devra son bonheur àses deux nouveaux hôtes.

Pendant que Télémaque et Adoam s'entretenaient de la sorte, oubliant le sommeil, etn'apercevant pas que la nuit était déjà au milieu de sa course, une divinité ennemie et trompeuseles éloignait d'Ithaque, que leur pilote Acamas cherchait en vain. Neptune, quoique favorable auxPhéniciens, ne pouvait supporter plus longtemps que Télémaque eût échappé à la tempête quil'avait jeté contre les rochers de l'île de Calypso. Vénus était encore plus irritée de voir ce jeunehomme qui triomphait, ayant vaincu l'Amour et tous ses charmes. Dans le transport de sadouleur, elle quitta Cythère, Paphos, Idalie, et tous les honneurs qu'on lui rend dans l'île deChypre: elle ne pouvait plus demeurer dans ces lieux, où Télémaque avait méprisé son empire.Elle monte vers l'éclatant Olympe, où les dieux étaient assemblés auprès du trône de Jupiter. Dece lieu, ils aperçoivent les astres qui roulent sous leurs pieds; ils voient le globe de la terre commeun petit amas de boue; les mers immenses ne leur paraissent que comme des gouttes d'eau dontce morceau de boue est un peu détrempé: les plus grands royaumes ne sont à leurs yeux qu'unpeu de sable, qui couvre la surface de cette boue; les peuples innombrables et les plus puissantesarmées ne sont que comme des fourmis qui se disputent les uns aux autres un brin d'herbe sur cemorceau de boue. Les immortels rient des affaires les plus sérieuses qui agitent les faibles mortels,et elles leur paraissent des jeux d'enfants. Ce que les hommes appellent grandeur, gloire,puissance, profonde politique, ne paraît à ces suprêmes divinités que misère et faiblesse.C'est dans cette demeure, si élevée au-dessus de la terre, que Jupiter a posé son trône immobile:ses yeux percent jusque dans l'abîme et éclairent jusque dans les derniers replis des coeurs. Sesregards doux et sereins répandent le calme et la joie dans tout l'univers; au contraire, quand ilsecoue sa chevelure, il ébranle le ciel et la terre. Les dieux mêmes, éblouis des rayons de gloire quil'environnent, ne s'en approchent qu'avec tremblement.Toutes les divinités célestes étaient dans ce moment auprès de lui. Vénus se présenta avec tous lescharmes qui naissent dans son sein; sa robe flottante avait plus d'éclat que toutes les couleursdont Iris se pare au milieu des sombres nuages, quand elle vient promettre aux mortels effrayés lafin des tempêtes et leur annoncer le retour du beau temps. Sa robe était nouée par cette fameuseceinture sur laquelle paraissent les grâces, les cheveux de la déesse étaient attachés par derrièrenégligemment avec une tresse d'or. Tous les dieux furent surpris de sa beauté, comme s'ils nel'eussent jamais vue, et leurs yeux en furent éblouis, comme ceux des mortels le sont, quandPhébus, après une longue nuit, vient les éclairer par ses rayons. Ils se regardaient les uns les autresavec étonnement, et leurs yeux revenaient toujours sur Vénus; mais ils aperçurent que les yeux decette déesse étaient baignés de larmes et qu'une douleur amère était peinte sur son visage.Cependant elle s'avançait vers le trône de Jupiter, d'une démarche douce et légère, comme le volrapide d'un oiseau qui fend l'espace immense des airs. Il la regarda avec complaisance; il lui fit undoux souris et, se levant, il l'embrassa.- Ma chère fille - lui dit-il - quelle est votre peine? Je ne puis voir vos larmes sans en être touché:ne craignez point de m'ouvrir votre coeur; vous connaissez ma tendresse et ma complaisance.Vénus lui répondit d'une voix douce, mais entrecoupée de profonds soupirs:- O père des dieux et des hommes, vous qui voyez tout, pouvez-vous ignorer ce qui fait mapeine? Minerve ne s'est pas contentée d'avoir renversé jusqu'aux fondements la superbe ville deTroie, que je défendais, et de s'être vengée de Pâris, qui avait préféré ma beauté à la sienne: elle

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conduit par toutes les terres et par toutes les mers le fils d'Ulysse, ce cruel destructeur de Troie.Télémaque est accompagné par Minerve; c'est ce qui empêche qu'elle ne paraisse ici en son rangavec les autres divinités. Elle a conduit ce jeune téméraire dans l'île de Chypre pour m'outrager. Ila méprisé ma puissance: il n'a pas daigné seulement brûler de l'encens sur mes autels; il atémoigné avoir horreur des fêtes que l'on célèbre en mon honneur; il a fermé son coeur à tousmes plaisirs. En vain Neptune, pour le punir, à ma prière, a irrité les vents et les flots contre lui:Télémaque, jeté par un naufrage horrible dans l'île de Calypso, a triomphé de l'Amour même, quej'avais envoyé dans cette île pour attendrir le coeur de ce jeune Grec. Ni sa jeunesse, ni lescharmes de Calypso et de ses nymphes, ni les traits enflammés de l'Amour n'ont pu surmonter lesartifices de Minerve. Elle l'a arraché de cette île: me voilà confondue; un enfant triomphe de moi!Jupiter, pour consoler Vénus, lui dit:- Il est vrai, ma fille, que Minerve défend le coeur de ce jeune Grec contre toutes les flèches devotre fils et qu'elle lui prépare une gloire que jamais jeune homme n'a méritée. Je suis fâché qu'ilait méprisé vos autels; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l'amour devous, qu'il soit encore errant par mer et par terre, qu'il vive loin de sa patrie, exposé à toutessortes de maux et de dangers: mais les destins ne permettent ni qu'il périsse, ni que sa vertusuccombe dans les plaisirs dont vous flattez les hommes. Consolez-vous donc, ma fille; soyezcontente de tenir dans votre empire tant d'autres héros et tant d'immortels.En disant ces paroles, il fit à Vénus un souris plein de grâce et de majesté. Un éclat de lumièresemblable aux plus perçants éclairs sortit de ses yeux! En baisant Vénus avec tendresse, ilrépandit une odeur d'ambroisie dont l'Olympe fut parfumé. La déesse ne put s'empêcher d'êtresensible à cette caresse du plus grand des dieux: malgré ses larmes et sa douleur, on vit la joie serépandre sur son visage; elle baissa son voile pour cacher la rougeur de ses joues et l'embarras oùelle se trouvait. Toute l'assemblée des dieux applaudit aux paroles de Jupiter, et Vénus, sansperdre un moment, alla trouver Neptune pour concerter avec lui les moyens de se venger deTélémaque.Elle raconta à Neptune, ce que Jupiter lui avait dit.- Je savais déjà - répondit Neptune - l'ordre immuable des destins: mais si nous ne pouvonsabîmer Télémaque dans les flots de la mer, du moins n'oublions rien pour le rendre malheureuxet pour retarder son retour à Ithaque. Je ne puis consentir à faire périr le vaisseau phénicien danslequel il est embarqué: j'aime les Phéniciens; c'est mon peuple. Nulle autre nation de l'univers necultive comme eux mon empire. C'est par eux que la mer est devenue le lien de la société de tousles peuples de la terre. Ils m'honorent par de continuels sacrifices sur mes autels: ils sont justes,sages et laborieux dans le commerce; ils répandent partout la commodité et l'abondance. Non,déesse, je ne puis souffrir qu'un de leurs vaisseaux fasse naufrage: mais je ferai que le piloteperdra sa route et qu'il s'éloignera d'Ithaque, où il veut aller.Vénus, contente de cette promesse, rit avec malignité et retourna dans son char volant sur lesprés fleuris d'Idalie, où les Grâces, les Jeux et les Ris témoignèrent leur joie de la revoir, dansantautour d'elle sur les fleurs qui parfument ce charmant séjour.Neptune envoya aussitôt une divinité trompeuse, semblable aux Songes, excepté que les Songesne trompent que pendant le sommeil, au lieu que cette divinité enchante les sens de ceux quiveillent. Ce dieu malfaisant, environné d'une foule innombrable de mensonges ailés qui voltigentautour de lui, vint répandre une liqueur subtile et enchantée sur les yeux du pilote Acamas, quiconsidérait attentivement, à la clarté de la lune, le cours des étoiles, et le rivage d'Ithaque, dont ildécouvrait déjà assez près de lui les rochers escarpés. Dans ce même moment, les yeux du pilotene lui montrèrent plus rien de véritable.Un faux ciel et une terre feinte se présentèrent à lui. Les étoiles parurent comme si elles avaientchangé leur course et qu'elles fussent revenues sur leurs pas; tout l'Olympe semblait se mouvoirpar des lois nouvelles. La terre même était changée: une fausse Ithaque se présentait toujours aupilote pour l'amuser, tandis qu'il s'éloignait de la véritable. Plus il s'avançait vers cette imagetrompeuse du rivage de l'île, plus cette image reculait; elle fuyait toujours devant lui, et il ne savaitque croire de cette fuite. Quelquefois il s'imaginait entendre déjà le bruit qu'on fait dans un port.

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Déjà il se préparait, selon l'ordre qu'il en avait reçu, à aller aborder secrètement dans une petite îlequi est auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope conjurés contre Télémaque leretour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette côte de la mer est bordée, et il luisemblait entendre l'horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils; puistout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n'étaient à sesyeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l'horizonpendant que le soleil se couche. Ainsi Acamas était étonné, et l'impression de la divinitétrompeuse qui charmait ses yeux lui faisait éprouver un certain saisissement qui lui avait étéjusqu'alors inconnu. Il était même tenté de croire qu'il ne veillait pas et qu'il était dans l'illusiond'un songe. Cependant Neptune commanda au vent d'Orient de souffler pour jeter le navire surles côtes de l'Hespérie. Le vent obéit avec tant de violence que le navire arriva bientôt sur lerivage que Neptune avait marqué.Déjà l'aurore annonçait le jour; déjà les étoiles, qui craignent les rayons du soleil et qui en sontjalouses, allaient cacher dans l'Océan leurs sombres feux, quand le pilote s'écria:- Enfin je n'en puis plus douter, nous touchons presque à l'île d'Ithaque. Télémaque, réjouissez-vous; dans une heure vous pourrez revoir Pénélope, et peut-être trouver Ulysse remonté sur sontrône.A ce cri, Télémaque, qui était immobile dans les bras du sommeil, s'éveille, se lève, monte augouvernail, embrasse le pilote, et de ses yeux encore à peine ouverts regarde fixement la côtevoisine. Il gémit, ne reconnaissant point les rivages de sa patrie.- Hélas! où sommes-nous? - dit-il - ce n'est point là ma chère Ithaque. Vous vous êtes trompé,Acamas; vous connaissez mal cette côte, si éloignée de votre pays.- Non, non, - répondit Acamas - je ne puis me tromper en considérant les bords de cette île.Combien de fois suis-je entré dans votre port! J'en connais jusques aux moindres rochers; lerivage de Tyr n'est guère mieux dans ma mémoire. Reconnaissez cette montagne qui avance;voyez ce rocher qui s'élève comme une tour; n'entendez-vous pas la vague qui se rompt contreces autres rochers lorsqu'ils semblent menacer la mer par leur chute? Mais ne remarquez-vous pasle temple de Minerve qui fend la nue? Voilà la forteresse et la maison d'Ulysse votre père.- Vous vous trompez, ô Acamas - répondit Télémaque - je vois au contraire une côte assezrelevée, mais unie; j'aperçois une ville qui n'est point Ithaque. O dieux, est-ce ainsi que vous vousjouez des hommes?Pendant qu'il disait ces paroles, tout à coup les yeux d'Acamas furent changés. Le charme serompit: il vit le rivage tel qu'il était véritablement et reconnut son erreur.- Je l'avoue, ô Télémaque - s'écria-t-il - quelque divinité ennemie avait enchanté mes yeux; jecroyais voir Ithaque, et son image tout entière se présentait à moi; mais dans ce moment elledisparaît comme un songe. Je vois une autre ville, c'est sans doute Salente, qu'Idoménée, fugitifde Crète, vient de fonder dans l'Hespérie: j'aperçois des murs qui s'élèvent et qui ne sont pasencore achevés; je vois un port qui n'est pas encore entièrement fortifié.Pendant qu'Acamas remarquait les divers ouvrages nouvellement faits dans cette ville naissante etque Télémaque déplorait son malheur, le vent que Neptune faisait souffler les fit entrer à pleinesvoiles dans une rade, où ils se trouvèrent à l'abri et tout auprès du port.Mentor, qui n'ignorait ni la vengeance de Neptune ni le cruel artifice de Vénus, n'avait fait quesourire de l'erreur d'Acamas. Quand ils furent dans cette rade, Mentor dit à Télémaque:- Jupiter vous éprouve; mais il ne veut pas votre perte: au contraire, il ne vous éprouve que pourvous ouvrir le chemin de la gloire. Souvenez-vous des travaux d'Hercule; ayez toujours devantvos yeux ceux de votre père. Quiconque ne sait pas souffrir n'a point un grand coeur. Il faut, parvotre patience et par votre courage, lasser la cruelle fortune, qui se plaît à vous persécuter. Jecrains moins pour vous les plus affreuses disgrâces de Neptune que je ne craignais les caressesflatteuses de la déesse qui vous retenait dans son île. Que tardons-nous? Entrons dans ce port:voici un peuple ami; c'est chez les Grecs que nous arrivons. Idoménée, si maltraité par la fortune,aura pitié des malheureux.

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Aussitôt ils entrèrent dans le port de Salente, où le vaisseau phénicien fut reçu sans peine, parceque les Phéniciens sont en paix et en commerce avec tous les peuples de l'univers.Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable à une jeune plante, qui, ayantété nourrie par la douce rosée de la nuit, sent, dès le matin, les rayons du soleil qui viennentl'embellir; elle croît, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit sesfleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles; à chaque moment qu'on la voit, on y trouve unnouvel éclat. Ainsi fleurissait la nouvelle ville d'Idoménée sur le rivage de la mer; chaque jour,chaque heure, elle croissait avec magnificence et elle montrait de loin aux étrangers qui étaient surla mer de nouveaux ornements d'architecture qui s'élevaient jusqu'au ciel. Toute la côteretentissait des cris des ouvriers et des coups de marteau; les pierres étaient suspendues en l'airpar des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail, dès que l'auroreparaissait, et le roi Idoménée, donnant partout les ordres lui-même, faisait avancer les ouvragesavec une incroyable diligence.A peine le vaisseau phénicien fut arrivé, que les Crétois donnèrent à Télémaque et à Mentortoutes les marques d'amitié sincère. On se hâta d'avertir Idoménée de l'arrivée du fils d'Ulysse.- Le fils d'Ulysse - s'écria-t-il - d'Ulysse, ce cher ami, de ce sage héros par qui nous avons enfinrenversé la ville de Troie! Qu'on le mène ici, et que je lui montre combien j'ai aimé son père!Aussitôt on lui présente Télémaque, qui lui demande l'hospitalité, en lui disant son nom.Idoménée lui répondit avec un visage doux et riant:- Quand même on ne m'aurait pas dit qui vous êtes, je crois que je vous aurais reconnu. VoilàUlysse lui-même: voilà ses yeux pleins de feu, et dont le regard était si ferme; voilà son air,d'abord froid et réservé, qui cachait tant de vivacité et de grâces; je reconnais même ce sourire fin,cette action négligée, cette parole douce, simple et insinuante, qui persuadait sans qu'on eût letemps de s'en défier. Oui, vous êtes le fils d'Ulysse; mais vous serez aussi le mien. O mon fils,mon cher fils, quelle aventure vous mène sur ce rivage? Est-ce pour chercher votre père? Hélas!je n'en ai aucune nouvelle. La fortune nous a persécutés, lui et moi: il a eu le malheur de nepouvoir retrouver sa patrie, et j'ai eu celui de retrouver la mienne pleine de la colère des dieuxcontre moi.Pendant qu'Idoménée disait ces paroles, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont levisage ne lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom.Cependant Télémaque lui répondait, les larmes aux yeux:- O roi, pardonnez-moi la douleur que je ne saurais vous cacher dans un temps où je ne devraisvous témoigner que de la joie et de la reconnaissance pour vos bontés. Par le regret que vous metémoignez de la perte d'Ulysse, vous m'apprenez vous-même à sentir le malheur de ne pouvoirtrouver mon père. Il y a déjà longtemps que je le cherche dans toutes les mers. Les dieux irritésne me permettent ni de le revoir, ni de savoir s'il a fait naufrage, ni de pouvoir retourner àIthaque, où Pénélope languit dans le désir d'être délivrée de ses amants. J'avais cru vous trouverdans l'île de Crète: j'y ai su votre cruelle destinée, et je ne croyais pas devoir approcher del'Hespérie, où vous avez fondé un nouveau royaume. Mais la fortune, qui se joue des hommes etqui me tient errant dans tous les pays loin d'Ithaque, m'a enfin jeté sur vos côtes. Parmi tous lesmaux qu'elle m'a faits, c'est celui que je supporte plus volontiers. Si elle m'éloigne de ma patrie,du moins elle me fait connaître le plus généreux de tous les rois.A ces mots, Idoménée embrassa tendrement Télémaque et, le menant dans son palais, lui dit:- Quel est donc ce prudent vieillard qui vous accompagne? Il me semble que je l'ai souvent vuautrefois.- C'est Mentor - répliqua Télémaque - Mentor, ami d'Ulysse, à qui il avait confié mon enfance.Qui pourrait vous dire tout ce que je lui dois?Aussitôt Idoménée s'avance et tend la main à Mentor:- Nous nous sommes vus - dit-il autrefois. Vous souvenez-vous du voyage que vous fîtes enCrète et des bons conseils que vous me donnâtes? Mais alors l'ardeur de la jeunesse et le goût desvains plaisirs m'entraînaient. Il a fallu que mes malheurs m'aient instruit pour m'apprendre ce queje ne voulais pas croire. Plût aux dieux que je vous eusse cru, ô sage vieillard! Mais je remarque

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avec étonnement que vous n'êtes presque point changé depuis tant d'années: c'est la mêmefraîcheur de visage, la même taille droite, la même vigueur; vos cheveux seulement sont un peublanchis.- Grand roi - répondit Mentor - si j'étais flatteur, je vous dirais de même que vous avez conservécette fleur de jeunesse qui éclatait sur votre visage avant le siège de Troie; mais j'aimerais mieuxvous déplaire que de blesser la vérité. D'ailleurs je vois, par votre sage discours, que vous n'aimezpas la flatterie et qu'on ne hasarde rien en vous parlant avec sincérité. Vous êtes bien changé etj'aurais eu de la peine à vous reconnaître. J'en conçois clairement la cause: c'est que vous avezbeaucoup souffert dans vos malheurs; mais vous avez bien gagné en souffrant, puisque vous avezacquis la sagesse. On doit se consoler aisément des rides qui viennent sur le visage, pendant quele coeur s'exerce et se fortifie dans la vertu. Au reste, sachez que les rois s'usent toujours plus queles autres hommes. Dans l'adversité, les peines de l'esprit et les travaux du corps les font vieilliravant le temps. Dans la prospérité, les délices d'une vie molle les usent bien plus encore que tousles travaux de la guerre: rien n'est si malsain que les plaisirs où l'on ne peut se modérer. De làvient que les rois, et en paix et en guerre, ont toujours des peines et des plaisirs qui font venir lavieillesse avant l'âge où elle doit venir naturellement. Une vie sobre, modérée, simple, exempted'inquiétudes et de passions, réglée et laborieuse, retient dans les membres d'un homme sage lavive jeunesse, qui, sans ces précautions, est toujours prête à s'envoler sur les ailes du Temps.Idoménée, charmé du discours de Mentor, l'eût écouté longtemps, si on ne fût venu l'avertir pourun sacrifice qu'il devait faire à Jupiter. Télémaque et Mentor le suivirent, environnés d'une grandefoule de peuple, qui considérait avec empressement et curiosité ces deux étrangers. Les Salentinsse disaient les uns aux autres: "Ces deux hommes sont bien différents. Le jeune a je ne sais quoide vif et d'aimable; toutes les grâces de la beauté et de la jeunesse sont répandues sur son visageet sur tout son corps; mais cette beauté n'a rien de mou ni d'efféminé: avec cette fleur si tendre dela jeunesse, il paraît vigoureux, robuste, endurci au travail. Mais cet autre, quoique bien plus âgé,n'a encore rien perdu de sa force: sa mine paraît d'abord moins haute, et son visage moinsgracieux; mais, quand on le regarde de près, on trouve dans sa simplicité des marques de sagesseet de vertu, avec une noblesse qui étonne. Quand les dieux sont descendus sur la terre pour secommuniquer aux mortels, sans doute qu'ils ont pris de telles figures d'étrangers et de voyageurs."Cependant on arrive dans le temple de Jupiter, qu'Idoménée, du sang de ce dieu, avait orné avecbeaucoup de magnificence. Il était environné d'un double rang de colonnes de marbre jaspé; leschapiteaux étaient d'argent; le temple était tout incrusté de marbre, avec des bas-reliefs quireprésentaient Jupiter changé en taureau, le ravissement d'Europe et son passage en Crète autravers des flots: ils semblaient respecter Jupiter, quoiqu'il fût sous une forme étrangère. Onvoyait ensuite la naissance et la jeunesse de Minos; enfin ce sage roi donnant, dans un âge plusavancé, des lois à toute son île pour la rendre à jamais florissante. Télémaque y remarqua aussi lesprincipales aventures du siège de Troie, où Idoménée avait acquis la gloire d'un grand capitaine.Parmi ces représentations de combats, il chercha son père: il le reconnut, prenant les chevaux deRhésus, que Diomède venait de tuer; ensuite disputant avec Ajax les armes d'Achille devant tousles chefs de l'armée grecque assemblés; enfin sortant du cheval fatal pour verser le sang de tant deTroyens.Télémaque le reconnut d'abord à ces fameuses actions, dont il avait souvent ouï parler, et queNestor même lui avait racontées. Les larmes coulèrent de ses yeux: il changea de couleur; sonvisage parut troublé. Idoménée l'aperçut, quoique Télémaque se détournât pour cacher sontrouble.- N'ayez point de honte - lui dit Idoménée - de nous laisser voir combien vous êtes touché de lagloire et des malheurs de votre père.Cependant le peuple s'assemblait en foule sous les vastes portiques formés par le double rang decolonnes qui environnent le temple. Il y avait deux troupes de jeunes garçons et de jeunes fillesqui chantaient des vers à la louange du dieu qui tient dans ses mains la foudre. Ces enfants choisisde la figure la plus agréable avaient de longs cheveux flottant sur leurs épaules; leurs têtes étaientcouronnées de roses et parfumées; ils étaient tous vêtus de blanc. Idoménée faisait à Jupiter un

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sacrifice de cent taureaux, pour se le rendre favorable dans une guerre qu'il avait entreprise contreses voisins. Le sang des victimes fumait de tous côtés: on le voyait ruisseler dans les profondescoupes d'or et d'argent.Le vieillard Théophane, ami des dieux et prêtre du temple, tenait, pendant le sacrifice, sa têtecouverte d'un bout de sa robe de pourpre. Ensuite il consulta les entrailles des victimes, quipalpitaient encore; puis s'étant mis sur le trépied sacré: "O dieux - s'écria-t-il - quels sont donc cesdeux étrangers que le ciel envoie en ces lieux? Sans eux, la guerre entreprise nous serait funeste etSalente tomberait en ruine avant que d'achever d'être élevée sur ses fondements. Je vois un jeunehéros que la Sagesse mène par la main. Il n'est pas permis à une bouche mortelle d'en diredavantage."En disant ces paroles, son regard était farouche et ses yeux étincelants; il semblait voir d'autresobjets que ceux qui paraissaient devant lui; son visage était enflammé; il était troublé et hors delui-même; ses cheveux étaient hérissés, sa bouche écumante, ses bras levés et immobiles. Sa voixémue était plus forte qu'aucune voix humaine: il était hors d'haleine, et ne pouvait tenir renferméau-dedans de lui l'esprit divin qui l'agitait."O heureux Idoménée! - s'écria-t-il encore - que vois-je! Quels malheurs évités! Quelle douce paixau-dedans! Mais au-dehors quels combats! Quelles victoires! O Télémaque, tes travaux surpassentceux de ton père; le fier ennemi gémit dans la poussière sous ton glaive; les portes d'airain, lesinaccessibles remparts tombent à tes pieds. O grande déesse, que son père... O jeune homme, tuverras enfin..." A ces mots, la parole meurt dans sa bouche, et il demeure, comme malgré lui, dansun silence plein d'étonnement.Tout le peuple est glacé de crainte. Idoménée, tremblant, n'ose lui demander qu'il achève.Télémaque même, surpris, comprend à peine ce qu'il vient d'entendre; à peine peut-il croire qu'ilait entendu ces hautes prédictions. Mentor est le seul que l'esprit divin n'a point étonné.- Vous entendez - dit-il à Idoménée - le dessein des dieux. Contre quelque nation que vous ayez àcombattre, la victoire sera dans vos mains, et vous devrez au jeune fils de votre ami le bonheur devos armes. N'en soyez point jaloux; profitez seulement de ce que les dieux vous donnent par lui.Idoménée, n'étant pas encore revenu de son étonnement, cherchait en vain des paroles; sa languedemeurait immobile. Télémaque, plus prompt, dit à Mentor:- Tant de gloire promise ne me touche point; mais que peuvent donc signifier ces dernièresparoles: Tu reverras ...? Est-ce mon père, ou seulement Ithaque? Hélas! que n'a-t-il achevé? Il m'alaissé plus en doute que je n'étais. O Ulysse, ô mon père, serait-ce vous, vous-même que je doisvoir? Serait-il vrai? Mais je me flatte. Cruel oracle, tu prends plaisir à te jouer d'un malheureux:encore une parole, et j'étais au comble du bonheur!Mentor lui dit:- Respectez ce que les dieux découvrent, et n'entreprenez point de découvrir ce qu'ils veulentcacher. Une curiosité téméraire mérite d'être confondue. C'est par une sagesse pleine de bontéque les dieux cachent aux faibles hommes leur destinée dans une nuit impénétrable. Il est utile deprévoir ce qui dépend de nous, pour le bien faire; mais il n'est pas moins utile d'ignorer ce qui nedépend pas de nos soins et ce que les dieux veulent faire de nous.Télémaque, touché de ces paroles, se retint avec beaucoup de peine.Idoménée, qui était revenu de son étonnement, commença de son côté à louer le grand Jupiter,qui lui avait envoyé le jeune Télémaque et le sage Mentor, pour le rendre victorieux de sesennemis. Après qu'on eut fait un magnifique repas, qui suivit le sacrifice, il parla ainsi enparticulier aux deux étrangers:"J'avoue que je ne connaissais point encore assez l'art de régner quand je revins en Crète, après lesiège de Troie. Vous savez, chers amis, les malheurs qui m'ont privé de régner dans cette grandeîle, puisque vous m'assurez que vous y avez été depuis que j'en suis parti. Encore trop heureux, siles coups les plus cruels de la fortune ont servi à m'instruire et à me rendre plus modéré! Jetraversai les mers comme un fugitif que la vengeance des dieux et des hommes poursuit: toute magrandeur passée ne servait qu'à me rendre ma chute plus honteuse et plus insupportable. Je vinsréfugier mes dieux pénates sur cette côte déserte, où je ne trouvai que des terres incultes,

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couvertes de ronces et d'épines, des forêts aussi anciennes que la terre, des rochers presqueinaccessibles, où se retiraient les bêtes farouches. Je fus réduit à me réjouir de posséder, avec unpetit nombre de soldats et de compagnons qui avaient bien voulu me suivre dans mes malheurs,cette terre sauvage et d'en faire ma patrie, ne pouvant plus espérer de revoir jamais cette îlefortunée où les dieux m'avaient fait naître pour y régner. "Hélas! - disais-je en moi-même - quelchangement! Quel exemple terrible ne suis-je point pour les rois! Il faudrait me montrer à tousceux qui règnent dans le monde, pour les instruire par mon exemple. Ils s'imaginent n'avoir rien àcraindre, à cause de leur élévation au-dessus du reste des hommes: hé! c'est leur élévation mêmequi fait qu'ils ont tout à craindre! J'étais craint de mes ennemis et aimé de mes sujets; jecommandais à une nation puissante et belliqueuse: la renommée avait porté mon nom dans lespays les plus éloignés; je régnais dans une île fertile et délicieuse; cent villes me donnaient chaqueannée un tribut de leurs richesses; ces peuples me reconnaissaient pour être du sang de Jupiter; nédans leur pays, ils m'aimaient comme le petit-fils du sage Minos, dont les lois les rendent sipuissants et si heureux: que manquait-il à mon bonheur, sinon d'en savoir jouir avec modération?Mais mon orgueil et la flatterie, que j'ai écoutée, ont renversé mon trône. Ainsi tomberont tousles rois qui se livreront à leurs désirs et aux conseils des esprits flatteurs.Pendant le jour, je tâchais de montrer un visage gai et plein d'espérance, pour soutenir le couragede ceux qui m'avaient suivi. "Faisons - leur disais-je - une nouvelle ville, qui nous console de toutce que nous avons perdu. Nous sommes environnés de peuples qui nous ont donné un belexemple pour cette entreprise. Nous voyons Tarente qui s'élève assez près de nous: c'estPhalante, avec ses Lacédémoniens, qui a fondé ce nouveau royaume. Philoctète donne le nom dePétilie à une grande ville qu'il bâtit sur la même côte. Métaponte est encore une semblablecolonie. Ferons-nous moins que tous ces étrangers errants comme nous? La fortune ne nous estpas plus rigoureuse.Pendant que je tâchais d'adoucir par ces paroles les peines de mes compagnons, je cachais aufond de mon coeur une douleur mortelle. C'était une consolation pour moi, que la lumière dujour me quittât et que la nuit vînt m'envelopper de ses ombres pour déplorer en liberté mamisérable destinée. Deux torrents de larmes amères coulaient de mes yeux, et le doux sommeilleur était inconnu. Le lendemain, je recommençais mes travaux avec une nouvelle ardeur. Voilà,Mentor, ce qui fait que vous m'avez trouvé si vieilli."Après qu'Idoménée eut achevé de raconter ses peines, il demanda à Télémaque et à Mentor leursecours dans la guerre où il se trouvait engagé.- Je vous renverrai - leur disait-il - à Ithaque, dès que la guerre sera finie. Cependant je ferai partirdes vaisseaux vers toutes les côtes les plus éloignées, pour apprendre des nouvelles d'Ulysse. Enquelque endroit des terres connues que la tempête ou la colère de quelque divinité l'ait jeté, jesaurai bien l'en retirer. Plaise aux dieux qu'il soit encore vivant! Pour vous, je vous renverrai avecles meilleurs vaisseaux qui aient jamais été construits dans l'île de Crète: ils sont faits de boiscoupé sur le véritable mont Ida, où Jupiter naquit. Ce bois sacré ne saurait périr dans les flots; lesvents et les rochers le craignent et le respectent. Neptune même, dans son plus grand courroux,n'oserait soulever les vagues contre lui. Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement àIthaque sans peine et qu'aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers;le trajet est court et facile. Renvoyez le vaisseau phénicien qui vous a portés jusqu'ici, et ne songezqu'à acquérir la gloire d'établir le nouveau royaume d'Idoménée pour réparer tous ses malheurs.C'est à ce prix, ô fils d'Ulysse, que vous serez jugé digne de votre père. Quand même les destinéesrigoureuses l'auraient déjà fait descendre dans le sombre royaume de Pluton, toute la Grècecharmée croira le revoir en vous.A ces mots, Télémaque interrompit Idoménée:- Renvoyons - dit-il - le vaisseau phénicien. Que tardons-nous à prendre les armes pour attaquervos ennemis? Ils sont devenus les nôtres. Si nous avons été victorieux en combattant dans laSicile pour Aceste, Troyen et ennemi de la Grèce, ne serons-nous pas encore plus ardents et plusfavorisés des dieux quand nous combattrons pour un des héros grecs qui ont renversé la ville dePriam? L'oracle que nous venons d'entendre ne nous permet pas d'en douter.

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Neuvième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Idoménée fait connaître à Mentor le sujet de la guerrecontre les Manduriens et les mesures qu'il a prises contre leurs incursions. Mentor lui montre l'insuffisance de cesmoyens et lui en propose de plus efficaces. Pendant cet entretien les Manduriens se présentent aux portes de Salenteavec une nombreuse armée composée de plusieurs voisins, qu'ils avaient mis dans leurs intérêts. A cette vue, Mentorsort précipitamment de Salente et va seul proposer aux ennemis les moyens de terminer la guerre sans effusion desang. Bientôt Télémaque le suit, impatient de connaître l'issue de cette négociation. Tous deux offrent de restercomme otages auprès des Manduriens, pour répondre de la fidélité d'Idoménée aux conditions de paix qu'il propose.Après quelque résistance, les Manduriens se rendent aux sages remontrances de Mentor, qui fait aussitôt venirIdoménée pour conclure la paix en personne. Ce prince accepte sans balancer toutes les conditions proposées parMentor. On se donne réciproquement des otages, et l'on offre en commun des sacrifices pour la confirmation del'alliance: après quoi Idoménée rentre dans la ville avec les rois et les principaux chefs alliés des Manduriens.

Mentor, regardant d'un oeil doux et tranquille Télémaque, qui était déjà plein d'une noble ardeurpour les combats, prit ainsi la parole:- Je suis bien aise, fils d'Ulysse, de voir en vous une si belle passion pour la gloire; mais souvenez-vous que votre père n'en a acquis une si grande parmi les Grecs, au siège de Troie, qu'en semontrant le plus sage et le plus modéré d'entre eux. Achille, quoique invincible et invulnérable,quoiqu'il portât la terreur et la mort partout où il combattait, n'a pu prendre la ville de Troie: il esttombé lui-même au pied des murs de cette ville, et elle a triomphé du meurtrier d'Hector. MaisUlysse, en qui la prudence conduisait la valeur, a porté la flamme et le fer au milieu des Troyens,et c'est à ses mains qu'on doit la chute de ses hautes et superbes tours qui menacèrent pendantdix ans toute la Grèce conjurée. Autant que Minerve est au-dessus de Mars, autant une valeurdiscrète et prévoyante surpasse-t-elle un courage bouillant et farouche. Commençons donc parnous instruire des circonstances de cette guerre qu'il faut soutenir. Je ne refuse aucun péril: maisje crois, ô Idoménée, que vous devez nous expliquer premièrement si votre guerre est juste;ensuite, contre qui vous la faites; et enfin, quelles sont vos forces pour en espérer un heureuxsuccès.Idoménée lui répondit:- Quand nous arrivâmes sur cette côte, nous y trouvâmes un peuple sauvage qui errait dans lesforêts, vivant de sa chasse et des fruits que les arbres portent d'eux-mêmes. Ces peuples, qu'onnomme les Manduriens, furent épouvantés, voyant nos vaisseaux et nos armes; ils se retirèrentdans les montagnes. Mais, comme nos soldats furent curieux de voir le pays et voulurentpoursuivre des cerfs, ils rencontrèrent ces sauvages fugitifs. Alors les chefs de ces sauvages leurdirent: "Nous avons abandonné les doux rivages de la mer pour vous les céder; il ne nous resteque des montagnes presque inaccessibles; du moins est-il juste que vous nous y laissiez en paix eten liberté. Nous vous trouvons errants, dispersés et plus faibles que nous; il ne tiendrait qu'à nousde vous égorger et d'ôter même à vos compagnons la connaissance de votre malheur: mais nousne voulons point tremper nos mains dans le sang de ceux qui sont hommes aussi bien que nous.Allez; souvenez-vous que vous devez la vie à nos sentiments d'humanité. N'oubliez jamais quec'est d'un peuple que vous nommez grossier et sauvage que vous recevez cette leçon demodération et de générosité."Ceux d'entre les nôtres qui furent ainsi renvoyés par ces Barbares revinrent dans le camp etracontèrent ce qui leur était arrivé. Nos soldats en furent émus; ils eurent honte de voir que desCrétois dussent la vie à cette troupe d'hommes fugitifs, qui leur paraissaient ressembler plutôt àdes ours qu'à des hommes: ils s'en allèrent à la chasse en plus grand nombre que les premiers, etavec toutes sortes d'armes. Bientôt ils rencontrèrent les sauvages et les attaquèrent. Le combat futcruel. Les traits volaient de part et d'autre, comme la grêle tombe dans une campagne pendant unorage. Les sauvages furent contraints de se retirer dans leurs montagnes escarpées, où les nôtresn'osèrent s'engager.

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Peu de temps après, ces peuples envoyèrent vers moi deux de leurs plus sages vieillards, quivenaient me demander la paix. Ils m'apportèrent des présents: c'était des peaux des bêtesfarouches qu'ils avaient tuées et des fruits du pays. Après m'avoir donné leurs présents, ilsparlèrent ainsi: "O roi, nous tenons, comme tu vois, dans une main l'épée, et dans l'autre unebranche d'olivier." En effet, ils tenaient l'une et l'autre dans leurs mains. "Voilà la paix et laguerre: choisis. Nous aimerions mieux la paix: c'est pour l'amour d'elle que nous n'avons point eude honte de te céder le doux rivage de la mer, où le soleil rend la terre fertile et produit tant defruits délicieux. La paix est plus douce que tous ces fruits: c'est pour elle que nous nous sommesretirés dans ces hautes montagnes toujours couvertes de glace et de neige, où l'on ne voit jamaisni les fleurs du printemps, ni les riches fruits de l'automne. Nous avons horreur de cette brutalité,qui, sous de beaux noms d'ambition et de gloire, va follement ravager les provinces et répand lesang des hommes, qui sont tous frères. Si cette fausse gloire te touche, nous n'avons garde de tel'envier: nous te plaignons et nous prions les dieux de nous préserver d'une fureur semblable. Siles sciences que les Grecs apprennent avec tant de soin et si la politesse dont ils se piquent ne leurinspirent que cette détestable injustice, nous nous croyons trop heureux de n'avoir point cesavantages. Nous ferons gloire d'être toujours ignorants et barbares, mais justes, humains, fidèles,désintéressés, accoutumés à nous contenter de peu et à mépriser la vaine délicatesse qui fait qu'ona besoin d'avoir beaucoup. Ce que nous estimons, c'est la santé, la frugalité, la liberté, la vigueurde corps et d'esprit; c'est l'amour de la vertu, la crainte des dieux, le bon naturel pour nosproches, l'attachement à nos amis, la fidélité pour tout le monde, la modération dans laprospérité, la fermeté dans les malheurs, le courage pour dire toujours hardiment la vérité,l'horreur de la flatterie. Voilà quels sont les peuples que nous t'offrons pour voisins et pour alliés.Si les dieux irrités t'aveuglent jusqu'à te faire refuser la paix, tu apprendras, mais trop tard, que lesgens qui aiment par modération la paix sont les plus redoutables dans la guerre."Pendant que ces vieillards me parlaient ainsi, je ne pouvais me lasser de les regarder. Ils avaient labarbe longue et négligée, les cheveux plus courts, mais blancs, les sourcils épais, les yeux vifs, unregard et une contenance ferme, une parole grave et pleine d'autorité, des manières simples etingénues. Les fourrures qui leur servaient d'habits, étant nouées sur l'épaule, laissaient voir desbras plus nerveux et des muscles mieux nourris que ceux de nos athlètes. Je répondis à ces deuxenvoyés que je désirais la paix. Nous réglâmes ensemble de bonne foi plusieurs conditions; nousprîmes tous les dieux à témoin, et je renvoyai ces hommes chez eux avec des présents.Mais les dieux, qui m'avaient chassé du royaume de mes ancêtres, n'étaient pas encore lassés deme persécuter. Nos chasseurs, qui ne pouvaient pas être sitôt avertis de la paix que nous venionsde faire, rencontrèrent le même jour une grande troupe de ces Barbares qui accompagnaient leursenvoyés, lorsqu'ils revenaient de notre camp; ils les attaquèrent avec fureur, en tuèrent une partieet poursuivirent le reste dans les bois.Voilà la guerre rallumée. Ces Barbares croient qu'ils ne peuvent plus se fier ni à nos promesses nià nos serments.Pour être plus puissants contre nous, ils appellent à leur secours les Locriens, les Apuliens, lesLucaniens, les Bruttiens, les peuples de Crotone, de Nérite et de Brindes. Les Lucaniens viennentavec des chariots armés de faux tranchantes. Parmi les Apuliens, chacun est couvert de quelquepeau de bête farouche qu'il a tuée; ils portent des massues pleines de gros noeuds et garnies depointes de fer; ils sont presque de la taille des géants, et leurs corps se rendent si robustes par lesexercices pénibles auxquels ils s'adonnent que leur seule vue épouvante. Les Locriens, venus de laGrèce, sentent encore leur origine et sont plus humains que les autres; mais ils ont joint à l'exactediscipline des troupes grecques la vigueur des Barbares et l'habitude de mener une vie dure, ce quiles rend invincibles. Ils portent des boucliers légers, qui sont faits d'un tissu d'osier et couverts depeaux; leurs épées sont longues. Les Bruttiens sont légers à la course comme les cerfs et commeles daims. On croirait que l'herbe même la plus tendre n'est point foulée sous leurs pieds: à peinelaissent-ils dans le sable quelque trace de leurs pas. On les voit tout à coup fondre sur leursennemis, et puis disparaître avec une égale rapidité. Les peuples de Crotone sont adroits à tirerdes flèches. Un homme ordinaire parmi les Grecs ne pourrait bander un arc tel qu'on en voit

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communément chez les Crotoniates, et, si jamais ils s'appliquent à nos jeux, ils y remporteront lesprix. Leurs flèches sont trempées dans le suc de certaines herbes venimeuses, qui viennent, dit-on, des bords de l'Averne et dont le poison est mortel. Pour ceux de Nérite, de Brindes et deMessapie, ils n'ont en partage que la force du corps et une valeur sans art. Les cris qu'ils poussentjusqu'au ciel, à la vue de leurs ennemis, sont affreux. Ils se servent assez bien de la fronde et ilsobscurcissent l'air par une grêle de pierres lancées: mais ils combattent sans ordre. Voilà, Mentor,ce que vous désiriez de savoir vous connaissez maintenant l'origine de cette guerre et quels sontnos ennemis.Après cet éclaircissement, Télémaque, impatient de combattre, croyait n'avoir plus qu'à prendreles armes. Mentor le retint encore et parla ainsi à Idoménée:- D'où vient donc que les Locriens mêmes, peuples sortis de la Grèce, s'unissent aux Barbarescontre les Grecs? D'où vient que tant de colonies fleurissent sur cette côte de la mer, sans avoirles mêmes guerres à soutenir que vous? O Idoménée, vous dites que les dieux ne sont pas encorelas de vous persécuter; et moi, je dis qu'ils n'ont pas encore achevé de vous instruire. Tant demalheurs que vous avez soufferts ne vous ont pas encore appris ce qu'il faut faire pour prévenirla guerre. Ce que vous racontez vous-même de la bonne foi de ces Barbares suffit pour montrerque vous auriez pu vivre en paix avec eux; mais la hauteur et la fierté attirent les guerres les plusdangereuses. Vous auriez pu leur donner des otages et en prendre d'eux. Il eût été facile d'envoyeravec leurs ambassadeurs quelques-uns de vos chefs pour les reconduire avec sûreté. Depuis cetteguerre renouvelée, vous auriez dû encore les apaiser en leur représentant qu'on les avait attaquésfaute de savoir l'alliance qui venait d'être jurée. Il fallait leur offrir toutes les sûretés qu'ils auraientdemandées et établir des peines rigoureuses contre tous ceux de vos sujets qui auraient manqué àl'alliance. Mais qu'est-il arrivé depuis ce commencement de guerre?- Je crus - répondit Idoménée - que nous n'aurions pu sans bassesse rechercher ces Barbares, quiassemblèrent à la hâte tous leurs hommes en âge de combattre et qui implorèrent le secours detous les peuples voisins, auxquels ils nous rendirent suspects et odieux. Il me parut que le parti leplus assuré était de s'emparer promptement de certains passages dans les montagnes, qui étaientmal gardés. Nous les prîmes sans peine, et par là nous nous sommes mis en état de désoler cesBarbares. J'y ai fait élever des tours, d'où nos troupes peuvent accabler de traits tous les ennemisqui viendraient des montagnes dans notre pays. Nous pouvons entrer dans le leur et ravager,quand il nous plaira, leurs principales habitations. Par ce moyen, nous sommes en état de résister,avec des forces inégales, à cette multitude innombrable d'ennemis qui nous environnent. Aureste, la paix entre eux et nous est devenue très difficile. Nous ne saurions leur abandonner cestours sans nous exposer à leurs incursions, et ils les regardent comme des citadelles dont nousvoulons nous servir pour les réduire en servitude.Mentor répondit ainsi à Idoménée:"Vous êtes un sage roi, et vous voulez qu'on vous découvre la vérité sans aucun adoucissement.Vous n'êtes point comme ces hommes faibles qui craignent de la voir, et qui, manquant decourage pour se corriger, n'emploient leur autorité qu'à soutenir les fautes qu'ils ont faites. Sachezdonc que ce peuple barbare vous a donné une merveilleuse leçon quand il est venu vousdemander la paix. Etait-ce par faiblesse qu'il la demandait? Manquait-il de courage ou deressources contre vous? Vous voyez bien que non, puisqu'il est si aguerri et soutenu par tant devoisins redoutables. Que n'imitiez-vous sa modération? Mais une mauvaise honte et une faussegloire vous ont jeté dans ce malheur. Vous avez craint de rendre l'ennemi trop fier, et vous n'avezpas craint de le rendre trop puissant en réunissant tant de peuples contre vous par une conduitehautaine et injuste. A quoi servent ces tours que vous vantez tant, sinon à mettre tous vos voisinsdans la nécessité de périr ou de vous faire périr vous-même, pour se préserver d'une servitudeprochaine? Vous n'avez élevé ces tours que pour votre sûreté, et c'est par ces tours que vous êtesdans un si grand péril. Le rempart le plus sûr d'un Etat est la justice, la modération, la bonne foiet l'assurance où sont vos voisins que vous êtes incapable d'usurper leurs terres. Les plus fortesmurailles peuvent tomber par divers accidents imprévus; la fortune est capricieuse et inconstantedans la guerre; mais l'amour et la confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération,

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font que votre Etat ne peut être vaincu et n'est presque jamais attaqué. Quand même un voisininjuste l'attaquerait, tous les autres, intéressés à sa conservation, prennent aussitôt les armes pourle défendre. Cet appui de tant de peuples, qui trouvent leurs véritables intérêts à soutenir lesvôtres, vous aurait rendu bien plus puissant que ces tours, qui rendent vos maux irrémédiables. Sivous aviez songé d'abord à éviter la jalousie de tous vos voisins, votre ville naissante fleuriraitdans une heureuse paix, et vous seriez l'arbitre de toutes les nations de l'Hespérie.Retranchons-nous maintenant à examiner comment on peut réparer le passé par l'avenir. Vousavez commencé à me dire qu'il y a sur cette côte diverses colonies grecques. Ces peuples doiventêtre disposés à vous secourir. Ils n'ont oublié ni le grand nom de Minos, fils de Jupiter, ni vostravaux au siège de Troie, où vous vous êtes signalé tant de fois entre les princes grecs pour laquerelle commune de toute la Grèce. Pourquoi ne songez-vous pas à mettre ces colonies dansvotre parti?"- Elles sont toutes - répondit Idoménée - résolues à demeurer neutres. Ce n'est pas qu'ellesn'eussent quelque inclination à me secourir; mais le trop grand éclat que cette ville a eu dès sanaissance les a épouvantées. Ces Grecs, aussi bien que les autres peuples, ont craint que nousn'eussions des desseins sur leur liberté. Ils ont pensé qu'après avoir subjugué les Barbares desmontagnes nous pousserions plus loin notre ambition. En un mot, tout est contre nous. Ceuxmêmes qui ne nous font pas une guerre ouverte désirent notre abaissement, et la jalousie ne nouslaisse aucun allié.- Etrange extrémité! - reprit Mentor -: pour vouloir paraître trop puissant, vous ruinez votrepuissance, et pendant que vous êtes au-dehors l'objet de la crainte et de la haine de vos voisins,vous vous épuisez au-dedans par les efforts nécessaires pour soutenir une telle guerre. Omalheureux, et doublement malheureux Idoménée, que le malheur même n'a pu instruire qu'àdemi! Aurez-vous encore besoin d'une seconde chute pour apprendre à prévoir les maux quimenacent les plus grands rois? Laissez-moi faire et racontez-moi seulement en détail quelles sontdonc ces villes grecques qui refusent votre alliance.- La principale - lui répondit Idoménée - est la ville de Tarente. Phalantus l'a fondée depuis troisans. Il ramassa dans la Laconie un grand nombre de jeunes hommes nés des femmes qui avaientoublié leurs maris absents pendant la guerre de Troie. Quand les maris revinrent, ces femmes nesongèrent plus qu'à les apaiser et qu'à désavouer leurs fautes. Cette nombreuse jeunesse, qui étaitnée hors du mariage, ne connaissant plus ni père ni mère, vécut avec une licence sans bornes. Lasévérité des lois réprima leurs désordres. Ils se réunirent sous Phalantus, chef hardi, intrépide,ambitieux, et qui sait gagner les coeurs par ses artifices. Il est venu sur ce rivage avec ces jeunesLaconiens; ils ont fait de Tarente une seconde Lacédémone. D'un autre côté, Philoctète, qui a euune si grande gloire au siège de Troie en y portant les flèches d'Hercule, a élevé dans ce voisinageles murs de Pétilie, moins puissante à la vérité, mais plus sagement gouvernée que Tarente. Enfinnous avons ici près la ville de Métaponte, que le sage Nestor a fondée avec ses Pyliens.- Quoi - reprit Mentor - vous avez Nestor dans l'Hespérie, et vous n'avez pas su l'engager dansvos intérêts, Nestor, qui vous a vu tant de fois combattre contre les Troyens et dont vous aviezl'amitié!- Je l'aie perdue - répliqua Idoménée - par l'artifice de ces peuples, qui n'ont rien de barbare que lenom: ils ont eu l'adresse de lui persuader que je voulais me rendre le tyran de l'Hespérie.- Nous le détromperons - dit Mentor. Télémaque le vit à Pylos, avant qu'il fût venu fonder sacolonie et avant que nous eussions entrepris nos grands voyages pour chercher Ulysse: il n'aurapas encore oublié ce héros, ni les marques de tendresse qu'il donna à son fils Télémaque. Mais leprincipal est de guérir sa défiance: c'est par les ombrages donnés à tous vos voisins que cetteguerre s'est allumée, et c'est en dissipant ces vains ombrages que cette guerre peut s'éteindre.Encore un coup, laissez-moi faire.A ces mots, Idoménée, embrassant Mentor, s'attendrissait et ne pouvait parler. Enfin il prononçaà peine ces paroles:- O sage vieillard envoyé par les dieux pour réparer toutes mes fautes, j'avoue que je me seraisirrité contre tout autre qui m'aurait parlé aussi librement que vous; j'avoue qu'il n'y a que vous

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seul qui puissiez m'obliger à rechercher la paix. J'avais résolu de périr ou de vaincre tous mesennemis; mais il est juste de croire vos sages conseils plutôt que ma passion. O heureuxTélémaque, qui ne pourrez jamais vous égarer comme moi, puisque vous avez un tel guide!Mentor, vous êtes le maître: toute la sagesse des dieux est en vous; Minerve même ne pourraitdonner de plus salutaires conseils. Allez, promettez, concluez, donnez tout ce qui est à moi:Idoménée approuvera tout ce que vous jugerez à propos de faire.Pendant qu'ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevauxhennissants, d'hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et des trompettes quiremplissaient l'air d'un son belliqueux. On s'écrie: "Voilà les ennemis, qui ont fait un grand détourpour éviter les passages gardés! Les voilà qui viennent assiéger Salente!"Les vieillards et les femmes paraissaient consternés."Hélas! - disaient-ils - fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile Crète, et suivre un roimalheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres commeTroie!"On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la vaste campagne, briller au soleil lescasques, les cuirasses et les boucliers des ennemis; les yeux en étaient éblouis. On voyait aussi lespiques hérissées qui couvraient la terre comme elle est couverte par une abondante moisson, queCérès prépare dans les campagnes d'Enna en Sicile, pendant les chaleurs de l'été, pourrécompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de fauxtranchantes; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre.Mentor monta sur une haute tour pour les mieux découvrir. Idoménée et Télémaque le suivirentde près. A peine y fut-il arrivé, qu'il aperçut d'un côté Philoctète, et de l'autre Nestor avecPisistrate son fils. Nestor était facile à reconnaître à sa vieillesse vénérable.- Quoi donc! - s'écria Mentor - vous avez cru, ô Idoménée, que Philoctète et Nestor secontentaient de ne vous point secourir: les voilà qui ont pris les armes contre vous, et, si je ne metrompe, ces autres troupes, qui marchent en si bon ordre avec tant de lenteur, sont les troupeslacédémoniennes, commandées par Phalantus. Tout est contre vous n'y a aucun voisin de cettecôte dont vous n'ayez fait un ennemi, sans vouloir le faire.En disant ces paroles, Mentor descend à la hâte de cette tour; il s'avance vers une porte de la villedu côté par où les ennemis s'avançaient: il la fait ouvrir, et Idoménée, surpris de la majesté aveclaquelle il fait ces choses, n'ose pas même lui demander quel est son dessein. Mentor fait signe dela main, afin que personne ne songe à le suivre. Il va au-devant des ennemis, étonnés de voir unseul homme qui se présente à eux. Il leur montra de loin une branche d'olivier en signe de paix,et, quand il fut à portée de se faire entendre, il leur demanda d'assembler tous les chefs.Aussitôt les chefs s'assemblèrent, et il parla ainsi:- O hommes généreux, assemblés de tant de nations qui fleurissent dans la riche Hespérie, je saisque vous n'êtes venus ici que pour l'intérêt commun de la liberté. Je loue votre zèle; mais souffrezque je vous représente un moyen facile de conserver la liberté et la gloire de tous vos peuples sansrépandre le sang humain. O Nestor, sage Nestor, que j'aperçois dans cette assemblée, vousn'ignorez pas combien la guerre est funeste à ceux mêmes qui l'entreprennent avec justice et sousla protection des dieux. La guerre est le plus grand des maux dont les dieux affligent les hommes.Vous n'oublierez jamais ce que les Grecs ont souffert pendant dix ans devant la malheureuseTroie. Quelles divisions entre les chefs! Quels caprices de la fortune! Quels carnages des Grecspar la main d'Hector! Quels malheurs, dans toutes les villes les plus puissantes, causés par laguerre, pendant la longue absence de leurs rois! Au retour, les uns ont fait naufrage aupromontoire de Capharée; les autres ont trouvé une mort funeste dans le sein même de leursépouses. O dieux, c'est dans votre colère que vous armâtes les Grecs pour cette glorieuseexpédition! O peuples hespériens, je prie les dieux de ne vous donner jamais une victoire sifuneste. Troie est en cendres, il est vrai; mais il vaudrait mieux pour les Grecs qu'elle fût encoredans toute sa gloire et que le lâche Pâris jouît encore en paix de ses infâmes amours avec Hélène.Philoctète, si longtemps malheureux et abandonné dans l'île de Lemnos, ne craignez-vous pointde trouver de semblables malheurs dans une semblable guerre? Je sais que les peuples de la

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Laconie ont senti aussi les troubles causés par la longue absence des princes, des capitaines et dessoldats qui allèrent contre les Troyens. O Grecs, qui avez passé dans l'Hespérie, vous n'y aveztous passé que par une suite des malheurs qui ont été les suites de la guerre de Troie!Après avoir parlé ainsi, Mentor s'avança vers les Pyliens, et Nestor, qui l'avait reconnu, s'avançaaussi pour le saluer.- O Mentor - lui dit-il - c'est avec plaisir que je vous revois. Il y a bien des années que je vous vis,pour la première fois, dans la Phocide: vous n'aviez que quinze ans, et je prévis dès lors que vousseriez aussi sage que vous l'avez été dans la suite. Mais par quelle aventure avez-vous été conduiten ces lieux? Quels sont donc les moyens que vous avez de finir cette guerre? Idoménée nous acontraints de l'attaquer. Nous ne demandions que la paix; chacun de nous avait un intérêtpressant de la désirer; mais nous ne pouvions plus trouver aucune sûreté avec lui. Il a violé toutesses promesses à l'égard de ses plus proches voisins. La paix avec lui ne serait point une paix; ellelui servirait seulement à dissiper notre ligue, qui est notre unique ressource. Il a montré à tous lespeuples son dessein ambitieux de les mettre dans l'esclavage et il ne nous a laissé aucun moyen dedéfendre notre liberté qu'en tâchant de renverser son nouveau royaume. Par sa mauvaise foi noussommes réduits à le faire périr ou à recevoir de lui le joug de la servitude. Si vous trouvez quelqueexpédient pour faire en sorte qu'on puisse se confier à lui et s'assurer d'une bonne paix, tous lespeuples que vous voyez ici quitteront volontiers les armes, et nous avouerons avec joie que vousnous surpassez en sagesse.Mentor lui répondit:- Sage Nestor, vous savez qu'Ulysse m'avait confié son fils Télémaque. Ce jeune homme,impatient de découvrir la destinée de son père, passa chez vous à Pylos, et vous le reçûtes avectous les soins qu'il pouvait attendre d'un fidèle ami de son père; vous lui donnâtes même votrefils pour le conduire. Il entreprit ensuite de longs voyages sur la mer; il a vu la Sicile, l'Egypte, l'îlede Chypre, celle de Crète. Les vents, ou plutôt les dieux, l'ont jeté sur cette côte comme il voulaitretourner à Ithaque. Nous sommes arrivés ici tout à propos pour vous épargner les horreursd'une cruelle guerre. Ce n'est plus Idoménée, c'est le fils du sage Ulysse, c'est moi qui vousréponds de toutes les choses qui vous seront promises.Pendant que Mentor parlait ainsi avec Nestor, au milieu des troupes confédérées, Idoménée etTélémaque avec tous les Crétois armés les regardaient du haut des murs de Salente; ils étaientattentifs pour remarquer comment les discours de Mentor seraient reçus, et ils auraient voulupouvoir entendre les sages entretiens de ces deux vieillards. Nestor avait toujours passé pour leplus expérimenté et le plus éloquent de tous les rois de la Grèce. C'était lui qui modérait, pendantle siège de Troie, le bouillant courroux d'Achille, l'orgueil d'Agamemnon, la fierté d'Ajax et lecourage impétueux de Diomède. La douce persuasion coulait de ses lèvres comme un ruisseau demiel: sa voix seule se faisait entendre à tous ces héros; tous se taisaient dès qu'il ouvrait la bouche,et il n'y avait que lui qui pût apaiser dans le camp la farouche discorde. Il commençait à sentir lesinjures de la froide vieillesse; mais ses paroles étaient encore pleines de force et de douceur: ilracontait les choses passées, pour instruire la jeunesse par ses expériences; mais il les racontaitavec grâce, quoique avec un peu de lenteur. Ce vieillard, admiré de toute la Grèce, sembla avoirperdu toute son éloquence et toute sa majesté dès que Mentor parut avec lui. Sa vieillesseparaissait flétrie et abattue auprès de celle de Mentor, en qui les ans semblaient avoir respecté laforce et la vigueur du tempérament. Les paroles de Mentor, quoique graves et simples, avaientune vivacité et une autorité qui commençait à manquer à l'autre. Tout ce qu'il disait était court,précis et nerveux. Jamais il ne faisait aucune redite; jamais il ne racontait que le fait nécessairepour l'affaire qu'il fallait décider. S'il était obligé de parler plusieurs fois d'une même chose, pourl'inculquer ou pour parvenir à la persuasion, c'était toujours par des tours nouveaux et par descomparaisons sensibles. Il avait même je ne sais quoi de complaisant et d'enjoué, quand il voulaitse proportionner aux besoins des autres et leur insinuer quelque vérité. Ces deux hommes sivénérables furent un spectacle touchant à tant de peuples assemblés.Pendant que tous les alliés ennemis de Salente se jetaient en foule les uns sur les autres pour lesvoir de plus près et pour tâcher d'entendre leurs sages discours, Idoménée et tous les siens

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s'efforçaient de découvrir, par leurs regards avides et empressés, ce que signifiaient leurs gestes etl'air de leurs visages.Cependant Télémaque impatient se dérobe à la multitude qui l'environne: il court à la porte paroù Mentor était sorti; il se la fait ouvrir avec autorité. Bientôt Idoménée, qui le croit à ses côtés,s'étonne de le voir qui court au milieu de la campagne et qui est déjà auprès de Nestor. Nestor lereconnaît, et se hâte, mais d'un pas pesant et tardif, de l'aller recevoir. Télémaque saute à son couet le tient serré entre ses bras sans parler. Enfin il s'écrie:- O mon père! je ne crains pas de vous nommer ainsi; le malheur de ne retrouver point monvéritable père et les bontés que vous m'avez fait sentir me donnent le droit de me servir d'un nomsi tendre: mon père, mon cher père, je vous revois! Ainsi puissé-je voir Ulysse! Si quelque chosepouvait me consoler d'en être privé, ce serait de trouver en vous un autre lui-même.Nestor ne put, à ces paroles, retenir ses larmes, et il fut touché d'une secrète joie, voyant celles quicoulaient avec une merveilleuse grâce sur les joues de Télémaque. La beauté, la douceur et lanoble assurance de ce jeune inconnu, qui traversait sans précaution tant de troupes ennemies,étonna tous les alliés."N'est-ce pas - disaient-ils - le fils de ce vieillard qui est venu parler à Nestor? Sans doute, c'est lamême sagesse dans les deux âges les plus opposés de la vie. Dans l'un, elle ne fait encore quefleurir; dans l'autre, elle porte avec abondance les fruits les plus mûrs."Mentor, qui avait pris plaisir à voir la tendresse avec laquelle Nestor venait de recevoirTélémaque, profita de cette heureuse disposition.- Voilà - lui dit-il - le fils d'Ulysse, si cher à toute la Grèce et si cher à vous-même, ô sage Nestor!Le voilà; je vous le livre comme un otage et comme le gage le plus précieux qu'on puisse vousdonner de la fidélité des promesses d'Idoménée. Vous jugez bien que je ne voudrais pas que laperte du fils suivît celle du père et que la malheureuse Pénélope pût reprocher à Mentor qu'il asacrifié son fils à l'ambition du nouveau roi de Salente. Avec ce gage, qui est venu de lui-mêmes'offrir, et que les dieux, amateurs de la paix, vous envoient, je commence, ô peuples assemblésde tant de nations, à vous faire des propositions pour établir à jamais une paix solide.A ce nom de paix, on entend un bruit confus de rang en rang. Toutes ces différentes nationsfrémissaient de courroux et croyaient perdre tout le temps où l'on retardait le combat; ilss'imaginaient qu'on ne faisait tous ces discours que pour ralentir leur fureur et pour aire échapperleur proie. Surtout les Manduriens souffraient impatiemment qu'Idoménée espérât de les tromperencore une fois. Souvent ils entreprirent d'interrompre Mentor; car ils craignaient que sesdiscours pleins de sagesse ne détachassent leurs alliés. Ils commençaient à se défier de tous lesGrecs qui étaient dans l'assemblée. Mentor, qui l'aperçut, se hâta d'augmenter cette défiance, pourjeter la division dans les esprits de tous ces peuples.- J'avoue - disait-il - que les Manduriens ont sujet de se plaindre et de demander quelqueréparation des torts qu'ils ont soufferts; mais il n'est pas juste aussi que les Grecs, qui font surcette côte des colonies, soient suspects et odieux aux anciens peuples du pays. Au contraire, lesGrecs doivent être unis entre eux et se faire bien traiter par les autres; il faut seulement qu'ilssoient modérés et qu'ils n'entreprennent jamais d'usurper les terres de leurs voisins. Je saisqu'Idoménée a eu le malheur de vous donner des ombrages; mais il est aisé de guérir toutes vosdéfiances. Télémaque et moi, nous nous offrons à être des otages qui vous répondent de la bonnefoi d'Idoménée. Nous demeurerons entre vos mains jusqu'à ce que les choses qu'on vouspromettra soient fidèlement accomplies. Ce qui vous irrite, ô Manduriens - s'écria-t-il - c'est queles troupes des Crétois ont saisi les passages de vos montagnes par surprise et que par là ils sonten état d'entrer malgré vous, aussi souvent qu'il leur plaira, dans le pays où vous vous êtes retiréspour leur laisser le pays uni qui est sur le rivage de la mer. Ces passages, que les Crétois ontfortifiés par de hautes tours pleines de gens armés, sont donc le véritable sujet de la guerre.Répondez-moi: y en a-t-il encore quelque autre?Alors le chef des Manduriens s'avança et parla ainsi:- Que n'avons-nous pas fait pour éviter cette guerre! Les dieux nous sont témoins que nousn'avons renoncé à la paix que quand la paix nous a échappé sans ressource par l'ambition inquiète

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des Crétois et par l'impossibilité où ils nous ont mis de nous fier à leurs serments. Nationinsensée, qui nous a réduits malgré nous à l'affreuse nécessité de prendre un parti de désespoircontre elle et de ne pouvoir plus chercher notre salut que dans sa perte! Tandis qu'ilsconserveront ces passages, nous croirons toujours qu'ils veulent usurper nos terres et nous mettreen servitude. S'il était vrai qu'ils ne songeassent plus qu'à vivre en paix avec leurs voisins, ils secontenteraient de ce que nous leur avons cédé sans peine et ils ne s'attacheraient pas à conserverdes entrées dans un pays contre la liberté duquel ils ne formeraient aucun dessein ambitieux. Maisvous ne les connaissez pas, ô sage vieillard. C'est par un grand malheur que nous avons appris àles connaître. Cessez, ô homme aimé des dieux, de retarder une guerre juste et nécessaire, sanslaquelle l'Hespérie ne pourrait jamais espérer une paix constante. O nation ingrate, trompeuse etcruelle, que les dieux irrités ont envoyée auprès de nous pour troubler notre paix et pour nouspunir de nos fautes! Mais après nous avoir punis, ô dieux! vous nous vengerez; vous ne serez pasmoins justes contre nos ennemis que contre nous.A ces paroles, toute l'assemblée parut émue; il semblait que Mars et Bellone allaient de rang enrang, rallumant dans les coeurs la fureur des combats, que Mentor tâchait d'éteindre. Il reprit ainsila parole:"Si je n'avais que des promesses à vous faire, vous pourriez refuser de vous y fier; mais je vousoffre des choses certaines et présentes. Si vous n'êtes pas contents d'avoir pour otages Télémaqueet moi, je vous ferai donner douze des plus nobles et des plus vaillants Crétois. Il est juste aussique vous donniez de votre côté des otages; car Idoménée, qui désire sincèrement la paix, la désiresans crainte et sans bassesse. Il désire la paix, comme vous dites vous-mêmes que vous l'avezdésirée, par sagesse et par modération, mais non par l'amour d'une vie molle, ou par faiblesse à lavue des dangers dont la guerre menace les hommes. Il est prêt à périr ou à vaincre; mais il aimemieux la paix que la victoire la plus éclatante. Il aurait honte de craindre d'être vaincu; mais ilcraint d'être injuste, et il n'a point de honte de vouloir réparer ses fautes. Les armes à la main, ilvous offre la paix; il ne veut point en imposer les conditions avec hauteur; car il ne fait aucun casd'une paix forcée. Il veut une paix dont tous les partis soient contents, qui finisse toutes lesjalousies, qui apaise tous les ressentiments et qui guérisse toutes les défiances. En un mot,Idoménée est dans les sentiments où je suis sûr que vous voudriez qu'il fût. Il n'est question quede vous en persuader. La persuasion ne sera pas difficile, si vous voulez m'écouter avec un espritdégagé et tranquille.Ecoutez donc, ô peuples remplis de valeur, et vous, ô chefs si sages et si unis, écoutez ce que jevous offre de la part d'Idoménée. Il n'est pas juste qu'il puisse entrer dans les terres de ses voisins;il n'est pas juste aussi que ses voisins puissent entrer dans les siennes. Il consent que les passagesqu'on a fortifiés par de hautes tours soient gardés par des troupes neutres. Vous, Nestor, et vous,Philoctète, vous êtes Grecs d'origine; mais en cette occasion vous vous êtes déclarés contreIdoménée: ainsi vous ne pouvez être suspects d'être trop favorables à ses intérêts. Ce qui voustouche, c'est l'intérêt commun de la paix et de la liberté de l'Hespérie. Soyez vous-mêmes lesdépositaires et les gardiens de ces passages qui causent la guerre. Vous n'avez pas moins d'intérêtà empêcher que les anciens peuples d'Hespérie ne détruisent Salente, nouvelle colonie des Grecs,semblable à celles que vous avez fondées, qu'à empêcher qu'Idoménée n'usurpe les terres de sesvoisins. Tenez l'équilibre entre les uns et les autres. Au lieu de porter le fer et le feu chez unpeuple que vous devez aimer, réservez-vous la gloire d'être les juges et les médiateurs. Vous medirez que ces conditions vous paraîtraient merveilleuses, si vous pouviez vous assurerqu'Idoménée les accomplirait de bonne foi; mais je vais vous satisfaire.Il y aura, pour sûreté réciproque, les otages dont je vous ai parlé, jusqu'à ce que tous les passagessoient mis en dépôt dans vos mains. Quand le salut de l'Hespérie entière, quand celui de Salentemême et d'Idoménée sera à votre discrétion, serez-vous contents? De qui pourrez-vousdésormais vous défier? Sera-ce de vous-mêmes? Vous n'osez vous fier à Idoménée, et Idoménéeest si incapable de vous tromper qu'il veut se fier à vous. Oui, il veut vous confier le repos, laliberté, la vie de tout son peuple et de lui-même. S'il est vrai que vous ne désiriez qu'une bonnepaix, la voilà qui se présente à vous, et qui vous ôte tout prétexte de reculer. Encore une fois, ne

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vous imaginez pas que la crainte réduise Idoménée à vous faire ces offres; c'est la sagesse et lajustice qui l'engagent à prendre ce parti, sans se mettre en peine si vous imputerez à faiblesse cequ'il fait par vertu. Dans les commencements il a fait des fautes, et il met sa gloire à lesreconnaître par les offres dont il vous prévient. C'est faiblesse, c'est vanité, c'est ignorancegrossière de son propre intérêt, que d'espérer de pouvoir cacher ses fautes en affectant de lessoutenir avec fierté et avec hauteur. Celui qui avoue ses fautes à son ennemi, et qui offre de lesréparer, montre par là qu'il est devenu incapable d'en commettre et que l'ennemi a tout à craindred'une conduite si sage et si ferme, à moins qu'il ne fasse la paix. Gardez-vous bien de souffrir qu'ilvous mette à son tour dans le tort. Si vous refusez la paix et la justice qui viennent à vous, la paixet la justice seront vengées. Idoménée, qui devait craindre de trouver les dieux irrités contre lui,les tournera pour lui contre vous. Télémaque et moi nous combattrons pour la bonne cause. Jeprends tous les dieux du ciel et des enfers à témoin des justes propositions que je viens de vousfaire."En achevant ces mots, Mentor leva son bras pour montrer à tant de peuples le rameau d'olivierqui était dans sa main le signe pacifique. Les chefs, qui le regardaient de près, furent étonnés etéblouis du feu divin qui éclatait dans ses yeux. Il parut avec une majesté et une autorité qui est au-dessus de tout ce qu'on voit dans les plus grands d'entre les mortels. Le charme de ses parolesdouces et fortes enlevait les coeurs; elles étaient semblables à ces paroles enchantées qui tout àcoup, dans le profond silence de la nuit, arrêtent au milieu de l'Olympe la lune et les étoiles,calment la mer irritée, font taire les vents et les flots et suspendent le cours des fleuves rapides.Mentor était, au milieu de ces peuples furieux, comme Bacchus lorsqu'il était environné destigres, qui, oubliant leur cruauté, venaient, par la puissance de sa douce voix, lécher ses pieds et sesoumettre par leurs caresses. D'abord il se fit un profond silence dans toute l'armée. Les chefs seregardaient les uns les autres, ne pouvant résister à cet homme ni comprendre qui il était. Toutesles troupes, immobiles, avaient les yeux attachés sur lui. On n'osait parler, de peur qu'il n'eûtencore quelque chose à dire et qu'on ne l'empêchât d'être entendu. Quoiqu'on ne trouvât rien àajouter aux choses qu'il avait dites, on aurait souhaité qu'il eût parlé plus longtemps. Tout ce qu'ilavait dit demeurait comme gravé dans tous les coeurs. En parlant, il se faisait aimer, il se faisaitcroire; chacun était avide et comme suspendu, pour recueillir jusques aux moindres paroles quisortaient de sa bouche.Enfin, après un assez long silence, on entendit un bruit sourd qui se répandait peu à peu. Cen'était plus ce bruit confus des peuples qui frémissaient dans leur indignation; c'était, au contraire,un murmure doux et favorable. On découvrait déjà sur les visages je ne sais quoi de serein et deradouci. Les Manduriens, si irrités, sentaient que les armes leur tombaient des mains. Le farouchePhalantus, avec ses Lacédémoniens, fut surpris de trouver ses entrailles de fer attendries. Lesautres commencèrent à soupirer après cette heureuse paix qu'on venait leur montrer. Philoctète,plus sensible qu'un autre par l'expérience de ses malheurs, ne put retenir ses larmes. Nestor, nepouvant parler, dans le transport où le discours de Mentor venait de le mettre, embrassatendrement Mentor sans pouvoir parler; et tous ces peuples à la fois, comme si c'eût été un signal,s'écrièrent aussitôt: "O sage vieillard, vous nous désarmez! La paix! La paix!"Nestor, un moment après, voulut commencer un discours; mais toutes les troupes, impatientes,craignirent qu'il ne voulût représenter quelque difficulté."La paix! La paix!" s'écrièrent-elles encore une fois. On ne put leur imposer silence qu'en faisantcrier avec eux tous les chefs de l'armée: "La paix! La paix!"Nestor, voyant bien qu'il n'était pas libre de faire un discours suivi, se contenta de dire:- Vous voyez, ô Mentor, ce que peut la parole d'un homme de bien. Quand la sagesse et la vertuparlent, elles calment toutes les passions. Nos justes ressentiments se changent en amitié et endésir d'une paix durable. Nous l'acceptons telle que vous l'offrez.En même temps, tous les chefs tendirent les mains en signe de consentement.Mentor courut vers la porte de la ville pour la faire ouvrir et pour mander à Idoménée de sortirde Salente sans précaution.Cependant Nestor embrassait Télémaque, disant:

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- O aimable fils du plus sage de tous les Grecs, puissiez-vous être aussi sage et plus heureux quelui! N'avez-vous rien découvert sur sa destinée? Le souvenir de votre père, à qui vous ressemblez,a servi à étouffer notre indignation.Phalante, quoique dur et farouche, quoiqu'il n'eût jamais vu Ulysse, ne laissa pas d'être touché deses malheurs et de ceux de son fils.Déjà on pressait Télémaque de raconter ses aventures, lorsque Mentor revint avec Idoménée ettoute la jeunesse crétoise qui le suivait.A la vue d'Idoménée, les alliés sentirent que leur courroux se rallumait; mais les paroles deMentor éteignirent ce feu prêt à éclater.- Que tardons-nous - dit-il - à conclure cette sainte alliance, dont les dieux seront les témoins etles défenseurs? Qu'ils la vengent, si jamais quelque impie ose la violer, et que tous les mauxhorribles de la guerre, loin d'accabler les peuples fidèles et innocents, retombent sur la têteparjure et exécrable de l'ambitieux qui foulera aux pieds les droits sacrés de cette alliance. Qu'ilsoit détesté des dieux et des hommes; qu'il ne jouisse jamais du fruit de sa perfidie; que les Furiesinfernales, sous les figures les plus hideuses, viennent exciter sa rage et son désespoir; qu'il tombemort sans aucune espérance de sépulture; que son corps soit la proie des chiens et des vautours,et qu'il soit aux enfers, dans le profond abîme du Tartare, tourmenté à jamais plusrigoureusement que Tantale, Ixion, et les Danaïdes! Mais plutôt que cette paix soit inébranlablecomme les rochers d'Atlas, qui soutiennent le ciel; que tous les peuples la révèrent et goûtent sesfruits, de génération en génération; que les noms de ceux qui l'auront jurée soient avec amour etvénération dans la bouche de nos derniers neveux; que cette paix, fondée sur la justice et sur labonne foi, soit le modèle de toutes les paix qui se feront à l'avenir chez toutes les nations de laterre, et que tous les peuples qui voudront se rendre heureux en se réunissant songent à imiter lespeuples de l'Hespérie!A ces paroles, Idoménée et les autres rois jurent la paix aux conditions marquées. On donne depart et d'autres douze otages. Télémaque veut être du nombre des otages donnés par Idoménée;mais on ne peut consentir que Mentor en soit, parce que les alliés veulent qu'il demeure auprèsd'Idoménée, pour répondre de sa conduite et de celle de ses conseillers, jusqu'à l'entière exécutiondes choses promises. On immola, entre la ville et l'armée ennemie, cent génisses blanches commela neige et autant de taureaux de même couleur, dont les cornes étaient dorées et ornées defestons. On entendait retentir jusque dans les montagnes voisines le mugissement affreux desvictimes qui tombaient sous le couteau sacré. Le sang fumant ruisselait de toutes parts. On faisaitcouler avec abondance un vin exquis pour les libations. Les aruspices consultaient les entraillesqui palpitaient encore. Les sacrificateurs brûlaient sur les autels un encens qui formait un épaisnuage et dont la bonne odeur parfumait toute la campagne.Cependant les soldats des deux partis, cessant de se regarder d'un oeil ennemi, commençaient às'entretenir sur leurs aventures. Ils se délassaient déjà de leurs travaux et goûtaient par avance lesdouceurs de la paix. Plusieurs de ceux qui avaient suivi Idoménée au siège de Troie reconnurentceux de Nestor qui avaient combattu dans la même guerre. Ils s'embrassaient avec tendresse et seracontaient mutuellement tout ce qui leur était arrivé depuis qu'ils avaient ruiné la superbe villequi était l'ornement de toute l'Asie. Déjà ils se couchaient sur l'herbe, se couronnaient de fleurs etbuvaient ensemble le vin qu'on apportait de la ville dans de grands vases, pour célébrer une siheureuse journée.Tout à coup Mentor dit aux rois et aux capitaines assemblés:- Désormais, sous divers noms et sous divers chefs, vous ne ferez plus qu'un seul peuple. C'estainsi que les justes dieux, amateurs des hommes, qu'ils ont formés, veulent être le lien éternel deleur parfaite concorde. Tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute laterre. Tous les peuples sont frères et doivent s'aimer comme tels. Malheur à ces impies quicherchent une gloire cruelle dans le sang de leurs frères, qui est leur propre sang! La guerre estquelquefois nécessaire, il est vrai; mais c'est la honte du genre humain, qu'elle soit inévitable encertaines occasions. O rois, ne dites point qu'on doit la désirer pour acquérir de la gloire: la vraiegloire ne se trouve point hors de l'humanité. Quiconque préfère sa propre gloire aux sentiments

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de l'humanité est un monstre d'orgueil, et non pas un homme: il ne parviendra même qu'à unefausse gloire; car la vraie ne se trouve que dans la modération et dans la bonté. On pourra leflatter pour contenter sa vanité folle; mais on dira toujours de lui en secret, quand on voudraparler sincèrement: "Il a d'autant moins mérité la gloire, qu'il l'a désirée avec une passion injuste.Les hommes ne doivent point l'estimer, puisqu'il a si peu estimé les hommes et qu'il a prodiguéleur sang par une brutale vanité." Heureux le roi qui aime son peuple, qui en est aimé, qui seconfie en ses voisins et qui a leur confiance; qui, loin de leur faire la guerre, les empêche de l'avoirentre eux et qui fait envier à toutes les nations étrangères le bonheur qu'ont ses sujets de l'avoirpour roi! Songez donc à vous rassembler de temps en temps, ô vous qui gouvernez les puissantesvilles de l'Hespérie. Faites de trois ans en trois ans une assemblée générale, où tous les rois quisont ici présents se trouvent pour renouveler l'alliance par un nouveau serment, pour raffermirl'amitié promise et pour délibérer sur tous les intérêts communs. Tandis que vous serez unis, vousaurez au-dedans de ce beau pays la paix, la gloire et l'abondance; au-dehors vous serez toujoursinvincibles. Il n'y a que la Discorde, sortie de l'enfer pour tourmenter les hommes, qui puissetroubler la félicité que les dieux vous préparent.Nestor lui répondit:- Vous voyez, par la facilité avec laquelle nous faisons la paix, combien nous sommes éloignés devouloir faire la guerre par une vaine gloire ou par l'injuste avidité de nous agrandir au préjudice denos voisins. Mais que peut-on faire quand on se trouve auprès d'un prince violent, qui ne connaîtpoint d'autre loi que son intérêt et qui ne perd aucune occasion d'envahir les terres des autresEtats? Ne croyez pas que je parle d'Idoménée; non, je n'ai plus de lui cette pensée: c'est Adraste,roi des Dauniens, de qui nous avons tout à craindre. Il méprise les dieux, et croit que tous leshommes qui sont sur la terre ne sont nés que pour servir à sa gloire par leur servitude. Il ne veutpoint de sujets dont il soit le roi et le père: il veut des esclaves et des adorateurs; il se fait rendreles honneurs divins. Jusqu'ici l'aveugle fortune a favorisé ses plus injustes entreprises. Nous nousétions hâtés de venir attaquer Salente, pour nous défaire du plus faible de nos ennemis, qui necommençait qu'à s'établir dans cette côte, afin de tourner ensuite nos armes contre cet autreennemi plus puissant. Il a déjà pris plusieurs villes de nos alliés. Ceux de Crotone ont perducontre lui deux batailles. Il se sert de toutes sortes de moyens pour contenter son ambition: laforce et l'artifice, tout lui est égal, pourvu qu'il accable ses ennemis. Il a amassé de grands trésors;ses troupes sont disciplinées et aguerries; ses capitaines sont expérimentés. Il est bien servi; ilveille lui-même sans cesse sur tous ceux qui agissent par ses ordres il punit sévèrement lesmoindres fautes, et récompense avec libéralité les services qu'on lui rend. Sa valeur soutient etanime celle de toutes ses troupes. Ce serait un roi accompli, si la justice et la bonne foi réglaientsa conduite; mais il ne craint ni les dieux, ni le reproche de sa conscience. Il compte même pourrien la réputation; il la regarde comme un vain fantôme qui ne doit arrêter que les esprits faibles.Il ne compte pour un bien solide et réel que l'avantage de posséder de grandes richesses, d'êtrecraint et de fouler à ses pieds tout le genre humain. Bientôt son armée paraîtra sur nos terres, et,si l'union de tant de peuples ne nous met en état de lui résister, toute espérance de liberté noussera ôtée. C'est l'intérêt d'Idoménée, aussi bien que le nôtre, de s'opposer à ce voisin, qui ne peutsouffrir rien de libre dans son voisinage. Si nous étions vaincus, Salente serait menacée du mêmemalheur. Hâtons-nous donc tous ensemble de le prévenir.Pendant que Nestor parlait ainsi, on s'avançait vers la ville; car Idoménée avait prié tous les rois ettous les principaux chefs d'y entrer pour y passer la nuit. 

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Dixième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Les alliés proposent à Idoménée d'entrer dans leur liguecontre les Dauniens. Ce prince y consent et leur promet des troupes. Mentor le désapprouve de s'être engagé silégèrement dans une nouvelle guerre, au moment où il avait besoin d'une longue paix pour consolider, par de sagesétablissements, sa ville et son royaume à peine fondés. Idoménée reconnaît sa faute, et, aidé des conseils de Mentor,il amène les alliés à se contenter d'avoir dans leur armée Télémaque avec cent jeunes Crétois. Sur le point de partir,et faisant ses adieux à Mentor, Télémaque ne peut s'empêcher de témoigner quelque surprise de la conduited'Idoménée. Mentor profite de cette occasion pour faire sentir à Télémaque combien il est dangereux d'être injusteen se laissant aller à une critique rigoureuse contre ceux qui gouvernent. Après le départ des alliés, Mentorexamine en détail la ville et le royaume de Salente, l'état de son commerce et toutes les parties de l'administration.Il fait faire à Idoménée de sages règlements pour le commerce et pour la police, il lui fait partager le peuple en septclasses, dont il distingue les rangs par la diversité des habits. Il retranche le luxe et les arts inutiles, pour appliquerles artisans aux arts nécessaires, au commerce, et surtout à l'agriculture, qu'il remet en honneur; enfin, il ramènetout à une noble et frugale simplicité. Heureux effets de cette réforme.

Cependant toute l'armée des alliés dressait ses tentes, et la campagne était déjà couverte de richespavillons de toutes sortes de couleurs, où les Hespériens fatigués attendaient le sommeil. Quandles rois, avec leur suite, furent entrés dans la ville, ils parurent étonnés qu'en si peu de temps oneût pu faire tant de bâtiments magnifiques et que l'embarras d'une si grande guerre n'eût pointempêché cette ville naissante de croître et de s'embellir tout à coup.On admira la sagesse et la vigilance d'Idoménée, qui avait fondé un si beau royaume, et chacunconcluait que, la paix étant faite avec lui, les alliés seraient bien puissants s'il entrait dans leur liguecontre les Dauniens. On proposa à Idoménée d'y entrer; il ne put rejeter une si juste proposition,et il promit des troupes. Mais, comme Mentor n'ignorait rien de tout ce qui est nécessaire pourrendre un Etat florissant, il comprit que les forces d'Idoménée ne pouvaient pas être aussigrandes qu'elles le paraissaient. Il le prit en particulier et lui parla ainsi:- Vous voyez que nos soins ne vous ont pas été inutiles. Salente est garantie des malheurs qui lamenaçaient. Il ne tient plus qu'à vous d'en élever jusqu'au ciel la gloire et d'égaler la sagesse deMinos, votre aïeul, dans le gouvernement de vos peuples. Je continue à vous parler librement,supposant que vous le voulez et que vous détestez toute flatterie. Pendant que ces rois ont louévotre magnificence, je pensais en moi-même à la témérité de votre conduite.A ce mot de "témérité", Idoménée changea de visage, ses yeux se troublèrent, il rougit, et peu s'enfallut qu'il n'interrompît Mentor pour lui témoigner son ressentiment.Mentor lui dit d'un ton modeste et respectueux, mais libre et hardi:- Ce mot de "témérité" vous choque, je le vois bien: tout autre que moi aurait eu tort de s'enservir; car il faut respecter les rois et ménager leur délicatesse, même en les reprenant. La véritépar elle-même les blesse assez, sans y ajouter des termes forts. Mais j'ai cru que vous pourriezsouffrir que je vous parlasse sans adoucissement pour vous découvrir votre faute. Mon dessein aété de vous accoutumer à entendre nommer les choses par leur nom et à comprendre que, quandles autres vous donneront des conseils sur votre conduite, ils n'oseront jamais vous dire tout cequ'ils penseront. Il faudra, si vous voulez n'y être point trompé, que vous compreniez toujoursplus qu'ils ne vous diront sur les choses qui vous seront désavantageuses. Pour moi, je veux bienadoucir mes paroles selon votre besoin; mais il vous est utile qu'un homme sans intérêt et sansconséquence vous parle en secret un langage dur. Nul autre n'osera jamais vous le parler: vous neverrez la vérité qu'à demi et sous de belles enveloppes.A ces mots, Idoménée, déjà revenu de sa première promptitude, parut honteux de sa délicatesse.- Vous voyez - dit-il à Mentor - ce que fait l'habitude d'être flatté. Je vous dois le salut de monnouveau royaume; il n'y a aucune vérité que je ne me croie heureux d'entendre de votre bouche:mais ayez pitié d'un roi que la flatterie avait empoisonné et qui n'a pu, même dans ses malheurs,trouver des hommes assez généreux pour lui dire la vérité. Non, je n'ai jamais trouvé personnequi m'ait assez aimé pour vouloir me déplaire en me disant la vérité tout entière.

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En disant ces paroles, les larmes lui vinrent aux yeux, et il embrassait tendrement Mentor.Alors ce sage vieillard lui dit:"C'est avec douleur que je me vois contraint de vous dire des choses dures: mais puis-je voustrahir en vous cachant la vérité? Mettez-vous en ma place. Si vous avez été trompé jusqu'ici, c'estque vous avez bien voulu l'être; c'est que vous avez craint des conseillers trop sincères. Avez-vouscherché les gens les plus désintéressés et les plus propres à vous contredire? Avez-vous pris soinde faire parler les hommes les moins empressés à vous plaire, les plus désintéressés dans leurconduite, les plus capables de condamner vos passions et vos sentiments injustes? Quand vousavez trouvé des flatteurs, les avez-vous écartés? Vous en êtes-vous défié? Non, non, vous n'avezpoint fait ce que font ceux qui aiment la vérité et qui méritent de la connaître. Voyons si vousaurez maintenant le courage de vous laisser humilier par la vérité qui vous condamne.Je disais donc que ce qui vous attire tant de louanges ne mérite que d'être blâmé. Pendant quevous aviez au-dehors tant d'ennemis qui menaçaient votre royaume encore mal établi, vous nesongiez au-dedans de votre nouvelle ville qu'à y faire des ouvrages magnifiques. C'est ce qui vousa coûté tant de mauvaises nuits, comme vous me l'avez avoué vous-même. Vous avez épuisé vosrichesses; vous n'avez songé ni à augmenter votre peuple, ni à cultiver les terres fertiles de cettecôte. Ne fallait-il pas regarder ces deux choses comme les deux fondements essentiels de votrepuissance: avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivées pour les nourrir? Il fallait une longuepaix dans ces commencements, pour favoriser la multiplication de votre peuple. Vous ne deviezsonger qu'à l'agriculture et à l'établissement des plus sages lois. Une vaine ambition vous a pousséjusques au bord du précipice. A force de vouloir paraître grand, vous avez pensé ruiner votrevéritable grandeur. Hâtez-vous de réparer ces fautes; suspendez tous vos grands ouvrages;renoncez à ce faste, qui ruinerait votre nouvelle ville; laissez en paix respirer vos peuples;appliquez-vous à les mettre dans l'abondance, pour faciliter les mariages. Sachez que vous n'êtesroi qu'autant que vous avez des peuples à gouverner et que votre puissance doit se mesurer, nonpar l'étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront cesterres et qui seront attachés à vous obéir. Possédez une bonne terre, quoique médiocre enétendue; couvrez-la de peuples innombrables, laborieux et disciplinés; faites que ces peuples vousaiment: vous êtes plus puissant, plus heureux, plus rempli de gloire que tous les conquérants quiravagent tant de royaumes."- Que ferai-je donc à l'égard de ces rois? - répondit Idoménée - leur avouerai-je ma faiblesse? Ilest vrai que j'ai négligé l'agriculture, et même le commerce, qui m'est si facile sur cette côte: je n'aisongé qu'à faire une ville magnifique. Faudra-t-il donc, mon cher Mentor, me déshonorer dansl'assemblée de tant de rois et découvrir mon imprudence? S'il le faut, je le veux; je le ferai sanshésiter, quoi qu'il m'en coûte; car vous m'avez appris qu'un vrai roi, qui est fait pour ses peupleset qui se doit tout entier à eux, doit préférer le salut de son royaume à sa propre réputation.- Ce sentiment est digne du père des peuples - reprit Mentor - c'est à cette bonté, et non à la vainemagnificence de votre ville, que je reconnais en vous le coeur d'un vrai roi. Mais il faut ménagervotre honneur, pour l'intérêt même de votre royaume. Laissez-moi faire: je vais faire entendre àces rois que vous êtes engagé à rétablir Ulysse, s'il est encore vivant, ou du moins son fils, dans lapuissance royale, à Ithaque, et que vous voulez en chasser par force tous les amants de Pénélope.Ils n'auront pas de peine à comprendre que cette guerre demande des troupes nombreuses. Ainsi,ils consentiront que vous ne leur donniez d'abord qu'un faible secours contre les Dauniens.A ces mots, Idoménée parut comme un homme qu'on soulage d'un fardeau accablant.- Vous sauvez, cher ami - dit-il à Mentor - mon honneur et la réputation de cette ville naissante,dont vous cacherez l'épuisement à tous mes voisins. Mais quelle apparence de dire que je veuxenvoyer des troupes à Ithaque pour y rétablir Ulysse, ou du moins Télémaque, son fils, pendantque Télémaque lui-même est engagé à aller à la guerre contre les Dauniens?- Ne soyez pas en peine - répliqua Mentor - je ne dirai rien que de vrai. Les vaisseaux que vousenverrez pour l'établissement de votre commerce iront sur la côte d'Epire; ils feront à la fois deuxchoses: l'une, de rappeler sur votre côte les marchands étrangers, que les trop grands impôtséloignaient de Salente; l'autre, de chercher des nouvelles d'Ulysse. S'il est encore vivant, il faut

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qu'il ne soit pas loin de ces mers qui divisent la Grèce d'avec l'Italie, et on assure qu'on l'a vu chezles Phéaciens. Quand même il n'y aurait plus aucune espérance de le revoir, vos vaisseauxrendront un signalé service à son fils: ils répandront dans Ithaque et dans tous les pays voisins laterreur du nom du jeune Télémaque, qu'on croyait mort comme son père. Les amants dePénélope seront étonnés d'apprendre qu'il est prêt à revenir avec le secours d'un puissant allié; lesIthaciens n'oseront secouer le joug; Pénélope sera consolée, et refusera toujours de choisir unnouvel époux. Ainsi vous servirez Télémaque, pendant qu'il sera en votre place avec les alliés decette côte d'Italie contre les Dauniens.A ces mots, Idoménée s'écria:- Heureux le roi qui est soutenu par de sages conseils! Un ami sage et fidèle vaut mieux à un roique des armées victorieuses. Mais doublement heureux le roi qui sent son bonheur et qui en saitprofiter par le bon usage des sages conseils! Car souvent il arrive qu'on éloigne de sa confiance leshommes sages et vertueux, dont on craint la vertu, pour prêter l'oreille à des flatteurs, dont on necraint point la trahison. Je suis moi-même tombé dans cette faute, et je vous raconterai tous lesmalheurs qui me sont venus par un faux ami, qui flattait mes passions dans l'espérance que jeflatterais à mon tour les siennes.Mentor fit aisément entendre aux rois alliés qu'Idoménée devait se charger des affaires deTélémaque, pendant que celui-ci irait avec eux. Ils se contentèrent d'avoir dans leur armée lejeune fils d'Ulysse avec cent jeunes Crétois, qu'Idoménée lui donna pour l'accompagner; c'était lafleur de la jeune noblesse, que ce roi avait emmenée de Crète. Mentor lui avait conseillé de lesenvoyer dans cette guerre.- Il faut - disait-il - avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple; mais, de peur que toute lanation ne s'amollisse et ne tombe dans l'ignorance de la guerre, il faut envoyer dans les guerresétrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulationde gloire, dans l'amour des armes, dans le mépris des fatigues et de la mort même, enfin dansl'expérience de l'art militaire.Les rois alliés partirent de Salente contents d'Idoménée et charmés de la sagesse de Mentor: ilsétaient pleins de joie de ce qu'ils emmenaient avec eux Télémaque.Celui-ci ne put modérer sa douleur quand il fallut se séparer de son ami. Pendant que les roisalliés se faisaient leurs adieux et juraient à Idoménée qu'ils garderaient avec lui une éternellealliance, Mentor tenait Télémaque serré entre ses bras et se sentait arrosé de ses larmes.- Je suis insensible - disait Télémaque - à la joie d'aller acquérir de la gloire, et je ne suis touchéque de la douleur de notre séparation. Il me semble que je vois encore ce temps infortuné, où lesEgyptiens m'arrachèrent d'entre vos bras et m'éloignèrent de vous sans me laisser aucuneespérance de vous revoir.Mentor répondait à ces paroles avec douceur, pour le consoler.- Voici - lui disait-il - une séparation bien différente: elle est volontaire, elle sera courte; vous allezchercher la victoire. Il faut, mon fils, que vous m'aimiez d'un amour moins tendre et pluscourageux: accoutumez-vous à mon absence. Vous ne m'aurez pas toujours: il faut que ce soit lasagesse et la vertu, plutôt que la présence de Mentor, qui vous inspire ce que vous devez faire.En disant ces mots, la déesse, cachée sous la figure de Mentor, couvrait Télémaque de son égide;elle répandait au-dedans de lui l'esprit de sagesse et de prévoyance, la valeur intrépide et la doucemodération, qui se trouvent si rarement ensemble."Allez - disait Mentor - au milieu des plus grands périls, toutes les fois qu'il sera utile que vous yalliez. Un prince se déshonore encore plus en évitant les dangers dans les combats qu'en n'allantjamais à la guerre. Il ne faut point que le courage de celui qui commande aux autres puisse êtredouteux. S'il est nécessaire à un peuple de conserver son chef ou son roi, il lui est encore plusnécessaire de ne le voir point dans une réputation douteuse sur la valeur. Souvenez-vous quecelui qui commande doit être le modèle de tous les autres; son exemple doit animer toute l'armée.Ne craignez donc aucun danger, ô Télémaque, et périssez dans les combats plutôt que de fairedouter de votre courage. Les flatteurs qui auront le plus d'empressement pour vous empêcher de

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vous exposer au péril dans les occasions nécessaires seront les premiers à dire en secret que vousmanquez de coeur, s'ils vous trouvent facile à arrêter dans ces occasions.Mais aussi n'allez pas chercher les périls sans utilité. La valeur ne peut être une vertu qu'autantqu'elle est réglée par la prudence: autrement, c'est un mépris insensé de la vie et une ardeurbrutale. La valeur emportée n'a rien de sûr: celui qui ne se possède point dans les dangers estplutôt fougueux que brave; il a besoin d'être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte,parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son coeur. En cet état, s'il ne fuit pas,du moins il se trouble; il perd la liberté de son esprit, qui lui serait nécessaire pour donner debons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir sa patrie. S'ila toute l'ardeur d'un soldat, il n'a point le discernement d'un capitaine. Encore même n'a-t-il pasle vrai courage d'un simple soldat; car le soldat doit conserver dans le combat la présence d'espritet la modération nécessaire pour obéir. Celui qui s'expose témérairement trouble l'ordre et ladiscipline des troupes, donne un exemple de témérité et expose souvent l'armée entière à degrands malheurs. Ceux qui préfèrent leur vaine ambition à la sûreté de la cause communeméritent des châtiments, et non des récompenses.Gardez-vous donc bien, mon cher fils, de chercher la gloire avec impatience. Le vrai moyen de latrouver est d'attendre tranquillement l'occasion favorable. La vertu se fait d'autant plus révérer,qu'elle se montre plus simple, plus modeste, plus ennemie de tout faste. C'est à mesure que lanécessité de s'exposer au péril augmente, qu'il faut aussi de nouvelles ressources de prévoyance etde courage qui aillent toujours croissant. Au reste, souvenez-vous qu'il ne faut s'attirer l'envie depersonne. De votre côté, ne soyez point jaloux du succès des autres. Louez-les pour tout ce quimérite quelque louange; mais louez avec discernement; disant le bien avec plaisir, cachez le mal,et n'y pensez qu'avec douleur. Ne décidez point devant ces anciens capitaines qui ont toutel'expérience que vous ne pouvez avoir: écoutez-les avec déférence; consultez-les, priez les plushabiles de vous instruire, et n'ayez point de honte d'attribuer à leurs instructions tout ce que vousferez de meilleur. Enfin n'écoutez jamais les discours par lesquels on voudra exciter votredéfiance ou votre jalousie contre les autres chefs. Parlez-leur avec confiance et ingénuité. Si vouscroyez qu'ils aient manqué à votre égard, ouvrez-leur votre coeur, expliquez-leur toutes vosraisons. S'ils sont capables de sentir la noblesse de cette conduite, vous les charmerez et voustirerez d'eux tout ce que vous aurez sujet d'en attendre. Si au contraire ils ne sont pas assezraisonnables pour entrer dans vos sentiments, vous serez instruit par vous-même de ce qu'il yaura en eux d'injuste à souffrir; vous prendrez vos mesures pour ne vous plus commettre jusqu'àce que la guerre finisse, et vous n'aurez rien à vous reprocher. Mais surtout ne dites jamais àcertains flatteurs, qui sèment la division, les sujets de peine que vous croirez avoir contre les chefsde l'armée où vous serez.Je demeurerai ici, continua Mentor, pour secourir Idoménée dans le besoin où il est de travaillerau bonheur de ses peuples, et pour achever de lui faire réparer les fautes que ses mauvais conseilset les flatteurs lui ont fait commettre dans l'établissement de son nouveau royaume."Alors Télémaque ne put s'empêcher de témoigner à Mentor quelque surprise et même quelquemépris pour la conduite d'Idoménée. Mais Mentor l'en reprit d'un ton sévère."Etes-vous étonné - lui dit-il - de ce que les hommes les plus estimables sont encore hommes etmontrent encore quelques restes des faiblesses de l'humanité parmi les pièges innombrables et lesembarras inséparables de la royauté? Idoménée, il est vrai, a été nourri dans des idées de faste etde hauteur; mais quel philosophe pourrait se défendre de la flatterie, s'il avait été en sa place? Ilest vrai qu'il s'est laissé trop prévenir par ceux qui ont eu sa confiance; mais les plus sages roissont souvent trompés, quelques précautions qu'ils prennent pour ne l'être pas. Un roi ne peut sepasser de ministres qui le soulagent et en qui il se confie, puisqu'il ne peut tout faire. D'ailleurs, unroi connaît beaucoup moins que les particuliers les hommes qui l'environnent: on est toujoursmasqué auprès de lui; on épuise toutes sortes d'artifices pour le tromper. Hélas! cher Télémaque,vous ne l'éprouverez que trop. On ne trouve point dans les hommes ni les vertus ni les talentsqu'on y cherche. On a beau les étudier et les approfondir, on s'y mécompte tous les jours. On nevient même jamais à bout de faire des meilleurs hommes ce qu'on aurait besoin d'en faire pour le

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bien public. Ils ont leurs entêtements, leurs incompatibilités, leurs jalousies. On ne les persuade,ni on ne les corrige guère.Plus on a de peuples à gouverner, plus il faut de ministres pour faire par eux ce qu'on ne peutfaire soi-même; et plus on a besoin d'hommes à qui on confie l'autorité, plus on est exposé à setromper dans de tels choix. Tel critique aujourd'hui impitoyablement les rois, qui gouverneraitdemain beaucoup moins bien qu'eux et qui ferait les mêmes fautes, avec d'autres infiniment plusgrandes, si on lui confiait la même puissance. La condition privée, quand on y joint un peud'esprit pour bien parler, couvre tous les défauts naturels, relève des talents éblouissants, et faitparaître un homme digne de toutes les places dont il est éloigné. Mais c'est l'autorité qui met tousles talents à une rude épreuve et qui découvre de grands défauts.La grandeur est comme certains verres qui grossissent tous les objets: tous les défauts paraissentcroître dans ces hautes places, où les moindres choses ont de grandes conséquences et où les pluslégères fautes ont de violents contrecoups. Le monde entier est occupé à observer un seulhomme à toute heure et à le juger en toute rigueur. Ceux qui le jugent n'ont aucune expérience del'état où il est: ils n'en sentent point les difficultés, et ils ne veulent plus qu'il soit homme, tant ilsexigent de perfection de lui. Un roi, quelque bon et sage qu'il soit, est encore homme. Son esprit ades bornes, et sa vertu en a aussi. Il a de l'humeur, des passions, des habitudes, dont il n'est pastout à fait le maître. Il est obsédé par des gens intéressés et artificieux; il ne trouve point lessecours qu'il cherche. Il tombe chaque jour dans quelque mécompte, tantôt par ses passions ettantôt par celles de ses ministres. A peine a-t-il réparé une faute, qu'il retombe dans une autre.Telle est la condition des rois les plus éclairés et les plus vertueux.Les plus longs et les meilleurs règnes sont trop courts et trop imparfaits pour réparer à la fin cequ'on a gâté, sans le vouloir, dans les commencements. La royauté porte avec elle toutes cesmisères: l'impuissance humaine succombe sous un fardeau si accablant. Il faut plaindre les rois etles excuser. Ne sont-ils pas à plaindre d'avoir à gouverner tant d'hommes, dont les besoins sontinfinis et qui donnent tant de peines à ceux qui veulent les bien gouverner? Pour parierfranchement, les hommes sont fort à plaindre d'avoir à être gouvernés par un roi, qui n'estqu'homme, semblable à eux; car il faudrait les dieux pour redresser les hommes. Mais les rois nesont pas moins à plaindre, n'étant qu'hommes, c'est-à-dire faibles et imparfaits, d'avoir àgouverner cette multitude innombrable d'hommes corrompus et trompeurs."Télémaque répondit avec vivacité:- Idoménée a perdu par sa faute le royaume de ses ancêtres en Crète, et, sans vos conseils, il enaurait perdu un second à Salente."J'avoue - reprit Mentor - qu'il a fait de grandes fautes; mais cherchez dans la Grèce et dans tousles autres pays les mieux policés un roi qui n'en ait point fait d'inexcusables. Les plus grandshommes ont, dans leur tempérament et dans le caractère de leur esprit, des défauts qui lesentraînent, et les plus louables sont ceux qui ont le courage de connaître et de réparer leurségarements. Pensez-vous qu'Ulysse, le grand Ulysse, votre père, qui est le modèle des rois de laGrèce, n'ait pas aussi ses faiblesses et ses défauts? Si Minerve ne l'eût conduit pas à pas, combiende fois aurait-il succombé dans les périls et dans les embarras où la fortune s'est jouée de lui!Combien de fois Minerve l'a-t-elle retenu ou redressé, pour le conduire toujours à la gloire par lechemin de la vertu! N'attendez pas même, quand vous le verrez régner avec tant de gloire àIthaque, de le trouver sans imperfections: vous lui en verrez, sans doute. La Grèce, l'Asie, ettoutes les îles des mers l'ont admiré malgré ces défauts; mille qualités merveilleuses les fontoublier. Vous serez trop heureux de pouvoir l'admirer aussi et de l'étudier sans cesse commevotre modèle.Accoutumez-vous donc, ô Télémaque, à n'attendre des plus grands hommes que ce quel'humanité est capable de faire. La jeunesse, sans expérience, se livre à une critiqueprésomptueuse, qui la dégoûte de tous les modèles qu'elle a besoin de suivre et qui la jette dansune indocilité incurable. Non seulement vous devez aimer, respecter, imiter votre père, quoiqu'ilne soit point parfait; mais encore vous devez avoir une haute estime pour Idoménée, malgré toutce que j'ai repris en lui. Il est naturellement sincère, droit, équitable, libéral, bienfaisant; sa valeur

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est parfaite; il déteste la fraude quand il la connaît et qu'il suit librement la véritable pente de soncoeur. Tous ses talents extérieurs sont grands et proportionnés à sa place. Sa simplicité à avouerson tort, sa douceur, sa patience pour se laisser dire par moi les choses les plus dures, son couragecontre lui-même pour réparer publiquement ses fautes et pour se mettre par là au-dessus de toutela critique des hommes montrent une âme véritablement grande. Le bonheur ou le conseild'autrui peuvent préserver de certaines fautes un homme très médiocre; mais il n'y a qu'une vertuextraordinaire qui puisse engager un roi, si longtemps séduit par la flatterie, à réparer son tort. Ilest bien plus glorieux de se relever ainsi que de n'être jamais tombé. Idoménée a fait les fautesque presque tous les rois font; mais presque aucun roi ne fait, pour se corriger, ce qu'il vient defaire. Pour moi, je ne pouvais me lasser de l'admirer dans les moments mêmes où il me permettaitde le contredire. Admirez-le aussi, mon cher Télémaque: c'est moins pour sa réputation que pourvotre utilité que je vous donne ce conseil."Mentor fit sentir à Télémaque, par ce discours, combien il est dangereux d'être injuste en selaissant aller à une critique rigoureuse contre les autres hommes, et surtout contre ceux qui sontchargés des embarras et des difficultés du gouvernement.Ensuite il lui dit:- Il est temps que vous partiez; adieu: je vous attendrai. O mon cher Télémaque, souvenez-vousque ceux qui craignent les dieux n'ont rien à craindre des hommes. Vous vous trouverez dans lesplus extrêmes périls; mais sachez que Minerve ne vous abandonnera point.A ces mots, Télémaque crut sentir la présence de la déesse, et il eût même reconnu que c'était ellequi parlait pour le remplir de confiance, si la déesse n'eût rappelé l'idée de Mentor en lui disant:- N'oubliez pas, mon fils, tous les soins que j'ai pris, pendant votre enfance, pour vous rendresage et courageux comme votre père. Ne faites rien qui ne soit digne de ses grands exemples etdes maximes de vertu que j'ai tâché de vous inspirer.Le soleil se levait déjà et dorait le sommet des montagnes, quand les rois sortirent de Salente pourrejoindre leurs troupes. Ces troupes, campées autour de la ville, se mirent en marche sous leurscommandants. On voyait de tous côtés briller le fer des piques hérissées; l'éclat des bouclierséblouissait les yeux; un nuage de poussière s'élevait jusqu'aux nues. Idoménée, avec Mentor,conduisait dans la campagne les rois alliés et s'éloignait des murs de la ville. Enfin ils se séparèrentaprès s'être donné de part et d'autre les marques d'une vraie amitié, et les alliés ne doutèrent plusque la paix ne fût durable, lorsqu'ils connurent la bonté du coeur d'Idoménée, qu'on leur avaitreprésenté bien différent de ce qu'il était: c'est qu'on jugeait de lui, non par ses sentimentsnaturels, mais par les conseils flatteurs et injustes auxquels il s'était livré.Après que l'armée fut partie, Idoménée mena Mentor dans tous les quartiers de la ville.- Voyons - disait Mentor - combien vous avez d'hommes et dans la ville et dans la campagnevoisine: faisons-en le dénombrement. Examinons aussi combien vous avez de laboureurs parmices hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin,d'huile, et des autres choses utiles: nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrirtous ses habitants et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avecles pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots. C'est par làqu'il faut juger de votre puissance.Il alla visiter le port et entra dans chaque vaisseau. Il s'informa des pays où chaque vaisseau allaitpour le commerce: quelles marchandises il y apportait; celles qu'il prenait au retour; quelle était ladépense du vaisseau pendant la navigation; les prêts que les marchands se faisaient les uns auxautres; les sociétés qu'ils faisaient entre eux, pour savoir si elles étaient équitables et fidèlementobservées; enfin les hasards des naufrages et les autres malheurs du commerce, pour prévenir laruine des marchands, qui, par l'avidité du gain, entreprennent souvent des choses qui sont au-delàde leurs forces.Il voulut qu'on punît sévèrement toutes les banqueroutes, parce que celles qui sont exemptes demauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité. En même temps il fit des règles pour faire ensorte qu'il fût aisé de ne faire jamais banqueroute: il établit des magistrats à qui les marchandsrendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense et de leurs entreprises. Il ne leur

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était jamais permis de risquer le bien d'autrui, et ils ne pouvaient même risquer que la moitié duleur. De plus, ils faisaient en société les entreprises qu'ils ne pouvaient faire seuls, et la police deces sociétés était inviolable par la rigueur des peines imposées à ceux qui ne les suivraient pas.D'ailleurs, la liberté du commerce était entière: bien loin de le gêner par des impôts, on promettaitune récompense à tous les marchands qui pourraient attirer à Salente le commerce de quelquenouvelle nation.Ainsi les peuples y accoururent bientôt en foule de toutes parts. Le commerce de cette ville étaitsemblable au flux et reflux de la mer. Les trésors y entraient comme les flots viennent l'un surl'autre. Tout y était apporté et tout en sortait librement. Tout ce qui entrait était utile; tout ce quisortait laissait, en sortant, d'autres richesses en sa place. La justice sévère présidait dans le port aumilieu de tant de nations. La franchise, la bonne foi, la candeur semblaient, du haut de cessuperbes tours, appeler les marchands des terres les plus éloignées: chacun de ces marchands, soitqu'il vînt des rives orientales où le soleil sort chaque jour du sein des ondes, soit qu'il fût parti decette grande mer où le soleil, lassé de son cours, va éteindre ses feux, vivait paisiblement en sûretédans Salente comme dans sa patrie.Pour le dedans de la ville, Mentor visita tous les magasins, toutes les boutiques d'artisans et toutesles places publiques. Il défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaientintroduire le luxe et la mollesse.Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l'ornement des maisons, pour toutesles conditions différentes. Il bannit tous les ornements d'or et d'argent, et il dit à Idoménée:"Je ne connais qu'un seul moyen pour rendre votre peuple modeste dans sa dépense, c'est quevous lui en donniez vous-même l'exemple. Il est nécessaire que vous ayez une certaine majestédans votre extérieur; mais votre autorité sera assez marquée par vos gardes et par les principauxofficiers qui vous environnent. Contentez-vous d'un habit de laine très fine, teinte en pourpre;que les principaux de l'Etat, après vous, soient vêtus de la même laine, et que toute la différencene consiste que dans la couleur et dans une légère broderie d'or, que vous aurez sur le bord devotre habit. Les différentes couleurs serviront à distinguer les différentes conditions, sans avoirbesoin ni d'or, ni d'argent, ni de pierreries.Réglez les conditions par la naissance. Mettez au premier rang ceux qui ont une noblesse plusancienne et plus éclatante. Ceux qui auront le mérite et l'autorité des emplois seront assezcontents de venir après ces anciennes et illustres familles, qui sont dans une si longue possessiondes premiers honneurs. Les hommes qui n'ont pas la même noblesse leur céderont sans peine,pourvu que vous ne les accoutumiez point à se méconnaître dans une trop prompte et trop hautefortune et que vous donniez des louanges à la modération de ceux qui seront modestes dans laprospérité. La distinction la moins exposée à l'envie est celle qui vient d'une longue suited'ancêtres. Pour la vertu, elle sera assez excitée et on aura assez d'empressement à servir l'Etat,pourvu que vous donniez des couronnes et des statues aux belles actions et que ce soit uncommencement de noblesse pour les enfants de ceux qui les auront faites.Les personnes du premier rang après vous seront vêtues de blanc, avec une frange d'or au bas deleurs habits. Ils auront au doigt un anneau d'or, et au cou une médaille d'or avec votre portrait.Ceux du second rang seront vêtus de bleu: ils porteront une frange d'argent, avec l'anneau, etpoint de médaille; les troisièmes, de vert, sans anneau et sans frange, mais avec la médaille; lesquatrièmes, d'un jaune d'aurore; les cinquièmes, d'un rouge pâle ou de rose; les sixièmes, de gris-de-lin; et les septièmes, qui seront les derniers du peuple, d'une couleur mêlée de jaune et deblanc. Voilà les habits de sept conditions différentes pour les hommes libres. Tous les esclavesseront vêtus de gris-brun. Ainsi, sans aucune dépense, chacun sera distingué suivant sa condition,et on bannira de Salente tous les arts qui ne servent qu'à entretenir le faste. Tous les artisans quiseraient employés à ces arts pernicieux serviront ou aux arts nécessaires, qui sont en petitnombre, ou au commerce, ou à l'agriculture. On ne souffrira jamais aucun changement, ni pour lanature des étoffes, ni pour la forme des habits: car il est indigne que des hommes, destinés à unevie sérieuse et noble, s'amusent à inventer des parures affectées, ni qu'ils permettent que leursfemmes, à qui ces amusements seraient moins honteux, tombent jamais dans cet excès."

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Mentor, semblable à un habile jardinier, qui retranche dans ses arbres fruitiers le bois inutile,tâchait ainsi de retrancher le faste inutile qui corrompait les moeurs: il ramenait toutes choses àune noble et frugale simplicité. Il régla de même la nourriture des citoyens et des esclaves.- Quelle honte - disait-il - que les hommes les plus élevés fassent consister leur grandeur dans lesragoûts, par lesquels ils amollissent leurs âmes et ruinent insensiblement la santé de leur corps! Ilsdoivent faire consister leur bonheur dans leur modération, dans leur autorité pour faire du bienaux autres hommes, et dans la réputation que leurs bonnes actions doivent leur procurer. Lasobriété rend la nourriture la plus simple très agréable. C'est elle qui donne, avec la santé la plusvigoureuse, les plaisirs les plus purs et les plus constants. Il faut donc borner vos repas auxviandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût. C'est un art pour empoisonner leshommes, que celui d'irriter leur appétit au-delà de leur vrai besoin.Idoménée comprit bien qu'il avait eu tort de laisser les habitants de sa nouvelle ville amollir etcorrompre leurs moeurs, en violant toutes les lois de Minos sur la sobriété; mais le sage Mentorlui fit remarquer que les lois mêmes, quoique renouvelées, seraient inutiles, si l'exemple du roi neleur donnait une autorité qui ne pouvait venir d'ailleurs. Aussitôt Idoménée régla sa table, où iln'admit que du pain excellent, du vin du pays, qui est fort et agréable, mais en fort petite quantité,avec des viandes simples, telles qu'il en mangeait avec les autres Grecs au siège de Troie.Personne n'osa se plaindre d'une règle que le roi s'imposait lui-même: et chacun se corrigea ainside la profusion et de la délicatesse où l'on commençait à se plonger pour les repas.Mentor retrancha ensuite la musique molle et efféminée, qui corrompait toute la jeunesse. Il necondamna pas avec une moindre sévérité la musique bachique, qui n'enivre guère moins que levin et qui produit des moeurs pleines d'emportement et d'impudence. Il borna toute la musiqueaux fêtes dans les temples, pour y chanter les louanges des dieux et des héros qui ont donnél'exemple des plus rares vertus. Il ne permit aussi que pour les temples les grands ornementsd'architecture, tels que les colonnes, les frontons, les portiques; il donna des modèles d'unearchitecture simple et gracieuse, pour faire, dans un médiocre espace, une maison gaie etcommode pour une famille nombreuse, en sorte qu'elle fût tournée à un aspect sain, que leslogements en fussent dégagés les uns des autres, que l'ordre et la propreté s'y conservassentfacilement et que l'entretien fût de peu de dépense. Il voulut que chaque maison un peuconsidérable eût un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour toutes les personneslibres. Mais il défendit très sévèrement la multitude superflue et la magnificence des logements.Ces divers modèles de maisons, suivant la grandeur des familles, servirent à embellir à peu defrais une partie de la ville et à la rendre régulière; au lieu que l'autre partie, déjà achevée suivant lecaprice et le faste des particuliers, avait, malgré sa magnificence, une disposition moins agréable etmoins commode. Cette nouvelle ville fut bâtie en très peu de temps, parce que la côte voisine dela Grèce fournit de bons architectes et qu'on fit venir un très grand nombre de maçons de l'Epireet de plusieurs autres pays, à condition qu'après avoir achevé leurs travaux ils s'établiraient autourde Salente, y prendraient des terres à défricher, et serviraient à peupler la campagne.La peinture et la sculpture parurent à Mentor des arts qu'il n'est pas permis d'abandonner; mais ilvoulut qu'on souffrît dans Salente peu d'hommes attachés à ces arts. Il établit une école oùprésidaient des maîtres d'un goût exquis, qui examinaient les jeunes élèves.Il ne faut - disait-il - rien de bas et de faible dans ces arts qui ne sont pas absolument nécessaires.Par conséquent, on n'y doit admettre que de jeunes gens d'un génie qui promette beaucoup, etqui tendent à la perfection. Les autres sont nés pour des arts moins nobles, et ils seront employésplus utilement aux besoins ordinaires de la république. Il ne faut - disait-il - employer lessculpteurs et les peintres que pour conserver la mémoire des grands hommes et des grandesactions. C'est dans les bâtiments publics ou dans les tombeaux qu'on doit conserver desreprésentations de tout ce qui a été fait avec une vertu extraordinaire pour le service de la patrie.Au reste, la modération et la frugalité de Mentor n'empêchèrent pas qu'il n'autorisât tous lesgrands bâtiments destinés aux courses de chevaux et de chariots, aux combats de lutteurs, à ceuxdu ceste et à tous les autres exercices qui cultivent les corps pour les rendre plus adroits et plusvigoureux.

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Il retrancha un nombre prodigieux de marchands qui vendaient des étoffes façonnées des payséloignés, des broderies d'un prix excessif, des vases d'or et d'argent avec des figures de dieux,d'hommes et d'animaux, enfin des liqueurs et des parfums. Il voulut même que les meubles dechaque maison fussent simples et faits de manière à durer longtemps, en sorte que les Salentins,qui se plaignaient hautement de leur pauvreté, commencèrent à sentir combien ils avaient derichesses superflues: mais c'étaient des richesses trompeuses qui les appauvrissaient, et ilsdevenaient effectivement riches à mesure qu'ils avaient le courage de s'en dépouiller. "C'ests'enrichir, disaient-ils eux-mêmes, que de mépriser de telles richesses, qui épuisent l'Etat, et quede diminuer ses besoins, en les réduisant aux vraies nécessités de la nature."Mentor se hâta de visiter les arsenaux et tous les magasins, pour savoir si les armes et toutes lesautres choses nécessaires à la guerre étaient en bon état: car il faut, disait-il, être toujours prêt àfaire la guerre, pour n'être jamais réduit au malheur de la faire. Il trouva que plusieurs chosesmanquaient partout. Aussitôt on assembla des ouvriers pour travailler sur le fer, sur l'acier et surl'airain. On voyait s'élever des fournaises ardentes, des tourbillons de fumée et de flammessemblables à ces feux souterrains que vomit le mont Etna. Le marteau résonnait sur l'enclume,qui gémissait sous les coups redoublés. Les montagnes voisines et les rivages de la mer enretentissaient; on eût cru être dans cette île où Vulcain, animant les Cyclopes, forge des foudrespour le père des dieux, et, par une sage prévoyance, on voyait, dans une profonde paix, tous lespréparatifs de la guerre.Ensuite Mentor sortit de la ville avec Idoménée, et trouva une grande étendue de terres fertilesqui demeuraient incultes; d'autres n'étaient cultivées qu'à demi, par la négligence et par la pauvretédes laboureurs, qui, manquant d'hommes, manquaient aussi de courage et de forces de corpspour mettre l'agriculture dans sa perfection.Mentor, voyant cette campagne désolée, dit au roi"La terre ne demande ici qu'à enrichir ses habitants; mais les habitants manquent à la terre.Prenons donc tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraientqu'à dérégler les moeurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines. Il est vrai que c'est unmalheur que tous ces hommes exercés à des arts qui demandent une vie sédentaire ne soientpoint exercés au travail: mais voici un moyen d'y remédier. Il faut partager entre eux les terresvacantes et appeler à leur secours des peuples voisins, qui feront sous eux le plus rude travail. Cespeuples le feront, pourvu qu'on leur promette des récompenses convenables sur les fruits desterres mêmes qu'ils défricheront: ils pourront, dans la suite, en posséder une partie et être ainsiincorporés à votre peuple, qui n'est pas assez nombreux. Pourvu qu'ils soient laborieux et docilesaux lois, vous n'aurez point de meilleurs sujets, et ils accroîtront votre puissance. Vos artisans dela ville, transplantés dans la campagne, élèveront leurs enfants au travail et au goût de la viechampêtre. De plus, tous les maçons des pays étrangers, qui travaillent à bâtir votre ville, se sontengagés à défricher une partie de vos terres et à se faire laboureurs, incorporés à votre peuple, dèsqu'ils auront achevé leurs ouvrages de la ville. Ces ouvriers sont ravis de s'engager à passer leurvie sous une domination qui est maintenant si douce. Comme ils sont robustes et laborieux, leurexemple servira pour exciter au travail les artisans transplantés de la ville à la campagne, aveclesquels ils seront mêlés. Dans la suite, tout le pays sera peuplé de familles vigoureuses etadonnées à l'agriculture.Au reste, ne soyez point en peine de la multiplication de ce peuple: il deviendra bientôtinnombrable, pourvu que vous facilitiez les mariages. La manière de les faciliter est bien simple:presque tous les hommes ont l'inclination de se marier; il n'y a que la misère qui les en empêche.Si vous ne les chargez point d'impôts, ils vivront sans peine avec leurs femmes et leurs enfants;car la terre n'est jamais ingrate: elle nourrit toujours de ses fruits ceux qui la cultiventsoigneusement; elle ne refuse ses biens qu'à ceux qui craignent de lui donner leurs peines. Plus leslaboureurs ont d'enfants, plus ils sont riches, si le prince ne les appauvrit pas; car leurs enfants,dès leur plus tendre jeunesse, commencent à les secourir. Les plus jeunes conduisent les moutonsdans les pâturages; les autres, qui sont plus grands, mènent déjà les grands troupeaux; les plusâgés labourent avec leur père. Cependant la mère de toute la famille prépare un repas simple à

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son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée; elle a soinde traire ses vaches et ses brebis, et on voit couler des ruisseaux de lait; elle fait un grand feu,autour duquel toute la famille innocente et paisible prend plaisir à chanter tout le soir enattendant le doux sommeil; elle prépare des fromages, des châtaignes et des fruits, conservés dansla même fraîcheur que si on venait de les cueillir. Le berger revient avec sa flûte et chante à lafamille assemblée les nouvelles chansons qu'il a apprises dans les hameaux voisins. Le laboureurrentre avec sa charrue, et ses boeufs fatigués marchent, le cou penché, d'un pas lent et tardif,malgré l'aiguillon qui les presse. Tous les maux du travail finissent avec la journée. Les pavots quele sommeil, par l'ordre des dieux, répand sur la terre apaisent tous les noirs soucis par leurscharmes et tiennent toute la nature dans un doux enchantement; chacun s'endort, sans prévoir lespeines du lendemain.Heureux ces hommes sans ambition, sans défiance, sans artifice, pourvu que les dieux leurdonnent un bon roi, qui ne trouble point leur joie innocente. Mais quelle horrible inhumanité,que de leur arracher, pour des desseins pleins de faste et d'ambition, les doux fruits de leur terre,qu'ils ne tiennent que de la libérale nature et de la sueur de leur front! La nature seule tirerait deson sein fécond tout ce qu'il faudrait pour un nombre infini d'hommes modérés et laborieux;mais c'est l'orgueil et la mollesse de certains hommes qui en mettent tant d'autres dans uneaffreuse pauvreté.- Que ferai-je - disait Idoménée - si ces peuples, que je répandrai dans ces fertiles campagnes,négligent de les cultiver?- Faites - lui répondait Mentor - tout le contraire de ce qu'on fait communément. Les princesavides et sans prévoyance ne songent qu'à charger d'impôts ceux d'entre leurs sujets qui sont lesplus vigilants et les plus industrieux pour faire valoir leurs biens: c'est qu'ils espèrent en être payésplus facilement; en même temps, ils chargent moins ceux que la paresse rend plus misérables.Renversez ce mauvais ordre, qui accable les bons, qui récompense le vice et qui introduit unenégligence aussi funeste au roi même qu'à tout l'Etat. Mettez des taxes, des amendes, et même, s'ille faut, d'autres peines rigoureuses sur ceux qui négligeront leurs champs, comme vous puniriezdes soldats qui abandonneraient leurs postes dans la guerre: au contraire, donnez des grâces etdes exemptions aux familles qui, se multipliant, augmentent à proportion la culture de leursterres. Bientôt les familles se multiplieront et tout le monde s'animera au travail! il deviendramême honorable: la profession de laboureur ne sera plus méprisée, n'étant plus accablée de tantde maux. On reverra la charrue en honneur, maniée par des mains victorieuses, qui auraientdéfendu la patrie. Il ne sera pas moins beau de cultiver l'héritage reçu de ses ancêtres, pendantune heureuse paix, que de l'avoir défendu généreusement pendant les troubles de la guerre. Toutela campagne refleurira: Cérès se couronnera d'épis dorés; Bacchus, foulant à ses pieds les raisins,fera couler, du penchant des montagnes, des ruisseaux de vin plus doux que le nectar; les creuxvallons retentiront des concerts des bergers, qui, le long des clairs ruisseaux, joindront leurs voixavec leurs flûtes, pendant que leurs troupeaux bondissants paîtront sur l'herbe et parmi les fleurs,sans craindre les loups.Ne serez-vous pas trop heureux, ô Idoménée, d'être la source de tant de biens et de faire vivre, àl'ombre de votre nom, tant de peuples dans un si aimable repos? Cette gloire n'est-elle pas plustouchante que celle de ravager la terre, de répandre partout, et presque autant chez soi, au milieudes victoires, que chez les étrangers vaincus, le carnage, le trouble, l'horreur, la langueur, laconsternation, la cruelle faim et le désespoir?O heureux le roi assez aimé des dieux, et d'un coeur assez grand, pour entreprendre d'être ainsiles délices des peuples et de montrer à tous les siècles, dans son règne, un si charmant spectacle!La terre entière, loin de se défendre de sa puissance par des combats, viendrait à ses pieds le prierde régner sur elle."doménée lui répondit:"Mais quand les peuples seront ainsi dans la paix et dans l'abondance, les délices les corromprontet ils tourneront contre moi les forces que je leur aurai données.

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- Ne craignez point - dit Mentor - cet inconvénient: c'est un prétexte qu'on allègue toujours pourflatter les princes prodigues, qui veulent accabler leurs peuples d'impôts. Le remède est facile. Leslois que nous venons d'établir pour l'agriculture rendront leur vie laborieuse; et, dans leurabondance, ils n'auront que le nécessaire, parce que nous retranchons tous les arts qui fournissentle superflu. Cette abondance même sera diminuée par la facilité des mariages et par la grandemultiplication des familles. Chaque famille, étant nombreuse et ayant peu de terre, aura besoin dela cultiver par un travail sans relâche. C'est la mollesse et l'oisiveté qui rendent les peuplesinsolents et rebelles. Ils auront du pain, à la vérité, et assez largement, mais ils n'auront que dupain, et des fruits de leur propre terre, gagnés à la sueur de leur visage.Pour tenir votre peuple dans cette modération, il faut régler, dès à présent, l'étendue de terre quechaque famille pourra posséder. Vous savez que nous avons divisé tout votre peuple en septclasses, suivant les différentes conditions: il ne faut permettre à chaque famille, dans chaqueclasse, de pouvoir posséder que l'étendue de terre absolument nécessaire pour nourrir le nombrede personnes dont elle sera composée. Cette règle étant inviolable, les nobles ne pourront pointfaire des acquisitions sur les pauvres: tous auront des terres; mais chacun en aura fort peu, et seraexcité par là à la bien cultiver. Si, dans une longue suite de temps, les terres manquaient ici, onferait des colonies, qui augmenteraient cet Etat.Je crois même que vous devez prendre garde à ne laisser jamais le vin devenir trop commun dansvotre royaume. Si on a planté trop de vignes, il faut qu'on les arrache: le vin est la source des plusgrands maux parmi les peuples; il cause les maladies, les querelles, les séditions, l'oisiveté, ledégoût du travail, le désordre des familles. Que le vin soit donc réservé comme une espèce deremède, ou comme une liqueur très rare, qui n'est employée que pour les sacrifices ou pour lesfêtes extraordinaires. Mais n'espérez point de faire observer une règle si importante, si vous n'endonnez vous-même l'exemple.D'ailleurs il faut faire garder inviolablement les lois de Minos pour l'éducation des enfants. Il fautétablir des écoles publiques, où l'on enseigne la crainte des dieux, l'amour de la patrie, le respectdes lois, la préférence de l'honneur aux plaisirs et à la vie même. Il faut avoir des magistrats quiveillent sur les familles et sur les moeurs des particuliers. Veillez vous-même, vous qui n'êtes roi,c'est-à-dire pasteur du peuple, que pour veiller nuit et jour sur votre troupeau: par là vouspréviendrez un nombre infini de désordres et de crimes; ceux que vous ne pourrez prévenir,punissez-les d'abord sévèrement. C'est une clémence, que de faire d'abord des exemples quiarrêtent le cours de l'iniquité. Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucouppour la suite, et on se met en état d'être craint, sans user souvent de rigueur.Mais quelle détestable maxime que de ne croire trouver sa sûreté que dans l'oppression de sespeuples! Ne les point faire instruire, ne les point conduire à la vertu, ne s'en faire jamais aimer, lespousser par la terreur jusqu'au désespoir, les mettre dans l'affreuse nécessité ou de ne pouvoirjamais respirer librement, ou de secouer le joug de votre tyrannique domination, est-ce là le vraimoyen de régner sans trouble? Est-ce là le vrai chemin qui mène à la gloire?Souvenez-vous que les pays où la domination du souverain est plus absolue sont ceux où lessouverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout l'Etat; maisaussi tout l'Etat languit: les campagnes sont en friche et presque désertes; les villes diminuentchaque jour; le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout seul, et qui n'est grand que par sespeuples, s'anéantit lui-même peu à peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il tire sesrichesses et sa puissance. Son Etat s'épuise d'argent et d'hommes: cette dernière perte est la plusgrande et la plus irréparable. Son pouvoir absolu fait autant d'esclaves qu'il a de sujets. On leflatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de ses regards; mais attendez lamoindre révolution: cette puissance monstrueuse, poussée jusqu'à un excès trop violent, nesaurait durer; elle n'a aucune ressource dans le coeur des peuples: elle a lassé et irrité tous lescorps de l'Etat; elle contraint tous les membres de ce corps de soupirer après un changement. Aupremier coup qu'on lui porte, l'idole se renverse, se brise et est foulée aux pieds. Le mépris, lahaine, la crainte, le ressentiment, la défiance, en un mot toutes les passions se réunissent contreune autorité si odieuse. Le roi, qui, dans sa vaine prospérité, ne trouvait pas un seul homme assez

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hardi pour lui dire la vérité, ne trouvera, dans son malheur, aucun homme qui daigne ni l'excuserni le défendre contre ses ennemis."Après ces discours, Idoménée, persuadé par Mentor, se hâta de distribuer les terres vacantes, deles remplir de tous les artisans inutiles et d'exécuter tout ce qui avait été résolu. Il réservaseulement pour les maçons les terres qu'il leur avait destinées et qu'ils ne pouvaient cultiverqu'après la fin de leurs travaux pour la ville.Déjà la réputation du gouvernement doux et modéré d'Idoménée attire en foule de tous côtés despeuples qui viennent s'incorporer au sien et chercher leur bonheur sous une si aimabledomination. Déjà ces campagnes, si longtemps couvertes de ronces et d'épines, promettent deriches moissons et des fruits jusqu'alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de lacharrue et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur: l'espérance reluit de tous côtés.On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons, qui bondissent sur l'herbe,et les grands troupeaux de boeufs et de génisses, qui font retentir les hautes montagnes de leursmugissements: ces troupeaux servent à engraisser les campagnes. C'est Mentor qui a trouvé lemoyen d'avoir ces troupeaux: Mentor conseilla à Idoménée de faire avec les Peucètes, peuplesvoisins, un échange de toutes les choses superflues qu'on ne voulait plus souffrir dans Salenteavec ces troupeaux, qui manquaient aux Salentins.En même temps la ville et les villages d'alentour étaient pleins d'une belle jeunesse, qui avaitlangui longtemps dans la misère et qui n'avaient osé se marier, de peur d'augmenter leurs maux.Quand ils virent qu'Idoménée prenait des sentiments d'humanité et qu'il voulait être leur père, ilsne craignirent plus la faim et les autres fléaux par lesquels le ciel afflige la terre. On n'entendaitplus que des cris de joie, que les chansons des bergers et des laboureurs qui célébraient leurshyménées. On aurait cru voir le dieu Pan avec une foule de Satyres et de Faunes mêlés parmi lesNymphes et dansant, au son de la flûte, à l'ombre des bois. Tout était tranquille et riant; mais lajoie était modérée, et les plaisirs ne servaient qu'à délasser des longs travaux: ils en étaient plusvifs et plus purs.Les vieillards, étonnés de voir ce qu'ils n'avaient osé espérer dans la suite d'un si long âge,pleuraient par un excès de joie mêlée de tendresse, ils levaient leurs mains tremblantes vers le ciel:- Bénissez - disaient-ils - ô grand Jupiter, le roi qui vous ressemble et qui est le plus grand donque vous nous ayez fait. Il est né pour le bien des hommes: rendez-lui tous les biens que nousrecevons de lui. Nos arrière-neveux, venus de ces mariages qu'il favorise, lui devront tout, jusqu'àleur naissance, et il sera véritablement le père de tous ses sujets.Les jeunes hommes et les jeunes filles qu'ils épousaient ne faisaient éclater leur joie qu'enchantant les louanges de celui de qui cette joie si douce leur était venue. Les bouches, et encoreplus les coeurs étaient sans cesse remplis de son nom. On se croyait heureux de le voir; oncraignait de le perdre: sa perte eût été la désolation de chaque famille.Alors Idoménée avoua à Mentor qu'il n'avait jamais senti de plaisir aussi touchant que celui d'êtreaimé et de rendre tant de gens heureux.- Je ne l'aurais jamais cru - disait-il - il me semblait que toute la grandeur des princes ne consistaitqu'à se faire craindre, que le reste des hommes était fait pour eux, et tout ce que j'avais ouï diredes rois qui avaient été l'amour et les délices de leurs peuples me paraissait une pure fable; j'enreconnais maintenant la vérité. Mais il faut que je vous raconte comment on avait empoisonnémon coeur, dès ma plus tendre enfance, sur l'autorité des rois. C'est ce qui a causé tous lesmalheurs de ma vie.Alors Idoménée commença cette narration. 

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Onzième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Idoménée raconte à Mentor la cause de tous ses malheurs,son aveugle confiance en Protésilas et les artifices de ce favori pour le dégoûter du sage et vertueux Philoclès;comment, s'étant laissé prévenir contre celui-ci au point de le croire coupable d'une horrible conspiration, il envoyasecrètement Timocrate pour le tuer, dans une expédition dont il était chargé. Timocrate, ayant manqué son coup,fut arrêté par Philoclès, auquel il dévoila toute la trahison de Prolésitas. Philoclès se retira aussitôt dans l'île deSamos, après avoir remis le commandement de sa flotte à Polymène, conformément aux ordres d'Idoménée. Ceprince découvrit enfin les artifices de Prolésilas; mais il ne put se résoudre à le perdre, et continua même de se livreraveuglément à lui, laissant le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans sa retraite. Mentor fait ouvrir les yeux àIdoménée sur l'injustice de cette conduite; il l'oblige à faire conduire Prolésilas et Timocrate dans l'île de Samos et àrappeler Philoclès, pour le remettre en honneur. Hégésippe, chargé de cet ordre, l'exécute avec joie. Il arrive avec lesdeux traîtres à Samos, où il revoit son ami Philoclès content d'y mener une vie pauvre et solitaire. Celui-ci neconsent qu'avec beaucoup de peine à retourner parmi les siens; mais, après avoir reconnu que les dieux le veulent, ils'embarque avec Hégésippe et arrive à Salente, où Idoménée, entièrement changé par les sages avis de Mentor, luifait l'accueil le plus honorable et concerte avec lui les moyens d'affermir son gouvernement.

"Protésilas, qui est un peu plus âgé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j'aimai le plus.Son naturel vif et hardi était selon mon goût: il entra dans mes plaisirs; il flatta mes passions, il merendit suspect un autre jeune homme, que j'aimais aussi, et qui se nommait Philoclès. Celui-ciavait la crainte des dieux, et l'âme grande, mais modérée; il mettait la grandeur, non à s'élever,mais à se vaincre et à ne faire rien de bas. Il me parlait librement sur mes défauts, et, lors mêmequ'il n'osait me parler, son silence et la tristesse de son visage me faisaient assez entendre ce qu'ilvoulait me reprocher.Dans les commencements cette sincérité me plaisait, et je lui protestais souvent que je l'écouteraisavec confiance toute ma vie, pour me préserver des flatteurs. Il me disait tout ce que je devaisfaire pour marcher sur les traces de mon aïeul Minos et pour rendre mon royaume heureux. Iln'avait pas une aussi profonde sagesse que vous, ô Mentor; mais ses maximes étaient bonnes, je lereconnais maintenant. Peu à peu les artifices de Protésilas, qui était jaloux et plein d'ambition, medégoûtèrent de Philoclès. Celui-ci était sans empressement et laissait l'autre prévaloir; il secontentait de me dire toujours la vérité, lorsque je voulais l'entendre. C'était mon bien, et non safortune qu'il cherchait.Protésilas me persuada insensiblement que c'était un esprit chagrin et superbe, qui critiquaittoutes mes actions, qui ne me demandait rien, parce qu'il avait la fierté de ne vouloir rien tenir demoi et d'aspirer à la réputation d'un homme qui est au-dessus de tous les honneurs. Il ajouta quece jeune homme, qui me parlait si librement sur mes défauts, en parlait aux autres avec la mêmeliberté, qu'il laissait entendre qu'il ne m'estimait guère, et qu'en rabaissant ainsi ma réputation ilvoulait, par l'éclat d'une vertu austère, s'ouvrir le chemin à la royauté.D'abord, je ne pus croire que Philoclès voulût me détrôner: il y a dans la véritable vertu unecandeur et une ingénuité que rien ne peut contrefaire et à laquelle on ne se méprend point,pourvu qu'on y soit attentif. Mais la fermeté de Philoclès contre mes faiblesses commençait à melasser. Les complaisances de Protésilas et son industrie inépuisable pour m'inventer de nouveauxplaisirs me faisaient sentir encore plus impatiemment l'austérité de l'autre.Cependant Protésilas, ne pouvant souffrir que je ne crusse pas tout ce qu'il me disait contre sonennemi, prit le parti de ne m'en parler plus et de me persuader par quelque chose de plus fort quetoutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper. Il me conseilla d'envoyer Philoclèscommandé les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie, et, pour m'y déterminer, il medit:"Vous savez que je ne suis pas suspect dans les louanges que je lui donne: j'avoue qu'il a ducourage et du génie pour la guerre; il vous servira mieux qu'un autre, et je préfère l'intérêt devotre service à tous mes ressentiments contre lui."

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Je fus ravi de trouver cette droiture et cette équité dans le coeur de Protésilas, à qui j'avais confiél'administration de mes plus grandes affaires. Je l'embrassai dans un transport de joie, et je mecrus trop heureux d'avoir donné toute ma confiance à un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intérêt. Mais, hélas! que les princes sont dignes de compassion!Cet homme me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même: il savait que les rois sontd'ordinaire défiants et inappliqués: défiants, par l'expérience continuelle qu'ils ont des artifices deshommes corrompus dont ils sont environnés; inappliqués, parce que les plaisirs les entraînent etqu'ils sont accoutumés à avoir des gens chargés de penser pour eux, sans qu'ils en prennent eux-mêmes la peine. Il comprit donc qu'il n'aurait pas grande peine à me mettre en défiance et enjalousie contre un homme qui ne manquerait pas de faire de grandes actions, surtout l'absence luidonnant une entière facilité de lui tendre des pièges.Philoclès, en partant, prévit ce qui lui pouvait arriver."Souvenez-vous - me dit-il - que je ne pourrai plus me défendre, que vous n'écouterez que monennemi, et qu'en vous servant au péril de ma vie je courrai risque de n'avoir d'autre récompenseque votre indignation.""Vous vous trompez - lui dis-je - Protésilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui; ilvous loue, il vous estime, il vous croit digne des plus importants emplois; s'il commençait à meparler contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien, allez, et ne songez qu'à me bienservir."Il partit et me laissa dans une étrange situation.Il faut vous l'avouer, Mentor: je voyais clairement combien il m'était nécessaire d'avoir plusieurshommes que je consultasse, et que rien n'était plus mauvais, ni pour ma réputation, ni pour lesuccès des affaires, que de me livrer à un seul. J'avais éprouvé que les sages conseils de Philoclèsm'avaient garanti de plusieurs fautes dangereuses, où la hauteur de Protésilas m'aurait fait tomber.Je sentais bien qu'il y avait dans Philoclès un fond de probité et de maximes équitables, qui ne sefaisait point sentir de même dans Protésilas; mais j'avais laissé prendre à Protésilas un certain tondécisif, auquel je ne pouvais presque plus résister. J'étais fatigué de me trouver toujours entredeux hommes que je ne pouvais accorder, et, dans cette lassitude, j'aimais mieux, par faiblesse,hasarder quelque chose aux dépens des affaires, et respirer en liberté. Je n'eusse osé me dire àmoi-même une si honteuse raison du parti que je venais de prendre; mais cette honteuse raison,que je n'osais développer, ne laissait pas d'agir secrètement au fond de mon coeur et d'être le vraimotif de tout ce que je faisais.Philoclès surprit les ennemis, remporta une pleine victoire, et se hâtait de revenir pour prévenirles mauvais offices qu'il avait à craindre: mais Protésilas, qui n'avait pas encore eu le temps de metromper, lui écrivit que je désirais qu'il fît une descente dans l'île de Carpathie, pour profiter de lavictoire. En effet il m'avait persuadé que je pourrais facilement faire la conquête de cette île. Maisil fit en sorte que plusieurs choses nécessaires manquèrent à Philoclès dans cette entreprise, et ill'assujettit à certains ordres, qui causèrent divers contretemps dans l'exécution.Cependant il se servit d'un domestique très corrompu que j'avais auprès de moi et qui observaitjusques aux moindres choses pour lui en rendre compte, quoiqu'ils parussent ne se voir guère etn'être jamais d'accord en rien. Ce domestique, nommé Timocrate, me vint dire un jour, en grandsecret, qu'il avait découvert une affaire très dangereuse."Philoclès - me dit-il - veut se servir de votre armée navale pour se faire roi de l'île de Carpathie:les chefs des troupes sont attachés à lui; tous les soldats sont gagnés par ses largesses et plusencore par la licence pernicieuse où il laisse vivre les troupes. Il est enflé de sa victoire. Voilà unelettre qu'il écrit à un de ses amis sur son projet de se faire roi: on n'en peut plus douter après unepreuve si évidente."Je lus cette lettre, et elle me parut de la main de Philoclès. Mais on avait parfaitement imité sonécriture, et c'était Protésilas qu'il l'avait faite avec Timocrate.Cette lettre me jeta dans une étrange surprise: je la relisais sans cesse, et ne pouvais me persuaderqu'elle fût de Philoclès, repassant dans mon esprit troublé toutes les marques touchantes qu'il

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m'avait données de son désintéressement et de sa bonne foi. Cependant que pouvais-je faire?Quel moyen de résister à une lettre où je croyais être sûr de reconnaître l'écriture de Philoclès?Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus résister à son artifice, il le poussa plus loin."Oserai-je - me dit-il en hésitant - vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre? Philoclèsdit à son ami qu'il peut parler en confiance à Protésilas sur une chose qu'il ne désigne que par unchiffre: assurément Protésilas est entré dans le dessein de Philoclès, et ils se sont raccommodés àvos dépens. Vous savez que c'est Protésilas qui vous a pressé d'envoyer Philoclès contre lesCarpathiens. Depuis un certain temps il a cessé de vous parler contre lui, comme il le faisaitsouvent autrefois. Au contraire, il le loue, il l'excuse en toute occasion: ils se voyaient depuisquelque temps avec assez d'honnêteté. Sans doute Protésilas a pris avec Philoclès des mesurespour partager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même qu'il a voulu qu'on fît cetteentreprise contre toutes les règles et qu'il s'expose à faire périr votre armée navale, pour contenterson ambition. Croyez-vous qu'il voulût servir ainsi à celle de Philoclès, s'ils étaient encore malensemble? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne soient réunis pour s'éleverensemble à une grande autorité, et peut-être pour renverser le trône où vous régnez. En vousparlant ainsi, je sais que je m'expose à leur ressentiment, si, malgré mes avis sincères, vous leurlaissez encore votre autorité dans les mains: mais qu'importe, pourvu que je vous dise la vérité?"Ces dernières paroles de Timocrate firent une grande impression sur moi: je ne doutai plus de latrahison de Philoclès, et je me défiai de Protésilas comme de son ami.Cependant Timocrate me disait sans cesse: "Si vous attendez que Philoclès ait conquis l'île deCarpathie, il ne sera plus temps d'arrêter ses desseins; hâtez-vous de vous en assurer pendant quevous le pouvez."J'avais horreur de la profonde dissimulation des hommes; je ne savais plus à qui me fier. Aprèsavoir découvert la trahison de Philoclès, je ne voyais plus d'hommes sur la terre dont la vertu pûtme rassurer. J'étais résolu de faire au plus tôt périr ce perfide; mais je craignais Protésilas, et je nesavais comment faire à son égard. Je craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de mefier à lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m'empêcher de lui dire que Philoclès m'était devenususpect. Il en parut surpris, il me représenta sa conduite droite et modérée; il m'exagéra sesservices; en un mot, il fit tout ce qu'il fallait pour me persuader qu'il était trop bien avec lui. D'unautre côté, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence etpour m'obliger à perdre Philoclès, pendant que je pouvais encore m'assurer de lui. Voyez, moncher Mentor, combien les rois sont malheureux et exposés à être le jouet des autres hommes, lorsmême que les autres hommes paraissent tremblants à leurs pieds.Je crus faire un coup d'une profonde politique et déconcerter Protésilas en envoyant secrètementà l'armée navale Timocrate, pour faire mourir Philoclès. Protésilas poussa jusqu'au bout sadissimulation et me trompa d'autant mieux qu'il parut plus naturellement comme un homme quise laissait tromper.Timocrate partit donc et trouva Philoclès assez embarrassé dans sa descente: il manquait de tout;car Protésilas, ne sachant si la lettre supposée pourrait faire périr son ennemi, voulait avoir enmême temps une autre ressource prête par le mauvais succès d'une entreprise dont il m'avait faittant espérer et qui ne manquerait pas de m'irriter contre Philoclès. Celui-ci soutenait cette guerresi difficile par son courage, par son génie et par l'amour que les troupes avaient pour lui: quoiquetout le monde reconnût dans l'armée que cette descente était téméraire et funeste pour lesCrétois, chacun travaillait à la faire réussir, comme s'il eût vu sa vie et son bonheur attachés ausuccès; chacun était content de hasarder sa vie à toute heure sous un chef si sage et s' appliqué àse faire aimer.Timocrate avait tout à craindre en voulant faire périr ce chef au milieu d'une armée qui l'aimaitavec tant de passion; mais l'ambition furieuse est aveugle: Timocrate ne trouvait rien de difficilepour contenter Protésilas, avec lequel il s'imaginait me gouverner absolument après la mort dePhiloclès; Protésilas ne pouvait souffrir un homme de bien, dont la seule vue était un reprochesecret de ses crimes et qui pouvait, en m'ouvrant les yeux, renverser ses projets.

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Timocrate s'assura de deux capitaines qui étaient sans cesse auprès de Philoclès; il leur promit dema part de grandes récompenses, et ensuite il dit à Philoclès qu'il était venu pour lui dire de mapart des choses secrètes, qu'il ne devait lui confier qu'en présence de ces deux capitaines.Philoclès se renferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard àPhiloclès. Le coup glissa et n'enfonça guère avant; Philoclès, sans s'étonner, lui arracha lepoignard, s'en servit contre lui et contre les deux autres. En même temps il cria: on accourut; onenfonça la porte; on dégagea Philoclès des mains de ces trois hommes, qui, étant troublés,l'avaient attaqué faiblement. Ils furent pris, et on les aurait d'abord déchirés, tant l'indignation del'armée était grande, si Philoclès n'eût arrêté la multitude. Ensuite il prit Timocrate en particulieret lui demanda avec douceur ce qui l'avait obligé à commettre une action si noire. Timocrate, quicraignait qu'on ne le fît mourir, se hâta de montrer l'ordre que je lui avais donné par écrit de tuerPhiloclès; et, comme les traîtres sont toujours lâches, il ne songea qu'à sauver sa vie endécouvrant à Philoclès toute la trahison de Protésilas.Philoclès, effrayé de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modération: ildéclara à toute l'armée que Timocrate était innocent; il le mit en sûreté, le renvoya en Crète,déféra le commandement de l'armée à Polymène, que j'avais nommé, dans mon ordre écrit de mamain, pour commander quand on aurait tué Philoclès. Enfin il exhorta les troupes à la fidélitéqu'elles me devaient et passa, pendant la nuit, dans une légère barque, qui le conduisit dans l'île deSamos, où il vit tranquillement dans la pauvreté et dans la solitude, travaillant à faire des statuespour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injustes, maissurtout des rois, qu'il croit les plus malheureux et les plus aveugles de tous les hommes."En cet endroit Mentor arrêta Idoménée:- Hé bien? - dit-il - fûtes-vous longtemps à découvrir la vérité?- Non - répondit Idoménée - je compris peu a peu les artifices de Protésilas et de Timocrate: ils sebrouillèrent même; car les méchants ont bien de la peine à demeurer unis. Leur division achevade me montrer le fond de l'abîme où ils m'avaient jeté.- Hé bien - reprit Mentor - ne prîtes-vous point le parti de vous défaire de l'un et de l'autre?- Hélas! - reprit Idoménée - est-ce, mon cher Mentor, que vous ignorez la faiblesse et l'embarrasdes princes? Quand ils sont une fois livrés à des hommes corrompus et hardis qui ont l'art de serendre nécessaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu'ils méprisent le plus sontceux qu'ils traitent le mieux et qu'ils comblent de bienfaits. J'avais horreur de Protésilas, et je luilaissais toute l'autorité. Etrange illusion! je me savais bon gré de le connaître, et je n'avais pas laforce de reprendre l'autorité que je lui avais abandonnée. D'ailleurs, je le trouvais commode,complaisant, industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intérêts. Enfin j'avais uneraison pour m'excuser en moi-même de ma faiblesse; c'est que je ne connaissais point de véritablevertu: faute d'avoir su choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu'il n'yen avait point sur la terre et que la probité était un beau fantôme. "Qu'importe - disais-je - defaire un grand éclat pour sortir des mains d'un homme corrompu et pour tomber dans celles dequelque autre, qui ne sera ni plus désintéressé, ni plus sincère que lui?" Cependant l'armée navalecommandée par Polymène revint. Je ne songeai plus à la conquête de l'île de Carpathie, etProtésilas ne put dissimuler si profondément, que je ne découvrisse combien il était affligé desavoir que Philoclès était en sûreté dans Samos."Mentor interrompit encore Idoménée, pour lui demander s'il avait continué, après une si noiretrahison, à confier toutes ses affaires à Protésilas."J'étais - lui répondit Idoménée - trop ennemi des affaires et trop inappliqué pour pouvoir metirer de ses mains: il aurait fallu renverser l'ordre que j'avais établi pour ma commodité et instruireun nouvel homme; c'est ce que je n'eus jamais la force d'entreprendre. J'aimai mieux fermer lesyeux pour ne pas voir les artifices de Protésilas. Je me consolais seulement en faisant entendre àcertaines personnes de confiance que je n'ignorais pas sa mauvaise foi. Ainsi je m'imaginais n'êtretrompé qu'à demi, puisque je savais que j'étais trompé. Je faisais même de temps en temps sentir àProtésilas que je supportais son joug avec impatience. Je prenais souvent plaisir à le contredire, àblâmer publiquement quelque chose qu'il avait fait, à décider contre son sentiment; mais, comme

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il connaissait ma hauteur et ma paresse, il ne s'embarrassait point de tous mes chagrins. Il revenaitopiniâtrement à la charge: il usait tantôt de manières pressantes, tantôt de souplesse etd'insinuation; surtout, quand il s'apercevait que j'étais peiné comme lui, il redoublait ses soinspour me fournir de nouveaux amusements propres à m'amollir ou pour m'embarquer dansquelque affaire où il eût occasion de se rendre nécessaire et de faire valoir son zèle pour maréputation.Quoique je fusse en garde contre lui, cette manière de flatter mes passions m'entraînait toujours:il me soulageait dans mes embarras; il faisait trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je nepus me résoudre à le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place, je mis tous les gens de bienhors d'état de me représenter mes véritables intérêts. Depuis ce moment on n'entendit plus dansmes conseils aucune parole libre; la vérité s'éloigna de moi; l'erreur, qui prépare la chute des rois,me punit d'avoir sacrifié Philoclès à la cruelle ambition de Protésilas; ceux mêmes qui avaient leplus de zèle pour l'Etat et pour ma personne se crurent dispensés de me détromper après un siterrible exemple. Moi-même, mon cher Mentor, je craignais que la vérité ne perçât le nuage etqu'elle ne parvînt jusqu'à moi malgré les flatteurs; car, n'ayant plus la force de la suivre, sa lumièrem'était importune. Je sentais en moi-même qu'elle m'eût causé de cruels remords, sans pouvoirme tirer d'un si funeste engagement. Ma mollesse et l'ascendant que Protésilas avait prisinsensiblement sur moi me plongeaient dans une espèce de désespoir de rentrer jamais en liberté.Je ne voulais ni voir un si honteux état, ni le laisser voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, lavaine hauteur et la fausse gloire dans laquelle on élève les rois: ils ne veulent jamais avoir tort.Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. Plutôt que d'avouer qu'on s'est trompé et que de sedonner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser tromper toute la vie. Voilà l'état desprinces faibles et inappliqués: c'était précisément le mien, lorsqu'il fallut que je partisse pour lesiège de Troie.En partant, je laissai Protésilas maître des affaires: il les conduisit, en mon absence, avec hauteuret inhumanité. Tout le royaume de Crète gémissait sous sa tyrannie; mais personne n'osait memander l'oppression des peuples; on savait que je craignais de voir la vérité et que j'abandonnais àla cruauté de Protésilas tous ceux qui entreprenaient de parler contre lui. Mais moins on osaitéclater, plus le mal était violent. Dans la suite il me contraignit de chasser le vaillant Mérione, quim'avait suivi avec tant de gloire au siège de Troie. Il en était devenu jaloux, comme de tous ceuxque j'aimais et qui montraient quelque vertu.Il faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs sont venus de là. Ce n'est pastant la mort de mon fils qui causa la révolte des Crétois, que la vengeance des dieux, irrités contremes faiblesses, et la haine des peuples, que Protésilas m'avait attirée. Quand je répandis le sang demon fils, les Crétois, lassés d'un gouvernement rigoureux, avaient épuisé toute leur patience, etl'horreur de cette dernière action ne fit que montrer au-dehors ce qui était depuis longtemps dansle fond des coeurs.Timocrate me suivit au siège de Troie et rendait compte secrètement par ses lettres à Protésilas detout ce qu'il pouvait découvrir. Je sentais bien que j'étais en captivité; mais je tâchais de n'y penserpas, désespérant d'y remédier. Quand les Crétois, à mon arrivée, se révoltèrent, Protésilas etTimocrate furent les premiers à s'enfuir. Ils m'auraient sans doute abandonné, si je n'eusse étécontraint de m'enfuir presque aussitôt qu'eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommesinsolents pendant la prospérité sont toujours faibles et tremblants dans la disgrâce. La tête leurtourne aussitôt que l'autorité absolue leur échappe. On les voit aussi rampants qu'ils ont étéhautains, et c'est en un moment qu'ils passent d'une extrémité à l'autre."Mentor dit à Idoménée:- Mais d'où vient donc que, connaissant à fond ces deux méchants hommes, vous les gardezencore auprès de vous comme je les vois? Je ne suis pas surpris qu'ils vous aient suivi, n'ayant riende meilleur à faire pour leurs intérêts; je comprends même que vous avez fait une actiongénéreuse de leur donner un asile dans votre nouvel établissement: mais pourquoi vous livrerencore à eux après tant de cruelles expériences?

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- Vous ne savez pas - répondit Idoménée - combien toutes les expériences sont inutiles auxprinces amollis et inappliqués, qui vivent sans réflexion. Ils sont mécontents de tout, et ils n'ont lecourage de rien redresser. Tant d'années d'habitude étaient des chaînes de fer, qui me liaient à cesdeux hommes, et ils m'obsédaient à toute heure. Depuis que je suis ici, ils m'ont jeté dans toutesles dépenses excessives que vous avez vues; ils ont épuisé cet Etat naissant, ils m'ont attiré cetteguerre, qui allait m'accabler sans vous. J'aurais bientôt éprouvé à Salente les mêmes malheurs quej'ai sentis en Crète; mais vous m'avez enfin ouvert les yeux et vous m'avez inspiré le courage quime manquait pour me mettre hors de servitude. Je ne sais ce que vous avez fait en moi; mais,depuis que vous êtes ici, je me sens un autre homme.Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle était la conduite de Protésilas dans ce changementdes affaires."Rien n'est plus artificieux - répondit Idoménée - que ce qu'il a fait depuis votre arrivée. D'abordil n'oublia rien pour jeter indirectement quelque défiance dans mon esprit. Il ne disait rien contrevous; mais je voyais diverses gens qui venaient m'avertir que ces deux étrangers étaient fort àcraindre. "L'un - disait-on - est le fils du trompeur Ulysse; l'autre est un homme caché et d'unesprit profond: ils sont accoutumés à errer de royaume en royaume; qui sait s'ils n'ont pointformé quelque dessein sur celui-ci? Ces aventuriers racontent eux-mêmes qu'ils ont causé degrands troubles dans tous les pays où ils ont passé: voici un Etat naissant et mal affermi; lesmoindres mouvements pourraient le renverser." Protésilas ne disait rien, mais il tâchait de mefaire entrevoir le danger et l'excès de toutes ces réformes que vous me faisiez entreprendre. Il meprenait par mon propre intérêt. "Si vous mettez - me disait-il - les peuples dans l'abondance, ils netravailleront plus; ils deviendront fiers, indociles, et seront toujours prêts à se révolter: il n'y a quela faiblesse et la misère qui les rendent souples et qui les empêchent de résister à l'autorité."Souvent il tâchait de reprendre son ancienne autorité pour m'entraîner, et il la couvrait d'unprétexte de zèle pour mon service. "En voulant soulager les peuples - me disait-il - vous rabaissezla puissance royale, et par là vous faites au peuple même un tort irréparable; car il a besoin qu'onle tienne bas pour son propre repos."A tout cela je répondais que je saurais bien tenir les peuples dans leur devoir en me faisant aimerd'eux, en ne relâchant rien de mon autorité, quoique je les soulageasse, en punissant avec fermetétous les coupables, enfin en donnant aux enfants une bonne éducation et à tout le peuple uneexacte discipline pour le tenir dans une vie simple, sobre et laborieuse. "Hé quoi! - disais-je - nepeut-on pas soumettre un peuple sans le faire mourir de faim? Quelle inhumanité! Quellepolitique brutale! Combien voyons-nous de peuples traités doucement et très fidèles à leursprinces! Ce qui cause les révoltes, c'est l'ambition et l'inquiétude des grands d'un Etat, quand onleur a donné trop de licence et qu'on a laissé leurs passions s'étendre sans bornes; c'est lamultitude des grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe et dans l'oisiveté; c'estla trop grande abondance d'hommes adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupationsutiles qu'il faut prendre dans les temps de paix; enfin c'est le désespoir des peuples maltraités;c'est la dureté, la hauteur des rois et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller sur tous lesmembres de l'Etat pour prévenir les troubles. Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le painqu'on laisse manger en paix au laboureur, après qu'il l'a gagné à la sueur de son visage."Quand Protésilas a vu que j'étais inébranlable dans ces maximes, il a pris un parti tout opposé à saconduite passée: il a commencé à suivre ces maximes qu'il n'avait pu détruire; il a fait semblant deles goûter, d'en être convaincu, de m'avoir obligation de l'avoir éclairé là-dessus. Il va au-devantde tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres; il est le premier à me représenter leursbesoins et à crier contre les dépenses excessives. Vous savez même qu'il vous loue, qu'il voustémoigne de la confiance et qu'il n'oublie rien pour vous plaire. Pour Timocrate, il commence àn'être plus si bien avec Protésilas; il a songé à se rendre indépendant: Protésilas en est jaloux, etc'est en partie par leurs différends que j'ai découvert leur perfidie."Mentor, souriant, répondit ainsi à Idoménée:- Quoi donc! vous avez été faible jusqu'à vous laisser tyranniser pendant tant d'années par deuxtraîtres dont vous connaissiez la trahison!

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- Ah! vous ne savez pas - répondit Idoménée - ce que peuvent les hommes artificieux sur un roifaible et inappliqué, qui s'est livré à eux pour toutes ses affaires. D'ailleurs, je vous ai déjà dit queProtésilas entre maintenant dans toutes vos vues pour le bien public.Mentor reprit ainsi le discours d'un air grave:"Je ne vois que trop combien les méchants prévalent sur les bons auprès des rois: vous en êtes unterrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les yeux sur Protésilas, et ils sont encorefermés pour laisser le gouvernement de vos affaires à cet homme indigne de vivre. Sachez que lesméchants ne sont point des hommes incapables de faire le bien; ils le font indifféremment, demême que le mal, quand il peut servir à leur ambition. Le mal ne leur coûte rien à faire, parcequ'aucun sentiment de bonté ni aucun principe de vertu ne les retient; mais aussi ils font le biensans peine, parce que leur corruption les porte à le faire pour paraître bons et pour tromper lereste des hommes. A proprement parler, ils ne sont pas capables de la vertu, quoiqu'ils paraissentla pratiquer, mais ils sont capables d'ajouter à tous leurs autres vices le plus horrible des vices, quiest l'hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien, Protésilas sera prêt à le faireavec vous, pour conserver l'autorité; mais si peu qu'il sente en vous de facilité à vous relâcher, iln'oubliera rien pour vous faire retomber dans l'égarement et pour reprendre en liberté son natureltrompeur et féroce. Pouvez-vous vivre avec honneur et en repos, pendant qu'un tel homme vousobsède à toute heure et que vous savez le sage et le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans l'îlede Samos?Vous reconnaissez bien, ô Idoménée, que les hommes trompeurs et hardis qui sont présentsentraînent les princes faibles; mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autremalheur, qui n'est pas moindre, c'est celui d'oublier facilement la vertu et les services d'un hommeéloigné. La multitude des hommes qui environnent les princes est cause qu'il n'y en a aucun quifasse une impression profonde sur eux: ils ne sont frappés que de ce qui est présent et qui lesflatte; tout le reste s'efface bientôt. Surtout la vertu les touche peu, parce que la vertu, loin de lesflatter, les contredit et les condamne dans leurs faiblesses. Faut-il s'étonner s'ils ne sont pointaimés, puisqu'ils ne sont pas aimables et qu'ils n'aiment rien que leur grandeur et leur plaisir?"Après avoir dit ces paroles, Mentor persuada à Idoménée qu'il fallait au plus tôt chasser Protésilaset Timocrate, pour rappeler Philoclès. L'unique difficulté qui arrêtait le roi, c'est qu'il craignait lasévérité de Philoclès."J'avoue - disait-il - que je ne puis m'empêcher de craindre un peu son retour, quoique je l'aime etque je l'estime. Je suis, depuis ma tendre jeunesse, accoutumé à des louanges, à desempressements et à des complaisances, que je ne saurais espérer de trouver dans cet homme. Dèsque je faisais quelque chose qu'il n'approuvait pas, son air triste me marquait assez qu'il mecondamnait. Quand il était en particulier avec moi, ses manières étaient respectueuses etmodérées, mais sèches.- Ne voyez-vous pas - lui répondit Mentor - que les princes gâtés par la flatterie trouvent sec etaustère tout ce qui est libre et ingénu? Ils vont même jusqu'à s'imaginer qu'on n'est pas zélé pourleur service et qu'on n'aime pas leur autorité, dès qu'on n'a point l'âme servile et qu'on n'est pasprêt à les flatter dans l'usage le plus injuste de leur puissance. Toute parole libre et généreuse leurparaît hautaine, critique et séditieuse. Ils deviennent si délicats, que tout ce qui n'est point flatteurles blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que Philoclès est effectivement sec etaustère: son austérité ne vaut-elle pas mieux que la flatterie pernicieuse de vos conseillers? Outrouverez-vous un homme sans défauts, et le défaut de vous dire trop hardiment la vérité n'est-ilpas celui que vous devez le moins craindre? Que dis-je? n'est-ce pas un défaut nécessaire pourcorriger les vôtres et pour vaincre le dégoût de la vérité, où la flatterie vous a fait tomber? Il vousfaut un homme qui n'aime que la vérité et vous, qui vous aime mieux que vous ne savez vousaimer vous-même, qui vous dise la vérité malgré vous, qui force tous vos retranchements, et cethomme nécessaire, c'est Philoclès. Souvenez-vous qu'un prince est trop heureux quand il naît unseul homme sous son règne avec cette générosité; qu'il est le plus précieux trésor de l'Etat, et quela plus grande punition qu'il doit craindre des dieux est de perdre un tel homme, s'il s'en rendindigne, faute de savoir s'en servir.

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Pour les défauts des gens de bien, il faut les savoir connaître et ne laisser pas de se servir d'eux.Redressez-les; ne vous livrez jamais aveuglément à leur zèle indiscret; mais écoutez-lesfavorablement; honorez leur vertu; montrez au public que vous savez la distinguer; surtoutgardez-vous bien d'être plus longtemps comme vous avez été jusqu'ici. Les princes gâtés commevous l'étiez, se contentant de mépriser les hommes corrompus, ne laissent pas de les employeravec confiance et de les combler de bienfaits; d'un autre côté, ils se piquent de connaître aussi leshommes vertueux: mais ils ne leur donnent que de vains éloges, n'osant ni leur confier lesemplois, ni les admettre dans leur commerce familier, ni répandre des bienfaits sur eux."Alors Idoménée dit qu'il était honteux d'avoir tant tardé à délivrer l'innocence opprimée et àpunir ceux qui l'avaient trompé. Mentor n'eut même aucune peine à déterminer le roi à perdreson favori; car, aussitôt qu'on est parvenu à rendre les favoris suspects et importuns à leursmaîtres, les princes, lassés et embarrassés, ne cherchent plus qu'à s'en défaire; leur amitiés'évanouit, les services sont oubliés; la chute des favoris ne leur coûte rien, pourvu qu'ils ne lesvoient plus.Aussitôt le roi ordonna en secret à Hégésippe, qui était un des principaux officiers de sa maison,de prendre Protésilas et Timocrate, de les conduire en sûreté dans l'île de Samos, de les y laisser etde ramener Philoclès de ce lieu d'exil. Hégésippe, surpris de cet ordre, ne put s'empêcher depleurer de joie.- C'est maintenant - dit-il au roi - que vous allez charmer vos sujets. Ces deux hommes ont causétous vos malheurs et tous ceux de vos peuples: il y a vingt ans qu'ils font gémir tous les gens debien et qu'à peine ose-t-on même gémir, tant leur tyrannie est cruelle; ils accablent tous ceux quientreprennent d'aller à vous par un autre canal que le leur.Ensuite Hégésippe découvrait au roi un grand nombre de perfidies et d'inhumanités commisespar ces deux hommes, dont le roi n'avait jamais entendu parler, parce que personne n'osait lesaccuser. Il lui raconta même ce qu'il avait découvert d'une conjuration secrète pour faire périrMentor. Le roi eut horreur de tout ce qu'il voyait.Hégésippe se hâta d'aller prendre Protésilas dans sa maison, elle était moins grande, mais pluscommode et plus riante que celle du roi; l'architecture était de meilleur goût; Protésilas l'avaitornée avec une dépense tirée du sang des misérables. Il était alors dans un salon de marbre auprèsde ses bains, couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d'or; il paraissait las etépuisé de ses travaux; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d'agité, de sombre et defarouche. Les plus grands de l'Etat étaient autour de lui rangés sur des tapis, composant leursvisages sur celui de Protésilas, dont ils observaient jusqu'au moindre clin d'oeil. A peine ouvrait-illa bouche, que tout le monde se récriait pour admirer ce qu'il allait dire. Un des principaux de latroupe lui racontait avec des exagérations ridicules ce que Protésilas lui-même avait fait pour leroi. Un autre lui assurait que Jupiter, ayant trompé sa mère, lui avait donné la vie et qu'il était filsdu père des dieux. Un poète venait de lui chanter des vers, où il assurait que Protésilas, instruitpar les Muses, avait égalé Apollon pour tous les ouvrages d'esprit. Un autre poète, encore pluslâche et plus impudent, l'appelait dans ses vers l'inventeur des beaux-arts et le père des peuples,qu'il rendait heureux; il le dépeignait tenant en main la corne d'abondance.Protésilas écoutait toutes ces louanges d'un air sec, distrait et dédaigneux, comme un homme quisait bien qu'il en mérite encore de plus grandes et qui fait trop de grâce de se laisser louer. Il yavait un flatteur qui prit la liberté de lui parler à l'oreille, pour lui dire quelque chose de plaisantcontre la police que Mentor tâchait d'établir. Protésilas sourit; toute l'assemblée se mit à rire,quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu'on avait dit. Mais Protésilas reprenantbientôt son air sévère et hautain, chacun rentra dans la crainte et dans le silence. Plusieurs noblescherchaient le moment où Protésilas pourrait se tourner vers eux et les écouter; ils paraissaientémus et embarrassés: c'est qu'ils avaient à lui demander des grâces. Leur posture suppliante parlaitpour eux; ils paraissaient aussi soumis qu'une mère aux pieds des autels, lorsqu'elle demande auxdieux la guérison de son fils unique. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d'admirationpour Protésilas, quoique tous eussent contre lui, dans le coeur, une rage implacable.

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Dans ce moment, Hégésippe entre, saisit l'épée de Protésilas et lui déclare, de la part du roi, qu'ilva l'emmener dans l'île de Samos. A ces paroles, toute l'arrogance de ce favori tomba, comme unrocher qui se détache du sommet d'une montagne escarpée. Le voilà qui se jette tremblant ettroublé aux pieds d'Hégésippe; il pleure, il hésite, il bégaie, il tremble; il embrasse les genoux decet homme, qu'il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d'un de ses regards. Tous ceuxqui l'encensaient, le voyant perdu sans ressource, changèrent leurs flatteries en des insultes sanspitié.Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni de faire ses derniers adieux à sa famille, ni de prendrecertains écrits secrets. Tout fut saisi et porté au roi. Timocrate fut arrêté dans le même temps, etsa surprise fut extrême; car il croyait qu'étant brouillé avec Protésilas il ne pouvait être enveloppédans sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu'on avait préparé. On arrive à Samos. Hégésippe ylaisse ces deux malheureux, et, pour mettre le comble à leur malheur, il les laisse ensemble. Là, ilsse reprochent avec fureur, l'un à l'autre, les crimes qu'ils ont faits et qui sont cause de leur chute:ils se trouvent sans espérance de revoir Salente, condamnés à vivre loin de leurs femmes et deleurs enfants, je ne dis pas loin de leurs amis, car ils n'en avaient point. On les menait dans uneterre inconnue, où ils ne devaient plus avoir d'autre ressource pour vivre que leur travail, eux quiavaient passé tant d'années dans les délices et dans le faste. Semblables à deux bêtes farouches, ilsétaient toujours prêts à se déchirer l'un l'autre.Cependant Hégésippe demanda en quel lieu de l'île demeurait Philoclès. On lui dit qu'il demeuraitassez loin de la ville, sur une montagne où une grotte lui servait de maison. Tout le monde luiparla avec admiration de cet étranger. "Depuis qu'il est dans cette île, lui disait-on, il n'a offensépersonne: chacun est touché de sa patience, de son travail, de sa tranquillité, n'ayant rien, il paraîttoujours content. Quoiqu'il soit ici loin des affaires, sans biens et sans autorité, il ne laisse pasd'obliger ceux qui le méritent, et il a mille industries pour faire plaisir à tous ses voisins."Hégésippe s'avance vers cette grotte: il la trouve vide et ouverte; car la pauvreté et la simplicitédes moeurs de Philoclès faisaient qu'il n'avait, en sortant, aucun besoin de fermer sa porte. Unenatte de jonc grossier lui servait de lit. Rarement il allumait du feu, parce qu'il ne mangeait rien decuit: il se nourrissait, pendant l'été, de fruits nouvellement cueillis, et, en hiver, de dattes et defigues sèches. Une claire fontaine, qui faisait une nappe d'eau en tombant d'un rocher, ledésaltérait. Il n'avait dans sa grotte que les instruments nécessaires à la sculpture et quelqueslivres, qu'il lisait à certaines heures, non pour orner son esprit, ni pour contenter sa curiosité, maispour s'instruire en se délassant de ses travaux et pour apprendre à être bon. Pour la sculpture, ilne s'y appliquait que pour exercer son corps, fuir l'oisiveté et gagner sa vie sans avoir besoin depersonne.Hégésippe, en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui étaient commencés. Il remarqua unJupiter, dont le visage serein était si plein de majesté, qu'on le reconnaissait aisément pour le pèredes dieux et des hommes. D'un autre côté paraissait Mars avec une fierté rude et menaçante. Maisce qui était le plus touchant, c'était une Minerve qui animait les arts: son visage était noble etdoux, sa taille grande et libre; elle était dans une action si vive, qu'on aurait pu croire qu'elle allaitmarcher.Hégésippe, ayant pris plaisir à voir ces statues, sortit de la grotte et vit de loin, sous un grandarbre, Philoclès, qui lisait sur le gazon: il va vers lui, et Philoclès, qui l'aperçoit, ne sait que croire."N'est-ce point là - dit-il en lui-même - Hégésippe, avec qui j'ai si longtemps vécu en Crète? Maisquelle apparence qu'il vienne dans une île si éloignée? Ne serait-ce point son ombre, qui viendrait,après sa mort, des rives du Styx?"Pendant qu'il était dans ce doute, Hégésippe arriva si proche de lui, qu'il ne put s'empêcher de lereconnaître et de l'embrasser.Est-ce donc vous - dit-il - mon cher et ancien ami? Quel hasard, quelle tempête vous a jeté sur cerivage? Pourquoi avez-vous abandonné l'île de Crète? Est-ce une disgrâce semblable à la miennequi vous a arraché à notre patrie?Hégésippe lui répondit:- Ce n'est point une disgrâce; au contraire. c'est la faveur des d'eux qui me mène ici.

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Aussitôt il lui raconta la longue tyrannie de Protésilas, ses intrigues avec Timocrate, les malheursoù ils avaient précipité Idoménée, la chute de ce prince, sa fuite sur les côtes d'Italie, la fondationde Salente, l'arrivée de Mentor et de Télémaque, les sages maximes dont Mentor avait remplil'esprit du roi, et la disgrâce des deux traîtres. Il ajouta qu'il les avait menés à Samos, pour ysouffrir l'exil qu'ils avaient fait souffrir à Philoclès, et il finit en lui disant qu'il avait ordre de leconduire à Salente, où le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier ses affaires et lecombler de biens."Voyez-vous - lui répondit Philoclès - cette grotte, plus propre à cacher les bêtes sauvages qu'àêtre habitée par des hommes? J'y ai goûté, depuis tant d'années, plus de douceur et de repos quedans les palais dorés de l'île de Crète. Les hommes ne me trompent plus, car je ne vois plus leshommes; je n'entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnés; je n'ai plus besoin d'eux: mesmains, endurcies au travail, me donnent facilement la nourriture simple qui m'est nécessaire; il neme faut, comme vous voyez, qu'une légère étoffe pour me couvrir. N'ayant plus de besoins,jouissant d'un calme profond et d'une douce liberté, dont la sagesse de mes livres m'apprend àfaire un bon usage, qu'irais-je encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs etinconstants? Non, non, mon cher Hégésippe, ne m'enviez point mon bonheur. Protésilas s'esttrahi lui-même, voulant trahir le roi et me perdre; mais il ne m'a fait aucun mal. Au contraire, ilm'a fait le plus grand des biens: il m'a délivré du tumulte et de la servitude des affaires; je lui doisma chère solitude et tous les plaisirs innocents que j'y goûte.Retournez, ô Hégésippe, retournez vers le roi, aidez-lui à supporter les misères de la grandeur, etfaites auprès de lui ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si longtemps fermés à lavérité, ont été enfin ouverts par cet homme sage que vous nommez Mentor, qu'il le retienneauprès de lui. Pour moi, après mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port où latempête m'a heureusement jeté, pour me remettre à la merci des vents. O que les rois sont àplaindre! O que ceux qui les servent sont dignes de compassion! S'ils sont méchants, combienfont-ils souffrir les hommes et quels tourments leur sont préparés dans le noir Tartare! S'ils sontbons, quelles difficultés n'ont-ils pas à vaincre, quels pièges à éviter, quels maux à souffrir! Encoreune fois, Hégésippe, laissez-moi dans mon heureuse pauvreté."Pendant que Philoclès parlait ainsi avec beaucoup de véhémence, Hégésippe le regardait avecétonnement. Il l'avait vu autrefois en Crète, lorsqu'il gouvernait les plus grandes affaires, maigre,languissant et épuisé: c'est que son naturel ardent et austère le consumait dans le travail. Il nepouvait voir sans indignation le vice impuni; il voulait dans les affaires une certaine exactitudequ'on n'y trouve jamais: ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos, Hégésippele voyait gras et vigoureux; malgré les ans, la jeunesse fleurie s'était renouvelée sur son visage; unevie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempérament.- Vous êtes surpris de me voir si changé - dit alors Philoclès en souriant - c'est ma solitude quim'a donné cette fraîcheur et cette santé parfaite: mes ennemis m'ont donné ce que je n'auraisjamais pu trouver dans la plus grande fortune. Voulez-vous que je perde les vrais biens pourcourir après les faux et pour me replonger dans mes anciennes misères? Ne soyez pas plus cruelque Protésilas; du moins ne m'enviez pas le bonheur que je tiens de lui.Alors Hégésippe lui représenta, mais inutilement, tout ce qu'il crut propre à le toucher.- Etes-vous donc - lui disait-il - insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, quisoupirent après votre retour et que la seule espérance de vous embrasser comble de joie? Maisvous, qui craignez les dieux et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de servir votre roi,de l'aider dans tous les biens qu'il veut faire et de rendre tant de peuples heureux? Est-il permis des'abandonner à une philosophie sauvage, de se préférer à tout le reste du genre humain, et d'aimermieux son repos que le bonheur de ses concitoyens? Au reste, on croira que c'est parressentiment que vous ne voulez plus voir le roi. S'il vous a voulu faire du mal, c'est qu'il ne vousa point connu: ce n'est pas le véritable, le bon, le juste Philoclès qu'il a voulu faire périr; c'était unhomme bien différent de vous qu'il voulait punir. Mais maintenant qu'il vous connaît et qu'il nevous prend plus pour un autre, il sent toute son ancienne amitié revivre dans son coeur: il vousattend; déjà il vous tend les bras pour vous embrasser; dans son impatience, il compte les jours et

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les heures. Aurez-vous le coeur assez dur pour être inexorable à votre roi et à tous vos plustendres amis?Philoclès, qui avait d'abord été attendri en reconnaissant Hégésippe, reprit son air austère enécoutant ce discours. Semblable à un rocher contre lequel les vents combattent en vain et oùtoutes les vagues vont se briser en gémissant, il demeurait immobile, et les prières ni les raisonsne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son coeur. Mais, au moment où Hégésippecommençait à désespérer de le vaincre, Philoclès, ayant consulté les dieux, découvrit par le voldes oiseaux, par les entrailles des victimes et par divers autres présages, qu'il devait suivreHégésippe. Alors il ne résista plus: il se prépara à partir; mais ce ne fut pas sans regretter le désertoù il avait passé tant d'années.- Hélas! - disait-il - faut-il que je vous quitte, ô aimable grotte, où le sommeil paisible venait toutesles nuits me délasser des travaux du jour! Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvreté,des jours d'or et de soie.Il se prosterna en pleurant, pour adorer la Naïade qui l'avait si longtemps désaltéré par son ondeclaire, et les Nymphes qui habitaient dans toutes les montagnes voisines. Echo entendit sesregrets et, d'une triste voix, les répéta à toutes les divinités champêtres.Ensuite Philoclès vint à la ville avec Hégésippe pour s'embarquer. Il crut que le malheureuxProtésilas, plein de honte et de ressentiment, ne voudrait point le voir: mais il se trompait; car leshommes corrompus n'ont aucune pudeur et ils sont toujours prêts à toutes sortes de bassesses.Philoclès se cachait modestement, de peur d'être vu par ce misérable: il craignait d'augmenter samisère en lui montrant la prospérité d'un ennemi qu'on allait élever sur ses ruines. Mais Protésilascherchait avec empressement Philoclès: il voulait lui faire pitié et l'engager à demander au roi qu'ilpût retourner à Salente. Philoclès était trop sincère pour lui promettre de travailler à le fairerappeler; car il savait mieux que personne combien son retour eût été pernicieux: mais il lui parlafort doucement, lui témoigna de la compassion, tâcha de le consoler, l'exhorta à apaiser les dieuxpar des moeurs pures et par une grande patience dans ses maux. Comme il avait appris que le roiavait ôté à Protésilas tous ses biens injustement acquis, il lui promit deux choses, qu'il exécutafidèlement dans la suite: l'une fut de prendre soin de sa femme et de ses enfants, qui étaientdemeurés à Salente dans une affreuse pauvreté, exposés à l'indignation publique; l'autre étaitd'envoyer à Protésilas, dans cette île éloignée, quelque secours d'argent pour adoucir sa misère.Cependant les voiles s'enflent d'un vent favorable. Hégésippe, impatient, se hâte de faire partirPhiloclès. Protésilas les voit embarquer: ses yeux demeurent attachés et immobiles sur le rivage;ils suivent le vaisseau qui fend les ondes et que le vent éloigne toujours. Lors même qu'il ne peutplus le voir, il en repeint encore l'image dans son esprit. Enfin, troublé furieux, livré à sondésespoir, il s'arrache les cheveux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur, appelleen vain à son secours la cruelle mort, qui, sourde à ses prières, ne daigne le délivrer de tant demaux, et qu'il n'a pas le courage de se donner lui-même.Cependant le vaisseau, favorisé de Neptune et des vents, arriva bientôt à Salente. On vint dire auroi qu'il entrait déjà dans le port: aussitôt il courut au-devant de Philoclès avec Mentor; ill'embrassa tendrement, lui témoigna un sensible regret de l'avoir persécuté avec tant d'injustice.Cet aveu, bien loin de paraître une faiblesse dans un roi, fut regardé par tous les Salentins commel'effort d'une grande âme, qui s'élève au-dessus de ses propres fautes en les avouant avec couragepour les réparer. Tout le monde pleurait de joie de revoir l'homme de bien qui avait aimé lepeuple et d'entendre le roi parler avec tant de sagesse et de bonté. Philoclès, avec un airrespectueux et modeste, recevait les caresses du roi et avait impatience de se dérober auxacclamations du peuple; il suivit le roi au palais. Bientôt Mentor et lui furent dans la mêmeconfiance que s'ils avaient passé leur vie ensemble, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus: c'est queles dieux, qui ont refusé aux méchante des yeux pour connaître les bons, ont donné aux bons dequoi se connaître les uns les autres. Ceux qui ont le goût de la vertu ne peuvent être ensemblesans être unis par la vertu qu'ils aiment.Bientôt Philoclès demanda au roi de se retirer auprès de Salente, dans une solitude où il continuaà vivre pauvrement comme il avait vécu à Samos. Le roi allait avec Mentor le voir presque tous

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les jours dans son désert. C'est là qu'on examinait les moyens d'affermir les lois et de donner uneforme solide au gouvernement pour le bonheur public.Les deux principales choses qu'on examina furent l'éducation des enfants et la manière de vivrependant la paix.Pour les enfants, Mentor disait:- Ils appartiennent moins à leurs parents qu'à la république; ils sont les enfants du peuple, ils ensont l'espérance et la force; il n'est pas temps de les corriger quand ils se sont corrompus. C'estpeu que de les exclure des emplois, lorsqu'on voit qu'ils s'en sont rendus indignes; il vaut bienmieux prévenir le mal que d'être réduit à le punir. Le roi, ajoutait-il, qui est le père de tout sonpeuple, est encore plus particulièrement le père de toute la jeunesse, qui est la fleur de toute lanation. C'est dans la fleur qu'il faut préparer les fruits: que le roi ne dédaigne donc pas de veilleret de faire veiller sur l'éducation qu'on donne aux enfants. Qu'il tienne ferme pour faire observerles lois de Minos, qui ordonnent qu'on élève les enfants dans le mépris de la douleur et de lamort; qu'on mette l'honneur à fuir les délices et les richesses; que l'injustice, le mensonge,l'ingratitude et la mollesse passent pour des vices infâmes; qu'on leur apprenne, dès leur tendreenfance, à chanter les louanges de héros qui ont été aimés des dieux, qui ont fait des actionsgénéreuses pour leurs patries et qui ont fait éclater leur courage dans les combats. Que le charmede la musique saisisse leurs âmes pour rendre leurs moeurs douces et pures; qu'ils apprennent àêtre tendres pour leurs amis, fidèles à leurs alliés, équitables pour tous les hommes, même pourleurs plus cruels ennemis; qu'ils craignent moins la mort et les tourments que le moindre reprochede leurs consciences. Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes et qu'onles fasse entrer dans leur coeur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne s'enflamment del'amour de la gloire et de la vertu.Mentor ajoutait qu'il était capital d'établir des écoles publiques pour accoutumer la jeunesse auxplus rudes exercices du corps et pour éviter la mollesse et l'oisiveté, qui corrompent les plusbeaux naturels; il voulait une grande variété de jeux et de spectacles qui animassent tout le peuple,mais surtout qui exerçassent les corps pour les rendre adroits, souples et vigoureux: il ajoutait desprix pour exciter une noble émulation. Mais ce qu'il souhaitait le plus pour les bonnes moeurs,c'est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure et que leurs parents, sans aucune vued'intérêt, leur laissassent choisir des femmes agréables de corps et d'esprit, auxquelles ils pussents'attacher.Mais pendant qu'on préparait ainsi les moyens de conserver la jeunesse pure, innocente,laborieuse, docile et passionnée pour la gloire, Philoclès, qui aimait la guerre, disait à Mentor:- En vain vous occuperez les jeunes gens à tous ces exercices, si vous les laissez languir dans unepaix continuelle, où ils n'auront aucune expérience de la guerre, ni aucun besoin de s'éprouver surla valeur. Par là vous affaiblirez insensiblement la nation; les courages s'amolliront; les délicescorrompront les moeurs: d'autres peuples belliqueux n'auront aucune peine à les vaincre, et, pouravoir voulu éviter les maux que la guerre entraîne après elle, ils tomberont dans une affreuseservitude.Mentor lui répondit:"Les maux de la guerre sont encore plus horribles que vous ne pensez. La guerre épuise un Etatet le met toujours en danger de périr, lors même qu'on remporte les plus grandes victoires. Avecquelques avantages qu'on la commence, on n'est jamais sûr de la finir sans être exposé aux plustragiques renversements de fortune. Avec quelque supériorité de forces qu'on s'engage dans uncombat, le moindre mécompte, une terreur panique, un rien vous arrache la victoire qui était déjàdans vos mains et la transporte chez vos ennemis. Quand même on tiendrait dans son camp lavictoire comme enchaînée, on se détruirait soi-même en détruisant ses ennemis; on dépeuple sonpays; on laisse les terres presque incultes; on trouble le commerce; mais, ce qui est bien pis, onaffaiblit les meilleures lois et on laisse corrompre les moeurs: la jeunesse ne s'adonne plus auxlettres; le pressant besoin fait qu'on souffre une licence pernicieuse dans les troupes; la justice, lapolice, tout souffre de ce désordre. Un roi qui verse le sang de tant d'hommes et qui cause tant demalheurs pour acquérir un peu de gloire ou pour étendre les bornes de son royaume est indigne

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de la gloire qu'il cherche et mérite de perdre ce qu'il possède, pour avoir voulu usurper ce qui nelui appartient pas.Mais voici le moyen d'exercer le courage d'une nation en temps de paix. Vous avez déjà vu lesexercices du corps que nous établissons, les prix qui exciteront l'émulation, les maximes de gloireet de vertu dont remplira les âmes des enfants, presque dès le berceau, par le chant des grandesactions des héros; ajoutez à ces secours celui d'une vie sobre et laborieuse. Mais ce n'est pas tout:aussitôt qu'un peuple allié de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votrejeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le génie de la guerre et qui seront les plus propres àprofiter de l'expérience. Par là vous conserverez une haute réputation chez vos alliés: votrealliance sera recherchée, on craindra de la perdre; sans avoir la guerre chez vous et à vos dépens,vous aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrépide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vousne laisserez pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre: car levrai moyen d'éloigner la guerre et de conserver une longue paix, c'est de cultiver les armes; c'estd'honorer les hommes excellents dans cette profession; c'est d'en avoir toujours qui s'y soientexercés dans les pays étrangers et qui connaissent les forces, la discipline militaire et les manièresde faire la guerre des peuples voisins; c'est d'être également incapable et de faire la guerre parambition et de la craindre par mollesse. Alors étant toujours prêt à la faire pour la nécessité, onparvient à ne l'avoir presque jamais.Pour les alliés, quand ils sont prêts à se faire la guerre les uns aux autres, c'est à vous à vousrendre médiateur. Par là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle desconquérants; vous gagnez l'amour et l'estime des étrangers; ils ont tous besoin de vous: vousrégnez sur eux par la confiance, comme vous régnez sur vos sujets par l'autorité; vous demeurezle dépositaire des secrets, l'arbitre des traités, le maître des coeurs; votre réputation vole dans tousles pays les plus éloignés; votre nom est comme un parfum délicieux qui s'exhale de pays en payschez les peuples les plus éloignés. En cet état, qu'un peuple voisin vous attaque contre les règlesde la justice, il vous trouve aguerri, préparé; mais, ce qui est bien plus fort, il vous trouve aimé etsecouru: tous vos voisins s'alarment pour vous et sont persuadés que votre conservation fait lasûreté publique. Voilà un rempart bien plus assuré que toutes les murailles des villes et que toutesles places les mieux fortifiées; voilà la véritable gloire. Mais qu'il y a peu de rois qui sachent lachercher, et qui ne s'en éloignent point! Ils courent après une ombre trompeuse et laissentderrière eux le vrai honneur, faute de le connaître."Après que Mentor eut parlé ainsi, Philoclès étonné le regardait; puis il jetait les yeux sur le roi etétait charmé de voir avec quelle avidité Idoménée recueillait au fond de son coeur toutes lesparoles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse, de la bouche de cet étranger.Minerve, sous la figure de Mentor, établissait ainsi dans Salente toutes les meilleures lois et lesplus utiles maximes de gouvernement, moins pour fairefleurir le royaume d'Idoménée que pour montrer à Télémaque, quand il reviendrait, un exemplesensible de ce qu'un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux et pourdonner à un bon roi une gloire durable. 

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Douzième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, gagnel'affection de leurs principaux chefs et celle même de Philoctète, d'abord indisposé contre lui à cause d'Ulysse, sonpère. Philoctète lui raconte ses aventures et l'origine de sa haine contre Ulysse: il lui montre les funestes effets de lapassion de l'amour par l'histoire tragique de la mort d'Hercule. Il lui apprend comment il obtint de ce héros lesflèches fatales sans lesquelles la ville de Troie ne pouvait être prise; comment il fut puni d'avoir trahi le secret de lamort d'Hercule par tous les maux qu'il eut à souffrir dans l'île de Lemnos; enfin, comment Ulysse se servit deNéoptolème pour l'engager à se rendre au siège de Troie, où il fut guéri de sa blessure par les fils d'Esculape.

Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls de la guerre. En partant de Salente, ils'appliqua à gagner l'affection des vieux capitaines, dont la réputation et l'expérience étaient aucomble. Nestor, qui l'avait déjà vu à Pylos, et qui avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s'ileût été son propre fils. Il lui donnait des instructions qu'il appuyait de divers exemples; il luiracontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu'il avait vu faire de plus remarquable auxhéros de l'âge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui avait vécu trois âges d'hommes, étaitcomme une histoire des anciens temps gravée sur le marbre ou sur l'airain.Philoctète n'eut pas d'abord la même inclination que Nestor pour Télémaque: la haine qu'il avaitnourrie si longtemps dans son coeur contre Ulysse l'éloignait de son fils, et il ne pouvait voirqu'avec peine tout ce qu'il semblait que les dieux préparaient en faveur de ce jeune homme, pourle rendre égal aux héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la modération deTélémaque vainquit tous les ressentiments de Philoctète; il ne put se défendre d'aimer cette vertudouce et modeste. Il prenait souvent Télémaque, et lui disait:Mon fils (car je ne crains plus de vous nommer ainsi), votre père et moi, je l'avoue, nous avonsété longtemps ennemis l'un de l'autre: j'avoue même qu'après que nous eûmes fait tomber lasuperbe ville de Troie, mon coeur n'était point encore apaisé, et, quand je vous ai vu, j'ai senti dela peine à aimer la vertu dans le fils d'Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu,quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout.Ensuite Philoctète s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son coeur tantde haine contre Ulysse."Il faut - dit-il - reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui adélivré la terre de tant de monstres et devant qui les autres héros n'étaient que comme sont lesfaibles roseaux auprès d'un grand chêne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l'aigle.Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'estl'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse, etle cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu'ilavait autrefois oublié sa gloire jusqu'à filer auprès d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lâcheet le plus efféminé de tous les hommes, tant il avait été entraîné par un amour aveugle. Cent foisil m'a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu et presque effacé la gloire de tous sestravaux.Cependant, ô Dieux! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes: ils se promettent toutd'eux-mêmes et ne résistent à rien. Hélas! le grand Hercule retomba dans les pièges de l'amour,qu'il avait si souvent détesté: il aima Déjanire. Trop heureux, s'il eût été constant dans cettepassion pour une femme qui fut son épouse! Mais bientôt la jeunesse d'Iole, sur le visage delaquelle les grâces étaient peintes, ravirent son coeur. Déjanire brûla de jalousie; elle se ressouvintde cette fatale tunique que le Centaure Nessus lui avait laissée en mourant, comme un moyenassuré de réveiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraîtrait la négliger pour en aimerquelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du Centaure, renfermait le poison desflèches dont ce monstre avait été percé: vous savez que les flèches d'Hercule, qui tua ce perfideCentaure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne et que ce sang empoisonnait cesflèches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient étaient incurables.

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Hercule, s'étant revêtu de cette tunique, sentit bientôt le feu dévorant qui se glissait jusque dans lamoelle de ses os: il poussait des cris horribles, dont le mont Oeta résonnait, et faisait retentirtoutes les profondes vallées; la mer même en paraissait émue; les taureaux les plus furieux quiauraient mugi dans leurs combats n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas,qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s'approcher de lui, Hercule,dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa frondetourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par lapuissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer, où il fut changé tout à coup en unrocher qui garde encore la figure humaine et qui, étant toujours battu par les vagues irritées,épouvante de loin les sages pilotes.Après ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier à Hercule; je songeais à mecacher dans les cavernes les plus profondes. Je le voyais déraciner sans peine d'une main les hautssapins et les vieux chênes, qui, depuis plusieurs siècles, avaient méprisé les vents et les tempêtes.De l'autre main il tâchait en vain d'arracher de dessus son dos la fatale tunique: elle s'était colléesur sa peau, et comme incorporée à ses membres. A mesure qu'il la déchirait, il déchirait aussi sapeau et sa chair; son sang ruisselait et trempait la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, ils'écria:"Tu vois, ô mon cher Philoctète, les maux que les dieux me font souffrir; ils sont justes: c'est moiqui les ai offensés; j'ai violé l'amour conjugal. Après avoir vaincu tant d'ennemis, je me suislâchement laissé vaincre par l'amour d'une beauté étrangère: je péris, et je suis content de périrpour apaiser les dieux. Mais, hélas! cher ami, où est-ce que tu fuis? L'excès de la douleur m'a faitcommettre, il est vrai, contre ce misérable Lichas une cruauté que je me reproche! il n'a pas suquel poison il me présentait; il n'a point mérité ce que je lui ai fait souffrir; mais crois-tu que jepuisse oublier l'amitié que je te dois et vouloir t'arracher la vie? Non, non, je ne cesserai pointd'aimer Philoctète. Philoctète recevra dans son sein mon âme prête à s'envoler: c'est lui quirecueillera mes cendres. Où es-tu donc, ô mon cher Philoctète, Philoctète, la seule espérance quime reste ici-bas?"A ces mots, je me hâte de courir vers lui; il me tend les bras et veut m'embrasser: mais il seretient, dans la crainte d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-même brûlé."Hélas! - dit-il - cette consolation même ne m'est plus permise."En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il vient d'abattre; il en fait un bûcher sur lesommet de la montagne; il monte tranquillement sur le bûcher; il étend la peau du lion de Némée,qui avait si longtemps couvert ses épaules, lorsqu'il allait d'un bout de la terre à l'autre abattre lesmonstres et délivrer les malheureux, il s'appuie sur sa massue, et il m'ordonne d'allumer le feu dubûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d'horreur, ne purent lui refuser ce cruel office; car la vien'était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste! Je craignis même que l'excèsde ses douleurs ne le transportât jusqu'à faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avaitétonné l'univers. Comme il vit que la flamme commençait à prendre au bûcher:"C'est maintenant - s'écria-t-il - mon cher Philoctète, que j'éprouve ta véritable amitié; car tuaimes mon honneur plus que ma vie. Que les dieux te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plusprécieux sur la terre, ces flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que lesblessures qu'elles font sont incurables; par elles tu seras invincible, comme je l'ai été, et aucunmortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidèle à notre amitié, et n'oubliejamais combien tu m'as été cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touché de mes maux, tu peux medonner une dernière consolation: promets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni mamort, ni le lieu où tu auras caché mes cendres."Je le lui promis, hélas! je le jurai même, en arrosant son bûcher de mes larmes. Un rayon de joieparut dans ses yeux; mais tout à coup un tourbillon de flammes qui l'enveloppa étouffa sa voix etle déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néanmoins au travers des flammes, avecun visage aussi serein que s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d'unfestin délicieux, au milieu de tous ses amis.

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Le feu consuma bientôt tout ce qu'il y avait de terrestre et de mortel en lui. Bientôt il ne lui restarien de tout ce qu'il avait reçu, dans sa naissance, de sa mère Alcmène; mais il conserva, parl'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principede vie et qu'il avait reçue du père des dieux. Ainsi il alla avec eux, sous les voûtes dorées dubrillant Olympe, boire le nectar, où les dieux lui donnèrent pour épouse l'aimable Hébé, qui est ladéesse de la jeunesse et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que Ganymèdeeût reçu cet honneur.Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs dans ces flèches qu'il m'avait donnéespour m'élever au-dessus de tous les héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de venger Ménélasde l'infâme Pâris, qui avait enlevé Hélène, et de renverser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollonleur fit entendre qu'ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette guerre, à moins qu'ilsn'eussent les flèches d'Hercule.Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, sechargea de me persuader d'aller avec eux au siège de Troie et d'y apporter ces flèches qu'il croyaitque j'avais. Il y avait déjà longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre: on n'entendait plusparler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les scélérats recommençaient à paraîtreimpunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui: les uns disaient qu'il était mort; d'autressoutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutintqu'il était mort et entreprit de me le faire avouer.il me vint trouver dans un temps où je ne pouvais encore me consoler d'avoir perdu le grandAlcide. Il eut une extrême peine à m'aborder; car je ne pouvais plus voir les hommes: je nepouvais souffrir qu'on m'arrachât de ces déserts du mont Oeta, où j'avais vu périr mon ami; je nesongeais qu'à me repeindre l'image de ce héros et qu'à pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais ladouce et puissante persuasion était sur les lèvres de votre père: il parut presque aussi affligé quemoi: il versa des larmes; il sut gagner insensiblement mon coeur et attirer ma confiance; ilm'attendrit pour les rois grecs, qui allaient combattre pour une juste cause et qui ne pouvaientréussir sans moi. Il ne put jamais néanmoins m'arracher le secret de la mort d'Hercule, que j'avaisjuré de ne dire jamais; mais il ne doutait point qu'il ne fût mort, et il me pressait de lui découvrirle lieu où j'avais caché ses cendres.Hélas! j'eus horreur de faire un parjure en lui disant un secret que j'avais promis aux dieux de nedire jamais; mais j'eus la faiblesse d'éluder mon serment, n'osant le violer; les dieux m'en ont puni:je frappai du pied la terre à l'endroit où j'avais mis les cendres d'Hercule. Ensuite j'allai joindre lesrois ligués, qui me reçurent avec la même joie qu'ils auraient reçu Hercule même. Comme jepassais dans l'île de Lemnos, je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flèches pouvaientfaire. Me préparant à percer un daim qui s'élançait dans un bois, je laissai, par mégarde, tomber laflèche de l'arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. Aussitôt j'éprouvailes mêmes douleurs qu'Hercule avait souffertes; je remplissais nuit et jour l'île de mes cris: unsang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l'air et répandait dans le camp des Grecs unepuanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l'armée eut horreur de mevoir dans cette extrémité; chacun conclut que c'était un supplice qui m'était envoyé par les justesdieux.Ulysse, qui m'avait engagé dans cette guerre, fut le premier à m'abandonner. J'ai reconnu, depuis,qu'il l'avait fait parce qu'il préférait l'intérêt commun de la Grèce et la victoire à toutes les raisonsd'amitié ou de bienséance particulière: on ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l'horreur dema plaie, son infection et la violence de mes cris troublaient toute l'armée, Mais au moment où jeme vis abandonné de tous les Grecs par le conseil d'Ulysse, cette politique me parut pleine de laplus horrible inhumanité et de la plus noire trahison. Hélas! j'étais aveugle, et je ne voyais pas qu'ilétait juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de même que les dieux que j'avaisirrités.Je demeurai, presque pendant tout le siège de Troie, seul, sans secours, sans espérance, sanssoulagement, livré à d'horribles douleurs, dans cette île déserte et sauvage où je n'entendais que lebruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers. Je trouvai, au milieu de cette

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solitude, une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux pointes semblables à deuxtêtes: de ce rocher sortait une fontaine claire. Cette caverne était la retraite des bêtes farouches, àla fureur desquelles j'étais exposé nuit et jour. J'amassai quelques feuilles pour me coucher. Il neme restait, pour tout bien, qu'un pot de bois grossièrement travaillé et quelques habits déchirés,dont j'enveloppais ma plaie pour arrêter le sang et dont je me servais aussi pour la nettoyer. Là,abandonné des hommes et livré à la colère des dieux, je passais mon temps à percer de mesflèches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j'avais tuéquelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traînasse contre terre avec douleur pouraller ramasser ma proie: ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir.Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions; mais elles durèrent peu.J'allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, toute affreuse qu'elle est, m'eût paru douce loin deshommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m'eût accablé et si je n'eusse sans cesse repassédans mon esprit ma triste aventure."Quoi! - disais-je - tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger laGrèce, et puis l'abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil!"Car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise et combienje versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas! cherchant detous côtés dans cette île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette île, il n'y a niport, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n'y voit que lesmalheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n'y peut espérer de société que par des naufrages:encore même ceux qui venaient en ce lieu n'osaient me prendre pour me ramener; ils craignaientla colère des dieux et celle des Grecs.Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim; je nourrissais une plaie qui me dévorait;l'espérance même était éteinte dans mon coeur. Tout à coup, revenant de chercher des plantesmédicinales pour ma plaie, j'aperçus dans mon antre un jeune homme beau et gracieux, mais fier,et d'une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards etla démarche; son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui. Je remarquai sur sonvisage tout ensemble la compassion et l'embarras: il fut touché de voir avec quelle peine et quellelenteur je me traînais; les cris perçants et douloureux dont je faisais retentir les échos de tout cerivage attendrirent son coeur."O étranger! - lui dis-je d'assez loin - quel malheur t'a conduit dans cette île inhabitée? Jereconnais l'habit grec, cet habit qui m'est encore si cher. O qu'il me tarde d'entendre ta voix et detrouver sur tes lèvres cette langue que j'ai apprise dès l'enfance et que je ne puis plus parler àpersonne depuis si longtemps dans cette solitude! Ne sois point effrayé de voir un homme simalheureux: tu dois en avoir pitié."A peine Néoptolème m'eut dit: "Je suis Grec", que je m'écriai: "O douce parole, après tantd'années de silence et de douleur sans consolation! O mon fils, quel malheur, quelle tempête, ouplutôt quel vent favorable t'a conduit ici pour finir mes maux?"Il me répondit:- Je suis de l'île de Scyros, j'y retourne; on dit que je suis fils d'Achille: tu sais tout.Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité; je lui dis:"O fils d'un père que j'ai tant aimé, cher nourrisson de Lycomède, comment viens-tu donc ici?D'où viens-tu?"Il me répondit qu'il venait du siège de Troie."Tu n'étais pas - lui dis-je - de la première expédition?""Et toi - me dit-il - en étais-tu?"Alors je lui répondis:"Tu ne connais, je le vois bien, ni le nom de Philoctète, ni ses malheurs. Hélas! infortuné que jesuis! mes persécuteurs m'insultent dans ma misère: la Grèce ignore ce que je souffre; ma douleuraugmente. Les Atrides m'ont mis en cet état; que les dieux le leur rendent!"Ensuite je lui racontai de quelle manière les Grecs m'avaient abandonné.Aussitôt qu'il eut écouté mes plaintes, il me fit les siennes.

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"Après la mort d'Achille", me dit-il...D'abord je l'interrompis, en lui disant: "Quoi! Achille est mort! Pardonne-moi, mon fils, si jetrouble ton récit par les larmes que je dois à ton père."Néoptolème me répondit: "Vous me consolez en m'interrompant; qu'il m'est doux de voirPhiloctète pleurer mon père!"Néoptolème, reprenant son discours, me dit: "Après la mort d'Achille, Ulysse et Phénix mevinrent chercher, assurant qu'on ne pouvait sans moi renverser la ville de Troie. Ils n'eurentaucune peine à m'emmener; car la douleur de la mort d'Achille et le désir d'hériter de sa gloiredans cette célèbre guerre m'engageaient assez à les suivre. J'arrive à Sigée; l'armée s'assembleautour de moi: chacun jure qu'il revoit Achille; mais, hélas! il n'était plus. Jeune et sans expérience,je croyais pouvoir tout espérer de ceux qui me donnaient tant de louanges. D'abord je demandeaux Atrides les armes de mon père; ils me répondent cruellement: "Tu auras le reste de ce qui luiappartenait; mais pour ses armes, elles sont destinées à Ulysse." Aussitôt je me trouble, je pleure,je m'emporte; mais Ulysse, sans s'émouvoir, me disait: "Jeune homme, tu n'étais pas avec nousdans les périls de ce long siège, tu n'as pas mérité de telles armes, et tu parles déjà trop fièrement:jamais tu ne les auras." Dépouillé injustement par Ulysse, je m'en retourne dans l'île de Scyros,moins indigné contre Ulysse que contre les Atrides. Que quiconque est leur ennemi puisse êtrel'ami des dieux! O Philoctète, j'ai tout dit."Alors je demandai à Néoptolème comment Ajax Télamonien n'avait pas empêché cette injustice."Il est mort", me répondit-il."Il est mort? - m'écriai-je - et Ulysse ne meurt point! Au contraire, il fleurit dans l'armée!"Ensuite je lui demandai des nouvelles d'Antiloque, fils du sage Nestor, et de Patrocle, si chéri parAchille."Ils sont morts aussi", me dit-il.Aussitôt je m'écriai encore: "Quoi, morts! Hélas! Que me dis-tu? La cruelle guerre moissonne lesbons, et épargne les méchants. Ulysse est donc en vie? Thersite y est aussi sans doute? Voilà ceque font les dieux; et nous les louerions encore!"Pendant que j'étais dans cette fureur contre votre père, Néoptolème continuait à me tromper; ilajouta ces tristes paroles:"Loin de l'armée grecque, où le mal prévaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage île deScyros. Adieu: je pars. Que les dieux vous guérissent!"Aussitôt je lui dis: "O mon fils, je te conjure par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ceque tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n'ignorepas combien je te serai à charge; mais il y aurait de la honte à m'abandonner: jette-moi à la proue,à la poupe, dans la sentine même, partout où je t'incommoderai le moins. Il n'y a que les grandscoeurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon. Ne me laisse point en un désert où il n'y aaucun vestige d'homme; mène-moi dans ta patrie, ou dans l'Eubée, qui n'est pas loin du montOeta, de Trachine et des bords agréables du fleuve Sperchius: rends-moi à mon père. Hélas! jecrains qu'il ne soit mort. Je lui avais mandé de m'envoyer un vaisseau: ou il est mort, ou bien ceuxqui m'avaient promis de le lui dire ne l'ont pas fait. J'ai recours à toi, ô mon fils!Souviens-toi de la fragilité des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit craindre d'enabuser et secourir les malheureux."Voilà ce que l'excès de la douleur me faisait dire à Néoptolème; il me promit de m'emmener.Alors je m'écriai encore:"O heureux jour! ô aimable Néoptolème, digne de la gloire de son père! Chers compagnons de cevoyage, souffrez que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez où j'ai vécu, comprenez ce que j'aisouffert: nul autre n'eût pu le souffrir; mais la nécessité m'avait instruit, et elle apprend auxhommes ce qu'ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n'ont jamais souffert ne saventrien; ils ne connaissent ni les biens ni les maux; ils ignorent les hommes; ils s'ignorent eux-mêmes."Après avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flèches. Néoptolème me pria de souffrir qu'il lesbaisât, ces armes si célèbres et consacrées par l'invincible Hercule. Je lui répondis:

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"Tu peux tout; c'est toi, mon fils, qui me rends aujourd'hui la lumière, ma patrie, mon pèreaccablé de vieillesse, mes amis, moi-même: tu peux toucher ces armes et te vanter d'être le seuld'entre les Grecs qui ait mérité de les toucher."Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte pour admirer mes armes.Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais; je demandeun glaive tranchant pour couper mon pied; je m'écrie:"O mort tant désirée, que ne viens-tu? O jeune homme, brûle-moi tout à l'heure comme je brûlaile fils de Jupiter. O terre! ô terre! reçois un mourant qui ne peut plus se relever."De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissementprofond; une grande sueur commença à me soulager; un sang noir et corrompu coula de maplaie. Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d'emporter mes armes et de partir;mais il était fils d'Achille et n'était pas né pour tromper. En m'éveillant, je reconnus son embarras:il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son coeur."Me veux-tu surprendre! - lui dis-je - qu'y a-t-il donc?""Il faut - me répondit-il - que vous me suiviez au siège de Troie."Je repris aussitôt:"Ah! qu'as-tu dit, mon fils? Rends-moi cet arc: je suis trahi. Ne m'arrache pas la vie. Hélas! il nerépond rien; il me regarde tranquillement; rien ne le touche. O rivages! ô promontoires de cetteîle! O bêtes farouches! ô rochers escarpés! c'est à vous que je me plains, car je n'ai que vous à quije puisse me plaindre: vous êtes accoutumés à mes gémissements. Faut-il que je sois trahi par lefils d'Achille? Il m'enlève l'arc sacré d'Hercule; il veut me traîner dans le camp des Grecs pourtriompher de moi; il ne voit pas que c'est triompher d'un mort, d'une ombre, d'une image vaine.O s'il m'eût attaqué dans ma force!... Mais encore à présent, ce n'est que par surprise. Que ferai-je? Rends, mon fils, rends: sois semblable à ton père, semblable à toi-même. Que dis-tu?... Tu nedis rien! O rocher sauvage! je reviens à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture; je mourraiseul dans cet antre: n'ayant plus mon arc pour tuer des bêtes, les bêtes me dévoreront; n'importe.Mais mon fils, tu ne parais pas méchant: quelque conseil te pousse; rends mes armes, va-t-en."Néoptolème, les larmes aux yeux, disait tout bas: "Plût aux dieux que je ne fusse jamais parti deScyros!"Cependant je m'écrie: "Ah! que vois-je! n'est-ce pas Ulysse?"Aussitôt j'entends sa voix, et il me répond: "Oui, c'est moi".Si le sombre royaume de Pluton se fût entrouvert et que j'eusse vu le noir Tartare, que les dieuxmêmes craignent d'entrevoir, je n'aurais pas été saisi, je l'avoue, d'une plus grande horreur. Jem'écriai encore:"O terre de Lemnos, je te prends à témoin. O soleil, tu le vois, et tu le souffres!"Ulysse me répondit sans s'émouvoir: "Jupiter le veut, et je l'exécute.""Oses-tu - lui disais-je - nommer Jupiter? Vois-tu ce jeune homme, qui n'était point né pour lafraude, et qui souffre en exécutant ce que tu l'obliges de faire?""Ce n'est pas pour vous tromper - me dit Ulysse - ni pour vous nuire, que nous venons; c'estpour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire de renverser Troie et vous ramener dansvotre patrie. C'est vous, et non pas Ulysse, qui êtes l'ennemi de Philoctète."Alors je dis à votre père tout ce que la fureur pouvait m'inspirer."Puisque tu m'as abandonné sur ce rivage - lui disais-je - que ne m'y laisses-tu en paix? Vachercher la gloire des combats et tous les plaisirs; jouis de ton bonheur avec les Atrides: laisse-moi ma misère et ma douleur. Pourquoi m'enlever? Je ne suis plus rien; je suis déjà mort.Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd'hui, comme tu le croyais autrefois, que je ne sauraispartir, que mes cris et l'infection de ma plaie troubleraient les sacrifices? O Ulysse, auteur de mesmaux, que les dieux puissent te...! Mais les dieux ne m'écoutent point; au contraire, ils excitentmon ennemi. O terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais!... O dieux, s'il en reste encorequelqu'un d'assez juste pour avoir pitié de moi, punissez, punissez Ulysse; alors je me croiraiguéri."

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Pendant que je parlais ainsi, votre père, tranquille, me regardait avec un air de compassion,comme un homme qui, loin d'être irrité, supporte et excuse le trouble d'un malheureux, que lafortune a irrité. Je le voyais semblable à un rocher, qui, sur le sommet d'une montagne, se joue dela fureur des vents et laisse épuiser leur rage, pendant qu'il demeure immobile. Ainsi votre père,demeurant dans le silence, attendait que ma colère fût épuisée; car il savait qu'il ne faut attaquerles passions des hommes, pour les réduire à la raison, que quand elles commencent à s'affaiblirpar une espèce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles:"O Philoctète, qu'avez-vous fait de votre raison et de votre courage? Voici le moment de s'enservir. Si vous refusez de nous suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur vous, adieu:vous êtes indigne d'être le libérateur de la Grèce et le destructeur de Troie. Demeurez à Lemnos;ces armes que j'emporte me donneront une gloire qui vous était destinée. Néoptolème, partons; ilest inutile de lui parler: la compassion pour un seul homme ne doit pas nous faire abandonner lesalut de la Grèce entière."Alors je me sentis comme une lionne à qui on vient d'arracher ses petits: elle remplit les forêts deses rugissements."O caverne - disais-je - jamais je ne te quitterai; tu seras mon tombeau. O séjour de ma douleur,plus de nourriture, plus d'espérance! Qui me donnera un glaive pour me percer? O si les oiseauxde proie pouvaient m'enlever!... Je ne les percerai plus de mes flèches! O arc précieux, arcconsacré par les mains du fils de Jupiter! O cher Hercule, s'il te reste encore quelque sentiment,n'es-tu pas indigné? Cet arc n'est plus dans les mains de ton fidèle ami; il est dans les mainsimpures et trompeuses d'Ulysse. Oiseaux de proie, bêtes farouches, ne fuyez plus cette caverne:mes mains n'ont plus de flèches. Misérable, je ne puis vous nuire: venez m'enlever, ou plutôt quela foudre de l'impitoyable Jupiter m'écrase!"Votre père, ayant tenté tous les autres moyens pour me persuader, jugea enfin que le meilleurétait de me rendre mes armes: il fit signe à Néoptolème, qui me les rendit aussitôt. Alors je lui dis:"Digne fils d'Achille, tu montres que tu l'es. Mais laisse-moi percer mon ennemi."Aussitôt je voulus tirer une flèche contre votre père; mais Néoptolème m'arrêta, en me disant:"La colère vous trouble et vous empêche de voir l'indigne action que vous voulez faire."Pour Ulysse, il paraissait aussi tranquille contre mes flèches que contre mes injures. Je me sentistouché de cette intrépidité et de cette patience. J'eus honte d'avoir voulu, dans ce premiertransport, me servir de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre; mais comme monressentiment n'était pas encore apaisé, j'étais inconsolable de devoir mes armes à un homme queje haïssais tant.Cependant Néoptolème me disait: "Sachez que le divin Hélénus, fils de Priam, étant sorti de laville de Troie par l'ordre et par l'inspiration des dieux, nous a dévoilé l'avenir. La malheureuseTroie tombera - a-t-il dit - mais elle ne peut tomber qu'après qu'elle aura été attaquée par celui quitient les flèches d'Hercule; cet homme ne peut guérir que quand il sera devant les murailles deTroie; les enfants d'Esculape le guériront."En ce moment je sentis mon coeur partagé: j'étais touché de la naïveté de Néoptolème et de labonne foi avec laquelle il m'avait rendu mon arc; mais je ne pouvais me résoudre à voir encore lejour, s'il fallait céder à Ulysse, et une mauvaise honte me tenait en suspens."Me verra-t-on - disais-je en moi-même - avec Ulysse et avec les Atrides? Que croira-t-on demoi?"Pendant que j'étais dans cette incertitude, tout à coup j'entends une voix plus qu'humaine: je voisHercule dans un nuage éclatant; il était environné de rayons de gloire. Je reconnus facilement sestraits un peu rudes, son corps robuste et ses manières simples; mais il avait une hauteur et unemajesté qui n'avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit:"Tu entends, tu vois Hercule. J'ai quitté le haut Olympe pour t'annoncer les ordres de Jupiter. Tusais par quels travaux j'ai acquis l'immortalité: il faut que tu ailles avec le fils d'Achille, pourmarcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guériras; tu perceras de mes flèches Pâris,auteur de tant de maux. Après la prise de Troie, tu enverras de riches dépouilles à Péan, ton père,sur le mont Oeta; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la

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victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils d'Achille, je te déclare que tu ne peux vaincre sansPhiloctète, ni Philoctète sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leurproie. J'enverrai Esculape à Troie pour guérir Philoctète. Surtout, ô Grecs, aimez et observez lareligion: le reste meurt; elle ne meurt jamais."Après avoir entendu ces paroles, je m'écriai: "O heureux jour, douce lumière, tu te montres enfinaprès tant d'années! Je t'obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu,nymphes de ces prés humides. Je n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu,rivage où tant de fois j'ai souffert les injures de l'air. Adieu, promontoire, où Echo répéta tant defois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre deLemnos: laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m'appelle la volonté des dieux et demes amis."Ainsi nous partîmes: nous arrivâmes au siège de Troie. Machaon et Podalire, par la divine sciencede leur père Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l'état où vous me voyez. Je nesouffre plus; j'ai retrouvé toute ma vigueur: mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Pâriscomme un timide faon de biche qu'un chasseur perce de ses traits. Bientôt Ilion fut réduite encendres; vous savez le reste. J'avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sageUlysse, par le ressouvenir de mes maux, et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment: mais lavue d'un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m'empêcher d'aimer, m'attendrit le coeur pour lepère même." 

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Treizième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, trouve degrandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il entre en différend avec Phalante,chef des Lacédémoniens, pour quelques prisonniers faits sur les Dauniens, et que chacun prétendait lui appartenir.Pendant que la cause se discute dans l'assemblée des rois alliés, Hippias, frère de Phalante, va prendre lesprisonniers pour les emmener à Tarente. Télémaque irrité attaque Hippias avec fureur et le terrasse dans uncombat singulier. Mais bientôt, honteux de son emportement, il ne songe qu'au moyen de le réparer. CependantAdraste, roi des Dauniens, informé du trouble et de la consternation occasionnés dans l'armée des alliés par ledifférend de Télémaque et d'Hippias, va les attaquer à l'improviste. Après avoir surpris cent de leurs vaisseauxpour transporter ses troupes dans leur camp, il y met d'abord le feu, commence l'attaque par le quartier dePhalante, tue son frère Hippias, et Phalante lui-même tombe percé de coups. A la première nouvelle de ce désordre,Télémaque, revêtu de ses armes divines, s'élance hors du camp, rassemble autour de lui l'armée des alliés et dirigeles mouvements avec tant de sagesse qu'il repousse en peu de temps l'ennemi victorieux. Il eût même remporté unevictoire complète, si une tempête survenue n'eût séparé les deux armées. Après le combat, Télémaque visite lesblessés et leur procure tous les soulagements dont ils peuvent avoir besoin. Il prend un soin particulier de Phalanteet des funérailles d'Hippias, dont il va lui-même porter les cendres à Phalante dans une urne d'or.

Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque avait demeuré commesuspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes lespassions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour àtour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu'elles étaient représentées dans la suite de cettenarration. Quelquefois il s'écriait et interrompait Philoctète sans y penser; quelquefois il paraissaitrêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctètedépeignit l'embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans lemême embarras, et, dans ce moment, on l'aurait pris pour Néoptolème.Cependant l'armée des alliés marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, quiméprisait les dieux et qui ne cherchait qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandesdifficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendresuspect à aucun et se faire aimer de tous. Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant; il nes'avisait guère de ce qui pouvait faire plaisir aux autres: il n'était point attaché aux richesses, maisil ne savait point donner. Ainsi, avec un coeur noble et porté au bien. Il ne paraissait ni obligeant,ni sensible à l'amitié, ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour lui, ni attentif àdistinguer le mérite. Il suivait son goût sans réflexion. Sa mère Pénélope l'avait nourri, malgréMentor, dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable en lui.Il se regardait comme étant d'une autre nature que le reste des hommes; les autres ne luisemblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous sesdésirs et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui,une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouverd'impossible quand il s'agissait de le contenter, et les moindres retardements irritaient son naturelardent.Ceux qui l'auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé qu'il était incapable d'aimer autre choseque lui-même, qu'il n'était sensible qu'à sa gloire et à son plaisir; mais cette indifférence pour lesautres et cette attention continuelle sur lui-même ne venaient que du transport continuel où ilétait jeté par la violence de ses passions. Il avait été flatté par sa mère dès le berceau, et il était ungrand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'ilsentit dès sa première jeunesse, n'avaient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur.Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n'avait rien perdu de sa fierté; elle serelevait toujours, comme la palme souple se relève sans cesse d'elle-même, quelque effort qu'onfasse pour l'abaisser.Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne paraissaient point, et ils se diminuaienttous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les

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rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n'arrêtent, qui ne connaît que la voix et la maind'un seul homme capable de le dompter, Télémaque, plein d'une noble ardeur, ne pouvait êtreretenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrêtait tout à coup dans sa plusgrande impétuosité: il entendait d'abord ce que signifiait ce regard; il rappelait d'abord dans soncoeur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein.Neptune, quand il élève son trident et qu'il menace les flots soulevés, n'apaise point plussoudainement les noires tempêtes.Quand Télémaque se trouva seul, toutes ces passions, suspendues comme un torrent arrêté parune forte digue, reprirent leur cours: il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémoniens et dePhalante, qui était à leur tête. Cette colonie, qui était venue fonder Tarente, était composée dejeunes hommes nés pendant le siège de Troie, qui n'avaient eu aucune éducation: leur naissanceillégitime, le dérèglement de leurs mères, la licence dans laquelle ils avaient été élevés, leur donnaitje ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu'àune colonie grecque.Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Télémaque; souvent il l'interrompait dans lesassemblées, méprisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience: il en faisaitdes railleries, le traitant de faible et d'efféminé; il faisait remarquer aux chefs de l'armée sesmoindres fautes. Il tâchait de semer partout la jalousie et de rendre la fierté de Télémaque odieuseà tous les alliés.Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que cescaptifs devaient lui appartenir, parce que c'était lui, disait-il, qui, à la tête des Lacédémoniens, avaitdéfait cette troupe d'ennemis et que Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis enfuite, n'avait eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp.Télémaque soutenait, au contraire, que c'était lui qui avait empêché Phalante d'être vaincu et quiavait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allèrent tous deux défendre leur cause dansl'assemblée des rois alliés. Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante; ils se fussent battussur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.Phalante avait un frère nommé Hippias, célèbre dans toute l'armée par sa valeur, par sa force etpar son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste; Castor n'eût pule surpasser pour conduire un cheval; il avait presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'arméele craignait; car il était encore plus querelleur et plus brutal qu'il n'était fort et vaillant. Hippias,ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avait menacé son frère, va à la hâte prendre lesprisonniers pour les emmener à Tarente, sans attendre le jugement de l'assemblée. Télémaque, àqui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écumant, qui cherchele chasseur par lequel il a été blessé, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux sonennemi et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre, et, en le voyant, safureur se redouble. Ce n'était plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure deMentor; c'était un frénétique ou un l'on furieux.Aussitôt il crie à Hippias:- Arrête, ô le plus lâche de tous les hommes! arrête; nous allons voir si tu pourras m'enlever lesdépouilles de ceux que j'ai vaincus. Tu ne les conduiras point à Tarente; va, descends tout àl'heure dans les rives sombres du Styx.Il dit, et il lança son dard; mais il le lança avec tant de fureur, qu'il ne put mesurer son coup; ledard ne toucha point Hippias. Aussitôt Télémaque prend son épée, dont la garde était d'or, et queLaërte lui avait donnée, quand il partit d'Ithaque, comme un gage de sa tendresse. Laërte s'en étaitservi avec beaucoup de gloire, pendant qu'il était jeune, et elle avait été teinte du sang de plusieursfameux capitaines des Epirotes, dans une guerre où Laërte fut victorieux. A peine Télémaque euttiré cette épée, qu'Hippias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta pour l'arracher desmains du jeune fils d'Ulysse. L'épée se rompt dans leurs mains; ils se saisissent et se serrent l'unl'autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer: le feu brille dans leursyeux; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils s'abaissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sontaltérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre pied, main contre main: ces deux corps

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entrelacés semblaient n'en faire qu'un. Mais Hippias, d'un âge plus avancé, semblait devoiraccabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, horsd'haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C'étaitfait du fils d'Ulysse; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, quiveillait de loin sur lui et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour l'instruire, n'eûtdéterminé la victoire en sa faveur.Elle ne quitta point le palais de Salente; mais elle envoya Iris, la prompte messagère des dieux.Celle-ci, volant d'une aile légère, fendit les espaces immenses des airs, laissant après elle unelongue trace de lumière, qui peignait un nuage de mille diverses couleurs. Elle ne se reposa quesur le rivage de la mer où était campée l'armée innombrable des alliés: elle voit de loin la querelle,l'ardeur et les efforts des deux combattants; elle frémit à la vue du danger où était le jeuneTélémaque; elle s'approche, enveloppée d'un nuage clair, qu'elle avait formé de vapeurs subtiles.Dans le moment où Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeunenourrisson de Minerve de l'égide, que la sage déesse lui avait confiée. Aussitôt Télémaque, dontles forces étaient épuisées, commence à se ranimer. A mesure qu'il se ranime, Hippias se trouble;il sent je ne sais quoi de divin qui l'étonne et qui l'accable. Télémaque le presse et l'attaque, tantôtdans une situation, tantôt dans une autre; il l'ébranle, il ne lui laisse aucun moment pour serassurer; enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chêne du mont Ida, que la hache acoupé par mille coups, dont toute la forêt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant:la terre en gémit; tout ce qui l'environne en est ébranlé.Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans de Télémaque. A peine Hippias fut-iltombé sous lui, que le fils d'Ulysse comprit la faute qu'il avait faite d'attaquer ainsi le frère d'undes rois alliés qu'il était venu secourir: il rappela en lui-même, avec confusion, les sages conseilsde Mentor; il eut honte de sa victoire et comprit combien il avait mérité d'être vaincu. CependantPhalante, transporté de fureur, accourait au secours de son frère: il eut percé Télémaque d'undard qu'il portait, s'il n'eût craint de percer aussi Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans lapoussière. Le fils d'Ulysse eût pu sans peine ôter la vie à son ennemi; mais sa colère était apaisée,et il ne songeait plus qu'à réparer sa faute en montrant de la modération. Il se lève en disant:- O Hippias, il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser jamais ma jeunesse; vivez: j'admirevotre force et votre courage. Les dieux m'ont protégé; cédez à leur puissance: ne songeons plusqu'à combattre ensemble contre les Dauniens.Pendant que Télémaque parlait ainsi. Hippias se relevait couvert de poussière et de sang, plein dehonte et de rage. Phalante n'osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement àson frère; il était en suspens et hors de lui-même. Tous les rois alliés accourent: ils mènent d'uncôté Télémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n'osait lever les yeux.Toute l'armée ne pouvait assez s'étonner que Télémaque, dans un âge si tendre, où les hommesn'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur àces géants, enfants de la Terre, qui osèrent autrefois chasser de l'Olympe les immortels.Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on nepouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute et ne pouvant plus sesupporter lui-même. Il gémissait de sa promptitude: il reconnaissait combien il était injuste etdéraisonnable dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas danscette hauteur démesurée et injuste. Il reconnaissait que la véritable grandeur n'est que dans lamodération, la justice, la modestie et l'humanité: il le voyait; mais il n'osait espérer de se corrigeraprès tant de rechutes; il était aux prises avec lui-même, et on l'entendait rugir comme un lionfurieux.Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à rentrer dans aucunesociété et se punissant soi-même.- Hélas! - disait-il - oserai-je revoir Mentor? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patientdes hommes? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l'armée des alliés? Est-ce leursang ou celui des Dauniens, leurs ennemis, que je dois répandre? J'ai été téméraire; je n'ai pasmême su lancer mon dard; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales; je

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n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'être vaincu. Mais qu'importe? je ne serais plus,non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d'aucun conseil: mahonte finirait avec ma vie. Hélas! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suisdésolé d'avoir fait! Trop heureux, trop heureux! Mais peut-être qu'avant la fin du jour je ferai etvoudrai faire encore les mêmes fautes, dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. O funestevictoire! O louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie!Pendant qu'il était seul inconsolable, Nestor et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut luiremontrer le tort qu'il avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désolation du jeunehomme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir sondésespoir.Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle, et ils ne pouvaient marcher vers les ennemisqu'après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que lestroupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque danscette guerre: tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque, et Télémaque, qui voyaittant de maux présents et de périls pour l'avenir, dont il était l'auteur, s'abandonnait à une douleurmère. Tous les princes étaient dans un extrême embarras; ils n'osaient faire marcher l'armée, depeur que, dans la marche, les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissentles uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au-dedans du camp, où ils étaientgardés de près. Nestor et Philoctète allaient et venaient sans cesse de la tente de Télémaque àcelle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor etl'autorité du grand Philoctète ne pouvaient modérer ce coeur farouche, qui était encore sans cesseirrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque était bien plus doux; mais ilétait abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler.Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées; tout lecamp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l'appui de tousses proches et la douce espérance de ses petits enfants. Dans ce désordre et cette consternationde l'armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements dechevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, oumourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel et quienveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublait l'air et quiôtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme quele mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, yforge des foudres pour le père des dieux. L'épouvante saisit les coeurs.Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés; il leur avait caché sa marche, et il étaitinstruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'unemontagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant les défilés, ilsse croyaient en pleine sûreté et prétendaient même pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient,tomber sur l'ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraientvenues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avaitappris leur résolution; car Nestor et Philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et siexpérimentés, n'étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'âge, seplaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange; Philoctète naturellement parlaitmoins; mais il était prompt, et, si peu qu'on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avaitrésolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son coeur, pour en tirer les plusimportants secrets. On n'avait qu'à l'irriter: alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par desmenaces; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il voulait. Si peu qu'on parûtdouter de ces moyens, il se hâtait de les expliquer inconsidérément, et le secret le plus intimeéchappait du fond de son coeur. Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutesles liqueurs les plus délicieuses, le coeur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder. Les traîtres,corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois.Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappelaient ses victoires passées,admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendaient des

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pièges continuels à l'humeur impatiente de Philoctète; ils ne lui parlaient que de difficultés, decontre-temps, de dangers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce naturelprompt était enflammé, la sagesse l'abandonnait et il n'était plus le même homme.Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret:il y était accoutumé par ses malheurs et par la nécessité où il avait été dès son enfance de secacher aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge. Il n'avait pointmême un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne paraissait pointchargé du poids du secret qu'il devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert, commeun homme qui a son coeur sur les lèvres. Mais, en disant tout ce qu'on pouvait dire sansconséquence, il savait s'arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donnerquelque soupçon et entamer son secret: par là son coeur était impénétrable et inaccessible. Sesmeilleurs amis même ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sagesconseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. Il se confiait àd'autres amis mais à divers degrés, et à proportion de ce qu'il avait éprouvé leur amitié et leursagesse.Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dansle camp; il en avait averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firentpas assez d'attention à un avis si salutaire: la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitudela tient comme enchaînée; elle n'a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables auxarbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des années et ne peut plus seredresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contrecertaines habitudes qui ont vieilli avec eux et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os.Souvent ils les connaissent, mais trop tard; ils en gémissent en vain, et la tendre jeunesse est leseul âge où l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.Il y avait dans l'armée un Dolope, nommé Eurymaque, flatteur, insinuant, sachant s'accommoderà tous les goûts et à toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver denouveaux moyens de leur plaire. A l'entendre, rien n'était jamais difficile. Lui demandait-on sonavis? Il devinait celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur contre les faibles,complaisant pour ceux qu'il craignait, habile pour assaisonner une louange délicate, qui fût bienreçue des hommes les plus modestes. Il était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaientd'une humeur enjouée; il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommessincères et vertueux, qui sont toujours les mêmes et qui s'assujettissent aux règles de la vertu, nesauraient jamais être aussi agréables aux princes que leurs passions dominent.Eurymaque savait la guerre; il était capable d'affaire; c'était un aventurier qui s'était donné àNestor et qui avait gagné sa confiance. Il tirait du fond de son coeur, un peu vain et sensible auxlouanges, tout ce qu'il en voulait savoir. Quoique Philoctète ne se confiât point à lui, la colère etl'impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait en Nestor. Eurymaque n'avait qu'à lecontredire: en l'irritant, il découvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d'Adrastepour lui mander tous les desseins des alliés. Le roi des Dauniens avait dans l'armée un certainnombre de transfuges, qui devaient l'un après l'autre s'échapper du camp des alliés et retourner ausien. A mesure qu'il y avait quelque affaire importante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisaitpartir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait pas être facilement découverte, parce que cestransfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait on ne trouvait rien qui pût rendreEurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les entreprises des alliés. A peine unerésolution était-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui étaitnécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se lassait point d'en chercher la cause etd'exciter la défiance de Nestor et de Philoctète; mais ce soin était inutile: ils étaient aveuglés.On avait résolu, dans le conseil, d'attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avaitfait avancer secrètement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement cestroupes depuis une côte de mer très rude, où elles devaient arriver, jusqu'au lieu où l'arméecampait. Cependant on se croyait en sûreté, parce qu'on tenait avec des troupes les détroits de lamontagne voisine, qui est une côte presque inaccessible de l'Apennin. L'armée était campée sur

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les bords du fleuve Galèse, assez près de la mer. Cette campagne délicieuse est abondante enpâturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derrière la montagneet on comptait qu'il ne pouvait passer: mais comme il sut que les alliés étaient encore faibles,qu'ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l'arrivée des troupes qui devaientvenir, et que l'armée était divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hâta de faire ungrand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur le bord de la mer et passa par des chemins qu'onavait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstiné surmontentles plus grands obstacles; ainsi il n'y a presque rien d'impossible à ceux qui savent oser et souffrir;ainsi ceux qui s'endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d'êtresurpris et accablés.Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliés. Comme cesvaisseaux étaient mal gardés et qu'on ne se défiait de rien, il s'en saisit sans résistance et s'en servitpour transporter ses troupes avec une incroyable diligence à l'embouchure du Galèse; puis ilremonta en diligence le long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour du camp,vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu'on attendait; on poussad'abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu'on pût les reconnaître:ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien; ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sansordre, sans chefs, sans armes.Le côté du camp qu'il attaqua d'abord fut celui des Tarentins, où commandait Phalante. LesDauniens y entrèrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant surprise, neput résister. Pendant qu'ils cherchent leurs armes et qu'ils s'embarrassent les uns les autres danscette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. Aussitôt la flamme s'élève des pavillons etmonte jusqu'aux nues: le bruit du feu est semblable à celui d'un torrent qui inonde toute unecampagne et qui entraîne par sa rapidité les grands chênes avec leurs profondes racines, lesmoissons, les granges, les étables et les troupeaux. Le vent pousse impétueusement la flamme depavillon en pavillon, et bientôt tout le camp est comme une vieille forêt qu'une étincelle de feu aembrasée.Phalante, qui voit le péril de plus près qu'un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes lestroupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hâte d'abandonner le camp; mais il comprendaussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux; ilcommence à faire sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne leslaisse point respirer: d'un côté, une troupe d'archers adroits perce de flèches innombrables lessoldats de Phalante; de l'autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses pierres. Adraste lui-même, l'épée à la main, marchant à la tête d'une troupe choisie des plus intrépides Dauniens,poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s'enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce quia échappé au feu; il nage dans le sang et il ne peut s'assouvir de carnage: les lions et les tigresn'égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes dePhalante succombent, et le courage les abandonne: la pâle Mort, conduite par une Furie infernale,dont la tête est hérissée de serpents, glace le sang de leurs veines: leurs membres engourdis seroidissent, et leurs genoux chancelants leur ôtent même l'espérance de la fuite.Phalante, à qui la honte et le désespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, élève lesmains et les yeux vers le ciel: il voit tomber à ses pieds son frère Hippias, sous les coups de lamain foudroyante d'Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussière; un sang noir etbouillonnant sort, comme un ruisseau, de la profonde blessure qui lui traverse le côté; ses yeux seferment à la lumière, son âme furieuse s'enfuit avec tout son sang. Phalante lui-même, toutcouvert du sang de son frère, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une fouled'ennemis qui s'efforcent de le renverser; son bouclier est percé de mille traits; il est blessé enplusieurs endroits de son corps; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives; les dieux le voient, etils n'en ont aucune pitié.Jupiter, au milieu de toutes les divinités célestes, regardait du haut de l'Olympe ce carnage desalliés. En même temps il consultait les immuables destinées et voyait tous les chefs dont la tramedevait ce jour-là être tranchée par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux était attentif pour

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découvrir sur le visage de Jupiter quelle serait sa volonté. Mais le père des dieux et des hommesleur dit d'une voix douce et majestueuse:- Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés; vous voyez Adraste qui renverse tous sesennemis; mais ce spectacle est bien trompeur: la gloire et la prospérité des méchants est courte;Adraste, impie et odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entière victoire. Cemalheur n'arrive aux alliés que pour leur apprendre à se corriger et à mieux garder le secret deleurs entreprises. Ici la sage Minerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque, dont ellefait ses délices.Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuaient à regarder le combat.Cependant Nestor et Philoctète furent avertis qu'une partie du camp était déjà brûlée, que laflamme, poussée par le vent, s'avançait toujours, que leurs troupes étaient en désordre et quePhalante ne pouvait plus soutenir l'effort des ennemis. A peine ces funestes paroles frappent leursoreilles, et déjà ils courent aux armes, assemblent les capitaines et ordonnent qu'on se hâte desortir du camp pour éviter cet incendie.Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa douleur: il prend ses armes, dons précieuxde la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d'unexcellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes dumont Etna.Ses armes étaient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil. On y voyaitNeptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une villenaissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on en voyait sortir un cheval fougueux: lefeu sortait de ses yeux, et l'écume de sa bouche; ses crins flottaient au gré du vent; ses jambessouples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légèreté. Il ne marchait point, il sautait à forcede reins, mais avec tant de souplesse, qu'il ne laissait aucune trace de ses pas; on croyait l'entendrehennir.De l'autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l'olive, fruit de l'arbre qu'elleavait planté: le rameau, auquel pendait son fruit, représentait la douce paix avec l'abondance,préférable aux troubles de la guerre dont ce cheval était l'image. La déesse demeurait victorieusepar ses dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom.On voyait aussi Minerve assemblant autour d'elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfantstendres et ailés; ils se réfugiaient autour d'elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars, quiravage tout, comme les agneaux bêlants se réfugient sous leur mère à la vue d'un loup affamé, qui,d'une gueule béante et enflammée, s'élance pour les dévorer. Minerve, d'un visage dédaigneux etirrité, confondait par l'excellence de ses ouvrages la folle témérité d'Arachné, qui avait osédisputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous lesmembres exténués se défiguraient et se changeaient en araignée.D'un autre côté paraissait encore Minerve, qui, dans la guerre des géants, servait de conseil àJupiter même et soutenait tous les autres dieux étonnés. Enfin elle était représentée avec sa lanceet son égide, sur les bords du Xanthe et du Simoïs, menant Ulysse par la main, ranimant lestroupes fugitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capitaines troyens et duredoutable Hector même, enfin introduisant Ulysse dans cette fatale machine, qui devait en uneseule nuit renverser l'empire de Priam.D'un autre côté, ce bouclier représentait Cérès dans les fertiles campagnes d'Enne, qui sont aumilieu de la Sicile. On voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars çà et là, cherchant leurnourriture par la chasse ou cueillant les fruits sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait àces hommes grossiers l'art d'adoucir la terre et de tirer de son sein fécond leur nourriture. Elleleur présentait une charrue et y faisait atteler des boeufs. On voyait la terre s'ouvrir en sillons parle tranchant de la charrue; puis on apercevait les moissons dorées, qui couvraient ces fertilescampagnes: le moissonneur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre et se payait de toutesses peines. Le fer, destiné ailleurs à tout détruire, ne paraissait employé en ce lieu qu'à préparerl'abondance et qu'à faire naître tous les plaisirs.

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Les nymphes, couronnées de fleurs, dansaient ensemble dans une prairie, sur le bord d'unerivière, auprès d'un bocage: Pan jouait de la flûte, les faunes et les satyres folâtres sautaient dansun coin. Bacchus y paraissait aussi, couronné de lierre, appuyé d'une main sur son thyrse et tenantde l'autre une vigne ornée de pampre et de plusieurs grappes de raisin. C'était une beauté molle,avec je ne sais quoi de noble, de passionné et de languissant: il était tel qu'il parut à lamalheureuse Ariadne, lorsqu'il la trouva seule, abandonnée et abîmée dans la douleur, sur unrivage inconnu.Enfin, on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des vieillards qui allaient porter dans lestemples les prémices de leurs fruits; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs épouses, lassésdu travail de la journée: les femmes allaient au-devant d'eux, menant par la main leurs petitsenfants, qu'elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient chanter, et quelques-unsdansaient au son du chalumeau. Tout représentait la paix, l'abondance, les délices; tout paraissaitriant et heureux. On voyait même dans les pâturages les loups se jouer au milieu des moutons; lelion et le tigre, ayant quitté leur férocité, paissaient avec les tendres agneaux; un petit berger lesmenait ensemble sous sa houlette; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l'âged'or.Télémaque, s'étant revêtu de ces armes divines, au lieu de prendre son baudrier ordinaire, prit laterrible égide, que Minerve lui avait envoyée, en la confiant à Iris, prompte messagère des dieux.Iris lui avait enlevé son baudrier sans qu'il s'en aperçût et lui avait donné en la place cette égide,redoutable aux dieux mêmes.En cet état, il court hors du camp pour en éviter les flammes; il appelle à lui, d'une voix forte,tous les chefs de l'armée, et cette voix ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin étincelledans les yeux du jeune guerrier. Il paraît toujours doux, toujours libre et tranquille, toujoursappliqué à donner les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliqué à régler sa famille età instruire ses enfants. Mais il est prompt et rapide dans l'exécution, semblable à un fleuveimpétueux qui, non seulement roule avec précipitation ses flots écumeux, mais qui entraîneencore dans sa course les plus pesants vaisseaux dont il est chargé.Philoctète, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres nations, sentent dans le fils d'Ulysse jene sais quelle autorité à laquelle il faut que tout cède: l'expérience des vieillards leur manque; leconseil et la sagesse sont ôtés à tous les commandants; la jalousie même, si naturelle aux hommes,s'éteint dans les coeurs; tous se taisent, tous admirent Télémaque; tous se rangent pour lui obéir,sans y faire de réflexion, et comme s'ils y eussent été accoutumés. Il s'avance, et monte sur unecolline, d'où il observe la disposition des ennemis; puis tout à coup il juge qu'il faut se hâter de lessurprendre dans le désordre où ils se sont mis en brûlant le camp des alliés. Il fait le tour endiligence, et tous les capitaines les plus expérimentés le suivent. Il attaque les Dauniens par-derrière, dans un temps où ils croyaient l'armée des alliés enveloppée dans les flammes del'embrasement. Cette surprise les trouble: ils tombent sous la main de Télémaque, comme lesfeuilles, dans les derniers jours de l'automne, tombent des forêts, quand un fier aquilon, ramenantl'hiver, fait gémir les troncs des vieux arbres et en agite toutes les branches. La terre est couvertedes hommes que Télémaque fait tomber. De son dard il perça le coeur d'Iphiclès, le plus jeunedes enfants d'Adraste. Celui-ci osa se présenter contre lui au combat, pour sauver la vie de sonpère, qui pensa être surpris par Télémaque. Le fils d'Ulysse et Iphiclès étaient tous deux beaux,vigoureux, pleins d'adresse et de courage, de la même taille, de la même douceur, du même âge;tous deux chéris de leurs parents: mais Iphiclès était comme une fleur qui s'épanouit dans unchamp et qui doit être coupée par le tranchant de la faux du moissonneur. Ensuite Télémaquerenverse Euphorion, le plus célèbre de tous les Lydiens venus en Etrurie. Enfin, son glaive perceCléomène, nouveau marié, qui avait promis à son épouse de lui porter les riches dépouilles desennemis, et qui ne devait jamais la revoir.Adraste frémit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle de plusieurs capitaines, et la victoirequi échappe de ses mains. Phalante, presque abattu à ses pieds, est comme une victime à demiégorgée, qui se dérobe au couteau sacré et qui s'enfuit loin de l'autel; il ne fallait plus à Adrastequ'un moment pour achever la perte du Lacédémonien. Phalante, noyé dans son sang et dans

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celui des soldats qui combattent avec lui, entend les cris de Télémaque, qui s'avance pour lesecourir. En ce moment la vie lui est rendue; un nuage qui couvrait déjà ses yeux se dissipe. LesDauniens, sentant cette attaque imprévue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plusdangereux ennemi. Adraste est tel qu'un tigre à qui des bergers assemblés arrachent sa proie, qu'ilétait prêt à dévorer. Télémaque le cherche dans la mêlée et veut finir tout à coup la guerre, endélivrant les alliés de leur implacable ennemi.Mais Jupiter ne voulait pas donner au fils d'Ulysse une victoire si prompte et si facile: Minervemême voulait qu'il eût à souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre à gouverner leshommes. L'impie Adraste fut donc conservé par le père des dieux, afin que Télémaque eût letemps d'acquérir plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla dans les airs sauvales Dauniens; un tonnerre effroyable déclara la volonté des dieux: on aurait cru que les voûteséternelles du haut Olympe allaient s'écrouler sur les têtes des faibles mortels; les éclairs fendaientla nue de l'un à l'autre pôle, et, dans l'instant où ils éblouissaient les yeux par leurs feux perçants,on retombait dans les affreuses ténèbres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans l'instantservit encore à séparer les deux armées.Adraste profita du secours des dieux, sans être touché de leur pouvoir, et mérita, par cetteingratitude, d'être réservé à une plus cruelle vengeance. Il se hâta de faire passer ses troupes entrele camp à demi brûlé et un marais, qui s'étendait jusqu'à la rivière: il le fit avec tant d'industrie etde promptitude, que cette retraite montra combien il avait de ressource et de présence d'esprit.Les alliés, animés par Télémaque, voulaient le poursuivre, mais à la faveur de cet orage, il leuréchappa, comme un oiseau, d'une aile légère, échappe aux filets des chasseurs.Les alliés ne songèrent plus qu'à rentrer dans leur camp et qu'à réparer leurs pertes. En rentrantdans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable: les malades et les blessés, n'ayant puse traîner hors des tentes, n'avaient pu se garantir du feu: ils paraissaient à demi brûlés, poussantvers le ciel, d'une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le coeur de Télémaque en futpercé: il ne put retenir ses larmes; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d'horreur et decompassion; il ne pouvait voir sans frémir ces corps encore vivants, et dévoués à une longue etcruelle mort: ils paraissaient semblables à la chair des victimes qu'on a brûlées sur les autels, etdont l'odeur se répand de tous côtés.- Hélas! - s'écriait Télémaque - voilà donc les maux que la guerre entraîne après elle! Quelle fureuraveugle pousse les malheureux mortels! Ils ont si peu de jours à vivre sur la terre; ces jours sont simisérables: pourquoi précipiter une mort déjà si prochaine? Pourquoi ajouter tant de désolationsaffreuses à l'amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte? Les hommes sont tous frères,et ils s'entre-déchirent: les bêtes farouches sont moins cruelles qu'eux. Les lions ne font point laguerre aux lions, ni les tigres aux tigres; ils n'attaquent que les animaux d'espèce différente:l'homme seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux sans raison ne firent jamais. Mais encorepourquoi ces guerres? N'y a-t-il pas assez de terres dans l'univers pour en donner à tous leshommes plus qu'ils n'en peuvent cultiver? Combien y a-t-il de terres désertes! Le genre humain nesaurait les remplir. Quoi donc! une fausse gloire, un vain titre de conquérant, qu'un prince veutacquérir, allume la guerre dans des pays immenses! Ainsi un seul homme, donné au monde par lacolère des dieux, sacrifie brutalement tant d'autres hommes à sa vanité: il faut que tout périsse,que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce qui échappe au fer et aufeu ne puisse échapper à la faim, encore plus cruelle, afin qu'un seul homme, qui se joue de lanature humaine entière, trouve dans cette destruction générale son plaisir et sa gloire. Quellegloire monstrueuse! Peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont tellement oubliél'humanité? Non, non: bien loin d'être des demi-dieux, ce ne sont pas même des hommes, et ilsdoivent être en exécration à tous les siècles dont ils ont cru être admirés. O que les rois doiventprendre garde aux guerres qu'ils entreprennent! Elles doivent être justes; ce n'est pas assez: il fautqu'elles soient nécessaires pour le bien public. Le sang d'un peuple ne doit être versé que poursauver ce peuple dans les besoins extrêmes. Mais les conseils flatteurs, les fausses idées de gloire,les vaines jalousies, l'injuste avidité qui se couvre de beaux prétextes, enfin les engagements

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insensibles entraînent presque toujours les rois dans des guerres où ils se rendent malheureux, oùils hasardent tout sans nécessité, et où ils font autant de mal à leurs sujets qu'à leurs ennemis.Ainsi raisonnait Télémaque.Mais il ne se contentait pas de déplorer les maux de la guerre; il tâchait de les adoucir. On levoyait aller dans les tentes secourir lui-même les malades et les mourants; il leur donnait del'argent et des remèdes; il les consolait et les encourageait par des discours pleins d'amitié; ilenvoyait visiter ceux qu'il ne pouvait visiter lui-même.Parmi les Crétois qui étaient avec lui, il y avait deux vieillards, dont l'un se nommait Traumaphileet l'autre Nosophuge. Traumaphile avait été au siège de Troie avec Idoménée, et avait appris desenfants d'Esculape l'art divin de guérir les plaies. Il répandait dans les blessures les plus profondeset les plus envenimées une liqueur odoriférante, qui consumait les chairs mortes et corrompues,sans avoir besoin de faire aucune incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plussaines et plus belles que les premières.Pour Nosophuge, il n'avait jamais vu les enfants d'Esculape; mais il avait eu, par le moyen deMérione, un livre sacré et mystérieux, qu'Esculape avait donné à ses enfants. D'ailleursNosophuge était ami des dieux; il avait composé des hymnes en l'honneur des enfants de Latone;il offrait tous les jours le sacrifice d'une brebis blanche et sans tache à Apollon, par lequel il étaitsouvent inspiré. A peine avait-il vu un malade, qu'il connaissait à ses yeux, à la couleur de sonteint, à la conformation de son corps et à sa respiration, la cause de sa maladie. Tantôt il donnaitdes remèdes qui faisaient suer, et il montrait, par le succès des sueurs, combien la transpiration,facilitée ou diminuée, déconcerte ou rétablit toute la machine du corps; tantôt il donnait, pour lesmaux de langueur, certains breuvages qui fortifiaient peu à peu les parties nobles et quirajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang. Mais il assurait que c'était faute de vertu et decourage que les hommes avaient si souvent besoin de la médecine.- C'est une honte - disait-il - pour les hommes qu'ils aient tant de maladies; car les bonnes moeursproduisent la santé. Leur intempérance - disait-il encore - change en poisons mortels les alimentsdestinés à conserver la vie. Les plaisirs pris sans modération abrègent plus les jours des hommesque les remèdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins souvent malades faute denourriture que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop legoût et qui font manger au-delà du besoin empoisonnent au lieu de nourrir. Les remèdes sonteux-mêmes de véritables maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans lespressants besoins. Le grand remède, qui est toujours innocent, et toujours d'un usage utile, c'est lasobriété, c'est la tempérance dans tous les plaisirs, c'est la tranquillité de l'esprit, c'est l'exercice ducorps. Par là on fait un sang doux et tempéré et on dissipe toutes les humeurs superflues.Ainsi le sage Nosophuge était moins admirable par ses remèdes que par le régime qu'il conseillaitpour prévenir les maux et pour rendre les remèdes inutiles.Ces deux hommes étaient envoyés par Télémaque visiter tous les malades de l'armée. Ils enguérirent beaucoup par leurs remèdes, mais ils en guérirent bien davantage par le soin qu'ilsprirent pour les faire servir à propos; car ils s'appliquaient à les tenir proprement, à empêcher lemauvais air par cette propreté et à leur faire garder un régime de sobriété exacte dans leurconvalescence.Tous les soldats, touchés de ces secours, rendaient grâces aux dieux d'avoir envoyé Télémaquedans l'armée des alliés.- Ce n'est pas un homme - disaient-ils - c'est sans doute quelque divinité bienfaisante sous unefigure humaine. Du moins, si c'est un homme, il ressemble moins au reste des hommes qu'auxdieux; il n'est sur la terre que pour faire du bien, il est encore plus aimable par sa douceur et parsa bonté que par sa valeur. O si nous pouvions l'avoir pour roi! Mais les dieux le réservent pourquelque peuple plus heureux qu'ils chérissent, et chez lequel ils veulent renouveler l'âge d'or.Télémaque, pendant qu'il allait la nuit visiter les quartiers du camp, par précaution contre les rusesd'Adraste, entendait ces louanges, qui n'étaient point suspectes de flatterie, comme celles que lesflatteurs donnent souvent en face aux princes, supposant qu'ils n'ont ni modestie, ni délicatesse,et qu'il n'y a qu'à les louer sans mesure pour s'emparer de leur faveur. Le fils d'Ulysse ne pouvait

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goûter que ce qui était vrai; il ne pouvait souffrir d'autres louanges que celles qu'on lui donnait ensecret, loin de lui, et qu'il avait véritablement méritées. Son coeur n'était pas insensible à celles-là:il sentait ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attaché à la seule vertu, et que les méchants,faute de l'avoir éprouvé, ne peuvent ni concevoir, ni croire; mais il ne s'abandonnait point à ceplaisir: aussitôt revenaient en foule dans son esprit toutes les fautes qu'il avait faites; il n'oubliaitpoint sa hauteur naturelle et son indifférence pour les hommes; il avait une honte secrète d'êtrené si dur, et de paraître si humain. Il renvoyait à la sage Minerve toute la gloire qu'on lui donnait,et qu'il ne croyait pas mériter.- C'est vous - disait-il - ô grande déesse, qui m'avez donné Mentor pour m'instruire et pourcorriger mon mauvais naturel; c'est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pourme défier de moi-même; c'est vous qui retenez mes passions impétueuses; c'est vous qui me faitessentir le plaisir de soulager les malheureux: sans vous je serais haï et digne de l'être; sans vous jeferais des fautes irréparables; je serais comme un enfant, qui ne sentant pas sa faiblesse, quitte samère et tombe dès le premier pas.Nestor et Philoctète étaient étonnés de voir Télémaque devenu si doux, si attentif à obliger leshommes, si officieux, si secourable, si ingénieux pour prévenir les besoins: ils ne savaient quecroire; ils ne reconnaissaient plus en lui le même homme. Ce qui les surprit davantage fut le soinqu'il prit des funérailles d'Hippias. Il alla lui-même retirer son corps sanglant et défiguré del'endroit où il était caché sous un monceau de corps morts; il versa sur lui des larmes pieuses; ildit: "O grande ombre, tu le sais maintenant, combien j'ai estimé ta valeur! Il est vrai que ta fiertém'avait irrité: mais tes défauts venaient d'une jeunesse ardente; je sais combien cet âge a besoinqu'on lui pardonne. Nous eussions dans la suite été sincèrement unis; j'avais tort de mon côté. Odieux, pourquoi me le ravir avant que j'aie pu le forcer à m'aimer?"Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des liqueurs odoriférantes; puis on prépara par sonordre un bûcher. Les grands pins, gémissant sous les coups de hache, tombent en roulant du hautdes montagnes. Les chênes, ces vieux enfants de la terre, qui semblaient menacer le ciel, les hautspeupliers, les ormeaux, dont les têtes sont si vertes et si ornées d'un épais feuillage, les hêtres, quisont l'honneur des forêts, viennent tomber sur le bord du fleuve Galèse. Là s'élève avec ordre unbûcher, qui ressemble à un bâtiment régulier; la flamme commence à paraître, un tourbillon defumée monte jusqu'au ciel.Les Lacédémoniens s'avancent d'un pas lent et lugubre, tenant leurs piques renversées et leursyeux baissés; la douleur amère est peinte sur ces visages si farouches, et les larmes coulentabondamment. Puis on voyait venir Phérécyde, vieillard moins abattu par le nombre des annéesque par la douleur de survivre à Hippias, qu'il avait élevé depuis son enfance. Il levait vers le cielses mains et ses yeux noyés de larmes. Depuis la mort d'Hippias, il refusait toute nourriture; ledoux sommeil n'avait pu appesantir ses paupières, ni suspendre un moment sa cuisante peine; ilmarchait d'un pas tremblant, suivant la foule, et ne sachant où il allait. Nulle parole ne sortait desa bouche, car son coeur était trop serré; c'était un silence de désespoir et d'abattement; mais,quand il vit le bûcher allumé, il parut tout à coup furieux, et il s'écria:- O Hippias, Hippias, je ne te verrai plus! Hippias n'est plus, et je vis encore! O mon cherHippias, c'est moi cruel, moi impitoyable, qui t'ai appris à mépriser la mort! Je croyais que tesmains fermeraient mes yeux et que tu recueillerais mon dernier soupir. O dieux cruels, vousprolongez ma vie pour me faire voir la mort d'Hippias! O cher enfant que j'ai nourri, et qui m'ascoûté tant de soins, je ne te verrai plus; mais je verrai ta mère, qui mourra de tristesse en mereprochant ta mort; je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux, et j'enserai cause! O chère ombre! appelle-moi sur les rives du Styx; la lumière m'est odieuse: c'est toiseul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias, Hippias, ô mon cher Hippias! je ne visencore que pour rendre à tes cendres le dernier devoir.Cependant on voyait le corps du jeune Hippias étendu, qu'on portait dans un cercueil orné depourpre, d'or et d'argent. La mort, qui avait éteint ses yeux, n'avait pu effacer toute sa beauté, etles grâces étaient encore à demi peintes sur son visage pâle. On voyait flotter autour de son cou,plus blanc que la neige, mais penché sur l'épaule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux

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d'Atys ou de Ganymède, qui allaient être réduits en cendres. On remarquait dans le côté lablessure profonde, par où tout son sang s'était écoulé et qui l'avait fait descendre dans le royaumesombre de Pluton.Télémaque, triste et abattu, suivait de près le corps et lui jetait des fleurs. Quand on fut arrivé aubûcher, le jeune fils d'Ulysse ne put voir la flamme pénétrer les étoffes qui enveloppaient le corpssans répandre de nouvelles larmes.- Adieu - dit-il - ô magnanime Hippias! car je n'ose te nommer mon ami: apaise-toi, ô ombre quias mérité tant de gloire! Si je ne t'aimais, j'envierais ton bonheur; tu es délivré des misères où noussommes encore, et tu en es sorti par le chemin le plus glorieux. Hélas! que je serais heureux definir de même! Que le Styx n'arrête point ton ombre; que les Champs Elysées lui soient ouverts;que la renommée conserve ton nom dans tous les siècles, et que tes cendres reposent en paix!A peine eut-il dit ces paroles, entremêlées de soupirs, que toute l'armée poussa un cri: ons'attendrissait sur Hippias, dont on racontait les grandes actions, et la douleur de sa mort,rappelant toutes ses bonnes qualités, faisait oublier les défauts qu'une jeunesse impétueuse et unemauvaise éducation lui avaient donnés. Mais on était encore plus touché des sentiments tendresde Télémaque.- Est-ce donc là - disait-on - ce jeune Grec si fier, si hautain, si dédaigneux, si intraitable! Le voilàdevenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve, qui a tant aimé son père, l'aime aussi; sansdoute elle lui a fait le plus précieux don que les d'eux puissent faire aux hommes, en lui donnant,avec sa sagesse, un coeur sensible à l'amitié.Le corps était déjà consumé par les flammes, Télémaque lui-même arrosa de liqueurs parfuméesles cendres encore fumantes; puis il les mit dans une urne d'or, qu'il couronna de fleurs, et il portacette urne à Phalante. Celui-ci était étendu, percé de diverses blessures, et, dans son extrêmefaiblesse, il entrevoyait près de lui les portes sombres des enfers.Déjà Traumaphile et Nosophuge, envoyés par le fils d'Ulysse, lui avaient donné tous les secoursde leur art: ils rappelaient peu à peu son âme prête à s'envoler; de nouveaux esprits le ranimaientinsensiblement; une force douce et pénétrante, un baume de vie s'insinuait de veine en veinejusqu'au fond de son coeur; une chaleur agréable le dérobait aux mains glacées de la mort. En cemoment, la défaillance cessant, la douleur succéda; il commença à sentir la perte de son frère,qu'il n'avait point été jusqu'alors en état de sentir.- Hélas! - disait-il - pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre? Ne me vaudrait-il pasmieux mourir et suivre mon cher Hippias? Je l'ai vu périr tout auprès de moi. O Hippias, ladouceur de ma vie, mon frère, mon cher frère, tu n'es plus! Je ne pourrai donc plus ni te voir, nit'entendre, ni t'embrasser, ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes! O dieux ennemisdes hommes, il n'y a plus d'Hippias pour moi: est-il possible? Mais n'est-ce point un songe? Non,il n'est que trop vrai. O Hippias, je t'ai perdu; je t'ai vu mourir, et il faut que je vive encore autantqu'il sera nécessaire pour te venger: je veux immoler à tes mânes le cruel Adraste teint de tonsang.Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins tâchaient d'apaiser sa douleur, de peurqu'elle n'augmentât ses maux et n'empêchât l'effet des remèdes. Tout à coup il aperçoitTélémaque qui se présente à lui. D'abord son coeur fut combattu par deux passions contraires. Ilconservait un ressentiment de tout ce qui s'était passé entre Télémaque et Hippias: la douleur dela perte d'Hippias rendait ce ressentiment encore plus vif. D'un autre côté, il ne pouvait ignorerqu'il devait la conservation de sa vie à Télémaque, qui l'avait tiré sanglant et à demi mort desmains d'Adraste. Mais, quand il vit l'urne d'or où étaient renfermées les cendres si chères de sonfrère Hippias, il versa un torrent de larmes; il embrasse d'abord Télémaque sans pouvoir luiparler, et lui dit enfin d'une voix languissante et entrecoupée de sanglots:- Digne fils d'Ulysse, votre vertu me force à vous aimer; je vous dois ce reste de vie qui vas'éteindre; mais je vous dois quelque chose qui m'est bien plus cher. Sans vous, le corps de monfrère aurait été la proie des vautours; sans vous, son ombre, privée de la sépulture, erreraitmalheureusement sur les rives du Styx, toujours repoussée par l'impitoyable Charon. Faut-il queje doive tant à un homme que j'ai tant haï! O dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d'une vie si

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malheureuse! Pour vous, ô Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs, que vous avez rendus àmon frère, afin que rien ne manque à votre gloire.A ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d'un excès de douleur. Télémaque se tint auprèsde lui sans oser lui parler, et attendant qu'il reprît ses forces. Bientôt Phalante, revenant de cettedéfaillance, prit l'urne des mains de Télémaque, la baisa plusieurs fois, l'arrosa de ses larmes, etdit:- O chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec vous danscette même urne? O ombre d'Hippias, je te suis dans les enfers: Télémaque nous vengera tousdeux.Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins de deux hommes qui avaientla science d'Esculape. Télémaque était sans cesse avec eux auprès du malade, pour les rendre plusattentifs à avancer sa guérison, et toute l'armée admirait bien plus la bonté de coeur avec laquelleil secourait son plus grand ennemi que la valeur et la sagesse qu'il avait montrées en sauvant, dansla bataille, l'armée des alliés.En même temps, Télémaque se montrait infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre: ildormait peu, et son sommeil était souvent interrompu ou par les avis qu'il recevait à toutes lesheures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu'il ne faisaitjamais deux fois de suite aux mêmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n'étaient pas assezvigilants. Il revenait souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussière. Sa nourriture étaitsimple; il vivait comme les soldats, pour leur donner l'exemple de la sobriété et de la patience.L'armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea à propos d'arrêter les murmures dessoldats en souffrant lui-même volontairement les mêmes incommodités qu'eux. Son corps, loinde s'affaiblir dans une vie si pénible, se fortifiait et s'endurcissait chaque jour: il commençait àn'avoir plus ces grâces si tendres qui sont comme la fleur de la première jeunesse; son teintdevenait plus brun et moins délicat, ses membres moins mous et plus nerveux.

Appendice au livre XIII

... comme les rayons de soleil. Sur le bouclier était gravée la fameuse histoire du siège de Thèbes.On voyait d'abord le malheureux Lagus, qui, ayant appris par la réponse de l'oracle d'Apollon,que son fils, qui venait de naître, serait le meurtrier de son père, livra aussitôt l'enfant à un bergerpour l'exposer aux bêtes farouches et aux oiseaux de proie. Puis on remarquait le berger quiportait l'enfant sur la montagne de Cithéron, entre la Béotie et la Phocide. Cet enfant semblaitcrier et sentir sa déplorable destinée. Il avait je ne sais quoi de naïf, de tendre et de gracieux, quirend l'enfance si aimable. Le berger qui le portait sur des rochers affreux paraissait le faire à regretet être touché de compassion: des larmes coulaient de ses yeux; il était incertain et embarrassé.Puis il perçait les pieds de l'enfant avec son épée, les traversait d'une branche d'osier, et lesuspendait à un arbre, ne pouvant se résoudre ni à le sauver contre l'ordre de son maître, ni à lelivrer à une mort certaine. Après quoi il partit, de peur de voir mourir ce petit innocent qu'ilaimait.Cependant l'enfant faute de nourriture...Déjà ses pieds, par lesquels tout son corps était suspendu, étaient enflés et livides. Phorbas,berger de Polybe, roi de Corynthe, qui faisait paître dans ce désert les grands troupeaux du roi,entendit les cris de ce petit enfant. Il accourt, il le détache, il le donne à un autre berger, afin qu'ille porte à la reine Mérope, qui n'a point d'enfant. Elle est touchée de sa beauté, elle le nommeOedipe à cause de l'enflure de ses pieds percés, le nourrit comme son propre fils, le croyant unenfant envoyé des dieux. Toutes ces diverses actions paraissaient chacune en leur place.Enfin on voyait Oedipe déjà grand, qui, ayant appris que Polybe n'était pas son père, allait de paysen pays pour découvrir sa naissance. L'oracle lui déclara qu'il trouverait son père dans la Phocide.Il y va, il y trouve le peuple agité par une grande sédition. Dans ce trouble, il tua Lagus, son père,sans le connaître. Bientôt on le voit encore qui se présente à Thèbes. Il explique l'énigme duSphinx. Il tue le monstre, il épouse la reine Jocaste, sa mère, qu'il ne connaît point et qui croit

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Oedipe fils de Polybe. Une horrible peste, signe de la colère des dieux, suit de près un mariage sidétestable. Là Vulcain avait pris plaisir à représenter les enfants qui expiraient dans le sein deleurs mères, tout un peuple languissant, la mort et la douleur peinte sur les visages. Mais ce quiétait de plus affreux était de voir Oedipe, qui, après avoir longtemps cherché la cause ducourroux des dieux, découvre qu'il en est lui-même la cause.On voyait sur le visage de Jocaste la honte et la crainte d'éclaircir ce qu'elle ne voulait pasconnaître, sur celui d'Oedipe la douleur et le désespoir. Il s'arrache les yeux, et il paraît conduitcomme un aveugle par sa fille Antigone. On voit qu'il reproche aux dieux les crimes dans lesquelsils l'ont laissé tomber. Ensuite on le voyait s'exiler lui-même pour se punir, et ne pouvant plusvivre avec les hommes.En partant, il laissait son royaume aux deux fils qu'il avait eus de Jocaste, Etéocle et Polynice, àcondition qu'ils régneraient tour à tour chacun leur année. Mais la discorde des frères paraissaitencore plus horrible que les malheurs d'Oedipe. Etéocle paraissait sur le trône, refusant d'endescendre pour y faire monter à son tour Polynice. Celui-ci, ayant eu recours à Adraste, roid'Argos, dont il épousa la fille Argia, s'avançait vers Thèbes avec des troupes innombrables. Onvoyait partout des combats autour de la ville assiégée. Tous les héros de la Grèce étaientassemblés dans cette guerre, et elle ne paraissait pas moins sanglante que celle de Troie.On y reconnaissait l'infortuné mari d'Eriphyle. C'était le célèbre devin Amphiaraüs, qui prévit sonmalheur et qui ne sut s'en garantir. Il se cache pour n'aller point au siège de Thèbes, sachant qu'ilne peut espérer de revenir de cette guerre, s'il s'y engage. Eriphyle était la seule à qui il eût oséconfier son secret, Eriphyle son épouse, qu'il aimait plus que sa vie et dont il se croyaittendrement aimé. Séduite par un collier qu'Adraste, roi d'Argos, lui donna, elle trahit son épouxAmphiaraüs. On la voyait qui découvrait le lieu où il s'était caché. Adraste le menait malgré lui àThèbes. Bientôt, en y arrivant, il paraissait englouti dans la terre qui s'entrouvrait tout à couppour l'abîmer.Parmi tant de combats où Mars exerçait sa fureur, on remarquait avec horreur celui des deuxfrères Etéocle et Polynice. Il paraissait sur leurs visages je ne sais quoi d'odieux et de funeste: lecrime de leur naissance était comme écrit sur leurs fronts. Il était facile de juger qu'ils étaientdévoués aux furies infernales et à la vengeance des dieux. Les dieux les sacrifiaient pour servird'exemple à tous les frères dans la suite de tous les siècles et pour montrer ce que fait l'impiediscorde quand elle peut séparer des coeurs qui doivent être si étroitement unis. On voyait cesdeux frères pleins de rage qui s'entre-déchiraient. Chacun oubliait de défendre sa vie pourarracher celle de son frère. Ils étaient tous deux sanglants et percés de coups mortels, tous deuxmourants, sans que leur fureur pût se ralentir, tous deux tombés par terre et prêts à rendre ledernier soupir; mais ils se traînaient encore l'un contre l'autre pour avoir le plaisir de mourir dansun dernier effort de cruauté et de vengeance. Tous les autres combats paraissaient suspendus parcelui-là. Les deux armées étaient consternées et saisies d'horreur à la vue de ces deux monstres.Mars lui-même détournait ses yeux cruels pour ne pas voir un tel spectacle. Enfin, on voyait laflamme du bûcher sur lequel on mettait les corps de ces deux frères dénaturés; mais (ô choseincroyable!) la flamme se partageait en deux: la mort même n'avait pu finir la haine implacable quiétait entre Etéocle et Polynice; ils ne pouvaient brûler ensemble, et leurs cendres, encore sensiblesaux maux qu'ils s'étaient faits l'un à l'autre, ne purent jamais se mêler. Voilà ce que Vulcain avaitreprésenté, avec un art divin, sur les armes que Minerve avait données à Télémaque.Le bouclier représentait Cérès dans les campagnes d'Enne... 

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Quatorzième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, persuadé par divers songes que son pèreUlysse n'est plus sur la terre, exécute le dessein, qu'il avait conçu depuis longtemps, de l'aller chercher dans lesenfers. Il se dérobe du camp pendant la nuit, et se rend à la fameuse caverne d'Achérontia. Il s'y enfoncecourageusement et arrive bientôt au bord du Styx, où Charon le reçoit dans sa barque. Il va se présenter devantPluton, qui lui permet de chercher son père dans les enfers. Il traverse d'abord le Tartare, où il voit les tourmentsque souffrent les ingrats, les parjures, les impies, les hypocrites, et surtout les mauvais rois. Il entre ensuite dans lesChamps Elysées, où il contemple avec délices la félicité dont jouissent les hommes justes, et surtout les bons rois,qui, pendant leur vie, ont sagement gouverné les hommes. Il est reconnu par Arcésius, son bisaïeul, qui l'assurequ'Ulysse est vivant et qu'il reprendra bientôt l'autorité dans Ithaque, où son fils doit régner après lui. Arcésiusdonne à Télémaque les plus sages instructions sur l'art de régner. Il lui fait remarquer combien la récompense desbons rois, qui ont principalement excellé par la justice et par la vertu, surpasse la gloire de ceux qui ont excellé parla valeur. Après cet entretien, Télémaque sort du ténébreux empire de Pluton et retourne promptement au camp desalliés.

Cependant Adraste, dont les troupes avaient été considérablement affaiblies dans le combat,s'était retiré derrière la montagne d'Aulon, pour attendre divers secours et pour tâcher desurprendre encore une fois ses ennemis, semblable à un lion affamé, qui, ayant été repoussé d'unebergerie, s'en retourne dans les sombres forêts et rentre dans sa caverne, où il aiguise ses dents etses griffes, attendant le moment favorable pour égorger tous les troupeaux.Télémaque, ayant pris soin de mettre une exacte discipline dans tout le camp, ne songea plus qu'àexécuter un dessein qu'il avait conçu, et qu'il cacha à tous les chefs de l'armée. Il y avait déjàlongtemps qu'il était agité, pendant toutes les nuits, par des songes qui lui représentaient son pèreUlysse. Cette chère image revenait toujours sur la fin de la nuit, avant que l'aurore vînt chasser duciel, par ses feux naissants, les inconstantes étoiles, et de dessus la terre le doux sommeil, suivi dessonges voltigeants. Tantôt il croyait voir Ulysse nu, dans une île fortunée, sur la rive d'un fleuve,dans une prairie ornée de fleurs, et environné de nymphes qui lui jetaient des habits pour secouvrir; tantôt il croyait l'entendre parler dans un palais tout éclatant d'or et d'ivoire, où deshommes couronnés de fleurs l'écoutaient avec plaisir et admiration. Souvent Ulysse luiapparaissait tout à coup dans des festins, où la joie éclatait parmi les délices et où l'on entendaitles tendres accords d'une voix avec une lyre, plus douces que la lyre d'Apollon et que les voix detoutes les Muses.Télémaque, en s'éveillant, s'attristait de ces songes si agréables.- O mon père, ô mon cher père Ulysse - s'écriait-il - les songes les plus affreux me seraient plusdoux! Ces images de félicité me font comprendre que vous êtes déjà descendu dans le séjour desâmes bienheureuses, que les dieux récompensent de leur vertu par une éternelle tranquillité: jecrois voir les Champs Elysées. O qu'il est cruel de n'espérer plus! Quoi donc! ô mon cher père, jene vous verrai jamais! Jamais je n'embrasserai celui qui m'aimait tant et que je cherche avec tantde peine! Jamais je n'entendrai parler cette bouche, d'où sortait la sagesse! Jamais je ne baiserai cesmains, ces chères mains, ces mains victorieuses, qui ont abattu tant d'ennemis! Elles ne punirontpoint les insensés amants de Pénélope, et Ithaque ne se relèvera jamais de sa ruine! O dieuxennemis de mon père, vous m'envoyez ces songes funestes pour arracher toute espérance de moncoeur: c'est m'arracher la vie. Non, je ne puis plus vivre dans cette incertitude. Que dis-je? Hélas!je ne suis que trop certain que mon père n'est plus. Je vais chercher son ombre jusque dans lesenfers: Thésée y est bien descendu, Thésée, cet impie qui voulait outrager les divinités infernales,et moi, j'y vais conduit par la piété. Hercule y descendit: je ne suis pas Hercule; mais il est beaud'oser l'imiter. Orphée a bien touché, par le récit de ses malheurs, le coeur de ce dieu qu'ondépeint comme inexorable: il obtint de lui qu'Eurycide retournât parmi les vivants. Je suis plusdigne de compassion qu'Orphée; car ma perte est plus grande: qui pourrait comparer une jeunefille, semblable à cent autres, avec le sage Ulysse, admiré de toute la Grèce? Allons! mourons, s'ille faut. Pourquoi craindre la mort, quand on souffre tant dans la vie? O Pluton, ô Proserpine,

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j'éprouverai bientôt si vous êtes aussi impitoyables qu'on le dit. O mon père, après avoir parcouruen vain les terres et les mers pour vous trouver, je vais enfin voir si vous n'êtes point dans lasombre demeure des morts. Si les dieux me refusent de vous posséder sur la terre et à la lumièredu soleil, peut-être ne me refuseront-ils pas de voir au moins votre ombre dans le royaume de lanuit.En disant ces paroles, Télémaque arrosait son lit de ses larmes: aussitôt il se levait et cherchait,par la lumière, à soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causée; mais c'était uneflèche qui avait percé son coeur et qu'il portait partout avec lui. Dans cette peine, il entreprit dedescendre aux enfers par un lieu célèbre, qui n'était pas éloigné du camp. On l'appelaitAchérontia, à cause qu'il y avait en ce lieu une caverne affreuse, de laquelle on descendait sur lesrives de l'Achéron, par lequel les dieux mêmes craignent de jurer. La ville était sur un rocher,posée comme un nid sur le haut d'un arbre: au pied de ce rocher on trouvait la caverne, delaquelle les timides mortels n'osaient approcher; les bergers avaient soin d'en détourner leurstroupeaux. La vapeur soufrée du marais stygien, qui s'exhalait sans cesse par cette ouverture,empestait l'air. Tout autour il ne croissait ni herbe, ni fleurs; on n'y sentait jamais les douxzéphyrs, ni les grâces naissantes du printemps, ni les riches dons de l'automne: la terre aride ylanguissait; on y voyait seulement quelques arbustes dépouillés et quelques cyprès funestes. Auloin même, tout à l'entour, Cérès refusait aux laboureurs ses moissons dorées; Bacchus semblaiten vain y promettre ses doux fruits; les grappes de raisin se desséchaient au lieu de mûrir. LesNaïades tristes ne faisaient point couler une onde pure: leurs flots étaient toujours amers ettroublés. Les oiseaux ne chantaient jamais dans cette terre hérissée de ronces et d'épines et n'ytrouvaient aucun bocage pour se retirer; ils allaient chanter leurs amours sous un ciel plus doux.On n'entendait que le croassement des corbeaux et la voix lugubre des hiboux; l'herbe même yétait amère et les troupeaux qui la paissaient ne sentaient point la douce joie qui les fait bondir. Letaureau fuyait la génisse, et le berger, tout abattu, oubliait sa musette et sa flûte.De cette caverne sortait, de temps en temps, une fumée noire et épaisse, qui faisait une espèce denuit au milieu du jour. Les peuples voisins redoublaient alors leurs sacrifices pour apaiser lesdivinités infernales; mais souvent les hommes, à la fleur de leur âge et dès leur plus tendrejeunesse, étaient les seules victimes que ces divinités cruelles prenaient plaisir à immoler par unefuneste contagion.C'est là que Télémaque résolut de chercher le chemin de la sombre demeure de Pluton. Minerve,qui veillait sans cesse sur lui et qui le couvrait de son égide, lui avait rendu Pluton favorable.Jupiter même, à la prière de Minerve, avait ordonné à Mercure, qui descend chaque jour auxenfers pour livrer à Charon un certain nombre de morts, de dire au roi des ombres qu'il laissâtentrer le fils d'Ulysse dans son empire.Télémaque se dérobe du camp pendant la nuit; il marche à la clarté de la lune et il invoque cettepuissante divinité, qui, étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane,est aux enfers la redoutable Hécate. Cette divinité écouta favorablement ses voeux parce que soncoeur était pur et qu'il était conduit par l'amour pieux qu'un fils doit à son père.A peine fut-il auprès de l'entrée de la caverne, qu'il entendit l'empire souterrain mugir. La terretremblait sous ses pas; le ciel s'arma d'éclairs et de feux, qui semblaient tomber sur la terre. Lejeune fils d'Ulysse sentit son coeur ému et tout son corps était couvert d'une sueur glacée; maisson courage se soutint: il leva les yeux et les mains au ciel.- Grands dieux - s'écria-t-il - j'accepte ces présages, que je crois heureux; achevez votre ouvrage.Il dit, et, redoublant ses pas, il se présente hardiment.Aussitôt la fumée épaisse qui rendait l'entrée de la caverne funeste à tous les animaux, dès qu'ilsen approchaient, se dissipa; l'odeur empoisonnée cessa pour un peu de temps. Télémaque entreseul; car quel autre mortel eût osé le suivre? Deux Crétois, qui l'avaient accompagné jusqu'à unecertaine distance de la caverne et auxquels il avait confié son dessein, demeurèrent tremblants et àdemi morts assez loin de là, dans un temple, faisant des voeux et n'espérant plus de revoirTélémaque.

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Cependant le fils d'Ulysse, l'épée à la main, s'enfonce dans les ténèbres horribles. Bientôt ilaperçoit une faible et sombre lueur, telle qu'on la voit pendant la nuit sur la terre: il remarque lesombres légères qui voltigent autour de lui, et il les écarte avec son épée. Ensuite il voit les tristesbords du fleuve marécageux dont les eaux bourbeuses et dormantes ne font que tournoyer. Ildécouvre sur ce rivage une foule innombrable de morts privés de la sépulture, qui se présententen vain à l'impitoyable Charon. Ce dieu, dont la vieillesse éternelle est toujours triste et chagrine,mais pleine de vigueur, les menace, les repousse et admet d'abord dans sa barque le jeune Grec.En entrant, Télémaque entend les gémissements d'une ombre qui ne pouvait se consoler.- Quel est donc - lui dit-il - votre malheur? Qui étiez-vous sur la terre?- J'étais - lui répondit cette ombre - Nabopharsan, roi de la superbe Babylone. Tous les peuplesde l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom; je me faisais adorer par les Babyloniens dansun temple de marbre, où j'étais représenté par une statue d'or, devant laquelle on brûlait nuit etjour les plus précieux parfums de l'Ethiopie. Jamais personne n'osa me contredire sans êtreaussitôt puni. On inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me rendre la vie plus délicieuse.J'étais encore jeune et robuste. Hélas! que de prospérités ne me restait-il pas encore à goûter surle trône! Mais une femme que j'aimais et qui ne m'aimait pas m a bien fait sentir que je n'étais pasdieu: elle m'a empoisonné; je ne suis plus rien. On mit hier, avec pompe, mes cendres dans uneurne d'or; on pleura; on s'arracha les cheveux; on fit semblant de vouloir se jeter dans les flammesde mon bûcher, pour mourir avec moi; on va encore gémir au pied du superbe tombeau où l'on amis mes cendres: mais personne ne me regrette, ma mémoire est en horreur même dans mafamille; et, ici-bas, je souffre déjà d'horribles traitements.Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit:- Etiez-vous véritablement heureux pendant votre règne? Sentiez-vous cette douce paix sanslaquelle le coeur demeure toujours serré et flétri au milieu des délices?- Non - répondit le Babylonien - je ne sais même ce que vous voulez dire. Les sages vantent cettepaix comme l'unique bien: pour moi, je ne l'ai jamais sentie, mon coeur était sans cesse agité dedésirs nouveaux, de crainte et d'espérance. Je tâchais de m'étourdir moi-même par l'ébranlementde mes passions; j'avais soin d'entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle: le moindreintervalle de raison tranquille m'eût été trop amer. Voilà la paix dont j'ai joui: toute autre meparaît une fable et un songe; voilà les biens que je regrette.En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lâche qui a été amolli par lesprospérités et qui n'est point accoutumé à supporter constamment un malheur. Il avait auprès delui quelques esclaves, qu'on avait fait mourir pour honorer ses funérailles: Mercure les avait livrésà Charon avec leur roi et leur avait donné une puissance absolue sur ce roi qu'ils avaient servi surla terre. Ces ombres d'esclaves ne craignaient plus l'ombre de Nabopharsan: elles la tenaientenchaînée, et lui faisaient les plus cruelles indignités. L'un lui disait: "N'étions-nous pas hommesaussi bien que toi? Comment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu? Et ne fallait-il pas tesouvenir que tu étais de la race des autres hommes?"Un autre, pour lui insulter, disait:- Tu avais raison de ne vouloir pas qu'on te prît pour un homme; car tu étais un monstre sanshumanité.Un autre lui disait:- Hé bien! où sont maintenant tes flatteurs? Tu n'as plus rien à donner, malheureux; tu ne peuxplus faire aucun mal; te voilà devenu esclave de tes esclaves mêmes: les dieux ont été lents à fairejustice; mais enfin ils la font.A ces dures paroles, Nabopharsan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans unexcès de rage et de désespoir. Mais Charon disait aux esclaves:- Tirez-le par sa chaîne: relevez-le malgré lui: il n'aura pas même la consolation de cacher sahonte; il faut que toutes les ombres du Styx en soient témoins, pour justifier les dieux, qui ontsouffert si longtemps que cet impie régnât sur la terre. Ce n'est encore là, ô Babylonien, que lecommencement de tes douleurs; prépare-toi à être jugé par l'inflexible Minos, juge des enfers.

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Pendant ce discours du terrible Charon, la barque touchait déjà le rivage de l'empire de Pluton:toutes les ombres accouraient pour considérer cet homme vivant, qui paraissait au milieu de cesmorts dans la barque. Mais, dans le moment où Télémaque mit pied à terre, elles s'enfuirent,semblables aux ombres de la nuit que la moindre clarté du jour dissipe. Charon, montrant aujeune Grec un front moins ridé et des yeux moins farouches qu'à l'ordinaire, lui dit:- Mortel chéri des dieux, puisqu'il t'est donné d'entrer dans ce royaume de la nuit, inaccessible auxautres vivants, hâte-toi d'aller où les destins t'appellent: va, par ce chemin sombre, au palais dePluton, que tu trouveras sur son trône; il te permettra d'entrer dans les lieux dont il m'est défendude te découvrir le secret.Aussitôt Télémaque s'avance à grands pas: il voit de tous côtés voltiger des ombres, plusnombreuses que les grains de sable qui couvrent les rivages de la mer; et, dans l'agitation de cettemultitude infinie, il est saisi d'une horreur divine, observant le profond silence de ces vastes lieux.Ses cheveux se dressent sur sa tête quand il aborde le noir séjour de l'impitoyable Pluton; il sentses genoux chancelants; la voix lui manque, et c'est avec peine qu'il peut prononcer au dieu cesparoles:- Vous voyez, ô terrible divinité, le fils du malheureux Ulysse: je viens vous demander si monpère est descendu dans votre empire ou s'il est encore errant sur la terre.Pluton était sur un trône d'ébène; son visage était pâle et sévère; ses yeux, creux et étincelants;son visage, ridé et menaçant: la vue d'un homme vivant lui était odieuse, comme la lumièreoffense les yeux des animaux qui ont accoutumé de ne sortir de leurs retraites que pendant lanuit. A son côté paraissait Proserpine, qui attirait seule ses regards et qui semblait un peu adoucirson coeur: elle jouissait d'une beauté toujours nouvelle; mais elle paraissait avoir joint à ces grâcesdivines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux.Aux pieds du trône était la Mort, pâle et dévorante, avec sa faux tranchante, qu'elle aiguisait sanscesse. Autour d'elle volaient les noirs Soucis, les cruelles Défiances, les Vengeances, toutesdégouttantes de sang et couvertes de plaies, les Haines injustes, l'Avarice, qui se ronge elle-même,le Désespoir, qui se déchire de ses propres mains, l'Ambition forcenée, qui renverse tout, laTrahison, qui veut se repaître de sang, et qui ne peut jouir des maux qu'elle a faits, l'Envie, quiverse son venin mortel autour d'elle et qui se tourne en rage, dans l'impuissance où elle est denuire, l'Impiété, qui se creuse elle-même un abîme sans fond, où elle se précipite sans espérance,les spectres hideux, les fantômes, qui représentent les morts pour épouvanter les vivants, lessonges affreux, les insomnies, aussi cruelles que les tristes songes. Toutes ces images funestesenvironnaient le fier Pluton et remplissaient le palais où il habite. Il répondit à Télémaque d'unevoix basse, qui fit gémir le fond de l'Erèbe:- Jeune mortel, les destinées t'ont fait violer cet asile sacré des ombres; suis ta haute destinée: jene te dirai point où est ton père; il suffit que tu sois libre de le chercher. Puisqu'il a été roi sur laterre, tu n'as qu'à parcourir, d'un côté, l'endroit du noir Tartare où les mauvais rois sont punis; del'autre, les Champs Elysées, où les bons rois sont récompensés. Mais tu ne peux aller d'ici dans lesChamps Elysées, qu'après avoir passé par le Tartare: hâte-toi d'y aller et de sortir de mon empire.A l'instant Télémaque semble voler dans ces espaces vides et immenses, tant il lui tarde de savoirs'il verra son père et de s'éloigner de la présence horrible du tyran qui tient en crainte les vivantset les morts. Il aperçoit bientôt assez près de lui le noir Tartare: il en sortait une fumée noire etépaisse, dont l'odeur empestée donnerait la mort, si elle se répandait dans la demeure des vivants.Cette fumée couvrait un fleuve et des tourbillons de flamme, dont le bruit, semblable à celui destorrents les plus impétueux quand ils s'élancent des plus hauts rochers dans le fond des abîmes,faisait qu'on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux.Télémaque, secrètement animé par Minerve, entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord ilaperçut un grand nombre d'hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et quiétaient punis pour avoir cherché les richesses par des fraudes, des trahisons et des cruautés.Il remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui, faisant semblant d'aimer la religion, s'en étaientservis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition et pour se jouer des hommescrédules: ces hommes, qui avaient abusé de la vertu même, quoiqu'elle soit le plus grand don des

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dieux, étaient punis comme les plus scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgéleurs pères et leurs mères, les épouses qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs maris,les traîtres qui avaient livré leurs patries après avoir violé tous les serments souffraient des peinesmoins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l'avaient ainsi voulu, et voici leurraison: c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies;ils veulent encore passer pour bons et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus sefier à la véritable. Les dieux, dont ils se sont joués et qu'ils ont rendus méprisables aux hommes,prennent plaisir à employer toute leur puissance pour se venger de leurs insultes.Auprès de ceux-ci paraissaient d'autres hommes, que le vulgaire ne croit guère coupables, et quela vengeance divine poursuit impitoyablement: ce sont les ingrats, les menteurs, les flatteurs quiont loué le vice; les critiques malins qui ont tâché de flétrir la plus pure vertu, enfin ceux qui ontjugé témérairement des choses sans les connaître à fond et qui par là ont nui à la réputation desinnocents. Mais, parmi toutes les ingratitudes, celle qui était punie comme la plus noire, c'est celleoù l'on tombe contre les dieux.- Quoi donc! disait Minos, on passe pour un monstre quand on manque de reconnaissance pourson père ou pour son ami, de qui on a reçu quelque secours, et on fait gloire d'être ingrat enversles dieux, de qui on tient la vie et tous les biens qu'elle renferme! Ne leur doit-on pas sa naissanceplus qu'au père et à la mère de qui on est né? Plus tous ces crimes sont impunis et excusés sur laterre, plus ils sont dans les enfers l'objet d'une vengeance implacable, à qui rien n'échappe.Télémaque, voyant les trois juges qui étaient assis et qui condamnaient un homme, osa leurdemander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s'écria:- Je n'ai jamais fait aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien; j'ai été magnifique, libéral,juste, compatissant: que peut-on donc me reprocher?Alors Minos lui dit:- On ne te reproche rien à l'égard des hommes; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'auxdieux? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n'as manqué à aucun devoir vers leshommes, qui ne sont rien; tu as été vertueux: mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, etnon aux dieux, qui te l'avaient donnée; car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu et terenfermer en toi-même: tu as été ta divinité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien faitque pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits: tu les as oubliés, ils t'oublieront; ils telivreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant,si tu le peux, ta consolation dans ton propre coeur. Te voilà à jamais séparé des hommes,auxquels tu as voulu plaire; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole: apprends qu'il n'y apoint de véritable vertu sans le respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, quia longtemps ébloui les hommes faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant desvices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et surle mal: ici, une lumière divine renverse tous leurs jugements superficiels; elle condamne souventce qu'ils admirent, et justifie ce qu'ils condamnent.A ces mots, ce philosophe, comme frappé d'un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu'il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et sesinclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre coeur, ennemi des dieux,devient son supplice: il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la vanité des jugements deshommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions. Il se fait une révolution universelle detout ce qui est au-dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles: il ne se trouve plusle même; tout appui lui manque dans son coeur; sa conscience, dont le témoignage lui avait été sidoux, s'élève contre lui et lui reproche amèrement l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus,qui n'ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin; il est troublé, consterné, pleinde honte, de remords, et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffitde l'avoir livré à lui-même et que son propre coeur venge assez les dieux méprisés. Il cherche leslieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même; ilcherche les ténèbres, et ne peut les trouver: une lumière importune le poursuit partout; partoutles rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu'il a négligé de suivre. Tout ce qu'il a aimé

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lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même: "O insensé! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même! Non, je n'ai rienconnu, puisque je n'ai jamais aimé l'unique et véritable bien; tous mes pas ont été des égarements;ma sagesse n'était que folie; ma vertu n'était qu'un orgueil impie et aveugle: j'étais moi-même monidole."Enfin Télémaque aperçut les rois qui étaient condamnés pour avoir abusé de leur puissance. D'uncôté, une Furie vengeresse leur présentait un miroir, qui leur montrait toute la difformité de leursvices: là, ils voyaient et ne pouvaient s'empêcher de voir leur vanité grossière et avide des plusridicules louanges leur dureté pour les hommes dont ils auraient du faire la félicité, leurinsensibilité pour la vertu, leur crainte d'entendre la vérité, leur inclination pour les hommeslâches et flatteurs, leur inapplication, leur mollesse, leur indolence, leur défiance déplacée, leurfaste et leur excessive magnificence fondée sur la ruine des peuples, leur ambition pour acheterun peu de vaine gloire par le sang de leurs citoyens, enfin leur cruauté, qui cherche chaque jour denouvelles délices parmi les larmes et le désespoir de tant de malheureux. Ils se voyaient sans cessedans ce miroir; ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que ni la Chimère vaincue parBellérophon, ni l'hydre de Lerne abattue par Hercule, ni Cerbère même quoiqu'il vomisse, de sestrois gueules béantes, un sang noir et venimeux, qui est capable d'empester toute la race desmortels vivants sur la terre.En même temps, d'un autre côté, une autre Furie leur répétait avec insulte toutes les louanges queleurs flatteurs leur avaient données pendant leur vie et leur présentait un autre miroir, où ils sevoyaient tels que la flatterie les avait dépeints: l'opposition de ces deux peintures si contraires étaitle supplice de leur vanité. On remarquait que les plus méchants d'entre ces rois étaient ceux à quion avait donné les plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les méchants sont pluscraints que les bons et qu'ils exigent sans pudeur les lâches flatteries des poètes et des orateurs deleur temps.On les entend gémir dans ces profondes ténèbres, où ils ne peuvent voir que les insultes et lesdérisions qu'ils ont à souffrir: ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne les contredise,qui ne les confonde. Au lieu que, sur la terre, ils se jouaient de la vie des hommes et prétendaientque tout était fait pour les servir, dans le Tartare, ils sont livrés à tous les caprices de certainsesclaves, qui leur font sentir à leur tour une cruelle servitude: ils servent avec douleur, et il ne leurreste aucune espérance de pouvoir jamais adoucir leur captivité. Ils sont, sous les coups de cesesclaves, devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups des marteauxdes Cyclopes, quand Vulcain les presse de travailler dans les fournaises ardentes du mont Etna.Là, Télémaque aperçut des visages pâles, hideux et consternés. C'est une tristesse noire qui rongeces criminels; ils ont horreur d'eux-mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer de cette horreurque de leur propre nature. Ils n'ont point besoin d'autre châtiment de leurs fautes que leurs fautesmêmes; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité, elles se présentent à eux comme desspectres horribles; elles les poursuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puissanteque celle qui les a séparés de leurs corps. Dans le désespoir où ils sont, ils appellent à leur secoursune mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux; ils demandent auxabîmes de les engloutir, pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité, qui les persécute; maisils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte et qui ne tarira jamais. La vérité,qu'ils ont craint de voir, fait leur supplice; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir s'élevercontre eux. Sa vue les perce, les déchire, les arrache à eux-mêmes; elle est comme la foudre: sansrien détruire au dehors, elle pénètre jusqu'au fond des entrailles. Semblable à un métal dans unefournaise ardente, l'âme est comme fondue par ce feu vengeur: il ne laisse aucune consistance, etil ne consume rien; il dissout jusqu'aux premiers principes de la vie, et on ne peut mourir. On estarraché à soi; on n'y peut plus trouver ni appui, ni repos pour un seul instant: on ne vit plus quepar la rage qu'on a contre soi-même et par une perte de toute espérance, qui rend forcené.Parmi ces objets qui faisaient dresser les cheveux de Télémaque sur sa tête, il vit plusieurs desanciens rois de Lydie, qui étaient punis pour avoir préféré les délices d'une vie molle au travail,qui doit être inséparable de la royauté pour le soulagement des peuples.

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Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveuglement. L'un disait à l'autre, qui avait été sonfils: "Ne vous avais-je pas recommandé souvent, pendant ma vieillesse et avant ma mort, deréparer les maux que j'avais faits par ma négligence?"- Le fils répondait: "O malheureux père, c'est vous qui m'avez perdu. C'est votre exemple qui m'aaccoutumé au faste, à l'orgueil, à la volupté, à la dureté pour les hommes. En vous voyant régneravec tant de mollesse, avec tant de lâches flatteurs autour de vous, je me suis accoutumé à aimerla flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des hommes était, à l'égard des rois, ce que leschevaux et les autres bêtes de charge sont à l'égard des hommes, c'est-à-dire des animaux, donton ne fait cas qu'autant qu'ils rendent de services et qu'ils donnent de commodités. Je l'ai cru;c'est vous qui me l'avez fait croire; et maintenant je souffre tant de maux pour vous avoir imité."A ces reproches ils ajoutaient les plus affreuses malédictions et paraissaient animés de rage pours'entre-déchirer.Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux dans la nuit, les cruels Soupçons, lesvaines Alarmes, les Défiances, qui vengent les peuples de la dureté de leurs rois, la Faim insatiabledes richesses, la Fausse Gloire, toujours tyrannique, et la Mollesse lâche, qui redouble tous lesmaux qu'on souffre, sans pouvoir jamais donner de solides plaisirs.On voyait plusieurs de ces rois sévèrement punis, non pour les maux qu'ils avaient faits, maispour les biens qu'ils auraient dû faire. Tous les crimes des peuples qui viennent de la négligenceavec laquelle on fait observer les lois étaient imputés aux rois, qui ne doivent régner qu'afin queles lois règnent par leur ministère. On leur imputait aussi tous les désordres qui viennent du faste,du luxe, et de tous les autres excès qui jettent les hommes dans un état violent et dans la tentationde mépriser les lois pour acquérir du bien. Surtout on traitait rigoureusement les rois qui, au lieud'être de bons et vigilants pasteurs des peuples, n'avaient songé qu'à ravager le troupeau commedes loups dévorants.Mais ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir dans cet abîme de ténèbres et de mauxun grand nombre de rois qui avaient passé sur la terre pour des rois assez bons. Ils avaient étécondamnés aux peines du Tartare pour s'être laissé gouverner par des hommes méchants etartificieux. Ils étaient punis pour les maux qu'ils avaient laissé faire par leur autorité. De plus, laplupart de ces rois n'avaient été ni bons ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande; ilsn'avaient jamais craint de ne connaître point la vérité; ils n'avaient point eu le goût de la vertu, etn'avaient pas mis leur plaisir à faire du bien.Lorsque Télémaque sortit de ces lieux, il se sentit soulagé, comme si on avait ôté une montagnede dessus sa poitrine: il comprit, par ce soulagement, le malheur de ceux qui y étaient renferméssans espérance d'en sortir jamais. Il était effrayé de voir combien les rois étaient plusrigoureusement tourmentés que les autres coupables. "Quoi! - disait-il - tant de devoirs, tant depérils, tant de pièges, tant de diflicultés de connaître la vérité pour se défendre contre les autres etcontre soi-même, enfin tant de tourments horribles dans les enfers, après avoir été si agité, sienvié, si traversé dans une vie courte! O insensé celui qui cherche à régner! Heureux celui qui seborne à une condition privée et paisible, où la vertu lui est moins difficile!"En faisant ces réflexions, il se troublait au-dedans de lui-même: il frémit, et tomba dans uneconsternation qui lui fit sentir quelque chose du désespoir de ces malheureux qu'il venait deconsidérer. Mais, à mesure qu'il s'éloigna de ce triste séjour des ténèbres, de l'horreur et dudésespoir, son courage commença peu à peu à renaître: il respirait et entrevoyait déjà de loin ladouce et pure lumière du séjour des héros.Là habitaient tous les bons rois qui avaient jusqu'alors gouverné sagement les hommes. Ils étaientséparés du reste des justes: comme les méchants princes souffraient, dans le Tartare, dessupplices infiniment plus rigoureux que les autres coupables d'une condition privée, aussi lesbons rois jouissaient, dans les Champs Elysées, d'un bonheur infiniment plus grand que celui dureste des hommes qui avaient aimé la vertu sur la terre.Télémaque s'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazonstoujours renaissants et fleuris. Mille, petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux ety faisaient sentir une délicieuse fraîcheur; un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces

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bocages de leur doux chant. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps, qui naissaient sousles pas, avec les plus riches fruits de l'automne, qui pendaient des arbres. Là, jamais on neressentit les ardeurs de la furieuse Canicule; là, jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni fairesentir les rigueurs de l'hiver. Ni la Guerre altérée de sang, ni la cruelle Envie, qui mord d'une dentvenimeuse et qui porte des vipères entortillées dans son sein et autour de ses bras, ni les Jalousies,ni les Défiances, ni la Crainte, ni les vains Désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de lapaix. Le jour n'y finit point, et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure etdouce se répand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons commed'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux desmisérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: ellepénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus purcristal; elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux, et porte dans le fond de l'âme je nesais quelle sérénité. C'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux etelle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils lavoient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et dejoie: ils sont plongés dans cet abîme de joie, comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plusrien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur coeur; tousleurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes vides etaffamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parce que lecomble de leur félicité, qui vient du dedans ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ilsvoient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, nedaigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquisedes hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles: la mort, la maladie, lapauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances mêmes, qui coûtentsouvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits ne peuvent y avoiraucune entrée. Les hautes montagnes de Thrace, qui, de leur front couvert de neige et de glacedepuis l'origine du monde, fendent les nues, seraient renversées de leurs fondements posés aucentre de la terre, que les coeurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus.Seulement ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivants dans le monde; mais c'estune pitié douce et paisible, qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, unefélicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leurs visages; mais leur joie n'a rien defolâtre ni d'indécent: c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de lavérité et de la vertu qui les transporte. Ils sont sans interruption, à chaque moment, dans le mêmesaisissement de coeur où est une mère qui revoit son cher fils, qu'elle avait cru mort, et cette joie,qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du coeur de ces hommes; jamais elle ne languitun instant; elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse, sans en avoir letrouble et l'aveuglement.Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent; ils foulent à leurs pieds lesmolles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition, qu'ils déplorent; ils repassentavec plaisir ces tristes, mais courtes années où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmeset contre le torrent des hommes corrompus pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux,qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au travers de tant de périls. Je ne sais quoi dedivin coule sans cesse au travers de leurs coeurs, comme un torrent de la divinité même qui s'unità eux, ils voient, ils goûtent, ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tousensemble les louanges des dieux, et ils ne font tous ensemble qu'une seule voix, une seule pensée,un seul coeur: une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, etcependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujoursentière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes, que la main des hommes peut renverser,mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables parune puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes,

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dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis: les dieux mêmes les ont couronnés de leurspropres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.Télémaque, qui cherchait son père et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saiside ce goût de paix et de félicité qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'être contraintlui-même de retourner ensuite dans la société des mortels. "C'est ici - disait-il - que la véritable viese trouve, et la nôtre n'est qu'une mort."Mais ce qui l'étonnait était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare et d'en voir si peu dans lesChamps Elysées. Il comprit qu'il y a peu de rois assez fermes et assez courageux pour résister àleur propre puissance et pour rejeter la flatterie de tant de gens qui excitent toutes leurs passions.Ainsi les bons rois sont très rares, et la plupart sont si méchants, que les dieux ne seraient pasjustes, si, après avoir souffert qu'ils aient abusé de leur puissance pendant la vie, ils ne lespunissaient après leur mort.Télémaque ne voyant pas son père Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divinLaërte, son grand-père. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein demajesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids desannées accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait été vieux avant sa mort: c'était unmélange de tout ce que la vieillesse a de grave avec toutes les grâces de la jeunesse; car ces grâcesrenaissent même dans les vieillards les plus caducs, au moment où ils sont introduits dans lesChamps Elysées. Cet homme s'avançait avec empressement et regardait Télémaque aveccomplaisance, comme une personne qui lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissaitpoint, était en peine et en suspens."Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit le vieillard, de ne me point reconnaître: je suis Arcésius,père de Laërte. J'avais fini mes jours un peu avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partît pour aller ausiège de Troie; alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice: dès lors j'avaisconçu de toi de grandes espérances; elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendudans le royaume de Pluton pour chercher ton père et que les dieux te soutiennent dans cetteentreprise. O heureux enfant, les dieux t'aiment et te préparent une gloire égale à celle de tonpère!O heureux moi-même de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux: il vit encore, et il estréservé pour relever notre maison dans l'île d'Ithaque. Laërte même, quoique le poids des annéesl'ait abattu, jouit encore de la lumière et attend que son fils revienne lui fermer les yeux. Ainsi leshommes passent comme les fleurs, qui s'épanouissent le matin et qui, le soir, sont flétries etfoulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide;rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout- ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils, mon cher fils, toi-même, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et siféconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur, qui sera presque aussitôt séchéequ'éclose. Tu te verras changer insensiblement: les grâces riantes et les doux plaisirs quit'accompagnent, la force, la santé, la joie, s'évanouissent comme un beau songe; il ne t'en resteraqu'un triste souvenir; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage,courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton coeur la source de la joie, te dégoûterdu présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté la douleur. Ce temps teparaît éloigné: hélas! tu te trompes, mon fils; il se hâte, le voilà qui arrive: ce qui vient avec tant derapidité n'est pas loin de toi; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans lemoment que nous parlons et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur leprésent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des moeurs pures et par l'amour de la justice, une place dans cet heureux séjour de la paix.Tu verras enfin bientôt ton père reprendre l'autorité dans Ithaque. Tu es né pour régner après lui;mais, hélas! ô mon fils, que la royauté est trompeuse! Quand on la regarde de loin, on ne voit quegrandeur, éclat et délices; mais, de près, tout est épineux. Un particulier peut, sans déshonneur,mener une vie douce et obscure; un roi ne peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce etoisive aux fonctions pénibles du gouvernement: il se doit à tous les hommes qu'il gouverne; il nelui est jamais permis d'être à lui-même; ses moindres fautes sont d'une conséquence infinie, parce

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qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siècles. Il doit réprimerl'audace des méchants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de nefaire aucun mal; il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'Etat a besoin. Ce n'est pas assezde faire le bien par soi-même; il faut encore empêcher tous les maux que d'autres feraient, s'ilsn'étaient retenus. Crains donc, mon fils, crains une condition si périlleuse: arme-toi de couragecontre toi-même, contre tes passions, et contre les flatteurs."En disant ces paroles, Arcésius paraissait animé d'un feu divin et montrait à Télémaque un visageplein de compassion pour les maux qui accompagnent la royauté.- Quand elle est prise - disait-il - pour se contenter soi-même, c'est une monstrueuse tyrannie;quand elle est prise pour remplir ses devoirs et pour conduire un peuple innombrable comme unpère conduit ses enfants, c'est une servitude accablante, qui demande un courage et une patiencehéroïque. Aussi est-il certain que ceux qui ont régné avec une sincère vertu possèdent ici tout ceque la puissance des dieux peut donner pour rendre une félicité complète.Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, ces paroles entraient jusqu'au fond du coeur deTélémaque: elles s'y gravaient comme un habile ouvrier, avec son burin, grave sur l'airain lesfigures ineffaçables qu'il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages parolesétaient comme une flamme subtile, qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque: il sesentait ému et embrasé; je ne sais quoi de divin semblait fondre son coeur au-dedans de lui. Cequ'il portait dans la partie la plus intime de lui-même le consumait secrètement; il ne pouvait ni lecontenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression: c'était un sentiment vif etdélicieux, qui était mêlé d'un tourment capable d'arracher la vie.Ensuite Télémaque commença à respirer plus librement. Il reconnut dans le visage d'Arcésius unegrande ressemblance avec Laërte; il croyait même se ressouvenir confusément d'avoir vu enUlysse, son père, des traits de cette même ressemblance, lorsque Ulysse partit pour le siège deTroie. Ce ressouvenir attendrit son coeur: des larmes douces et mêlées de joie coulèrent de sesyeux. Il voulut embrasser une personne si chère; plusieurs fois il l'essaya inutilement: cette ombrevaine échappa à ses embrassements, comme un songe trompeur se dérobe à l'homme qui croit enjouir. Tantôt la bouche altérée de cet homme dormant poursuit une eau fugitive; tantôt ses lèvress'agitent pour former des paroles, que sa langue engourdie ne peut proférer; ses mains s'étendentavec effort, et ne prennent rien: ainsi Télémaque ne peut contenter sa tendresse; il voit Arcésius,il l'entend, il lui parle, il ne peut le toucher. Enfin il lui demande qui sont ces hommes, qu'il voitautour de lui."Tu vois, mon fils - lui répondit le sage vieillard - les hommes qui ont été l'ornement de leursiècle, la gloire et le bonheur du genre humain. Tu vois le petit nombre des rois qui ont été dignesde l'être et qui ont fait avec fidélité la fonction des dieux sur la terre. Ces autres, que tu vois assezprès d'eux, mais séparés par ce petit nuage, ont une gloire beaucoup moindre: ce sont des héros àla vérité; mais la récompense de leur valeur et de leurs expéditions militaires ne peut êtrecomparée avec celle des rois sages, justes et bienfaisants.Parmi ces héros, tu vois Thésée, qui a le visage un peu triste: il a ressenti le malheur d'être tropcrédule pour une femme artificieuse, et il est encore affligé d'avoir si injustement demandé àNeptune la mort cruelle de son fils Hippolyte; heureux s'il n'eût point été si prompt et si facile àirriter! Tu vois aussi Achille appuyé sur sa lance, à cause de cette blessure qu'il reçut au talon de lamain du lâche Pâris, et qui finit sa vie. S'il eût été aussi sage, juste et modéré qu'il était intrépide,les dieux lui auraient accordé un long règne; mais ils ont eu pitié des Phthiotes et des Dolopes,sur lesquels il devait naturellement régner après Pélée; ils n'ont pas voulu livrer tant de peuples àla merci d'un homme fougueux et plus facile à irriter que la mer la plus orageuse. Les Parques ontaccourci le fil de ses jours; il a été comme une fleur à peine éclose que le tranchant de la charruecoupe et qui tombe avant la fin du jour où on l'avait vue naître. Les dieux n'ont voulu s'en servirque comme des torrents et des tempêtes, pour punir les hommes de leurs crimes: ils ont faitservir Achille à abattre les murs de Troie, pour venger le parjure de Laomédon et les injustesamours de Pâris. Après avoir employé ainsi cet instrument de leurs vengeances, ils se sont apaisés

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et ils ont refusé aux larmes de Thétis de laisser plus longtemps sur la terre ce jeune héros, qui n'yétait propre qu'à troubler les hommes, qu'à renverser les villes et les royaumes.Mais vois-tu cet autre avec ce visage farouche? C'est Ajax, fils de Télamon et cousin d'Achille: tun'ignores pas sans doute quelle fut sa gloire dans les combats. Après la mort d'Achille, il prétenditqu'on ne pouvait donner ses armes à nul autre qu'à lui; ton père ne crut pas les lui devoir céder;les Grecs jugèrent en faveur d'Ulysse; Ajax se tua de désespoir. L'indignation et la fureur sontencore peintes sur son visage. N'approche pas de lui, mon fils; car il croirait que tu voudrais luiinsulter dans son malheur, et il est juste de le plaindre: ne remarques-tu pas qu'il nous regardeavec peine et qu'il entre brusquement dans ce sombre bocage, parce que nous lui sommesodieux?Tu vois de cet autre côté, Hector, qui eût été invincible, si le fils de Thétis n'eût point été aumonde dans le même temps.Mais voilà Agamemnon qui passe, et qui porte encore sur lui les marques de la perfidie deClytemnestre. O mon fils, je frémis en pensant aux malheurs de cette famille de l'impie Tantale: ladivision des deux frères Atrée et Thyeste a rempli cette maison d'horreur et de sang. Hélas!combien un crime en attire-t-il d'autres!Agamemnon, revenant, à la tête des Grecs, du siège de Troie, n'a pas eu le temps de jouir en paixde la gloire qu'il avait acquise.Telle est la destinée de presque tous les conquérants. Tous ces hommes que tu vois ont étéredoutables dans la guerre; mais ils n'ont point été aimables et vertueux: aussi ne sont-ils que dansla seconde demeure des Champs Elysées.Pour ceux-ci, ils ont régné avec justice et ont aimé leurs peuples: ils sont les amis des dieux.Pendant qu'Achille et Agamemnon, pleins de leurs querelles et de leurs combats, conserventencore ici leurs peines et leurs défauts naturels, pendant qu'ils regrettent en vain la vie qu'ils ontperdue, qu'ils s'affligent de n'être plus que des ombres impuissantes et vaines, ces rois justes, étantpurifiés par la lumière divine dont ils sont nourris, n'ont plus rien à désirer pour leur bonheur. Ilsregardent avec compassion les inquiétudes des mortels, et les plus grandes affaires qui agitent leshommes ambitieux leur paraissent comme des jeux d'enfants: leurs coeurs sont rassasiés de lavérité et de la vertu, qu'ils puisent dans la source. Ils n'ont plus rien à souffrir d'eux-mêmes; plusde désirs, plus de besoins, plus de craintes: tout est fini pour eux, excepté leur joie, qui ne peutfinir.Considère, mon fils, cet ancien roi Inachus, qui fonda le royaume d'Argos. Tu le vois avec cettevieillesse si douce et si majestueuse: les fleurs naissent sous ses pas; sa démarche légère ressembleau vol d'un oiseau; il tient dans sa main une lyre d'ivoire et, dans un transport éternel, il chante lesmerveilles des dieux. Il sort de son coeur et de sa bouche un parfum exquis; l'harmonie de sa lyreet de sa voix ravirait les hommes et les dieux. Il est ainsi récompensé pour avoir aimé le peuplequ'il assembla dans l'enceinte de ses nouveaux murs et auquel il donna des lois.De l'autre côté, tu peux voir, entre ces myrtes, Cécrops, l'Egyptien, qui le premier régna dansAthènes, ville consacrée à la déesse dont elle porte le nom.Cécrops, apportant des lois utiles, de l'Egypte, qui a été pour la Grèce la source des lettres et desbonnes moeurs, adoucit les naturels farouches des bourgs de l'Attique, et les unit par les liens dela société. Il fut juste, humain, compatissant; il laissa les peuples dans l'abondance, et sa familledans la médiocrité, ne voulant point que ses enfants eussent l'autorité après lui, parce qu'il jugeaitque d'autres en étaient plus dignes.Il faut que je te montre aussi, dans cette petite vallée, Erichthon, qui inventa l'usage de l'argentpour la monnaie. Il le fit en vue de faciliter le commerce entre les îles de la Grèce; mais il prévitl'inconvénient attaché à cette invention. "Appliquez-vous, disait-il à tous les peuples, à multiplierchez vous les richesses naturelles, qui sont les véritables: cultivez la terre pour avoir une grandeabondance de blé, de vin, d'huile et de fruits; ayez des troupeaux innombrables, qui vousnourrissent de leur lait et qui vous couvrent de leur laine: par là vous vous mettrez en état de necraindre jamais la pauvreté. Plus vous aurez d'enfants, plus vous serez riches, pourvu que vous lesrendiez laborieux; car la terre est inépuisable, et elle augmente sa fécondité à proportion du

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nombre de ses habitants qui ont soin de la cultiver: elle les paye tous libéralement de leurs peines;au lieu qu'elle se rend avare et ingrate pour ceux qui la cultivent négligemment. Attachez-vousdonc principalement aux véritables richesses, qui satisfont aux vrais besoins de l'homme. Pourl'argent monnayé, il ne faut en faire aucun cas qu'autant qu'il est nécessaire ou pour les guerresinévitables qu'on a à soutenir au-dehors, ou pour le commerce des marchandises nécessaires quimanquent dans votre pays: encore serait-il à souhaiter qu'on laissât tomber le commerce à l'égardde toutes les choses qui ne servent qu'à entretenir le luxe, la vanité et la mollesse."Ce sage Erichthon disait souvent: "Je crains bien, mes enfants, de vous avoir fait un présentfuneste en vous donnant l'invention de la monnaie.Je prévois qu'elle excitera l'avarice, l'ambition, le faste, qu'elle entretiendra une infinité d'artspernicieux, qui ne vont qu'à amollir et à corrompre les moeurs, qu'elle vous dégoûtera del'heureuse simplicité, qui fait tout le repos et toute la sûreté de la vie, qu'enfin elle vous feramépriser l'agriculture, qui est le fondement de la vie humaine et la source de tous les vrais biens;mais les dieux sont témoins que j'ai eu le coeur pur en vous donnant cette invention, utile en elle-même."Enfin, quand Erichthon aperçut que l'argent corrompait les peuples, comme il l'avait prévu, il seretira de douleur sur une montagne sauvage, où il vécut pauvre et éloigné des hommes, jusqu'àune extrême vieillesse, sans vouloir se mêler du gouvernement des villes.Peu de temps après lui, on vit paraître dans la Grèce le fameux Triptolème, à qui Cérès avaitenseigné l'art de cultiver les terres et de les couvrir tous les ans d'une moisson dorée. Ce n'est pasque les hommes ne connussent déjà le blé et la manière de le multiplier en le semant: mais ilsignoraient la perfection du labourage, et Triptolème, envoyé par Cérès, vint, la charrue en main,offrir les dons de la déesse à tous les peuples qui auraient assez de courage pour vaincre leurparesse naturelle et pour s'adonner à un travail assidu. Bientôt Triptolème apprit aux Grecs àfendre la terre et à la fertiliser en déchirant son sein; bientôt les moissonneurs ardents etinfatigables firent tomber, sous leurs faucilles tranchantes, les jaunes épis qui couvraient lescampagnes. Les peuples mêmes, sauvages et farouches, qui couraient épars çà et là dans les forêtsd'Epire et d'Etolie pour se nourrir de glands, adoucirent leurs moeurs et se soumirent à des lois,quand ils eurent appris à faire croître des moissons et à se nourrir de pain. Triptolème fit sentiraux Grecs le plaisir qu'il y a à ne devoir ses richesses qu'à son travail et à trouver dans son champtout ce qu'il faut pour rendre la vie commode et heureuse. Cette abondance si simple et siinnocente, qui est attachée à l'agriculture, les fit souvenir des sages conseils d'Erichthon: ilsméprisèrent l'argent et toutes les richesses artificielles, qui ne sont richesses qu'en imagination, quitentent les hommes de chercher des plaisirs dangereux et qui les détournent du travail, où ilstrouveraient tous les biens réels, avec des moeurs pures, dans une pleine liberté. On comprit doncqu'un champ fertile et bien cultivé est le vrai trésor d'une famille assez sage pour vouloir vivrefrugalement comme ses pères ont vécu. Heureux les Grecs, s'ils étaient demeurés fermes dans cesmaximes, si propres à les rendre puissants, libres, heureux et dignes de l'être par une solide vertu!Mais, hélas! ils commencent à admirer les fausses richesses, ils négligent peu à peu les vraies, et ilsdégénèrent de cette merveilleuse simplicité.O mon fils, tu régneras un jour; alors souviens-toi de ramener les hommes à l'agriculture,d'honorer cet art, de soulager ceux qui s'y appliquent et de ne souffrir point que les hommesvivent ni oisifs, ni occupés à des arts qui entretiennent le luxe et la mollesse. Ces deux hommes,qui ont été si sages sur la terre, sont ici chéris des dieux. Remarque, mon fils, que leur gloiresurpasse autant celle d'Achille et des autres héros qui n'ont excellé que dans le combat, qu'undoux printemps est au-dessus de l'hiver glacé et que la lumière du soleil est plus éclatante quecelle de la lune."Pendant qu'Arcésius parlait de la sorte, il aperçut que Télémaque avait toujours les yeux arrêtésdu côté d'un petit bois de lauriers et d'un ruisseau bordé de violettes, de roses, de lis, et deplusieurs autres fleurs odoriférantes, dont les vives couleurs ressemblaient à celles d'Iris, quandelle descend du ciel sur la terre pour annoncer à quelque mortel les ordres des dieux. C'était legrand roi Sésostris, que Télémaque reconnut dans ce beau lieu: il était mille fois plus majestueux

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qu'il ne l'avait jamais été sur son trône d'Egypte. Des rayons d'une lumière douce sortaient de sesyeux, et ceux de Télémaque en étaient éblouis. A le voir, on eût cru qu'il était enivré de nectar,tant l'esprit divin l'avait mis dans un transport au-dessus de la raison humaine, pour récompenserses vertus.Télémaque dit à Arcésius:- Je reconnais, ô mon père, Sésostris, ce sage roi d'Egypte, que j'y ai vu, il n'y a pas longtemps."Le voilà - répondit Arcésius - et tu vois, par son exemple, combien les dieux sont magnifiques àrécompenser les bons rois. Mais il faut que tu saches que toute cette félicité n'est rien encomparaison de celle qui lui était destinée, si une trop grande prospérité ne lui eût fait oublier lesrègles de la modération et de la justice. La passion de rabaisser l'orgueil et l'insolence des Tyriensl'engagea à prendre leur ville. Cette conquête lui donna le désir d'en faire d'autres: il se laissaséduire par la vaine gloire des conquérants; il subjugua, ou, pour mieux dire, il ravagea toutel'Asie. A son retour en Egypte, il trouva que son frère s'était emparé de la royauté, et avait altéré,par un gouvernement injuste, les meilleures lois du pays. Ainsi ses grandes conquêtes ne servirentqu'à troubler son royaume. Mais ce qui le rendit plus inexcusable, c'est qu'il fut enivré de sapropre gloire: il fit atteler à un char les plus superbes d'entre les rois qu'il avait vaincus. Dans lasuite, il reconnut sa faute et eut honte d'avoir été si inhumain. Tel fut le fruit de ses victoires.Voilà ce que les conquérants font contre leurs Etats et contre eux-mêmes, en voulant usurperceux de leurs voisins. Voilà ce qui fit déchoir un roi d'ailleurs si juste et si bienfaisant, et c'est cequi diminue la gloire que les dieux lui avaient préparée.Ne vois-tu pas cet autre, mon fils, dont la blessure paraît si éclatante? C'est un roi de Carie,nommé Dioclide, qui se dévoua pour son peuple dans une bataille, parce que l'oracle avait ditque, dans la guerre des Cariens et des Lyciens, la nation dont le roi périrait serait victorieuse.Considère cet autre: c'est un sage législateur, qui, ayant donné à sa nation des lois propres à lesrendre bons et heureux, leur fit jurer qu'ils ne violeraient aucune de ces lois pendant son absence;après quoi, il partit, s'exila lui-même de sa patrie, et mourut pauvre dans une terre étrangère, pourobliger son peuple, par ce serment, à garder à jamais des lois si utiles.Cet autre, que tu vois, est Eunésime, roi des Pyliens, et un des ancêtres du sage Nestor. Dans unepeste qui ravageait la terre, et qui couvrait de nouvelles ombres les bords de l'Achéron, ildemanda aux dieux d'apaiser leur colère, en payant, par sa mort, pourtant de milliers d'hommesinnocents. Les dieux l'exaucèrent et lui firent trouver ici la vraie royauté, dont toutes celles de laterre ne sont que de vaines ombres.Ce vieillard, que tu vois couronné de fleurs, est le fameux Bélus: il régna en Egypte, et il épousaAnchinoé, fille du dieu Nilus, qui cache la source de ses eaux et qui enrichit les terres qu'il arrosepar ses inondations. Il eut deux fils: Danaüs, dont tu sais l'histoire, et Egyptus, qui donna sonnom à ce beau royaume. Bélus se croyait plus riche par l'abondance où il mettait son peuple etpar l'amour de ses sujets pour lui que par tous les tributs qu'il aurait pu leur imposer. Ceshommes, que tu crois morts, vivent, mon fils; et c'est la vie qu'on traîne misérablement sur laterre qui n'est qu'une mort; les noms seulement sont changés. Plaise aux dieux de te rendre assezbon pour mériter cette vie heureuse, que rien ne peut plus finir ni troubler! Hâte-toi, il est temps,d'aller chercher ton père. Avant que de le trouver, hélas! que tu verras répandre de sang! Maisquelle gloire t'attend dans les campagnes de l'Hespérie! Souviens-toi des conseils du sage Mentor:pourvu que tu les suives, ton nom sera grand parmi tous les peuples et dans tous les siècles."Il dit; et aussitôt il conduisit Télémaque vers la porte d'ivoire, par où l'on peut sortir du ténébreuxempire de Pluton. Télémaque, les larmes aux yeux, le quitta sans pouvoir l'embrasser, et, sortantde ces sombres lieux, il retourna en diligence vers le camp des alliés, après avoir rejoint, sur lechemin, les deux jeunes Crétois qui l'avaient accompagné jusques auprès de la caverne et quin'espéraient plus de le revoir. 

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Quinzième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, dans une assemblée des chefs de l'armée,combat la fausse politique qui leur inspirait le dessein de surprendre Venuse, que les deux partis étaient convenusde laisser en dépôt entre les mains des Lucaniens. Il ne montre pas moins de sagesse à l'occasion de deux transfuges,dont l'un, nommé Acanthe, était chargé par Adraste de l'empoisonner; l'autre, nommé Dioscore, offrait aux alliésla tête d'Adraste. Dans le combat qui s'engage ensuite, Télémaque excite l'admiration universelle par sa valeur etsa prudence: il porte de tous (-ôtés la mort sur son passage, en cherchant Adraste dans la mêlée. Adraste, de soncôté, le cherche avec empressement, environné de l'élite de ses troupes, qui fait un horrible carnage des alliés et deleurs plus vaillants capitaines. A cette vue, Télémaque, indigné, s'élance contre Adraste, qu'il terrasse bientôt etqu'il réduit à lui demander la vie. Télémaque l'épargne généreusement; mais comme Adraste, à peine relevé,cherchait à le surprendre de nouveau, Télémaque le perce de son glaive. Alors les Dauniens tendent les mains auxalliés en signe de réconciliation et demandent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permette de choisir unroi de leur nation.

Cependant les chefs de l'armée s'assemblèrent pour délibérer s'il fallait s'emparer de Venuse.C'était une ville forte, qu'Adraste avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apuliens-Peucètes.Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue, pour demander justice sur cette invasion. Adraste,pour les apaiser, avait mis cette ville en dépôt entre les mains des Lucaniens: mais il avaitcorrompu par argent et la garnison lucanienne et celui qui la commandait, de façon que la nationdes Lucaniens avait moins d'autorité effective que lui dans Venuse; et les Apuliens, qui avaientconsenti que la garnison lucanienne gardât Venuse, avaient été trompés dans cette négociation.Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert secrètement aux alliés de leur livrer, lanuit, une des portes de la ville. Cet avantage était d'autant plus grand qu'Adraste avait mis toutesses provisions de guerre et de bouche dans un château voisin de Venuse, qui ne pouvait sedéfendre si Venuse était prise. Philoctète et Nestor avaient déjà opiné qu'il fallait profiter d'une siheureuse occasion. Tous les chefs, entraînés par leur autorité et éblouis par l'utilité d'une si facileentreprise, applaudissaient à ce sentiment; mais Télémaque, à son retour, fit les derniers effortspour les en détourner."Je n'ignore pas - leur dit-il - que si jamais un homme a mérité d'être surpris et trompé, c'estAdraste, lui qui a si souvent trompé tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse, vous neferiez que vous mettre en possession d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens,qui sont un des peuples de votre ligue.J'avoue que vous le pourriez faire avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui a miscette ville en dépôt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera àpropos.Enfin je comprends comme vous que, si vous preniez Venuse, vous seriez maîtres, dès lelendemain, du château, où sont tous les préparatifs de guerre qu'Adraste y a assemblés, et qu'ainsivous finiriez en deux jours cette guerre si formidable.Mais ne vaut-il pas mieux périr que de vaincre par de tels moyens? Faut-il repousser la fraude parla fraude? Sera-t-il dit que tant de rois, ligués pour punir l'impie Adraste de ses tromperies, seronttrompeurs comme lui? S'il nous est permis de faire comme Adraste, il n'est point coupable, etnous avons tort de vouloir le punir. Quoi! l'Hespérie entière, soutenue de tant de coloniesgrecques et de héros revenus du siège de Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie etles parjures d'Adraste que la perfidie et le parjure? Vous avez juré par les choses les plus sacréesque vous laisseriez Venuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous: mais cette garnison esttoujours à la solde des Lucaniens; elle n'a point refusé de leur obéir; elle a gardé, du moins enapparence, la neutralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse: le traité subsiste;votre serment n'est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on les paroles données que quand onmanquera de prétextes plausibles pour les violer? Ne sera-t-on fidèle et religieux pour lesserments que quand on n'aura rien à gagner en violant sa foi?

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Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchés devotre réputation et de votre intérêt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux demanquer de parole et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerresn'exciterez-vous point par cette conduite impie! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre toutde vous et de vous détester? Qui pourra désormais dans les nécessités les plus pressantes, se fier àvous? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous voudrez être sincères et qu'il vousimportera de persuader à vos voisins votre sincérité? Sera-ce un traité solennel! vous en aurezfoulé un aux pieds. Sera-ce un serment? hé! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pourrien quand vous espérez tirer du parjure quelque avantage? La paix n'aura donc pas plus de sûretéque la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre ou feinte,ou déclarée: vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d'être vosvoisins; toutes les affaires qui demandent de la réputation de probité et de la confiance vousdeviendront impossibles; vous n'aurez plus de ressources pour faire croire ce que vouspromettrez.Voici - ajouta Télémaque - un intérêt encore plus pressant qui doit vous frapper, s'il vous restequelque sentiment de probité et quelque prévoyance sur vos intérêts: c'est qu'une conduite sitrompeuse attaque par le dedans toute votre ligue et va la ruiner, votre parjure va faire triompherAdraste."A ces paroles, toute l'assemblée émue lui demandait comment il osait dire qu'une action quidonnerait une victoire certaine à la ligue pouvait la ruiner."Comment - leur répondit-il - pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vousrompez l'unique lien de la société et de la confiance, qui est la bonne foi? Après que vous aurezposé pour maxime qu'on peut violer les règles de la probité et de la fidélité pour un grand intérêt,qui d'entre vous pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage à luimanquer de parole et à le tromper? Où en serez-vous? Quel est celui d'entre vous qui ne voudrapoint prévenir les artifices de son voisin par les siennes? Que devient une ligue de tant depeuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une délibération commune, qu'il est permis desurprendre son voisin et de violer la foi donnée? Quelle sera votre défiance mutuelle, votredivision, votre ardeur à vous détruire les uns les autres? Adraste n'aura plus besoin de vousattaquer: vous vous déchirerez assez vous-mêmes; vous justifierez ses perfidies.O rois sages et magnanimes, ô vous qui commandez avec tant d'expérience sur des peuplesinnombrables, ne dédaignez pas d'écouter les conseils d'un jeune homme. Si vous tombiez dansles plus affreuses extrémités où la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudrait vousrelever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu; car le vrai courage ne se laisse jamaisabattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barrière de l'honneur et de la bonne foi, cette perteest irréparable: vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance nécessaire aux succès de toutes lesaffaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur auriezappris à les mépriser. Que craignez-vous? N'avez-vous pas assez de courage pour vaincre sanstromper? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas? Combattons,mourons, s'il le faut, plutôt que de vaincre si indignement. Adraste, l'impie Adraste est dans nosmains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter sa lâcheté et sa mauvaise foi."Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulé de ses lèvreset avait passé jusqu'au fond des coeurs. Il remarqua un profond silence dans l'assemblée; chacunpensait, non à lui ni aux grâces de ses paroles, mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dansla suite de son raisonnement: l'étonnement était peint sur les visages. Enfin on entendit unmurmure sourd, qui se répandait peu à peu dans l'assemblée: les uns regardaient les autres etn'osaient parler les premiers; on attendait que les chefs de l'armée se déclarassent, et chacun avaitde la peine à retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles:- Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler, et Minerve, qui a tant de fois inspiré votrepère, a mis dans votre coeur le conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde pointvotre jeunesse; je ne considère que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlépour la vertu; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes; sans elle on s'attire bientôt

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la vengeance de ses ennemis, la défiance de ses alliés, l'horreur de tous les gens de bien et la justecolère des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens et ne songeons plus qu'àvaincre Adraste par notre courage.Toujours attachés sur lui, l'aperçut; il prit cet anneau.- Je m'en vais - lui dit-il - l'envoyer à Adraste par les mains d'un Lucanien nommé Polytrope, quevous connaissez et qui paraîtra y aller secrètement de votre part. Si nous pouvons découvrir parcette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera périr impitoyablement par les tourmentsles plus cruels; si, au contraire, vous avouez dès à présent votre faute, on vous la pardonnera eton se contentera de vous envoyer dans une île de la mer, où vous ne manquerez de rien.Alors Acanthe avoua tout; et Télémaque obtint des rois qu'on lui donnerait la vie, parce qu'il la luiavait promise. On l'envoya dans une des îles Echinades, où il vécut en paix.Peu de temps après, un Daunien d'une naissance obscure, mais d'un esprit violent et hardi,nommé Dioscore, vint la nuit dans le camp des alliés leur offrir d'égorger dans sa tente le roiAdraste. Il le pouvait, car on est maître de la vie des autres quand on ne compte plus pour rien lasienne. Cet homme ne respirait que la vengeance, parce qu'Adraste lui avait enlevé sa femme, qu'ilaimait éperdument et qui était égale en beauté à Vénus même. Il était résolu ou de faire périrAdraste et de reprendre sa femme, ou de périr lui-même. Il avait des intelligences secrètes pourentrer la nuit dans la tente du roi et pour être favorisé dans son entreprise par plusieurs capitainesdauniens; mais il croyait avoir besoin que les rois alliés attaquassent en même temps le campd'Adraste, afin que, dans ce trouble, il pût plus facilement se sauver et enlever sa femme. Mais ilétait content de périr, s'il ne pouvait l'enlever après avoir tué le roi.Aussitôt que Dioscore eut expliqué aux rois son dessein, tout le monde se tourna versTélémaque, comme pour lui demander une décision.- Les dieux - répondit-il - qui nous ont préservés des traîtres, nous défendent de nous en servir.Quand même nous n'aurions pas assez de vertu pour détester la trahison, notre seul intérêtsuffirait pour la rejeter. Dès que nous l'aurons autorisée par notre exemple, nous mériteronsqu'elle se tourne contre nous: dès ce moment, qui d'entre nous sera en sûreté? Adraste pourrabien éviter le coup qui le menace et le faire retomber sur les rois alliés. La guerre ne sera plus uneguerre; la sagesse et la vertu ne seront plus d'aucun usage: on ne verra plus que perfidie, trahisonet assassinats. Nous en ressentirons nous-mêmes les funestes suites et nous les mériterons,puisque nous aurons autorisé le plus grand des maux. Je conclus donc qu'il faut renvoyer le traîtreà Adraste. J'avoue que ce roi ne le mérite pas; mais toute l'Hespérie et toute la Grèce, qui ont lesyeux sur nous, méritent que nous tenions cette conduite pour en être estimés. Nous nous devonsà nous-mêmes, et plus encore aux justes dieux, cette horreur de la perfidie.Aussitôt on renvoya Dioscore à Adraste, qui frémit du péril où il avait été, et qui ne pouvait assezs'étonner de la générosité de ses ennemis; car les méchants ne peuvent comprendre la pure vertu.Adraste admirait, malgré lui, ce qu'il venait de voir, et n'osait le louer. Cette action noble des alliésrappelait un honteux souvenir de toutes ses tromperies et de toutes ses cruautés. Il cherchait àrabaisser la générosité de ses ennemis et était honteux de paraître ingrat, pendant qu'il leur devaitla vie: mais les hommes corrompus s'endurcissent bientôt contre tout ce qui pourrait les toucher.Adraste, qui vit que la réputation des alliés augmentait tous les ours, crut qu'il était pressé de fairecontre eux quelque action éclatante: comme il n'en pouvait faire aucune de vertu, il voulut dumoins tâcher de remporter quelque grand avantage sur eux par les armes, et il se hâta decombattre.Le jour du combat étant venu, à peine l'Aurore ouvrait au soleil les portes de l'Orient, dans unchemin semé de roses, que le jeune Télémaque, prévenant par ses soins la vigilance des plus vieuxcapitaines, s'arracha d'entre les bras du doux sommeil et mit en mouvement tous les officiers. Soncasque, couvert de crins flottants, brillait déjà sur sa tête, et sa cuirasse sur son dos éblouissait lesyeux de toute l'armée: l'ouvrage de Vulcain avait, outre sa beauté naturelle, l'éclat de l'égide qui yétait cachée. Il tenait sa lance d'une main; de l'autre il montrait les divers postes qu'il fallaitoccuper. Minerve avait mis dans ses yeux un feu divin, et sur son visage une majesté fière quipromettait déjà la victoire.

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Il marchait; et tous les rois, oubliant leur âge et leur dignité, se sentaient entraînés par une forcesupérieure qui leur faisait suivre ses pas. La faible jalousie ne peut plus entrer dans les coeurs; toutcède à celui que Minerve conduit invisiblement par la main. Son action n'avait rien d'impétueux nide précipité; il était doux, tranquille, patient, toujours prêt à écouter les autres et à profiter deleurs conseils, mais actif, prévoyant, attentif aux besoins les plus éloignés, arrangeant touteschoses à propos, ne s'embarrassant de rien et m'embarrassant point les autres, excusant les fautes,réparant les mécomptes, prévenant les difficultés, ne demandant jamais rien de trop à personne,inspirant partout la liberté et la confiance. Donnait-il un ordre, c'était dans les termes les plussimples et les plus clairs. Il le répétait pour mieux instruire celui qui devait l'exécuter: il voyaitdans ses yeux s'il l'avait bien compris; il lui faisait ensuite expliquer familièrement comment ilavait compris ses paroles et le principal but de son entreprise. Quand il avait ainsi éprouvé le bonsens de celui qu'il envoyait et qu'il l'avait fait entrer dans ses vues, il ne le faisait partir qu'après luiavoir donné quelque marque d'estime et de confiance pour l'encourager. Ainsi tous ceux qu'ilenvoyait étaient pleins d'ardeur pour lui plaire et pour réussir; mais ils n'étaient point gênés par lacrainte qu'il leur imputerait les mauvais succès: car il excusait toutes les fautes qui ne venaientpoint de mauvaise volonté.L'horizon paraissait rouge et enflammé par les premiers rayons du soleil; la mer était pleine desfeux du jour naissant. Toute la côte était couverte d'hommes, d'armes, de chevaux et de chariotsen mouvement: c'était un bruit confus, semblable à celui des flots en courroux, quand Neptuneexcite, au fond de ses abîmes, les noires tempêtes. Ainsi Mars commençait, par le bruit des armeset par l'appareil frémissant de la guerre, à semer la rage dans tous les coeurs. La campagne étaitpleine de piques hérissées, semblables aux épis qui couvrent les sillons fertiles dans le temps desmoissons. Déjà s'élevait un nuage de poussière, qui dérobait peu à peu aux yeux des hommes laterre et le ciel. La confusion, l'horreur, le carnage, l'impitoyable mort s'avançait.A peine les premiers traits étaient jetés, que Télémaque, levant les yeux et les mains vers le ciel,prononça ces paroles:- O Jupiter, père des dieux et des hommes, vous voyez de notre côté la justice et la paix, que nousn'avons point eu honte de chercher. C'est à regret que nous combattons; nous voudrionsépargner le sang des hommes; nous ne haïssons point cet ennemi même, quoiqu'il soit cruel,perfide et sacrilège. Voyez et décidez entre lui et nous: s'il faut mourir, nos vies sont dans vosmains; s'il faut délivrer l'Hespérie et abattre le tyran, ce sera votre puissance et la sagesse deMinerve, votre fille, qui nous donnera la victoire; la gloire vous en sera due. C'est vous qui, labalance en main, réglez le sort des combats: nous combattons pour vous, et, puisque vous êtesjuste. Adraste est plus votre ennemi que le nôtre. Si votre cause est victorieuse, avant la fin dujour le sang d'une hécatombe entière ruissellera sur vos autels.Il dit, et à l'instant il poussa ses coursiers fougueux et écumants dans les rangs les plus pressés desennemis. Il rencontra d'abord Périandre, Locrien, couvert d'une peau de lion qu'il avait tué dansla Cilicie, pendant qu'il y avait voyagé: il était armé, comme Hercule, d'une massue énorme; sataille et sa force le rendaient semblable aux géants. Dès qu'il vit Télémaque, il méprisa sa jeunesseet la beauté de son visage.- C'est bien à toi - dit-il - jeune efféminé, à nous disputer la gloire des combats! Va, enfant, vaparmi les ombres chercher ton père.En disant ces paroles, il lève sa massue noueuse, pesante, armée de pointes de fer; elle paraîtcomme un mât de navire: chacun craint le coup de sa chute. Elle menace la tête du fils d'Ulysse;mais il se détourne du coup et s'élance sur Périandre avec la rapidité d'un aigle qui fend les airs.La massue, en tombant, brise une roue d'un char auprès de celui de Télémaque. Cependant lejeune Grec perce d'un trait Périandre à la gorge: le sang qui coule à gros bouillons de sa largeplaie étouffe sa voix. Ses chevaux fougueux, ne sentant plus sa main défaillante, et les rênesflottant sur leur cou, s'emportent çà et là: il tombe de dessus son char, les yeux déjà fermés à lalumière et la pâle mort étant déjà peinte sur son visage défiguré. Télémaque eut pitié de lui: ildonna aussitôt son corps à ses domestiques, et garda, comme une marque de sa victoire, la peaudu lion avec la massue.

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Ensuite il cherche Adraste dans la mêlée; mais, en le cherchant, il précipite dans les enfers unefoule de combattants: Hilée, qui avait attelé à son char deux coursiers semblables à ceux du Soleilet nourris dans les vastes prairies qu'arrose l'Aufide; Démoléon, qui, dans la Sicile, avait autrefoispresque égalé Eryx dans les combats du ceste; Crantor, qui avait été hôte et ami d'Hercule,lorsque ce fils de Jupiter, passant dans l'Hespérie, y ôta la vie à l'infâme Cacus; Ménécrate, quiressemblait, disait-on, à Pollux dans la lutte; Hippocoon Salapien, qui imitait l'adresse et la bonnegrâce de Castor pour mener un cheval; le fameux chasseur Eurymède, toujours teint du sang desours et des sangliers qu'il tuait dans les sommets couverts de neige du froid Apennin, et qui avaitété, disait-on, si cher à Diane, qu'elle lui avait appris elle-même à tirer des flèches; Nicostrate,vainqueur d'un géant qui vomissait le feu dans les rochers du mont Gargan; Cléanthe, qui devaitépouser la jeune Pholoé, fille du fleuve Liris. Elle avait été promise par son père à celui qui ladélivrerait d'un serpent ailé qui était né sur les bords du fleuve et qui devait la dévorer dans peude jours, suivant la prédiction d'un oracle. Ce jeune homme, par un excès d'amour, se dévouapour tuer le monstre; il réussit: mais il ne put goûter le fruit de sa victoire, et, pendant quePholoé, se préparant à un doux hyménée, attendait impatiemment Cléanthe, elle apprit qu'il avaitsuivi Adraste dans les combats et que la Parque avait tranché cruellement ses jours. Elle remplitde ses gémissements les bois et les montagnes qui sont auprès du fleuve; elle noya ses yeux delarmes, arracha ses beaux cheveux blonds, oublia les guirlandes de fleurs qu'elle avait accoutuméde cueillir, et accusa le ciel d'injustice. Comme elle ne cessait de pleurer nuit et jour, les dieux,touchés de ses regrets et pressés par les prières du fleuve, mirent fin à sa douleur. A force deverser des larmes, elle fut tout à coup changée en fontaine, qui, coulant dans le sein du fleuve, vajoindre ses eaux à celles du dieu son père: mais l'eau de cette fontaine est encore amère; l'herbe durivage ne fleurit jamais, et on ne trouve d'autre ombrage que celui des cyprès sur ces tristes bords.Cependant Adraste, qui apprit que Télémaque répandait de tous côtés la terreur, le cherchait avecempressement. Il espérait de vaincre facilement le fils d'Ulysse dans un âge encore si tendre, et ilmenait autour de lui trente Dauniens d'une force, d'une adresse et d'une audace extraordinaire,auxquels il avait promis de grandes récompenses, s'ils pouvaient, dans le combat, faire périrTélémaque, de quelque manière que ce pût être. S'il l'eût rencontré dans ce commencement ducombat, sans doute ces trente hommes, environnant le char de Télémaque, pendant qu'Adrastel'aurait attaqué de front, n'auraient eu aucune peine à le tuer: mais Minerve les fit égarer.Adraste crut voir et entendre Télémaque dans un endroit de la plaine enfoncé au pied d'unecolline, où il y avait une foule de combattants: il court, il vole, il veut se rassasier de sang; mais, aulieu de Télémaque, il aperçoit le vieux Nestor, qui, d'une main tremblante, jetait au hasardquelques traits inutiles. Adraste, dans sa fureur, veut le percer; mais une troupe de Pyliens se jetaautour de Nestor. Alors une nuée de traits obscurcit l'air et couvrit tous les combattants; onn'entendait que les cris plaintifs des mourants et le bruit des armes de ceux qui tombaient dans lamêlée; la terre gémissait sous un monceau de morts; des ruisseaux de sang coulaient de toutesparts. Bellone et Mars, avec les Furies infernales, vêtues de robes toutes dégouttantes de sang,repaissaient leurs yeux cruels de ce spectacle et renouvelaient sans cesse la rage dans les coeurs.Ces divinités ennemies des hommes repoussaient loin des deux partis la pitié généreuse, la valeurmodérée, la douce humanité. Ce n'était plus, dans cet amas confus d'hommes acharnés les uns surles autres, que massacre, vengeance, désespoir et fureur brutale; la sage et invincible Pallas elle-même, l'ayant vu, frémit et recula d'horreur.Cependant Philoctète, marchant à pas lents et tenant dans ses mains les flèches d'Hercule, sehâtait d'aller au secours de Nestor. Adraste, n'ayant pu atteindre le divin vieillard, avait lancé sestraits sur plusieurs Phyliens, auxquels il avait fait mordre la poudre. Déjà il avait abattu Ctésilas, siléger à la course, qu'à peine il imprimait la trace de ses pas dans le sable et qu'il devançait, dansson pays, les plus rapides flots de l'Eurotas et de l'Alphée. A ses pieds étaient tombés Eutyphron,plus beau qu'Hylas et aussi ardent chasseur qu'Hippolyte; Ptérélas, qui avait suivi Nestor au siègede Troie, et qu'Achille même avait aimé à cause de son courage et de sa force; Aristogiton, qui,s'étant baigné, disait-on, dans les ondes du fleuve Achéloüs, avait reçu secrètement de ce dieu lavertu de prendre toutes sortes de formes. En effet, il était si souple et si prompt dans tous ses

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mouvements qu'il échappait aux mains les plus fortes: mais Adraste, d'un coup de lance, le renditimmobile, et son âme s'enfuit d'abord avec son sang.Nestor, qui voyait tomber ses plus vaillants capitaines sous la main du cruel Adraste, comme lesépis dorés, pendant la moisson, tombent sous la faux tranchante d'un infatigable moissonneur,oubliait le danger où il exposait inutilement sa vieillesse. Sa sagesse l'avait quitté; il ne songeaitplus qu'à suivre des yeux Pisistrate, son fils, qui, de son côté, soutenait avec ardeur le combatpour éloigner le péril de son père. Mais le moment fatal était venu où Pisistrate devait faire sentirà Nestor combien on est souvent malheureux d'avoir trop vécu.Pisistrate porta un coup de lance si violent contre Adraste, que le Daunien devait succomber:mais il l'évita; et, pendant que Pisistrate, ébranlé du faux coup qu'il avait donné, ramenait sa lance,Adraste le perça d'un javelot au milieu du ventre. Ses entrailles commencèrent d'abord à sortiravec un ruisseau de sang; son teint se flétrit comme une fleur que la main d'une Nymphe a cueilliedans les prés; ses yeux étaient déjà presque éteints, et sa voix, défaillante. Alcée, son gouverneur,qui était auprès de lui, le soutint comme il allait tomber, et n'eut le temps que de le mener entreles bras de son père. Là il voulait parler et donner les dernières marques de sa tendresse; mais, enouvrant la bouche, il expira.Pendant que Philoctète répandait autour de lui le carnage et l'horreur pour repousser les effortsd'Adraste, Nestor tenait serré entre ses bras le corps de son fils: il remplissait l'air de ses cris, et nepouvait souffrir la lumière.- Malheureux - disait-il - d'avoir été père et d'avoir vécu si longtemps! Hélas! cruelles destinées,pourquoi n'avez-vous pas fini ma vie ou à la chasse du sanglier de Calydon, ou au voyage deColchos, ou au premier siège de Troie? Je serais mort avec gloire et sans amertume. Maintenant,je traîne une vieillesse douloureuse, méprisée et impuissante: je ne vis plus que pour les maux; jen'ai plus de sentiment que pour la tristesse. O mon fils, ô mon fils, ô cher fils Pisistrate, quand jeperdis ton frère Antiloque, je t'avais pour me consoler: je ne t'ai plus; je n'ai plus rien, et rien neme consolera; tout est fini pour moi. L'espérance, seul adoucissement des peines des hommes,n'est plus un bien qui me regarde. Antiloque, Pisistrate, ô chers enfants, je crois que c'estaujourd'hui que je vous perds tous deux: la mort de l'un rouvre la plaie que l'autre avait faite aufond de mon coeur. Je ne vous verrai plus! Qui fermera mes yeux? Qui recueillera mes cendres?O Pisistrate, tu es mort, comme ton frère, en homme courageux; il n'y a que moi qui ne puismourir.En disant ces paroles, il voulut se percer lui-même d'un dard qu'il tenait; mais on arrêta sa main:on lui arracha le corps de son fils, et, comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance, on leporta dans sa tente, où ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat; mais on leretint malgré lui.Cependant Adraste et Philoctète se cherchaient; leurs yeux étaient étincelants, comme ceux d'unlion et d'un léopard qui cherchent à se déchirer l'un l'autre dans les campagnes qu'arrose leCaïstre. Les menaces, la fureur guerrière et la cruelle vengeance éclatent dans leurs yeuxfarouches; ils portent une mort certaine partout où ils lancent leurs traits; tous les combattants lesregardent avec effroi. Déjà ils se voient l'un l'autre, et Philoctète tient en main une de ces flèchesterribles qui n'ont jamais manqué leur coup dans ses mains et dont les blessures sontirrémédiables: mais Mars, qui favorisait le cruel et intrépide Adraste, ne put souffrir qu'il pérît sitôt; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre et multiplier les carnages. Adraste étaitencore dû à la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang.Dans le moment où Philoctète veut l'attaquer, il est blessé lui-même par un coup de lance que luidonne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux Nirée, dont la beauté ne cédaitqu'à celle d'Achille parmi tous les Grecs qui combattirent au siège de Troie. A peine Philoctèteeut reçu le coup, qu'il tira sa flèche contre Amphimaque: elle lui perça le coeur. Aussitôt sesbeaux yeux noirs s'éteignirent et furent couverts des ténèbres de la mort; sa bouche, plusvermeille que les roses dont l'Aurore naissante sème l'horizon, se flétrit; une pâleur affreuse ternitses joues; ce visage si tendre et si gracieux se défigura tout à coup. Philoctète lui-même en eut

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pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, où il seroulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d'Apollon, traînés dans la poussière.Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat: il perdait son sang etses forces; son ancienne blessure même, dans l'effort du combat, semblait prête à se rouvrir et àrenouveler ses douleurs: car les enfants d'Esculape, avec leur science divine, n'avaient pu le guérirentièrement. Le voilà prêt à tomber dans un monceau de corps sanglants qui l'environnent.Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Oebaliens qu'il avait menés avec lui pourfonder Pétilie, l'enlève du combat dans le moment où Adraste l'aurait abattu sans peine à sespieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui résister ni retarder sa victoire. Tout tombe, touts'enfuit: c'est un torrent, qui, ayant surmonté ses bords, entraîne, par ses vagues furieuses, lesmoissons, les troupeaux, les bergers et les villages.Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs et il vit le désordre des siens, qui fuyaientdevant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, lesmontagnes, les fleuves même les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs.Télémaque gémit; l'indignation paraît dans ses yeux; il quitte les lieux où il a combattu longtempsavec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens; il s'avance tout couvert du sangd'une multitude d'ennemis qu'il a étendus sur la poussière. De loin, il pousse un cri qui se faitentendre aux deux armées. Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont lesmontagnes voisines retentirent. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a fait entendre plus fortement sacruelle voix quand il appelle les furies infernales, la guerre et la mort.Ce cri de Télémaque porte le courage et l'audace dans le coeur des siens; il glace d'épouvante lesennemis: Adraste même a honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes présages lefont frémir, et ce qui l'anime est plutôt un désespoir qu'une valeur tranquille. Trois fois sesgenoux tremblants commencèrent à se dérober sous lui; trois fois il recula sans songer à ce qu'ilfaisait. Une pâleur de défaillance et une sueur froide se répandit dans tous ses membres; sa voixenrouée et hésitante ne pouvait achever aucune parole; ses yeux, pleins d'un feu sombre etétincelant, paraissaient sortir de sa tête; on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies; tous sesmouvements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu'il y avait des dieux. Il s'imaginaitles voir irrités et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l'abîme pour l'appeler dans lenoir Tartare; tout lui faisait sentir une main céleste et invisible, suspendue sur sa tête, qui allaits'appesantir pour le frapper. L'espérance était éteinte au fond de son coeur; son audace sedissipait, comme la lumière du jour disparaît quand le soleil se couche dans le sein des ondes etque la terre s'enveloppe des ombres de la nuit.L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, si les hommes n'eussent eu besoin d'un telchâtiment, l'impie Adraste touchait enfin à sa dernière heure. Il court forcené au-devant de soninévitable destin: l'horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le désespoir,marchent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu'il croit voir l'Averne qui s'ouvre et lestourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéthon prêtes à le dévorer. Il s'écrie, et sa bouchedemeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune parole: tel qu'un homme dormant, qui, dansun songe affreux, ouvre la bouche et fait des efforts pour parler; mais la parole lui manquetoujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et précipitée, Adraste lance son dardcontre Télémaque. Celui-ci intrépide comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier; il sembleque la victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête: lecourage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le prendrait pour Minerve même, tant il paraîtsage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par lebouclier. Alors Adraste se hâte de tirer son épée, pour ôter au fils d'Ulysse l'avantage de lancerson dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hâte de la mettre aussi etlaisse son dard inutile.Quand on les vit ainsi tous deux combattre de près, tous les autres combattants, en silence,mirent bas les armes pour les regarder attentivement, et on attendit de leur combat la décision detoute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d'où partent les foudres, se croisentplusieurs fois et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux

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combattants s'allongent, se replient, s'abaissent, se relèvent tout à coup, et enfin se saisissent. Lelierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'enserre pas plus étroitement le tronc dur et noueux parses rameaux entrelacés jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre, que ces deux combattants seserrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force; Télémaque n'avait pas encoretoute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'ébranler. Iltâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en vain: dans le moment où il la cherche, Télémaquel'enlève de terre et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux,montre une lâche crainte de la mort; il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empêcher detémoigner qu'il la désire; il tâche d'émouvoir la compassion de Télémaque.- Fils d'Ulysse - dit-il - enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux: ils me punissentcomme je l'ai mérité. Il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité: jela vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre père, qui estloin d'Ithaque, et touche votre coeur.Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge,répondit aussitôt:- Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir; je n'aime point àrépandre le sang. Vivez donc, ô Adraste; mais vivez pour réparer vos fautes: rendez tout ce quevous avez usurpé; rétablissez le calme et la justice sur la côte de la grande Hespérie, que vous avezsouillée de tant de massacres et de trahisons. Vivez, et devenez un autre homme: apprenez, parvotre chute, que les dieux sont justes, que les méchants sont malheureux, qu'ils se trompent encherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité et dans le mensonge, qu'enfin rien n'est sidoux ni si heureux que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre filsMétrodore, avec douze des principaux de votre nation.A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaisefoi; mais aussitôt Adraste lui lance un second dard fort court, qu'il tenait caché. Le dard était siaigu et lancé avec tant d'adresse, qu'il eût percé les armes de Télémaque si elles n'eussent étédivines. En même temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec.Alors celui-ci s'écrie:- Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui quine craint point les dieux craint la mort; au contraire, celui que les craint ne craint rien qu'eux.En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens et fait signe aux siens, qui étaient de l'autrecôté de l'arbre, de couper chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'être surpris, fait semblantde retourner sur ses pas et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage; mais tout àcoup Télémaque, prompt comme la foudre que la main du père des dieux lance du haut Olympesur les têtes coupables, vient fondre sur son ennemi: il le saisit d'une main victorieuse; il lerenverse comme le tendre aquilon abat les tendres moissons qui dorent les campagnes. Il nel'écoute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son coeur: ilenfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare, digne châtiment de sescrimes.A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leurchef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et deréconciliation.Métrodore, fils d'Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation,d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de sescruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songeaqu'à le trahir pour son propre intérêt: il le tua par-derrière pendant qu'il fuyait, lui coupa la tête etla porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissait laguerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir.Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune homme d'une merveilleuse beauté etd'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenirses larmes.

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- Hélas! - s'écria-t-il - voilà ce que fait le poison de la prospérité pour un jeune prince: plus il ad'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant jeserais peut-être de même, si les malheurs où je suis né, grâces aux dieux, et les instructions deMentor ne m'avaient appris à me modérer.Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permît defaire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avaitcouvert la royauté. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappé le tyran; ils venaient en foule baiser lamain de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre, et leur défaite était poureux comme un triomphe.Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autresdans l'Hespérie et qui faisait trembler tant de peuples, semblable à ces terrains qui paraissentfermes et immobiles, mais que l'on sape peu à peu par-dessous: longtemps on se moque du faibletravail qui en attaque les fondements; rien ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle;cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu'au moment où tout à couple terrain s'affaisse et ouvre un abîme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelqueprospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. Lafraude et l'inhumanité sapent peu à peu tous les plus solides fondements de l'autorité légitime: onl'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déjà plus; elle tombede son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle a détruit de ses propres mains lesvrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance. 

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Seizième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur lademande des Dauniens. Télémaque, après avoir rendu les derniers devoirs à Pisistrate, fils de Nestor, se rend àl'assemblée, où la plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et offrent à Télémaque, pour sapart, la fertile contrée d'Arpine. Bien loin d'accepter cette offre, Télémaque fait voir que l'intérêt commun des alliésest de laisser aux Dauniens leurs terres et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation,non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur. Les alliés consentent à ce choix, qui comble de.joie lesDauniens. Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner la contrée d'Arpine à Diomède, roi d'Etolie, qui étaitalors poursuivi avec ses compagnons par la colère de Vénus, qu'il avait blessée au siège de Troie. Les troubles étantainsi terminés, tous les princes ne soigent plus qu'à se séparer pour s'en retourner chacun dans son pays.

Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. Onprenait plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérée, et les deux armées quin'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur,jointe à la vieillesse, avait flétri son coeur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur quiétait, le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes. Sesyeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir: loin d'eux s'enfuyait le douxsommeil, qui charme les plus cuisantes peines. L'espérance, qui est la vie du coeur de l'homme,était éteinte en lui. Toute nourriture était amère à cet infortuné vieillard; la lumière même lui étaitodieuse: son âme ne demandait plus qu'à quitter son corps et qu'à se plonger dans l'éternelle nuitde l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain: son coeur, en défaillance, était dégoûtéde toute amitié, comme un malade est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait luidire de plus touchant il ne répondait que par des gémissements et des sanglots. De temps entemps on l'entendait dire: "O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles! Je te suis:Pisistrate, tu me rendras la mort douce. O mon cher fils! Je ne désire plus pour tout bien que dete revoir sur les rives du Styx." Il passait des heures entières sans prononcer aucune parole, maisgémissant et levant les mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel.Cependant les princes assemblés attendaient Télémaque, qui était auprès du corps de Pisistrate: ilrépandait sur son corps des fleurs à pleines mains; il y ajoutait des parfums exquis et versait deslarmes amères.- O mon cher compagnon - disait-il - je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos, de t'avoir suivi àSparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de la grande Hespérie. Je te dois mille soins: je t'aimais, tum'aimais aussi. J'ai connu ta valeur; elle aurait surpassé celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas!elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu naissante, qui eût égalé cellede ton père: oui, ta sagesse et ton éloquence, dans un âge mûr, auraient été semblables à celles dece vieillard, l'admiration de toute la Grèce. Tu avais déjà cette douce insinuation à laquelle on nepeut résister quand il parle, ces manières naïves de raconter, cette sage modération, qui est uncharme pour apaiser les esprits irrités, cette autorité qui vient de la prudence et de la force desbons conseils. Quand tu parlais, tous prêtaient l'oreille, tous étaient prévenus, tous avaient enviede trouver que tu avais raison: ta parole, simple et sans faste, coulait doucement dans les coeurs,comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens que nous possédions, il y a quelquesheures, nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce matin, n'est plus; il ne nous enreste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avais fermé les yeux de Nestor avant que nouseussions fermé les tiens, il ne verrait pas ce qu'il voit, il ne serait pas le plus malheureux de tousles pères.Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante qui était dans le côté de Pisistrate: il le fitétendre dans un lit de pourpre, où sa tête penchée, avec la pâleur de la mort, ressemblait à unjeune arbre, qui, ayant couvert la terre de son ombre et poussé vers le ciel ses rameaux fleuris, aété entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron: il ne tient plus à sa racine ni à la terre,mère féconde qui nourrit les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface; il ne peut plus sesoutenir, il tombe: ses rameaux, qui cachaient le ciel, traînent sur la poussière, flétris et desséchés;

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il n'est plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses grâces. Ainsi Pisistrate, en proie à lamort, était déjà emporté par ceux qui devaient le mettre dans le bûcher fatal.Déjà la flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissés et pleins de larmes,leurs armes renversées, le conduisaient lentement. Le corps est bientôt brûlé: les cendres sontmises dans une urne d'or, et Télémaque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme ungrand trésor, à Callimaque, qui avait été le gouverneur de Pisistrate.- Gardez - lui dit-il - ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé; gardez-les pour son père; mais attendez à les lui donner, quand il aura assez de force pour les demander:ce qui irrite la douleur en un temps, l'adoucit dans un autre.Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée des rois ligués, où chacun garda le silence pourl'écouter dès qu'on l'aperçut; il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges qu'on luidonna, par des acclamations publiques, sur tout ce qu'il venait de faire, augmentèrent sa honte; ilaurait voulu se pouvoir cacher; ce fut la première fois qu'il parut embarrassé et incertain. Enfin, ildemanda comme une grâce qu'on ne lui donnât plus aucune louange.- Ce n'est pas - dit-il - que je ne les aime, surtout quand elles sont données par de si bons juges dela vertu; mais c'est que je crains de les aimer trop: elles corrompent les hommes; elles lesremplissent d'eux-mêmes, elles les rendent vains et présomptueux. Il faut les mériter et les fuir:les meilleures louanges ressemblent aux fausses. Les plus méchants de tous les hommes, qui sontles tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel plaisir y a-t-il à être louécomme eux? Les bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon absence, si je suisassez heureux pour en mériter. Si vous me croyez véritablement bon, vous devez croire aussi queje veux être modeste et craindre la vanité: épargnez-moi donc, si vous m'estimez, et ne me louezpas comme un homme amoureux des louanges.Après avoir parlé ainsi, Télémaque ne répondit plus rien à ceux qui continuaient de l'éleverjusqu'au ciel, et, par un air d'indifférence, il arrêta bientôt les éloges qu'on lui donnait. Oncommença à craindre de le fâcher en le louant: ainsi les louanges finirent; mais l'admirationaugmenta. Tout le monde sut la tendresse qu'il avait témoignée à Pisistrate et les soins qu'il avaitpris de lui rendre les derniers devoirs. Toute l'armée fut plus touchée de ces marques de la bontéde son coeur que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui venaient d'éclater en lui.- Il est sage, il est vaillant - se disaient-ils en secret les uns aux autres - il est l'ami des dieux et levrai héros de notre âge; il est au-dessus de l'humanité; mais tout cela n'est que merveilleux, toutcela ne fait que nous étonner. Il est humain, il est bon, il est ami fidèle et tendre; il estcompatissant, libéral, bienfaisant, et tout entier à ceux qu'il doit aimer; il est les délices de ceux quivivent avec lui; il s'est défait de sa hauteur, de son indifférence et de sa fierté: voilà ce qui estd'usage, voilà ce qui touche les coeurs, voilà ce qui nous attendrit pour lui et qui nous rendsensibles à toutes ses vertus; voilà ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui.A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hâta de parler de la nécessité de donner un roi auxDauniens. La plupart des princes qui étaient dans le conseil opinaient qu'il fallait partager entreeux ce pays, comme une terre conquise. On offrit à Télémaque, pour sa part, la fertile contréed'Arpine, qui porte deux fois l'an les riches dons de Cérès, les doux présents de Bacchus et lesfruits toujours verts de l'olivier consacré à Minerve. "Cette terre - lui disait-on - doit vous faireoublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie, et les bois sauvagesde Zacinthe. Ne cherchez plus ni votre père, qui doit être péri dans les flots au promontoire deCapharée, par la vengeance de Nauplius et par la colère de Neptune; ni votre mère, que sesamants possèdent depuis votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'est point favorisée du cielcomme celle que nous vous offrons."Il écoutait patiemment ces discours: mais les rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas plussourds et plus insensibles aux plaintes des amants désespérés, que Télémaque l'était à ces offres.- Pour moi - répondait-il - je ne suis touché ni des richesses, ni des délices: qu'importe deposséder une plus grande étendue de terre et de commander à un plus grand nombre d'hommes?On n'en a que plus d'embarras, et moins de liberté: la vie est assez pleine de malheurs pour leshommes les plus sages et les plus modérés, sans y ajouter encore la peine de gouverner les autres

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hommes, indociles, inquiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut être le maître deshommes pour l'amour de soi-même, n'y regardant que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire,on est impie, on est tyran, on est le fléau du genre humain. Quand, au contraire, on ne veutgouverner les hommes que selon les vraies règles, pour leur propre bien, on est moins leur maîtreque leur tuteur; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on est bien éloigné de vouloir étendreplus loin son autorité. Le berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des loups enexposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le conduire dans les bons pâturages, n'a point d'envied'augmenter le nombre de ses moutons et d'enlever ceux du voisin: ce serait augmenter sa peine.Quoique je n'aie jamais gouverné, ajoutait Télémaque, j'ai appris par les lois et par les hommessages qui les ont faites combien il est pénible de conduire les villes et les royaumes. Je suis donccontent de ma pauvre Ithaque; quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de gloire, pourvu quej'y règne avec justice, piété et courage; encore même n'y régnerai-je que trop tôt. Plaise aux dieuxque mon père, échappé à la fureur des vagues, y puisse régner jusqu'à la plus extrême vieillesse etque je puisse apprendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses passions pour savoirmodérer celles de tout un peuple!Ensuite Télémaque dit:"Ecoutez, ô princes assemblés ici, ce que je crois vous devoir dire pour votre intérêt. Si vousdonnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec justice, il leur apprendra combien il estutile de conserver la bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins: c'est ce qu'ils n'ontjamais pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage etmodéré, vous n'aurez rien à craindre d'eux: ils vous devront ce bon roi que vous leur aurezdonné; ils vous devront la paix et la prospérité dont ils jouiront: ces peuples, loin de vousattaquer, vous béniront sans cesse, et le roi et le peuple, tout sera l'ouvrage de vos mains. Si, aucontraire, vous voulez partager leur pays entre vous, voici les malheurs que je vous prédis: cepeuple, poussé au désespoir, recommencera la guerre; il combattra justement pour sa liberté, etles dieux, ennemis de la tyrannie, combattront avec lui. Si les dieux s'en mêlent, tôt ou tard vousserez confondus, et vos prospérités se dissiperont comme la fumée; le conseil et la sagesse serontôtés à vos chefs, le courage à vos armées, l'abondance à vos terres. Vous vous flatterez; vousserez téméraires dans vos entreprises; vous ferez taire les gens de bien qui voudront dire la vérité.Vous tomberez tout à coup, et on dira de vous: "Est-ce donc là ces peuples florissants quidevaient faire la loi à toute la terre? Et maintenant ils fuient devant leurs ennemis; ils sont le jouetdes nations, qui les foulent aux pieds: voilà ce que les dieux ont fait; voilà ce que méritent lespeuples injustes, superbes et inhumains."De plus, considérez que, si vous entreprenez de partager entre vous cette conquête, vousréunissez contre vous tous les peuples voisins: votre ligue, formée pour défendre la libertécommune de l'Hespérie contre l'usurpateur Adraste, deviendra odieuse, et c'est vous-mêmes quetous les peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyrannie universelle.Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens et de tous les autres peuples: cettevictoire vous détruira; voici comment. Considérez que cette entreprise vous désunira tous:comme elle n'est point fondée sur la justice, vous n'aurez point de règle pour borner entre vousles prétentions de chacun; chacun voudra que sa part de la conquête soit proportionnée à sapuissance; nul d'entre vous n'aura assez d'autorité parmi les autres pour faire paisiblement cepartage: voilà la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas la fin. Ne vaut-il pasbien mieux être juste et modéré, que de suivre son ambition avec tant de péril et au travers detant de malheurs inévitables? La paix profonde, les plaisirs doux et innocents qui l'accompagnent,l'heureuse abondance, l'amitié de ses voisins, la gloire, qui est inséparable de la justice, l'autoritéqu'on acquiert en se rendant par la bonne foi l'arbitre de tous les peuples étrangers, ne sont-cepas des biens plus désirables que la folle vanité d'une conquête injuste? O princes, ô rois, vousvoyez que je vous parle sans intérêt: écoutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredireet pour vous déplaire en vous représentant la vérité."Pendant que Télémaque parlait ainsi, avec une autorité qu'on n'avait jamais vue en nul autre, etque tous les princes, étonnés et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils, on entendit un

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bruit confus qui se répandit dans tout le camp et qui vint jusqu'au lieu où se tenait l'assemblée."Un étranger - dit-on - est venu aborder sur ces côtes avec une troupe d'hommes armés, et cetinconnu est d'une haute mine: tout paraît héroïque en lui; on voit aisément qu'il a longtempssouffert et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses souffrances. D'abord les peuplesdu pays, qui gardent la côte, ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire uneirruption; mais, après avoir tiré son épée avec un air intrépide, il a déclaré qu'il saurait se défendresi on l'attaquait, mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalité. Aussitôt il a présenté unrameau d'olivier, comme suppliant. On l'a écouté; il a demandé à être conduit vers ceux quigouvernent dans cette côte de l'Hespérie, et on l'emmène ici pour le faire parler aux roisassemblés."A peine ce discours fût-il achevé, qu'on vit entrer cet inconnu avec une majesté qui surprit toutel'assemblée. On aurait cru facilement que c'était le dieu Mars, quand il assemble sur les montagnesde la Thrace ses troupes sanguinaires. Il commença à parler ainsi:- O vous, pasteurs des peuples, qui êtes sans doute assemblés ici ou pour défendre la patriecontre ses ennemis, ou pour faire fleurir les plus justes lois, écoutez un homme que la fortune apersécuté. Fassent les dieux que vous n'éprouviez jamais de semblables malheurs! Je suisDiomède, roi d'Etolie, qui blessai Vénus au siège de Troie. La vengeance de cette déesse mepoursuit dans tout l'univers. Neptune, qui ne peut rien refuser à la divine fille de la mer, m'a livréà la rage des vents et des flots, qui ont brisé plusieurs fois mes vaisseaux contre les écueils.L'inexorable Vénus m'a ôté toute espérance de revoir mon royaume, ma famille, et cette doucelumière d'un pays où je commençai à voir le jour en naissant. Non je ne reverrai jamais tout cequi m'a été le plus cher au monde. Je viens, après tant de naufrages, chercher sur ces rivesinconnues un peu de repos et une retraite assurée. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter,qui a soin des étrangers, si vous êtes sensibles à la compassion, ne me refusez pas, dans ces vastespays, quelque coin de terre infertile, quelques déserts, quelques sables, ou quelques rochersescarpés, pour y fonder, avec mes compagnons, une ville qui soit du moins une triste image denotre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit inutile. Nous vivronsen paix avec vous dans une étroite alliance; vos ennemis seront les nôtres; nous entrerons danstous vos intérêts; nous ne demandons que la liberté de vivre selon nos lois.Pendant que Diomède parlait ainsi, Télémaque, ayant les yeux attachés sur lui, montra sur sonvisage toutes les différentes passions. Quand Diomède commença à parler de ses longs malheurs,il espéra que cet homme si majestueux serait son père. Aussitôt qu'il eut déclaré qu'il étaitDiomède, le visage de Télémaque se flétrit comme une belle fleur que les noirs aquilons viennentternir de leur souffle cruel. Ensuite les paroles de Diomède, qui se plaignait de la longue colèred'une divinité, l'attendrirent par le souvenir des mêmes disgrâces souffertes par son père et parlui; des larmes mêlées de douleur et de joie coulèrent sur ses joues, et il se jeta tout à coup surDiomède pour l'embrasser.- Je suis - dit-il - le fils d'Ulysse, que vous avez connu, et qui ne vous fut pas inutile quand vousprîtes les chevaux fameux de Rhésus. Les dieux l'ont traité sans pitié comme vous. Si les oraclesde l'Erèbe ne sont pas trompeurs, il vit encore: mais, hélas! il ne vit point pour moi. J'aiabandonné Ithaque pour le chercher; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque, ni lui: jugez par mesmalheurs de la compassion que j'ai pour les vôtres. C'est l'avantage qu'il y a à être malheureux,qu'on sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici qu'étranger, je puis, grand Diomède(car, malgré les misères qui ont accablé ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas été assez malélevé pour ignorer quelle est votre gloire dans les combats), je puis, ô le plus invincible de tous lesGrecs après Achille, vous procurer quelque secours. Ces princes que vous voyez sont humains; ilssavent qu'il n'y a ni vertu, ni vrai courage, ni gloire solide, sans l'humanité. Le malheur ajoute unnouveau lustre à la gloire des grands hommes; il leur manque quelque chose quand ils n'ontjamais été malheureux: il manque dans leur vie des exemples de patience et de fermeté; la vertusouffrante attendrit tous les coeurs qui ont quelque goût pour la vertu. Laissez-nous donc le soinde vous consoler: puisque les dieux vous mènent à nous, c'est un présent qu'ils nous font, et nousdevons nous croire heureux de pouvoir adoucir vos peines.

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Pendant qu'il parlait, Diomède étonné le regardait fixement et sentait son coeur tout ému. Ilss'embrassaient comme s'ils avaient été longtemps liés d'une amitié étroite.- O digne fils du sage Ulysse! - disait Diomède - je reconnais en vous la douceur de son visage, lagrâce de ses discours, la force de son éloquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de sespensées.Cependant Philoctète embrasse aussi le grand fils de Tydée; ils se racontent leurs tristesaventures. Ensuite Philoctète lui dit:- Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor; il vient de perdre Pisistrate, le dernierde ses enfants; il ne lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le mène vers le tombeau.Venez le consoler: un ami malheureux est plus propre qu'un autre à soulager son coeur.Ils allèrent aussitôt dans la tente de Nestor, qui reconnut à peine Diomède, tant la tristesseabattait son esprit et ses sens.D'abord Diomède pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le vieillard un redoublement dedouleur; mais peu à peu la présence de cet ami apaisa son coeur. On reconnut aisément que sesmaux étaient un peu suspendus par le plaisir de raconter ce qu'il avait souffert et d'entendre à sontour ce qui était arrivé à Diomède.Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblés avec Télémaque examinaient ce qu'ils devaientfaire. Télémaque leur conseillait de donner à Diomède le pays d'Arpine et de choisir, pour roi desDauniens, Polydamas qui était de leur nation. Ce Polydamas était un fameux capitaine,qu'Adraste, par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'attribuât à cet hommehabile les succès dont il espérait d'avoir seul la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, enparticulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son Etat dans cette guerre contre tant de nationsconjurées; il l'avait voulu engager à tenir une conduite plus droite et plus modérée avec sesvoisins. Mais les hommes qui haïssent la vérité haïssent aussi les gens qui ont la hardiesse de ladire: ils ne sont touchés ni de leur sincérité, ni de leur zèle, ni de leur désintéressement. Uneprospérité trompeuse endurcissait le coeur d'Adraste contre les plus salutaires conseils; en ne lessuivant pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis: la hauteur, la mauvaise foi, la violence,mettait toujours la victoire dans son parti; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si longtempsmenacé n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une sagesse timide qui prévoyait toujours desinconvénients; Polydamas lui était insupportable: il l'éloigna de toutes les charges; il le laissalanguir dans la solitude et dans la pauvreté.D'abord Polydamas fut accablé de cette disgrâce; mais elle lui donna ce qui lui manquait, en luiouvrant les yeux sur la vanité des grandes fortunes: il devint sage à ses dépens; il se réjouit d'avoirété malheureux; il apprit peu à peu à se taire, à vivre de peu, à se nourrir tranquillement de lavérité, à cultiver en lui les vertus secrètes, qui sont encore plus estimables que les éclatantes, enfinà se passer des hommes. Il demeura au pied du mont Gargan, dans un désert, où un rocher endemi-voûte lui servait de toit. Un ruisseau qui tombait de la montagne apaisait sa soif; quelquesarbres lui donnaient leurs fruits: il avait deux esclaves qui cultivaient un petit champ; il travaillaitlui-même avec eux de ses propres mains: la terre le payait de ses peines avec usure et ne le laissaitmanquer de rien. Il avait non seulement des fruits et des légumes en abondance, mais encoretoutes sortes de fleurs odoriférantes. Là il déplorait le malheur des peuples que l'ambition d'un roiinsensé entraîne à leur perte; là, il attendait chaque jour que les dieux justes, quoique patients,fissent tomber Adraste. Plus sa prospérité croissait, plus il croyait voir de près sa chuteirrémédiable; car l'imprudence heureuse dans ses fautes et la puissance montée jusqu'au dernierexcès d'autorité absolue sont les avant-coureurs du renversement des rois et des royaumes.Quand il apprit la défaite et la mort d'Adraste, il ne témoigna aucune joie ni de l'avoir prévue, nid'être délivré de ce tyran; il gémit seulement, par la crainte de voir les Dauniens dans la servitude.Voilà l'homme que Télémaque proposa pour le faire régner. Il y avait déjà quelque temps qu'ilconnaissait son courage et sa vertu; car Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne cessait des'informer partout des qualités bonnes et mauvaises de toutes les personnes qui étaient dansquelque emploi considérable, non seulement parmi les nations alliées qu'il servait en cette guerre,

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mais encore chez les ennemis. Son principal soin était de découvrir et d'examiner partout leshommes qui avaient quelque talent ou quelque vertu particulière.Les princes alliés eurent d'abord quelque répugnance à mettre Polydamas dans la royauté.- Nous avons éprouvé - disaient-ils - combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre et qu'illa sait faire, est redoutable à ses voisins. Polydamas est un grand capitaine, et il peut nous jeterdans de grands périls.Mais Télémaque leur répondit:- Polydamas, il est vrai, sait la guerre; mais il aime la paix, et voilà les deux choses qu'il fautsouhaiter. Un homme qui connait les malheurs, les dangers et les difficultés de la guerre, est bienplus capable de l'éviter qu'un autre qui n'en a aucune expérience. Il a appris à goûter le bonheurd'une vie tranquille; il a condamné les entreprises d'Adraste; il en a prévu les suites funestes. Unprince faible, ignorant et sans expérience, est plus à craindre pour vous qu'un homme quiconnaîtra et qui décidera tout par lui-même. Le prince faible et ignorant ne verra que par les yeuxd'un favori passionné, ou d'un ministre flatteur, inquiet et ambitieux: ainsi ce prince aveugles'engagera dans la guerre sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de lui, car ilne pourra être sûr de lui-même; il vous manquera de parole; il vous réduira bientôt à cetteextrémité, qu'il faudra ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous accable. N'est-il pas plus utile,plus sûr, et en même temps plus juste et plus noble, de répondre fidèlement à la confiance desDauniens et de leur donner un roi digne de commander?Toute l'assemblée fut persuadée par ce discours. On alla proposer Polydamas aux Dauniens, quiattendaient une réponse avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas, ilsrépondirent:- Nous reconnaissons bien maintenant que les princes alliés veulent agir de bonne foi avec nouset faire une paix éternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un homme si vertueux et sicapable de nous gouverner. Si on nous eût proposé un homme lâche, efféminé et mai instruit,nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'à nous abattre et qu'à corrompre la forme de notregouvernement; nous aurions conservé en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure et siartificieuse: mais le choix de Polydamas nous montre une véritable candeur. Les alliés, sans doute,n'attendent rien de nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un roi qui estincapable de faire rien contre la liberté et contre la gloire de notre nation. Aussi pouvons-nousprotester, à la face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur source avant que nouscessions d'aimer des peuples si bienfaisants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfaitque nous recevons aujourd'hui et renouveler, de génération en génération, la paix de l'âge d'ordans toute la côte de l'Hespérie!Télémaque leur proposa ensuite de donner à Diomède les campagnes d'Arpine, pour y fonderune colonie.- Le nouveau peuple - leur disait-il - vous devra son établissement dans un pays que vousn'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer, que la terre est tropvaste pour eux, qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en avoir qui vous soientobligés de leur établissement. Soyez touchés du malheur d'un roi qui ne peut retourner dans sonpays. Polydamas et lui, étant unis ensemble par les liens de la justice et de la vertu, qui sont lesseuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde et vous rendront redoutables à tousles peuples voisins qui penseraient à s'agrandir. Vous voyez, ô Dauniens, que nous avons donné àvotre terre et à votre nation un roi capable d'en élever la gloire jusqu'au ciel: donnez aussi,puisque nous vous le demandons, une terre qui vous est inutile à un roi qui est digne de toutesorte de secours.Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser à Télémaque, puisque c'était lui qui leuravait procuré Polydamas pour roi. Aussitôt ils partirent pour l'aller chercher dans son désert etpour le faire régner sur eux. Avant que de partir, ils donnèrent les fertiles plaines d'Arpine àDiomède, pour y fonder un nouveau royaume. Les alliés en furent ravis, parce que cette coloniedes Grecs pourrait secourir puissamment le parti des alliés, si jamais les Dauniens voulaientrenouveler les usurpations dont Adraste avait donné le mauvais exemple. Tous les princes ne

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songèrent qu'à se séparer. Télémaque, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, après avoirembrassé tendrement le vaillant Diomède, le sage et inconsolable Nestor et le fameux Philoctète,digne héritier des flèches d'Hercule. 

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Dix-septième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Télémaque, de retour à Salente, admire l'état florissant dela campagne; mais il est choqué de ne plus retrouver dans la ville la magnificence qui éclatait partout avant sondépart. Mentor lui donne les raisons de ce changement: il lui montre en quoi consistent les solides richesses d'unEtat et lui expose les maximes fondamentales de l'art de gouverner. Télémaque ouvre son coeur à Mentor sur soninclination pour Antiope, fille d'Idoménée. Mentor loue avec lui les bonnes qualités de cette princesse, l'assure queles dieux la lui destinent pour épouse, mais que maintenant il ne doit songer qu'à partir pour Ithaque. Idoménée,craignant le départ de ses hôtes, parle à Mentor de plusieurs affaires embarrassantes qu'il avait à terminer, et pourlesquelles il avait encore besoin de son secours. Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre et persiste à vouloirs'embarquer au plus tôt avec Télémaque. Idoménée essaie encore de les retenir en excitant la passion de ce dernierpour Antiope. Il les engage dans une partie de chasse dont il veut donner le plaisir à sa fille. Elle y eût été déchiréepar un sanglier, sans l'adresse et la promptitude de Télémaque, qui perça de son dard l'animal. Idoménée, nepouvant plus retenir ses hôtes, tombe dans une tristesse mortelle. Mentor le console, et obtient enfin sonconsentement pour partir. Aussitôt on se quitte avec les plus vives démonstrations d'estime et d'amitié.

Le jeune fils d'Ulysse brûlait d'impatience de retrouver Mentor à Salente et de s'embarquer aveclui pour revoir Ithaque, où il espérait que son père serait arrivé. Quand il s'approcha de Salente ilfut bien étonné de voir toute la campagne des environs, qu'il avait laissée presque inculte etdéserte, cultivée comme un jardin et pleine d'ouvriers diligents: il reconnut l'ouvrage de la sagessede Mentor. Ensuite, entrant dans la ville, il remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'artisans pourles délices de la vie et beaucoup moins de magnificence. Il en fut choqué; car il aimaitnaturellement toutes les choses qui ont de l'éclat et de la politesse. Mais d'autres penséesoccupèrent aussitôt son coeur. Il vit de loin venir à lui Idoménée avec Mentor: aussitôt son coeurfut ému de joie et de tendresse. Malgré tous les succès qu'il avait eus dans la guerre contreAdraste, il craignait que Mentor ne fût pas content de lui, et, à mesure qu'il s'avançait, il cherchaitdans les yeux de Mentor pour voir s'il n'avait rien à se reprocher.D'abord Idoménée embrassa Télémaque comme son propre fils; ensuite Télémaque se jeta aucou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes.Mentor lui dit:- Je suis content de vous: vous avez fait de grandes fautes; mais elles vous ont servi à vousconnaître et à vous défier de vous-même. Souvent on tire plus de fruit de ses fautes que de sesbelles actions. Les grandes actions enflent le coeur et inspirent une présomption dangereuse; lesfautes font rentrer l'homme en lui-même et lui rendent la sagesse, qu'il avait perdue dans les bonssuccès. Ce qui vous reste à faire, c'est de louer les dieux et de ne vouloir pas que les hommes vouslouent. Vous avez fait de grandes choses; mais avouez la vérité, ce n'est guère vous par qui ellesont été faites: n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme quelque chose d'étranger qui étaitmis en vous? N'étiez-vous pas capable de les gâter par votre promptitude et par votreimprudence? Ne sentez-vous pas que Minerve vous a comme transformé en un autre homme au-dessus de vous-même, pour faire par vous ce que vous avez fait? Elle a tenu tous vos défauts ensuspens, comme Neptune, quand il apaise les tempêtes, suspend les flots irrités.Pendant qu'Idoménée interrogeait avec curiosité les Crétois qui étaient revenus de la guerre,Télémaque écoutait ainsi les sages conseils de Mentor. Ensuite il regardait de tous côtés avecétonnement et disait à Mentor:- Voici un changement dont je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivé quelque calamité àSalente pendant mon absence? D'où vient qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui éclataitpartout avant mon départ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses; les habits sontsimples; les bâtiments qu'on fait sont moins vastes et moins ornés; les arts languissent; la ville estdevenue une solitude.Mentor lui répondit en souriant:- Avez-vous remarqué l'état de la campagne autour de la ville?- Oui - reprit Télémaque - j'ai vu partout le labourage en honneur et les champs défrichés.

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"Lequel vaut mieux - ajouta Mentor - ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec unecampagne négligée et stérile, ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre etmodeste dans ses moeurs? Une grande ville fort peuplée d'artisans occupés à amollir les moeurspar les délices de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble àun monstre dont la tête est d'une grosseur énorme et dont tout le corps, exténué et privé denourriture, n'a aucune proportion avec cette tête. C'est le nombre du peuple et l'abondance desaliments qui font la vraie force et la vraie richesse d'un royaume. Idoménée a maintenant unpeuple innombrable et infatigable dans le travail, qui remplit toute l'étendue de son pays. Toutson pays n'est plus qu'une seule ville: Salente n'en est que le centre. Nous avons transporté de laville dans la campagne les hommes qui étaient superflus dans la ville. De plus nous avons attirédans ce pays beaucoup de peuples étrangers. Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplientles fruits de la terre par leur travail : cette multiplication si douce et si paisible augmente plus unroyaume qu'une conquête. On n'a rejeté de cette ville que les arts superflus, qui détournent lespauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui corrompent les riches en les jetantdans le faste et dans la mollesse: mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux hommesqui ont un vrai génie pour les cultiver. Ainsi Idoménée est beaucoup plus puissant qu'il n'étaitquand vous admiriez sa magnificence. Cet éclat éblouissant cachait une faiblesse et une misère quieussent bientôt renversé son empire: maintenant il a un plus grand nombre d'hommes et il lesnourrit plus facilement. Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine et au mépris de la vie parl'amour des bonnes lois, sont tous prêts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurspropres mains. Bientôt cet Etat, que vous croyez déchu, sera la merveille de l'Hespérie.Souvenez-vous, ô Télémaque, qu'il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement despeuples, auxquelles on n'apporte presque jamais aucun remède: la première est une autoritéinjuste et trop violente dans les rois; la seconde est le luxe, qui corrompt les moeurs.Quand les rois s'accoutument à ne connaître plus d'autres lois que leurs volontés absolues etqu'ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout: mais à force de tout pouvoir, ilssapent les fondements de leur puissance; ils n'ont plus de règle certaine ni de maximes degouvernement. Chacun à l'envi les flatte: ils n'ont plus de peuple; il ne leur reste que des esclaves,dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vérité? Qui donnera des bornes à cetorrent? Tout cède; les sages s'enfuient, se cachent et gémissent. Il n'y a qu'une révolutionsoudaine et violente qui puisse ramener dans son cours naturel cette puissance débordée: souventmême le coup qui pourrait la modérer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chutefuneste qu'une autorité qu'on pousse trop loin: elle est semblable à un arc trop tendu, qui serompt enfin tout à coup, si on ne le relâche: mais qui est-ce qui osera le relâcher? Idoménée étaitgâté jusqu'au fond du coeur par cette autorité si flatteuse: il avait été renversé de son trône; mais iln'avait pas été détrompé. Il a fallu que les dieux nous aient envoyés ici pour le désabuser de cettepuissance aveugle et outrée qui ne convient point à des hommes; encore a-t-il fallu des espèces demiracles pour lui ouvrir les yeux.L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, leluxe empoisonne toute une nation. On dit que le luxe sert à nourrir les pauvres aux dépens desriches; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant lesfruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté. Toute une nations'accoutume à regarder comme les nécessités de la vie les choses les plus superflues: ce sont tousles jours de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se passer des choses qu'on neconnaissait point trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts etpolitesse de la nation. Ce vice, qui en attire une infinité d'autres, est loué comme une vertu; ilrépand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents duroi veulent imiter sa magnificence; les grands, celle des parents du roi; les gens médiocres veulentégaler les grands; car qui est-ce qui se fait justice? Les petits veulent passer pour médiocres: toutle monde fait plus qu'il ne peut, les uns, par faste et pour se prévaloir de leurs richesses, les autres,par mauvaise honte et pour cacher leur pauvreté. Ceux mêmes qui sont assez sages pourcondamner un si grand désordre ne le sont pas assez pour oser lever la tête les premiers et pour

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donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent.La passion d'acquérir du bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les âmes les plus pures:il n'est plus question que d'être riche; la pauvreté est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux;instruisez les hommes; gagnez des batailles; sauvez la patrie; sacrifiez tous vos intérêts: vous êtesméprisé, si vos talents ne sont relevés par le faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veulentparaître en avoir; ils en dépensent comme s'ils en avaient on emprunte, on trompe, on use demille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le goût etles habitudes de toute une nation; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre,si ce n'est un roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modération, faire honte à tousceux qui aiment une dépense fastueuse et encourager les sages, qui seront bien aises d'êtreautorisés dans une honnête frugalité?"Télémaque, écoutant ce discours, était comme un homme qui revient d'un profond sommeil: ilsentait la vérité de ces paroles et elles se gravaient dans son coeur, comme un savant sculpteurimprime les traits qu'il veut sur le marbre, en sorte qu'il lui donne de la tendresse, de la vie et dumouvement. Télémaque ne répondait rien; mais, repassant tout ce qu'il venait d'entendre, ilparcourait des yeux les choses qu'on avait changées dans la ville. Ensuite il disait à Mentor:- Vous avez fait Idoménée le plus sage de tous les rois; je ne le connais plus, ni lui ni son peuple.J'avoue même que ce que vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires que nousvenons de remporter. Le hasard et la force ont beaucoup de part aux succès de la guerre; il fautque nous partagions la gloire des combats avec nos soldats: mais tout votre ouvrage vient d'uneseule tête; il a fallu que vous ayez travaillé seul contre un roi et contre tout son peuple pour lescorriger. Les succès de la guerre sont toujours funestes et odieux: ici, tout est l'ouvrage d'unesagesse céleste; tout est doux, tout est pur, tout est aimable; tout marque une autorité qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cetteapplication à faire du bien? O qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en espérer une solide enravageant la terre et en répandant le sang humain!Mentor montra sur son visage une joie sensible de voir Télémaque si désabusé des victoires et desconquêtes, dans un âge où il était si naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avait acquise.Ensuite Mentor ajouta:"Il est vrai que tout ce que vous voyez ici est bon et louable; mais sachez qu'on pourrait faire deschoses encore meilleures. Idoménée modère ses passions et s'applique à gouverner son peupleavec justice; mais il ne laisse pas de faire encore bien des fautes, qui sont des suites malheureusesde ses fautes anciennes. Quand les hommes veulent quitter le mal, le mal semble encore lespoursuivre longtemps; il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel affaibli, des erreursinvétérées et des préventions presque incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés: ilspeuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, ô Télémaque, vous demanderont plus qu'àIdoménée, parce que vous avez connu la vérité dès votre jeunesse et que vous n'avez jamais étélivré aux séductions d'une trop grande prospérité.Idoménée - continuait Mentor - est sage et éclairé; mais il s'applique trop au détail et ne méditepas assez le gros de ses affaires pour former des plans. L'habileté d'un roi, qui est au-dessus desautres hommes, ne consiste pas à faire tout par lui-même: c'est une vanité grossière que d'espérerd'en venir à bout ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Un roi doit gouverneren choisissant et en conduisant ceux qui gouvernent sous lui; il ne faut pas qu'il fasse le détail, carc'est faire la fonction de ceux qui ont à travailler sous lui: il doit seulement s'en faire rendrecompte et en savoir assez pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveilleusementgouverner que de choisir et d'appliquer selon leurs talents les gens qui gouvernent. Le suprême etle parfait gouvernement consiste à gouverner ceux qui gouvernent: il faut les observer, leséprouver, les modérer, les corriger, les animer, les élever, les rabaisser, les changer de places, et lestenir toujours dans la main.Vouloir examiner tout par soi-même, c'est défiance, c'est petitesse, c'est une jalousie pour lesdétails médiocres qui consument le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandeschoses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé; il faut penser à son

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aise, dans un entier dégagement de toutes les expéditions d'affaires épineuses. Un esprit épuisépar le détail est comme la lie du vin, qui n'a plus ni force ni délicatesse. Ceux qui gouvernent parle détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre leurs vues sur un avenir éloigné: ilssont toujours entraînés par l'affaire du jour où ils sont, et, cette affaire étant seule à les occuper,elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit; car on ne juge sainement des affaires que quand on lescompare toutes ensemble et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de lasuite et de la proportion. Manquer à suivre cette règle dans le gouvernement, c'est ressembler àun musicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux et qui ne se mettrait point enpeine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. C'estressembler aussi à un architecte qui croit avoir tout fait pourvu qu'il assemble de grandescolonnes et beaucoup de pierres bien taillées, sans penser à l'ordre et à la proportion desornements de son édifice. Dans le temps qu'il fait un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire unescalier convenable; quand il travaille au corps du bâtiment, il ne songe ni à la cour, ni au portail.Son ouvrage n'est qu'un assemblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point faites lesunes pour les autres: cet ouvrage, loin de lui faire honneur, est un monument qui éternisera sahonte; car l'ouvrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'étendue pour concevoir àla fois le dessein général de tout son ouvrage; c'est un caractère d'esprit court et subalterne.Quand on est né avec ce génie borné au détail, on n'est propre qu'à exécuter sous autrui. N'endoutez pas, ô mon cher Télémaque, le gouvernement d'un royaume demande une certaineharmonie, comme la musique, et de justes proportions, comme l'architecture.Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de ces arts, je vous ferai entendrecombien les hommes qui gouvernent par le détail sont médiocres. Celui qui, dans un concert, nechante que certaines choses, quoiqu'il les chante parfaitement, n'est qu'un chanteur; celui quiconduit tout le concert et qui en règle à la fois toutes les parties est le seul maître de musique.Tout de même celui qui taille les colonnes, ou qui élève un côté d'un bâtiment, n'est qu'unmaçon; mais celui qui a pensé tout l'édifice et qui en a toutes les proportions dans sa tête est leseul architecte. Ainsi ceux qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires sont ceux quigouvernent le moins; ils ne sont que les ouvriers subalternes. Le vrai génie qui conduit l'Etat, estcelui qui, ne faisant rien, fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pénètre dans l'avenir, quiretourne dans le passé; qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin; qui se raidit sans cessepour lutter contre la fortune, comme un nageur contre le torrent de l'eau; qui est attentif nuit etjour pour ne laisser rien au hasard. Croyez-vous, Télémaque, qu'un grand peintre travailleassidûment depuis le matin jusqu'au soir, pour expédier plus promptement ses ouvrages? Non;cette gêne et ce travail servile éteindraient tout le feu de son imagination; il ne travaillerait plus degénie: il faut que tout se fasse irrégulièrement et par saillies, suivant que son goût le mène et queson esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son temps à broyer des couleurs et à préparer despinceaux? Non, c'est l'occupation de ses élèves. Il se réserve le soin de penser; il ne songe qu'àfaire des traits hardis qui donnent de la noblesse, de la vie et de la passion à ses figures. Il a dansla tête les pensées et les sentiments des héros qu'il veut représenter; il se transporte dans leurssiècles et dans toutes les circonstances où ils ont été. A cette espèce d'enthousiasme il faut qu'iljoigne une sagesse qui le retienne, que tout soit vrai, correct, et proportionné l'un à l'autre.Croyez-vous, Télémaque, qu'il faille moins d'élévation, de génie et d'effort de pensée pour faireun grand roi que pour faire un bon peintre? Concluez donc que l'occupation d'un roi doit être depenser, de former de grands projets et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui."Télémaque lui répondit:- Il me semble que je comprends tout ce que vous dites; mais si les choses allaient ainsi, un roiserait souvent trompé, n'entrant point par lui-même dans le détail.- C'est vous-même qui vous trompez - repartit Mentor: ce qui empêche qu'on ne soit trompé,c'est la connaissance générale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de principes dans lesaffaires et qui n'ont point le vrai discernement des esprits vont toujours comme à tâtons; c'est unhasard quand ils ne se trompent pas. Ils ne savent pas même précisément ce qu'ils cherchent, ni àquoi ils doivent tendre; ils ne savent que se défier, et se défient plutôt des honnêtes gens qui les

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contredisent que des trompeurs qui les flattent. Au contraire, ceux qui ont des principes pour legouvernement et qui se connaissent en hommes savent ce qu'ils doivent chercher en eux et lesmoyens d'y parvenir; ils reconnaissent assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sontdes instruments propres à leurs desseins et s'ils entrent dans leurs vues pour tendre au but qu'ilsse proposent. D'ailleurs, comme ils ne se jettent point dans des détails accablants, ils ont l'espritplus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ouvrage et pour observer s'il s'avance vers lafin principale. S'ils sont trompés, du moins ils ne le sont guère dans l'essentiel. D'ailleurs, ils sontau-dessus des petites jalousies qui marquent un esprit borné et une âme basse: ils comprennentqu'on ne peut éviter d'être trompé dans les grandes affaires, puisqu'il faut s'y servir des hommes,qui sont si souvent trompeurs. On perd plus par l'irrésolution où jette la défiance qu'on neperdrait à se laisser un peu tromper. On est trop heureux quand on n'est trompé que dans deschoses médiocres; les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et c'est la seule chose dont un grandhomme doit être en peine. Il faut réprimer sévèrement la tromperie, quand on la découvre; mais ilfaut compter sur quelque tromperie, si l'on ne veut point être véritablement trompé. Un artisan,dans sa boutique, voit tout de ses propres yeux et fait tout de ses propres mains; mais un roi, dansun grand Etat, ne peut tout faire ni tout voir. Il ne doit faire que les choses que nul autre ne peutfaire sous lui; il ne doit voir que ce qui entre dans la décision des choses importantes.Enfin Mentor dit à Télémaque:- Les dieux vous aiment et vous préparent un règne plein de sagesse. Tout ce que vous voyez iciest fait moins pour la gloire d'Idoménée que pour votre instruction. Tous ces sagesétablissements que vous admirez dans Salente ne sont que l'ombre de ce que vous ferez un jour àIthaque, si vous répondez par vos vertus à votre haute destinée. Il est temps que nous songions àpartir d'ici; Idoménée tient un vaisseau prêt pour notre retour.Aussitôt Télémaque ouvrit son coeur à son ami, mais avec quelque peine, sur un attachement quilui faisait regretter Salente."Vous me blâmerez peut-être - lui dit-il - de prendre trop facilement des inclinations dans leslieux où je passe; mais mon coeur me ferait de continuels reproches, si je vous cachais que j'aimeAntiope, fille d'Idoménée. Non, mon cher Mentor, ce n'est point une passion aveugle commecelle dont vous m'avez guéri dans l'île de Calypso: j'ai bien reconnu la profondeur de la plaie quel'amour m'avait fait auprès d'Eucharis; je ne puis encore prononcer son nom sans être troublé; letemps et l'absence n'ont pu l'effacer. Cette expérience funeste m'apprend à me défier de moi-même. Mais pour Antiope, ce que je sens n'a rien de semblable: ce n'est point amour passionné;c'est goût, c'est estime, c'est persuasion que je serais heureux si je passais ma vie avec elle. Sijamais les dieux me rendent mon père et qu'il me permette de choisir une femme, Antiope seramon épouse. Ce qui me touche en elle, c'est son silence, sa modestie, sa retraite, son travailassidu, son industrie pour les ouvrages de laine et de broderie, son application à conduire toute lamaison de son père, depuis que sa mère est morte, son mépris des vaines parures, l'oubli etl'ignorance même qui paraît en elle de sa beauté. Quand Idoménée lui ordonne de mener lesdanses des jeunes Crétoises au son des flûtes, on la prendrait pour la riante Vénus, qui estaccompagnée des Grâces. Quand il la mène avec lui à la chasse dans les forêts, elle paraîtmajestueuse et adroite à tirer de l'arc, comme Diane au milieu de ses nymphes; elle seule ne le saitpas, et tout le monde l'admire. Quand elle entre dans les temples des dieux et qu'elle porte sur satête les choses sacrées dans des corbeilles, on croirait qu'elle est elle-même la divinité qui habitedans les temples. Avec quelle crainte et quelle religion la voyons-nous offrir des sacrifices etdétourner la colère des dieux, quand il faut expier quelque faute ou détourner quelque funesteprésage! Enfin, quand on la voit, avec une troupe de femmes, tenant en sa main une aiguille d'or,on croit que c'est Minerve même qui a pris sur la terre une forme humaine et qui inspire auxhommes les beaux-arts: elle anime les autres à travailler; elle leur adoucit le travail et l'ennui parles charmes de sa voix, lorsqu'elle chante toutes les merveilleuses histoires des dieux, et ellesurpasse la plus exquise peinture par la délicatesse de ses broderies. Heureux l'homme qu'un douxhymen unira avec elle! Il n'aura à craindre que de la perdre et de lui, survivre.

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Je prends ici, mon cher Mentor, les dieux à témoin que je suis tout prêt à partir: j'aimerai Antiopetant que je vivrai; mais elle ne retardera pas d'un moment mon retour en Ithaque. Si un autre ladevait posséder, je passerais le reste de mes jours avec tristesse et amertume; mais enfin je laquitterais. Quoique je sache que l'absence peut me la faire perdre, je ne veux ni lui parler, ni parierà son père de mon amour; car je ne dois en parler qu'à vous seul, jusqu'à ce qu'Ulysse, remontésur son trône, m'ait déclaré qu'il y consent. Vous pouvez reconnaître par là, mon cher Mentor,combien cet attachement est différent de la passion dont vous m'avez vu aveuglé pour Eucharis."Mentor répondit à Télémaque:"Je conviens de cette différence. Antiope est douce, simple et sage: ses mains ne méprisent pointle travail; elle prévoit de loin; elle pourvoit à tout; elle sait se taire et agir de suite sansempressement; elle est à toute heure occupée et ne s'embarrasse jamais, parce qu'elle fait chaquechose à propos: le bon ordre de la maison de son père est sa gloire; elle en est plus ornée que desa beauté. Quoiqu'elle ait soin de tout et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser, d'épargner(choses qui font haïr presque toutes les femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison: c'estqu'on ne trouve en elle ni passion, ni entêtement, ni légèreté, ni humeur, comme dans les autresfemmes. D'un seul regard elle se fait entendre, et on craint de lui déplaire; elle donne des ordresprécis; elle n'ordonne que ce qu'on peut exécuter; elle reprend avec bonté, et en reprenant elleencourage. Le coeur de son père se repose sur elle, comme un voyageur abattu par les ardeurs dusoleil se repose à l'ombre sur l'herbe tendre. Vous avez raison, Télémaque: Antiope est un trésordigne d'être cherché dans les terres les plus éloignées. Son esprit, non plus que son corps, ne separe jamais de vains ornements; son imagination, quoique vive, est retenue: elle ne parle que pourla nécessité; et, si elle ouvre la bouche, la douce persuasion et les grâces naïves coulent de seslèvres. Dès qu'elle parle, tout le monde se tait, et elle en rougit: peu s'en faut qu'elle ne supprimece qu'elle a voulu dire, quand elle aperçoit qu'on l'écoute si attentivement. A peine l'avons-nousentendue parler.Vous souvenez-vous, ô Télémaque, d'un jour que son père la fit venir? Elle parut, les yeuxbaissés, couverte d'un grand voile, et elle ne parla que pour modérer la colère d'Idoménée, quivoulait faire punir rigoureusement un de ses esclaves: d'abord elle entra dans sa peine; puis elle lecalma; enfin elle lui fit entendre ce qui pouvait excuser ce malheureux; et, sans faire sentir au roiqu'il s'était trop emporté, elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion. Thétis, quandelle flatte le vieux Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur les flots irrités. Ainsi Antiope, sansprendre aucune autorité et sans se prévaloir de ses charmes, maniera un jour le coeur de sonépoux, comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle en veut tirer les plus tendres accords.Encore une fois, Télémaque, votre amour pour elle est juste; les dieux vous la destinent: vousl'aimez d'un amour raisonnable; il faut attendre qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoirpoint voulu lui découvrir vos sentiments: mais sachez que, si vous eussiez pris quelque détourpour lui apprendre vos desseins, elle les aurait rejetés et aurait cessé de vous estimer. Elle ne sepromettra jamais à personne: elle se laissera donner par son père; elle ne prendra jamais pourépoux qu'un homme qui craigne les dieux et qui remplisse toutes les bienséances. Avez-vousobservé, comme moi, qu'elle se montre encore moins et qu'elle baisse plus les yeux depuis votreretour? Elle sait tout ce qui vous est arrivé d'heureux dans la guerre; elle n'ignore ni votrenaissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont mis en vous: c'est ce qui la rend simodeste et si réservée. Allons, Télémaque, allons vers Ithaque; il ne me reste plus qu'à vous fairetrouver votre père et qu'à vous mettre en état d'obtenir une femme digne de l'âge d'or: fût-ellebergère dans la froide Algide, au lieu qu'elle est fille du roi de Salente, vous seriez trop heureux dela posséder."Idoménée, qui craignait le départ de Télémaque et de Mentor, ne songeait qu'à le retarder; ilreprésenta à Mentor qu'il ne pouvait régler sans lui un différend qui s'était élevé entre Diophane,prêtre de Jupiter Conservateur, et Héliodore, prêtre d'Apollon, sur les présages qu'on tire du voldes oiseaux et des entrailles des victimes.-Pourquoi - lui répondit Mentor - vous mêleriez-vous des choses sacrées? Laissez-en la décisionaux Etruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles et qui sont inspirés pour être les

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interprètes des dieux: employez seulement votre autorité à étouffer ces disputes dès leurnaissance. Ne montrez ni partialité, ni prévention; contentez-vous d'appuyer la décision quandelle sera faite: souvenez-vous qu'un roi doit être soumis à la religion et qu'il ne doit jamaisentreprendre de la régler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si les rois semêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettront en servitude. Les rois sont si puissants,et les autres hommes sont si faibles, que tout sera en péril d'être altéré au gré des rois, si on lesfait entrer dans les questions qui regardent les choses sacrées. Laissez donc en pleine liberté ladécision aux amis des dieux, et bornez-vous à réprimer ceux qui n'obéiraient pas à leur jugementquand il aura été prononcé.Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras où il était sur un grand nombre de procès entre diversparticuliers, qu'on le pressait de juger.- Décidez - lui répondait Mentor - toutes les questions nouvelles qui vont à établir des maximesgénérales de jurisprudence et à interpréter les lois; mais ne vous chargez jamais de juger les causesparticulières. Elles viendraient toutes en foule vous assiéger: vous seriez l'unique juge de toutvotre peuple; tous les autres juges qui sont sous vous deviendraient inutiles; vous seriez accablé,et les petites affaires vous déroberaient aux grandes, sans que vous puissiez suffire à régler ledétail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter dans cet embarras; renvoyez les affairesdes particuliers aux juges ordinaires; ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour voussoulager: vous ferez alors les véritables fonctions de roi.- On me presse encore - disait Idoménée - de faire certains mariages. Les personnes d'unenaissance distinguée qui m'ont suivi dans toutes les guerres et qui ont perdu de très grands biensen me servant voudraient trouver une espèce de récompense en épousant certaines filles riches: jen'ai qu'un mot à dire pour leur procurer ces établissements.- Il est vrai - répondait Mentor - qu'il ne vous en coûterait qu'un mot; mais ce mot lui-même vouscoûterait trop cher. Voudriez-vous ôter aux pères et aux mères la liberté et la consolation dechoisir leurs gendres, et par conséquent leurs héritiers? Ce serait mettre toutes les familles dans leplus rigoureux esclavage: vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domestiques devos citoyens. Les mariages ont assez d'épines, sans leur donner encore cette amertume. Si vousavez des serviteurs fidèles à récompensez, donnez-leur des terres incultes; ajoutez-y des rangs etdes honneurs proportionnés à leur condition et à leurs services; ajoutez-y, s'il le faut, quelqueargent pris par vos épargnes sur les fonds destinés à votre dépense; mais ne payez jamais vosdettes en sacrifiant les filles riches malgré leur parenté.Idoménée passa bientôt de cette question à une autre.- Les Sybarites - disait-il - se plaignent de ce que nous avons usurpé des terres qui leurappartiennent et de ce que nous les avons données, comme des champs à défricher, aux étrangersque nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples? Si je le fais, chacun croira qu'il n'aqu'à former des prétentions sur nous.- Il n'est pas juste - répondit Mentor - de croire les Sybarites dans leur propre cause; mais il n'estpas juste aussi de vous croire dans la vôtre.- Qui croirons-nous donc? repartit Idoménée.- Il ne faut croire - poursuivit Mentor - aucune des deux parties; mais il faut prendre pour arbitreun peuple voisin qui ne soit suspect d'aucun côté: tels sont les Sipontins; ils n'ont aucun intérêtcontraire aux vôtres.- Mais suis-je obligé - répondit Idoménée - à croire quelque arbitre? Ne suis-je pas roi? Unsouverain est-il obligé à se soumettre à des étrangers sur l'étendue de sa domination?Mentor reprit ainsi le discours:- Puisque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit est bon; d'un autre côté,les Sybarites ne relâchent rien: ils soutiennent que leur droit est certain. Dans cette opposition desentiments, il faut qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que le sort des armesdécide: il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une république où il n'y eût ni magistrats, nijuges, et où chaque famille se crût en droit de se faire justice à elle-même, par violence, sur toutesses prétentions contre ses voisins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation et vous auriez

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horreur de cet affreux désordre, où toutes les familles s'armeraient les unes contre les autres:croyez-vous que les dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est la républiqueuniverselle, si chaque peuple, qui n'est que comme une grande famille, se croit en plein droit de sefaire, par violence, justice à soi-même, sur toutes ses prétentions, contre les autres peuplesvoisins? Un particulier qui possède un champ, comme l'héritage de ses ancêtres, ne peut s'ymaintenir que par l'autorité des lois et par le jugement du magistrat; il serait très sévèrement punicomme un séditieux, s'il voulait conserver par la force ce que la justice lui a donné: croyez-vousque les rois puissent employer d'abord la violence pour soutenir leurs prétentions, sans avoirtenté toutes les voies de douceur et d'humanité? La justice n'est-elle pas encore plus sacrée et plusinviolable pour les rois par rapport à des pays entiers que pour les familles, par rapport à quelqueschamps labourés? Sera-t-on injuste et ravisseur quand on ne prend que quelques arpents de terre?Sera-t-on juste, sera-t-on héros, quand on prend des provinces? Si on se prévient, si on se flatte,si on s'aveugle dans les petits intérêts des particuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de seflatter et de s'aveugler sur les grands intérêts d'Etat? Se croira-t-on soi-même dans une matière oùl'on a tant de raisons de se défier de soi? Ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas oùl'erreur d'un seul homme a des conséquences affreuses? L'erreur d'un roi qui se flatte sur sesprétentions cause souvent des ravages, des famines, des massacres, des pestes, des dépravationsde moeurs, dont les effets funestes s'étendent jusque dans les siècles les plus reculés. Un roi, quiassemble toujours tant de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'être flatté en cesoccasions? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le différend, il montre son équité, sabonne foi, sa modération. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est fondée. L'arbitrechoisi est un médiateur amiable, et non un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveuglément àses décisions; mais on a pour lui une grande déférence. Il ne prononce pas une sentence en jugesouverain; mais il fait des propositions, et on sacrifie quelque chose, par ses conseils, pourconserver la paix. Si la guerre vient, malgré tous les soins qu'un roi prend pour conserver la paix,il a du moins alors pour lui le témoignage de sa conscience, l'estime de ses voisins, et la justeprotection des dieux.Idoménée, touché de ce discours, consentit que les Sipontins fussent médiateurs entre lui et lesSybarites.Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les deux étrangers lui échappaient, essaya deles arrêter par un lien plus fort. Il avait remarqué que Télémaque aimait Antiope et il espéra de leprendre par cette passion. Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Ellele fit pour ne désobéir pas à son père, mais avec tant de modestie et de tristesse, qu'on voyait bienla peine qu'elle souffrait en obéissant. Idoménée alla jusqu'à vouloir qu'elle chantât la victoireremportée sur les Dauniens et sur Adraste: mais elle ne put se résoudre à chanter les louanges deTélémaque; elle s'en défendit avec respect, et son père n'osa la contraindre. Sa voix douce ettouchante pénétrait le coeur du jeune fils d'Ulysse: il était tout ému. Idoménée, qui avait les yeuxattachés sur lui, jouissait du plaisir de remarquer son trouble. Mais Télémaque ne faisait passemblant d'apercevoir les desseins du roi; il ne pouvait s'empêcher, en ces occasions, d'être forttouché, mais la raison était en lui au-dessus du sentiment, et ce n'était plus ce même Télémaquequ'une passion tyrannique avait autrefois captivé dans l'île de Calypso. Pendant qu'Antiopechantait, il gardait un profond silence; dès qu'elle avait fini, il se hâtait de tourner la conversationsur quelque autre matière.Le roi, ne pouvant par cette voie réussir dans son dessein, prit enfin la résolution de faire unegrande chasse, dont il voulut, contre la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope pleura, nevoulant point y aller, mais il fallut exécuter l'ordre absolu de son père. Elle monte un chevalécumant, fougueux, et semblable à ceux que Castor domptait pour les combats: elle le conduitsans peine. Une troupe de jeunes filles la suit avec ardeur; elle paraît au milieu d'elles commeDiane dans les forêts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser de la voir; en la voyant, il oublie tous sesmalheurs passés. Télémaque la voit aussi, et il est encore plus touché de la modestie d'Antiopeque de son adresse et de toutes ses grâces.

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Les chiens poursuivaient un sanglier d'une grandeur énorme et furieux comme celui de Calydon:ses longues soies étaient dures et hérissées comme des dards; ses yeux étincelants étaient pleins desang et de feu; son souffle se faisait entendre de loin, comme le bruit sourd des vents séditieux,quand Eole les rappelle dans son antre pour apaiser les tempêtes; ses défenses, longues etcrochues comme la faux tranchante des moissonneurs, coupaient le tronc des arbres. Tous leschiens qui osaient en approcher étaient déchirés; les plus hardis chasseurs, en le poursuivant,craignaient de l'atteindre. Antiope, légère à la course comme les vents, ne craignit point del'attaquer de près: elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de l'épaule. Le sang de l'animalfarouche ruisselle et le rend plus furieux; il se tourne vers celle qui l'a blessé. Aussitôt le chevald'Antiope, malgré sa fierté, frémit et recule; le sanglier monstrueux s'élance contre lui, semblableaux pesantes machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes. Le coursier chancelle etest abattu: Antiope se voit par terre, hors d'état d'éviter le coup fatal de la défense du sanglieranimé contre elle. Mais Télémaque, attentif au danger d'Antiope, était déjà descendu de cheval.Plus prompt que les éclairs, il se jette entre le cheval abattu et le sanglier qui revient pour vengerson sang; il tient dans ses mains un long dard et l'enfonce presque tout entier dans le flanc del'horrible animal, qui tombe plein de rage.A l'instant Télémaque en coupe la hure, qui fait encore peur quand on la voit de près et quiétonne tous les chasseurs. Il la présente à Antiope: elle en rougit; elle consulte des yeux son père,qui, après avoir été saisi de frayeur, est transporté de joie de la voir hors du péril et lui fait signequ'elle doit accepter ce don. En le prenant, elle dit à Télémaque:- Je reçois de vous avec reconnaissance un autre don plus grand, car je vous dois la vie.A peine eut-elle parlé, qu'elle craignit d'avoir trop dit; elle baissa les yeux, et Télémaque, qui vitson embarras, n'osa lui dire que ces paroles:- Heureux le fils d'Ulysse d'avoir conservé une vie si précieuse! Mais plus heureux encore s'ilpouvait passer la sienne auprès de vous!Antiope, sans lui répondre, rentra brusquement dans la troupe de ses jeunes compagnes, où elleremonta à cheval.Idoménée aurait, dès ce moment, promis sa fille à Télémaque; mais il espéra d'enflammerdavantage sa passion en le laissant dans l'incertitude et crut même le retenir encore à Salente parle désir d'assurer son mariage. Idoménée raisonnait ainsi en lui-même; mais les dieux se jouent dela sagesse des hommes. Ce qui devait retenir Télémaque fut précisément ce qui le pressa de partir:ce qu'il commençait à sentir le mit dans une juste défiance de lui-même. Mentor redoubla sessoins pour lui inspirer un désir impatient de s'en retourner à Ithaque, et il pressa en même tempsIdoménée de le laisser partir: le vaisseau était déjà prêt. Car Mentor, qui réglait tous les momentsde la vie de Télémaque pour l'élever à la plus haute gloire, ne l'arrêtait en chaque lieu qu'autantqu'il le fallait pour exercer sa vertu et pour lui faire acquérir de l'expérience. Mentor avait eu soinde faire préparer le vaisseau dès l'arrivée de Télémaque. Mais Idoménée, qui avait eu beaucoup derépugnance à le voir préparer, tomba dans une tristesse mortelle et dans une désolation à fairepitié, lorsqu'il vit que ses deux hôtes, dont il avait tiré tant de secours, allaient l'abandonner. Il serenfermait dans les lieux les plus secrets de sa maison: là il soulageait son coeur en poussant desgémissements et en versant des larmes. Il oubliait le besoin de se nourrir; le sommeil n'adoucissaitplus ses cuisantes peines; il se desséchait, il se consumait par ses inquiétudes, semblable à ungrand arbre qui couvre la terre de l'ombre de ses rameaux épais et dont un ver commence àronger la tige dans les canaux déliés où la sève coule pour sa nourriture; cet arbre, que les ventsn'ont jamais ébranlé, que la terre féconde se plaît à nourrir dans son sein et que la hache dulaboureur a toujours respecté, ne laisse pas de languir sans qu'on puisse découvrir la cause de sonmal; il se flétrit, il se dépouille de ses feuilles, qui sont sa gloire; il ne montre plus qu'un tronccouvert d'une écorce entrouverte et des branches sèches: tel parut Idoménée dans sa douleur.Télémaque attendri n'osait lui parler: il craignait le jour du départ; il cherchait des prétextes pourle retarder, et il serait demeuré longtemps dans cette incertitude, si Mentor ne lui eût dit:- Je suis bien aise de vous voir si changé. Vous étiez né dur et hautain; votre coeur ne se laissaittoucher que de vos commodités et de vos intérêts; mais vous êtes enfin devenu homme, et vous

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commencez, par l'expérience de vos maux, à compatir à ceux des autres. Sans cette compassion,on n'a ni bonté, ni vertu, ni capacité pour gouverner les hommes. Mais il ne faut pas la poussertrop loin, ni tomber dans une amitié faible. Je parlerais volontiers à Idoménée pour le faireconsentir à notre départ et je vous épargnerais l'embarras d'une conversation si fâcheuse; mais jene veux point que la mauvaise honte et la timidité dominent votre coeur. Il faut que vous vousaccoutumiez à mêler le courage et la fermeté avec une amitié tendre et sensible. Il faut craindred'affliger les hommes sans nécessité; il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut éviter de leuren faire, et adoucir le plus qu'on peut le coup qu'il est impossible de leur épargner entièrement.- C'est pour chercher cet adoucissement - répondit Télémaque - que j'aimerais mieuxqu'Idoménée apprît notre départ par vous que par moi.Mentor lui dit aussitôt:- Vous vous trompez, mon cher Télémaque: vous êtes né comme les enfants des rois nourrisdans la pourpre, qui veulent que tout se fasse à leur mode et que toute la nature obéisse à leursvolontés, mais qui n'ont la force de résister à personne en face. Ce n'est pas qu'ils se soucient deshommes, ni qu'ils craignent par bonté de les affliger; mais c'est que, pour leur propre commodité,ils ne veulent point voir autour d'eux des visages tristes et mécontents. Les peines et les misèresdes hommes ne les touchent point, pourvu qu'elles ne soient pas sous leurs yeux; s'ils enentendent parler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours dire quetout va bien. Pendant qu'ils sont dans leurs plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puisseinterrompre leurs joies. Faut-il reprendre, corriger, détromper quelqu'un, résister aux prétentionset aux passions injustes d'un homme importun, ils en donneront toujours la commission àquelque autre personne: plutôt que de parler eux-mêmes avec une douce fermeté dans cesoccasions, ils se laisseraient plutôt arracher les grâces les plus injustes; ils gâteraient leurs affairesles plus importantes, faute de savoir décider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affairetous les jours. Cette faiblesse qu'on sent en eux fait que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir: onles presse, on les importune, on les accable, et on réussit en les accablant. D'abord on les flatte eton les encense pour s'insinuer; mais, dès qu'on est dans leur confiance et qu'on est auprès d'euxdans des emplois de quelque autorité, on les mène loin, on leur impose le joug: ils en gémissent,ils veulent souvent le secouer; mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux de ne paraître pointgouvernés, et ils le sont toujours: ils ne peuvent même se passer de l'être; car ils sont semblables àces faibles tiges de vigne, qui, n'ayant par elles-mêmes aucun soutien, rampent toujours autour dutronc de quelque grand arbre. Je ne souffrirai point, ô Télémaque, que vous tombiez dans cedéfaut, qui rend un homme imbécile pour le gouvernement. Vous qui êtes tendre jusqu'à n'oserparler à Idoménée, vous ne serez plus touché de ses peines dès que vous serez sorti de Salente; cen'est point sa douleur qui vous attendrit, c'est sa présence qui vous embarrasse. Allez parler vous-même a Idoménée; apprenez en cette occasion à être tendre et ferme tout ensemble: montrez-luivotre douleur de le quitter; mais montrez-lui aussi d'un ton décisif la nécessité de notre départ.Télémaque n'osait ni résister à Mentor, ni aller trouver Idoménée; il était honteux de sa crainte, etn'avait pas le courage de la surmonter: il hésitait; il faisait deux pas, et revenait incontinent pouralléguer à Mentor quelque nouvelle raison de différer. Mais le seul regard de Mentor lui ôtait laparole et faisait disparaître tous ses beaux prétextes.- Est-ce donc là - disait Mentor en souriant - ce vainqueur des Dauniens, ce libérateur de lagrande Hespérie, ce fils du sage Ulysse, qui doit être après lui l'oracle de la Grèce? Il n'ose dire àIdoménée qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa patrie pour revoir son père! O peuplesd'Ithaque, combien serez-vous malheureux un jour, si vous avez un roi que la mauvaise hontedomine et qui sacrifie les plus grands intérêts à ses faiblesses sur les plus petites! Voyez,Télémaque, quelle différence il y a entre la valeur dans les combats et le courage dans les affaires:vous n'avez point craint les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'Idoménée. Voilà ce quidéshonore les princes qui ont fait les plus grandes actions: après avoir paru des héros dans laguerre, ils se montrent les derniers des hommes dans les occasions communes, où d'autres sesoutiennent avec vigueur.

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Télémaque, sentant la vérité de ces paroles et piqué de ce reproche, partit brusquement sanss'écouter lui-même. Mais à peine commença-t-il à paraître dans le lieu où Idoménée était assis, lesyeux baissés, languissant et abattu de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre. Ils n'osaient seregarder; ils s'entendaient sans se rien dire, et chacun craignait que l'autre ne rompît le silence: ilsse mirent tous deux à pleurer. Enfin Idoménée, pressé d'un excès de douleur, s'écria:- A quoi sert de chercher la vertu, si elle récompense si mal ceux qui l'aiment? Après m'avoirmontré ma faiblesse, on m'abandonne! Hé bien! je vais retomber dans tous mes malheurs: qu'onne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis le faire: je suis las des hommes. Où voulez-vous aller, Télémaque? Votre père n'est plus: vous le cherchez inutilement. Ithaque est en proie àvos ennemis; ils vous feront périr, si vous y retournez. Quelqu'un d'entre eux aura épousé votremère. Demeurez ici: vous serez mon gendre et mon héritier; vous régnerez après moi. Pendantma vie même, vous aurez ici un pouvoir absolu; ma confiance en vous sera sans bornes. Que sivous êtes insensible à tous ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute maressource. Parlez; répondez-moi; n'endurcissez pas votre coeur: ayez pitié du plus malheureux detous les hommes. Quoi! vous ne dites rien? Ah! je comprends combien les dieux me sont cruels;je le sens encore plus rigoureusement qu'en Crète, lorsque je perçai mon propre fils.Enfin Télémaque lui répondit d'une voix troublée et timide:- Je ne suis point à moi; les destinées me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la sagesse desdieux, m'ordonne en leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse? Renoncerai-je à monpère, à ma mère, à ma patrie, qui me doit être encore plus chère qu'eux? Etant né pour être roi, jene suis pas destiné à une vie douce et tranquille, ni à suivre mes inclinations. Votre royaume estplus riche et plus puissant que celui de mon père: mais je dois préférer ce que les dieux medestinent à ce que vous avez la bonté de m'offrir. Je me croirais heureux, si j'avais Antiope pourépouse, sans espérance de votre royaume; mais, pour m'en rendre digne, il faut que j'aille où mesdevoirs m'appellent et que ce soit mon père qui vous la demande pour moi. Ne m'avez-vous paspromis de me renvoyer à Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vouscontre Adraste avec les alliés? Il est temps que je songe à réparer m es malheurs domestiques. Lesdieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplirses destinées. Voulez-vous que je perde Mentor, après avoir perdu tout le reste? Je n'ai plus nibiens, ni retraite, ni père, ni mère, ni patrie assurée; il ne me reste qu'un homme sage et vertueux,qui est le plus précieux don de Jupiter: jugez vous-même si je puis y renoncer et consentir qu'ilm'abandonne. Non, je mourrais plutôt. Arrachez-moi la vie; la vie n'est rien: mais ne m'arrachezpas Mentor.A mesure que Télémaque parlait, sa voix devenait plus forte et sa timidité disparaissait. Idoménéene savait que répondre et ne pouvait demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disait.Lorsqu'il ne pouvait plus parler, du moins il tâchait, par ses regards et par ses gestes, de faire pitié.Dans ce moment, il vit paraître Mentor, qui lui dit ces graves paroles:- Ne vous affligez point: nous vous quittons; mais la sagesse qui préside aux conseils des dieuxdemeurera sur vous; croyez seulement que vous êtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyés icipour sauver votre royaume et pour vous ramener de vos égarements. Philoclès, que nous vousavons rendu, vous servira fidèlement: la crainte des dieux, le goût de la vertu, l'amour des peuples,la compassion pour les misérables seront toujours dans son coeur. Ecoutez-le, servez-vous de luiavec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger àvous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi consiste le plus grand courage d'unbon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayezce courage, notre absence ne vous nuira point et vous vivrez heureux: mais si la flatterie, qui seglisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre coeur, pour vous mettre en défiancecontre les conseils désintéressés, vous êtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement à ladouleur, mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit à Philoclès tout ce qu'il doit faire pour voussoulager et pour n'abuser jamais de votre confiance; je puis vous répondre de lui: les dieux vousl'ont donné comme ils m'ont donné à Télémaque. Chacun doit suivre courageusement sadestinée; il est inutile de s'affliger. Si jamais vous aviez besoin de mon secours, après que j'aurai

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rendu Télémaque à son père et à son pays, je reviendrais vous voir. Que pourrais-je faire qui medonnât un plaisir plus sensible? Je ne cherche ni biens ni autorité sur la terre; je ne veux qu'aiderceux qui cherchent la justice et la vertu. Pourrais-je oublier jamais la confiance et l'amitié quevous m'avez témoignée?A ces mots, Idoménée fut tout à coup changé; il sentit son coeur apaisé, comme Neptune de sontrident apaise les flots en courroux et les plus noires tempêtes: il restait seulement en lui unedouleur douce et paisible; c'était plutôt une tristesse et un sentiment tendre qu'une vive douleur.Le courage, la confiance, la vertu, l'espérance du secours des dieux commencèrent à renaître au-dedans de lui.- Hé bien! - dit-il - mon cher Mentor, il faut donc tout perdre, et ne se point décourager' Dumoins souvenez-vous d'Idoménée. Quand vous serez arrivés à Ithaque, où votre sagesse vouscomblera de prospérités, n'oubliez pas que Salente fut votre ouvrage et que vous y avez laissé unroi malheureux, qui n'espère qu'en vous. Allez, digne fils d'Ulysse, je ne vous retiens plus; je n'aigarde de résister aux dieux, qui m'avaient prêté un si grand trésor. Allez aussi, Mentor, le plusgrand et le plus sage de tous les hommes (si toutefois l'humanité peut faire ce que j'ai vu en vous,et si vous n'êtes point une divinité sous une forme empruntée pour instruire les hommes faibleset ignorants), allez conduire le fils d'Ulysse, plus heureux de vous avoir que d'être le vainqueurd'Adraste. Allez tous deux: je n'ose plus parler, pardonnez mes soupirs. Allez, vivez, soyezheureux ensemble; il ne me reste plus rien au monde que le souvenir de vous avoir possédés ici.O beaux jours, trop heureux jours, jours dont je n'ai pas assez connu le prix, jours troprapidement écoulés, vous ne reviendrez jamais! Jamais mes yeux ne verront ce qu'ils voient!Mentor prit ce moment pour le départ; il embrassa Philoclès, qui l'arrosa de ses larmes sanspouvoir parler. Télémaque voulut prendre Mentor par la main pour la tirer de celle d'Idoménée;mais Idoménée, prenant le chemin du port, se mit entre Mentor et Télémaque: il les regardait; ilgémissait; il commençait des paroles entrecoupées, et n'en pouvait achever aucune.Cependant on entend des cris confus sur le rivage couvert de matelots: on tend les cordages: levent favorable se lève. Télémaque et Mentor, les larmes aux yeux, prennent congé du roi, qui lestient longtemps serrés entre ses bras et qui les suit des yeux aussi loin qu'il le peut. 

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Dix-huitième livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Pendant la navigation, Télémaque s'entretient avecMentor sur les principes d'un sage gouvernement, et en particulier sur les moyens de connaître les hommes, pour leschercher et les employer selon leurs talents. Pendant cet entretien, le calme de la mer les oblige à relâcher dans une îleoù Ulysse venait d'aborder: Télémaque le rencontre et lui parle sans le reconnaître; mais après l'avoir vus'embarquer, il ressent un trouble secret dont il ne peut concevoir la cause. Mentor la lui explique, et l'assure qu'ilrejoindra bientôt son père; puis il éprouve encore sa patience en retardant son départ, pour faire un sacrifice àMinerve. Enfin la déesse elle-même, cachée sous la figure de Mentor, reprend sa forme et se fait connaître. Elledonne à Télémaque ses dernières instructions et disparaît. Alors Télémaque se hâte de partir, et arrive à Ithaque,où il retrouve son père chez le fidèle Eumée.

Cependant les voiles s'enflent, on lève les ancres; la terre semble s'enfuir. Le pilote expérimentéaperçoit déjà de loin la montagne de Leucate, dont la tête se cache dans un tourbillon de frimasglacés, et les monts Acrocérauniens, qui montrent encore un front orgueilleux au ciel, après avoirété si souvent écrasés par la foudre.Pendant cette navigation, Télémaque disait à Mentor:- Je crois maintenant concevoir les maximes de gouvernement que vous m'avez expliquées.D'abord elles me paraissaient comme un songe; mais peu à peu elles se démêlent dans mon espritet s'y présentent clairement, comme tous les objets paraissent sombres et en confusion, le matin,aux premières lueurs de l'aurore; mais ensuite ils semblent sortir comme d'un chaos, quand lalumière, qui croît insensiblement, leur rend, pour ainsi dire, leurs figures et leurs couleursnaturelles. Je suis très persuadé que le point essentiel du gouvernement est de bien discerner lesdifférents caractères d'esprits, pour les choisir et pour les appliquer selon leurs talents: mais il mereste à savoir comment on peut se connaître en hommes.Alors Mentor lui répondit:"Il faut étudier les hommes pour les connaître; et, pour les connaître, il en faut voir souvent ettraiter avec eux. Les rois doivent converser avec leurs sujets, les faire parler, les consulter, leséprouver par de petits emplois dont ils leur fassent rendre compte, pour voir s'ils sont capablesde plus hautes fonctions. Comment est-ce, mon cher Télémaque, que vous avez appris, à Ithaque,à vous connaître en statues? C'est à force d'en voir et de remarquer leurs défauts et leursperfections avec des gens expérimentés. Tout de même, parlez souvent des bonnes et desmauvaises qualités des hommes avec d'autres hommes sages et vertueux, qui aient longtempsétudié leurs caractères: vous apprendrez insensiblement comment ils sont faits et ce qu'il estpermis d'en attendre. Qu'est-ce qui vous a appris à connaître les bons et les mauvais poètes? C'estla fréquente lecture et la réflexion avec des gens qui avaient le goût de la poésie. Qu'est-ce quivous a acquis du discernement sur la musique? C'est la même application à observer les diversmusiciens. Comment peut-on espérer de bien gouverner les hommes, si on ne les connaît pas? Etcomment les connaîtra-t-on, si on ne vit jamais avec eux! Ce n'est pas vivre avec eux que de lesvoir tous en public, où l'on ne dit de part et d'autre que des choses indifférentes et préparées avecart: il est question de les voir en particulier, de tirer du fond de leurs coeurs toutes les ressourcessecrètes qui y sont, de les tâter de tous côtés, de les sonder pour découvrir leurs maximes.Mais pour bien juger des hommes, il faut commencer par savoir ce qu'ils doivent être; il fautsavoir ce que c'est que le vrai et solide mérite, pour discerner ceux qui en ont d'avec ceux qui n'enont pas.On ne cesse de parler de vertu et de mérite, sans savoir ce que c'est précisément que le mérite etla vertu. Ce ne sont que de beaux noms, que des termes vagues, pour la plupart des hommes, quise font honneur d'en parler à toute heure. Il faut avoir des principes certains de justice, de raison,de vertu, pour connaître ceux qui sont raisonnables et vertueux. Il faut savoir les maximes d'unbon et sage gouvernement, pour connaître les hommes qui ont ces maximes et ceux qui s'enéloignent par une fausse subtilité. En un mot, pour mesurer plusieurs corps, il faut avoir unemesure fixe: pour juger, il faut tout de même avoir des principes constants auxquels tous nos

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jugements se réduisent. Il faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine et quelle fin ondoit se proposer en gouvernant les hommes. Ce but unique et essentiel est de ne vouloir jamaisl'autorité et la grandeur pour soi; car cette recherche ambitieuse n'irait qu'à satisfaire un orgueiltyrannique: mais on doit se sacrifier, dans les peines infinies du gouvernement, pour rendre leshommes bons et heureux. Autrement on marche à tâtons et au hasard pendant toute la vie: on vacomme un navire en pleine mer, qui n'a point de pilote, qui ne consulte point les astres, et à quitoutes les côtes voisines sont inconnues; il ne peut faire que naufrage.Souvent les princes, faute de savoir en quoi consiste la vraie vertu, ne savent point ce qu'ilsdoivent chercher dans les hommes. La vraie vertu a pour eux quelque chose d'âpre; elle leurparaît trop austère et indépendante; elle les effraie et les aigrit; ils se tournent vers la flatterie. Dèslors ils ne peuvent plus trouver ni de sincérité ni de vertu; dès lors ils courent après un vainfantôme de fausse gloire qui les rend indignes de la véritable. Ils s'accoutument bientôt à croirequ'il n'y a point de vraie vertu sur la terre; car les bons connaissent bien les méchants, mais lesméchants ne connaissent point les bons, et ne peuvent pas croire qu'il y en ait. De tels princes nesavent que se défier de tout le monde également: ils se cachent, ils se renferment, ils sont jalouxsur les moindres choses; ils craignent les hommes et se font craindre d'eux. Ils fuient la lumière,ils n'osent paraître dans leur naturel. Quoiqu'ils ne veuillent point être connus, ils ne laissent pasde l'être, car la curiosité maligne de leurs sujets pénètre et devine tout; mais ils ne connaissentpersonne: les gens intéressés qui les obsèdent sont ravis de les voir inaccessibles. Un roiinaccessible aux hommes l'est aussi à la vérité: on noircit par d'infâmes rapports et on écarte delui tout ce qui pourrait lui ouvrir les yeux. Ces sortes de rois passent leur vie dans une grandeursauvage et farouche, où, craignant sans cesse d'être trompés, ils le sont toujours inévitablement, etméritent de l'être. Dès qu'on ne parle qu'à un petit nombre de gens, on s'engage à recevoir toutesleurs passions et tous leurs préjugés: les bons mêmes ont leurs défauts et leurs préventions. Deplus, on est à la merci des rapporteurs, nation basse et maligne, qui se nourrit de venin, quiempoisonne les choses innocentes, qui grossit les petites, qui invente le mal plutôt que de cesserde nuire, qui se joue, pour son intérêt, de la défiance et de l'indigne curiosité d'un prince faible etombrageux.Connaissez donc, ô mon cher Télémaque, connaissez les hommes: examinez-les, faites-les parlerles uns sur les autres; éprouvez-les peu à peu; ne vous livrez à aucun. Profitez de vos expériences,lorsque vous aurez été trompé dans vos jugements: car vous serez trompé quelquefois, et lesméchants sont trop profonds pour ne surprendre pas les bons par leurs déguisements. Apprenezpar là à ne juger promptement de personne ni en bien ni en mal, l'un et l'autre est très dangereux:ainsi vos erreurs passées vous instruiront très utilement. Quand vous aurez trouvé des talents etde la vertu dans un homme, servez-vous-en avec confiance: car les honnêtes gens veulent qu'onsente leur droiture: ils aiment mieux de l'estime et de la confiance que des trésors. Mais ne lesgâtez pas en leur donnant un pouvoir sans bornes: tel eût été toujours vertueux, qui ne l'est plus,parce que son maître lui a donné trop d'autorité et trop de richesses. Quiconque est assez aimédes dieux pour trouver dans tout un royaume deux ou trois vrais amis, d'une sagesse et d'unebonté constante, trouve bientôt par eux d'autres personnes qui leur ressemblent, pour remplir lesplaces inférieures. Par les bons auxquels on se confie, on apprend ce qu'on ne peut pas discernerpar soi-même sur les autres sujets."- Mais faut-il - disait Télémaque - se servir des méchants quand ils sont habiles, comme je l'ai ouïdire souvent?- On est souvent - répondait Mentor - dans la nécessité de s'en servir. Dans une nation agitée eten désordre, on trouve souvent des gens injustes et artificieux qui sont déjà en autorité; ils ont desemplois importants qu'on ne peut leur ôter; ils ont acquis la confiance de certaines personnespuissantes qu'on a besoin de ménager: il faut les ménager eux-mêmes, ces hommes scélérats,parce qu'on les craint et qu'ils peuvent tout bouleverser. Il faut bien s'en servir pour un temps,mais il faut aussi avoir en vue de les rendre peu à peu inutiles. Pour la vaine et intime confiance,gardez-vous bien de la leur donner jamais; car ils peuvent en abuser et vous tenir ensuite malgrévous par votre secret, chaîne plus difficile à rompre que toutes les chaînes de fer. Servez-vous

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d'eux pour des négociations passagères; traitez-les bien; engagez-les par leurs passions mêmes àvous être fidèles; car vous ne les tiendrez que par là: mais ne les mettez point dans vosdélibérations les plus secrètes. Ayez toujours un ressort prêt pour les remuer à votre gré; mais neleur donnez jamais la clef de votre coeur ni de vos affaires. Quand votre Etat devient paisible,réglé, conduit par des hommes sages et droits, dont vous êtes sûr, peu à peu les méchants, dontvous étiez contraint de vous servir, deviennent inutiles. Alors il ne faut pas cesser de les bientraiter; car il n'est jamais permis d'être ingrat, même pour les méchants: mais, en les traitant bien,il faut tâcher de les rendre bons; il estnécessaire de tolérer en eux certains défauts qu'on pardonne à l'humanité: il faut néanmoins peu àpeu relever l'autorité et réprimer les maux qu'ils feraient ouvertement, si on les laissait faire. Aprèstout, c'est un mal que le bien se fasse par les méchants, et quoique ce mal soit souvent inévitable,il faut tendre néanmoins peu à peu à le faire cesser. Un prince sage, qui ne veut que le bon ordreet la justice, parviendra, avec le temps, à se passer des hommes corrompus et trompeurs; il entrouvera assez de bons qui auront une habileté suffisante. Mais ce n'est pas assez de trouver debons sujets dans une nation, il est nécessaire d'en former de nouveaux.- Ce doit être - répondit Télémaque - un grand embarras.- Point du tout - reprit Mentor - l'application que vous avez à chercher les hommes habiles etvertueux, pour les élever, excite et anime tous ceux qui ont du talent et du courage; chacun faitdes efforts. Combien y a-t-il d'hommes qui languissent dans une oisiveté obscure, et quideviendraient de grands hommes, si l'émulation et l'espérance du succès les animaient au travail!Combien y a-t-il d'hommes que la misère et l'impuissance de s'élever par la vertu tentent des'élever par le crime! Si donc vous attachez les récompenses et les honneurs au génie et à la vertu,combien de sujets se formeront d'eux-mêmes! Mais combien en formerez-vous en les faisantmonter, de degré en degré, depuis les derniers emplois jusques aux premiers! Vous exercerez lestalents; vous éprouverez l'étendue de l'esprit et la sincérité de la vertu. Les hommes quiparviendront aux plus hautes places auront été nourris sous vos yeux dans les inférieures. Vousles aurez suivis toute leur vie, de degré en degré; vous jugerez d'eux, non par leurs paroles, maispar toute la suite de leurs actions.Pendant que Mentor raisonnait ainsi, ils aperçurent un vaisseau phéacien qui avait relâché dansune petite île déserte et sauvage bordée de rochers affreux. En même temps les vents se turent;les plus doux zéphyrs mêmes semblèrent retenir leurs haleines; toute la mer devint unie commeune glace; les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau; l'effort des rameurs, déjàfatigués, était inutile: il fallut aborder en cette île, qui était plutôt un écueil qu'une terre propre àêtre habitée par des hommes. En un autre temps moins calme, on n'aurait pu y aborder sans ungrand péril.Les Phéaciens, qui attendaient le vent, ne paraissaient pas moins impatients que les Salentins decontinuer leur navigation. Télémaque s'avança vers eux sur ces rivages escarpés. Aussitôt ildemande au premier homme qu'il rencontre s'il n'a point vu Ulysse, roi d'Ithaque, dans la maisondu roi Alcinoüs.Celui auquel il s'était adressé par hasard n'était pas Phéacien: c'était un étranger inconnu, qui avaitun air majestueux, mais triste et abattu; il paraissait rêveur et à peine écouta-t-il d'abord laquestion de Télémaque; mais enfin il lui répondit:- Ulysse, vous ne vous trompez pas, a été reçu chez le roi Alcinoüs, comme en un lieu où l'oncraint Jupiter et où l'on exerce l'hospitalité; mais il n'y est plus, et vous l'y chercheriez inutilement;il est parti pour revoir Ithaque, si les dieux apaisés souffrent enfin qu'il puisse jamais saluer sesdieux pénates.A peine cet étranger eut prononcé tristement ces paroles, qu'il se jeta dans un petit bois épais surle haut d'un rocher, d'où il regardait tristement la mer, fuyant les hommes qu'il voyait, etparaissant affligé de ne pouvoir partir. Télémaque le regardait fixement; plus il le regardait, plus ilétait ému et étonné.- Cet inconnu - disait-il à Mentor - m'a répondu comme un homme qui écoute à peine ce qu'onlui dit et qui est plein d'amertume. Je plains les malheureux depuis que je le suis, et je sens que

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mon coeur s'intéresse pour cet homme, sans savoir pourquoi. Il m'a assez mal reçu; à peine a-t-ildaigné m'écouter et me répondre: je ne puis cesser néanmoins de souhaiter la fin de ses maux.Mentor, souriant, répondit:- Voilà à quoi servent les malheurs de la vie; ils rendent les princes modérés et sensibles auxpeines des autres. Quand ils n'ont jamais goûté que le doux poison des prospérités, ils se croientdes dieux; ils veulent que les montagnes s'aplanissent pour les contenter; ils comptent pour rienles hommes; ils veulent se jouer de la nature entière. Quand ils entendent parler de souffrance, ilsne savent ce que c'est; c'est un songe pour eux; ils n'ont jamais vu la distance du bien et du mal.L'infortune seule peut leur donner de l'humanité et changer leur coeur de rocher en un coeurhumain: alors ils sentent qu'ils sont hommes et qu'ils doivent ménager les autres hommes, quileur ressemblent. Si un inconnu vous fait tant de pitié, parce qu'il est, comme vous, errant sur cerivage, combien devrez-vous avoir plus de compassion pour le peuple d'Ithaque, lorsque vous leverrez un jour souffrir, ce peuple que les dieux vous auront confié comme on confie un troupeauà un berger, et que ce peuple sera peut-être malheureux par votre ambition, ou par votre faste, oupar votre imprudence! Car les peuples ne souffrent que par les fautes des rois, qui devraientveiller pour les empêcher de souffrir.Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il luirépondit enfin avec un peu d'émotion.- Si toutes ces choses sont vraies, l'état d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceuxauxquels il paraît commander: il est fait pour eux; il se doit tout entier à eux; il est chargé de tousleurs besoins; il est l'homme de tout le peuple et de chacun en particulier. Il faut qu'ils'accommode à leurs faiblesses, qu'il les corrige en père, qu'il les rende sages et heureux. L'autoritéqu'il paraît avoir n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire, ni pour son plaisir: sonautorité est celle des lois; il faut qu'il leur obéisse. A proprement parler, il n'est que le défenseurdes lois pour les faire régner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir: il est l'hommele moins libre et le moins tranquille de son royaume; c'est un esclave qui sacrifie son repos et saliberté pour la liberté et la félicité publique.- Il est vrai - répondit Mentor - que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme unberger de son troupeau, ou comme un père de sa famille; mais trouvez-vous, mon cherTélémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant de gens? Il corrige les méchants pardes punitions; il encourage les bons par des récompenses; il représente les dieux en conduisantainsi à la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois? Celle de semettre au-dessus des lois est une gloire fausse, qui ne mérite que de l'horreur et du mépris. S'il estméchant, il ne peut être que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions etdans sa vanité: s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travaillerpour la vertu et à attendre des dieux une éternelle récompense.Télémaque, agité au-dedans par une peine secrète, semblait n'avoir jamais compris ces maximes,quoiqu'il en fût rempli et qu'il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur noire luidonnait, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter lesvérités que Mentor expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l'ingratitude des hommes.- Quoi! - disait-il - prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes, qui ne vous aimerontpeut-être jamais, et pour faire du bien à des méchants, qui se serviront de vos bienfaits pour vousnuire!Mentor lui répondait patiemment:"Il faut compter sur l'ingratitude des hommes et ne laisser pas de leur faire du bien; il faut lesservir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on faitn'est jamais perdu: si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent et le récompensent. Deplus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchés de votrevertu. La multitude même, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tôt ou tardune espèce de justice à la véritable vertu.Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des hommes? Ne travaillez point uniquement à lesrendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs. Cette gloire, cette

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abondance et ces délices les corrompent; ils n'en seront que plus méchants, et par conséquentplus ingrats: c'est leur faire un présent funeste; c'est leur offrir un poison délicieux. Maisappliquez-vous à redresser leurs moeurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux,l'humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement: en les rendant bons, vous lesempêcherez d'être ingrats, vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu, et la vertu, si elleest solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant lesvéritables biens, vous vous ferez du bien à vous-même et vous n'aurez point à craindre leuringratitude. Faut-il s'étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamaisexercés qu'à l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes contre leurs voisins, qu'à l'inhumanité, qu'à lahauteur, qu'à la mauvaise foi? Le prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris à faire. Siau contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouverait lefruit de son travail dans leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l'amitié desdieux de quoi se consoler de tous les mécomptes."A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança avec empressement vers les Phéaciensdu vaisseau qui était arrêté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux, pour lui demanderd'où ils venaient, où ils allaient, et s'ils n'avaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit:- Nous venons de notre île, qui est celle des Phéaciens; nous allons chercher des marchandisesvers l'Epire. Ulysse, comme on vous l'a déjà dit, a passé dans notre patrie; mais il en est parti.- Quel est - ajouta aussitôt Télémaque - cet homme si triste qui cherche les lieux les plus désertsen attendant que votre vaisseau parte?"C'est - répondit le vieillard - un étranger qui nous est inconnu: mais on dit qu'il se nommeCléomène, qu'il est né en Phrygie, qu'un oracle avait prédit à sa mère, avant sa naissance, qu'ilserait roi, pourvu qu'il ne demeurât point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colère desdieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu'il fut né, ses parents ledonnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l'île de Lesbos. Il y fut nourri en secret auxdépens de sa patrie, qui avait un si grand intérêt de le tenir éloigné. Bientôt il devint grand,robuste, agréable et adroit à tous les exercices du corps; il s'appliqua même, avec beaucoup degoût et de génie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays: laprédiction faite sur lui devint célèbre; on le reconnut bientôt partout où il alla; partout les roiscraignaient qu'il ne leur enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peuttrouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s'arrêter. Il a souvent passé chez des peuplesfort éloignés du sien; mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa naissance etl'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure;ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour lesaffaires les plus importantes: il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévuequi l'entraîne et qui le fait connaître au public.C'est son mérite qui fait son malheur; il le fait craindre et l'exclut de tous les pays où il veuthabiter.Sa destinée est d'être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Iln'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune côte, ni de l'Asie, ni de la Grèce, oùl'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraît sans ambition, et il ne cherche aucunefortune; il se trouverait trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui resteaucune espérance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil et leslarmes dans toutes les familles. La royauté même, pour laquelle il souffre, ne lui paraît pointdésirable; il court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume, et ellesemble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste présent desdieux, qui trouble tous ses plus beaux jours et qui ne lui causera que des peines dans l'âge oùl'homme infirme n'a plus besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelquepeuple sauvage et sans lois qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quelques années;après quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plusflorissants: il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, où il s'adonnera àl'agriculture, qu'il aime passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui

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connaît bien les hommes et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. Voilà ce qu'onraconte de cet étranger, dont vous me demandez des nouvelles."Pendant cette conversation, Télémaque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençaità être agitée. Le vent soulevait les flots qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leurécume. Dans ce moment, le vieillard dit à Télémaque:- Il faut que je parte; mes compagnons ne peuvent m'attendre.En disant ces mots, il court au rivage: on s'embarque; on n'entend que cris confus sur ce rivage,par l'ardeur des mariniers impatients de partir.Cet inconnu, qu'on nommait Cléomène, avait erré quelque temps dans le milieu de l'île, montantsur le sommet de tous les rochers et considérant de là les espaces immenses des mers avec unetristesse profonde. Télémaque ne l'avait point perdu de vue et il ne cessait d'observer ses pas. Soncoeur était attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné aux plus grandeschoses et servant de jouet à une rigoureuse fortune, loin de sa patrie. "Au moins, disait-il en lui-même, peut-être reverrai-je Ithaque; mais ce Cléomène ne peut jamais revoir la Phrygie."L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque.Enfin cet homme, voyant son vaisseau prêt, était descendu de ces rochers escarpés avec autant devitesse et d'agilité qu'Apollon dans les forêts de Lycie, ayant noué ses cheveux blonds, passe autravers des précipices pour aller percer de ses flèches les cerfs et les sangliers. Déjà cet inconnuest dans le vaisseau, qui fend l'onde amère et qui s'éloigne de la terre. Alors une impressionsecrète de douleur saisit le coeur de Télémaque; il s'afflige sans savoir pourquoi; les larmescoulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer.En même temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchés sur l'herbe etprofondément endormis. Ils étaient las et abattus: le doux sommeil s'était insinué dans leursmembres, et tous les humides pavots de la nuit avaient été répandus sur eux en plein jour par lapuissance de Minerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement universel des Salentins,pendant que les Phéaciens avaient été si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable.Mais il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phéacien prêt à disparaître au milieu des flotsqu'à marcher vers les Salentins pour les éveiller; un étonnement et un trouble secret tient ses yeuxattachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit plus que les voiles, qui blanchissent un peudans l'onde azurée. Il n'écoute pas même Mentor qui lui parle et il est tout hors de lui-même,dans un transport semblable à celui des Ménades, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main etqu'elles font retentir de leurs cris insensés les rives de l'Hèbre, avec les monts Rhodope et Ismare.Enfin, il revient un peu de cette espèce d'enchantement, et les larmes recommencent à couler deses yeux. Alors Mentor lui dit:- Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer; la cause de votre douleur, quivous est inconnue, ne l'est pas à Mentor: c'est la nature qui parle et qui se fait sentir; c'est elle quiattendrit votre coeur. L'inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse: cequ'un vieillard phéacien vous a raconté de lui, sous le nom de Cléomène, n'est qu'une fiction faitepour cacher plus sûrement le retour de votre père dans son royaume. Il s'en va tout droit àIthaque; déjà il est bien près du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeuxl'ont vu, comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le connaître; bientôt vous le verrez etvous le connaîtrez, et il vous connaîtra, mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votrereconnaissance hors d'Ithaque. Son coeur n'a pas été moins ému que le vôtre; il est trop sagepour se découvrir à nul mortel dans un lieu où il pourrait être exposé à des trahisons et auxinsultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes;son coeur est comme un puits profond: on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité et ne ditjamais rien qui la blesse: mais il ne la dit que pour le besoin, et la sagesse, comme un sceau, tienttoujours ses lèvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant!Combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir! Que n'a-til pas souffert en vousvoyant! Voilà ce qui le rendait triste et abattu.Pendant ce discours, Télémaque, attendri et troublé, ne pouvait retenir un torrent de larmes; lessanglots l'empêchèrent même longtemps de répondre; enfin il s'écria:

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- Hélas! mon cher Mentor, je sentais bien dans cet inconnu je ne sais quoi qui m'attirait à lui etqui remuait toutes mes entrailles. Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit, avant son départ, quec'était Ulysse, puisque vous le connaissiez? Pourquoi l'avez-vous laissé partir sans lui parler etsans faire semblant de le connaître? Quel est donc ce mystère? Serai-je toujours malheureux? Lesdieux irrités me veulent-ils tenir comme Tantale altéré, qu'une onde trompeuse amuse, s'enfuyantde ses lèvres? Ulysse, Ulysse, m'avez-vous échappé pour jamais? Peut-être ne le verrai-je plus;peut-être que les amants de Pénélope le feront tomber dans les embûches qu'ils me préparaient.Au moins, si je le suivais, je mourrais avec lui. O Ulysse, ô Ulysse! si la tempête ne vous rejettepoint encore contre quelque écueil (car j'ai tout à craindre de la fortune ennemie), je tremble depeur que vous n'arriviez à Ithaque avec un sort aussi funeste qu'Agamemnon à Mycènes. Maispourquoi, cher Mentor, m'avez-vous envié mon bonheur? Maintenant je l'embrasserais; je seraisdéjà avec lui dans le port d'Ithaque; nous combattrions pour vaincre tous nos ennemis.Mentor lui répondit en souriant:- Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits: vous voilà tout désolé, parce quevous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n'eussiez-vous pas donné hier pour être assuréqu'il n'était pas mort? Aujourd'hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux, et cette assurance,qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume! Ainsi le coeur malade des mortelscompte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès qu'il le possède, et est ingénieux pour setourmenter sur ce qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieuxvous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu: sachez que c'est le plusutile de votre vie; car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertuspour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour être maître de soi et des autreshommes; l'impatience, qui paraît une force et une vigueur de l'âme, n'est qu'une faiblesse et uneimpuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui nesait pas se taire sur un secret; l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir, comme unhomme qui court dans un chariot et qui n'a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut,ses coursiers fougueux: ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent, et l'homme faible, auquel ilséchappent, est brisé dans sa chute; ainsi l'homme impatient est entraîné par ses désirs indomptéset farouches dans un abîme de malheurs. Plus sa puissance est grande, plus son impatience lui estfuneste; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer; il force toute chose pour secontenter; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr; il brise les portes, plutôtque d'attendre qu'on les lui ouvre; il veut moissonner quand le sage laboureur sème: tout ce qu'ilfait à la hâte et à contretemps est mal fait et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirsvolages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout et qui se livre à sesdésirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à être patient, mon cherTélémaque, que les dieux exercent tant votre patience et semblent se jouer de vous dans la vieerrante où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous ets'enfuient, comme un songe léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que leschoses mêmes qu'on croit tenir dans ses mains échappent dans l'instant. Les plus sages leçonsd'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et que les peines que vous souffrezen le cherchant.Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte.Dans le moment où le jeune homme pressait avec ardeur les matelots pour hâter le départ,Mentor l'arrêta tout à coup et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve.Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume,le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaît lapuissante protection de la déesse.A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin.Là, il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme: les rides de sonfront s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre lesportes de l'Orient et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austères se changent en des yeuxbleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaît; des

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traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâces, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Ilreconnaît un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement écloseau soleil: on y voit la blancheur des lis mêlés de roses naissantes; sur ce visage fleurit une éternellejeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d'ambroisie se répand de ses habitsflottants; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint lessombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre;elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes: elle tient de sa puissantemain une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières; Marsmême en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante; toutes ses parolessont des traits de feu qui percent le coeur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelledouceur délicieuse. Sur son casque paraît l'oiseau triste d'Athènes, et sur sa poitrine brille laredoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaît Minerve.- O déesse - dit-il - c'est donc vous-même qui avez daigné conduire le fils d'Ulysse pour l'amourde son père!Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua: ses lèvres s'efforçaient en vain d'exprimer lespensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son coeur; la divinité présente l'accablait, et ilétait comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu'à perdre la respiration, et qui, parl'agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix.Enfin Minerve prononça ces paroles:"Fils d'Ulysse, écoutez-moi pour la dernière fois. Je n'ai instruit aucun mortel avec autant de soinque vous. Je vous ai mené par la main au travers des naufrages, des terres inconnues, des guerressanglantes et de tous les maux qui peuvent éprouver le coeur de l'homme. Je vous ai montré, pardes expériences sensibles, les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner. Vosfautes ne vous ont pas été moins utiles que vos malheurs: car quel est l'homme qui peutgouverner sagement, s'il n'a jamais souffert et s'il n'a jamais profité des souffrances où ses fautesl'ont précipité?Vous avez rempli, comme votre père, les terres et les mers de vos tristes aventures. Allez, vousêtes maintenant digne de marcher sur ses pas. Il ne vous reste plus qu'un court et facile trajetjusques à Ithaque, où il arrive dans ce moment: combattez avec lui; obéissez-lui comme lemoindre de ses sujets; donnez-en l'exemple aux autres. Il vous donnera pour épouse Antiope, etvous serez heureux avec elle, pour avoir moins cherché la beauté que la sagesse et la vertu.Lorsque vous régnerez, mettez toute votre gloire à renouveler l'âge d'or; écoutez tout le monde;croyez peu de gens; gardez-vous bien de vous croire trop vous-même: craignez de vous tromper,mais ne craignez jamais de laisser voir aux autres que vous avez été trompé.Aimez les peuples: n'oubliez rien pour en être aimé. La crainte est nécessaire quand l'amourmanque; mais il la faut toujours employer à regret, comme les remèdes les plus violents et les plusdangereux.Considérez toujours de loin toutes les suites de ce que vous voudrez entreprendre; prévoyez lesplus terribles inconvénients, et sachez que le vrai courage consiste à envisager tous les périls, et àles mépriser quand ils deviennent nécessaires. Celui qui ne veut pas les voir n'a pas assez decourage pour en supporter tranquillement la vue; celui qui les voit tous, qui évite tous ceux qu'onpeut éviter, et qui tente les autres sans s'émouvoir, est le seul sage et magnanime.Fuyez la mollesse, le faste, la profusion; mettez votre gloire dans la simplicité; que vos vertus etvos bonnes actions soient les ornements de votre personne et de votre palais; qu'elles soient lagarde qui vous environne, et que tout le monde apprenne de vous en quoi consiste le vraihonneur. N'oubliez jamais que les rois ne règnent point pour leur propre gloire, mais pour le biendes peuples. Les biens qu'ils font se multiplient de génération en génération, jusqu'à la postérité laplus reculée. Les maux qu'ils font ont la même étendue. Un mauvais règne fait quelquefois lacalamité de plusieurs siècles.Surtout soyez en garde contre votre humeur: c'est un ennemi que vous porterez partout avecvous jusques à la mort; il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si vous l'écoutez. L'humeurfait perdre les occasions les plus importantes; elle donne des inclinations et des aversions

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d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts; elle fait décider les plus grandes affaires par lesplus petites raisons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage, rend un homme inégal,faible, vil et insupportable. Défiez-vous de cet ennemi.Craignez les dieux, ô Télémaque; cette crainte est le plus grand trésor du coeur de l'homme: avecelle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douceabondance, la gloire sans tache.Je vous quitte, ô fils d'Ulysse; mais ma sagesse ne vous quittera point, pourvu que vous sentieztoujours que vous ne pouvez rien sans elle. Il est temps que vous appreniez à marcher tout seul.Je ne me suis séparée de vous, en Phénicie et à Salente, que pour vous accoutumer à être privé decette douceur, comme on sèvre les enfants lorsqu'il est temps de leur ôter le lait pour leur donnerdes aliments solides."A peine la déesse eut achevé ce discours qu'elle s'éleva dans les airs et s'enveloppa d'un nuage d'oret d'azur, où elle disparut. Télémaque, soupirant, étonné et hors de lui-même, se prosterna à terre,levant les mains au ciel; puis il alla éveiller ses compagnons, se hâta de partir, arriva à Ithaque, etreconnut son père chez le fidèle Eumée.