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Les caractères linguistiques de l'agrammatisme Author(s): Georges Mounin Source: La Linguistique, Vol. 3, Fasc. 2 (1967), pp. 15-26 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248072 . Accessed: 15/06/2014 01:31 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.49 on Sun, 15 Jun 2014 01:31:36 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les caractères linguistiques de l'agrammatisme

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Les caractères linguistiques de l'agrammatismeAuthor(s): Georges MouninSource: La Linguistique, Vol. 3, Fasc. 2 (1967), pp. 15-26Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248072 .

Accessed: 15/06/2014 01:31

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LES CARACTERES LINGUISTIQUES DE L'AGRAMMATISME

par GEORGES MOUNIN

La psychopathologie des troubles du langage parait connaltre a l'heure actuelle une crise de croissance; d'une part, parce que les th6ories courantes d'explication de ces troubles ont cess6

d'etre satisfaisantes aux yeux des sp'cialistes en face de la tota- lit6 des faits accumules; d'autre part, parce que les apports de la linguistique g6nerale recente semblent fournir des instru- ments d'investigation et des modbles d'explication plus ad6-

quats, ce qui pricipite le mouvement des recherches dans cette direction, et accelere la mise en cause des anciennes theories.

Les notes qui suivent n'ont pas pour objet de pr6ner triom- phalement la panac6e linguistique, en regard d'un catalogue des erreurs commises avant qu'on y ait recours. Au contraire, s'il est une impression qui se d6gage des travaux m6dicaux concernant les troubles du langage, c'est bien celle du respect que m6rite un labeur 6tonnant par sa probit6 devant les faits - et les malades -, son inlassable patience A toujours mieux decrire, son aptitude perp6tuelle a se remettre en cause, sa modestie, son abnegation, presque toujours exemplaires. Plus

simplement, sui un exemple precis, - l'agrammatisme -, on a voulu faire le point d'une collaboration commengante entre

aphasiologie et linguistique; explorer aussi les difficult s, les limites peut--tre, les possibilit's de cette collaboration.

La crise actuelle amine certains specialistes a remettre en cause la classification meme des formes cliniques traditionnelles de l'aphasie. Peut-&tre n'y a-t-il pas d'aphasie de Broca, d'aphasie de Wernicke, peut-6tre pas d'agrammatisme, dit-on. Par exemple, pour d6crire les caractbres linguistiques de l'agram- matisme, on risquerait (cercle vicieux) de partir d'une s6rie de

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malades qu'on a definis comme des agrammatiques sur la base des examens cliniques et des theories traditionnelles. La seule excuse des pages qui suivent, a cet 6gard, c'est que les chercheurs les plus r6cents ont continu6 a parler d'agrammatiques et

d'agrammatisme. C'est leur ouvrage qu'on examine ici, pour essayer d'en d6duire quelques enseignements concernant une

application si possible plus efficace de la linguistique aux 6tudes sur les troubles du langage.

Pour caracteriser l'agrammatisme, le trait d6finitoire le plus couramment employe, encore aujourd'hui (que ce soit dans des textes destin6s a la diffusion large, ou dans des communications

savantes), c'est l'absence des (( mots-outils ) dans le discours. e Les mots dotes de fonctions grammaticales, tels que les

conjonctions, prepositions, pronoms et articles, disparaissent en

premier lieu ) (Jakobson, Essais de linguistique gendrale, 1963, p. 57). Pour J. Dubois, I'agrammatisme ( se caracterise par la suppression constante des morphemes grammaticaux (pr&- positions, conjonctions, articles, pronoms sujets, d6sinences verbales...) ) (Franfais moderne, I, 1965, p. 22). Pour Hicaen et Angelergues, c'est a la reduction des mots grammaticaux [...] la suppression des pronoms, des prepositions, des conjonc- tions... ) (Pathologie du langage, 1965, pp. 66 et 68); pour Cohen et Hecaen, dans le cadre d'une description tres nuancie ( il reste vrai que dans l'ensemble certains mots fonctionnels manquent de fagon caracteristique, les pronoms en particulier et certains adverbes de temps et de lieu ) (Journal de psycho- logie, 3, 1965, p. 282). Pour Francois Lhermitte (( l'expression verbale [de l'agrammatique] frappe de plus en plus par l'absence de liaisons grammaticales, par l'absence des petits outils du

langage [...], des mots de liaison ) (Revue du praticien, II, 6, 1965, pp. 2265-2266).

I1 n'est pas question - pour le linguiste - de mettre en cause la consistance clinique de ce trait. Mais il est certain

que toutes ces formulations, aujourd'hui, sont impropres parce qu'insuffisantes. Les termes de liaisons grammaticales, mots de liaison, mots grammaticaux, mots fonctionnels, petits outils du

langage, morphemes grammaticaux, recouvrent des unit6s dont les fonctions syntaxiques sont trop diff6rentes pour continuer A etre confondues dans la description clinique de recherche :

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P'article est une modalit6 du nom, centriphte dans son syn- tagme; la pr6position, la conjonction, sont des monemes fonc- tionnels, centrifuges dans leur syntagme; les pronoms sujets sont des morphemes ayant un r61e tr's particulier d'actuali- sation du pr6dicat, etc. D'autre part, ces formulations sont inexactes, parce que le manque de ces unites n'est pas (( cons- tant ), et que leur < r6duction a n'ob6it pas

' des ragles actuelle- ment formulables. Les auteurs le savent : Dubois note c qu'il reste cependant certains d16ments morphologiques constitutifs de la phrase : ordre, intonation )) (art. cit., p. 22). Hicaen-Ange- lergues notent aussi, (( en frangais, [...] la conservation de l'ordre des mots ) (ouvr. cit., p. 68). Mais Jakobson, au contraire : (( l'ordre des mots devient chaotique )) (ouvr. cit., p. 57). Dubois note 6galement < qu'il subsiste dans l''nonc6 de l'agrammatique des 6elments morphematiques qui d'ailleurs peuvent reappa- raitre episodiquement ) (ibid., p. 23). Cohen-Hecaen disent de leur cat0 : < On a voulu d6finir cet agrammatisme par l'absence des petits mots, c'est-h-dire en somme des indicateurs de fonction, des ligatures, des marques de modalite. Il s'agit d'une caracterisation impressionniste. Les petits mots ne sont

pas absents du corpus agrammatique. Dans le discours spon- tane de L. les mots pleins n'entrent que pour 65 %. Les petits mots peuvent meme abonder. Un test du malade d'Isserlin comporte 47 % de petits mots, alors que le commentaire dont Isserlin l'accompagne en comporte 50 % ) (art. cit., pp. 282-283).

Il convient de tirer la conclusion de cet ensemble de faits : pour aller plus loin, si l'on veut que la linguistique joue ici son rble de science auxiliaire et rien de plus pour l'instant, il faut

s'imposer de d6crire le corpus d'un agrammatique sur la base d'une analyse syntaxique exhaustive. Le fait que des formes

grammaticales manquantes ' tel endroit du corpus r6apparais-

sent ailleurs, ffit-ce de favon peu fr6quente, est peut-8tre aussi

important, pour une explication finale, que leur manque fr6-

quent - ne serait-ce que parce que ce fait laisse soupponner que la linguistique est loin d' tre ici seule en cause, et ne doit

pas se hater de fournir des theories exclusives : on ne peut passer aussi vite, meme du point de vue de l'analyse linguis- tique, sur cette variabilit6 des performances. Il faut certaine- ment faire une analyse plus fine (statistique; contextuelle; syntagmatique; et sans doute chronologique pour chaque

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malade). De plus, il faut conduire cette description, la chose devient de plus en plus 6vidente a mesure qu'on d6pouille les

publications, sur la base d'une terminologie linguistique ferme, homogene et complete, ayant vraiment valeur descriptive uni-

voque (par exemple, dans les citations ci-dessus, des termes comme : morph6matiques, << fonctionnels - meme entre guillemets - ou localisateurs ou ligatures, et marques de moda- litis, etc., ne permettent pas de serrer la description de l'agram- matisme autant qu'on le peut aujourd'hui).

Un deuxieme trait sert a d6finir le langage des agramma- tiques, c'est l'rutilisation pref6rentielle des substantifs ) (Lher- mitte, p. 2265); ou < la reduction de la phrase aux lexemes ) (Dubois, p. 22). C'est une observation certainement significa- tive. Mais aujourd'hui, sans doute peut-on pousser plus loin la precision, faire des comptages comparatifs des lexemes

conserves (noms, adjectifs, verbes, adverbes).

Le troisibme trait saillant d'une description linguistique cli- nique de l'agrammatisme est << l'emploi presque systematique des verbes i l'infinitif ) (Lhermitte, p. 2265), < l'impossibilit6 d'utiliser [...] le temps des verbes ) (ibid., p. 2266) ; ( la suppres- sion constante [...] des desinences verbales, les verbes se pre- sentant [...] l l'infinitif ) (Dubois, p. 22) ; < r'emploi des verbes Sl'infinitif ) (H caen-Angelergues, p. 62). Pour Jakobson, (( un

trait typique de l'agrammatique est l'abolition des flexions : ainsi apparaissent des categories non marquees telles que l'in- finitif aux lieu et place des diverses formes verbales conju- gules ) (ouvr. cit., p. 58). Sans doute, les methodes d'analyse linguistique ricentes introduites dans l'examen des troubles du langage auraient deji permis de nuancer ce trait definitoire. Les auteurs, l1 aussi, le savent d'ailleurs, mais restent trop < impressionnistes a : Dubois dit que les verbes se presentent aussi (( au participe ) (art. cit., p. 22) ; Cohen-Hecaen le notent

egalement (art. cit., p. 280); et les exemples cites de discours

agrammatiques contiennent des participes presents ((( avec

papa manquant ,), Lhermitte, p. 1266). Si rares soient-ils, cette raret6 doit tre prise en compte et chiffree, car elle fait proba- blement piece a une explication linguistique totalitaire de

l'agrammatisme. De plus, il faudrait d'abord s'assurer de la

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l1gitimit6 des transcriptions, car l'orthographe suggbre des infinitifs 1 oh l'hisitation syntaxique est possible entre infi- nitif et participe passe, pour les verbes du premier groupe, en er.

Quelquefois le contexte seul, et quelquefois la statistique comparee des infinitifs et des participes de verbes en ir pourront eclaircir le problbme. Fait '

considerer, le malade d'Isserlin cite par Cohen-Hicaen (p. 274) emploie des participes passes en allemand, gewesen, gemerkt, geschmissen, gefunden, genom- men 1l oth la transcription du meme discours en frangais aurait

peut-etre, a cause de l'entrainement di a la frequence des infinitifs, transcrit des infinitifs frangais.

D'autres formes verbales - des presents, des imperatifs - ne sont pas toujours absentes, et cela aussi m6rite linguistique- ment riflexion, meme si c'est statistiquement rare (cf. tricote, c'est, allume, dans Lhermitte, pp. 2265-2266; attends, dans Cohen-H6caen, p. 280). Ici, c'est si l'on peut dire l'6tude dia-

chronique des realisations d'un agrammatique, qu'il faudra

peut-vtre explorer pour comprendre certains de ces faits; ou bien le recours aux ster6otypes, qui, comme on va le voir, introduit d'autres problkmes.

Ce qui ne figure jamais dans les caracterisations des clini- ciens, c'est l'absence apparemment friquente du predicat dans les 6nonc6s (cf. Lhermitte, p. 2265 : < Trois enfants [...]; la

petite a l'6cole, dix ans et demi; Nicole, sa mere, trop de

cceur [...]; un rien, moi tres bien, etc. )). II est vrai que ce caractere peut tre impliqu6 dans la notation du << style t616- graphique ; mais il faut le cerner linguistiquement de maniere

explicite, voir avec pr6cision les cat6gories de pr6dicats omises, le rapport avec la situation ou avec le stade de la maladie et de la reeducation, etc.

Le (< manque des accords )) dans le discours agrammatique apparait comme un trait d6finitoire parallele au pr6c6dent, relev6 par tous les auteurs. Jakobson souligne << l'abolition de la flexion [...], dans les langues A d6clinaison, le nominatif a la place de tous les cas obliques [...] l'6limination de l'accord ) (ouvr. cit., p. 58). Lhermitte note (( l'impossibilite [...] des accords ) (art. cit., p. 2266), et c'est peut-gtre ce que Cohen-

H6caen ont en vue quand ils mentionnent (( la succession des formes sans ligatures morphologiques ) (art. cit., p. 278). Il reste

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cependant bien des choses ta verifier. Le malade d'Isserlin, par exemple, manifeste une conservation remarquable, en allemand, des marques morphologiques (d6clinaisons de Particle et du

nom), au moins dans le fragment cit6 par Cohen-Hicaen.

Un cinquisme trait d6finitoire de l'agrammatisme offre un caractbre plus gen6ral et plus lache : il est presente par tous les auteurs comme (< le style telegraphique ) des agrammatiques (Jakobson, p. 57; Dubois, p. 22; Lhermitte, p. 2266; H6caen et Angelergues, pp. 66-67). La formulation lIche provient du fait que les quatre traits ddfinitoires examines jusqu'ici - man-

que des outils grammaticaux, dominance des substantifs, verbes '

l'infinitif, manque des accords - peuvent deja passer pour des elements de tout (( style tiligraphique ). De plus, a la r'flexion, peut-^tre aussi devra-t-on, sans se contenter d'une

premiere impression clinique exacte en tant qu'impression, comparer rigoureusement les caracteres agrammatiques avec ceux d'un corpus de vrais telegrammes. Ou de vrais discours enfantins, avec lesquels on a souvent fait le meme rapproche- ment (Lhermitte, p. 2266; Jakobson, p. 58). Ou encore, pour la mgme raison, avec du vrai (( petit-negre ) c'est-a-dire des textes de sabirs ou de pidgins (puisque F. Lhermitte, p. dans un expose in'dit, trouve l'image encore meilleure que celle du

style tilegraphique). De telles comparaisons fourniront sans doute une reponse precise en pour ou contre, au-deli de la

metaphore intuitive (que Cohen et Hecaen repoussent, mais

qu'ils ne depassent pas autrement que par une critique intui- tive aussi, art. cit., p. 282).

Mais on peut penser que le cceur du problkme, '

propos du < style tilegraphique ) est ailleurs, et que c'est centralement celui que pose la question suivante : ( comment delimiter les unitis d'6nonc6, c'est-a-dire les phrases, de l'agrammatique ? ). Tant qu'il s'agit d'inventorier les classes grammaticales (noms, adjectifs, verbes, etc.)' qui sont conserve'es chez l'agrammatique, il ne se pose pas de problkme a cet 6gard : on peut faire cet inventaire sans se prioccuper des limites de l'6nonc6.

Mais s'il s'agit d'analyser les manques, surtout les syntaxi- ques (et le langage des agrammatiques est presque totalement

1. Ou morphologiques (ftminins, pluriels, flexions temporelles, etc.).

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d6fini jusqu'ici par des manques), on se reffre toujours impli- citement a une comparaison avec l'6nonc6 normal vraisembla- blement le plus proche, reconstruit hypothetiquement. Dans un exemple comme celui-ci : (( Boulanger mere au four du pain ), affirmer qu'il manque une modalit6 nominale centriphte devant boulanger (le, un, mon, etc.) et une modalit6 verbale centriphte (le temps du verbe mettre, ohi le groupe consonan-

tique [tr] a subi une atteinte classique), tout cela n'a rien d'ill6- gitime. Mais dans l'exemple suivant : (( Enfant, ma petite Yvette, 6cole, travailler, sage ), on apergoit le problkme dans toute son ampleur : il faut d6cider combien d'6noncis - ou de

phrases - contient la chaine parlke : un, deux, trois, quatre ou cinq ? Et oii faire passer les segmentations ? La reconstitu- tion des 6noncis normaux les plus proches paraft impossible avec certitude.

L'une des solutions, proposees par Dubois, c'est l'analyse distributionnelle de la chaine parlee de l'agrammatique : < Ainsi sur le plan des aphasies d'expression non motrices (aphasies de

conduction), on a pu voir en quels points du macrosegment (phrase) se manifestent les perturbations dont la nature et les modalitis ne sont que sommairement analysees (accrochages, erreurs d'aiguillage, paraphasies, hesitations). L'intir8t est moins ici dans la forme de l'erreur que dans la constante du lieu de l'erreur. Plus que par comparaison avec une norme ext6- rieure, difficile a etablir, l'analyse distributionnelle permet d'qtablir la fr6quence de ces erreurs [...] (L'analyse distribu- tionnelle, Publications du Centre de Neurolinguistique et de Neuropsychologie de l'h6pital Sainte-Anne [s.d.], p. 11). Mais l'auteur ajoute presque aussit6t : < On ne s'est pas refus6 la

comparaison avec les structures dites normales de la langue parlke ou de la langue &crite )) (ibid.). Si les deux procedures visent l'analyse de l'aphasie en general, on ne voit pas tres bien comment appliquer ces deux conseils contradictoires (sauf sur le plan de la deuxieme articulation). Il s'agit 1l, certes, d'un vrai problkme, et probablement trbs difficile : il est de bonne m6thode de mettre en doute le fait que l'on puisse valablement decrire le langage de l'aphasique par refirence au langage normal, quand ce ne serait que pour se primunir contre toute

interpretation hitive. Il n'en reste pas moins que tout trouble du langage n'est apercu que par diff6rence avec ce que l'audi-

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teur normal attend : la notion de trouble linguistique n'existe

que par rapport a la notion de code linguistique. Dans le domaine

syntaxique, il parait impossible d'interdire de decrire le lan-

gage du malade par ref6rence aux structures du langage normal, et en meme temps de proposer de l''tudier par rif6rence au code : c'est la meme chose. Par exemple pour etablir < une zone de deficit morphologique et phrastique... ) (ibid.), il faut faire une hypothese sur l'6nonc6 dit normal qu'on suppose alterd

(Ex. : J'ai un enfant. Ou bien : Mon enfant, etc. Ou bien : 1tant enfant, etc.), telle ou telle pouvant d'ailleurs tre lhgitimbe par le contexte de la question pr6cidente, ou de la phrase m8me, ou par la connaissance de la situation du malade, etc. Cohen et Hecaen tournent autour du meme probleme avec des formules ambigues < Il est possible [...] que la forme rea- lis6e se rivble inadequate, c'est-a-dire, si on se garde de toute infirence sur l'intention du message, non coherente [du point de vue des normes de l'idiolecte] & l'ensemble de l'6nonc6 ) (art. cit., p. 273) (Ex. : ( La fille est beau ), ibid.). Les exemples 6tablissent clairement qu'on compare l'6nonc6 non pas aux normes (?) de l'idiolecte du malade, mais a celles de la langue dite normale. (Cohen et Hecaen reviennent sur des problbmes voisins p. 283 : (( Par rapport a quel message ideal le message aphasique sera-t-il consider6 comme 6conomique ? ) ; ou bien : < ld'conomie consiste ' se satisfaire d'une expression trop gros- siere, et qui l'est parfois trop pour que le message puisse etre saisi %, cf. aussi p. 284.)

Une autre solution tentante a ces difficult6s quand il s'agit de l'agrammatisme est la th6orie de l'6nonc6 monorh6matique (et non monorimatique!) ou 6nonc6 constitu6 d'un seul mot. Cette solution d6rive des formulations de Jakobson : (( L'aphasie dans laquelle la fonction du contexte est affect'e tend a ramener le discours & d'infantiles enoncis d'une phrase, voire a des

phrases d'un mot [...]. Dans les cas avances de ce trouble, chaque 6nonc6 est reduit & une seule phrase d'un seul mot )) (ouvr. cit., p. 58). Gagnepain durcit ces notations resties descriptives, quand il d6finit l'agrammatisme (( comme exag6ration de la tendance & l'anonc6 minimum (un mot et le point final) )

(Revue du praticien, p. 2340). L'id6e est reprise par Cohen et Hecaen : < Le fait general est l'6nonc'6 < monorematique ,, ohi le terme se suffit & lui-meme, fournissant la totalit6 de l'infor-

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mation saisissable ) (art. cit., p. 279). Cette these ne peut fournir un instrument d'analyse qui resolve le probleme de la segmen- tation de la chaine en unites d'6nonc6 : en effet, chez Gagne- pain, il s'agit d'une (( tendance ), et chez Cohen-H6caen, d'un < fait g6n'ral ), - c'est-a-dire qu'il y aura des exceptions : < des syntagmes ), << des constructions dir6matiques )), ( des groupes de mots tres reduits ), disent-ils (p. 279). Mais les exemples qu'ils citent, pp. 274, 279, 280, ne persuadent pas (loin de 1) qu'on soit en face d'6noncis (( monor6matiques a juxtaposes (par exemple : En mars- a Mantes- de redresser- la main- un pied- etc. ), p. 279).

Si un trait linguistique definitoire de l'agrammatisme veut etre rigoureux, il doit tre opkratoire : fournir une technique de dkpouillement exhaustif et objectif, ce qui n'est pas le cas pour la these de l'Cnonc6 monorhematique. Le probleme de la delimitation des 6noncis agrammatiques reste done entier. C'est seulement I'analyse patiente des chaines parlees enregis- tries, conduite d'abord du point de vue des conservations, puis du point de vue des manques formellement d6montrables (moda- lit's et monemes fonctionnels obligatoires, sujet, predicat, fr6-

quence ou raret6 des dependants et des expansions, etc.) qui pourra peut- tre donner une vue plus exacte sur la segmenta- tion de la chaine agrammatique en enonces.

Les stereotypes sont toujours considerds comme un sixieme trait d6finitoire de l'agrammatisme : ils sont generalement conserves sans mutilation syntaxique, dans une chaine toujours tres mutilee. (( Seules quelques phrases plus longues, mais alors stereotyp es, toutesfaites, parviennent a survivre ), dit Jakobson (ouvr. cit., p. 58). (( Les formules automatiques sont g6neralement correctes D, 6crit Lhermitte (art. cit., p. 2266). Cohen-Hicaen

parlent, plus largement, (( des formes pratiquement vides, formes interjectives des verbes ou conjugaisons vagues , < des el6ments a contenu syntaxique vague ) (art. cit., pp. 278, 279, 280) )), de stereotypes de remplissage sans valeur parti- culiere (enfin, mais, alors, etc.) (ibid., p. 281). Comme on le voit par les termes employds, et par les exemples donnis, le

concept de stereotype reste ddfini tres lichement, et doit recouvrir des faits linguistiques de nature et de fonction peut- etre assez diffirentes. Or, si l'on veut mettre au point des

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procedures coherentes de depouillement exhaustif, il faut ici aussi en donner une definition linguistique precise. Celles des auteurs cites sont en fait, elles aussi, impressionnistes, c'est-a- dire empiriques et surtout intuitives. Chacun se fie a son ( sen- timent linguistique pour juger que tel ou tel groupe de mots est un ( stereotype s.

Comment 6laborer cette notion de favon que sa d6finition devienne operatoire ? Ii n'existe pas de dictionnaire des ( st6r6o- types ), ou des ( cliches ). Ii reste toute une etude a faire ici.

Le problkme est d'autant plus dilicat qu'on peut craindre

que la definition intuitive des ( ster6otypes ) soit quelquefois determin'e, dans un corpus agrammatique, par le fait qu'ils soient des groupes de mots totalement conserves syntaxique- ment : c'est peut-etre un indice efficace, et il faut le tester; c'est peut-8tre aussi un cercle vicieux. C'est Va, voyons voir, c'est juste, c'est pas Va, au revoir, tout Va, etc., donneraient le sentiment d'etre des ( stereotypes )) parce que toutes les fonc- tions syntaxiques a l'intirieur du groupe sont conserv6es : ce qui risque d'empecher d'apercevoir les a ster6otypes s alteres (par ex., dans un enregistrement non publi6, tout monde pour tout le monde).

L'agrammatisme est, de plus, caract6ris6 par un certain nombre de traits supplementaires : la raret6 des accidents pho- netiques, des paraphonies, des paraphasies s6mantiques, des perseverations, le caractbre moder6 des troubles prosodiques, la diff6rence totale entre agrammatisme et dyssyntaxie, etc. Parmi ces traits, le plus important de loin, capital peut-etre mais non linguistique et sur lequel on a dj~i insist6 ci-dessus, c'est la variabilit6 des performances de l'agrammatique, le fait

qu'a quelques instants d'intervalle une meme forme gramma- ticale manque ou reparait. Sur ce point on peut penser que les travaux de Hughlings Jackson, si souvent cites ces temps-ci, et par des linguistes, ne sont pas encore utilis6s correctement : quand il insiste sur la diff6rence entre langage automatique et

langage propositionnel, ce sont moins des solutions qu'il nous offre qu'une description remarquable et qui nous lbgue des problkmes bien posis, linguistiquement et neuropsychologique- ment capitaux.

Un dernier trait present chez tous les auteurs, sauf Jakobson,

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est la mise en cause du terme meme d'agrammatisme pour nommer le trouble ainsi decrit. Dubois note que A l'agramma- tisme n'est pas la perte d'une fonction grammaticale ) (art. cit., p. 23) il rappelle, aprbs Alajouanine, < que [ce] nom est mainte- nant inaddquat ) (ibid., p. 24). Lhermitte 4crit que (( le terme

d'agrammatisme exprime l'aspect le plus spectaculaire de ce

langage, mais il n'est pas heureux : en premier lieu, il ne definit

pas le trouble reel (qui n'est pas seulement la difficult6 gramma- ticale); et, en second lieu, il laisse supposer qu'il existerait dans le cerveau une organisation fonctionnelle specifique de la grammatisation, ce qui n'est pas ) (art. cit., p. 2266). Cohen- H6caen proposent de remplacer ce terme peu precis par celui d'ataxie, qui, pensent-ils, (( s'impose, en depit de l'ambiguit6 que risquent de lui conf6rer ses connotations dans le langage medical. Ii a pour repondant en tout cas le terme anglais ataxaphasia (ou ataxiophasia) ) (art. cit., p. 274, note 1).

On a 6cart6, de l'examen qu'on vient de faire, une discussion de toutes les solutions qui ont jusqu'ici 6t6 proposees au pro- blame de l'explication neuro-psychopathologique de l'agramma- tisme, parce que l'6tude meme des travaux suggere que ces solutions sont prematuries, faute en partie d'une analyse des-

criptive linguistique pr6alable qui soit vraiment adequate, compte tenu des instruments de travail offerts aujourd'hui par la linguistique g6ndrale en matibre de syntaxe.

Quelles autres conclusions peuvent-elles 8tre tirees de cet examen ? Tout d'abord, que l'appel a la linguistique est parfai- tement l1gitime : cette science est, a l'heure actuelle, capable de fournir des descriptions suffisamment precises et coh6rentes pour d6finir les caract'res linguistiques d'un trouble de langage. Ii n'y a nul cercle vicieux ' travailler sur des malades pr6alable- ment classes sur la base de la typologie traditionnelle : pr6cis6- ment, les descriptions linguistiques, si elles sont totalement

ind6pendantes de la description clinique, infirmeront ou confir- meront s'il s'agit de malades formant un groupe homoghne du point de vue linguistique strict; elles contribueront ainsi "

etayer ou a perfectionner l'examen clinique et la classification des troubles. Donc, comme science auxiliaire, la linguistique doit s'imposer d'6laborer des descriptions linguistiques ind6- pendantes des caractirisations cliniques approximatives et

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Page 13: Les caractères linguistiques de l'agrammatisme

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intuitives utilis'es jusqu'ici. Bien qu'elles soient, quant g l'agrammatisme, remarquablement coherentes au point de vue

clinique pratique, elles se r6vblent insuffisantes pour difinir et

pour expliquer le trouble, au niveau exig6 par la neuro-psycho- pathologie d'aujourd'hui.

Ces descriptions linguistiques doivent donc etre non impres- sionnistes, patientes, univoques, exhaustives, conduites '

partir des concepts et des techniques d'une syntaxe g6n6rale et d'une seule (qui sera la seule hypothbse introduite dans la recherche). Si l'on veut obtenir des analyses precises, rigoureuses, homo-

ghnes, toujours comparables entre elles. L'interpr'tation, la classification, peut-etre l'explication, pourront venir ensuite, au terme d'une longue familiarite interdisciplinaire. Celle-ci aura sans doute enseigne

' tous, linguistes et medecins, que

la linguistique n'est peut- tre pas la baguette magique i l'aide de laquelle des linguistes ardents et stimulants mais sans doute

impatients - auxquels on doit de pouvoir riflichir aujourd'hui linguistiquement de favon vraiment moderne sur ces problemes : Sabouraud, Dubois, David Cohen - cherchent depuis dix ans

(depuis Jakobson) h faire jaillir une explication totalement

linguistique des aphasies2.

Faculte de Lettres et Sciences Humaines, Aix-en-Provence.

2. Cette revue 6tait achev6e lorsque a paru Description et classification des aphasies (DuBoIS, MARCIE, HACAEN, Langages, 5, 1967). L'agrammatisme s'y trouve reddfini : 4 l'extr~me difficult6 [...] d'intlgrer dans le pattern de la phrase minimale les morphemes [...] actualis6s sans erreur articulatoire , (p. 21). Maist la difficult6 de concat6ner les l66ments du syntagme * (p. 22) continue A recouvrir des faits syntaxiquement aussi diffdrents que le manque des modalit6s, centripstes dans leur syntagme, des monemes fonctionnels, centrifuges dans leur syntagme, des pr6dicats, des sujets. La suppression relative des relatifs, pr6positions et conjonctions, par exemple, a-t-elle la m~me valeur et la mIme signification, dans l'enchalnement syntaxique, que celle des flexions verbales ? La description classique du trouble reste la m6me ; son explication ne persuade pas encore.

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