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RésuméEnvillégiatureauborddulacLéman,BeataWittgenstein,jeunefilleissued'une

riche famille de Cologne, fait la connaissance d'Antoine de Vallerand, séduisantofficier français.L'été1915n'estpaspropiceauxalliancesfranco-allemandeset,mariésendépitde l'oppositionde leurs familles, les époux sontbannis à jamais.Trèsvite veuve,mèrededeux filles,Beatavoit avechorreur le régimehitlérientriompherenAllemagne.Bienqueconvertieaucatholicisme,commencepourelleetsesenfantsletempsdesépreuvesetdelatragédie.Amadea, sa fille aînée, prend alors le chemin d'un destin digne de ces temps

troublés, découvrant qu'un lien existe entre elle et les générations qui l'ontprécédée.Etquerésonnentenelleleséchosdupassé...

Amesenfantsbien-aimés,Toussichersàmoncœur,Etchacunsiexceptionnel:

Beatrix,Trevor,Todd,Nick,Sam,Victoria,Vanessa,MaxxetZara.

Puissentleséchosdevospassé,présentetfuturEtretoujourspleinsd'amouretdetendresse.

Avectoutmonamour,Maman/d.s.

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«Ilesttrèsétonnantquejen'aiepasencoreabandonnétousmesespoirs,carils

meparaissentabsurdesetirréalisables.Pourtant,jem'yaccroche,malgrétout,carjecontinueàcroireenlabontéinnéedel'homme.»AnneFrank«Celuiquisauveuneviesauvel'humanitéentière.»LeTalmud

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Chapitre1Dans la langueur d'un lourd après-midi d'été,BeataWittgenstein se promenait

sur les rives du lac de Genève avec ses parents. Le soleil brûlait, tout étaitimmobile, et tandis que, songeuse, elle suivait sesparents, onn'entendait que lechantstridentdesoiseauxmêléaubourdonnementdesinsectes.BeataetsasœurBrigitteétaientvenuesavecleurmèrepasserl'étéàGenève.Lajeunefillevenaitd'avoir vingt ans, et sa sœur avait trois ans demoins. La Grande Guerre avaitéclaté l'été précédent, treizemois plus tôt, et cette année leur père n'avait pasvouluqu'ilspassentleursvacancesenAllemagne.Onétaitàlafindumoisd'août1915 et cela faisait un mois qu'il les avait rejointes. Les deux frères de Beataétaientsoldats,maisavaientobtenuunesemainedepermission.Horstavaitvingt-troisansetétaitlieutenantauquartiergénéraldeMunich;Ulmétaitcapitainedansle105erégimentd'infanteriedelatreizièmedivisionrattachéeàlaIVearmée.Ilavaitfêtésesvingt-septanspendantsapermissionàGenève.Avoir réuni toute la famille relevait presque dumiracle. Avec cette guerre qui

décimait tous les jeunes Allemands, Beata, tout comme sa mère, s'inquiétaitdésormaisconstammentpoursesfrères.Sonpèrenecessaitdeluirépéterquetoutserait bientôt fini, mais ce qu'elle entendait des conversations de ses frères luilaissait penser le contraire. Les hommes avaient bien plus conscience que lesfemmesdesheuressombresquis'annonçaient.Samèreneluiparlaitjamaisdelaguerre.Quant à Brigitte, elle était surtout contrariée par le manque de jeunes gens

séduisantsavecquiflirter.Depuistoutepetite,ellenerêvaitquedesemarier.Elles'étaitrécemmentéprised'unamid'universitédeHorst,etBeatasoupçonnaitquesaravissantesœursefianceraitcethiver.Beata,poursapart,nepartageaitnullementcesdésirs.Elleavaittoujoursétéla

plussage,laplusstudieuseetsurtoutlaplussérieuse.Pourelle,étudierétaitbienplusimportantquerechercherunfiancé.Poursonpère,elleétaitlafilleidéale.Leseulmomentoùilsn'avaientpasétéd'accordavaitétéquandelleavaitinsistépourallerà l'université, commeses frères.Sonpèreavait trouvé l'idée ridicule.Bienqu'ilfutouvertetinstruit,ilnepensaitpasqueceseraitutileàunefemme.Illui

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avait répondu qu'elle semarierait sûrement bientôt et s'occuperait alors de sonmarietdesesenfants.Ellen'avaitdoncnulbesoind'alleràl'université.Les frères de Beata et leurs amis étaient pleins d'entrain, et sa sœur jolie et

légère.Enraisondesoncaractèrecalmeetdesapassionpourlesétudes,Beatas'était toujours sentie différente d'eux. Elle aurait adoré enseigner,mais chaquefois qu'elle en parlait, ses frères et sa sœur semoquaient d'elle. Pour Brigitte,seules les filles pauvres devenaient institutrices ou gouvernantes, et ses frèresajoutaient que seules les plus laides l'envisageaient. Ils adoraient la taquiner,surtoutqueBeataétaitloind'êtrelaideoupauvre.Leurpèrepossédaitetdirigeaitl'unedesbanqueslesplusimportantesdeCologne.IlsvivaientdansunegrandeetmagnifiquemaisonduquartierdeFitzengraben,et

Monika leurmère était admirée non seulement pour sa beautémais aussi pourl'élégancede sesbijouxetde ses tenues.A l'instardeBeata, c'étaitune femmedouce.ElleavaitépouséJacobWittgensteinàl'âgededix-septansetmenaitunevieheureuseàsescôtés,depuisvingt-huitans.Leurmariage, arrangé par leurs familles respectives, était réussi. A l'époque,

leur union avait été celle de deux grandes fortunes que Jacob avait faitconsidérablement fructifier. Il était particulièrement doué pour la finance, etdirigeaitlabanqued'unemaindefer.Nonseulementleuravenirétaitassuré,maiscelui de leurs héritiers également. Chez les Wittgenstein, rien n'était laissé auhasard. Leur unique source d'incertitude et d'inquiétude était celle de tous àl'époque. Avec deux fils dans l'armée, la guerre les touchait particulièrement,surtoutMonika. Le séjour enSuisse leur apportait à tous un peu de répit et deréconfort.LesWittgensteinpassaienttraditionnellement l'étéenAllemagne,auborddela

mer. Mais cette année-là Jacob en avait décidé autrement. Il s'était mêmeentretenuavecungénéraldesaconnaissancepoursolliciterlagrandefaveurd'unepermissionpour sesdeux fils, et cedernier avait tout arrangé.LesWittgensteinavaient cette particularité exceptionnelle d'être une famille juive jouissant nonseulementd'unegrandefortunemaisaussid'uneimmenseinfluence.Bienqu'elleeneût conscience, Beata ne prêtait guère attention à cet aspect des choses, tropabsorbéequ'elleétaitparsesétudes.Deplus,contrairementàBrigittequi s'irritaitparfoisdescontraintes imposées

parleurreligion,elleétaitprofondémentpieuse,pourleplusgrandplaisirdesonpère. Jeune homme, celui-ci avait fait scandale dans la famille en annonçant sondésirdedevenirrabbin.Sonpèreluiavaitfaitlaleçon,etilavaitfiniparintégrerl'affaire familiale, tout commesonpère, ses frères, sesoncleset songrand-pèreavantlui.Leurfamillebaignaitdanslatradition,ettoutenayantunprofondrespectpourlavierabbinique,lepèredeJacobn'avaitaucuneintentiondeluisacrifierunenfant.Enfilsobéissant,Jacobavaitdoncrejointlabanqueets'étaitmariépeudetemps après. Agémaintenant de cinquante ans, il avait cinq ans de plus que safemme.Toute la famille avait approuvé la décision de passer l'été en Suisse. Les

Wittgensteinyavaientbeaucoupd'amis,notammentdans lemilieude labanque.

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Jacob,Monikaetleursenfantsavaientainsiétéconviésàdenombreusessoirées,et avaient également rendu visite à des amis de Jacob à Lausanne et Zurich.Chaque fois que cela était possible, les filles les accompagnaient, et durant lapermissiondeHorstetUlm, ilsprofitèrentautantquepossiblede leurprésence.Ulm partirait pour le front dès la fin de sa permission, tandis que Horstretournerait dans sa garnison à Munich, ce qui semblait lui plaire. Malgré uneéducationstricte,Horstétaitunvraiplay-boy.Brigitteetluiavaientbeaucoupdepointscommuns.Tandis que Beatamarchait lentement derrière les autres au bord du lac, Ulm

ralentitpoursetrouveràsahauteur.Il semontrait toujours protecteur envers elle, sans doute parce qu'il était son

aînédeseptans;maisellesavaitaussiqu'ilaimaitsanaturedouceetaffectueuse.—Aquoipenses-tu,Bea?Tuasl'airbiensérieuse,àmarcherainsitouteseule.

Pourquoinetejoins-tupasànous?Sa mère et sa sœur étaient déjà bien loin devant, discutant de mode et des

garçonsqueBrigitteavait remarqués lorsdesprécédentessoirées.Leshommes,eux,parlaientdeleursdeuxsujetsfavorisdumoment:laguerreetlesaffaires.Alafinduconflit,Ulmreprendraitlepostequ'iloccupaitdepuisquatreansàlabanque.Horst,lui,devraitcesserdes'amuseretdevenirplusresponsableenvuedelesyrejoindre - Jacobenavaitdécidéainsi.Horstn'avaitquevingt-deuxansquand laguerreavaitéclaté,maisilavaitpromisàsonpèreque,dèslafindeshostilités,ils'amenderait et rentrerait dans le rang. Quant à Ulm, Jacob estimait qu'il étaittempsqu'ilsemarie,etleluirépétaitsouvent.LaseulechosequeJacobattendaitdesesenfants-etdetoutsonentourage,d'ailleurs-étaitl'obéissance.Safemmenel'avaitjamaisdéçu,etsesenfantsnonplus,àl'exceptiondeHorstqui,avantsondépartpour l'armée,s'étaitmontrépeuempresséàtravailler;quantaumariage,c'était le cadet de ses soucis.En fait, seuleBrigitte y attachait de l'importance.Beata n'avait jamais eu de coup de foudre pour personne, bien qu'elle trouvâtséduisants la plupart des garçons de son entourage, tous des fils d'amis de sesparents.Mais les plus jeunes lui semblaient immatures, et les plus âgés avaientsouvent l'air maussade, sans compter qu'ils l'impressionnaient. En fait, Beatan'étaitnullementpresséedesemarier.Ellerépétaitsouventque,sielledevaitépouserquelqu'un,elleespéraitquece

serait un professeur plutôt qu'un banquier. Bien entendu, jamais elle n'aurait pudirecelaàsonpère;enrevanche,elles'étaitsouventconfiéeàsamèreetàsasœur.PourBrigitte,toutcelaétaitd'unennuimortel.L'amideHorstquiluiplaisaitétait aussi insouciant qu'elle et issu d'une famille de banquiers tout aussiimportante que la sienne. Jacob avait prévude rencontrer le père dugarçon enseptembre,mais Brigitte n'en savait rien. Jusque-là, aucun prétendant ne s'étaitprésentépourBeata-quinelesouhaitaitpasvraiment,detoutefaçon.Aucoursdes soirées, la jeune fille participait rarement aux conversations, se contentantd'accompagnersagementsesparentsetdeporterlesrobeschoisiespourelleparsamère.Elle était toujourspolie envers leurshôtes, et toujours soulagéequandarrivait l'heure de rentrer. Ce n'était pas le cas de Brigitte, qu'il fallaitimmanquablement arracher à la soirée aumoment du départ. Celle-ci protestait

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toujours d'avoir à quitter la fête aussi tôt et se plaignait constamment de cettefamille qu'elle trouvait triste et assommante. Et, comme toujours, Horstl'approuvaitentièrement.—T'es-tuamuséeàGenève?demandadoucementUlm.IlétaitleseulàvraimentfaireuneffortpourdiscuteravecBeataetconnaîtreses

pensées.HorstetBrigitteétaientbientropoccupésàsedistrairepourperdreleurtempsàdiscuterdesujetssérieuxavecleursœur.—Oui,répondit-elleavecunsouriretimide.Bienqu'ilfutsonfrère,Ulml'éblouissaitparsabeautéetsagentillesse.C'était

unhommedoux,quiressemblaittraitpourtraitàleurpère.Ilétaitgrand,blond,athlétique,commeJacobdanssajeunesse.Etavecsesyeux

bleus, il ne semblait pas juif. Bien sûr, tout Cologne savait que lesWittgensteinl'étaient,eton lesacceptaitmêmedans lesplushautessphèresde l'aristocratie.PlusieursmembresdesfamillesHohenloheetThurnetThaxisétaientd'ailleursdesamisd'enfancedeJacob.LafamilleWittgensteinétaitsibienétablieetrespectéequ'aucuneporteneluiétaitfermée.Néanmoins,Jacobavaitbienfaitcomprendreàses enfants que lorsque l'heure viendrait, ils devraient choisir des conjoints deconfessionjuive.Cen'étaitpasunsujetouvertàdiscussion;d'ailleurs,aucund'euxn'aurait eu l'idée de protester. Les bons partis ne manquaient pas parmi leshommesetlesfemmesdeleurscercles.Lemomentvenu,lesenfantsWittgensteindevraientchoisirparmieux.A voirUlm etBeata se promener côte à côte, il était difficile de discerner un

quelconque lien de parenté entre eux. Tandis que ses frères et sa sœurressemblaient en tout point à leur père, Beata tenait surtout de samère et sonphysiquetranchaitavecceluidesautres.LafilleaînéedesWittgensteinavaitunairfragileetdélicat,avecdescheveuxcouleurdejaisetunepeauaussifineetblanchequede la porcelaine.Sesgrands yeuxbleus constituaient son seul trait communavecsesfrèresetsasœur,mêmesi lessiensétaientd'unbleuplussoutenu.LesyeuxdeMonikaétaientmarron foncémais,hormiscettepetitedifférence,Beataétaitleportraitdesamère,cequienchantaitsecrètementsonpère.Aprèsvingt-huitansdemariage,Jacobétaitencoretellementéprisdesafemmequ'unsimplesourire de Beata le ramenait aux premières années de son mariage, et laressemblancenemanquaitjamaisdel'émouvoir.BeataétaitlapréféréedeJacob,cedontBrigitteseplaignaitrégulièrement.Illalaissaitfairetoutcequ'ellevoulait,maislesdésirsdeBeataétaientinoffensifs,àl'inversedeceuxdeBrigitte,bienplusosés.Beata,elle,nedemandaitpasmieuxquederesterlireouétudieràlamaison.Laseulefoisoùsonpères'étaitfâchécontreelle,c'étaitquandil l'avaitsurpriseavecunebible.—Qu'est-ce que cela ? lui avait-il demandé avec sévérité en voyant ce qu'elle

lisait.Elleavaitseizeansàl'époque,etlaBiblelafascinait.—C'estintéressant,papa.Ilyadeshistoiresmagnifiques,etbeaucoupdecequi

yestditressembleànoscroyances.EllepréféraitleNouveauTestamentàl'Ancien.Maissonpère,loindetrouverla

choseamusante,luiavaitconfisquél'ouvrage.

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JacobrefusaitqueBeataliselaBibleetils'enétaitplaintauprèsdesafemme,conseillantàMonikad'êtreplusattentiveauxlecturesdeleurfille.Defait,Beatalisait tout ce qui lui tombait sous la main, Aristote et Platon inclus ; elle étaitpassionnéeparlesphilosophesgrecs.Sonpèrelui-mêmereconnaissaitquesielleavaitétéunhomme,elleseraitdevenueunprofesseurextraordinaire.Pourl'heure,cequ'ilattendaitd'elle,commed'Ulmetdesdeuxautres,c'étaitqu'ellesemarie,carilcommençaitàcraindrequ'ellenedevînttropsérieuseoutropvieillefillesielleattendaitplus longtemps. Il avaitquelquespistesqu'il avaitprévud'explorerpendant l'hiver, mais la guerre avait perturbé ses projets. Beaucoup des jeunesgensqu'ilsconnaissaientavaientététuésl'annéeécoulée.L'avenirétaitincertainetprofondémentinquiétant.JacobpensaitqueBeatasesentiraitbienavecquelqu'undeplusâgéqu'elle. Il

voulaitluitrouverunhommemûrquisauraitappréciersonintelligenceàsajustevaleur et qui partagerait ses centres d'intérêt. Il pensait la même chose pourBrigitte,convaincuqu'unpeudepoignenenuiraitpasàsacadette.Mais,s'ilaimaittoussesenfants,Jacobétaitparticulièrementfierdesafilleaînée.Beataéprouvaitdu respect et un amour profond pour son père, ainsi que pour sa mère, maisreconnaissait secrètement devant ses frères et sa sœur que celle-ci était plusaccessible et l'intimidaitmoinsque leurpère.Cedernier était aussi sérieuxqueBeataetdésapprouvaitlecomportementfrivoledesafillecadette.— J'aimerais tant que tu n'aies pas à repartir pour la guerre, dit Beata avec

tristessetandisqu'ilspoursuivaientleurpromenade.—Celamedéplaît àmoi aussi,mais je suis sûrque tout serabientôt terminé,

répondit-ilenadressantàsasœurunsourirerassurant.JedevraispouvoirobteniruneautrepermissionàNoël.Il n'en croyait pas unmot,mais c'était le genre de chose qu'il fallait dire aux

femmes.Dumoins,c'étaitcequeluileurdisait.Beatahochalatête.Noëlluisemblaitbienloin,etl'idéequequelquechosepûtlui

arriver entre-temps lui était intolérable. Elle adorait Ulm, plus qu'elle ne le luiavoueraitjamais.ElleaimaitaussiHorst,maisilsecomportaitdavantageenpetitfrère insouciant qu'en aîné; ce qu'elle partageait avec Ulm était différent. Ilscontinuèrentàdiscuteragréablementjusqu'auretouràl'hôtel.Cesoir-là, ilsdînèrent tousensemblepour ladernière foisavant ledépartdes

hommes le lendemain.Commeà sonhabitude,Horst ne cessa de les divertir enimitantdespersonnesqu'ilsavaientrencontréesetenleurracontantdeshistoiresincroyablessurleursamis.Les troishommespartirent le joursuivant, laissant les femmesàGenève,pour

leurstroisdernièressemainesdevacances.Jacobvoulaitqu'ellesrestentenSuisseaussilongtempsquepossible,malgrélespremierssignesd'ennuideBrigitte;Beataet sa mère, elles, étaient parfaitement heureuses d'être là. Un après-midi queBrigitteetMonikasepréparaientàsortir,Beatadéclarasouffrird'unemigraineetpréférer rester à l'hôtel. Mais c'était un prétexte, car courir les magasinsl'ennuyait prodigieusement. Brigitte faisait des essayages dans chaque boutique,passait commande de robes, de chapeaux et de chaussures, et leur mère,impressionnéeparsonbongoûtet sonsensaigude lamode, luicédait toujours.

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Ensuite, après avoir épuisé les couturiers, les chausseurs, les modistes et lesgantiers, elles entamaient la tournée des bijoutiers. Beata savait qu'elles nerentreraientpasavantl'heuredudîneretétaitraviedeseretrouverseuledanslejardin,àlireausoleil.Après le déjeuner, elle descendit vers le lac en suivant le sentier qu'ils

empruntaienttouslesjours.Letempss'étaitlégèrementrafraîchidepuislaveille;elleportaitunerobedesoieblanche,unchapeaupourseprotégerdusoleiletsurlesépaulesunchâlebleupâledelacouleurdesesyeux.Laplupartdesclientsdel'hôteldéjeunaientouétaientenville,elleavaitdonclesentierpourelleseule.Fredonnant,elleavançaitlatêtebaissée,ensongeantàsesfrères,quandsoudain

unbruitderrièreellelafitsursauter.Relevantlatête,ellevitunjeunehommeladépasser à vive allure tout en lui souriant.Elle fut si surprisequ'elle fit unbrefécartsurlecôté,trébuchaetsetorditlacheville.Elleressentitunebrûlure-riendegrave, luisembla-t-il, — juste le tempspour le jeunehommede larattraperavantqu'ellenetombe.—Jesuisconfus,jen'avaisnulleintentiondevousfairepeur,etencoremoinsde

vousrenverser.Ilavaitl'airréellementnavré,etBeataremarquaqu'ilétaitextrêmementbeau.

Commesonchapeauavaitglissé,elleenprofita,enleredressant,pourl'observerdiscrètementducoindel'œil.Grand,blond, lesyeuxdelamêmecouleurquelessiens,ilavaitdesbraspuissantsetunecarrured'athlète.Toutenluiparlant,illamaintenaitfermement.Ilsemblaitunpeuplusâgéquesonfrèreaînéetportaitunpantalon blanc, un blazer bleu foncé et une cravate bleu marine, ainsi qu'unchapeaudepailletrèsseyantquiluidonnaitunairdésinvolte.—Jevaisbien,merci.C'étaitidiotdemapart.Jenevousaipasentenduàtemps

pourm'écarterduchemin.— J'aibienpeurd'êtreleseulresponsable.Vousnevousêtespasblessée?Et

votrecheville?s'enquit-il,compatissantetaimable.—Ellen'arien.Vousm'avezrattrapéeavantquejenemefassevraimentmal.Ils'étaitadresséàelleenfrançaisetelleluiavaitrépondudanslamêmelangue.

Ellel'avaitappriseàl'écoleetavaitcontinuéàseperfectionnerdepuis.Jacob avait insisté pour que ses enfants apprennent aussi l'anglais, et il avait

égalementvouluqu'ilsparlentitalienetespagnol.Beataavaitdoncétudiélesdeux,mais sans jamais vraiment lesmaîtriser; quant à sonanglais, il était d'unniveauacceptable.Enrevanche,elleparlaitcourammentlefrançais.—Peut-êtreaimeriez-vousvousasseoirunmoment?proposalejeunehommeen

luiindiquantunbancàproximité,quioffraitunevuepaisiblesurlelac.Il semblait cependant hésiter à lui lâcher le bras. On aurait dit qu'il craignait

qu'ellenetombes'ildesserraitsonétreinte.Beataluisourit.—Jevaisbien,jevousassure.Néanmoins,laperspectived'êtreassiseprèsdeluiunmomentnelalaissaitpas

indifférente. Accepter une telle proposition n'était pas dans ses habitudes - ellen'avait jamais rien fait de tel - mais il était si correct, si plaisant et semblaitéprouvertantderemordsqu'elleeutdelapeinepourlui.Enoutre,ellenevoyaitriendemalà s'asseoir etdiscuterun instantavantde reprendre sapromenade.

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Riennelapressait,carellesavaitquesamèreetsasœurseraientencoreabsentesplusieursheures.Elleselaissadoncconduirejusqu'aubanc,oùils'assitprèsd'elleenlaissantunedistancerespectueuseentreeux.—Êtes-voussûred'allerbien?Ilbaissalesyeuxverssachevilleetfutsoulagédeconstaterqu'elleneparaissait

pasenflée.—J'ensuiscertaine,luiassura-t-elleensouriant.—Jevoulaissimplementvousdépassermaisjen'imaginaispasvoussurprendre.— J'aurais dû signalermaprésence. J'avais la tête ailleurs, je pensais à cette

mauditeguerre...expliqua-t-il,uneexpressioninquiètesurlevisage.Tandisqu'ilétaitadosséaubanc,Beatal'observa.Ellen'avaitjamaisrencontré

quelqu'un comme lui. On aurait dit un prince de conte de fées. Extrêmementsympathique, il nemontrait aucune suffisanceni prétention. Il ressemblait à l'undesamisd'Ulm,enbeaucoupplusbeau.—Ainsi,vousn'êtespassuisse?s'enquit-elleavecintérêt.—Jesuisfrançais.Acesmots,Beatafronçalessourcils.—Est-cedonc si terrible ?demanda-t-il.En fait,mongrand-pèrematernel est

suisse.C'estlaraisondemaprésenceici.Ilestmortilyadeuxsemaines,etj'aidûm'occuperde la successionavecmon frèreetmesparents.Onm'aaccordéunepermission.Il parlait avecungrandnaturel etbeaucoupde franchise, sansprésomptionni

familiaritédéplacée.Ilsemblaitissudel'aristocratieetfortbienélevé.— Non,cen'estpasterribledutout,répondit-ellesincèrementenlefixantdroit

danslesyeux.Jesuisallemande.Elles'attendaitpresqueàlevoirbondirenclamantqu'ilhaïssaitlesAllemands.

Aprèstout,leurspaysétaientennemis,etelleignoraittotalementquelleseraitsaréactiondevantcetaveu.—Vousattendez-vousàcequejevousreprochecetteguerre?luidemanda-t-ilen

souriantavecdouceur.Elle était jeune et incroyablement jolie. Et, tandis qu'elle l'écoutait, son air

contrit le toucha.Elle semblaitdifférentedesautres jeunes filles, et il se réjouittoutàcoupd'avoirmanquélarenverser.—Etes-vousresponsabledecetteguerreatroce,mademoiselle?Devrais-jevous

envouloir?—J'espèrequenon,dit-elleensouriant.Etes-vousdansl'armée?—Danslacavalerie.J'aifaitl'écoledeSaumur.Beatasavaitqu'ils'agissaitd'unétablissementprestigieux.—Celadoitêtreintéressant.Elleaimait leschevauxetavaitbeaucoupmontédanssonenfance.Elleadorait

accompagnersesfrèresenpromenade,surtoutUlm,carHorst,lui,affolaittoujourssoncheval-etceluideBeataparlamêmeoccasion.—Mesfrèresaussisontdansl'armée.Ill'observapendantunlongmoment,l'airpensif,perdudanslebleudesesyeux,

plusfoncésquelessiens.Jamaisiln'avaitvuunechevelureaussisombrecontraster

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avecunepeauaussiblanche.Assisesurcebanc,onauraitdituntableau.—Neserait-cepasmagnifiquesilesconflitsentrenationspouvaientserésoudre

aussisimplementquecela,deuxpersonnesassisessurunbanc,unaprès-midid'été,aubordd'unlac?Ondiscuteraitetonsemettraitd'accord,plutôtquedelaisserdejeuneshommesmourirsurlechampdebataille.Sesparolesluifirentànouveaufroncerlessourcils.Ellesluirappelaientcombien

sesfrèresétaientvulnérables.— Oui, ce serait magnifique. Mon frère aîné pense que la guerre s'achèvera

bientôt.— J'aimeraisêtredesonavis,dit-ilpoliment.Maisunefoisquel'onamisune

arme dans la main d'un homme, j'ai bien peur qu'il ne s'en sépare pas aussifacilement.Jecroisquecetteguerrepeutdurerdesannées.—Jesouhaitequevousayeztort,répondit-ellecalmement.—Moi aussi.Mais quelle impolitesse dema part ! Jeme présente, Antoine de

Vallerand,fit-ilenselevantpourlasaluer,avantdeserasseoir.—BeataWittgenstein,répondit-elleensouriant.—Commentsefait-ilquevousparliezaussibienlefrançais?s'enquit-il.Vousvous

exprimez parfaitement et sans aucun accent. On pourrait presque vous prendrepouruneParisienne.Jamaisiln'auraitpenséqu'ellepûtêtreallemande.Quantàlaconsonancejuive

desonnom,elleneluieffleuramêmepasl'esprit,tantilétaitfascinéparlajeunefille. Contrairement à la plupart des gens de son milieu, il n'y attachait aucuneimportance.Toutcequ'ilvoyait,c'étaitunejeunefemmebelleetintelligente.—Jel'aiapprisàl'école.—Sic'estlavérité,alorsvousêtesbienplusdouéequemoi.J'aiétudiél'anglaisà

l'écoleetjesuisincapablededireunmot.Quantàmonallemand,ilestabsolumentpitoyable. J'ai bien peur de ne pas avoir votre facilité. C'est d'ailleurs le cas debeaucoup de Français. Nous n'apprenons pas d'autre langue, car nous sommespersuadésquelemondeentiervaapprendrelefrançaispourpouvoircommuniqueravecnous.Heureusementquevousêtesdeceux-là.Parlez-vousanglaiségalement?Ilenétaitpresquecertain.Mêmes'il laconnaissaitàpeineetqu'ellesemblait

réservée,elleparaissaitextrêmementintelligenteetàl'aise.Beataelle-mêmeétaitsurprisedesesentiraussidétendueetenconfianceavecuninconnu.—Oui,jeparleaussil'anglais,maispasaussibienquelefrançais,reconnut-elle.—Vousalleztoujoursaulycée?demanda-t-il,carelleluisemblaitjeune.Antoineavaittrente-deuxans.Beataenavaitdouzedemoins.— Non,j'aifini,répondit-elled'unairtimide.Maisjecontinuedelirebeaucoup.

Jevoulaisentreràl'université,maismonpèrearefusé.—Pourquoi?demanda-t-ilavantd'esquisserunsourire.Jevois.Votrepèrepense

quevousdevriezvousmarieretfonderunefamille.Ilestimequevousn'avezpasbesoind'alleràl'université.Jemetrompe?—Non,eneffet,confirma-t-elle,l'airravi.—Nesouhaitez-vouspasvousmarierunjour?IlluirappelaitdeplusenplusUlm.Elleavaitlesentimentqu'Antoineetellese

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parlaientcommedevieuxamis,etluiaussisemblaittrèsàl'aiseensacompagnie.Elleavait l'impressiondepouvoirtout luiconfier,cequiétait inhabituelpourellequiétaittoujoursd'unetimiditéextrêmeavecleshommes.— Je ne veux pas me marier, sauf si je tombe amoureuse, déclara-t-elle

simplement.— Cela me paraît sensé, fit Antoine en hochant la tête. Mais vos parents

approuvent-ilscetteidée?— Je n'en suis pas sûre. Leurmariage a été arrangépar leurs familles, et ils

pensentquec'estunebonnechose.Ilsveulentquemesfrèresaussisemarient.—Quelâgeont-ils?—Vingt-troisetvingt-septans.L'unestsérieux,l'autreestunpeufouetnepense

qu'às'amuser,répondit-elleavecunsourireprudent.—Ondiraitmonfrèreetmoi.—Quelâgeavotrefrère?—Ilacinqansdemoinsquemoi.Vingt-septans,commevotrefrèreaîné.Etmoi

jesuisunvieillarddetrente-deuxans.Mesparentsontabandonnétoutespoirpourmoi,précisa-t-il.Et,jusqu'àcetinstant,c'étaitégalementcequ'ilpensait.—Lequeldesdeuxêtes-vous?—Commentça,lequel?demanda-t-il,surpris,avantdecomprendre.Ahoui!C'est

monfrèrelejoyeux,etmoil'ennuyeuxdeservice.Maisimmédiatementilserenditcomptedesamaladresse.— Pardonnez-moi, je n'ai pas voulu dire que votre frère aîné était ennuyeux.

J'imaginequ'ilestsérieux,toutsimplement.J'aitoujoursétéleplusresponsable,àl'inversedemonfrère,tropoccupéàsedivertir.Celadit,c'estpeut-êtreluiquiaraison.Detoutefaçon,jesuisd'unnaturelpluscalme.—Etvousn'êtespasmarié?s'enquitBeataavecintérêt.Leurrencontreétaitvéritablementdesplussingulières.Sielleavaiteulieulorsd'unbal,d'unthéoud'undîner,jamaisilsn'auraientosése

poserdetellesquestions.Maissurcebancauborddulac,celasemblaittoutàfaitnaturel. Antoine l'intriguait. En plus d'être très séduisant, il était égalementrespectueuxdesconvenances.—Non,jenesuispasmarié,répondit-il,unelueurd'amusementdanslesyeux.J'y

aisongéuneoudeuxfois,maisj'aivitecomprisquejemetrompais.Pourtant,mafamilleexercesurmoiunelourdepression,parcequejesuisl'aîné.Maisjepréfèreêtreseulplutôtquedecommettrel'erreurd'épouserlamauvaisepersonne.—Jesuisd'accordavecvous,acquiesça-t-elled'unsignedetête.Elle lui semblait étonnamment déterminée. Bien qu'il lui trouvât à certains

moments des airs d'enfant, il se rendait compte qu'elle avait des idées bienarrêtées,autantsurlemariagequesurl'université.—Qu'auriez-vouschoisid'étudiersivousétiezalléeàl'université?demanda-t-il

aveccuriosité.— Laphilosophie,lesGrecs,jepense,répondit-elled'unairrêveur.Peut-êtrela

religion,oulaphilosophiedesreligions.J'ailulaBibleenentier.Antoineétaitimpressionné.Enplusd'êtrebelle,elleétaitbrillante.Etilétaitsi

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agréabledeparleravecelle.—Etqu'enavez-vouspensé?Jenepeuxpasvraimentdirequejel'ailue,sinon

parbribesetà l'occasiondemariagesoud'enterrements. Jepasse laplupartdemon temps à m'occuper des chevaux et j'aide mon père à gérer la propriétéfamiliale.Laterreestmongrandamour.Ilauraitvoulului fairecomprendreàquelpoint ilétaitattachéàsaterre.Elle

faisaitpartiedelui.—Jecroisquec'estlecaspourbeaucoupd'hommes,répondit-elled'untonposé.

Oùsetrouvelapropriétédevotrefamille?Elleappréciaitleurconversationetnevoulaitpasqu'elles'arrête.— EnDordogne.C'estunerégionoùl'ontrouvebeaucoupdechevaux.Prèsdu

Périgord,pasloindeBordeaux,sicelavousditquelquechose.Ses yeux brillèrent rien qu'en en parlant, et Beata comprit ce que cela

représentaitpourlui.— Je n'y suis jamais allée,mais la régiondoit êtremagnifiquepour que vous

l'aimiezautant.—C'estvrai,confirma-t-il.Etvous,oùhabitez-vous?—ACologne.— JeconnaisCologne,dit-il.J'aimeaussibeaucouplaBavière.Etj'aipasséde

bonsmomentsàBerlin.—C'estprécisémentàBerlinquemon frèreHorst souhaiteraitvivre.Biensûr,

c'estimpossible,carildevrarepartiràColognepourtravailleravecmonpère,dèsquelaguerreserafinie.Mongrand-père,monpère,mesonclesetUlmtravaillenttousà labanque. J'imaginequecelanedoitpasêtretrèsdrôle.Pourtant, ilsontl'airdes'ensatisfaire.C'estsansdouteintéressant.Antoineluisourit.Elledébordaitd'idéesetd'intérêtpourleschosesdumonde.

Enlaregardantetenl'écoutant,ilétaitcertainquesielleétaitalléeàl'universitéou avait travaillé à la banque, elle aurait réussi. En outre, il était impressionnéqu'aussijeuneelleaitlulaBible.—Qu'aimez-vousfaire?demanda-t-il,curieux.— J'aime lire et apprendre, répondit-elle simplement. J'aurais aimé devenir

écrivain,maisbiensûrjen'enaipasledroitnonplus.L'hommequ'elle épouserait ne tolérerait certainement pas ce genre d'activité.

Sondevoirseraitdes'occuperdeluietdeleursenfants.—Un jour,peut-être.Celadépendrade l'hommequevousépouserez, si jamais

vousvousmariez.Avez-vousaussidessœurs,ouseulementdesfrères?— J'aiunesœur.Elleestplusjeunequemoiets'appelleBrigitte.Elleadix-sept

ans.Elleadoresortir,danserets'habiller.Elleahâtedesemarier.Ellemetrouveennuyeuse,ajoutaBeataavecunsouriremalicieux.Ilressentitsoudainl'enviedelaprendredanssesbras,endehorsdetouterègle

debienséance,etseréjouitànouveaud'avoirfaillilarenverser.Leurrencontreluiparaissait le fait de la Providence, et il avait l'impression que Beata pensait lamêmechose.—Mon frère dit que je suis extrêmement ennuyeux.Mais vous,Beata, je vous

trouvetoutsaufennuyeuse.J'aimediscuteravecvous.

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—Moiaussi,réponditlajeunefilleensourianttimidement.Ellesedemandaitsiellenedevaitpasrentrerà l'hôtel. Ilsétaientsur lebanc

depuislongtempsdéjà,troplongtempspeut-être.Ilsrestèrentassisencoreunlongmoment,admirantlelacensilence,puisAntoinesetournaverselle.—Souhaitez-vousquejevousraccompagneàvotrehôtel?Votrefamilles'inquiète

peut-être.—Mamèreaemmenémasœurenville.Jenecroispasqu'ellesrentrerontavant

l'heure du dîner, mais je devrais peut-être rentrer en effet, déclara Beata avecsérieuxbienquel'idéeluidéplût.Tous les deux se levèrent à contrecœur, et Antoine s'enquit de l'état de sa

cheville.Ilfutsoulagéd'entendrequ'ellenesouffraitpas,etluioffritsonbraspourretourner à l'hôtel. Beata l'accepta, et ils se mirent en route tranquillement,discutant de sujets variés. Ils constatèrent qu'ils détestaient se rendre à dessoirées,maisqu'ilsaimaientdanser.Antoinefutravid'apprendrequeBeataaimaitles chevaux et pratiquait la chasse à courre. Ils aimaient aussi les bateaux etpartageaientunepassioncommunepourlamer.Elleaffirmanepasêtresujetteaumaldemer,cequ'iltrouvadifficileàcroire;enrevanche,elleavouaavoirpeurdeschiens depuis qu'elle s'était fait mordre, petite fille. Ils aimaient tous les deuxl'Italie,mêmesiAntoineavouaitadorerl'Allemagne,cedontilnepouvaittropseflatter dans les circonstances actuelles. Plus ils faisaient connaissance, moins laguerre et le fait que leurs pays respectifs soient ennemis semblaient avoird'importance. A leur arrivée à l'hôtel, Antoine afficha une mine désappointée.L'idée de quitter Beata ne l'enchantait guère. Il aurait voulu prolonger leurentrevueets'attardaitdevantl'hôtel.—Souhaiteriez-vousprendreunthé?suggéra-t-il.LesyeuxdeBeatas'illuminèrent.—Avecplaisir,merci.Il la conduisit jusqu'à la terrasse. Autour des tables, des femmes élégantes

discutaiententreellesetdescouplesfortunésprenaientunecollationenparlantàvoix basse en français, en allemand, en italien ou en anglais. Antoine et Beataprirentunthé,jusqu'àcequ'illeursoitimpossiblederesterpluslongtemps.Alors,il laraccompagnadanslehalldel'hôtel.Endépitdesapetitetailleetdesonairfragile,ilsavaitmaintenantquec'étaitunejeunefillepleined'espritettoutàfaitcapablededéfendresesidées.Elleavaitdesopinionssurbeaucoupdechoses,etilenpartageaitlaplupart;quantàcellesqu'iln'approuvaitpas,ellesl'amusaient.Iln'y avait rien d'ennuyeux chez elle. Au contraire, il la trouvait incroyablementstimulante,etd'unebeautéàcouperlesouffle.Ilfallaitabsolumentqu'illarevoie.— Pensez-vousquevotremèrevousautoriseraitàdéjeunerenmacompagnie,

demain?demanda-t-il,pleind'espoiretbrûlantdeluitoucherlamain-maisplusencore,c'étaitsonvisagedélicieuxqu'ilauraitvoulucaresser.—Jen'ensuispascertaine,répondit-elleavecfranchise.Ilseraitdéjàdélicat,pensait-elle,d'expliquerlescirconstancesdeleurrencontre

etlefaitqu'ilsaientpasséautantdetempsensemble,sanssurveillance.Pourtant,rien de fâcheux ne s'était produit. Antoine était d'une éducation parfaite et

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manifestement issudebonne famille. Sesparentsnepourraient soulever aucuneobjection,sicen'estqu'ilétaitfrançais,cequi,ilfallaitbienlereconnaître,jouaitensadéfaveur,étantdonnélescirconstances.MaisilsétaientenSuisse,aprèstout!Toutétaitdifférentici.Etpuis,lefaitqueleurspayssoientennemisnesignifiaitenaucuncasqu'ilfutun

hommemauvais.Malgrétout,ellecraignaitquesamèrenevoiepasleschosesdecette façon ; c'étaitmême presque une certitude, dans lamesure où ses fils sebattaientcontrelesFrançaisetpouvaientêtretuéspareuxàtoutinstant.D'autrepart,sesparentsétaientdeferventspatriotes.Enfin,elleavaitconscienceque,siAntoine se présentait comme un soupirant potentiel, sa famille le rejetteraitimmédiatement,cariln'étaitpasjuif.Maiscesinquiétudesétaientprématurées.—Peut-être,danscecas,votremèreetvotresœurpourraient-ellessejoindreà

nouspourledéjeuner?demandaAntoine.Il n'avait aucunement l'intentiondebaisser lesbras.Laguerre lui semblaitun

bien mince obstacle pour qu'il laisse s'échapper une jeune femme aussimerveilleuseetenvoûtante.—Jeleleurdemanderai,réponditBeatad'untoncalme.Mais elle savait qu'elle ferait bien plus que cela, elle était prête à se battre

commeunetigressepourlerevoir.D'ailleurs,c'étaitprobablementcequ'elleallaitdevoirfaire,carauxyeuxdesamèreAntoineauraitdeuxdéfautsmajeurs,safoietsanationalité.— Devrais-je appeler votre mère et le lui proposer moi-même ? reprit-il, l'air

soucieux.—Non,jem'enchargerai.Tous les deux étaient désormais liés par un pacte secret, la poursuite de leur

amitié,ouquoiquecefûtd'autre.Mais il ne semblait pas à Beata qu'Antoine la courtisait. Son seul espoir était

qu'ilspuissentêtreamis-ellen'osaitimaginerdavantage.—Puis-jevousappelercesoir?demandaAntoineavecnervosité.Elleluidonnalenumérodelachambrequ'ellepartageaitavecBrigitte.—Nousdînonsàl'hôtel,cesoir.—Nousaussi!s'exclamaAntoine.Peut-êtrenousverrons-nousetpourrai-jealors

meprésenterenpersonneàvotremèreetvotresœur?Commentdirons-nousquenousnoussommesrencontrés?Soudain,ilparutinquiet.Leurrencontreavaitétéparfaitementfortuite,maispas

vraiment convenable. En outre, leur longue conversation s'était révéléeinhabituelle,c'étaitlemoinsqu'onpuissedire.— C'est simple ! répondit Beata en riant. Vous m'avez renversée, puis vous

m'avezaidéeàmerelever.—Jesuiscertainquevotremèreappréciera.Luidirez-vousquejevousaipoussée

danslaboueoubienquejevousaijetéedanslelacpouravoirleplaisirdevousaiderensuite?Beata éclata de rire commeune enfant. Antoine n'avait pas été aussi heureux

depuisdesannées.— Commec'est injustedevotrepart !Vouspourriezaumoinspréciserque je

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vous ai rattrapée par le bras pour vous empêcher de tomber, même si j'aieffectivement fait exprès de vous bousculer en passant ! Et vous pourriezégalementaffirmeràvotremèrequejemesuisprésentéàvousdanslesrègles!Ilneregrettaitplusdutoutcequis'étaitpassé.Cetincidentmineuravaitétéune

chance.—Oui,peut-être,réponditBeataenleregardantd'unairanxieux,embarrassée

parcequ'elleétaitsurlepointdeluidemander.Pensez-vousqueceseraitvraimentmaldeluidirequevousêtessuisse?Antoinehésita,puishochalatêteensignedecompréhension.Ilvoyaitbienquesa

nationalitéluiposaitunproblème,ouentoutcasenposeraitunàsamère.Enfait,Beata,elle,savaitquelevraiproblèmeétaitqu'ilsoitunaristocratefrançaisetnonun Juif. Mais jamais elle n'aurait pu le lui dire. Elle nourrissait l'illusion quepuisqu'ilsn'étaientquedesimplesamis,samèren'yattacheraitpasd'importance.Quelmalyavait-ilàselierd'amitiéavecunchrétien?Beaucoupdesamisdesesparentsl'étaient.C'étaitunargumentqu'ellecomptaitutilisersisamèrerefusaitqu'ilsdéjeunentensemble.— J'aiunquartdesangsuisse,aprèstout,réponditAntoine.Ilfaudraseulement

quejenedisepas«soixante-dix»aulieude«septante»,sinonjemetrahirais.MaisçanemedérangepasdemefairepasserpourunSuisse,sic'estplusfacilepourvous.Jeregrettesimplementquecegenredeconsidérationaitunesigrandeimportancedenosjours.Enréalité, sapropre familleauraitétéhorrifiéed'apprendrequ'il étaitdevenu

ami avec une Allemande et, pire encore, qu'il s'était épris d'elle. Les relationsfranco-allemandesétaientauplusmal,mais ilnevoyaitaucune raisonpourqueBeataetluiensubissentlesconséquences.—Nevousinquiétezpas,noustrouveronsunesolution,dit-ilavecdouceurtandis

qu'elle levait vers lui ses grands yeux bleus. Tout ira bien, Beata, je vous lepromets.Nousnousverronsdemain,d'unefaçonoud'uneautre.Ilnelaisseraitriensemettreentreeux.Lesyeuxrivéssurlui,Beatasesentaiten

sécurité. Bien qu'ils fussent de parfaits inconnus l'un pour l'autre, elle lui faisaitdéjà confiance. Elle savait que quelque chose d'extraordinaire et de magnifiques'étaitproduit.— Je vous appellerai ce soir, souffla Antoine aumoment où elle entrait dans

l'ascenseurenluisouriantalorsqueleliftierrefermaitlesportes.Ilcontinuadelaregarderjusqu'àcequ'elledisparaisse.Beataavaitconscience

quesavievenaitdebasculer.QuantàAntoine,ilquittal'hôtelungrandsourireauxlèvres.

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Chapitre2Beatan'était paspréparée à la réactionde samèrequandelle lui proposade

déjeuner avec Antoine. Elle lui expliqua qu'ils s'étaient rencontrés à l'hôtel àl'heure du thé, qu'ils avaient un peu discuté et qu'Antoine avait ensuite suggéréqu'ils déjeunent tous ensemble le lendemain. Elle n'eut pas le courage de luidemander de déjeuner seule avec Antoine : samère semblait déjà suffisammenthorrifiée.— Déjeuneravecunparfaitinconnu?Beata,aurais-tuperdularaison?Tune

connais pas cet homme. Qu'as-tu fait pour qu'il t'invite à déjeuner ? demandaMonika,soupçonneuse.Ellen'avaitlaisséBeataseulequequelquesheures,etcelaneluiressemblaitpas

d'engager la conversation avec un inconnu. Il s'agissait certainement d'unséducteurquirôdaitdansl'hôteletquichoisissaitsesproiesparmilesjeunesfillesde bonne famille. Mais elle n'était pas aussi innocente que sa fille et trouvaitrévoltantquecethommeaitoséfairedesavancesàBeata;etpisencore,quecelle-ci se soit laissé séduire. Cela prouvait qu'elle n'était encore qu'une enfant, trèsnaïve.QuantàcetAntoine,elles'imaginaitlepire.—Jenefaisaisrien,j'étaissimplemententraindeprendrelethésurlaterrasse,

répliquaBeata,bouleversée.Riennesepassaitcommeprévu,et la jeune fille sedemandaitcequ'elleallait

bienpouvoirdireàAntoine.—Nousavonsengagélaconversation,discutédetoutetderien.Ilétaittrèspoli.—Quelâgea-t-il?Etquefaisait-illà,aulieud'êtreàlaguerre?—Ilestsuisse,répliquaBeata.Voilàquiétaitdit.Ellen'avait jamaismentiàsamère,contrairementàBrigitte

quienavaitfaitunehabitude;c'étaitlapremièrefoispourelle.MaisrevoirAntoinevalaitlapeinedeprendredesrisquesetderompreavecseshabitudes.Enunseulaprès-midi,ilavaitnonseulementgagnésaconfiance,maisconquissoncœur.—Pourquoin'était-ilpasàsontravail?Quefait-ilàrôderprèsdel'hôtel?D'aprèscequ'elleensavait,leshommesrespectablestravaillaient.Ilsn'avaient

pas le tempsde traînerdans leshôtelsà l'heuredu thépouraborder les jeunesfilles.—Ilestdepassage,commenous.Ilestvenuvoirsafamille,carsongrand-père

vientdemourir.— Jesuisnavréedel'apprendre,rétorquabrutalementMonika.C'estpeut-être

un homme très bien,mais c'est un étranger. Il ne nous a pas été officiellement

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présenté, que ce soit par unepersonnedenotre entourage oudu sien.Nousnedéjeuneronspasaveclui.Puiselleajouta:—Comments'appelle-t-il?—AntoinedeVallerand.Leurs regards se croisèrent et Monika scruta longuement sa fille. Elle se

demandasielleavaitdéjàrencontrécethommeauparavant,maisBeatan'étaitpasperfide;elleétaitseulementjeune,inconscienteetnaïve.—C'estunnoble,déclaraMonikad'untonposémaispleindereproche.Entantquetel,iln'étaitpasunprétendantacceptablepoursesfilles.Ilyavaitdeslimitesànepasfranchir,etsanoblesseenétaitune.Beatadevina

ce que samère pensait sans queMonika dise quoi que ce soit. Ils étaient juifs,Antoinenel'étaitpas.—Est-cedoncuncrimed'êtrenoble?demandaBeatad'untonacerbe.Maissonregard,lui,étaittriste,cequiinquiétad'autantplusMonika.—As-tudéjàrencontrécethommeauparavant?Beatasecoualatête.C'estalorsqueBrigitteentraentrombe dans la pièce, les bras chargés de paquets. Elle avait adoré faire les

boutiques, même si elle préférait celles de Cologne. Mais l'avantage avec lesmagasins suisses, disait-elle, c'était qu'ils nemanquaient de rien. Cela faisait dubiend'oublierunpeulaguerre.—Commentest-il?demandaBrigitte,quiarboraitunnouveausacnoirensuédine

etunemagnifiquepairedegantsblancs.Ilestbeau?—Peuimporte,interrompitBeatad'untoncassant.Ilm'aparuêtreungentleman,

etilnousainvitéestouteslestroisàdéjeuner,cequim'asemblétrèsaimableetpolidesapart.— Et pourquoi crois-tu qu'il ait fait ça ? demanda sa mère d'un air

désapprobateur. Parce qu'il meurt d'envie de nous rencontrer, Brigitte et moi ?Biensûrquenon.Ilestévidentqu'ilveutpasserdutempsavectoi.Quelâgea-t-il?Saméfianceétaitàsoncomble.—Jel'ignore.L'âged'Ulm,àpeuprès.Beatasavaitbienqu'ilavaitenréalitécinqansdeplusquesonfrère.C'étaitle

troisièmemensongequ'ellefaisaitpourleprotéger,luietleuramitiénaissante.Mais laperspectived'êtreavec luivalaitbien tous lesmensonges,pensait-elle.

Elle voulait à tout prix le revoir,même si c'était avec samère et sa sœur. Quipouvaitsavoirs'ilssereverraientunjour?—Ilesttropâgépourtoi,rétorquabrutalementMonika,quisavaitpertinemment

quelaraisondesesobjectionsétaitautremaisnevoulaitpasledireàBeata.Lajeunefillesavaittrèsbienpourquoisamèrenesouhaitaitpasdonnersuiteà

cette invitation : bien plus que d'être un inconnu, Antoine n'était pas juif. Ellerefusaitquesesfillesrencontrentdebeauxjeunesgensdeconfessioncatholique.Jacob ne le lui pardonnerait pas, et elle lui donnait entièrement raison. Il étaitparfaitementinutiledepermettreàcetterelationd'allerplusloin.Monikacomptaitbiennerienfairequipuisseencouragerunnoblesuisseetchrétienàcourtiserunedesesfilles,cetteseuleidéeétaitabsurde.Certes,Jacobetelleavaientquelques

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amischrétiens,maisjamaisellen'auraiteul'idéedeprésenterleursfilsàsesfilles!Quel intérêtde lesexposerà la tentation,de leur fairemiroiterquelquechosequ'ellesn'auraient jamais ?D'ailleurs,malgré la beautédeBrigitte et deBeata,aucunde leursamischrétiensn'avait jamaisproposéde leurprésenter leurs fils.Danscedomaine,commedanstouslesautres,lesadultesétaientplusraisonnablesquelesjeunes.Monikarestadoncfermeetintransigeante-Jacobl'auraitfustigée,àjustetitre,s'ilenavaitétéautrement.— Jenevoispascequevouscraignezqu'ilarriveàcedéjeuner.Cen'estpasun

assassin,toutdemême!objectaBeatad'unevoixplaintive.— Qu'ensais-tu? répliquaMonikad'un tonsévère, loinde trouver lasituation

amusante.ToutcelaneressemblaitpasàBeata,mêmes'illuiarrivaitdesebattrepourses

convictionset sesdésirs.Soncomportementprésentn'étaitquede l'entêtement,d'autantplusqu'elleneconnaissaitmêmepascethomme.Monikacomptaitmettreuntermeàcettehistoireavantmêmequ'ellenecommence.EllesavaittrèsbiencequeJacobattendaitd'elleentantquemère.Toutefois,lasituationvenaitdemettreen lumièrequ'il fallait trouverunmariàBeata.Side jeunesnoblessemettaientsoudainà lui tournerautourcommedesvautours, cela signifiaitqu'il était tempspourelledeseranger,avantquequelquechosedefâcheuxneseproduise.Même si Beata était obéissante et bien élevée, ce qui faisait honneur à ses

parents,sesidéesétaientbientroplibéralesaugoûtdesamère,quidécidad'enparleràsonmaridèsleurretourenAllemagne.EllesavaitqueJacobavaitdéjàentête plusieurs partis respectables et fortunés, dont l'un possédait une banquerivale. Ilétaitassezâgépourêtre lepèredeBeata,maisMonikaétaitd'accordavecJacob-commeentouteschoses-pourdirequ'unhommeplusmûr,enâgeeten pensée, conviendrait parfaitement à leur fille; c'était une jeune fille sérieusequ'un homme de son âge ne saurait satisfaire. Cependant, quels que soient lesatoutsduprétendant,celui-cidevaitpar-dessustoutpartagerleurfoi.Touteautrepossibilitéétaitexclue.Al'évidence,lejeunenoblequilesavaitinvitéesàdéjeunerfaisaitpartiedelacatégorieinterdite.Il était évident qu'avec un nom comme le sien, il était chrétien, et plus

probablement encore catholique.Mais aumoins était-il suisse, et non français -depuis le début de la guerre, Monika vouait une haine féroce aux Français quiessayaientdetuersesfils,là-basdanslestranchées.Beata cessa d'argumenter et ne dit plus un mot, tandis que Brigitte et elle

s'habillaientpourledîner.— Alors, que s'est-il vraiment passé avec cet homme ? s'enquit Brigitte, l'air

espiègle.Elleportait lesdessousensatincouleurpêchegarnisdedentellecrèmequesa

mèreluiavaitachetésdansl'après-midi.Monikaavaittrouvélatenueunpeuosée,maisn'avaitpasvudemalàcéder,puisquepersonnenelaverrait,àpartsasoeuretelle-même.—T'a-t-ilembrassée?—Tuesfolleouquoi?Pourquimeprends-tu?rétorquaBeata,àlafoisénervée

ettroublée.Etpuis,c'estungentleman.Pourtouttedire,ilm'aretenueparlebras

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pourm'empêcherdetomber,quandilm'abousculée.— C'est donc comme ça que vous vous êtes rencontrés ? demanda Brigitte,

émerveillée à cette idée. C'est d'un romantisme ! Pourquoi ne l'as-tu pas dit àmaman?Elleluiauraitétéreconnaissantedet'avoirempêchéedeteblesser.—Non,jenecroispas,réponditBeata,quisavaitmieuxjugerlesréactionsdesa

mèrequeBrigitte.Cettedernièrefaisaitencoredesscènesetdescrisesdecolèrepuériles,cequi

n'étaitpaslegenredeBeata,loins'enfallut.—Celam'asembléplusrespectablededirequenousnousétionsrencontrésen

prenantlethé.— Tu as peut-être raison. T'es-tu salie en tombant ? Ça peut-être très

embarrassant,fitBrigitteenmêmetempsqu'ellepassaitunerobeenlinblancheetbrossaitseslonguesbouclesdorées.Beataregardaitsasoeuravecenvie:Brigitteétaitsibellequ'oneûtditunange.

Acôtéd'elle,Beata,quidétestaitsescheveuxnoirs,sesentaitcommelevilainpetitcanard. Elle n'était pas jalouse de Brigitte : elle aurait simplement voulu luiressemblerunpeu.Sasilhouette,parexemple,étaitbienplusvoluptueusequelasienne; comparée à sa jeune sœur, elle ressemblait à une petite fille. Brigittesemblait également plusmûre avec les hommes ; elle engageait la conversationaveceuxbeaucoupplusfacilementqu'elleetadoraitlestaquineretlestourmenter.Beata, pour sa part, se sentait plus à l'aise en compagnie des femmes,contrairement à sa sœur qui flirtait sans vergogne et prenait unmalin plaisir àtorturerleshommes.— Jenemesuispassalie,expliquaBeata.Jet'aiditqu'ilm'avaitempêchéede

tomber.—C'étaitaimabledesapart.Qu'a-t-ilfaitd'autre?—Rien.Nousavonsjustediscuté,réponditBeatatandisqu'elleenfilaitunerobe

ensoierougequimettaitenvaleursescheveuxetsonteint.Elle était d'humeur maussade. Quand Antoine l'appellerait, elle devrait lui

annoncerqu'ilsnepourraientpassevoirlelendemain.Elleavaitlacertitudequ'iln'yavaitplusaucunmoyendeconvaincresamèrededéjeunertouslesquatre,etencoremoinsjustetouslesdeux.—Dequoiavez-vousparlé?— De philosophie, de la Bible, de ses terres, de l'université. Rien de bien

important.Ilesttrèsgentil.—Beata,jerêve!fitBrigitteavectoutel'exaltationdesesdix-septans.Serais-tu

amoureuse?—Pasdutout.Jeneleconnaismêmepas.C'étaitjusteagréabledediscuteravec

lui.—Tunedevraispasabordercegenredesujetsavecleshommes.Ilsn'aimentpas

ça et ils vont te trouver bizarre, prévint Brigitte avec gentillesse, ce qui ne fitqu'accablerdavantageBeata.— Je supposeque je suisbizarre,oui. Jenem'intéressepasaux...Les sujets«

légers » ne m'intéressent pas. Je préfère les questions sérieuses, comme lesanciensGrecs.

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Ellecherchaitlesmotsjustespournepasoffensersasœur.—Parfois,j'aimeraisquetuparlesd'autrechose.Commedessoirées,delamode,

desbijoux!C'estcequeleshommesveulententendre,sinonilspensentquetuesplusintelligentequ'euxetçalesfaitfuir.Brigitteétaittrèsaviséepoursonâge;l'instinctlaguidait,plusquel'expérience.—C'estprobablementcequisepasseraavecmoi.MaisBeatanes'ensouciaitpasvraiment.Laplupartdesjeuneshommesqu'elle

rencontraitlorsdessoiréesluisemblaientsansintérêt.Elleavaitbeau,parexemple,adorersonfrèreHorst,elleauraitpréférémourir

plutôtqued'épouserunhommecommelui.ElleauraitputolérerunhommecommeUlm,maislaperspectived'épouserquelqu'undesonmilieunel'enchantaitguère.Tous semblaient blasés et ennuyeux, et la plupart immatures et superficiels.

Antoineétaitdifférent.Ilétaitplussérieuxquelamajoritédeshommesqu'elleavaitrencontrés, rassurant et sincère. Elle n'avait jamais éprouvé pour personne cequ'elleavaitressentipourlui,enl'espacedequelquesheures,mêmesiellesavaitquecelanelesmèneraitnullepart.Ellen'avaitaucuneidéedecequeluiressentaitpourelle -enmatièred'hommes,ellen'avaitni l'intuitionni lesavoir-fairedesasœur.SiBrigittelesavaitvusensemble,elleluiauraitaussitôtditqu'Antoineétaitfou amoureux d'elle. L'affaire semblait bien engagée aux yeux de la jeune fille,l'invitationàdéjeunerétantlapreuvedel'intérêtdujeunehomme.Cependant,ellen'en dit rien à Beata qui, visiblement, n'était pas d'humeur à poursuivre ladiscussion.Beata garda le silence en descendant dans l'ascenseur pour dîner. Comme il

faisaitdoux,samèredemandaunetableenterrasse.Monikaportaituneéléganterobeensoiebleumarine,avecuncollierdesaphir,desbouclesd'oreillesensaphiretdiamantetdeschaussuresetunsacbleumarineassortis.Cefurenttroistrèsbellesfemmesquelegarçoninstalla.Elleschoisirentlemenu,puisBeatagardalesilence,tandisquesamèreetsasœurparlaientdeleuraprès-mididecourses.Samèreluiracontaqu'elleavaitvuplusieursrobesquiluiiraienttrèsbien,maiscelanesemblapasl'intéresser.— Quel dommage que tu ne puisses te vêtir de livres ! la taquina Brigitte. Tu

prendraisplusdeplaisiràfairelesboutiques!— Jepréfèreconfectionnermesvêtementsmoi-même,réponditBeatad'unton

posétandisquesasœurlevaitlesyeuxauciel.—Pourquoit'embêter,alorsquetupeuxlesacheter?—Parceque,decettefaçon,j'aiexactementcequejeveux.Lajolierobeensoierougequ'elleportaitétait justementunedesescréations;

elleluiallaitd'ailleursàmerveilleetdessinaitsoncorpsminceenlignessimplesetnettes.Beata avait toujours aimé coudre, et elle était très douée. Sa gouvernante lui

avaitappris,bienqueMonikaluieûttoujoursrépétéqueriennel'obligeaitàfairesesrobeselle-même.MaisBeataadoraitcela.La jeune filleavaitmêmeréalisédes robes de soirée qu'elle avait copiées d'après des revues ou des dessins decollections parisiennes qu'on ne trouvait plus nulle part, désormais. Elle aimaitsurtoutlessimplifier,pourlesadapteràsesgoûts.Unefois,pourl'anniversairede

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samère,elleavaitcrééunesomptueuserobedesoiréeensatinvert,dontlechicavaitstupéfiéMonika.BeataenauraitvolontiersfaitautantpourBrigitte,sicettedernière n'avait pas détesté les vêtements faits maison. A la place, Beata luiconfectionnaitdesdessousdetouteslescouleurs,ensatinetdentelle,dontBrigitteraffolait.LestroisfemmesvenaientdeterminerleurpotagequandBeatavitsamèrelever

lesyeuxverselleetregarderpar-dessussonépaule,l'airdéconcerté.N'ayantpaslamoindreidéedecequisepassait,BeataseretournaettrouvaAntoinedeboutderrièreelle,leuradressantàtouteslestroisunsourirechaleureux.—MadameWittgenstein ? fit-il poliment en ignorant ses deux filles, y compris

celle qui l'avait subjugué l'après-midi même. Je vous prie dem'excuser de vousdéranger, mais je souhaitais me présenter et me faire pardonner d'avoir invitévotrefilleàprendrelethécetaprès-midisanslaprésenced'unchaperon.Elleavaittrébuchéensepromenantprèsdulac,etj'aicruquesachevillelafaisaitsouffrir.J'aipenséqu'unthéluiferaitdubien.Veuillezmepardonner.— Mais non, je... Pas du tout... Bien sûr... Comme c'est aimable à vous...

bredouillaMonikatoutenjetantunrapidecoupd'œilàBeata.Antoines'inclinaetluibaisalamain.Parfaitementbienélevé,ilsegardadefaire

de même avec Beata, puisque cette marque de politesse était une courtoisieréservéeauxfemmesmariées.Conformémentauxusages,Beatan'avaitreçuqu'unsignedetête.EnAllemagne,lesjeuneshommescommesesfrèresfaisaientsuivreleursalutd'unclaquementdetalons;maisAntoines'enétaitabstenu,carcen'étaitpaslarègleenFrancenienSuisse.—Jenesavaispasqu'elles'étaitblessée,fitremarquerMonikad'unairconfus.AntoinesetournaalorsversBeataeteutpresquelesoufflecoupéenlavoyant

dans sa robe rouge. Un peu plus tôt, son visage s'était éclairé quand il l'avaitaperçueàl'autreboutdelasalle,etils'étaitexcuséauprèsdesamère.Faireserencontrerleursdeuxmèresauraitétépérilleux,étantdonnéqu'ildevait

se faire passer pour un Suisse. Antoine était heureux de pouvoir faire laconnaissancedeMonikaainsiquedel'éblouissanteBrigitte,quilefixait,incrédule.Antoinelaregardaàpeine,latraitantcommel'enfantqu'elleétaitetnoncomme

la femme qu'elle aspirait à être, ce qui lui valut l'approbation de Monika. Loind'être le séducteur qu'elle avait craint, le jeune homme avait d'excellentesmanièreset,àl'évidence,beaucoupdesavoir-vivre.—Commentvavotrecheville,mademoiselle?s'enquitAntoine.—Bien,jevousremercie,monsieur.Vousvousêtesmontrébienaimable,fit-elle

enrougissant.—Pasdutout.C'étaitlamoindredeschoses.AntoinereportaensuitesonattentionsurMonikapourlesinviteràdéjeuner.Celle-cifuttroublée.Ilétaitsipoli,siprévenant,sifrancet

sichaleureuxqu'ellen'eutpaslecœurdelerepousseretacceptasonoffremalgréelle.Ilsconvinrentdeseretrouversurlaterrasse,lelendemainàuneheure.Dèsque tout futarrangé,Antoine fit ànouveauunsalut,baisa lamaindeMonikaetpartitrejoindresafamillesansadresserderegardparticulieràBeata.Sonattitudeavaitétéirréprochable.Quandellesfurentseules,Monikaregardasafilled'unair

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àlafoissurprisetgêné.— Je comprends pourquoi tu l'apprécies. C'est un jeune homme tout à fait

charmant.IlmerappelleUlm,ajouta-t-elle,cequivenantdesapartétaitungrandcompliment.—Amoiaussi,réponditBeata.Maisbeaucoupplusbeau,sedit-elleencoupantsaviandeetenpriantpourque

personnen'entendesoncœur,quicognaitdanssapoitrine.Ilavaitréussi,elleallaitle revoir,même si leur relation, quelle qu'en fût la nature exacte, était vouée àl'échec.Ceseraitunsouvenirheureuxqu'ellepourraitemporteravecelleàCologne,celui

du beau jeune homme de Genève. Beata était convaincue que tous les hommesqu'elle rencontrerait par la suite ne pourraient souffrir la comparaison et, déjàrésignée,s'imaginaitfinirsesjoursvieillefille.NonseulementAntoinen'étaitpasjuif,etc'était làsonplusgranddéfaut,mais iln'étaitpassuissenonplus.C'étaitsansespoir.—Pourquoinem'as-tupasditquetut'étaisblesséeàlacheville,cetaprès-midi?

demandaMonikad'unairinquiet,unefoisAntoineparti.— Ce n'était rien du tout. Il m'a heurtée, aumoment où je remontais vers la

terrasse,aprèsmapromenadeauborddulac.Jem'étaisunpeutordulacheville,jecroisqu'ilaeupitiédemoi.— Encecas,c'étaitaimabledesapartdet'inviteràprendre lethé,etnousà

déjeuner.Beatavoyaitbienquesamèreétaitelleaussitombéesouslecharmed'Antoine.

Commentenaurait-ilétéautrement?Ilétaitsibeauetsigentil!Enoutre,elleseréjouissait secrètementqu'il ait ignorésasœur.Leshommes tombaient tousauxpieds de Brigitte, sauf Antoine, qui n'avait pas semblé impressionné, ébloui qu'ilétait par Beata - bien qu'il n'en ait rien laissé paraître. Il s'était comporté demanièreparfaitementnormaleetamicale,rappelantunpeuUlm,etc'estpourquoiMonikaavaitacceptésoninvitationàdéjeuner.Beatan'abordapluslesujetjusqu'àla findudîner etne regardamêmepasen sadirection lorsqu'ellesquittèrent laterrasse.Antoine,desoncôté,netentapasdeleurparlerànouveau.Cen'étaitpasdutoutcequeMonikaavaitcraintoususpecté,etJacoblui-même

n'aurait rien pu trouver à redire. Cette rencontre était visiblement sansconséquences.SeuleBrigitten'étaitpasdupe.Aprèsavoirsouhaitébonnenuitàleurmère,les

deuxjeunesfillesseretrouvèrentenfinseulesdansleurchambre.— Beata ! Il est très séduisant ! murmura-t-elle à sa sœur, les yeux remplis

d'admiration.Etilestfoudetoi!Vousavezbienpossédémaman,touslesdeux.La jeune fille trouvait tout cela formidable et imaginait déjà des rendez-vous

clandestinsauclairdelune.—Nesoispasridicule!répliquaBeatatoutenretirantsaroberougequ'ellejeta

surunechaise.En pensant à Antoine, Beata regrettait de ne pas avoir porté une tenue plus

élégantequecetterobeordinaire-commeelle-même,sedit-elle.—Iln'estpasfoudemoi.D'ailleurs,ilnemeconnaîtmêmepas.Etnousn'avons

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paspossédémaman.Ilnousainvitéesàdéjeuner,etelleaaccepté.Cen'estqu'undéjeuner,pourl'amourduciel!C'estjusteunami.— C'est toi qui es ridicule ! Un homme comme lui n'invite pas une femme à

déjeuner,àmoinsd'êtrefoud'elle!Ilt'aàpeineregardée,quandilestvenunoustrouveràtable,etça,çaveuttoutdire.—Quediableentends-tuparlà?demandaBeata,amusée.— Oh, Beata ! fit Brigitte en semoquant. Tu ne connais absolument rien aux

hommes!Quandilsfontcommesitunelesintéressaispas,celasignifieenréalitéqu'ilssontéperdumentamoureux.—Parcontre,quandilsenfontdestonnesetteregardentd'unairtransi,àcoup

sûrc'estqu'ilsmentent.Beata ne put s'empêcher de rire en entendant les propos de sa sœur. Mais

Brigitteétaitbienplusexercéeauxmanièresdumondeetplusavertieenmatièred'hommesqu'ellenel'était.Etsoninstinctnelatrompaitpas.—C'estridicule,conclut-elleenrianttoutenétantsecrètementravie.Donc,sije

tesuisbien,tousleshommesquim'ignorent,commecefutlecasaurestaurantcesoir,sontenfaitamoureuxdemoi?C'estfantastique!Sanscompterqu'ilvafalloirquejememéfiedeceuxquisemblentéprisdemoi,puisqu'ilsmentent!MonDieu,commec'estcompliqué!—Oui,çal'est,reconnutBrigitte,maisc'estainsiquecelafonctionne.Ceuxquien

fonttrops'amusent;cesont.lesautres,commeAntoine,quisontsincères.—Sincèresàproposdequoi?s'enquitBeataenobservantsasœursiséduisante,

gracieusementallongéesurlelitdanssesdessousensatin.—Aproposdeleurssentiments.Jesuissûrequ'Antoineesttombéamoureuxde

toi.— Eh bien, cela ne lui portera pas chance, étant donné que nous rentrons à

Colognedanstroissemaines,ditBeata,prosaïque,toutenenfilantsachemisedenuitencoton.Elle se faisait l'effet d'être encore une enfant par rapport à sa sœur. Elle se

confectionnait toujours lesmêmes chemises de nuit en coton blanc, identiques àcellesqu'elleportaitquandelleétaitpetite.Ellesétaientconfortables,etelle lesadorait.— Ilpeut sepasserbeaucoupdechosesen trois semaines,ditBrigitted'unair

entendu,tandisqueBeatasecouaitlatête,levisageredevenusérieux.Non,Brigitte.Iln'estpasjuif.Nousnepourronsjamaisêtrequedesamis.Ellespensèrenttouteslesdeuxàleurpère,etBrigitteretombasurterre.—Tuasraison,dit-elletristement.Maistupeuxaumoinsflirteraveclui.Tuas

besoindepratique.—J'imaginequeoui,réponditBeata,l'airpensif,enentrantdanslasalledebains

pourselaverlevisageetlesdents.Ce soir-là, elles ne parlèrent plus d'Antoine,mais, allongée dans son lit, Beata

pensaàluidurantdesheures,déplorantlamalchancequifaisaitqueleseulhommequi l'ait jamaisenvoûtéene fûtpas juif, etquepourajouterà sonmalheur, il fûtfrançais.Riennepourraitjamaisseproduireentreeux,maisaumoinsprofiterait-elle de sa compagnie pendant les trois semaines à venir. Quand elle s'endormit

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enfin,ilétaitpresquequatreheuresdumatin.

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Chapitre3Le lendemain, ledéjeuneravecAntoine futabsolumentparfaitetconformeaux

attentes deBeata. Il semontra poli, charmant et bien élevé. Il fit preuve d'unegrandecourtoisieenversMonikaet traitaBrigitte commeunepetite fille, en lesfaisantrirequandillataquinait.Ilétaitspirituel,gentiletdrôle,etc'étaitunplaisird'être avec lui — sans oublier qu'il était très séduisant. Il leur raconta desanecdotesamusantessursafamilleetdécrivit lagestiondelapropriétéfamilialecommeuncauchemar-bienquesonattachementàellefûtévident—sansjamaiscommettrel'erreurdelasituerenFranceetnonenSuisse.Ilnefitaucuneavanceà Beata. Il semblait franc et ouvert, si bien que Monika n'eut plus aucuneinquiétude à son sujet. Quand ils se retrouvèrent enfin seuls, Antoine et Beataressentirentunimmensesoulagement.Ilssepromenèrentlonguementauborddulac,avantdes'arrêtersuruneétroitebandedesable,oùilss'assirent.Lespiedsdans l'eau, ils discutèrent d'une foule de choses. Là encore, ils partageaient lesmêmesgoûtsetlesmêmesavissurbiendessujets.—Mercipourvotreinvitationàdéjeuner.Vousvousêtesmontrésigentilavecma

mèreetBrigitte.— Je vous en prie ! Ce sont elles qui ont été gentilles avecmoi.Mais je suis

certainquevotresœurvabriserbiendescœurs.J'espèrequevosparentsvontlamariertrèsvite.—Oui,c'estcequ'ilscomptentfaire,réponditBeataensouriant.ElleavaitparticulièrementappréciésoncomportementavecBrigitte.Ilavaitgardésesdistancesetl'avaittraitéecommel'enfantqu'elleétait,sanslui

porter lemoindre intérêtd'ordresentimental.Beatas'envoulaitdepenserainsi,maiselleétaitravie;sasœurétaitsouventunpoidspourelle.—Elleestamoureused'unamideHorst,etmonpèrevabientôts'entreteniravec

lepèredecegarçon.Jesuissûreque,d'iciàlafindel'année,elleserafiancée.— Etvous?s'enquitAntoine,manifestement inquiet,maissansqueBeatas'en

aperçoive.Ont-ilstrouvéquelqu'unpourvous?— J'espèrequenon.Jenepensepasmemarierunjour,fit-elled'untonposéet

convaincu.—Pourquelleraison?—Parcequejenepourraijamaisvouloirdequelqu'unqu'onaurachoisipourmoi.

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Cetteseulepenséemerendmalade.Jeneveuxpasd'unmariquejen'aimeraispasouquejeneconnaîtraispas.Jepréfèreresterseule,toutelavies'illefaut.Sontonétaitvéhément,etAntoinesesentitàlafoissoulagéetpeinépourelle.—Toutelavie,c'estlong,Beata.Vousvoudrezdesenfants,etpuisvoustomberez

sûrementamoureuseunjour.Vousn'avezquevingtans,etl'avenirdevantvous.Il avait dit ces paroles sur un ton triste. Leurs yeux se rencontrèrent, et ils

restèrentainsiunlongmoment,avantqueBeataneréponde.—Vousaussi.—Jedoisallermebattre.Quisaitlesquelsd'entrenoussurvivront?Leshommes

tombentcommedesmouchessurleschampsdebataille.IlpensasoudainauxfrèresdeBeataetsereprit.— Mais je suis sûr que nous nous en sortirons. C'est juste qu'il est difficile

d'envisagerl'avenir.J'aitoujourspensé,moiaussi,quejeresteraiscélibataire.Jen'aijamaisétéamoureux.Jusqu'àcequejevousrencontre,conclut-ilenlafixantaufonddesyeux.Sesparoleslasurprirentautantquelui-même,etunlongsilences'ensuivit.Beata

nesavaitquerépondre,sicen'estqu'ellel'aimait,elleaussi.C'étaitpurefoliedesapartd'avoirditunechosepareille,etdeleurpartàtouslesdeuxd'éprouverdetelssentiments.Maisilsn'ypouvaientrien.C'étaitainsietilslesavaienttouslesdeux.—Jesuisjuive,lâcha-t-ellebrusquementtandisquesesyeuxseremplissaientde

larmes.Jenepourraijamaisvousépouser.Illuipritlamain.— Beata,nousneserionspaslespremiers.Biendesgenssemarientendehors

deleurreligion.Toute la journée, il s'était imaginé l'épouser.C'était un rêve fou, pour tous les

deux,maisilnepouvaitniersessentiments.Illuiavaitfallutrente-deuxanspourlatrouveretilrefusaitdelaperdre.Certes,ilyauraitdesobstaclessurleurrouteetceseraitloind'êtrefacilepoureux.Safamilleseraitscandalisée,ilétaitlecomtedeVallerand.Iln'avaitencorerienditdesontitreàBeata,maisilétaitpersuadéquecelanechangeraitrienàsesyeux,carcequi lesattirait l'unvers l'autresesituaitbienau-delàdelareligion,destitres,dustatutsocialoudelanaissance.Ill'aimaitpourcequ'elleétait,cequ'ellepensait,poursafaçondevoirlemonde,etilsavaitqu'ilenétaitdemêmepourelle.Ils s'aimaient pour lesmeilleures raisons qui soient,mais leurs religions, leurs

nationalitésetleursfamillesallaientseliguerpourlesséparer.Letoutétaitdenepasleslaissergagner,etc'étaitcequ'ilsallaienttenterdefaire.— Mafamillen'yconsentirajamais.Monpèremetuera,oujeseraidéshéritée,

réponditBeata,quisavaitque,danssafamille,untelmariageétaitimpensable.— Peut-êtrepas,sinousleurexpliquons.Mafamilleaussiserabouleversée,etil

lui faudra du temps pour s'habituer. De toute façon, il y a d'abord la guerre àterminer.Etsi jamaisnousdécidonsdenousmarier,nousauronsencoreun longcheminà faire.Cen'estque ledébut,mais jeveuxquevoussachiezque jevousaime.Jenel'avaisjamaisditàpersonne.Les larmes aux yeux,Beata hocha la tête en le regardant. Ils étaient toujours

assissurlesable,maindanslamain.

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—Jevousaimeaussi,souffla-t-elledansunmurmure.Antoinesetournaversellepourluisourireet,sansdireunmot,sepenchapour

l'embrasser.Puisillatintdanssesbrasunlongmoment,sansfairequoiquecesoitquifutrépréhensible,toutsimplementheureuxd'êtrelà,avecelle.— Jevoulaisquetulesaches,sijamaisilm'arrivequelquechose.Jeveuxquetu

sachesquecethommedevanttoit'aime,etqu'ilt'aimerajusqu'àsamort.C'étaituneimportantedéclarationpourquelqu'unquinelaconnaissaitquedepuis

deuxjours,maisilétaitsincèreetBeatalesavait.— J'espère alors que tu ne comptes pas mourir tout de suite, dit-elle

sérieusement.—Non,cen'estpasdansmesprojets,affïrma-t-il.Ils restèrent une heure sur le sable, puis Antoine embrassa à nouveau Beata,

avantqu'ilsrepartent. Ilnevoulaitrien fairequipût lamettreendifficultéou laheurter—aucontraire,sonseuldésirétaitdel'aimeretdelaprotéger—,maislesimplefaitdes'aimerlesplaçaitdansunepositiondélicate.Lecheminneseraitpasaisé,mais ils savaient tous les deux que telle était leur destinée. C'était ce quechacunsedisaitenremontantversl'hôtel,maindanslamain.Ilsconvinrentd'unplanpourserevoirplustarddanslasoirée.Beataluiapprit

queBrigitteavaitunsommeildeplombetqu'ellenel'entendraitpassortirquandelleiraitleretrouverdanslesjardins,àminuit.L'entrepriseétaitrisquéesijamaissa mère venait à l'apprendre, et Beata le prévint qu'elle ne viendrait pas tantqu'ellesneseraientpascouchées.Il lasuppliad'êtreprudente,mêmesicequ'ilsfaisaient ne l'était pas. Par chance, elle réussit à sortir cette nuit-là, ainsi quetoutes celles qui suivirent. Pendant trois semaines, ils firent de longuespromenades,prirentlethéetseretrouvèrentchaquesoir,nefaisantriend'autrequediscuterets'embrasser,sibienque,lorsqueAntoinequittaGenève,précédantBeatadepeu,ilsétaientéperdumentéprisl'undel'autreets'étaientdéjàjurédepasser lerestede leurvieensemble.Quandlaguerreserait terminée, ils iraientparleràleursfamilles.Enattendant,illuiécrirait.IlavaituncousinàGenèveàquiil enverrait ses lettres, et celui-ci les réexpédierait à Beata à Cologne. Il avaitpensé à tout, car il était impossible de recevoir du courrier de France enAllemagne.Leur dernière nuit ensemble fut un calvaire. Antoine tint Beata dans ses bras

pendant des heures. Le jour se levait quand elle regagna sa chambre, le visagebaignédelarmesmaiscertainequ'avecl'aidedelaProvidenceilsseretrouveraientunjour.Ilétaitprévuqu'AntoineaitunepermissionàNoël,maisiliraitchezlui,enDordogne. Tant que la guerre ferait rage, il ne pourrait pas venir la voir enAllemagne.Quant à elle, sa famille neprojetait pasde revenir enSuisse. Il leurfaudrait donc être patients, mais tous deux savaient qu'ils le seraient. Ce qu'ilsvivaientn'arrivaitqu'unefoisdanslavieetvalaitlapeined'attendre;aucund'euxnedoutaitdessentimentsdel'autre.—N'oubliejamaisquejet'aime,murmuraAntoineàBeataquandellequittales

jardins.Jepenseraiàtoiàchaquemomentquimeverraséparédetoi.— Jet'aimeaussi,murmuraBeataentredeuxsanglotsavantderetournerdans

sachambre.

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Deuxheuresplustard,alorsqu'elleétaitencoreéveillée,ellevitquelqu'unglisserune lettre sous sa porte. Elle se leva et entrouvrit délicatement la porte, maisAntoines'étaitdéjàéclipsé.Lamissiveluiredisaitcequ'ellesavaitdéjà:combienill'aimaitetqu'unjourelleseraitsafemme.Ellelarepliasoigneusementetlarangeadans letiroiroùellegardaitsesgants.Leplusprudentauraitétéde ladétruire,mais elle n'en avait pas le courage ; en outre, commeBrigittene lui empruntaitjamais de gants car elle était bien plus grande qu'elle, Beata savait le billet ensûreté.Elle ignorait ce qui allait se passer, la seule chose dont elle était sûre, c'était

qu'elleaimaitAntoine,ettoutcequ'ellepouvaitfaire,c'étaitprierpourqu'ilresteenvie.Désormais,soncœurluiappartenait.Beata était miraculeusement parvenue à cacher toute l'histoire à Brigitte, lui

assurantqu'elleetAntoinen'étaientquedesamis.EtBrigitte,refusantd'abordd'ycroire,avaitfini,toutenétantdéçue,parl'accepter.Beatanelaissarienparaîtrede l'amour et de la passion qu'elle éprouvait pour Antoine et ne fit aucuneconfidenceàsasœur.Ilyavaitbeaucouptropenjeu.Leuravenirétaitentreleursmains,ilsnepouvaients'enremettreàpersonned'autrequ'àeux-mêmes.Monika,pour sapart, était contentequ'elle se soit faitunamiet espérait revoirAntoinequand ils séjourneraient à nouveau en Suisse— avec la guerre, Jacob voudraitsûrementrevenir,pouravoirunpeudetranquillité.LeretouràCologne,enseptembre,futéprouvant.Laguerrefaisaitrage,etles

nouvelles de la mort d'époux, de fils et de frères d'amis étaient déprimantes.Beaucoupdéjàs'étaientfaittuer,etMonikas'inquiétaitconstammentpoursesfils,toutcommeJacobd'ailleurs,mêmesicelui-cis'inquiétaitégalementpoursesfilles.Enoctobre,iltintlapromessefaiteàsafemmeenrencontrantlepèredel'amideHorst, ce jeune Berlinois que Brigitte trouvait si merveilleux. En apprenant lanouvelle,lajeunefillefutauxanges.Lejeunehommeétaitd'accord,etsesparentstrouvaientl'idéed'unmariageentrelesdeuxfamillesexcellente.JacobdonnaunedotimportanteàBrigitteetpromitd'acheterauxjeunesmariésunebellemaisonàBerlin.Commel'avaitpréditBeata,Brigittesetrouvafiancéeàlafindel'année,pourses

dix-huitans.Entempsdepaix,leursparentsauraientorganiséungrandbalpourcélébrerles

fiançailles, mais avec la guerre c'était impossible. A la place, Jacob et Monikadonnèrent un grand dîner, où furent conviés les deux familles et plusieurs amis.Etaient également présents quelques généraux, des jeunes gens en permissionvêtusdeleuruniforme,etUlmqui,àl'inversedeHorst,avaitpuselibérer.C'étaitunévénementimportant.L'uniondedeuxgrandesfamilles,etdedeuxtrèsbeauxjeunesgens.Brigittenepensaitqu'àsonmariageetàsarobe.Ladateétaitfixéepourjuin,ce

quiluisemblaitaffreusementloin.Beataétaitheureusepoursasœur.Brigitte,quirêvaitdepuistoutepetitededonnerdesréceptions,d'avoirunmari,desenfants,dejoliesrobesetdesbijoux,allaitvoirsonrêvedevenirréalité.Enoutre,combledu

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bonheur, son fiancé était en poste à Berlin, loin de tout danger. Son père étaitparvenu à le faire nommer aide de camp auprès d'un général et avait obtenul'assurance que son fils ne serait pas envoyé au front. Brigitte n'avait rien àcraindre.Sonmariageetsonavenirnonplus.Beatavivaitlachosedemanièrepaisible,raviedevoirsasœuraussiheureuse.

Elleavaitpromisderéaliser tous lessous-vêtementsdeson trousseauetpassaitson tempsàcoudredespiècesdesatinclairetà traînerdesbandesdedentellederrièreelle.Ellenesemblaitnullementennuyéedevoirsajeunesœursemarieravantelle,elleétaitbientroppréoccupéeparlaguerrepourcela.Unefoisparsemaine,ellerecevaitunelettred'Antoine,viasoncousinsuisse,qui

l'informaitqu'ilétaitenvieetenbonnesanté.IlsetrouvaitprèsdeVerdun.Beatapensait constamment à lui en cousant et relisait sans cesse ses lettres.Samèreavaitbienremarquéuneoudeuxlettresdanslecourrierlespremierstemps,maisBeatas'empressaitdésormaisd'allerlechercherlapremière,sibienquepersonnen'avait conscience de la quantité de courrier qu'elle recevait ni de la régularitéaveclaquelleilarrivait.Lesdeuxjeunesgensétaientplusamoureuxquejamaisetprêtsàpatienterjusqu'àlafindelaguerrepourêtreensemble.Déjà,Beatas'étaitfait le serment que, s'il devait arriver malheur à Antoine, elle ne se marieraitjamais.Ellenepourraitaimerpersonned'autrequelui.Danslesderniersmois,Jacobavaitremarquélecalmedesafille,l'interprétant

comme le signe d'une profonde tristesse face au bonheur de Brigitte. La savoirmalheureuse lui brisait le cœur, aussi décida-t-il de s'entretenir avec quelqueshommesdesaconnaissance.Etenmars,ilsutqu'ilavaittrouvélemariparfait.Audépart,l'hommeenquestionn'avaitpaseusapréférence,maisenyregardantdeplusprès,Jacobavaitcomprisqu'ilétaitlemariidéalpourBeata:veuf,sansenfant,issud'uneexcellentefamilleetpossédantunegrandefortunepersonnelle.Ilavaitsouhaitépour sa fille aînéequelqu'undeplusmûretdeplus stableque le jeunehommequ'ilavaittrouvépourBrigitte.BienqueJacobletrouvâtgentilgarçon,illeconsidérait comme léger, immature, badin et craignait qu'il ne soit volage.MaisBrigittel'adorait.A l'inverse, l'époux qu'il avait choisi pour Beata était quelqu'un de pondéré et

d'une extrême intelligence. Sans être beau, il n'était pas dépourvu de charme,même si la calvitie le guettait déjà. Il avait quarante-deux ans, était grand etcorpulent,etJacobsavaitqu'iltraiteraitsafilleavecrespect.L'hommeenquestions'avouahonoréduchoixde Jacob. Ilavaitperdusa femmecinqansplus tôtà lasuite d'une longue maladie et n'avait pas pensé se remarier un jour. C'était unhommecalme,aussipeuattiréparlaviemondainequeBeataetquin'aspiraitqu'àunfoyerpaisible.JacobetMonikaleconvièrentàuneréceptionetinsistèrentpourqueBeatasoit

présente, sans lui dire pourquoi. Cette dernière ne tenait pas à y assister enl'absence de Brigitte, qui séjournait chez sa future belle-famille à Berlin, pourparticiperàdifférentessoirées;Beataavaitnéanmoinsconsciencequ'illuifaudraitviteapprendreàsortirdans lemondesanssasœur,puisqueBrigittepartiraiten

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juins'installeràBerlinavecsonmari.Sesparentsavaientabsolumentinsistépourqu'ellesoitprésente.C'estainsiqu'ellefitsonapparitiondanslesalon,ravissantedansunerobeenveloursbleunuit,avecunmagnifiquecollierdeperlesautourducou et de petits diamants aux oreilles. La jeune fille ne remarqua pas du toutl'hommequesesparentssouhaitaientlavoirépouser,inconscientequ'elleétaitdesaprésence.Quandilsleluiprésentèrent,elleluiserralamainpolimentavantdes'éloignerànouveau,convaincuequ'ils'agissaitd'uneconnaissanceprofessionnelledesonpère.Assiseprèsdeluiàtable,elleréponditàsesquestionsaveccourtoisie,maisson

esprittoutentierétaitoccupéparladernièrelettred'Antoine,reçuel'après-midimême.Totalementabsorbéedanssespensées,elleignorasonvoisindetableunegrandepartiedelasoirée,incapabled'entendrelamoindredesesparoles,cequ'ilpritpourdelatimiditéettrouvacharmant.IlétaitséduitparBeata,qui,elle,l'avaitàpeineremarqué,bienloindes'imaginerqu'ilavaitétéinvitépourelle;ellepensaitqu'ilavaitétéplacéàsescôtésparhasard,etnonàdessein.Cesoir-là,ellesefaisaitbeaucoupdesoucipourAntoine.Aprèsplusieurs jours

sans nouvelles, la lettre qu'elle venait de recevoir l'informait d'une offensiveallemandesurlestroupesfrançaisesàVerdun.Incapabledepenseràautrechosependanttoutledîner,elleprétextaunemigraineetquittalatableaprèsledessert,sansmêmedire au revoir—elle préférait être discrète et s'éclipser sansbruit.Aprèscela, son futur fiancédemandaà Jacobquand ilcomptait fairepartdesesintentions à Beata, et celui-ci promit que c'était l'affaire de quelques jours. Ildésiraitqu'ellesoitaussiheureusequesasœuretétaitconvaincuquecethommeétaitceluiqu'illuifallait.Sonfuturmariavaitencommunavecellelapassiondesphilosophesgrecs,etilavaitd'ailleursessayéd'endiscuteravecelleàtable.Maislajeunefilles'étaitmontréedistraiteetlointaine,secontentantdehocherlatêteàsesparoles.Ellen'avaitrienentendudecequ'ilavaitditduranttoutledîner.Ellesemblait sur une autre planète, incapable de revenir sur terre, et son voisin detables'étaitfaitl'imaged'unejeunefillecharmante,discrèteetréservée.Quand elle croisa son père dans l'entrée le lendemain, elle était demeilleure

humeur;ellevenaitderecevoirunenouvellelettred'Antoinequilarassuraitunefoisencoreet lui répétait sonamour. IlsavaientvécuunenferàVerdun,mais ilallaitbien,malgrélafaimetl'épuisement.Ladescriptionqu'ilfaisaitdestranchéesétait terrifiante, mais savoir qu'il était en vie suffisait à lui redonner le moral.QuandJacobluidemandadeveniravecluidanslabibliothèquepourdiscuter,ilfutravidevoirsafilleaussiheureuse.Illuidemandasielleavaitappréciéledînerdelaveille,etBeataréponditpolimentqu'elleavaitpasséunbonmoment.Puis il laquestionnasursonvoisindetable,etBeatasemblafaireappelàsamémoire,avantderépondrequ'ilétaitgentiletdecompagnieagréable—visiblement,ellen'avaitaucuneidéedecequ'ilspréparaient.Lorsque Jacob lui expliqua la situation, le visage de Beata se décomposa :

l'homme assis près d'elle la veille — qu'elle avait à peine rémarqué et qui nel'attirait en aucune façon — souhaitait l'épouser, et son père ne voyait aucuneraisonderefuser.Adirevrai,ilpréféraitlamarierleplusvitepossibleetpensait

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qu'unpetitmariage,justeaprèsceluideBrigitte,seraitraisonnable-enjuilletparexemple, ou bien alors enmai, si, en tant qu'aînée, elle souhaitait semarier lapremière. Pourquoi attendre ? Les gens se mariaient rapidement en temps deguerre.Beatas'assitetfixasonpèreavecdegrandsyeux.L'horreurselisaitsursonvisage,etcelui-cinecompritpaslacausedecetterépulsion.Elleselevad'unbondetsemitàarpenterlapièce, l'airangoisséetpaniqué,enparlantavecunetellevéhémenceetunetelleragequeJacoblaregardaavecstupéfaction.Cen'étaitpaslaréactionqu'ilattendait,nicellequ'ilvoulait.Ilavaitcertifiéau

prétendantque lemariageétaituneaffairerégléeetavaitdéjàdiscutéde ladotavec lui, et il serait extrêmement embarrassant que Beata refusât de l'épouser.Maissafilles'étaittoujoursmontréedocileetobéissante,etJacobétaitcertainqueceseraitencorelecascettefois-ci.—Papa,jeneconnaismêmepascethomme,etilestassezvieuxpourêtremon

père!dit-elled'unevoixdésespérée,levisageruisselantdelarmes.Jeneveuxpasl'épouser.Jeneveuxpasqu'onmedonneàuninconnucommeunevulgaireesclave.Sivousattendezdemoiquejeluifassepartagermonlit,sachezquejepréféreraismourirvieillefille.Sonpèreeutl'airgênéparcettedescriptionimagéedesesattentesetdécidade

demander à Monika de lui parler. Il fit cependant une ultime tentative pourraisonnersafille.Ilavaitétépersuadéquesadécisionluiferaitplaisir,pasqu'ellelamettraitenfureur.—Beata, tudois faireconfianceàmon jugement.Cethommeest lemari idéal

pour toi.Les jeunes fillesde tonâgeontune idéeromantiquede l'amour,quinecorrespond pas à la réalité. Tu as besoin d'un compagnon fidèle qui partage lesmêmescentresd'intérêtquetoi,soitresponsableetterespecte.Leresteviendraavecletemps,Beata,jetelepromets.Tuesbienplusraisonnablequetasœur,tuasbesoind'unhommequisoitaussiréfléchiquetoi,etquipossèdelemêmeespritpratique.Queferais-tud'unjeuneécervelé?Cequ'il tefaut,c'estunhommequisaurateprotéger,pourvoiràtesbesoinsetàceuxdevosenfants,unhommesurquitupourrascompter.C'est sur celaque se fonde lemariage,Beata.C'estpour cette raisonque j'ai

choisicethommepourtoi,conclut-ild'untonsévèretandisqueBeataluijetaitunregardfuribond,del'autreboutdelapièce.—Alors,c'estvousquidormirezaveclui,jenelelaisseraipasmetoucher!Jene

suispasamoureusedecethommeetjerefusedel'épouserparcequevousl'avezdécidé.Jeneveuxpasêtrevenduecommeesclaveàuninconnu,commedubétail.Vousn'avezpasledroitdemefairecela,papa.—Jenetoléreraipasquetumeparlesdecettefaçon,tonnaJacob,tremblantde

rage.Queveux-tudoncquejefasse?Quejetelaissedevenirvieillefilleetfinirtesjours ici?Quesepassera-t-ilquandtamèreetmoidisparaîtronsetqu'iln'yauraplus personne pour te protéger ? Cet homme saura prendre soin de toi, Beata.C'estcequ'iltefaut.Tunepeuxpasresteràattendrequeleprincecharmanttetrouveett'emmèneaveclui.Unprincequi,enplus,seraitaussiintellectuel,sérieuxet fasciné par les livres et les études que toi ! Peut-être préférerais-tu unprofesseurd'université,maiscommentpourrait-ilt'offrirletraindevieauqueltues

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habituéeetquetumérites?L'hommedontjeteparleadesmoyenscomparablesauxnôtres.Tuledoisàtesfutursenfants,Beata.Tun'aspasledroitd'épouserunartiste ou un écrivain miséreux, qui vous laissera mourir de faim dans unemansarde.Tudoisêtreréalisteetépouserl'hommequejet'aichoisi.Tamèreetmoisavonscequenousfaisons.Tuesjeune,impétueuseetidéaliste.Lavien'estpasdanslesouvragesquetulis.Lavieestlà,maintenant,ettuferascequejetedirai.—Jemourraiavant,répliqua-t-elleavecconvictionsansquittersonpèredesyeux.Jacob ne l'avait jamais vue aussi farouche et déterminée et, tandis qu'il la

regardait, undoute lui traversa l'esprit. La voix tremblante, il posaàBeataunequestionqu'iln'aurait jamaiscruluiposerunjouret,pourlapremièrefoisdesavie,redoutacequesafilleaînéeallaitdire.—Es-tuamoureusedequelqu'und'autre?C'était inimaginable, elle ne quittait jamais lamaison.Mais son regard l'avait

contraint à lui demander cela. Beata hésita avant de répondre,mais elle savaitqu'elledevaitdirelavérité.Ellen'avaitpaslechoix.—Oui,répondit-elle,raideetfigée.—Pourquoinem'as-turiendit?Jacob était livide et avait l'air accablé, mais, surtout, il se sentait trahi. En

choisissant de ne pas lui dire qu'il y avait un autre homme, elle l'avait laissés'engagerdanscettemascaradequi,àprésent,remettaitenquestionlechoixqu'ilavaitfaitpourelle—unchoixparfait.—Quiest-ce?Jeleconnais?s'enquit-ilenmêmetempsqu'ilsentaitunfrissonlui

parcourirlecorps.Non, fitdoucementBeataensecouant la tête. Je l'ai rencontréenSuisse, l'été

dernier.Elle devait se montrer honnête avec lui, elle sentait qu'il le fallait. Cette

conversationétaitarrivéeplustôtqueprévu,sibienquelaseulechosequ'ellepûtfaire désormais, c'était prier pour que son père se montre raisonnable et justeenverselle.—Pourquoinem'as-turiendit?Tamèreest-elleaucourant?— Non, personne ne le sait.Maman et Brigitte l'ont rencontré,mais il n'était

qu'unamiàl'époque.Papa,jeveuxl'épouserquandlaguerreserafinie.Ilvoudraitveniricipourvousrencontrer.—Qu'ilvienne,alors.Mêmes'ilétaitfurieuxcontresafilleetprofondémentsecouéparsonaveu,Jacob

entendaitnéanmoinsêtreéquitableavecelleets'efforcerderésoudreleproblème.—Ilnepeutpasvenirtevoir,papa.Ilestaufront.—Tesfrèresleconnaissent?Beatasecoualatêtesansriendire.—Quemecaches-tu,Beata?Jesensqu'ilyalàbienplusquetuneveuxl'avouer.Sonpèreavaitraison,commesouvent,etBeatasentittoutsoncorpstremblerde

terreur,alorsqu'elles'apprêtaitàluirépondre.—Ilestd'unebonnefamillequipossèdedesterres.Ilestinstruitetintelligent.Il

m'aime,papa,etjel'aimeaussi,conclut-elle,lesjouesmouilléesdelarmes.

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— Alorspourquoien faireun secret ?Quemecaches-tu,Beata ?grondasonpère,sifortqueMonikal'entenditdupremierétage.—Ilestcatholique,etfrançais.Beataavaitprononcécesmotsdansunmurmure,maissonpèrerugitcommeun

lionblessé.Effrayée,Beatareculadequelquespas,tandisquesonpèreavançaitvers elle, comme un automate. Il la saisit aux épaules et semit à la secouer siviolemmentqu'ellesentitsesmâchoiress'entrechoquer,tandisqu'il luihurlaitauvisage.— Commentoses-tu?Commentoses-tunousfaireça!Tun'épouseraspasun

chrétien, Beata ! Jamais ! Je préférerais te voir morte ! Si tu fais ça, nous teconsidérerons commemorte, et j'inscrirai ton nomdans le livre desmorts de lafamille.Tunereverrasplusjamaiscethomme,tuentends?EttuépouserasRolfHoffman,lejouroùjeteledirai.Jevaisluidirequel'affaireestconclue.Ettoi,tuvas dire à ton catholique français que tu ne le reverras ni ne lui parleras plusjamais.Est-cebienclair?—Vousn'avezpasledroitdemefaireça,papa!répliquaBeata,larespiration

entrecoupéedesanglots.EllenepouvaitpasabandonnerAntoineetépouserunhommequesonpèreavait

choisiàsaplace.Peuimportaitcequ'illuiferaitsubir.— J'en ai le droit et je comptebien l'exercer. Tu épouserasHoffmandansun

mois.— Papa,non ! s'écriaBeataen tombantàgenoux, tandisque Jacobquittait la

pièceenrage,pourmonteràl'étage.Ellerestaàsangloterainsiunlongmoment, jusqu'àcequesamèrelarejoigne

enfin. Monika s'agenouilla près de sa fille, le cœur brisé par ce qu'elle venaitd'entendre.— Beata, commentas-tupu faire ça ?Tudois l'oublier... Je saisquec'estun

hommebien,mais tunepeuxpas temarieravecunFrançais,surtoutaveccetteterrible guerre qui nous oppose à eux. Et tu peux encore moins épouser uncatholique.Tonpèreinscriratonnomdanslelivredesmorts.Monikaétaitfolled'angoisseenregardantlevisagedesafille.— Detoute façon,maman,si jene l'épousepas, j'enmourrai. Je l'aime. Jene

peuxpasmemarieraveccethommehorrible.Elle savait qu'il n'était pas horrible; simplement, il était vieux, et surtout ce

n'étaitpasAntoine.— JediraiàtonpèredeprévenirHoffman.Maissachequejamaistunepourras

épouserAntoine.—Nousnoussommespromisdenousmarieraprèslaguerre.—Tudoisluidirequec'estimpossible.Tunepeuxpasreniertesorigines.—Ilm'aimecommejesuis.—Vousn'êtesquedeuxenfantsinconscients!Safamilleledéshéritera,luiaussi.

Dequoivivrez-vous?— Jesaiscoudre. Jepourraisdevenircouturière,ouenseignante,oun'importe

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quoid'autre.Papan'apasledroitdemefaireça.Maisellessavaienttrèsbienqu'ilenavaitledroit.Ilavaittouteautoritésurelle,

etilluiavaitaffirméque,sielleépousaitunchrétien,elleseraitconsidéréecommemorteparsafamille.Monikasavaitqu'ilavaitditcelasérieusementetnepouvaitsupporterl'idéedenejamaisplusrevoirsafille.C'étaitunprixbientropélevéàpayerpourunesimplehistoired'amour.—Jet'ensupplie,implora-t-elle,nefaispasça.Obéisàtonpère.—Non,rétorquaBeata,enlarmesdanslesbrasdesamère.Cet après-midi-là, Jacob annonça à Rolf Hoffman que Beata était jeune et

innocenteetqu'ellesemblaitappréhenderles«obligationsphysiques»dumariage,si bien qu'il n'était pas sûr qu'elle fût prête à l'épouser. Jacob ne voulait pas letromper,maisilnesouhaitaitpasnonplusluiavouerlavérité.Illuiassuraqu'aprèsunecourassidue,unefoisqu'ilsauraientapprisàseconnaître,safillesesentiraitplusàl'aiseàl'égarddesimplicationsdumariage.Malgrésadéception,Hoffmans'avouaprêt à attendre aussi longtempsqu'il le faudrait. Il n'était pas pressé etcomprenaitqu'elleétaitjeuneetinnocente.Ils'étaitrenducomptedesatimiditélesoirdeleurrencontreetreconnaissaitqu'illuifallaitdutempspoursefamiliariseravec l'hommequipartageraitbientôtson lit.A la finde laconversation, Jacob leremerciapoursapatienceetluiaffirmaqueBeataluireviendrait.Cesoir-là,BeatanedescenditpasdîneretJacobnelavitpaspendantplusieurs

jours. D'après sa femme, leur fille n'avait pas quitté son lit. Beata avait écrit àAntoine, pour lui raconter ce qui s'était passé. Elle lui disait que son pèren'approuveraitjamaisleurunion,maisqu'elleétaitprêteàl'épouserdetoutefaçon,soitaprèslaguerre,soitavant,s'illejugeaitpréférable.Ellenesesentaitplusensécurité chez ses parents, car elle savait que son père allait tout faire pour lamarierdeforceàRolf.Ellesavaitaussiqu'ils'écouleraitdessemainesavantqu'elleaitdesnouvellesd'Antoine,maiselleétaitprêteàattendre.Cenefutqu'auboutdedeuxmois,enmai,qu'ellereçutenfinunelettre.Durant

toutescessemainesd'attente,elleavaitcraintqu'iln'eûtétéblesséoutué,ouquelanouvelledelafureurdesonpèrel'eûteffrayéaupointqu'ileûtdécidéde

neplusjamaisluiécrire.Unedesescraintesétaitfondée.Antoineavaitétéblesséunmoisplustôtetilétaitàl'hôpitald'Yvetot,enNormandie;ilavaitfailliperdreunbras,maisilseremettait.Ilprécisaitque,lorsqu'ellerecevraitcettelettre,ilseraitchezluienDordogneetparleraitdeleurmariageàsafamille.Ildisaitaussiqu'ilnerepartiraitplusaufrontnimêmeàlaguerre,cequifitcraindreàlajeunefillequesablessurenefûtplusgravequ'ilnevoulaitbienl'avouer.Toutefois, ilrépétaitàplusieursreprisesqu'ilallaitbien,etsurtoutqu'ill'aimait.Elleluiréponditrapidementparl'intermédiaire,commetoujours,ducousinsuisse

d'Antoine. Ensuite, elle se mit à attendre. Antoine avait dit dans sa lettre qu'ilespéraitquesafamilleaccueilleraitBeata,pourqu'ilspuissentsemarieretvivredanssapropriétédeDordogne,maisilallaitsansdirequ'ameneruneAllemandeenFranceneseraitpaschoseaisée,quecesoitpendant laguerreoumêmeaprès.Sansoublierleproblèmedelareligionquiallaitébranlersafamille,commecelledeBeata l'avaitété.UncomteépousantuneJuiveétait toutaussieffroyableaux

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yeux des Français qu'une Juive épousant un catholique français aux yeux de lacommunautéjuivedeCologne.Pouraucund'euxiln'yavaitdesolutionfacile.Beatapassalesjoursquisuivirentàaidersamèredanslamaisonetàéviterson

père.Celui-ciavaitplusieursfoistentédelaconvaincrederevoirRolf,maischaquefoiselleavaitrefusé.Ellerépétaitqu'ellenel'épouseraitpasetqu'ellenevoulaitplusenentendreparler.Sonteintétaitdevenublafard,cequibrisait lecœurdeMonikaqui lasuppliait

d'obéiràsonpère.Aucund'euxn'auraitderepostantqu'elles'obstinerait.Depuislechocdelaterriblerévélation,lamaisonétaitsombreettriste.Quandilsétaientrentrésdepermission,HorstetUlmavaientparléàleursœur,

sans résultat.Quant àBrigitte, deplus enplusprétentieuseà l'approchede sonmariageelleétaitfurieusecontreelle.—Beata,commentas-tupuêtreassezstupidepourtoutdireàpapa?—Jen'avaispasenviedeluimentir,répondit-ellesimplement.Depuis ce fameux jour, Jacob leur en voulait à tous, car il les tenait pour

responsablesdelafolieetdelatrahisondeBeata.Ilsesentaittrompé,commesisa fille avait fait exprès de tomber amoureuse d'un catholique français pour lecontrarier.Asesyeux,ellen'auraitrienpufairedepire,etmêmesiellerenonçaitàAntoine - cequ'elle n'avait pas encore fait -, il lui faudrait des annéespour s'enremettre.— Tunel'aimespasvraiment,ditBrigitteavectoutel'assuranced'unejeune

fillededix-huitanssurlepointd'épousersonprincecharmant.Elle avait le monde à ses pieds et plaignait son idiote de sœur. Tout cela lui

semblaitridicule,etcequiluiavaitparusiromantiqueàGenèven'avaitdésormaisplusaucunsens.Onnerisquaitpassonavenirpourunhommequine faisaitpaspartiedesonmonde.Encequilaconcernait,l'hommequeluiavaitchoisisonpèreluiconvenaitàlaperfection.—Etpuis,tuneleconnaismêmepas,lasermonnaBrigitte.—Al'époquenon,maisaujourd'huisi.Sixmoisdecorrespondanceleuravaientpermisdesedécouvrir,mêmesilestrois

semainesàGenèveleuravaientdéjàtoutapprisl'unsurl'autre.—Celan'apeut-êtrepasdesensàtesyeux,maisjesaisquec'estlàquesetrouve

monbonheur.—Mêmesipapainscrittonnomdanslelivredesmorts?Cetteseulepensée,quil'obsédaitdepuisdeuxmois,rendaitBeatamalade.—J'espèrequ'ilnem'infligerapasça,répondit-elled'unevoixétranglée.L'idéedeneplusjamaisrevoirsamère,sesfrères,sonpèreetBrigitteluiétait

inconcevable,maiscellederenonceràl'hommequ'elleaimaitl'étaittoutautant.Etmêmesisonpèrelabannissaitaudébut,ellevoulaitcroirequ'ils'adouciraitavecletemps.Ellenepensaitpasqu'ilétaitpossibledeperdresafamille,alorsquesielleperdaitAntoine,ceseraitpourtoujours.— Et que feras-tu si papa va jusqu'au bout et qu'il t'interdit de nous revoir ?

insista Brigitte qui voulait obliger Beata à prendre conscience du risque qu'ellecourait.—J'attendraiqu'ilchanged'avis,répondit-elled'unevoixtriste.

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— Çan'arriverajamais.Passituépousesunchrétien.Ilfinirapeut-êtrepartepardonnerdenepastemarieravecRolf,maispasd'épouserunFrançais.Personnenevaut ce sacrifice,Beata,pasmêmeAntoine. Je tedemande simplementdenerienfairequipuissebouleverserlafamilleavantmonmariage,conclut-elle,àcourtd'arguments.Elleétaitheureusedesemarieravecleconsentementdesesparents.Jamaiselle

n'auraiteulecouragenil'audaced'agircommesasœur.—C'estpromis,réponditBeataenhochantlatête.Unesemaineplustard,ellereçutdesnouvellesd'Antoine.Safamilleavaiteula

mêmeréactionquelasienne;s'ilépousaituneJuiveallemande,ildevraitpartir.Sonpère avait déclaré qu'Antoine n'emporterait rien avec lui, même si, selon la loifrançaise, son père ne pouvait le déposséder de son héritage ni du titre qui luireviendraitàsamort.Et il luiavaitaffirméqu'aucund'euxnevoudrait lerevoir.Antoine avait été si indigné par leur réaction qu'il avait regagné la Suisse et luiécrivaitdelà-bas,oùill'attendait.Ilproposaitqu'ilss'yinstallentjusqu'àlafindelaguerre — à condition que Beata voulût encore l'épouser, sachant ce que celaimpliquait.Soncousinluiavaitditqu'ilspourraienthabiterchezluietlesaideràlaferme,maisAntoinenecachaitpasquecelaneleurseraitpasfacile,carunefoisséparésdeleursfamilles,ilsseraientsanslesou.Sescousinsétaientpeufortunés,etBeataetluidevraientvivredeleurcharitéettravaillerpourpayerleurpension.Il se sentait prêt,mais il la comprendrait et ne lui en voudrait pas si quitter safamilles'avéraittropdifficilepourelle.Quellequesoitsadécision,ilcontinueraitàl'aimer. Il avait pleinement conscience que l'épouser signifiait sacrifier tout cequ'elleaimait,toutceàquoielletenaitetquiluiétaitfamilier,etnepouvaitleluiimposer.Cequi touchaBeata fut qu'Antoine eût déjà fait ce sacrifice pour elle. Il avait

quittésafamille,avecinterdictiond'yrevenir.IlétaitdéjàdanslafermedesoncousinenSuisse,seuletblessé;ettoutcela,il

l'avaitfaitpourelle.Pourtant,ellepritletempsdelaréflexion.Certes,laguerreétaitterminéepourlui,maisleurspaysétaienttoujoursennemis.D'autrepart,sison père l'y autorisait, elle voudrait certainement repartir un jour enAllemagnepour retrouver sa famille. Toutefois, pour l'heure, il lui sembla qu'ils n'avaientd'autresolutionqued'attendre la finde laguerreenSuisse—ilspenseraientauresteplustard.D'icilà,lafamilled'Antoineseseraitpeut-êtreadoucie,bienqu'ildéclarâtdanssalettreavoirpeud'espoirderéparerlesdégâts;sondépartetlaviolentedisputequil'avaitprécédéavaientprisunetournuredéfinitive.MêmesonfrèreNicolas,dontilétaitsiproche,neluiavaitpasadressélaparolelorsqu'ilétaitparti,etilensouffraitbeaucoup.Lasemaineprécédantlemariagedesasœur,Beata,conscientedelagravitéde

ladécisionqu'elledevaitprendre,parutabsenteettourmentée.Lejourdesnoces,elle participa à l'événement comme dans un songe. L'ironie du sort voulut queBrigitteetsonmari,suivantlesconseilsdeJacobquiaffirmaitquec'étaitl'endroitleplussûrenEurope,aientprévudepartirenSuissepour leur lunedemiel. IlspasseraienttroissemainesdanslesAlpes,au-dessusdeGenève,pastrèsloindelàoù Antoine attendait Beata. Elle aurait voulu le rejoindre,mais elle avait fait la

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promesse à sa sœur de ne pas provoquer de scandale avant lemariage, et ellerespectasaparole.Ledrameeutlieudeuxjoursaprèslacérémonie,quandJacobdemandaàBeata

deluiassurerqu'Antoineavaitquittésaviedéfinitivement.Ses deux frères avaient déjà rejoint leurs compagnies respectives, et Brigitte

était en lune demiel. Sachant qu'Antoine l'attendait en Suisse, Beata refusa defaireunetellepromesseàsonpère.Monikaessayadelescalmer,maissanssuccès.Pour finir, Jacob déclara que si elle ne renonçait pas à « son » catholique, ellen'avait plus qu'à le rejoindre, en ayant bien conscience qu'elle ne pourrait plusjamaisrevenirunefoisleseuildelaportefranchi.SamèreetluiferaientChiva—laveillée juivedesmorts -pourelle,car ils laconsidéreraientcommemortedèsqu'elle aurait quitté lamaison.Elle nedevrait alorsplus jamais contacter aucund'entreeux.IlsemontrasiintransigeantetsibutéqueBeatapritsadécision.Aprèsavoirbataillédurantdesheuresavecsonpère,l'avoirsuppliéd'êtreplus

modéré et d'accepter de rencontrer Antoine, elle regagna sa chambre, vaincue.Ellepréparadeuxpetitesvalisesenprenantcequ'elleestimaitpouvoirêtreutileàlaferme,ainsiquedesphotographiesdesafamille.Puisellebouclasesbagages,enlarmes,etlesdescenditdansl'entrée,oùsamère,secouéedesanglots,l'attendait.—Beata,ne faispasça. Ilne te laisseraplus jamais revenir.Tu le regretteras

toutetavie.C'était lapremière foisqu'elle voyait sonmaridansun tel étatde rage.Mais,

bien qu'elle ne voulût pas abandonner sa fille, elle ne pouvait rien faire pourempêchercettetragédie.—Jesais,maisjen'aimeraijamaispersonned'autrequ'Antoine.Jeneveuxpasle

perdre,réponditBeatad'untongraveenpensantqu'ellenevoulaitpaslesperdreeuxnonplus.Vousm'écrirez,maman?Sa mère la serra contre elle, et leurs larmes se mêlèrent tandis qu'elles

s'embrassaient.Danssesbras,Beatasesentitredevenirpetitefille.Maislesilencede samère en disait long sur la réponse à sa question.Quand son père l'auraitbannie et déclarée morte, sa mère n'aurait pas d'autre choix que de lui obéir.Mêmepoursafille,ellenetransgresseraitpasleslimitesqu'illeuravaitimposéesàtous;saparoleavaitforcedeloiàsesyeux,commeaurestedelafamille.— Moijet'écrirai,repritBeataavecdouceur,s'accro-chantàsamèrecomme

l'enfantqu'elleétaitencore—elleavaitfêtésesvingtetunansauprintemps.—Ilnemelaisserapaslireteslettres,réponditMonikaquis'efforçaitderetenir

Beata aussi longtemps que possible. Oh, ma chérie !... Sois heureuse avec cethomme!... J'espèrequ'ilprendrabiensoindetoi... J'espèreaussiqu'il lemérite.Oh,monbébé!...Jeneteverraiplusjamais!Voirsa filles'enallerétaitpireque lamort,etellesanglotait.Agrippéeàelle,

Beatafermalesyeux,tandisquesonpèrelesregardaitduhautdel'escalier.—Alors,tut'envas,dit-ild'untonsévère.Pour la première fois, il lui fit l'effet d'un homme âgé. Jusque-là, elle l'avait

toujoursvucommequelqu'unde jeune,mais cen'étaitplus le cas. Il était sur lepointdeperdresonenfantchérie,celledontilavaitétéleplusfier,etladernièrequifutencoreàlamaison.

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—Oui,réponditBeatad'unepetitevoix.Jevousaime,papa.Elle voulut s'approcher pour le serrer dans ses bras, mais son regard l'en

dissuada.—Tamèreetmoiferonslaveillée,cesoir.QueDieutepardonnecequetuesen

traindefaire.Beataauraitvoululuidirelamêmechose,maiselleenétaitincapable.Elle embrassa une dernière fois samère, prit ses valises et se dirigea vers la

ported'entrée,sousleregarddesesparents.Elleentendaitlespleursdesamèreenouvrantlaporte;sonpère,lui,setaisait.—Jevousaime!lança-t-elleenseretournant.Maisiln'yeutaucuneréponse,hormislessanglotsdeMonika,etBeatareferma

laportederrièreelle.Chargéedesesdeuxlourdesvalises,ellemarchajusqu'àcequ'elletrouveuntaxi.

Après lui avoir demandé de l'emmener à la gare, elle prit place à l'arrière ets'effondraenlarmes.L'hommeneposapasdequestionsquandelleréglasacourse.Nombredegensconnaissaientdestragédiesencettepériode,etilnevoulaitpasl'importuner,certainesdouleursnesepartageaientpas.Elle attendit trois heures le train pour Lausanne. Elle aurait eu largement le

tempsderevenirsursadécision,maiselleétaitconvaincueauplusprofondd'elle-mêmequesonavenirétaitavecAntoine.Ilavaitrenoncéàtoutpourelle,etmêmesielleignoraitcequelesortleurréservait,ellesavaitdepuislepremierjourqu'ilétaitsondestin.Ellenel'avaitpasrevudepuislemoisdeseptembre,maisilfaisaitpartied'elle;elleluiappartenait,delamêmefaçonquesesparentss'appartenaientl'unàl'autreouqueBrigitteappartenaitàl'hommequ'ellevenaitd'épouser.Tousdevaient suivre leurdestinée, etpeut-êtrequ'un jour, avecde la chance, elle lesreverrait.Pourl'heure,ellesuivaitsonproprecheminenpartantdechezelle,mêmes'illui

semblait inconcevable que son père reste éternellement sur sa position. Tôt outard,ilfiniraitparcéder.Elleétaitsilencieusequandellemontadansletrain,cetaprès-midi-là,etellene

cessa de pleurer une grande partie du voyage, jusqu'à ce qu'elle finisse pars'endormir.Lavieilledamequipartageaitsoncompartiment,etquisavaitqu'elledescendaitàLausanne,laréveillaquandletrainarriva,etBeatalaremerciaavantdedescendre.Mais,enseretrouvantseulesurlequai,elleeutl'impressiond'êtreorpheline.Soudain,elleaperçutAntoinequisehâtaitpourvenirlarejoindre—elleluiavaitenvoyéuntélégrammedelagaredeCologne.Ilportaitsonbrasblesséenécharpe,maisàpeine l'eut-ilrejointequ'il lasaisitpar l'autrebraset laserrasifortqu'elleeutpeineàrespirer.—Jen'étaispassûrquetuviendrais.J'avaispeurquetune...C'esttellementte

demander...Leslarmesroulaientsurleursjoues,enmêmetempsqu'Antoineluidisaitcombien

il l'aimait. Elle leva vers lui un regardmêlé de crainte et de respect, il était safamilledésormais,sonmari,sonprésentetsonavenir, lepèredeleursenfantsàvenir.Ilétaittoutpourelle,etellepourlui,etpeuimportaientlesépreuvesqu'ilsdevraientaffronter,dumomentqu'ilsétaientensemble.Aussidouloureusequ'avait

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étélaruptureavecsafamille,ellesavaitqu'elleavaitprislabonnedécision.Ilsrestèrentunlongmomentsurlequai,àsavourerl'instant,serrésl'uncontre

l'autre.Puis Antoine empoigna l'une des valises, Beata prit l'autre, et ils se dirigèrent

vers la sortiepour retrouver le cousin et sa femme,qui les attendaient.Antoineétait radieux en sortant de la gare et Beata lui souriait. Pendant que le cousinrangeaitlesvalisesdanslecoffredelavoiture,AntoineattiraBeataprèsdelui.Iln'avaitpasvouluycroire,etpourtantelleétaitvenue,elleavait toutabandonnépourlui.Ilss'installèrentàl'arrièreduvéhicule,etAntoinepassasonbrasvalideautourde ses épaules, avant de l'embrasser à nouveau— il n'avait pas demotspour luidire toutcequ'elle représentaitpour lui.Durant le trajetqui lesmenaitlentement vers la campagne au-delà de Lausanne, elle resta blottie contre lui.Désormais, elle ne pouvait plus se permettre de regarder en arrière, seulementversl'avant.ACologne,cematin-là,sonpèreavaitinscritsonnomdanslelivredesmortsfamilial.Monikaetluiavaientfaitlaveilléependantlanuit.Poursafamille,elleétaitdorénavantconsidéréecommemorte.

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Chapitre4La ferme des cousins d'Antoine était modeste, mais la campagne autour

magnifique et la maison accueillante et sans prétention. Il y avait deux petiteschambres,dontl'uneavaitétécelledeleurstroisenfants,partiss'installerenvilledepuislongtemps,caraucund'entreeuxn'avaitvoulurestertravailleràlaferme.Ily avait aussi une cuisine spacieuse et agréable ainsi qu'un salon, réservé audimanche, que personne n'utilisait. La différence était grande avec lamaison deBeata à Cologne. Maria et Walther Zuber étaient des cousins éloignés du côtématerneld'Antoine,etilsétaientravisdepouvoirvenirenaideaujeunecouple.Ilsappréciaientégalementd'avoirunpeuderenfortàlaferme,mêmesideuxjeunesgarçons qui logeaient dans une maisonnette les aidaient pour les labours, lesmoissonsetlesvaches.Danscesmontagnesau-dessusdeLausanne,onavaitpeineàimaginerquelemondeétaitplongédanslechaos.Lafermeétaitaussiéloignéedelaguerrequ'ilétaitpossible.WaltheretMariaétaientdesgenscharmants,d'humeuravenanteetchaleureux.

Bien qu'instruits, ils avaient choisi de mener une vie modeste, et celle-ci lessatisfaisait. Le reste de leur famille vivait à Genève et Lausanne, hormis leursenfantsquiavaientémigréverslaFranceetl'Italie.Beataleurdonnaitàpeuprèsl'âge de ses parents, jusqu'à ce qu'elle s'aperçoive, en discutant avec eux, qu'ilsétaientenréalitéplusâgés;à l'évidence, leurviededur labeur,rigoureusemaissaine,leuravaitprofité.Encestempsdifficiles,l'asilequ'ilsleuroffraientétaitunechancepourlejeunecouple.Antoineétaitprêtàfairetoutcequ'ilpourraitpourlesaider,encompensationde

leurhospitalité,maissonbrasblessélelimitait.L'après-midideleurarrivée,enmassantlebrasd'Antoineavantdeluirefaireson

pansement, Beata avait compris l'ampleur des lésions. Les éclats d'obus avaiententièrementdétruitlesmusclesetlesnerfsdubrasgauche,etlablessuresemblaitencoredouloureuse.LesmédecinsavaientditàAntoinequ'ilfiniraitparrécupérerde lamobilité,maispersonnenesavait jusqu'àquelpoint.Heureusement, ilétaitdroitier.Antoine avait proposé à Walther de s'occuper des chevaux, domaine où il

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excellait,etessaieraitdefairetoutcequ'ilpourraitavecunseulbrasvalide.Beataetlesdeuxaidess'occuperaientdureste.Audéjeuner,tandisqu'ilsmangeaienttous leursoupeet leurssaucissesdans la

cuisine,Beataproposades'occuperdesrepasetdetoutcequ'ilsvoudraientqu'ellefasse.Mariaréponditqu'elleluiapprendraitàtrairelesvaches,etBeataouvritdegrandsyeux.Ellen'avaitjamaismislespiedsdansunefermeauparavantetsavaitqu'elle avait beaucoup à apprendre. En rejoignant Antoine, elle n'avait passeulementquittésa familleet lamaisonoùelleétaitnée,maisaussi laseuleviequ'elleconnaissait.Elleavaitrenoncéàtoutpourlui,etilavaitfaitdemêmepourelle.C'étaitunnouveaudépartpoureux,etsanslesZuberilsn'auraienteunullepart où aller et aucunmoyen pour vivre. A la fin du repas, Beata les remerciavivementpuiselleaidaMariaàfairelavaisselle.C'étaitsonpremierrepasquinesoitpascasher,etbienquecelaluifutinconnu,

ellesavaitqu'ellen'avaitpaslechoix.Sonexistenceentièrevenaitdechanger.—Quandallez-vousvousmarier?s'enquitMariaavecbienveillance.Elle se faisait du souci pourBeatadepuisqu'Antoine leur avait écrit pour leur

demanders'ilspourraienttrouverrefugechezeux.Waltheretelleétaientouvertsetgénéreuxetavaientrapidementaccepté.Enplus,maintenantqueleursenfantsétaientpartis,ilspourraientlesaider.—Jel'ignore,réponditBeata.Antoineetellen'avaientpaseuletempsd'enparler.Toutétaitsinouveau,etils

avaient tant de choses à décider. Et puis elle était encore sous le choc de sesderniersjoursàCologne.Cesoir-là,ilsdiscutèrentdeleursprojetsjusquetarddanslanuit.Pourdormir,

Antoine s'était improvisé un lit sur le canapé du salon et avait laissé la petitechambreàBeata.Mariaavaitapprouvécettesolution.AntoineluiavaitassuréqueBeataetluisemarieraienttrèsvite,carellenevoulaitpas,toutcommeWalther,que les deux jeunes gens vivent dans le péché sous son toit. Il n'en était pasquestion, et d'ailleurs Antoine s'était renseigné dès leur arrivée, et avait ainsidécouvert qu'en tant qu'étrangers ils avaient besoin d'une autorisation spécialepourpouvoirsemarierenSuisse.Lelendemain,ilpritlacamionnettedeWaltherpouralleravecBeataàlavillevoisine.L'employédel'étatcivilleurprécisaqu'enplusdel'autorisationnécessairepour

se marier devant le maire il leur faudrait présenter leurs passeports et deuxtémoins—descitoyenssuisses—quiseporteraientgarantspoureux.Lefaitquelegrand-père maternel d'Antoine ait été suisse ne leur fut d'aucune utilité car samère,toutcommelui,étaitdenationalitéfrançaise.L'employéquis'occupadeleurdossierlesinformaqu'ilsauraientlespapiersquinzejoursplustard.—Allez-vousvousmarieràlamairieouàl'église?demandalefonctionnairepar

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simpleroutine,tandisqu'AntoinesetournaitversBeata,l'airdéconcerté.Laquestionne leuravaitpas traversé l'esprit.Antoineavait simplementpensé

faireunebrèvecérémonieà lamairie.Sansautre familleque lesZuberetétantdonnélescirconstances,leurmariagen'étaitqu'unacteofficielquileurpermettraitde rendre leurunion légitimepour vivredans la légalité et enpaix. Il n'y auraitaucune cérémonie religieuse, ni fanfare, ni réception, ni fête. Ce n'était qu'uneformalitépourqu'ilsdeviennentmarietfemme.Oùetquandcelasepasserait,quiles marierait étaient des questions qu'ils ne s'étaient même pas posées. Enressortant sous le soleil d'été, Antoine étreignit sa future femme avec son brasdroitetl'embrassadélicatement.Beata,lesourireauxlèvres,leregardad'unairétonnammentserein.—Dansquinzejours,nousseronsmariés,dit-elledoucement.Certes,cen'étaitpaslemariagequ'elleavaitimaginéquandelleétaitpetite,et

pourtant,debiendesfaçons,c'étaitunrêvequis'exauçait.Antoineetelleétaient tombésamoureuxdixmoisplus tôt,à l'instantmêmede

leurrencontre,ettoutcequ'ellevoulaitàprésent,c'étaitpasserlerestedesavieauprès de lui. Ils ignoraient encore où ils iraient après la guerre, de quoi ilsvivraientetsileursfamilleslesaccueilleraientànouveauenleursein.Maispourl'heure,toutcedontelleétaitsûre,c'étaitqu'ellevoulaitêtreavecAntoine.—Parquiveux-tuêtremariée?demanda-t-il.L'employédel'étatcivilavaitsoulevéunequestionlégitime.Ilignoraittotalement

siBeatasouhaitaitqu'unrabbincélèbrelemariageetildevaitadmettrequecetteidéelemettaitmalàl'aise.S'ilsledésiraient,ilspouvaientfortbiensecontenterdelamairie,maisenyréfléchissantbienilpréféraittoutdemêmeêtremariéparunprêtre.—Jen'yaipasvraimentsongé.Nousnepouvonspasêtremariésparunrabbin,

carilfaudraitpourcelaquetuteconvertisses.Tudevraisétudierlestextessacrés,etcelapourraitprendredesannées,réponditBeata.Deux semaines d'attente leur semblaient déjà une éternité, et ils souhaitaient

encore moins avoir à attendre plusieurs années pour se marier, en particuliermaintenantqu'ilsétaientensembleetqu'ilsvivaientsouslemêmetoit.Antoineétaitrestééveillépratiquementtoutelanuit,incapablededormirensachantqu'ellesetrouvait à côté, dans le lit qu'ils allaient bientôt partager. Après tout ce qu'ilsavaienttraversépourêtreensemble,ilbrûlaitdelafairesienne.Quepenserais-tud'êtremariéeparunprêtre?demanda-t-ilcarrément.Iln'avaitnullementl'intentiondel'yobliger,mêmesic'étaitcequ'ilpréférait.—Jen'ensaisrien,jen'yaijamaisréfléchi.Etreseulementmariéscivilementme

paraîtunpeutriste,maisjenesuispascertainequecesoitimportantd'êtremariésparunrabbinouparunprêtre.J'aitoujourspenséqu'iln'yavaitqu'unseulDieu,etje ne crois pas qu'il fasse beaucoup de différence entre une église et unesynagogue.Pour Antoine, c'était une idée novatrice. Contrairement à sa famille, Beata se

montraittrèslibéraledanssafaçondepenser.Durant le trajet du retour, ils en parlèrent, ainsi que de l'éventualité d'une

conversiondeBeataaucatholicisme.Lajeunefillefaisaitpreuved'uneouverture

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d'esprit surprenante et se disait prête à le faire, si c'était ce qu'il voulait. Ellecroyaitensareligion,maispar-dessustoutelleaimaitAntoine.Siseconvertiraucatholicisme leur permettait de se marier plus rapidement, elle acceptait defranchirlepas.Alorsqu'ilsendiscutaient,Antoinefithaltedevantunepetiteéglise,derrière laquelle se trouvait un presbytère. Il descendit de voiture, gravit lesvieilles marches et sonna à la porte. Une plaque indiquait que l'édifice, dont lapierreétaitvieillieetpatinée,dataitdudixièmesiècle.Unprêtred'uncertainâge,ensoutane,vintouvriret lui sourit.Aprèsavoiréchangéquelquesmotsavec lui,Antoine fit signe à Beata, qui attendait dans la voiture. La jeune fille sortit duvéhicule et s'approcha timidement; elle n'avait jamais parlé à un prêtre et n'enavaitjamaisvuundeprès-ellen'avaitfaitqu'encroiserdanslarue—maiscelui-ciavaitunvisageetunregardbienveillants.—Votrefiancém'aditquevoussouhaitiezvousmarier,fitcederniertandisqu'ils

setenaienttouslestroisdansl'airfraisdelamontagne,souslesoleilmatinal.Ilyavaitunchampdefleurssauvagesjaunesjusteau-dessusd'eux,ainsiqu'un

vieux cimetière où l'on continuait d'enterrer les gens. Il y avait aussi une petitechapelleàl'arrièredel'égliseetunpuitsdatantduquatrièmesiècle.—C'estexact,confirma-t-elleenessayantdenepaspenseràcequesesparents

auraientditenlavoyantdiscuteravecunprêtre.Elle s'attendait presque à être frappée par la foudre, tout en ressentant une

sérénitéetunbien-êtreinattendus.—Vousn'êtespascatholique,àcequej'aicrucomprendre?Encecas,ilvavous

falloirquelquesleçonsd'instructionreligieuse,carjeprésumequevoussouhaitezvousconvertir?La gorge deBeata se serra.Entendre cemot lui faisait un effet étrange.Elle

n'avait jamais pensé qu'elle se tournerait un jour vers une autre religion que lareligionjuive,maisellen'avaitjamaisimaginénonplusépouserunjourunhommecomme Antoine. Ses études religieuses lui avaient ouvert l'esprit sur les autresdogmes existants.Avec le temps, pensait-elle, son cœur lui aussi se convertirait,paramourpourAntoine.— Nous pourrions vous faire participer au catéchisme avec les enfants de la

région, continua le prêtre, mais le dernier groupe vient de faire sa premièrecommunionetlescoursnereprendrontpasavantlafindel'été.Or,jecroissavoirquevoussouhaitezvousmarierdansdeuxsemaines.Iljetauncoupd'œilsurlebrasenécharped'Antoineetremarqual'innocencequi

selisaitsurlevisagedeBeata.Antoine avait expliqué qu'il était français et Beata allemande, qu'il avait été

blesséàlaguerreetqu'ilsétaientsansfamille,exceptionfaitedescousinschezquiils habitaient. Il avait également insisté sur le fait que Beata était arrivéed'Allemagne laveilleetqu'ils souhaitaient régulariser leur situation,pournepasavoiràvivredanslepéché.Ilavaitdemandéauprêtredelesaider,etcedernieravait accepté. Il ferait tout son possible. Ils avaient l'air honnête et visiblementleursintentionsétaientbonnes,sinonilsneseraientpasvenusletrouver.—Pourquoinepasentreretendiscuter?suggéra-t-il.Antoine etBeata le suivirent à l'intérieur. La pièce, éclairée à la bougie, était

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petiteetsombre,etunimmensecrucifixétaitaccrochéàunmur.Dansuncoinsetrouvaitunenicheavec lastatuede laSainteVierge.Leprêtres'assitàunpetitbureaudélabré,tandisqu'AntoineprenaitdeuxchaisespourBeataet lui.Malgrél'atmosphèretristedelapièce,laprésenceduprêtrequileursouriaitlesdétendit.—Beata,vousserait-ilpossibledevenirmevoiruneheure,touslesaprès-midi?Lajeunefemmeacquiesçad'unhochementdetête,bienqu'elleignorâtencorela

quantitédetravailqu'onluidemanderaitàlaferme,oumêmesiAntoineauraitletempsde la conduireà l'église.Dans le cas contraire, elle aurait àparcourirunlongcheminàpied,maisqu'importe,elleétaitprêteàtout.— Oui, répondit Beata, quelque peu intimidée, sans savoir vraiment ce qu'il

attendaitd'elle.— Danscecas,jepensequenouspourronsétudiertoutcequiestnécessaireà

votre conversion. En général, je préfère que cela dure plusieurs mois pourm'assurerquetoutestbiencomprisavantlebaptême,maisdansvotrecas,jecroisque nous pouvons aller plus vite. Vous étudierez de votre côté et je vousenseignerai ce que vous avez besoin de savoir. Vous allez franchir une étapeimportante dans votre vie, plus importante encore que le mariage. Devenir uneenfantdeDieuestuncadeaumagnifique.—Oui,murmuraBeata,jesais.Sesyeuxsemblaientimmensesdanssonvisageauteintlaiteux.PourAntoine,elle

n'avaitjamaisétéplusbellequ'encetinstant.—Quesepassera-t-ilsijenemesenspasprête?Jeveuxdire,pourlebaptême?Elleavaitdumalàprononcerlemot.— Il faudra alors attendre que vous le soyez, répondit le prêtre avec

bienveillance.Vousnepouvezpasépouseruncatholiquesansvousêtreconvertieaupréalable.Ilneparlapasd'uneconversionpossibled'Antoineaujudaïsmenid'unmariage

civilàlaplacedureligieux,car,àsesyeux,seulunmariagecélébrédansuneéglisecatholique était valable. Après leur conversation du matin, Beata avait devinéqu'Antoinepartageaitlamêmevisiondeschoses.Seconvertir,pensait-elle,seraituneétapesupplémentairedanssavie,unautresacrificequ'illuifaudraitfairepourAntoine.Detoutefaçon—etilsenavaientconvenueux-mêmes—ilauraitététropcompliquépourluideseconvertiraujudaïsme.L'étudedestextesauraitprisdesannées,etsitantestqu'ileûtaccepté,iln'yavaitaucunrabbinàproximité.Pourtoutescesraisonsd'ordrepratique,unetelleconversionn'avaitpaslieud'être.Enoutre,elleestimaitquec'étaittropluidemander.Siellevoulaitqueleurunionsoitbénieparunereligion,en l'occurrencecelled'Antoine,ellesentaitqu'ellen'avaitpasd'autre choixquede se convertir.Par ailleurs, leNouveauTestament l'avaittoujoursintriguée;elleaimaitleshistoiresquiparlaientdeJésusetétaitfascinéeparlessaints.C'étaitpeut-êtreunsigne.Enoutre,bienquelejudaïsmefûtlaseulereligion qu'elle eût connue, elle n'avait jamais été certaine de son attachementvéritableàsaconfession.EllesesentaitprêteàrenonceràsafoipourAntoineetàembrasser la religioncatholique,etpensait le luidevoiren tantqu'épouse.Leuramouravaitexigédessacrificesdeleurpartàtouslesdeux,etsaconversionenconstituaitunnouveau.

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Auboutd'unedemi-heuredediscussionavecleprêtre,Beatapromitderevenirlelendemain après-midi. Ce dernier lui avait assuré qu'en quinze jours elle seraitprête.Illesraccompagnaàlaporteetleurfitaurevoirdelamainquandlavoitures'éloigna.—Alors,qu'enpenses-tu?demandaAntoine,quiconduisaitdelamaindroiteavec

aisance,lesdoigtsdesamaingaucheblesséeposéssurlevolant.Il était inquiet et convaincu qu'il en demandait trop. Si Beata refusait de se

convertir,cequ'ilcomprenait,ilsesatisferaitd'unmariagecivil-ilrefusaitqu'ellefîtquoiquecesoitquiailleàl'encontredesescroyances.Iln'avaitaucuneidéedel'importancequ'avaitpourellelareligion,niàquelpointellesuivaitlestraditionsjuives.Ilsavaitseulementquesafamilleétaitjuiveorthodoxe,cequiexpliquaitpourquoi

illeurparaissaitaussiimpensablequeleurfillepûtsemarierendehorsdesafoi.Toutefois,ilignoraitjusqu'àquelpointBeataétaitcroyante,etquelledouleurellepourraitressentirenrenonçantàsareligionpourlui.— Jetrouvequ'ilestgentil.Ceseratrèsintéressantd'étudieraveclui,répondit

polimentBeata.Antoinefutsoulagédeconstaterqu'ellenesemblaitpasangoissée.Ellevivaitsa

décisionavecuncalmeincroyable,commeàchaquefoisqu'unchangements'étaitproduitdanssavie.—Queressens-tuà l'idéedeteconvertir?Personnenet'yoblige,Beata.Nous

pourrionssimplementnousmarieràlamairie.Tuasdéjàrenoncéàtantdechosespourmoi,fitAntoine,quiéprouvaitunprofondrespectpourelle.—Toiaussi,répondit-elleavechonnêteté.Puisellesetutunlongmoment,regardantlepaysagedéfilerparlavitre.—Jecroisquejepréfèrememarieràl'église,reprit-elleensetournantverslui,

lesyeuxpétillants,surtoutsic'estimportantpourtoi.— C'est extrêmementgénéreuxde tapart. Je t'aime, tu sais.Etnos enfants ?

Voudras-tuqu'ilssoientjuifsoucatholiques?Si les choses s'étaient passées normalement, ils se seraient posé ce genre de

questions au fil des mois, mais étant donné le contexte de leur rencontre et ladistancequi les avait séparés, ils n'avaient jamais eu le tempsni l'occasiond'enparler.Beataréfléchitlonguement,puisleregarda,levisagesérieux.Elleavaitpristrès

àcœurladiscussiondelamatinée.Ils'agissaitd'unedécisionimportante,capitalemême.—Situescatholiqueetquejeledeviens,ilfautquenosenfantslesoientaussi,tu

necroispas?C'était ce qui paraissait le plus logique à Beata, elle qui n'avait jamais eu

l'attachementprofonddesesparentsàlareligionjuiveetquiallaitàlasynagoguepourleurfaireplaisiretparcequec'étaitlatradition.LeNouveauTestament,enrevanche,l'avaittoujoursfascinéeetintriguée,etelleétaitconvaincueque,mariéeàAntoine,elledévelopperaitavecletempsunlienparticulieraveclafoicatholique.Antoine, reconnaissant, acquiesça d'un hochement de tête. Il comprenait à

présentlaraisondelaviolenteoppositiondesparentsdeBeataàleurmariage.La

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simple idée d'avoir des petits-enfants catholiques devait être pour eux un vraicauchemar.— Ce serait trop compliqué si leurs parents avaient des religions différentes,

repritBeata,quiàprésenttrouvaitl'idéetrèssensée,mêmesi,d'aprèscequej'ailu,jenepensepasquenoscroyancesdivergenttant.Antoineétaitd'accord,ettandisqu'ilsapprochaientdelaferme,unsentimentde

paix les envahit. En sortant de la voiture, il passa son bras autour d'elle, et ilsrejoignirentWaltheretMariapourledéjeuner.IlsparlèrentauxZuberdelarencontreavecleprêtre,delavisiteaubureaude

l'étatciviletdesleçonsdecatéchismedeBeata.Cettedernières'excusadedevoirleslaissertouslesaprès-midi,maisMaria,qui

s'inquiétaitpour leuravenirdepuisqu'elle savaitqueBeataétait juive, trouva lanouvelle formidable. A ses yeux, la conversion de Beata était une magnifiquepreuved'amour,cequ'elles'empressadedireàlajeunefillequandellesrangèrentlacuisineensemble,unefoisqueleshommeseurentquittélatable.—Toutceladoitvousparaîtreétrange,ditMariaaveccompassion.C'étaitunefemmematernelleauphysiquegénéreux.Elleétaitarrivéeàlaferme

lorsdesonmariage,à l'âgededix-neufans.Depuis,elleavaitdonnénaissanceàleursenfants,travaillé,aimésonépouxetpriéàl'église.Bienqu'ellefûtintelligenteetlûtbeaucoup,ellemenaitunevietrèssimple,àdesannées-lumièredelagrandeet élégantemaisondans laquelleBeataavaitgrandi, etdes tenuesetbijouxqueportaientsamèreetsasœur.Lesimagineràlafermeétaitd'ailleursimpossible,etBeataneputréprimerunsourireenpensantquesavieetcelledesasœurallaientêtre bien différentes. Antoine et elle ne comptaient pas rester en Suisse, maisretourner un jour en France ou enAllemagne. Cela dépendrait de la famille quicéderaitlapremièreetdupaysquioffriraitlespossibilitéslesplusintéressantes.Antoineignoraitcequ'ilferaits'ilnepouvaitretournerenDordognepours'occuperde la propriété familiale, mais Beata savait qu'à la fin de la guerre, avec leschangements inévitables qui en découleraient, beaucoup se retrouveraient dansleursituation,obligésdereconstruireunenouvellevieailleurs.Ilsallaientprendreunnouveaudépart,etellerendaitgrâceaucield'êtrelà.— Non,cen'estpasétrange,réponditBeatad'untonposé,c'estjustedifférent.

Jenesuispashabituéeàêtresiloindemafamille.Sa mère lui manquait terriblement, sans oublier que sa sœur et elle avaient

toujoursétéinséparables-maisaveclemariagedeBrigitteetsonemménagementàBerlin,leschosesauraientchangédetoutefaçon.Cequil'affectaitleplus,c'étaitlescirconstancesdramatiquesdanslesquelleselleavaitquittélessiens.C'étaituneblessureencoreouverte,etMariapouvaitfacilementimaginerqu'elleleresteraitlongtemps. Elle espérait que leurs familles retrouveraient vite la raison et leurpardonneraient leur choix; Antoine et Beata étaient des jeunes gens charmants,mais elle savait qu'ils souffriraient dans les années à venir si leurs famillesn'acceptaient pas leur union. Pour l'heure,Walther et elle étaient ravis de faireofficedeparentsdesubstitution.Lesavoirétaitunebénédictionpoureuxaussi.—Aurez-vousbientôtdesenfants?s'enquitMaria,curieuse.Beatarougit,nesachantquoirépondre.Ellen'étaitpassûrequ'ilfûtpossiblede

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contrôlercegenredechoseetpensaitqu'unenfantarrivaitquandDieuledécidait.S'ilexistaitunquelconquemoyend'empêcheroudemaîtriser lesgrossesses,ellel'ignorait-etelleneconnaissaitpasassezMariapourleluidemander.—Oui,sansdoute,répondit-elledoucement,l'airembarrassé,toutenrangeantla

dernièreassiettedansleplacard.Dieuendécidera.Ellepensaàsasœuretsedemandasielleaussiauraitbientôtdesenfants,tout

enayantdumalàimaginerBrigitteavecdesbébés,ellequi,endépitdesesdix-huitans,étaitencoresipuérile.Avingtetunans,elle-mêmesesentaitàpeineprêtepour les responsabilités de la maternité et du mariage et savait qu'à l'âge deBrigitteellen'aurait jamaisété capabled'affronter tout cela.Maisàprésent, etmalgréleursdébutsdifficiles,elleseréjouissaitdecequilesattendaitetsesentaitàlahauteurdelatâche.— Quelbonheurceserad'avoirunbébéici!s'exclamajoyeusementMariatout

enleurservantàchacuneunetassedethé.Ellevoyaitrarementsespetits-enfants,carilsvivaientloinetparcequeWalther

etellenepouvaientpassepermettrede laisser la ferme.L'idéed'unbébédansleurmaison—àconditionqu'AntoineetBeatafussenttoujourschezeuxquandilnaîtrait—luiréchauffaitlecœur,etsonregards'illumina.Poursapart,Beataavaitdumalà concevoir la réalitéde la chose.Pour l'instant, ellenepensaitqu'à sesleçonsdecatéchismeetà sonmariagedansquinze jours.Au-delà, ellene savaitquoi imaginerouattendre.SonuniquecertitudeétaitsonamourpourAntoine,etelle ne regrettait rien de ce qu'elle avait fait et abandonné pour lui. Maria etWalther éprouvaient un profond respect pour l'attachement de Beata enversAntoine. Sa détermination et son charme leur plaisaient. Chaque jour,Maria sesentait plus proche d'elle, sans compter que Walther et elle avaient toujoursbeaucoupaiméAntoine,bienqu'ilsl'eussentpeuvulesannéesprécédentes.Mariaregrettaitsimplementqu'ilsnerestentpasaveceuxpourdebon.Unefois

la guerre terminée, le gouvernement suisse demanderait aux ressortissantsétrangersdequitterlepays;laSuisseétaituneterred'asilemais,sitôtlespaysenpaixetlesfrontièresrouvertes,lesétrangersdevraientregagnerleurterrenatale.Pourtant,étantdonnélasituationaprèsdeuxansdeconflit,quisavaitquandcelaseproduirait? Pour l'heure, bien à l'abri dans lesmontagnes, le jeune couple étaittranquilleetensécurité.Beatatrouvalesleçonsd'éducationreligieusepassionnantes.Ellesluirappelaient

cequ'elleavaitétudiédelaBible-sicen'étaitquel'enseignementdupèreAndréétait plus axé sur le catholicisme. Il lui parla du chemin de croix, de la SainteVierge,de laTrinité; il luiapprit lesprièresetcommentréciter lerosaire,et luiexpliqua les sacrements et l'importance de la communion. Beata ne cessait deposerdesquestions,quiprouvaientauprêtrecombienelleavaitréfléchi.Lesidéeset lesconceptschrétiensnesemblaientnullement l'incommoderni lachoquer;etelleluisignalaitsouventlessimilitudestroublantesaveclareligiondesonenfance.C'étaitunejeunefemmeàl'espritvif,quiaimaitlareligionetlaphilosophie,etquiétait profondément bonne et généreuse. Au cours des deux semaines qu'ilspassèrentensembleàétudierlareligion,lepèreAndrétombasouslecharmedela

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jeunefemme.Chaquejourelleluiapportaitunpetitquelquechosedelaferme,enmême temps que le bonjour des Zuber. Elle le fit rire aux éclats quand elle luiracontacequecelafaisaitdetraireunevache.Elleenriaitd'ailleurschaquematinenimaginantBrigittetenterl'expérience.Elleseseraittrouvéemal.Seulelapenséedesamèrelafaisaittoujoursautant

souffrir.Etsonpèreaussiluimanquait,malgrésapositioninflexibleparrapportàsonmariage.Ellesefaisaitégalementdusoucipoursesfrères.Lefaitqu'ellesetrouvât loin de chez elle et qu'elle fut partie sous les foudres paternelles neremettait nullement en question son amour pour eux. Elle n'éprouvait aucunecolère,ilsluimanquaient,toutsimplement.Elles'enétaitconfiéeaupèreAndré,etlacompassionetlepardondontellefaisaitpreuvel'avaientimpressionné.Ellenesemblaitpasleurenvouloir,alorsqu'aufondilsétaientresponsablesdesondépart.Unaprès-midi,illuifitleplusbeaudescomplimentsàsesyeuxenluiconfiantque,siellen'avaitpasétéélevéedansuneautrereligionetsurlepointdesemarier,elleauraitfaitunereligieuseadmirable.Antoinenefutpasaussitouchéqu'elleparcecomplimentquandelleleluirépétalesoirmême.—MonDieu!J'espèrequ'iln'essaiepasdetefairechangerd'avis!J'aid'autres

projetsencequiteconcerne,fit-ilenmontrantunepossessivitésoudaine.—Moiaussi,maisc'étaitquandmêmegentildesapart,ditBeata,flattée.C'était un réel compliment dans la bouche du vieux prêtre, et Maria était

d'accordavecelle.— Peu importe que cela soit gentil ou pas, poursuivit Antoine sur lemême ton

nerveux et désapprobateur, je ne veux pas de religieuse dans ma famille. J'aitoujourspenséquec'étaitunetristeexistence.Lesgenssontfaitspoursemarieretavoirdesenfants.— Peut-êtrepastoutlemonde.Certainespersonnesnesontpasfaitespourle

mariageoupouravoirdesenfants,déclaraBeataavecfranchise.—Ehbien, je suisheureuxque toi tu le sois, répliqua- t-il ensepenchantpour

l'embrasser,cequifitsourireMaria.AntoinetravaillaitduràlafermeavecWalther,etcesoir-là,quandelleluiavait

refaitsonpansementavantledîner,elleavaitremarquéquesonbrasallaitmieux.La plaie cicatrisait, même si le membre était encore raide et pas aussi habilequ'Antoinel'auraitvoulu.Néanmoins,ils'ensortaittrèsbienavecunseulbrasetilluisemblaitplusbeauquejamais.Elleréponditàsonbaiserparunsouriretimide,légèrementembarrassée,commeàchaquefoisqu'ilparlaitd'avoirdesenfantsetqu'illuirappelaitparlàlesdécouvertesàvenir.Le matin du baptême, Maria, Antoine et Beata, en route pour l'église,

s'arrêtèrentàlamairie.Unfonctionnaireàlaminemaussadelesmariacivilement— préambule légal au mariage religieux prévu le lendemain. Ce fut unemerveilleuse sensationpourBeata, au sortir de lamairie, de savoir qu'elle étaitdéjàlafemmed'Antoineauxyeuxdelaloi,etqu'elleleseraitàceuxdel'Egliselejoursuivant.SeulsAntoineetMariaavaientaccompagnéBeataàl'église,Waltherayanttrop

detravailàlaferme.Lacérémoniefutsimpleetcourte.Beataprofessasafoietsaloyautéenversl'Eglisecatholiqueenprésenced'AntoineetMaria,sonparrainetsa

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marraine,quijurèrentensonnomderenonceràSatanetdel'aideràvivresafoidans sa vie présente et à venir. Après le baptême, Beata, en larmes, reçut lacommunionpourlapremièrefois.Toutcelareprésentaitbienpluspourellequ'ellenel'auraitcruetdépassaittout

ce qu'elle avait pu vivre dans le judaïsme. Elle s'était toujours ennuyée à lasynagogue, où il fallait rester assis pendant des heures, et où la séparation deshommesetdesfemmesluidéplaisait.Lefaitqu'iln'yeûtpasdefemmesrabbins—cequ'elletrouvaitextrêmementinjuste- l'avaitégalementtoujourscontrariée,etsonpèresemettaitencolèrechaquefoisqu'elleévoquaitlesujet,rétorquantavecautorité :«C'estainsi.»Elleavaitétédéçued'apprendrequ'iln'yavaitpasnonplusdefemmesprêtres,maisaumoins,pensait-elle,ilyavaitdesreligieuses.Sasœur,quitrouvaitelleaussilejudaïsmeorthodoxetropsévère,avaitdéclaré

avantsonmariagequ'ellenesuivraitpluslesrèglesalimentairesstrictes,unefoisàBerlin,puisquelafamilledeHeinrichetlui-mêmenelesobservaientpas.Maisellen'avait jamais osé l'avouer à ses parents. Sans aller jusqu'à trouver ces règlesridicules comme Brigitte, Beata avait toujours désapprouvé certains aspects dujudaïsme.Soudain,àsagrandesurprise,l'idéed'êtrecatholiquel'enchanta.Grâceàlareligion,elleallaitêtreencoreplusproched'Antoine,etplusenharmonieaveclui. Elle trouvait même facile de croire auxmiracles, à la ViergeMarie et à lanaissancedeJésus.Ensortantdel'église,ellesesentaitdifférenteetpluslégère,commetransformée,tandisqu'elleoffraitàAntoineunvisageradieuxetunsourirerayonnant. Avec le mariage civil et le baptême, cette journée avait étéextraordinaire.—Jeregrettevraimentquevousnevouliezpasdevenirreligieuse,lataquinale

pèreAndré.Jecroisqu'avecunpeuplusdetravailetdavantagedetempspourrévélervotre

vocation,vousauriezétéformidable.—Alors,jesuisheureuxqu'ellen'aiteuquedeuxsemaines,fitAntoine,nerveux.L'idéedeperdresa jeuneépouse -pour laquelle il s'était tantbattu—pour le

couvent le mettait hors de lui, même s'il savait que le prêtre n'était pasmalintentionné.Avantdepartir,ilspromirentderevenirsemarierlelendemain.Lemariagecivil

les y autorisait, tous les papiers étaient en ordre. Le soir, après avoir fêté sonbaptêmeparunbondîner,Beataseretirarapidementdanssachambre.C'étaitladernière nuit qu'elle passerait seule dans son lit et elle devait travailler sur sonprojetsecret.Quandelleétaitpartied'Allemagne,ellen'avaitrienemportéquipûtluiservirderobedemariée,seulementdestenuespratiquesadaptéesautravailàla ferme.Cependant,Maria lui avait fait cadeau de deuxmagnifiques nappes endentelle, un peu usées en certains endroits, qui lui venaient de sa grand-mère.Beata semoquaitbienqu'elles soientabîmées, etquandellen'étaitpasen traind'étudier son catéchisme, de traire les vaches ou d'aider Maria à préparer lesrepas,ellesedépêchaitdecoudredanssachambre,sibienquelarobedemariéequ'elleavaitconfectionnéeaveclesdeuxnappesétaitpresqueterminée.Elleavaitréussiàlescouperdefaçonqueladentellecouvrîtsapoitrine,sesépaulesetses

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bras,etilluirestaitjusteassezdematièrepoursefaireunpetitchapeauavecunvoile.Deplus,commeelleétaitmince,elleavaitmêmepuajouterunetraîne.Larobeétaitplisséesurlebusteetparfaitementajustéeàlataille,qu'elleavait

très fine, puis elle s'élargissait joliment jusqu'en bas, et était embellie par ladentelle.C'étaitunvraichef-d'œuvre.Maria,quine l'avaitpasvue,s'attendaitàquelquechosedesimpleetprobablementmaladroitcarellepensaitqu'iln'yavaitpasgrand-choseàtirerdedeuxvieillesnappes.Ellen'avaitaucuneidéedutalentdeBeatanideladélicatessedesestravauxd'aiguille.Lematin dumariage, Antoine avait accepté de se rendre à l'église une heure

avantlacérémonie,pournepascroiser

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Beata.Lajeunefillevoulaitluifairelasurprisequandelleremonteraitlanefdelavieilleégliseenpierrepourvenirlerejoindreàl'autel.Ilignoraitpourquoielleseretiraitsitôtdanssachambrechaquesoiretpensait

qu'elle était exténuée par la rigueur des travaux de la ferme. MêmeMaria nesavait pas qu'elle avait passé plus d'une nuit à coudre jusqu'à l'aube et remplinéanmoins toutes ses obligations le jour suivant, sans avoir dormi, demanière àpouvoirterminerlarobeàtemps.Cetterobeétaitlaplusbellequ'elleeûtjamaisréalisée,rivalisantaveclescollectionsparisiennes;sielleavaitétéfaitedesoieetde satin au lieu de dentelle fine, elle aurait été extraordinaire et digne du plusgrand mariage et pour Beata, le sien l'était. Malgré la fragilité de la dentelle,c'était une robe divine, davantage adaptée à la simplicité de cette église demontagnequel'auraitétéunetenueplussophistiquée.— Mon Dieu ! s'écria Maria, le souffle coupé, en voyant Beata sortir de la

chambre.Oùavez-voustrouvécetterobe?AntoinevousaemmenéeàLausanne?— Maisnon!s'exclamaBeataenriant,raviedel'effetproduitsursamarraine,

quis'étaitmiseàpleurersouslecoupdel'émotion.Jel'aifabriquéeaveclesnappesquevousm'avezdonnées.J'yaitravaillétouteslesnuitsdepuisdeuxsemaines.—Incroyable!Mêmeendeuxansdetravail,jeneseraisjamaisarrivéeàuntel

résultat!fitMaria,quin'avaitjamaisrienvud'aussibeau.Beataressemblaitàuneprincessedecontedefées.C'était laplusjoliemariée

qu'elleeûtjamaisvue.—Quivousaapprisàcoudreainsi?—Personne,çam'amuse.Jecousaisbeaucouppourmamèreetmasœur,etj'ai

toujourspréféréfairemesrobesplutôtquelesacheter.—Toutdemême,unerobepareille!ditMariaenfaisantpivoterBeatasurelle-

même pour admirer le voile et la traîne. Attendez qu'Antoine vous voie ! Il vas'évanouirdansl'église!—J'espèrebienquenon,réponditBeata,auxanges.Walther fut lui aussi stupéfait en la voyant. Il aida sa femme à arranger

délicatement la robeet la traîneautourdeBeata sur labanquettearrièrede lavoiture,puisilsmontèrentdevant.Beatasesentaitunpeucoupablequ'Antoineaitdûmarcherjusqu'àl'église,maisellenevoulaitpasqu'illavoieavantetelleétaitrestéedanssachambretoutelamatinéejusqu'àsondépart.Ellepensaitquecelaleurporteraitbonheur.Elleavaitencoredumalàcroirequelejourdesonmariageétait venu, et elle avait fondu en larmes quand elle s'était habillée, samère luimanquanténormément.Jamaisellen'aurait imaginéqu'unjourellesemarieraitsanselleàsescôtésni

sonpèrepourlaconduireàl'autel.LesZuberavaientfournilesalliances,deuxanneauxsimples,quivenaientdela

famille.WaltheravaitdonnéàAntoinel'alliancedesonpère,qu'ilgardaitrangéedansuneboîteetquiallaitparfaitementàl'annulairedesamaingauche.Waltherl'avait mise dans sa poche avec la bague de l'arrière-grand-mère de Maria, unminceanneaud'orsertidepetitsdiamantsetsipetitqu'aucunefemmedelafamille

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n'avaitjamaispuleporter.MaisilallaitàBeatacommes'ilavaitétéfaitpourelle.Al'intérieurdelabagueétaientgravéslesmots«Moncœurestàtoi»Enfin,dansungestedegrandegénérosité, lesdeux fermiersavaientdécidéde

passerlanuitchezdesamis,afindelaisserlamaisonauxjeunesmariés.Waltheravaitmis au frais unebouteille deChampagnequ'il gardait en réservedepuis lemariagede sonpropre fils, etMaria leuravaitpréparéunvéritablepetit festin.Elleestimaitquec'étaitlamoindredeschosesqu'ellepûtfairepoureuxetyavaitmistoutesatendresse.Ellevoulaitlesgâterlepluspossible,carellesavaitquecen'étaitpas lemariagequ'ilsauraienteus'ilsétaientrestésdans leurs famillesetdans leurs mondes. En dépit de tout ce qu'ils avaient perdu, Antoine et Beataavaient conscienced'avoirnéanmoinsbeaucoupgagnéenéchange, etde tout cequ'ilsreprésentaientl'unpourl'autre.Aleursyeux,celavalaittouteslesrichesses,mêmes'ilétaitdifficile-enparticulierunjourcommecelui-ci—denepaspenseràceuxqu'ilsavaientlaissésderrièreeux.Les habitants du village sortaient de la messe quand les Zuber et Beata

arrivèrent. Antoine attendait dans le presbytère, comme le lui avait demandéBeata.En la voyant, les gens s'extasièrent sur la beauté de lamariée et sur sarobe.Avecsescheveuxnoirssouslechapeauendentelle,sapeaulaiteuseetsesimmensesyeuxbleus,elleressemblaitàuneprincesse.Jamaisilsn'avaientvuuneaussibellemariée.LepèreAndréétait luiaussiéblouietreconnutqu'ellefaisaitune bien plus jolie mariée qu'une religieuse. Lui non plus n'avait jamais vu demariée aussi ravissante. Quelques instants plus tard, les yeux du vieux prêtrepétillaientdemalicequand ildemandaàAntoinedesedirigervers l'autel,en luiannonçantqu'illuiréservaitunesurprise.Antoinen'avaitaucuneidéedecedontleprêtre parlait, jusqu'à ce que l'organiste semette à jouer lamusique qu'il avaitchoisieavecBeataetqu'illavoiefranchirlentementleporcheaubrasdeWalther.Beataavançaitaveclagrâced'unejeunereine,sespiedssemblantàpeinetoucherlesol.Elleportait laseulepairedechaussuresdesoiréequ'elleavaitpriseavecelle,ensatincrèmeornéesdebouclesenstrass.MaisAntoinenes'attendaitpasàunetellerobe.Ils'étaitdemandécequ'elleporterait,maisàprésentqu'illavoyait,ilpensaitqu'elleavaitapportésarobedeCologne.EllesemblaitavoirétéfaiteàParis,avantlaguerre.Unefoisl'effetdesurprisepassé, ilnevitplusqueBeata.Quandsesyeuxplongèrentdanslessiens,leslarmescoulèrentsurleursjoues.PuisMaria souleva le voile de fine dentelle qui révéla le visage de Beata, baigné delarmesdejoie.Beata pleura à nouveau lorsqu'ils échangèrent leurs vœux, et ses mains

tremblèrent quand Antoine lui passa la bague au doigt et qu'elle-même lui mitl'allianceàl'annulairegauche,enprenantsoindenepasluifairemal.Lorsqueleprêtre lesdéclaramariet femmeetqu'Antoine l'attiravers luipour l'embrasser,ellesutquec'étaitleplusbeaujourdesavie,etAntoinedutsefaireviolencepourlarelâcherafinde leurpermettredesedirigervers lasortie.Deshabitantsdesfermes avoisinantes étaient restés pour revoir la ravissante mariée et les

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attendaientdehors,ausoleil.Personnen'oublierait labeautédeBeatacejour-là,Antoinemoinsquequiconque.Les Zuber et le père André allèrent déjeuner avec les mariés, et l'après-midi

MariaetWaltherdéposèrentlevieuxprêtreàl'église,avantdepartirchezleursamis. Antoine et Beata se tenaient sur le pas de la porte en les regardants'éloigner. Ilsse tournèrentalors l'unvers l'autre : ilsétaientenfinseuls.VivantaveclesZuber,celaneleurarrivaitpassouvent,maisaumoinspartageraient-ilsdésormaislamêmechambre.Pourl'heure,ilsavaientlamaisonpoureuxseuls,etc'étaitlàunmagnifiquecadeauqueleuroffraitlevieuxcouple.Cettenuitd'intimité,danslapetitefermeaucœurdesAlpes,seraitleuruniquelunedemiel,maisc'étaittoutcequ'ilssouhaitaient.Ilsvoulaientjusteêtreensemble,etilssavaientquelamagiedecettejournéenes'effaceraitjamaisdeleurmémoire.Danslalumièredecettefind'après-midi,AntoineregardaitBeataavecamour.Elleportaitencoresarobedemariéeetilauraitvouluqu'ellenel'enlèvejamais.La jeune femme avait passé un temps fou à la coudre, pour ne la porter que

quelquesheures,maisc'étaitlecasdetouteslesmariées.Enrevanche,peud'entreellesauraientétécapablesderéaliserunetellerobe.ToutenadmirantlamanièredontelleépousaitlasilhouettegracieusedeBeata,Antoinesuivitsafemmedanslamaison.Ilss'installèrentdanslesalonetdiscutèrenttranquillementunlongmoment,puis

ilemplitdeuxcoupesdeChampagne.Celafaisait longtempsqueBeatan'enavaitpas bu — excepté le peu qu'elle avait pris au mariage de sa sœur, quelquessemainesauparavant-etellesentitlatêteluitournerdèslapremièregorgée.Elleavaitencoredumalàcroirequeleursviesaientautantchangéensipeudetemps.Unmois plus tôt, elle n'aurait jamais imaginé qu'elle vivrait dans une ferme enSuisseetqu'elleseraitmariéeàAntoine.C'étaitunrêvedevenuréalité,mêmes'illui avait fallu traverser des moments terribles pour en arriver là. Pourtant, lessouffrances passées semblaient déjà s'estomper pour ne laisser que le plusimportant:partagersavieavecAntoine.Ilspassèrentl'après-midiàparler,maindanslamain.Ilsn'étaientpaspressésde

consommer leurmariage.Antoine, surtout,nevoulaitpas l'effrayer. Il savaitquec'étaitungrandpasdanssavieetsouhaitaitquetoutsepasseaumieuxpourelle.Iln'yavaitnulbesoindebrusquerleschoses.Endébutdesoirée,Beataproposadeservir le dîner que Maria leur avait préparé, mais ils n'avaient pas faim. Ilss'embrassaientdanslesalonquandsoudain,leChampagneaidant,ilneleurfutpluspossible de résister. Ils attendaient ce moment depuis onze mois, depuis leurrencontreenaoûtdel'annéeprécédente.L'incidentauborddulacleurparaissaitbienloin.Aprésent,ilsétaientmariés.

C'étaitcequ'ilsavaientattenduetrêvédepuislepremierjour.Malgrésablessure,AntoineparvintàsouleverBeatadanssesbraset laporta

doucementjusqu'àleurchambre.Illadéposaensuitesurlelitavecdélicatesseetcommença lentementà ladéshabiller. Il ignoraitsielleappréhendaitqu'il lavoienue,mais elle semblait n'éprouverni peurni crainte à le laisser faire.Quelquesinstantsplustard,Antoineposaavecsoinlarobedemariéesurlachaiseprèsdulit,laseuledelachambre,avantd'ôteravecprécautionlesdessousraffinésensatinet

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dentellequ'elleavaitconfectionnésdesmoisauparavant.Tandisqu'illaregardait,elleretintsonsouffle.Elleressemblaitàunepoupéedeporcelaine,et ilsemitàl'embrasserdélicatement.Lesmainstremblantes,ellecommençaàledéshabilleràson tour. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle était en train de faire ni cequ'Antoine attendait d'elle - les vagues notions qu'elle avait apprises sur l'acteamoureuxluivenaientdeBrigitte,quiavaittoujoursétébeaucoupplusintéresséequ'elleparcequisepassait,ouétaitcensésepasser,entrelessexes.Beatavenaitàluiavecsimplementsoninnocenceetsonamour,etquandAntoinelapritdanssesbras et commença à lui faire l'amour, tendre et attentionné, elle découvrit uneivresseetuneplénitudeinsoupçonnées.Aprèsl'amour,ils'allongeaprèsd'elleetlapritdanssesbras,traçanttendrementavecsesdoigtslescontoursexquisdesoncorps.Ilsparlèrentdurantdesheures,puisfirentànouveaul'amour,etcettefois-làcefutencoremieux.Auxalentoursdeminuit,affamés,ilsdévorèrentenfinlerepaspréparéparMaria.

Antoinedéclaran'avoirjamaiseuaussifaimdesavie,etBeata,vêtuedelarobedechambre que Maria lui avait offerte en cadeau de mariage, éclata de rire. Ilsétaient assis à la table de la cuisine, nus sous leurs robes de chambre, quandAntoine semit à l'embrasser passionnément. Tout en continuant à la couvrir debaisers,ilfitglisserlarobedechambredesesépaulesetadmirasabeauté,n'osantcroireàsonbonheur.Leurnuitdenocesétaitparfaite.— Crois-tu que nous avons fait un bébé, ce soir ? demanda alors Beata en

rongeantgaiementunosdepoulet. J'imaginequec'estcommeçaque l'on fait,àmoinsquetunem'aiespastoutmontré.Ellesesentaitsoudainadulte,aprèsladécouvertedetouscesmystères.— C'est possible, répondit Antoine en souriant à sa question. C'est ce que tu

voudrais,Beata?Ceneseraitpastroptôtpourtoi?—Admettonsquecelesoit?demanda-t-elle,intriguée.—Si tupréfèresattendre,nouspouvons faireensorte, lesprochaines fois,que

celaneseproduisepastroptôt.Poursapart,unbébéneledérangeraitpas,maisilnevoulaitpaslabousculer.Si

ellenesouhaitaitpasêtreenceintepourlemoment,ilétaitprêtàattendre,carlaseulechosequicomptaitàsesyeuxétaitdelarendreheureuse.— Je ne veux pas attendre, répondit doucement Beata, se penchant pour

l'embrasser.Monseuldésirestd'avoirunenfantdetoi.—Encecas,voyonscequenouspouvonsfairepourtecontenter.Ilsdébarrassèrentlatable,firentlavaisselleetlarangèrent,puisilsprirentune

dernièrecoupedeChampagne.Quandilsl'eurentbue,AntoineramenaBeatadansleurchambreet lui fitànouveau l'amour.Et tandisque lesoleilse levaitsur lesAlpes,ellepoussaunsoupirdebien-êtreavantdes'endormirdanssesbras,plusamoureusequejamais.

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Chapitre5Lemariaged'AntoineetBeatarestaunmerveilleuxsouvenirnonseulementpour

eux,maisaussipourtousceuxquilesavaientvuscejour-là.Auvillage,onparladelarobependantdesmois.MariaaidaBeataà larangersoigneusementdansuneboîte, emballée dans du papier de soie pour la protéger, et Beata fit sécherquelques fleurs de son bouquet. Après plusieurs jours de réflexion, elle décidad'écrire à samère et à sa sœur. Elle savait que Brigitte devait être installée àBerlinàprésent,etsouhaitait luiracontersonmariageet luidirequ'elle l'aimaittoujours.Quantàsamère,ellevoulaitluidirequ'elleallaitbienetqu'elleregrettaitles circonstances épouvantables de son départ, et aussi combien elle lui avaitmanquélejourdumariage.Deuxsemainesplustard,leslettresluirevinrentsansavoirétéouvertes.Cellede

Brigitte ne portait aucune inscription particulière mais simplement lecachet «Destinataire inconnu»,qui laissaitentendreàBeataquesasœur,mêmeàBerlin,nesouhaitaitpasdésobéiràleurpère.Quantàlalettredesamère,sonpèreyavaitinscritdesonécrituresoignéelerenvoiàl'expéditeur.Aucund'euxnevoulaitdecontactavecelle.EllecachaseslarmesàAntoinependantdeuxjoursavantdeluirévélercequis'étaitpassé.—C'estencorerécent,dit-ild'untonposéetconfiant, laisse-leurdutemps.Tu

leurécrirasdenouveaudansquelquesmois.D'icilà,leschosesseserontcalmées.Lui-mêmen'avaitpasprévenusesparents.Ilétaitencoretropencolèrecontrela

positionqu'ilsavaientpriseetn'éprouvaitaucuneenvied'entrerencontactavecsonfrère.—Tuneconnaispasmonpère,objectaBeatad'untontriste.Ilnemepardonnera

jamais.IlamêmeditquemamanetluiferaientChivapourmoi.Elleluiexpliquacequecelasignifiait,cequichoquaprofondémentAntoine,puis

ajouta:—JevoulaisjusteapprendreàmamanetBrigittelanouvelledenotremariageet

leurdirequejelesaimais.Ellen'avaitpasécritàsonpère- jamaisellen'auraitosé—etpourtant,même

écrireàsamèreetàsasœurnel'avaitconduitenullepart.Ellesavaienttropderespectpourluietenavaienttroppeurpourledéfier.Elleseuleavaitoséetellesavaitqu'ilneleluipardonneraitjamais,maisellegardaitl'espoirquelesautresleferaient.Antoine la réconfortait de son mieux et, comme tous les jeunes mariés, ils

faisaient l'amour tous les soirs. Ils s'efforçaient d'être discrets pour ne pasdéranger lesZuber,mais ils vivaient à l'étroit, si bienqueMariaentenditBeatavomirdanslasalledebainsunmatin,sixsemainesaprèsleurmariage.—Toutvabien,Beata?s'enquit-elled'unevoixinquièteàtraverslaporte.Les hommes étaient partis à l'aube et les deux femmes étaient seules. Beata

s'apprêtait à aller traire les vaches quand elle avait été prise de nausées. Enentrantdanslacuisine,dixminutesplustard,elleavaitleteintverdâtre.

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—Jesuisdésolée,fit-elleens'asseyant.C'estprobablementquelquechosequej'aimangé.Antoinearamassédesmûrespourmoihier,etdanslanuitj'aicommencéàmesentirmal.Maisjen'airiendit,jenevoulaispaslevexer.—Êtes-vouscertainequecesontlesmûres?demandaavecdouceurMaria,qui

n'étaitpaslemoinsdumondesurprisedevoirBeatamalade.—Oui,jecrois.Marialuiposaalorsplusieursquestionsbienprécisesetritdevantl'innocencede

lajeunefemme.

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—Sij'aibonnemémoire,monpetit,jediraisquevousêtesenceinte.—Vouscroyez?réponditBeatal'airétonnée,cequifitsouriresonaînée.—Oui,maisattendezd'enêtresûreavantdel'annonceràvotremari.Mariane jugeaitpasutiled'inquiéterAntoine inutilementoude luidonnerune

faussejoie.Ellesavaitqueleshommesréagissaientdefaçonétrangeàcegenredenouvellesetqu'ilvalaitmieuxleleurdireunefoisqu'iln'yavaitplusdedoutes.—Etquandserai-jesûre?— Dansuneoudeuxsemaines,si riennevientetquevouscontinuezdevous

sentirmal.Beataallatrairelesvacheslesourireauxlèvres,maisdansl'après-midielleétait

tellementépuiséeaprèssescorvéesqu'elledormitdeuxheuresavantledîner.— Est-ce que Beata se sent bien ? s'enquit Antoine d'un air inquiet quand il

rentradesajournée.Son épouse était d'ordinaire pleine d'entrain, mais ces derniers temps elle

semblaitnefairequedormir.Lejeunehommesedemandasic'étaitparcequ'illafaisaitveillertroptardlesoirenluifaisantl'amour-maisresterallongéprèsd'ellesanslatoucherluiétaitimpossible.— Ellevabien.Elleapassétoute la journéedehorsausoleil,àramasserdes

fruits pourmoi, réponditMaria, discrète sur les nausées et les siestesdeBeatamaisnelatrouvantpasmoinsvaillanteautravailetd'uneaideprécieuse.Aubout de deux semaines,Beata eut la certitude d'être enceinte.Rien n'était

venuladétromper,etdéjàellenepouvaitplusattachersaceinture;sanscompterqu'elle avait toujours des nausées. Un dimanche après-midi, alors qu'ils sepromenaient,ellelevalatêteversAntoine,unsouriremystérieuxsurleslèvres.Illuirenditsonsourire,sedemandantàquoiellepensait.Lavieàsescôtésétaitpourluiunmystèrepermanent,maisdélicieux.—Tuasl'aird'unefemmequicacheunsecret,dit-ilensouriant,enmêmetemps

qu'illaregardaitavecfierté,heureuxd'êtremariéavecelleetdel'avenircommunquilesattendait.— Jem'apprêteàlepartageravectoi,répondit-elled'unevoixdouceenglissant

samainsouslebrasd'Antoine.Letempsétaitmagnifique,etplutôtquedeprendrelavoiture,ilsavaientdécidé

de marcher. C'était la fin du mois d'août et, d'après ses estimations, elle étaitenceintededeuxmois—etconvaincuequelebébéavaitétéconçudurantleurnuitdenoces.— Nous allons avoir un bébé, fit Beata en levant vers Antoine des yeux

émerveillés.Antoine,quines'étaitdoutéderien,s'arrêtanet.—C'estvrai?Maiscommentest-cearrivé?dit-ilenlafixant,stupéfait.Beataéclataderire.—Ehbien,rentronsàlamaison,etjet'expliquerai.Oumieux,jevaistemontrer

commentnousavonsfait,pourquetutesouviennes,plaisanta-t-elleenriant.

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— Cen'estpascequejevoulaisdire,fit-ilensemoquantdesapropresottise,même si je serais ravi que vous me rafraîchissiez la mémoire, madame deVallerand.Iladoraitprononcersonnouveaunom,etelleaussitrouvaitqu'illuiallaitbien.—Quandetcommentl'as-tusu?Enes-tucertaine?Quandva-t-ilnaître?Soudain,sonvisages'assombrit:—Crois-tuquetudevraismarcher?— Tu veux peut-être me porter jusqu'à la maison ? demanda Beata en se

moquantgentimentde lui. Jevaisbien,misàpartquelquesnausées,maisMariaaffirmequec'estnormal.Jemesouviensquedesfillesquejeconnaissaisontététerriblementmaladespendantplusieursmoisetmême incapablesdequitter leurchambre.Maiselleétaitcertainequ'avecl'environnementsaindanslequelilsvivaientetla

vie paisible qu'ilsmenaient, les nausées se calmeraient rapidement. Par rapportauxpremièressemainesquiavaientétéréellementéprouvantes,ellesesentaitdéjàunpeumieuxetétaitsiexcitéeparcequiluiarrivaitqu'ellen'ypensaitdéjàplus.— Jecroisquec'estarrivélanuitdenotremariage,cequiveutdirequenous

devrionsavoirunbeaubébépourdébutavril.Peut-êtremêmepourPâques.Danslafoicatholique,c'étaitlemomentdelarésurrectionetdelarenaissance,

ce qui sembla parfait à Beata ; en outre, elle pourrait profiter de l'été pourpromener le bébé, ce qu'elle trouvait plus agréable que de l'emmitoufler et legarder à l'intérieur s'il était né en hiver. A ses yeux, la date de la naissanceconvenaitàmerveille.Trèsexcitéparlanouvelle,Antoineluifitralentirlepasetmarcheravecmoinsd'ardeur.Sicelan'avaittenuqu'àlui,ill'auraitportéejusqu'àlamaison.Ellelutl'inquiétudesursonvisagequandilluidemandas'ilétaitprudentqu'ilcontinueàluifairel'amour,aurisquedeluifairemal,etelleluiassuraqu'ilspouvaientcontinuercommeavant.Lesmoisquisuivirent,AntoinegardaunœilconstantsurBeata. Ilpassaità la

maison aussi souvent que possible pour s'assurer qu'elle allait bien et faisait laplupartdestravauxàsaplace,malgrélesprotestationsdelajeunefemme.—Antoine,tun'espasobligédefaireça,luidit-elleunjour.Jevaisbien,etc'est

bonpourmoidefairedel'exerciceetderesteractive.—Qu'ensais-tu?Finalement, il l'emmena chezunmédecin deLausanne, qui les rassura en leur

affirmantquetoutsedéroulaitnormalement.Souvent,Beataregrettaitdenepaspouvoirpartagerlanouvelleavecsamère.Elleavaitenvoyéuneautrelettre,maiscelle-ci lui était revenue encore plus vite que la première. Elle était totalementcoupéedessiens.Antoineet lesZuber—et lebébéqu'elleauraitdansquelquesmois—étaientdésormaissaseulefamille.VersNoël,àpresquesixmoisdegrossesse,ellesemblaitavoirunventreénorme;

lecontrastedesonventreavecsapetitetaillelafaisaitparaîtrebienplusgrossequ'ellenel'étaitvraiment.Alafindumoisdejanvier,onauraitditqu'elleétaitsurlepointd'accoucher,sibienqu'Antoinenelalaissaitpresqueplusquitterlamaison,

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redoutantqu'elleneglissesurlaglaceoulaneigeetnefasseunefaussecouche.Lanuit,ilaimaits'allongerprèsd'elleetmettrelamainsursonventre,poursentirlebébéluidonnerdescoupsdepied.Mêmesilesexedeleurenfantluiimportaitpeu,il pensait que c'était un garçon - ce qu'espérait Beata - à cause du ventre sivolumineux de sa femme. Bien qu'elle fût en pleine santé, celle-ci se déplaçaitdésormais avec peine. Au fil des mois, elle avait confectionné des vêtementsadaptésàsanouvellesilhouetteet,commetoujours,Mariaavaitétéstupéfiéeparsontalentdecouturière.Lajeunefemmeavaitfaitdescorsages,desjupesetdesrobesàpartirdevieuxmorceauxdetissuquitraînaientdanslamaison,etmêmeunmanteau très élégant fabriqué avec un plaid écossais rouge que lui avait donnéWalther. La future maman était fraîche, resplendissante et en pleine santé, etchaquefoisqu'elleserendaitàlamesse,ledimanche,lepèreAndréétaitheureuxdelavoir.La plus grande inquiétude d'Antoine concernait l'accouchement. Il avait pensé

emmener Beata à l'hôpital, à Genève ou à Lausanne, mais il n'en avait pas lesmoyens.Ilyavaitunmédecinàunecinquantainedekilomètres,maisiln'avaitpasletéléphoneetlesZubernonplus,etquandl'heureviendraitilseraitimpossibledelejoindre.Partirlechercherenvoiturepourleramenerprendraittropdetemps.Beatalui

assuraitqu'ellen'étaitpasinquiète.Mariaavaitaccouchédesestroisenfantschezelle,elleétaitalléeenFrancepourêtreavecunedesesfillesquandcelle-ciavaiteusonbébé,etavaitaidédenombreusesamies.Mêmesansdiplômeofficiel,c'étaitunesage-femmeexpérimentée,etlesdeuxfemmessauraients'ensortir-dumoinsétait-cecequ'elleprétendaitdevantluipournepasl'inquiéter.Enréalité,elleavaitplusieurs foisreconnudevantMariaavoirpeurelleaussi.Ellenesavait riendesaccouchements,etplussonventregrossissait,pluselleétaitangoissée.—Lebébén'arriverapastantquevousneserezpasprête,luiditunjourMaria

d'untonconfiant.Lesbébéssaventcegenredechoses.Ilsneviennentpaslorsquevousêtesfatiguée,maladeouanxieuse,maisattendentquevoussoyezprêteàlesaccueillir.Mêmesicelaluiparaissaitunpeutropoptimiste,Beata,quiconnaissaitlecalme

etlebonsensdeMaria,décidadeluiaccorderlebénéficedudouteetdelacroire.Danslesderniersjoursdemars,àsagrandesurprise,lajeunefemmesentitson

énergierenaître.Unmatin,elleallamêmetrairelesvaches.QuandAntoinel'appritenrentrantlesoir,illaréprimandasévèrement.— Commentas-tupuêtreaussiinconsciente!Etsil'uned'ellest'avaitdonnéun

coupdesabotetavaitblessélebébé?Jeveuxqueturestesàlamaisonetquetutereposes.IlétaitprofondémentinquietdenepouvoiroffriràBeataunenvironnementsûret

confortable, et il savaitque riendecequ'il feraitne lui rendrait les chosesplusfaciles,carsafemme,mêmesiellejouaitlejeu,n'étaitpasunefermière.Elleavaitgrandi dans le luxe, et d'après ce qu'il avait compris, n'avait jamais attrapé derhume sans être soignée par unmédecin. Et voilà qu'il lui demandait de donnernaissance à leur bébé dans une petite ferme des Alpes, sansmême l'aide d'uneinfirmière.

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Asademande,unamiluienvoyadeGenèveunouvraged'obstétriquequ'ilsemità lire en cachette tous les soirs, une fois Beata endormie, espérant apprendrequelquechosequipourraitaidersafemmelemomentvenu.Néanmoins,àmesurequeletermedelagrossesseapprochait,Antoinedevenaitdeplusenplusnerveux,paniquépardessustoutàl'idéequelebébéfûttropgrospourlapetitestaturedeBeata.Undeschapitresdulivreparlaitdecésarienne,uneopérationqueseulunmédecin pouvait pratiquer, mais même dans ce cas, les vies de la mère et del'enfant étaient en danger. D'ailleurs, le livre reconnaissait que la plupart desnaissancesparcésarienneétaientdesdésastres.Antoinen'imaginaitriendeplusterrifiantquedeperdreBeata,etilnevoulaitpasperdreleurbébénonplus.Maisiln'arrivaitpasàcroirequ'unbébéde la tailledeceluiqu'elleportaitpûtsortirsans encombre d'un corps aussi menu. Plus le bébé se développait, plus Beatasemblaitrapetisser.Lanuitdu31mars,ildormaitd'unsommeilagitéquandilentenditBeataallerà

lasalledebains.Lajeunefemmeétaitdevenuesigrossequ'elleportaitdésormaislesamplesrobesdechambredeMaria, lesseulesassez largespour lescontenirtouslesdeux,lebébéetelle.Ellerevintsecoucherquelquesminutesplustard,enbâillant.— Toutvabien?questionnaAntoine,l'airsoucieux,enchuchotantpournepas

réveillerlesZuber.—Oui,trèsbien.Elleluiadressaunsourireendormietserecouchadanslelit,surlecôté,carelle

nepouvaitplusdormirsurledos.Lebébépesaitsilourdqu'elleavaitl'impressiondesuffoquer.Antoinepassasonbrasautourd'elleetposadélicatementlamainsursonventrerebondi.Commed'habitude,lebébédonnadescoupsdepied.Cette nuit-là, il ne parvint pas à se rendormir, et Beata non plus. Après avoir

changémaladroitementdecôtéàplusieursreprises,ellesetournafinalementversAntoine,quil'embrassa.—Jet'aime,chuchota-t-il.—Moiaussi,jet'aime,réponditBeata,levisageradieux,seslongscheveuxnoirs

étaléssurl'oreiller.Ellesetournaetluidemandadeluimasserledos-quilafaisaitsouffrir,avoua-t-

elle-,cequ'Antoineacceptaavecjoie.Commeàchaquefois,ils'émerveilladelafinesse de son corps, dont la seule partie disproportionnée était son ventredistendu.Mais,tandisqu'illamassait,ill'entenditgémir,cequineluiressemblaitguère.—Jet'aifaitmal?s'enquit-ilavecdouceur.—Non...Çava...Cen'estrien...Beatanevoulaitpas luidirequ'elleavaitdesdouleursdepuis laveille.Ellen'y

avaitd'abordpasattachéd'importance,pensantqu'il s'agissaitd'une indigestion,maissondoss'étaitmisàlafairehorriblementsouffrir.QuandAntoineselevauneheureplus tard -Waltheret luiavaientbeaucoupde travailce jour-làetavaientprévudes'ymettredèsl'aube—Beatavenaitjustedes'endormir.Elle sommeillait encore lorsque Antoine quitta la maison, tandis que Maria

s'affairaitensilencedanslacuisine.

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Quandellesortitenfindelachambredeuxheuresplustard,l'aireffrayé,ellevinttrouverMariaàlacuisine.—Jecroisqu'ilsepassequelquechose,murmura-t-elle.—Vousêtesexactementdanslestemps,réponditMaria,souriantdeplaisir.Cela

faitneufmoisaujourd'hui.Ondiraitbienquequelqu'unicivaavoirsonbébé!—Jenemesenspasbiendutout,avoualajeunefemme.Sondosluifaisaitsouffrirlemartyre,elleavaitdeviolentesnauséesetquelque

chosedanssonventreexerçaitunepressionépouvantablevers lebas.Elleavaittoujours lesmêmesdouleurs lancinantesdans ledos et le bas-ventre, et celaneressemblaitplusdutoutàuneindigestion.— Que va-t-il se passermaintenant ? demanda-t-elle avec un air de petite fille

affolée, tandisqueMaria luipassaitunbrasautourdesépaulespour laramenerverssachambre.— Vous allez mettre au monde un bébé magnifique, Beata, voilà ce qui va se

passer.Maintenant,jeveuxquevousvousallongiezetquevouspensiezàça.Dès que la jeune femme fut installée dans son lit - son regard trahissait son

angoisseetsonaffolement-,Mariaallachercherlesserviettesetlesvieuxdrapsqu'elle avaitmisde côtéavecplusieursbaquetsetdes cuvettes, enprévisiondel'accouchement.—Nemelaissezpas!s'écriaBeata.— Je vais juste chercher quelque chose dans le placard, je reviens dans une

minute.—OùestAntoine?Quand la première vraie contraction arriva en lui déchirant le ventre, Beata

commençaàpaniquer.Ladouleurl'avaitpriseaudépourvu—personneneluiavaitjamaisditqueceseraitcommeça.Elleavait l'impressionqu'unboucherétaitentraindeluidécouperleventredepartenpart,etsonestomacétaitaussidurquedelapierre.Marialasoutintpourl'aideràreprendresonsouffle.—C'estbien,Beata,c'estbien.Jereviensdansuneseconde.Ellecourutàlacuisine,s'emparad'undesbaquetsetcommençaàfairechauffer

del'eau.ElleattrapaensuitelesserviettesetlesdrapsetseprécipitaverslelitoùBeataétaitallongée,l'airhébété.LasecondecontractionseproduisitaumomentoùMaria passait la porte, et cette fois Beata hurla de terreur, enmême tempsqu'elletendaitlesbrasversMaria.Cettedernièreluisaisitlesmainsenluidisantdenepaspoussertroptôt;ellesavaientencoreunlongcheminàfaireavantquelebébésoitprêtàsortir,etsiBeatapoussaittroptôt,ellesefatigueraitrapidement.LajeunefemmeautorisaalorsMariaàl'examiner,maislebébén'étaitpasencorevisible. Les contractions de la veille avaient entamé le travail, mais tout restaitencore à faire, etMaria estima qu'il faudrait plusieurs heures avant que Beatapuissetenirsonbébédanslesbras.Elleespéraitsimplementquecelaneseraitpastropdifficilepour la jeune femme.Quand l'accouchementétait rapide, ladouleurpouvaitêtrepire,maisaumoinselleneduraitpas;danslecasdeBeata,danslamesureoùc'était sapremièregrossesseetque lebébéétaitgros,ellecraignaitquecelaneprennedutemps.Alacontractionsuivante,Beataperditleseaux,quiinondèrentlesserviettesque

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Mariaavaitplacéessouselleetenrouléesautourdesonbassin.EllelesrapportaàlacuisineetenmitplusieursautressousBeata.Commeelles'yattendait,unefoisleseauxrompues,lescontractionsredoublèrentd'intensitéet,pendantl'heurequisuivit, la jeune femme vécut un véritable supplice, assaillie par des vagues decontractionsquineluidonnaientquequelquessecondesderépitpourreprendresarespiration.Quand il revintpourdéjeuner,Antoineentenditseshurlementsavantmêmed'ouvrirlaported'entrée,etilseprécipitaverslachambre.—Commentva-t-elle?s'enquit-ilauprèsdeMaria,terrorisé.—Ellevabien,répondit-elleaveccalme.Ellenepensaitpasqu'Antoinedûtêtreprésent,maiscelui-ciavaitimmédiatement

pénétrédanslachambreetplacédoucementsonbrasautourdesafemme.—Mapauvrechérie...quepuis-jefairepourt'aider?En levoyant,Beatasemitàpleurer.Elleavait l'air terrifiée,maisMariaétait

fermementrésolueànerienlaisserparaîtredesapropreinquiétude.Lebébéétaitgros,maislaforcedescontractionsseraitpeut-êtreunatout.Toutefois,bienqueBeatasouffrîtcommeunefemmesur lepointd'accoucher,ellenevoyaittoujoursaucunsignedelatêtedubébé.—Antoine,jenepeuxpas...Jen'yarriveraipas...J'aitellementmal...gémit-elle

ententantdereprendresonsouffleentredeuxcontractions.—Antoine,allezdéjeuneravecWalther,suggéraMariad'untonposé.—Non,jereste,répondit-ilavecfermeté.C'étaitluileresponsableetilrefusaitdelaisserBeataaffrontercelatouteseule.

C'était une réaction inhabituelle aux yeux de Maria, néanmoins Beata semblaitapaisée de le savoir auprès d'elle. Quand les contractions reprirent, elle fit sonpossiblepourseretenirdehurler,tandisqu'Antoineregardaitsonventretenduàl'extrême.Quand il le toucha, il constata qu'il était dur comme la pierre.Marias'absenta quelques instants pour aller s'occuper de Walther dans la cuisine etAntoineluidemandadeleprévenirqu'ilresteraitavecBeatajusqu'àlanaissancedubébé.Ellerevintrapidementavecunlingehumide.Maiscenefutd'aucuneaide,etlescontractionscontinuèrentdeladéchirer.Le travail dura pendant des heures, accompagné des hurlements sans fin de

Beata.Finalement,àlatombéedelanuit,Mariapoussalecridelavictoire,carlatêtedubébévenaitd'apparaître.Apartirde là,àchaquenouvellecontraction, ilsortaitdavantage.MariaetAntoineencourageaientBeata,maiscelle-cin'entendaitplusrienethurlaitenreprenantàpeinesonsouffle.Elleavaitl'impressiond'êtreen train demourir, la douleur était continue.Maria lui demanda de pousser detoutessesforces,etlevisagedeBeatasetorditdedouleur,virantauviolet,tandisqu'ellepoussait,sansrésultat.Antoineétaitsibouleverséparlascèneàlaquelleilassistaitqu'ilfitlapromessesecrètedenejamaisplusluifaired'enfant,carjamaisilneluiauraitinfligécelas'ilavaitsu.Letravailavaitdurétoutelajournée,etàseptheureslesoir,Antoinecommença

àpaniquer.Beatarefusaitdepousserdavantage,ellegisaitsimplementsurlelit,enlarmes,répétantqu'ellen'yarrivaitplus.—Vousdevezpousser!criaMaria,d'ordinairesidouce.Poussez!C'estbien!

Allez,poussezencore!

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Sontonétait si fermequeBeataneputqu'obéir.Mariavoyait la têtedubébéentrer et sortir au gré des contractions. Si elles tardaient trop, elles allaient leperdre.ElledemandaàAntoinedetenirBeataparlesépaulesetditàcelle-cideprendre

appuicontrelepieddulit.Auprixd'effortssurhumainsetdecrisdéchirants,latêtedubébésedégageaenfinàmoitié,etMariaordonnaàBeatadepousserencore.Soudain,unvagissementemplit lachambre.Enentendant leurbébé,Beata,bienqu'ellefûttoujoursentraindegémir,jetaàAntoineunregardémerveillé.Marialuidemandadepousserencoreetcettefoislesépaulesapparurent,puisenfincefutlebébétoutentier.C'étaitunefille.Enregardant lesdrapstrempésdesang,MariaserenditcomptequeBeataen

avait perdu beaucoup, mais pas suffisamment pour l'inquiéter outre mesure.Comme tous s'y attendaient, c'était un gros bébé. Beata et Antoine regardèrentMaria couper le cordon d'une main experte; puis elle prit le bébé, le nettoya,l'enveloppadansunecouvertureet letenditàsamère.Lesjouesruisselantesdelarmes,Antoinesepenchasurellesdeux,iln'avaitjamaisrienvudeplusbeaudanssaviequesafemmeetleurpetitefille.— Jesuisdésolé,luidit-ild'unairaffligétandisqu'elleposaitlebébécontresa

poitrine.Jesuisdésoléquecelaaitétésidouloureuxpourtoi.—Celaenvalait lapeine,répondit-elleen luisouriant, lamineradieusemalgré

l'épuisementquiselisaitsursestraits.Elleestmagnifique!Antoineavaitpeineàcroirequec'étaitlamêmefemmequiavaithurléetsouffert

depuislematin,tantBeatasemblaitheureuseetsereine.— Toutcommetoi,ajouta-t-ilen luicaressantdoucement la joue,puiscelledu

bébéquisemblaitlesregarder,commeimpatientdelesconnaître.Tout en gardant l'enfant serrée contre elle, elle s'appuya contre les oreillers,

éreintée.Ellen'avaitnullementétépréparéeauxdouleursdel'enfantementetnecomprenait pas pourquoi personne ne l'avait prévenue de ce qui l'attendait. Lesfemmessemblaient toujoursévoquer le sujetàvoixbasse,elle savaitpourquoiàprésent.D'unautrecôté,sionluiavaitditlavérité,ellen'auraitpeut-êtrepaseulecouragedelefaire.AntoineetBeataétaientallongéscôteàcôtedanslelitetparlaientàleurpetite

fille,quandMariasuggéraàAntoined'allerprendreunverreetdemangerquelquechose ; ilétaitdéjàplusdeneufheures,etellevoulaitavoir lechamplibrepournettoyerBeata,lebébé,lelitetlachambre.Lorsqu'ilrevintuneheureplustard,ilfutétonnéde lapaixquirégnaitdans lapièce.Beatasereposaitdansdesdrapspropres, lescheveuxbrosséset lestraitsapaisés,avec lebébéendormidans lesbras. Toute l'horreur de l'après-midi avait disparu. Il adressa un sourirereconnaissantàMaria.—Vousêtesextraordinaire,fit-ilenlaserrantdanssesbras.— Non, c'est vousdeuxqui l'êtes, réponditMaria. Je suis très fière de vous,

Antoine.Votrefillefaitpresquecinqkilos!Elleannonçaitcelaavecautantdefiertéquesielle l'avaitmiseaumondeelle-

même-cequ'elleseréjouissaitdenepasavoirfait,carjamaisellen'avaitvuunemère,surtoutdelatailledeBeata,accoucherd'unaussigrosbébé.Biensûr,ily

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avaiteuunoudeuxmomentsoùelleavaiteupeurdelesperdre,maisellesegardad'enparler.— Comment allez-vous l'appeler ? demanda Maria, qui n'avait jamais vu de

parentsplusfiers,tandisqueWaltherpassaitlatêteparlaportedelachambreetsouriaitàlavuedujeunecoupletenantlebébé.Antoine et Beata se regardèrent. Cela faisait des mois qu'ils discutaient des

prénomsmais ilsn'avaientpasréussiàsedéciderpour leprénomféminin.C'estalorsqueBeataposalesyeuxsursafilleetsutqu'elleavaittrouvé.—Quepenses-tude«Amadea»?demanda-t-elleàAntoine.Cedernierréfléchituninstant.Audébut,ilavaitpenséàFrançoise,leprénomde

samère,maisaprèssaréactiondétestableàl'annoncedesonmariage,iln'enétaitplus question. « Amadea » signifiait « Aimée deDieu », et Antoine était certainqu'ellel'était.—Çameplaît,etjetrouvequeçaluivabien.C'estunesibellepetitefillequ'elle

méritedeporterunprénomoriginal.AmadeadeVallerand.AumomentoùAntoineprononçaitsonnom,lebébéremuaetémitunpetitbruità

mi-cheminentreunsoupiretungargouillis,cequilesfitrire.— Elle a l'air d'accord, conclut Beata, qui avait déjà retrouvé des couleurs et

semblaitprêteàselever.— Amadea,dit-elleenregardantsafillepuissonmari,unsourireextasiésurles

lèvres.Lesoir,allongéprèsdeBeata,Antoinerepensaàtoutcequ'ilsavaientvécuce

jour-là.EttandisqueBeataglissaitverslesommeil,lebébédansunpanieràsescôtés,ilrécitauneprièrepourlemiraclequivenaitdeleurêtreoffert,leurpetiteAmadea,aiméedeDieu.Antoineespéraitqu'elleleresteraittoujours.Chapitre6AmadeadeVallerandavaitdix-neufmoisetdixjours,quandlafindelaguerrefut

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proclamée,en1918.C'étaitunepetitefilleauxcheveuxblondsetauxgrandsyeuxbleus,quifaisaitlajoiedesesparentsetdesZuber.Mariasavaitqu'aveclafindelaguerre lapetite famillequiavait vécuavecelleet sonmaripendantdeuxanspartirait,etelleappréhendaitlejourdeleurdépart.Ilsétaientconscientsqu'unefoisleursproprespaysremissurpied,laSuissenepourraitplusleuroffrirasile.Quand Noël arriva, Antoine et Beata avaient déjà eu de nombreuses et

interminablesdiscussionspoursavoirs'ilschoisiraientlaFranceoul'Allemagne.Lafamilled'Antoineavaitfaitconnaîtredemanièreparticulièrementbrutalesonrefuscatégoriqued'accueillirenDordognesafemmejuiveetleurpetite-filleàdemijuive.LaconversiondeBeataaucatholicismenechangeaitrienpoureux:juiveelleétait,juiveelle restait; lesportes leur restaient fermées.Desoncôté, la jeune femmen'étaitpasmieuxlotie.Les lettresqu'elleavaitenvoyéesàsesparentsainsiqu'àBrigitteavaientconnulemêmesortquelespremières.Ellesedemandaitparfoissisa sœur avait eu un bébé elle aussi. Pour sa part, elle n'était pas contre le faitd'avoir un autre enfant, et Antoine et elle ne prenaient aucune précaution. Elles'étonnaitd'ailleursdenepasêtredéjàenceinte,après l'avoirétési rapidementpour Amadea. Pour l'heure, toutefois, leur fille suffisait à leur bonheur. Amadeacouraitpartoutetbabillait.LesZuberl'aimaientcommeleurpetitefilleetsavaientàquelpointelleallaitleurmanquer.C'est en février qu'Antoine reçut une lettre, qui décida de leur pays de

destination. Dans ce courrier, un de ses anciens camarades de Saumur, GérardDaubigny,luiannonçaitavoirachetéunsuperbechâteauenAllemagneetvouloirenrénover les magnifiques — quoique vétustes — écuries. Il voulait restaurer lechâteauetsouhaitaitqu'Antoine,qu'ilsavaitêtreuncavalierhorspairdoubléd'unfin connaisseur de chevaux, prenne en charge la rénovation et la direction desécuries - un poste qui impliquait l'achat des meilleurs chevaux, ainsi que lerecrutementdesentraîneursetdesgarçonsd'écurie.Gérardavaitentenduparlerde sa blessure au bras, mais Antoine lui avait assuré que ce n'était pas unproblème.Mêmesisonbrasgauchen'avaitjamaiscomplètementguéri,ilpouvaits'enservir,etsurtout,ilétaitdevenuplushabiledubrasdroit—assezentoutcaspourcompensersonbrasmalade.IlsetrouvaitquelechâteaudeGérardétaitsituéprèsdeCologne,etbienquela

familledeBeatan'aittoujourspaschangéd'avis,Antoinen'estimaitpasimpossiblequ'en la sachant à proximité ses parents finissent par s'adoucir. Peut-êtremêmequ'àtermeunrapprochementdesdeuxfamillesseraitproposé.Néanmoins,cenefutpas laproximitédesWittgensteinqui influença ladécisiond'Antoine,mais lesémoluments irrésistiblement attrayants que lui offrait Gérard - sans parler dutravailavecleschevaux,quiétaientsapassion.Enoutre,Gérardluioffraitunejoliemaisonquisetrouvaitsursesterres,assezgrandepourlesaccueillirtouslestrois,etpeut-êtremêmed'autresenfants.AntoinedonnasonaccordàlafindumoisdefévrieretconvintavecGérardqu'ilarriveraitauchâteaudébutavril.Cela lui laissait le temps de finir ce qu'il avait en cours à la ferme et d'aider

Waltherdumieuxpossibleavant sondépart.Le foyerque leuravaientoffert lesZuberpendantplusdedeuxansleuravaitsauvélaviequandilss'étaientretrouvés

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sansrien.Sanseux,ilsn'auraientpassurvécuàlaguerreettraversécetteépreuveensemble,nipusemarieraussirapidementetfourniruntoitàleurfille.Aprésent,c'étaitcetravailenAllemagnequiallaitlessauver.Avant leur départ, Beata passa de nombreuses nuits à enseigner l'allemand à

Antoine. Bien que les Daubigny soient français, les entraîneurs et les garçonsd'écurie, ainsi que les ouvriers qui travailleraient sur le chantier, seraient tousallemandsetil luifallaitconnaîtrelalangue.Malgrésesdifficultésàl'apprendre,Antoine parlait presque couramment l'allemand quand arriva la date du départ.Toutefois,Beataetluiétaientconvenusdepuislongtempsqu'ilsparleraientchacunà Amadea dans leur langue maternelle, car ils souhaitaient que leur fille soitbilingue.Plustard,Beatavoulaitégalementyajouterl'anglais.S'ilsenavaientlesmoyens, une fois installés enAllemagne, elle engagerait unenurseanglaisepourqu'Amadea parle couramment l'anglais. Tous les deux pensaient qu'il étaitimportantdeparlerplusieurslangues.Leur situation financière était encore loin d'être assurée, même si le salaire

proposéàAntoineétaittoutàfaitcorrectets'ilallaitfaireuntravailqu'ilaimaitetdans lequel il excellait. La situation qui venait de leur être offerte était unebénédiction.Pour sa part, Beata envisageait de proposer ses services de couturière à des

femmes de Cologne qu'elle connaissait, espérant que cela lui permettrait de serapprocherdesamère.AntoineexpliquaàBeataque la femmedeGérard,Véronique,avaitunegrosse

fortune,etquec'étaitprobablementgrâceàellequ'ilpouvaitrestaurerlechâteau,carlui-mêmen'enavaitpas.Gérardvenaitd'unevieillefamillearistocratiquequi,mêmeavant laguerre,n'avait plusd'argent.CelledeVéroniqueétait très riche,c'estpourquoiilavaitpromisàAntoinequ'ilpourraitachetertousleschevauxqu'ilvoudrait.Unenouvelleviecommençaitpoureux.Les Daubigny n'avaient jamais rencontré Beata et ignoraient d'où elle venait.

Aprèsenavoirdiscuté,AntoineetBeatadécidèrentqu'ilétaitplussimpledenepasleurdirequ'elleétaitd'originejuive.C'étaitunepartdesonhistoire—etdelaleur—qu'ilssouhaitaientgarderpoureux,commelesdifficultésfamilialesqu'ilsavaientrencontréesavantleurmariage.LesWittgensteinnefaisantpluspartiedeleurvie,ilsnevoyaientaucuneraisonderévélerqu'ellevenaitd'unefamillejuive;lerejetdessiensétaitencoreunesourcedegrandetristesseetdehontepourBeata,etellenesouhaitaitpasquecelasesacheautourd'elle.Le jour du départ, Walther et Maria conduisirent les Vallerand à la gare de

Lausanne.Surlequai,touspleuraient,ycomprisAmadeaquitendaitlesbrasversMaria. Quand elle serra les Zuber dans ses bras, les sanglots de Beataredoublèrent,car lascène luirappelaitsondépartdechezsesparents, troisansplustôt.AntoineetBeataarrivèrentàColognelejourdesdeuxansd'Amadea.Lesoirde

leurinstallationauchâteau,toutenétantravideretrouversonvieilami,AntoineconfiaàBeataqu'ilyavaiténormémentàfaire.Lechâteauavaitétélaisséàl'abandonetétaitenruine.Lafamilleàlaquelleil

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appartenaitdepuisdessièclesétantdésargentéedepuis longtemps, l'endroitétaitinhabité bien avant la guerre et se trouvait donc dans un état de délabrementextrême.Lepireétaitlesécuries.Ilfaudraitdesmois,peut-êtremêmedesannées,pourlesrestaurer.Toutefois,auboutd'unmoisoudeux,Antoinedutadmettrequ'iltrouvait l'entrepriseexcitanteetqu'il avaithâted'acheter lespremiers chevaux.Beataadoraitl'écouterparlerdesesprojetsquandilsseretrouvaientlesoir.Finalement, les travaux avancèrent plus rapidement que prévu. A Noël, une

armée de charpentiers, peintres, architectes, ouvriers, maçons, jardiniers etvitrierss'affairaitauchâteau.VéroniqueetGérardétaientintransigeants.D'aprèsAntoine,Véroniqueconstruisaitunvéritablepalais.Et,poursaplusgrandejoie,ilsneregardaientpasnonplusàladépensepourcequiconcernaitlesécuries.Celles-ci, parfaitement réalisées, disposaient du chauffage et d'installations propres etmodernes,etpouvaientaccueillirjusqu'àsoixantemontures.Auprintempssuivant,Antoine achetait déjà des chevaux à travers toute l'Europe, et à des prixvertigineux.IlfitdenombreuxvoyagesenAngleterre,enEcosseetenIrlandeavecBeata. Il se rendit aussi plusieurs fois en France, où il acquit trois magnifiqueshuntersenDordogne,àunequinzainedekilomètresduchâteaudesonenfance.Lorsqu'ilspassèrentdevantchezlui,enroutepouruneventeauxenchèresdans

lePéri-gord,Antoinerestasilencieux.Etquandilregardalesgrillesdelapropriétéd'unairtriste,Beatavitsursonvisagecombienilétaitaffecté.C'étaitcommesileursfamillesétaientmortes.ElleavaitvéculamêmechoseàleurretourenAllemagne.Incapablederésister,

elleavaitunjourprisuntaxipourserendredevantsonanciennemaisonets'étaitmise à pleurer, dehors, en pensant à ceux qu'elle aimait, qui habitaient là etrefusaientdelavoir.BeataleuravaitànouveauécritàsonarrivéeàCologne,maisleslettres,commed'habitude,luiavaientétéretournées.Sonpèrenecédaitpas.Bien qu'Antoine et elle aient appris à vivre avec, la plaie n'était toujours pasrefermée.Heureusementqu'elleavaitAntoineetAmadea,mêmesielleregrettaitl'absenced'unsecondbébé.Leurfilleavaitdéjàtroisans,etmalgréleurseffortsellen'étaitpasretombéeenceinte.Maisleurvieactuelleétaitplusactiveetplusstressantequ'enSuisse,etellesedemandaitparfoissileproblèmenevenaitpasdelà.Quellequ'enfut laraison,ellecommençaitàsefaireà l'idéedeneplusavoird'enfants.De toute façon,elleétaitheureuseavecAntoineetAmadea,elleavaitunejoliemaison,etlesDaubignyn'étaientpasseulementdespersonnesagréablesmaisaussidegrandsamis.Il fallut encore un an à Antoine pour remplir les écuries, qui désormais

comptaientcinquante-huitpur-sang,dontquelqueschevauxarabes.QuandAmadeaeutcinqans,illuioffritunponey.Endépitdesonjeuneâge,lafilletteétaitexcellentecavalière,etsesparents,qui

luiprodiguaientamouretattention,l'emmenaientsouventaveceuxpourdelonguespromenadesàtraverslacampagne.Enoutre,Amadeaétaitaussiàl'aiseavecleslanguesquel'avaitespéréBeata,etparlaitdéjàcourammentlefrançais,l'allemand

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et l'anglais. L'année de ses six ans, elle entra à l'école avec les enfants desDaubigny. Toutes les deux très occupées, Véronique et Beata ne passaient pasbeaucoupdetempsensemble,mêmesielless'entendaienttrèsbien.Beataréalisaitdes robesdesoiréepoursesamies,qu'elle leurvendaitàdesprix raisonnables.Antoineetellen'étaientpasriches,maisilsvivaientàl'aise,dansunenvironnementextrêmement agréable, grâce aussi à la belle et confortable maison que leuravaientdonnéelesDaubigny.Antoineaimaitcequ'ilfaisait,etBeataétaitheureusepourlui.Detempsàautre,pourtant,lepasséressurgissaitsanscriergare.Unjourqu'elle

étaitalléeenvilleacheterdutissuetqu'ellemarchaitdanslarue,elleaperçutsasœur,accompagnéedesonmarietdedeuxjeunesenfants-ellesedemandas'ilsvivaientàCologne-,dontunepetitefilledumêmeâgequ'Amadea,luiressemblanttraitpour trait.Beatase figeaen lavoyantet,sansréfléchir,appelasasœurenavançantdanssadirection.Brigittes'immobilisauninstant,laregardadroitdanslesyeuxettournalestalons,toutenglissantquelquesmotsàsonépoux.Ellemontaalorsrapidementdansunelimousinequiattendait,tandisquesonmariinstallaitlesenfantsàcôtéd'elle.Lavoituredémarraquelquesinstantsplustard,etilss'éloignèrentsansluiavoir

adressélemoindresigne.Anéantie,lajeunefemmen'eutmêmepaslaforcedeserendre au magasin de tissu et reprit directement le train pour le château, enlarmes.Antoineeutdelapeinepourellequandelleluienparlalesoir.Enseptans,aucunedeleursdeuxfamillesn'avaitfléchi.Cequ'ellesleurinfligeaientétaitcruel.Ilyavaiteuunautreincident,avecsesfrèrescettefois-ci,quandBeatalesavait

vus sortir d'un restaurant de Cologne avec deux femmes, qu'elle présumait êtreleurs épouses. Son regard avait croisé celui d'Ulm, qui l'avait immédiatementreconnuemaisétaitpasséprèsd'elleenl'ignorant.Horst,quantàlui,avaittournélestalonsetétaitmontédansuntaxi.Elleavaitpleurécettenuit-làaussi,maisderage.Dequeldroitseconduisaient-ilsainsi?Malgrétout,lajeunefemmeéprouvaitdavantagedepeinequedecolère,etlamêmesensationdepertequelejouroùelleavaitquittélefoyerfamilialpourépouserAntoine.C'étaituneblessurequi,ellelesavait,neguériraitjamaiscomplètement.Le pire, cependant, avait eu lieu deux ans avant sa rencontre fortuite avec

Brigitte.VenuefaireunecourseenvilleavecAmadea,ellen'avaitpus'empêcherdes'arrêter quelques instants devant son ancienne maison. La petite fille lui avaitalorsdemandécequ'ellefaisait.—Rien,machérie.Jeveuxjustevoirquelquechose.—Tuconnaislesgensquihabitentdanscettemaison?Ilfaisaitfroidetlafilletteavaitfaim,maisBeatan'avaitpasbougé,fixantd'unair

malheureuxlafenêtredesonanciennechambre,puiscelledesamère.Soudain,elleavaitaperçucelle-ci,qui regardaitpar la fenêtrede sachambre.

Sansréfléchir,Beataavaitlevélebraspourluifairesigne,etMonikal'avaitvue.Lajeunefemmeavaitalorsagitélamainavecfrénésie,sousleregardétonnédesafille,mais samèreavaitbaissé la tête, commededouleur,et tirédoucement lesrideauxsansluirépondre.PourBeata,celaavaitétélapreuvequ'iln'yavaitplusd'espoiretqu'ellenereverraitplusjamaissamère;mêmelaprésenced'Amadeaà

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sescôtésn'avaitpassutouchersoncœurniluidonnerlecouraged'affrontersonmari.Ellen'existaitpluspoureuxetenéprouvaitunesolitudeetunvideimmenses.Le cœur serré, elle avait emmené Amadea déjeuner, puis elles avaient repris letrain.— Quiétaitladameàquitufaisaisdessignes?luiavaitdemandélapetitefille,

qui avait remarqué l'expression désespérée de sa mère sans savoir ce qu'ellesignifiait,sinonquesamèreétaittriste.—Unevieilleamie,maisjenecroispasqu'ellem'aitreconnue.— Peut-êtrequ'ellenet'apasvue,maman,avaitsuggérégentimentAmadea,et

Beataavaitacquiescétristement.IlluifallutdutempsavantdepouvoirenparleràAntoine.Cederniern'avaitpas

plusdechanceavecsafamille.Ilétaitpourtantdestinéàhériterunjourdutitreetdelaterredesonpère,ainsiquedelafortunefamiliale,commelaloilestipulait,maiscelanecomptaitpasauxyeuxdesesparents.PourAntoineetBeata,lepassén'existaitplus,seulscomptaientleprésentetleuravenirensemble.Endehorsdelapertedouloureusedeleursfamilles,lesVallerandmenaientune

vieagréable.Antoine et Gérard s'entendaient bien, et les écuries prospéraient. Le jeune

hommeachetaitdetempsàautredenouveauxchevauxpoursonami,organisaitdeschasses,entraînaitcinqdeleursmeilleuresmonturesàlacourseets'occupaitdeleursplusbeauxétalons.Enpeudetemps,lesécuriesDaubignyétaientdevenuescélèbresdanstoute l'Europe,engrandepartiegrâceàAntoine,quis'yentendaitbiendavantageenchevauxqueGérard.Tout allait particulièrement bien pour eux quand, un après-midi, Beata, venue

faire essayer à Véronique une robe de soirée, s'évanouit au beau milieu de laséanced'essayage,alorsqu'ellesdiscutaienttranquillement.Affolée,Véronique lafitimmédiatements'allongersurunechaiselongueetlaraccompagnaensuitechezelle. Lorsqu'elles passèrent devant les écuries, Antoine, qui donnait une leçond'équitationàAmadea,remarqualapâleurdeBeataetsadémarchemalassurée.Ildemandaàl'undesladsdesurveillersafilleetseprécipitadehors.L'inquiétudeselisaitsurlevisagedeVéronique,maisBeataluiavaitfaitpromettredeneriendiredesonévanouissement,pournepasinquiéterAntoine.Elleracontaqu'ellecouvaitsansdouteunegrippe,oupeut-êtreunemigraine-cequiétaitrarechezelle.—Tun'aspasl'airbien,insistaAntoine,l'airpréoccupé,enregardantVéronique

quigardaitlesilencemalgrésoninquiétude.— Jecouvequelquechose,c'esttout...Commentsepasselaleçond'Amadea?

demanda-t-ellepourchangerdesujet.Tudevraislaforceràêtremoinstéméraire.A sept ans, leur fille était une cavalière intrépide qui aimait particulièrement

sauterpar-dessuslesruisseauxetleshaies,àlaplusgrandecraintedesamère.—Jenesuispassûrdepouvoirlaforceràquoiquecesoit,réponditAntoineavec

unsourirefataliste.Elleadéjàsapropreopinionsurunbonnombredesujets.Amadeaavaithéritédel'espritaiguiséetcurieuxdesamère,maisilyavaitchez

elleuncôtécasse-couquiinquiétaitsesparents.Riennesemblaitl'effrayerouêtrehorsdesaportée,cequi,poureux,étaitàlafoisunebonneetunemauvaisechose.Beataavaitconstammentpeurqu'ellen'aitunaccident.C'étaitleurfilleuniqueet

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ilsportaient toute leurattentionet tout leuramoursurelle - troppeut-être, sedisait-elleparfois.Auboutdeseptans, ilparaissaitàprésentévidentqu'Amadean'auraitjamaisdefrèresetsœurs,cequesesparentsregrettaient.—Veux-tuquejeteraccompagneàlamaison?s'enquit-il,nullementdistraitpar

lechangementdesujetetl'airtoujourspréoccupé.Beataavaitlapeautrèsblanche,etlorsqu'ellesesentaitmal,elledevenaitd'une

pâleurpresque translucide.Tandis qu'Antoine lui parlait,Véronique la vit blêmir.Beatasemblaitsurlepointdedéfaillirànouveau.—Non,çava.Jevaisjusteallerm'allongerquelquesminutes.Varetrouvernotre

petiteterreur.Elleluidonnarapidementunbaiseretfinitdeparcourirlacourtedistancequila

séparait de la maison, avec Véronique à ses côtés. Quelques minutes plus tard,cettedernièrel'aidaàsecoucher,puislalaissa.Quandilrentracesoir-là,Antoinefutsoulagédeconstaterquesafemmeavait

meilleuremine.Cependant, le lendemainmatin, l'état deBeata lui sembla s'êtreconsidérablementaggravé.ElleavaitleteintverdâtreenpréparantAmadeapourl'école,etavaiteubeaucoupdemalàsortirdulit.Ilrevintàl'heuredudéjeunerpourvoircommeelleallait.— Commenttesens-tu?s'enquit-ilenfronçantlessourcils,serappelantqu'ily

avaiteuuneépidémiedegrippemortelledanslarégion,l'hiverprécédent.Antoine détestait voir Beatamalade. Sa femme et sa fille étaient tout ce qu'il

possédaitaumonde,etellesseulesluiimportaientdanslavie.—Jemesensmieux,réponditlajeunefemmeenessayantd'êtrepleined'entrain.Maisilsavaitqu'elleneluidisaitpastoutelavérité.Illaconnaissaitbien.—Jeveuxquetuvoiesunmédecin,déclara-t-ild'untonferme.— Unmédecinn'ychangerarien.Jevais faireunesiestecetaprès-midiavant

qu'Amadearentredel'école,etcesoirtoutirabien.Beatainsistapourpréparerledéjeuner,maisunefoisqu'elles'installaàtable,en

face de lui, il constata qu'elle ne mangeait rien. En fait, elle n'attendait qu'unechose:qu'ilrepartetravaillerpourallerserecoucher.Une semaine plus tard, Antoine se faisait toujours du souci. En dépit de ses

allégations,ilvoyaitqu'ellen'allaitpasmieuxetilcommençaitàêtrepaniqué.—Beata,situnevaspasvoirunmédecin,jet'yemmènemoi-même!Pourl'amour

duciel,vas-tuenfinconsulter?Jenecomprendspasdequoituaspeur.Maislajeunefemmesavaittrèsbiendequoielleavaitpeur:d'êtredéçue.Elle

commençaitàsedouterdecequiluiarrivaitetauraitvouluattendred'enêtresûreavantdeledireàAntoine.Maisellefinitparcéderetacceptadevoirlemédecin.Celui-ciconfirmasesdoutes,et lorsqueAntoinerentra, lesoir,ellesouriait,bienqu'ellesesentîtaffreusementmal.— Qu'a dit le médecin ? s'enquit-il, inquiet, une fois qu'Amadea fut montée à

l'étagepourenfilersachemisedenuit.— Iladitquej'étaisenpleineforme...Quejet'aime!ajoutaBeata,siheureuse

qu'elleavaitpeineàcontenirsonenthousiasme.—Ilt'aditquetum'aimais?réponditAntoineenriant.Ehbien,c'estgentildesa

part,maisj'étaisdéjàaucourant.

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Qu'a-t-iltrouvéquiexpliqueraitquetutesentessimalcesderniersjours?Safemmesemblaitdefortbonnehumeurettaquine,presquefrivole.—Rienquines'arrangeraavecletemps,répondit-elle,sibylline.—Pense-t-ilqu'ilpuisses'agird'uneformedegrippe?Sic'estlecas,machérie,

tudoisêtretrèsprudente.Ils connaissaient tous deux beaucoup de gens qui étaient morts de la grippe

l'hiverprécédent.Untelrisquedevaitêtreprisausérieux.—Non,non,celan'arienàvoir,lerassuraBeata.Pourtouttedire,c'estuncas

évidentetavérédegrossesse.Nousallonsavoirunbébé.Ellelefixaitd'unairrayonnant.Enfin!Elleavaittantpriépourcela.Quandle

bébéarriverait,ilyauraithuitansd'écartentresasœuretlui.—Vraiment?ToutcommeBeata,Antoineavaitdepuislongtempsperduespoird'avoirunautre

enfant.Malgrélarapiditéaveclaquelleelleavaitétéenceintelapremièrefois,celanes'étaitplusjamaisproduit.— C'estmerveilleux,machérie !Toutbonnementmerveilleux ! s'exclama-t-il,

aussiheureuxqu'elle.— Qu'est-cequiestmerveilleux?demandaAmadea,quivenaitd'apparaîtreen

chemisedenuit.Qu'est-cequisepasse?C'était une petite fille très intelligente, à l'esprit résolu et réfléchi, qui aimait

prendrepartàtoutetquiadoraitsesparents.L'espaced'un instant,Antoineeutpeurqu'ellenefutjalouse.IlconsultaBeataduregardetcelle-cihochalatêteensignedeconsentement.— Tamèrevientdem'apprendreuneexcellentenouvelle.Tuvasavoirunpetit

frèreouunepetitesœur,déclaraAntoineavecfierté,rayonnantdejoie.— C'estvrai?fitAmadead'unairinterditenregardantsonpèrepuissamère.

Quand?AntoineetBeatacraignirentsoudainqu'elleneleprennemal.Leur fille avait été le centre de leur attention pendant si longtemps qu'elle

risquaitdenepasêtreenchantéedel'arrivéed'unautreenfant,mêmesiellel'avaitsouventréclaméparlepassé.— L'annéeprochaine,deuxsemainesaprèstonanniversaire,réponditsamère.

Tuaurashuitans.— Pourquoi devons-nous attendre si longtemps ? fit-elle remarquer,

désappointée.Onnepourraitpasl'avoirplustôt?Demandeaudocteur,maman.— J'aibienpeurqu'onnepuissebrusquercegenredechose,réponditBeataen

souriant à sa fille, qui s'imaginait que l'on passait commande des bébés chez lemédecin.Poursapart,Beatasemoquaitbiendedevoirattendre,elleétaittropheureuse

d'avoir un enfant ; elle allait avoir trente et un ans et Antoine avait fêté sesquarante-deuxansl'étéprécédent.Mais,plusquetout,elleétaitsoulagéedevoirlemêmebonheurchezAmadea.

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—Tuasdemandéunefilleouungarçon?s'enquitlafilletted'unairsérieux.Onnechoisitpas.IlfaudraprendrecequeDieunousenverra.Maisj'espèreque

ceseraungarçon,pourtonpapa,précisaBeataavecdouceur.— Pourquoipapaaurait-ilbesoind'ungarçon?Lesfilles,c'estbeaucoupmieux.

Moi,jeveuxunesœur.Nousverronsbien!AntoineetBeataéchangèrentunregardpleindetendresse,puissourirentàleur

fille.Auxyeuxd'Antoine,peuimportaitquecefutungarçonouunefille,pourvuqueleurbébénaquîtenbonnesanté.— Ceseraunefille,décrétaAmadea,etelleseramonbébé.Jeferaitoutpour

elle.D'accord?—Ceseratrèsbiensituaidestamaman,réponditAntoine.—Commentl'appellerons-nous?s'enquitlafillette.—Ilvafalloiryréfléchir,réponditsamère,fatiguéemaisheureuse.Nousdevons

trouverdesprénomsdefilleetdegarçon.Elle rêvait de ce jour depuis si longtemps, et son rêve se réalisait enfin, au

momentmêmeoùelleavaitcesséd'ycroire!—Non,seulementdesprénomsdefille,objectaAmadea.Etjetrouvequec'est

stupidededevoirattendreaussilongtemps.Beataétaitenceintedetroismoisenviron,etlebébéétaitprévupourlami-avril.

C'étaitlongpouruneenfantdeseptans.LadeuxièmegrossessedeBeatasedéroulamoinsbienquelaprécédente-mais,

commelemédecinleluifitremarquer,elleavaithuitansdeplus.Ellefutsouventmalade,etàplusieursreprisesdurantlesdeuxderniersmois,ellecrutqu'elleallaitaccoucher.Lemédecinluidemandad'êtretrèsprudente,etAntoinepritgrandsoind'elle, passant le plus de temps possible avec Amadea après le travail, pour lasoulager.Mèreetfilletricotèrentensembledespetitsbonnets,deschaussons,despulls et des couvertures, et Beata confectionna des vêtements adaptés aux deuxsexes,endépitd'Amadeaquiinsistaittoujourspouravoirunepetitesœur.Lafilletteétaitfascinéededécouvrirqu'unpetitêtregrandissaitdansleventre

desamère,cequ'elleavaitdumalàsaisirauparavant,danslamesureoùaucunefemmedesonentourageimmédiatn'étaitjamaistombéeenceinte.Amadeaavaitvudes femmes comme sa mère dans le passé, mais avait simplement cru qu'ellesétaientgrosses;inversement,elles'imaginaitàprésentquechaquefemmeunpeurondeétaitenceinte,etsamèreluirappelaitfréquemmentqu'elledevaitéviterdeleurdemandersic'étaitlecas.Beatapassasonderniermoisdegrossesseàlamaison.Elleauraitsouhaitéque

Maria fût près d'elle cette fois encore, mais ce serait unmédecin et une sage-femmequil'aideraient.Antoineenétaitsoulagé,maisBeataleregrettait.Deplus,lemédecinl'avaitprévenuequ'Antoineneseraitpasprésentàl'accouchementcar,disait-il, ilrisquaitdeladistraireetcen'étaitpasdansseshabitudes.ElleauraitmillefoispréféréêtreànouveauavecAntoineetMaria,àlaferme.—Écoute,monamour,jepréfèretesavoirentredebonnesmains.Jeneveuxpas

que tu revives la torture de la dernière fois, fit observer Antoine. Peut-être lemédecinconnaît-ildesméthodespourqueçaailleplusvite?

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Sisa femmeavaitoublié ladouleurdesonprécédentaccouchement, luinon. Ilfrémissaitencoreausouvenirdesescris.LemédecinavaitditàBeataqueletravailrisquaitd'êtrelong.Enhuitans,son

corpsavaitoubliélapremièrenaissance,et,d'aprèslui,lesfemmesquiavaientdesgrossesses éloignées connaissaient souventdes accouchements aussi longs, voirepluslongs,quelapremièrefois.Toutcelaétaitloindelaréjouir,sansparlerdufaitqu'ellen'appréciaitpasbeaucouplasage-femme.Enfait,ellen'avaitqu'uneenvie:sauter dans le premier train avec Antoine et partir retrouver Maria. Les deuxfemmesétaientrestéesencontact,etMarialuiavaitfaitpartdesajoieàl'annoncede sa grossesse. Les Vallerand avaient souvent voulu aller voir les Zuber, maisAntoine ne pouvait jamais s'éloigner des écuries, où il y avait constamment dutravail.Unaprès-midi,BeataetAmadearevinrentd'unepromenade.Beatanes'étaitpas

sentieaussibiendepuisdessemainesetavaitplusd'énergiequ'ellen'enavaiteudepuis longtemps. Elle confectionna des gâteaux, puis prépara un repas plusélaboréqued'habitude,pourfaireunesurpriseàAntoine.Ellemontaitsechangerpourledînerquandelleressentitsoudainunedouleurfamilièreaubasduventre;cesdouleursduraientdepuisdessemaines,maisbienquecelle-cifutplusfortequelesprécédentes,elledécidadenepasyaccorderd'importance.Ellesechangea,secoiffa,mit du rouge à lèvres puis redescendit à la cuisine pour s'assurer que lepouletquicuisaitdanslefourn'avaitpasbrûlé.LorsqueAntoinerentra,iltrouvasafemme de fort bonne humeur, bien qu'elle semblât assez agitée. Ses douleursn'avaientpascessé,maisBeatanelesjugeaitpassuffisammentfortespourappelerlemédecin,nialerterAntoine.Atable,Amadeaseplaignitdutempsquemettaitlebébé à arriver, ce qui fit rire ses parents qui lui demandèrent de se montrerpatiente. Plus tard, Beata monta border la petite fille et c'est alors qu'elledescendaitrejoindreAntoinequelesdouleurss'intensifièrent.—Tutesensbien?demanda-t-ilenl'observant.Tunet'espasassisedetoutela

soirée...Ils'étaitserviunverredebrandyetl'avaitfélicitéepoursonexcellentdîner.—Jesuisdéjàassisetoutelajournée!D'ailleurs,jecroisquejemereposetrop.

Jemesensvraimentmieuxetpleined'énergiedepuishier.—Bien,alorsprofites-en,maissanstefatiguer.Lebébévabientôtarriver.—LapauvreAmadeaenaassezd'attendre.EllesentittoutàcoupunedouleuraiguëmaisnevoulutpasenparleràAntoine.Il

semblait apprécier ce moment de détente, car ses journées étaientparticulièrementchargéesdepuisqu'ilsavaientachetéquatrenouveauxétalons.Assisdansunfauteuil,sonbrandyàlamain,Antoineadmiraitsafemme.Malgré

son gros ventre, il la trouvaitmagnifique. Il finissait son verre quand, sans qu'ilcomprîtpourquoi,Beatasepliaendeux,incapabledeparlertantladouleurétaitviolente.Puislacontractiondisparutaussibrutalementqu'elleétaitvenue.—Quesepasse-t-il,Beata?Tuvasbien?Onferaitmieuxd'appelerlemédecin.Mais tousdeuxsavaientque lanaissanceprendraitdu temps.Ladernière fois,

l'accouchementavaitdurédesheures:letravailn'avaitcommencévéritablementqu'àl'aubeetAmadeaavaitfaitsonapparitionquinzeheuresplustard.Lemédecin

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l'avait prévenue que cela risquait d'être encore plus long cette fois-ci, et elledésiraitresterlepluslongtempspossibleavecAntoine,avantl'arrivéedumédecinetdelasage-femme.— Je vais aller m'allonger une minute. De toute façon, le bébé ne naîtra

probablementpasavantdemainmatin.Ilétaitdixheuresdusoir.Beatagravit lentement l'escalier,suivieparAntoine.

Elle éclata de rire lorsque celui-ci offrit de la porter, mais s'interrompitbrusquement au moment où elle entrait dans leur chambre, frappée par unedouleur foudroyante qui lui comprimait les reins et le bas du ventre. Antoinel'allongeadélicatementsurlelit,tandisqu'ellehaletaitdedouleuretsedemandaitcommentelleavaitpuoublierunetellesouffrance.Elleserappelaittoutàprésent.Avec les premières contractions, le souvenir de ce qu'elle avait enduré lui étaitrevenuenmémoire.AntoineregardaitBeataétenduesurle lit,qui lesuppliaitd'attendreencoreun

peu,quelquesminutesaumoins,avantdeprévenirlemédecin.Ilsneveulentpasqueturestesavecmoi,fit-elled'unevoixangoissée.—Jeneseraipasloin,justedanslachambreàcôté,c'estpromis.CommeMariahuitansplustôt,Beataavaitmisdecôtéunepiledevieuxdrapset

de serviettes. Elle craignait qu'Amadea n'entende depuis sa chambre les sonsterrifiants qui accompagnaient l'accouchement. Elle espérait qu'avec un peu dechance elle serait à l'école quand le bébé arriverait — le moment le plusdouloureux.Elleressentitànouveaudeuxviolentescontractions,dontl'intensitéluisembladifférentecettefois;elleavaitl'impressionquesoncorpsétaitlabourédepart en part. A la contraction suivante, affolée, elle jeta à Antoine un regardterrorisé.—Oh,monDieu!Lebébéarrive...— Jesaistrèsbienquelebébéarrive,réponditAntoined'unairserein,détendu

parlebrandy.Jevaisappelerlemédecin.Oùestsonnuméro?Ilreconnaissaitlessignesmaisn'étaitpasinquiet,ilsavaitàquois'attendrecette

fois.— Non,tunecomprendspas...réponditBeata,haletante,ens'accrochantàlui.

Jen'arrivepasà...Jenepeuxpas...Lebébéarrive!Etsoudain,ellegémitlonguement,devenanttouteblanche,puistrèsrouge.Elle

poussait.Illuiétaitimpossibledeseretenir,lebébévenait.— Arrête de pousser, tu vas t'épuiser, dit Antoine qui se rappelait les

recommandationsdeMariahuitansplustôt.Même s'il y en avait encore pour des heures, il préférait appeler le médecin

maintenant.Mais,agrippéeàsamain,Beatarefusaitdelelâcher,etilvoyaitquelescontractionsneluilaissaientaucunrépit.—Antoine...Aide-moi...Enlèvemesvêtements...Elleparvinttantbienquemalàsedéshabiller,ettandisqu'ils'efforçaitdel'aider,

ilcompritqu'ellen'étaitpassimplementenpleintravail,maisqu'elleétaitentraind'accoucher.Ilnes'yattendaitpasetsesentitdépassélorsqu'ilregardaentresesjambesetvitlatêtedubébésortir.Ilignoraitqueletravailn'avaitpascommencécinqminutesplustôt,commeillepensait,maisendébutd'après-midi,etqueBeata

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avaitrefusédelereconnaître.— Allonge-toi,dit-ild'untonfermemaissansavoir lamoindre idéedecequ'il

devaitfaire.Tout ce dont il se souvenait, c'était ce qu'avait faitMaria pendant les longues

heuresquiavaientprécédélanaissanced'Amadea.Iln'osaitpaslalaisserseule,letempsd'aller chercher le numérode téléphone, et il n'y avait personnepour lesaider.IlpensaàVéronique,maiscraignitqu'ellen'ensacheencoremoinsquelui.Ilessayade s'éloignerpourattraper le carnetd'adresses,maisBeata refusade lelâcher.— Non,Antoine...J'aibesoindetoi...Jet'ensupplie...Oh,non...Seigneur,que

quelqu'unm'aide!—Çavaaller,machérie...Toutvabien...Jesuislà...Jenevaispastelaisser...Ilignoraitcequ'ilpouvaitfaired'autre,hormisêtrelàpourelle.—Lesserviettes!criaBeata.Ilcourutàlasalledebainsetrevintlesbraschargésdeserviettes,qu'ilplaçaau-

dessousetautourd'elle.Puis,voyantsonvisagetordudedouleur,illapritparlesépaules,commeill'avaitfaitlapremièrefois.Saufquecettefois,Beatan'eutrienàfaire,lebébélefitpourelle.Ilyeutuncri,etquelquessecondesplustard,unpetitvisageapparut, labouchegrandeouverteetvagissante.Lechocse lut sur leursvisages lorsqu'ils l'entendirent. Antoine n'avait jamais rien vu d'aussiextraordinaire.Tandisquelesépaulespuisleresteducorpssortaient,ilcontinuadeparleràBeata.Bientôtunepetitefillepoussasespremierscris.Antoinelapritdanssesbras,l'enveloppadélicatementdansuneservietteetlatenditàsamère.Alorsilsepenchaetlesembrassatouteslesdeux,etBeatasemitàrireentredeuxsanglots.L'accouchementavaitdurémoinsd'une,demi-heure!Antoineétaittoujourssouslechocenappelantlemédecin,quiluidemandadene

pas couper le cordon et d'attendre qu'il arrive ; il habitait à cinq minutes duchâteauetconnaissait leurmaison. Il repartitensuite s'asseoirprèsdeBeataetembrassaànouveaulamèreetlafille.— Je t'aime,Beata,maisnemerefais jamaisunechosepareille. Jene savais

absolument pas comment t'aider... Pourquoi ne m'as-tu pas laissé appeler lemédecin?—Jepensaisquelebébén'arriveraitpasavantplusieursheuresetjevoulaisêtre

avectoi.Pardon...Jenevoulaispastefairepeur.Elle aussi avait eupeur.Tout était allé si vite ! Jamais ellen'aurait cruque le

bébé arriverait de manière aussi spontanée. Mis à part quelques fortescontractions,touts'étaitpasséavecunefacilitéétonnante.Ledocteurarrivaquelquesinstantsplustard,coupalecordonet,aprèslesavoir

examinées,déclaralamèreetlebébéenexcellentesanté.— Vousvoyez,moncher,vousn'avezpaseubesoindemoipourcelui-ci,et je

pensequeleprochainarriveraprobablementencoreplusvite.— Oui, mais ce sera à l'hôpital, précisa Antoine encore secoué, avant de le

remercier.Lemédecinfitvenirlasage-femmepours'occuperdelamèreetdel'enfant,età

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minuittoutesdeuxreposaientdanslelit,paisibles.CebébéneressemblaitpasdutoutàAmadea. Elle était plus petite, ce qui expliquait la facilité et la rapidité de sa

naissance.Elleétaitégalementplusmenueetsemblaitavoirhéritéde l'ossaturedélicatede samère,à l'inversed'Amadea,grandeetmincecommesonpère.Lebébé avait aussi les cheveux foncés deBeata,mais il était encore trop tôt pourconnaîtrelacouleurdesesyeux.Ellesemblaitincroyablementcalmeetdétenduedanslesbrasdesamère.Lematin,enentrantdanslachambredesesparents,Amadeapoussauncride

ravissement.Ellen'avaitrienentendupendantlanuit,etBeatabénitsonsommeildeplomb.—Elleestarrivée!Elleestarrivée!s'exclama-t-elleendansantdanslachambre

avantdevenirétudier sa sœurdeplusprès.Commentallons-nous l'appeler ? Jepeuxlaporter?Laveille,avantdes'endormir,AntoineetBeataavaientcherchéunprénom,mais

ilssouhaitaientenparleravecAmadeaavantdesedécider.—Quepenses-tudeDaphné?suggéraBeata.Amadeaconsidéralebébéd'unairsérieux,réfléchitunlongmomentetfinitpar

acquiescerd'unsignedetête.—Oui,çameplaît.Daphné,c'estparfait.Sesparentssedétendirent,soulagés.Lafillettegrimpadanslelitaucôtédesa

mère,etBeatadéposadoucementlebébédanssesbras.Enlesregardant,elleeutles larmes aux yeux. Certes, elle n'avait pas le fils qu'elle aurait désiré pourAntoine, mais son cœur se remplissait de joie à la vue de ses deux filles, l'uneblonde,l'autrebrune.Enlevantlesyeux,elleaperçutAntoinequilesfixaitdepuislaporte,unsouriresurleslèvres.Ilsavaientattenducemomentpendanthuitans.—Jet'aime,articula-t-elleensilencedanssadirection,pluséprisequejamaisde

sonmari.Ilréponditd'unhochementdetête,tandisquesesyeuxs'emplissaientdelarmes.

Peuimportaitcequ'ilsavaientperduparlepassé,ilsavaientàprésenttoutcequ'ilsavaienttoujoursdésiré.

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Chapitre7QuandDaphnéeutdeuxans,sagrandesœurenavaitdix,etilétaitclairquele

bébé était celui d'Amadea. Elle s'occupait d'elle tout le temps et l'emmenaitpartout.C'étaitcommeunepoupéeaveclaquelleellenecessaitjamaisdejouer,etAmadeaétaitunepetitemamantrèsactive.Lorsqu'elleétaitlà,Beatan'avaitrienàfaire;Amadeanelaissaitsasœurquepouralleràl'écoleoupasservoirsonpèredanslesécuries.Adixans,c'étaituneexcellentecavalièrequiavaitdéjàremportéplusieurs compétitions de saut et avait une grande connaissance des chevaux.Antoineétaitfierd'elle,àjustetitre.IladoraitBeataetsesdeuxfilles.C'étaitunpèreetunmariexemplaires,etBeatasavaitqu'elleavaitbeaucoupdechancedel'avoir.Un après-midi de juin, deux mois après que les filles eurent fêté leurs

anniversaires,Antoinereçutuntélégramme,suivid'unelettre.Sonpèrevenaitdemourirbrutalement,sansluiavoir jamaisreparlénipardonnél'abominablecrimequ'àsesyeuxilavaitcommis.Entantqu'aîné,etendépitdelacolèrequesonpèreavaitnourriecontrelui,Antoinehéritaitdesontitre,desesterresetdesafortune.Letélégrammeàlamain,ilrentrachezlui,levisagemarqué.—Quelquechosenevapas?demandaBeataquileconnaissaitbien.—Tuviensdedevenircomtesse.Ellemitunmomentavantdecomprendre.EllesavaitcombienAntoineavaitsouffertd'êtreséparédesonpère,etplusrien

nepourraitchangerceladésormais.PourAntoine,c'étaituneperteimmense.—Jesuisdésolée,répondit-elledoucement.Elles'approchaet lepritdanssesbras.Antoine laserra longuement,avantde

s'asseoirensoupirant.Letélégramme,envoyéparlenotairedesonpère,disaitquelesfunéraillesavaienteulieuunesemaineauparavant.Personnen'avait jugébondeleprévenir.—Ilfautquejevoiemonfrère,fit-ild'unairabsent.Toutcelan'aquetropduré,je

doisréglercettehistoire.Ilfautquej'ailleenDordognerencontrerleshommesdeloi.Désormais,ilavaitdesdécisionsàprendre,desterresàadministrer,ilnepouvait

resterabsent.Ilvenaitd'hériterduchâteauetdetoutcequiyétaitattaché,ainsiqued'unefortunefamilialesubstantielle,dontunepetitepartierevenaitàsonfrèreNicolas.MaisAntoineavaitdécidédepartagercette fortuneàpartségalesaveclui.Siletitreetlaterreluirevenaient,ilestimait,contrairementàlatradition,quel'argentdevait êtrepartagé.Deplus, il avait largement lesmoyensàprésent etpouvaitsemontrergénéreux.—JeparleraiàGérarddemain.Ilfautquej'ailleenFrancedanslessemainesqui

viennent,etjenesaispascombiendetempsj'yresterai.Ils savaient que leur vie au château des Daubigny venait de prendre fin. Ils y

avaient passé huit années merveilleuses, mais en tant que comte de Vallerand,Antoineavaitdenouvellesresponsabilités.

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Aprèsavoirétébannidurantonzeans, le tempsétait venupour luide rentrer

chezlui,avecBeatadevenuecomtesse.CelafaisaitbeaucoupdechangementsetilsallaientdevoirtoutexpliqueràAmadea.Avanttoutechose,AntoineparlaàGérard.Lesdeuxhommeseurentunelongue

conversation au petit déjeuner, le lendemain. Antoine accepta de rester encorequelquessemaineset,aprèsavoirparléauxhommesdeloienFrance,ilpromitderevenir en Allemagne, pour au moins un mois, afin de trouver et former unremplaçant.IlproposaplusieursnomsquisemblèrentconveniràGérard,maiscedernierétaitanéantide leperdre. Ilsétaientamisdepuisdesannées,etAntoineavait faitdesmiraclesavecsesécuries—lesDaubignyavaient leplus importantélevagedechevauxd'Europe,parmilesquelsdeschampionsrenommés.Deuxjoursplustard,sachantqu'ilsallaientbientôtsequitter,Antoineproposaà

Gérard de monter ensemble deux nouveaux étalons d'un fort tempérament etparticulièrement beaux qu'il venait d'acheter aux enchères. Amadea les regardapartir,regrettantdenepouvoirlesaccompagner,maissonpèreleluiavaitinterdit.Ellerentraalorsàlamaisonjoueravecsapetitesœur.Plustarddansl'après-midi,elleétaitavecelledanssachambre,quandelleentenditlecarillondelaporteetsamèrequifaisaitentrerquelqu'un.MaisAmadean'yprêtapasattentionetcontinuade jouer à la poupée avecDaphné. Ce n'est qu'unmoment plus tard, lorsqu'elledescenditchercherunbiscuitpoursasœur,qu'ellevitGérardetundesentraîneursdesonpèreassisdanslesalonavecsamère.BeataavaitleregardvitreuxetparutétonnéedevoirAmadea.— Remonte là-haut, lança-t-elle à sa fille d'un ton cassant, ce qui ne lui

ressemblaitguère.Saisieparlavoixdesamère,Amadeas'exécutaimmédiatementetfitdemi-tour,

maisunefoisdanslachambreavecsasœur,lapeurl'envahit.Lafillettesentaitquequelquechosedeterribles'étaitproduit.Illuisemblaqu'ils'étaitécoulédesheuresquandsamèremontaenfinàl'étage,

en pleurs. Elle avait peine à parler lorsqu'elle la prit dans ses bras pour luiannoncerquesonpèreavaitétédésarçonnéparsoncheval.—Ilestblessé?s'enquitlafillette,terrifiée.Mêmeavecunseulbrasvalide,sonpèreétaituncavalierhorspair.Enguisede

réponse,Beataneputquesecouerlatêteensanglotant,etilluifallutuneéternitéavantdetrouverlaforcedeprononcerlesmots.—Papaestmort,Amadea...Papa...Lesmotss'étranglèrentdanssagorge,etAmadeafonditenlarmesdanssesbras.

Un peu plus tard, Véronique vint s'occuper des petites filles, pendant qu'elle serendaitauxécuriespourvoirAntoine.Ils'étaitbrisélanuqueetétaitmortsurlecoup. L'homme pour qui elle aurait donné sa vie était mort. C'était au-delà dusupportable.Les funérailles furentun supplice.L'égliseétaitpleineà craquer.Antoineétait

aimé de tous ceux qu'il connaissait ou avec qui il avait travaillé. Gérard fit unvibrantélogefunèbre,tandisqueVéroniqueétaitassiseaucôtédeBeata,unbrasautour de ses épaules. La cérémonie fut suivie d'une réception au château. En

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vêtementsdedeuil,tenantsesfillesparlamain,Beataressemblaitàunfantôme.Enplusdetout,elledevaitorganisertellementdechoses...L'hommequ'elleavait

tantaiméetpourlequelelleavaitrenoncéàsafamille,cethommequienretourl'avait aimée sans jamais la trahir ni la décevoir n'était plus là. Elle ignorait oùaller, quoi faire ou vers qui se tourner. Gérard l'aidait dumieux qu'il pouvait etVéroniquenelalaissaitjamaisseule.Pourveniràboutdesformalitésinterminablesde la succession, Gérard lui offrit l'aide de ses propres avocats en France. Lafortunequ'Antoineavaitreçuedesonpèrequelquessemainesplustôtétaitàelledésormais, et bien que son mari eût décidé d'en léguer la moitié à son frèreNicolas, lasommerestanteétaitbiensuffisantepour luipermettredevivreavecses enfants. Certes, elles ne vivraient pas dans le luxe, mais leur avenir étaitassuré;ellepourraitacheterunemaisonetsubveniràleursbesoinsjusqu'àlafindesavie.D'unpointdevuefinancier,ellen'avaitplusdesouciàsefaire.MaiselleavaitperduAntoine.Atrente-deuxans,elleseretrouvaitveuve.QuantàAmadea,elle ne pourrait jamais oublier le jour de lamort de son père. La fillette savaitqu'ellesdevraientbientôtquitterlamaisondanslaquelleelleavaitgrandi.Leurvieétait sur le point de connaître des changements radicaux que seule la petiteDaphné,tropjeune,nepouvaitcomprendre,àl'inversedesamèreetdesasœurqui ne les imaginaient que trop bien. Beata avait l'impression que sa vie étaitterminée.LetitredecomterevintàNicolas,ainsiquelesterresquiyétaientrattachées;le

château était à lui à présent. Le comteNicolas de Vallerand était désormais unhommeriche,commeAntoinel'auraitétés'ilavaitvécuassezlongtemps—ilavaitsurvécuàsonpèremoinsdequinzejours.MaispeuimportaitàBeatadeperdreuntitreetunchâteauqu'ellen'avaitjamais

possédésniespérés,puisqu'elleavaitperduAntoine.Auboutdequelquetemps,unhommeaveclequelAntoineavaittravailléetqu'il

appréciait lui succédaauxécuries.Avec l'aidedeGérardetdeVéronique,BeatatrouvaunemaisondansCologneoùelleemménageaavecsesfillesdurantl'été.Peude temps après, elle reçut une lettre froide et polie de son beau-frère qui luiprésentait ses condoléances, sans évoquer le moindre souhait de faire saconnaissanceouderencontrerlesenfantsd'Antoine.Beataledétestaitd'avoirfaitsouffrirAntoine; tout commesa famille,Nicolas s'étaitmontré cruel envers eux.Pendanttouteladuréedeleurmariage,Antoineetelleavaientétédesparias,avecpourseulsamislesDaubigny.Ilétaittroptardpourqu'elleaitenviederencontrerson beau-frère, et d'ailleurs il ne le lui proposait pas. Il semblait visiblementdésireuxdelaisserleschosescommeellesétaient.Parailleurs,elleavaitlanetteimpressionquelefrèred'Antoinelatenaitpourresponsabledeleuréloignement,bien qu'il eût la décence et la délicatesse d'adresser sa lettre à « Madame laComtesse », ce qu'elle était toujours. Mais pour la jeune veuve, son titre nepourraitjamaisremplacersondéfuntmari.Beatadécidadenepasrépondreàlalettre,nid'expliqueràAmadealesraisonsdesacolèrecontrelefrèredesonpère.Dansuncascommedansl'autre,ellen'envoyaitpasl'intérêt.L'annéequisuivitledécèsd'Antoine,Beatavécutdanssanouvellemaisoncomme

unfantôme,reconnaissanteàAmadeades'occuperàsaplacedesapetitesœur.

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Lafillette luidonnait lebain, l'habillait, jouaitavecelleetpassaitavecDaphnéchaqueminute de son temps endehors de l'école.Amadea était pourDaphné lamèrequeBeatanepouvaitplusêtre.QuandAntoineétaitmort,c'étaitcommes'ill'avait emportée avec lui; sans Antoine, Beata ne voulait plus vivre. Amadeas'inquiétaitparfoisdevoiràquelpointsamèreétaitdevenuepratiquante.Cettedernière passait le plus clair de son temps à l'église, et souvent, quandAmadearentraitdel'école,elletrouvaitDaphnéseuleaveclagouvernante.Duhautdesesonzeans,elleétaitdevenuedujouraulendemainleseulmembreresponsabledelafamille. Il luiarrivaitparfoisdepasserdesheuresassiseensilenceàcôtédesamèredansl'église,sanssavoirquoifaire,simplementpourresteravecelle;c'étaitlà que sa mère voulait être, là qu'elle se sentait en paix. Pourtant, au lieu deprendrel'égliseenhorreur,Amadeas'yattacha.Elleadoraityalleravecsamère.Sameilleureamieétaitd'unegrandefamillecatholiqueet,quandAmadeaeuttreizeans,lagrandesœurdecelle-cidevintreligieuse,cequ'elletrouvaàlafoisétrangeet fascinant. Les deux amies discutaient beaucoup de la vocation, et Amadea sedemandait comment on en obtenait une. Pour elle, une vocation sonnait commequelquechosedepositif.C'estàcemoment-làquelecomportementdesamèrecommençaàsurprendre

Amadea.Non seulement elle allait tous les jours à l'église,mais il lui arrivait àprésentdeserendredansunegrandeetimposantesynagogue,rempliedegensàl'allure distinguée. Un jour, sa mère l'y emmena pour ce qu'elle appelait YomKippour.Quoique fascinée, Amadea ne put s'empêcher d'avoir peur en voyant sa mère

resterlesyeuxrivéssurunefemmeâgéequinesemblaitpaslavoir.Lesoirmême,lajeunefilletrouvasamèredanslesalon,entrainderegarderunepiledevieillesphotographiesjaunies.—Quisonttouscesgens,maman?s'enquitAmadead'unevoixdouce.Elleaimaitprofondémentsamère,maisdepuistroisans,elleavaitlasensationde

l'avoirperdue;d'unecertainefaçon,lamèrequ'elleavaitconnueetaiméeavaitdisparuenmêmetempsqueson

père.Depuislamortdecelui-ci,iln'yavaiteuaucunéclatderiredanslamaison,sauflorsqu'ellejouaitavecDaphné.—Cesontmesparents,avecmesfrèresetmasœur,réponditBeatasimplement.JamaisAmadean'avait entenduparler d'eux jusqu'à ce jour. Sonpère lui avait

seulementditquesamèreetluiétaientorphelins,quandilss'étaientconnus.Elleadoraitquesesparentsluiracontentlejourdeleurrencontre,commentilsétaienttombésamoureuxetàquelpointsamèreétaitbellelejourdeleurmariage.Ellesavaitqu'ilsavaient faitconnaissanceenSuisseetqu'ilsyavaientvécuavecdescousinsdesonpère, jusqu'àcequ'elleaitdeuxansetqu'ilsemménagentdans lamaisonoùelleavaitgrandi.La jeune fillecontinuaitdeserendreauxécuriesduchâteaudetempsàautre,maismonteràchevallarendaittristeàprésent.Samèreavaitdepuis longtempsvendusonponey,etmêmesiGérardetVéroniqueétaienttoujourscontentsdelavoir,ellesentaitquesamèren'aimaitpaslasavoirlà-bas;ellecraignaitqu'ilne luiarrivequelquechose, commeà sonpère.Amadeaavaitdoncarrêtéd'yallerpournepaslaperturber,maisl'équitationluimanquait.

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—Sont-ilstousmorts?demandaAmadeaenregardantlesphotographies.Samèreluijetaunregardétrange.—Non,c'estmoiquisuismorte.Beata n'ajouta rien d'autre, et au bout d'un moment Amadea retourna voir

Daphné.Acinqans,c'étaitunepetitefilletrèsgaiequinejuraitqueparsagrandesœur.Amadeaétaitcommeunemèrepourelle.AprèscettepremièrefoisoùelleyemmenaAmadea,Beataretournaunefoispar

anàlasynagoguepourYomKippour,lejourdupardonetdel'expiationdespéchés,lejourdujugementdeDieu.Beataavaitélevéses.fillesdanslareligioncatholiqueetycroyaitprofondément.Maissiellecontinuaitàserendreàlasynagogueunefoisparan,c'étaitpourlesvoir,eux,safamille.Chaqueannée,ilsétaientlà,lesfemmesd'un

côté, les hommes de l'autre. Et chaque année, elle emmenait Amadea avec elle.JamaispourtantBeataneluienexpliqualaraison,sentantqu'aprèstoutcetemps,leschosesétaientdevenuestropcompliquées.Antoineetelleavaienttoujoursditqueleursfamillesétaientmortes,etellenevoulaitpasavoueràsesfillesqueleursparentsleuravaientmenti,niqueleurmèreétaitjuive.— Pourquoi veux-tu toujours aller à la synagogue ? demanda un jour Amadea,

intriguée.—Jetrouvecelaintéressant,pastoi?Ce fut la seule explication que la jeune fille obtint.Quand elle eut quinze ans,

Amadeaconfiaàsameilleureamiequel'attitudedesamèreluidonnaitlachairdepoule.Lechocdelamortdesonpèrecinqansplustôtavaitétéplusquesamèren'avait

pu en supporter, et Amadea sentait, à juste titre, que samère n'aspirait qu'à lerejoindre.A trente-huit ans seulement,Beataétait encoreune trèsbelle femme,maisellen'attendaitplusquelamort,etAmadealesavait.L'annéedesesseizeans—Daphnéenavaithuit—Amadeapromitàsasœurde

l'emmener à son cours de danse, le jour de Yom Kippour. La jeune fille étaitsoulagéed'avoiruneexcuse,car leurvisiteannuelleà la synagogue ladéprimaittoujours,sansqu'ellesûtvraimentpourquoi.Ellepréféraitdeloinaccompagnersamère à l'église, et depuis peu s'était mise à prier pour savoir si elle avait lavocation,commelasœurdesonamie.Ellecommençaitàlepensermaisn'enavaitsoufflémotàpersonne.Beataserenditdoncseuleàlasynagogue,levisagevoilécommeàsonhabitude,

etcommechaqueannée,ellelesvit.Ellesavaitqu'elleauraitpuchoisirdeveniràunautremoment,maisYomKippour lui semblait lemeilleur jourpourdemanderpardon,poursafamilleetpourelle-même.Elleaperçutsamère,quiluiparutplusfrêle que les années précédentes. Comme par miracle, celle-ci prit place justedevantelle.Si elle avait osé,Beataauraitpu la toucher.Soudain, commesi elleavaitsentileregardpénétrantdeBeatadanssondos,Monikaseretournaetfixalafemmeassisederrièreelle.Ellenevoyaitd'ellequesonchapeauetsonvoile,maisMonikasentaitqu'ils'endégageaitquelquechosedefamilier.Avantqu'elleaitpubouger,Beatalevasonvoile.Mèreetfillerestèrentfigéesunlongmoment,puisMonikahocha la têteavantde se retournerànouveau, l'airpétrifié.Elleétait

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assise seule parmi les femmes, et quand l'assemblée se leva pour quitter lasynagogue,Beataluiemboîtalepas.Pourlapremièrefois,ellenesentaitpasderéticencechezsamère.Monikaétaitbouleverséepar l'immensetristessequ'ellevenaitdevoirdans lesyeuxdesa fille,etquand lesdeuxfemmessortirentde lasynagoguecôteàcôte,leursmainss'effleurèrent.AlorsBeatasaisitdoucementlamaindesamèreetlaserra,etMonikaselaissafaire.Puis,sansunmot,samèrepartitrejoindresonpère,quimalgrésonâge-ilavaitsoixante-huitansetsamèresoixante-trois - avait encore fïère allure.Beata les regardaquitter la synagoguepuisrentrachezelleentaxi.—Commentétait-ce?s'enquitAmadea.—Commentétaitquoi?réponditBeatad'unairdéconcerté.Elle parlait rarement à table, et ce soir-là semblait particulièrement distraite;

ellepensaitencoreàsamère.Ellesnes'étaientpasrevuesdepuisdix-septans,ettantdechosess'étaientproduites:lanaissancedesesfilles,lamortdesonmari,son titre de comtesse - un titre sans aucune valeur à ses yeux, mais qui auraitcertainement impressionnésasœur.Beaucoupdechosesavaientchangédanssavie.— N'était-ce pas aujourd'hui le jour de ta visite annuelle à la synagogue ?

Pourquoiyvas-tu,maman?Elle savait que sa mère était une intellectuelle et qu'elle avait toujours été

fascinéeparlareligion.Sansdoute était-ce par curiosité intellectuelle ou en signede respect pour les

Juifsqu'elleserendaitàlasynagogue,sedisaitAmadeaquiconnaissaitladévotiondesamèreàlafoicatholique.—Çameplaît.Beatanevoulaitpasavoueràsafilleaînéequ'elleyallaitpourvoirsamèreet

qu'aujourd'huiellel'avaitmêmetouchée.MêmesiMonikaetellenes'étaientpasparlé,lesimplefaitdetenirlamaindesamèreavaitravivéquelquechoseenelle.QuandAntoineétaitmort,elleavaitsu,auplusprofondd'elle-même,qu'elleavaitbesoinderevoirsamère,elleétait le lienentre lepasséet l'avenir, toutcommeelle-mêmel'étaitentreMonikaetsesfilles.— Je trouve révoltant que les Juifs n'aient plus le droit de travailler dans la

pressenideposséderdesterres.Etaussiquecertainsd'entreeuxsoientenvoyésdansdescampsdetravail,intervintspontanémentAmadead'unairscandalisé.Hitleravaitéténomméchancelierenjanvier,et,depuis,desloisanti-Juifsavaient

été votées.Commebeaucoupde gens,Beata trouvait la chose dégradante,maispersonnenepouvaitrienfairepourl'empêcher.Evidemment,pourdenombreusesraisons,l'antisémitismedumomentl'inquiétait.—Etquesais-tulà-dessus?demandaBeata,troublée.— Beaucoupdechoses,enfait.J'aiassistéàplusieursconférencesdonnéespar

une femme,qui s'appelleEdithStein.Elleditque les femmesdevraient jouerunrôleenpolitique,dansleurcommunautéetdanslanation,etelleaaussiadresséunelettreaupapepourcondamnerl'antisémitisme.J'ailusonlivre,«LaVied'unefamillejuive».Elleestd'originejuivemaisestdevenuecarmélite,récemment.

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— Cela fait onze ans qu'elle s'est convertie au catholicisme, mais les nazis laconsidèrenttoujourscommejuiveet luiont interditd'enseigneretdedonnerdesconférences. Elle vit aujourd'hui au carmel de Cologne. C'est une femme trèsconnue.—Jesais,j'ailudesarticlessurelle.Jelatrouveintéressante.AmadeaétaitimpressionnéequesamèreconnûtEdithStein.C'étaitlapremière

foisqu'ellesseparlaientenadultes,lapremièrevraieconversationqu'ellesavaientdepuisdesannées.Encouragéeparcerapprochement,Amadeadécidad'ouvrirsoncœuràsamère.—Jemedisparfoisquej'aimeraisdevenirreligieuse,moiaussi.J'enaiparléàun

prêtreunefois,etiladitqueceseraitbien.Beatadévisageasa fille,bouleversée,comprenant,pour lapremière foisensix

ans,àquelpointelleavaitnégligéAmadeaetcombiensaviedevaitêtresolitaire.Hormis ses amies d'école, elle n'avait pour seule compagnie à lamaison qu'uneenfantdelamoitiédesonâge.PourBeata,c'étaitlesignalqu'elledevaitfaireplusattentionàelle.Antoineétaitpartidepuissixans,etelleavaitl'impressiond'êtremorteaveclui.—Tonpèren'auraitpasaiméquetusoisreligieuse.Elleserappelaitcequ'ilavaitditlorsquelepèreAndréleuravaitfaitremarquer

qu'elleauraitpuendevenirune.Antoineavaitvigoureusementdésapprouvécetteidée,nonseulementparcequ'il

allait l'épouser,maisparcequ'ilestimaitquec'étaitdugâchis.Lesfemmes,selonlui,étaientfaitespoursemarieretavoirdesenfants.—Plustard,tudevraisplutôttemarieretfonderunefamille.Elle essayait de reprendre les propresmots d'Antoine, comme si elle avait pu

parlerpourlui-elleenressentaitd'ailleursledevoir,puisqu'iln'étaitpluslàpourlefaire.— Tout le monde n'est peut-être pas fait pour avoir des enfants. La sœur de

Gretchen est devenue religieuse il y a trois ans et elle est heureuse. Elle aprononcésesvœuxl'annéedernière.EnécoutantAmadea,Beatas'aperçutàquelpointelleétait loindesa fille,qui

semblaitprêteàentrerdanslepremiercouventvenu.Ellepritconscience,pourlapremièrefois,qu'elledevaitfaireplusattentionàelleetluiparler,passeulementpour luidemanderd'emmener sa sœurà soncoursdedanseoude ladéposeràl'école,maispoursavoircequil'intéressaitetmieuxlaconnaître.Elleespéraitqu'iln'étaitpastroptardpourrétablircelienentreelles.Ellecomprenaitbrutalementàquelpointelles'étaitlaisséeallerdepuislamortd'Antoine,s'éloignantchaquejourdavantagedesesfilles.Soncorpsétaitlà,maispassonesprit.— Jeneveuxplusquetuaillesàdesconférencescommecellesd'EdithStein,

Amadea,niqueturejoignesdesorganisationsradicales,sic'estàçaquetupensesen cemoment. Et fais attention quand tu t'exprimes contre la politique d'Hitler,sauficibiensûr.—Tuapprouvescequ'ilfait,maman?demandaAmadead'unairchoqué.— Non,pasdutout.Simplement,ilestdangereuxd'êtrecontestataire.Mêmeà

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tonâge,tupourraisattirerl'attentionsurtoiettemettreendanger.Beata avait l'impression que son esprit s'éclaircissait enfin, et sa conversation

avecAmadeaétaitinstructive.C'étaitunejeunefilleextrêmementintelligente,dontlesquestions lui rappelaient lessiennesaumêmeâge,commesapassionpour laphilosophieetlessujetspolitiques.Elleavaitpassédesheuresàdébattreavecsesfrèresetleursamis,àl'inversed'Amadeaquin'avaitpersonneavecquidiscuterdeces choses. Sauf elle. Amadea se rendait compte que samère était sérieuse etajoutaqu'elleavaitétérévoltéeparlesautodafésdumoisdemai.Cequ'ellevoyaitetentendaitneluiplaisaitguère,etàsamèrenonplus.— Pourquoi ils ont brûlé des livres ? intervintDaphné qui venait d'arriver et

semblaitsurprise.— Parce qu'ils essaient d'intimider les gens et de leur faire peur, répondit

Amadea.Etilsenvoientdesgensdansdescampsdetravail,parcequ'ilssontjuifs.Lesnazisontmêmeinterditd'allerdanslesmagasinstenuspardesJuifs.Ças'estpassélejourdemonanniversaire.—Acausedetoi?demandaDaphné,stupéfaiteparcequesasœurvenaitdelui

dire.Amadeasourit.—Non,c'étaitjusteunecoïncidence,maisc'étaitmochequandmême.— Est-ceque les Juifsont l'airdifférentsdesautres ? s'enquit la filletteavec

curiosité.Amadeaparutscandalisée.—Biensûrquenon!Pourquoidis-tuunechosepareille?— Ma maîtresse dit que les Juifs ont des queues, répondit Daphné d'un air

innocenttandisquesamèreetsasœurlaregardaientd'unairhorrifié.—C'estfaux,réponditBeata,sedemandantsilemomentn'étaitpasvenudeleur

direqu'elleétaitjuive.Maisellen'osaitpas:celafaisaittantd'annéesàprésentqu'elleétaitdevenue

catholique...Certainespersonnesdisaient que lesnazis ne s'enprenaient qu'auxJuifspauvres,auxsans-abrietauxcriminels,pasauxgenscommeelleetsafamille.Ils disaient que les nazis souhaitaient seulement débarrasser l'Allemagne de saverminecriminelle. Jamais ilsne s'attaqueraientàdes Juifs respectables, elleenétaitcertaine—maispasassezcependantpourdirelavéritéàsesfilles.Cesoir-là, leurconversationà table futpassionnante,sibienque ledînerdura

pluslongtempsqu'àl'accoutumée.Beatanes'étaitpasrenducompteàquelpointAmadea s'intéressait à la politique, ni combien elle était indépendante. Elle nes'était jamais doutée non plus que sa fille se demandait si elle avait la vocationreligieuse,cequeBeatatrouvaitbienplusinquiétantquesestendancespolitiquesradicales.Ellecraignaitqu'Amadean'aitétéinfluencéeparlesconférencesetlesécritsd'EdithSteinou,pireencore,parsonentréeauCarmel.Cegenredechosespouvaient avoir une grande influence sur une jeune fille, sans parler de la sœuraînéedesameilleureamie.EtBeatanevoulaitriendetoutcelapoursafille.Néanmoins,elleavaitconsciencequ'ellen'avaitrienfaitduranttoutescesannées

pour fairepencher labalancede l'autrecôté.Ellen'avaitpasdeviesociale,pasd'amis et ne fréquentait personne en dehors des Daubigny — qu'elle voyait

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d'ailleursrarement.Pendantonzeans,elleavaitconsacrésavieàsonmarietàsesenfants.Etdepuissamort,ellevivaitcommeunerecluseetnevoyaitpascommentfaire pour changer les choses, d'autant plus qu'elle n'en avait pas envie.Malgrétout,ellepouvaitaumoinsêtreplusattentiveàcequisepassaitdanslemonde.Safille semblait beaucoup plus au courant qu'elle. Mais Beata s'inquiétait de sespositions sur l'antisémitisme nazi et espérait qu'Amadea n'en parlait pas autourd'elle.Quandcelle-cipartitpourlelycéelelendemainmatin,elleluirappeladesemontrerprudente:critiquerlesnazisétaitdangereux,quelquesoitsonâge.La semaine suivante, refusant d'attendre encore une année avant de revoir sa

mère, Beata retourna à la synagogue. Cette fois-ci, elle s'assit derrière elle àdesseinetn'eutaucunbesoindeleversonvoile.Samèrelareconnutaussitôt.Alafinduservice,Beataluiglissadanslamainunmorceaudepapieravecsonadresseetsonnumérodetéléphone,etàpeinesamèreeut-ellerefermélamainqu'ellesefonditdanslafouleetpartit,sansattendredevoirsonpère.Toutcequ'ellepouvaitespérer à présent, c'était que samère fut assez courageuse pour l'appeler. Elledésirait tant lavoir, laserrerdanssesbraset luiparler !Et,plusque tout,ellevoulaitqu'ellerencontresesfilles.Il y eut deux jours d'attente angoissante, puis enfin le téléphone sonna. C'est

Amadeaquirépondit,parhasard.Ellessortaientdetable,etBeatavenaitdeproposerun jeuàDaphné.Amadea

avaitremarquéquesamèresemblaitmieuxdepuisquelquesjoursetqu'ellefaisaitdeseffortspourengagerlaconversationetsortirdumarasmedanslequelellesetrouvaitdepuislamortd'Antoine.—C'estpourtoi,annonça-t-elle.— Qui est-ce ? s'enquit Beata, ne pensant plus à l'appel qu'elle attendait et

croyantqu'ils'agissaitdeVéronique.Depuis desmois, cette dernière lui demandait de lui réaliser une robepour le

réveillondeNoël,certaineque lacouture lui feraitdubien.MaisBeata l'évitait.Ellen'avaitplustouchéàuneaiguilledepuislamortd'Antoine,exceptéunefoisdetempsentempspourlesfilles,etn'avaitpluslamoindreenviedecoudredestenuesde soirée ou des robes élaborées. De plus, financièrement, elle n'en avait plusbesoin.— Ellen'apasditquielleétait,expliquaAmadeaenprenantDaphnéavecelle

pourmonteràl'étage,tandisqueBeatasedirigeaitversletéléphone.—Allô?interrogea-t-elle.Soncœurseserralorsqu'ellereconnutlavoix.Ellen'avaitpaschangé.—Beata?murmurasamère,craignantquequelqu'unnel'entende.Jacob était sorti,mais tous savaient qu'il était interdit de parler à Beata; elle

n'existaitplus.— Oh,maman!Mercid'avoirappelé.Vousétiezsibelleàlasynagogue!Vous

n'avezpaschangé.Aprèsdix-septans,toutesdeuxsavaientquec'étaitimpossible,maisauxyeuxde

Beata,samèreétaitrestéelamême.—Tuavaisl'airsitriste.Toutvabien?Tuesmalade?—Antoineestmort.

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—Jesuisnavrée,ditMonikaavecsincérité.Quandest-cearrivé?Safilleavaitl'airdétruite,etc'étaitpourcetteraisonqu'elleavaitappelé.Ellene

pouvaitpluscontinueràluitournerledos,quoiqu'enpenseJacob.—Ilyasixans.J'aideuxfilles,AmadeaetDaphné.—Est-cequ'ellesteressemblent?demandasamèreensouriant.— La petite, oui. L'aînée ressemble à son père. Maman, voudriez-vous les

rencontrer?Il y eut un silence interminable. Monika était fatiguée, et les choses étaient

difficiles,cestemps-ci.—Oui,répondit-ellefinalement.—Jesuissiheureuse!s'exclamaBeatacommeuneenfant.Quandvoudriez-vous

venir?—Quepenses-tudedemainaprès-midi,pourlethé?Lesfillesserontrentréesde

l'école,jesuppose.—Nousseronslàtouteslestrois.Des larmescoulaientsur les jouesdeBeata.Toutescesannées,elleavait tant

priépourcela.Lepardon.L'absolution.Pouvoirtouchersamèreànouveau.Justeunefois.Laserrercontreelle.Êtredanssesbras.Justeunefois.—Quevas-tuleurdire?—Jenesaispas.Jevaisyréfléchircesoir.— Elles vontme détester, si tu leur dis la vérité, observaMonika d'une voix

triste.MaiselleavaitautantenviederevoirsafillequeBeatasamère.Lacommunauté

juivevivaitdesheuressombres;Jacobredoutaitqu'ilneleurarrivequelquechosedeterribleàeuxaussi,mêmesiHorstetUlmaffirmaientquec'étaitimpossible.Ilsétaientcitoyensallemands,pasdevulgairesJuifserrants.Ilsdisaientquelesnazistraquaientlescriminels,paslesgensrespectablescommeeux,maisJacobn'étaitpas d'accord. Et tous deux vieillissaient. Elle avait besoin de revoir sa fille.Viscéralement.Commesisoncœurréclamaitlapartquiluiavaitétéarrachée.— Ellesn'ontpasbesoindeconnaître la vérité.Nousn'auronsqu'à rejeter la

fautesurpapa,ajouta-t-elleensouriant.Ellessavaienttouteslesdeuxquejamaissonpèrenecéderaitetqu'iln'existait

paslamoindrechancequ'AmadeaetDaphnélerencontrentunjour.—Nevousinquiétezpas,jetrouveraiquelquechose.Ellesseronttoutexcitéesà

l'idéedevousvoir.Et,maman,ajoutaBeatad'unevoixétranglée,j'aihâtequevoussoyezlà.—Moiaussi,réponditMonika,aussiimpatientequesafille.Jacobn'avaitpas ledroitde lui imposerplus longtempscettesituation,etelle-

mêmen'avaitplusledroitdel'accepternidel'imposeràsafille.Beata réfléchit toute la nuit et, au petit déjeuner le lendemain, annonça à ses

fillesquequelqu'unsouhaitaitlesrencontreretqu'elleviendraitdansl'après-midi.—Quiest-ce?demandaAmadeaavecunintérêtpeumarqué.Elle avait un examen, ce jour-là, et avait veillé tard pour réviser. Elle était

fatiguée.— Votregrand-mère,réponditBeataaprèsunebrèvehésitation,tandisqueses

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fillesouvraientdegrandsyeux.— Je croyais qu'elle étaitmorte, fit remarquer Amadea d'un air sceptique, ne

sachantplusoùétaitlavérité.—J'aimenti,avouaBeata.Quandj'aiépousévotrepère,laFranceetl'Allemagne

étaient en guerre, et chacun le ressentait très fortement, nos deux familleségalement.PapaetmoinoussommesrencontrésenSuisse,oùnouspassionsnosvacances avec nos parents. A l'époque, mon père voulait que j'épouse un autrehomme,quelqu'unquejeneconnaissaismêmepas.Lesyeuxdesfillesétaientrivéssurelle.C'étaitdurdeleurexpliquermaintenant,

leursviesétaientsidifférentes.Cen'étaitpasfaciledetrouverlesmotsjustes,deleurdécrirecequis'étaitpassésilongtempsauparavant.—Nosfamillesrefusaientquenousnousmariions,carpapaétaitfrançaisetmoi

allemande.Noussavionsquenousdevionsattendrelafindelaguerre,maisnousn'étionspassûrsqu'ilsacceptentnotremariage,mêmeaprès.Nousétionsjeunesetunpeufous,etj'aiditàmonpèrequej'épouseraispapa,qu'illeveuilleounon.Ilm'aréponduquesijelefaisais,ilnevoudraitplusjamaismevoir.Papafutblesséàlaguerreetdécidadem'attendreenSuisse,chezsescousins.Ceux-ciproposèrentde nous héberger et de nous marier là-bas. Alors je suis partie, ce qui fut unedécisiontrèsdifficileàprendre,maisjesavaisquej'avaisraison.Jesavaisquevotrepèreétaitunhommebonetjen'aijamaisregrettécequej'ai

fait.Maismonpèrenem'aplusjamaisrevueetilaforcémamère,masœuretmesfrèresàenfaireautant.Toutesmeslettressontrevenuessansavoirétéouvertes,etmamèren'aplus jamaiseuledroitdemevoirnidemeparler.Je l'aicroiséel'autrejour.Ellene leuravouapasquec'étaità la synagogue, jugeant inutiled'ajouterune

complicationsupplémentaireenleurrévélantqu'ellesétaientàmoitiéjuives.Celan'aurait fait que les embrouiller davantage, et peut-être même les mettre endanger,vulahained'Hitleràl'égarddesJuifs.—Jeluiaialorsdonnénotreadresseetnotrenumérodetéléphone.C'estellequi

aappelé,hier soir.Elle voudrait vousvoir, et je l'ai invitée toutà l'heure, aprèsl'école.Celaavaitétéplussimplequ'ellenel'avaitcraint.Sesfilleslaregardaientd'un

airincrédule.—Commenttonpèrea-t-ilpuêtreaussiméchant?demandaAmadea,outrée.Et

lafamilledepapa,a-t-ellefaitpareil?—Oui.SafamillehaïssaitlesAllemands,autantquelamiennelesFrançais.— C'est ridicule.Etcruel, répliquaAmadea,quieutsoudainpitiédesamère.

Serais-tucapabledenousfaireçaunjour?Maiselleconnaissaitlaréponseavantmêmed'avoirposélaquestion.—Non,jamais.Maisc'étaitilyalongtempsetilyavaitcetteguerrehorrible.—Alorspourquoitonpapanet'apasrevueaprès?demandaDaphnéaveclogique

-c'étaituneenfantintelligente,commesasœur.— Parce que c'est un vieillard entêté, rétorqua Amadea d'un ton plein de

rancœur.Beata lui avait pardonné et avait accepté la situation, bien qu'elle eût connu

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plusieursannéesdetourmentsavantd'yparvenir.— Ettesfrèresetsœur?demandaAmadea,encoresouslechocdecequ'elle

venaitd'entendre.Pourquoirefusent-ilsdetevoir?— Ils ne veulent pas désobéir à notre père, répondit simplement Beata sans

préciserquesonpèrelaconsidéraitcommemorteetenterrée.— Cedoitêtreunhommehorriblesitoutlemondelecraintàcepoint,conclut

Amadeaavecbonsens.Etlafamilledepapadoitêtrepareille,ajouta-t-elle.Ellen'arrivaitpasàconcevoirqu'onpûttraiterlesgensdelasorte.Sonpèreà

elleavaitétéunhommetrèsdoux.—Tamamandoitêtrecourageuse,sielleadécidédenousrencontrer.Tonpapa

valafrapper,quandellerentrera?demandaDaphné,inquiète.—Non,biensûrquenon,réponditBeataensouriant.Enfait,elleneluidirapas

qu'elleestvenue,çalebouleverseraittrop.Ilestâgéàprésent,etmamèreaussi.Sivoussaviezcommejesuisheureusequ'elleviennenousvoir!Ellem'atellementmanqué...Surtoutdepuisquepapaestmort.Leslarmesluimontèrentauxyeux,cequitouchasesfilles.Toutàcoup,Amadea

sedemandasi lesvisitesannuellesà lasynagoguen'avaientpasquelquechoseàvoir avec tout ça. Mais elle n'osa pas poser la question. Sa mère avait déjàsuffisammentsouffert.—Jevoulaisjustequevoussachiezlavéritéavantqu'ellen'arrive,conclutBeata.La conversation leur avait beaucoup appris sur leur mère et, en chemin pour

l'école, les deux filles étaient encore sous le coup de ces révélationsextraordinaires. C'était une impression bizarre d'apprendre qu'elles avaient unegrand-mèreetqu'ellesnel'avaientjamaisrencontrée.Etpasseulementunegrand-mère,maisaussiungrand-père,unetanteetdeuxoncles.— Je suis heureusepourmamanque samère vienne, déclaraAmadead'un ton

posé,maisjepensequecequ'elleluiafaitvivreétaitterrible.Imaginesimamannousfaisaitpareil...Elleéprouvaitbeaucoupdepeineetdecompassionpoursamère.Quelleperte

épouvantablecelaavaitdûêtrepourellede renoncerà tousceuxqu'elleaimaitpourunhomme!Maisellecompritsoudainque,sanscettedécision,jamaisDaphnéetellen'auraientvulejour.—Jecroisquejepleureraisbeaucoup,réponditDaphné,impressionnée.—Oui,moiaussi,fitAmadeaensouriantetenprenantlamaindesasœurdansla

sienne.Etjetepréviens,nemecachejamaisrien,sinontuaurasaffaireàmoi!Lafilletteéclataderire.—C'estpromis.Jetediraitoujourstout.Ellescontinuèrentleurchemin,maindanslamain,plongéesdansleurspensées.Amadea avait abandonné son hypothèse selon laquelle ses grands-parents

auraientpuêtrejuifs.Sisamèreétaitcatholique,sesparentsl'étaientforcément.Elledevaits'êtretrompée.

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Chapitre8Quand le carillonde laported'entrée retentit àquatreheures,Beata se figea

pendantuneseconde,puislissasarobeetarrangeasescheveux.Elleportaitunerobenoire toute simpleavecuncollierdeperlesqu'Antoine lui avait offertpourleursdixansdemariage.Elleétaitpâleetgraveenouvrantlaporte,etelleeutlesouffle coupé en voyant sa mère. Comme toujours, celle-ci était habillée avecélégance,dansunerobeviolettesousuntrèsbeaumanteaunoiravecuncollierdeperles.Elleportaitdeschaussuresendaimnoiresavecunsacàmainassorti;sesgants,endaimnoireuxaussi,étaient faits surmesure.Sonregardplongeadanscelui de sa fille, et sans unmot elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.Monikaportaittoujourslemêmeparfum,etBeatasesentittoutàcoupcommeunepetitefillequiauraitretrouvésamèreaprèss'êtreperdue.Toutcequ'ellevoulait,c'étaitseblottircontreelleetsentirsapeauetlatexturesoyeusedesescheveux.L'horreurdujourdesondépartluirevintsoudainenmémoire,commesicelas'étaitproduitlaveille.Maistoutcelaétaitfiniàprésent,ellesseretrouvaient,lesannéespasséesn'étaientplusqu'unsouvenir.Beataconduisitsamèreausalon,etellesprirentplacel'uneàcôtédel'autresur

lecanapé,enlarmes.Beatamitdutempsavantdepouvoirparler.—Mercid'êtrevenue,maman.Vousm'aveztellementmanqué...Plusqu'ellen'auraitpuledireounel'avaitimaginé.

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Tout lui revenait en mémoire à présent, tous ces moments où elle avait tantsouhaitéquesamèrefutàsescôtés:àsonmariage,àlanaissanced'AmadeapuisdeDaphné,pendant lesvacancesetauxanniversaires,à lamortd'Antoine,ainsiqu'à tous les petits moments de la vie quotidienne. Mais sa mère était là,désormais.Ellen'éprouvaitaucunecolèrepourcesannéesperdues,seulementduchagrin.Etmaintenant,enfin,dusoulagement.— Situsavaislecalvairequej'aivécu,ditMonika, levisagebaignédelarmes.

J'avais promis à ton père de ne plus te voir, j'avais peur de lui désobéir. Maischaquejourtum'asmanqué.Ellenes'enétaitjamaisremise.Finalement,celaavaitétécommeunemortpour

elleaussi.—Toutesmeslettresmesontrevenues,ditBeataensemouchant.—Jen'aijamaissuquetuavaisécrit.Papaadûlesréexpédiersansmeledire.— Jem'ensuisdoutée,remarquaBeataavecdouleurenserappelantl'écriture

de son père sur les enveloppes. Celles que j'ai envoyées à Brigitte me sontrevenues aussi.Un jour, je l'ai croisée dans la rue,mais elle a fait comme si jen'existaispas.PareilpourUlmetHorst.—NousavionsfaitChivapourtoi,expliquaMonikatristement,sesouvenantque

celaavaitétélepiremomentdesavie.Jacobnousinterdisaitneserait-cequedeprononcer tonprénom.EncequiconcerneBrigitte, jecroisqu'ellecraintdemefairedelapeine,alorsellepréfèresetaire.—Elleestheureuse?— Elle est divorcée et voudrait se remarier,mais tonpère n'approuvepas son

choix.Tesfillessont-ellesjuives?demandaMonika,pleined'espoir.Safillesecoualatête.—Non.Beatane voulait pas lui direqu'elle s'était convertie.Apprendrequ'Amadeaet

Daphnén'étaientpasjuivesétaitdéjàbienassez.MaiscequeréponditMonikalasurprit.Ellesemblaitavoirdevinéqu'ensemariantavecAntoinesafilles'étaitconvertie.—Peut-êtreest-cemieuxainsi,aveccequisepasseencemoment.Lesnazisfont

deschoseshorriblesauxJuifs.Papaditqu'ilsnes'enprendrontjamaisànous,maison ne peut pas savoir. Ne dis à personne que tu es d'origine juive. Si tu eschrétienneàprésent,reste-le,Beata.Tuserasplusensécuritéainsi.Qu'as-tuditàtesenfantsàmonsujet?demanda-t-elleenregardantsafilleavecinquiétude.— Que je vous aime, que papa refusait que j'épouse Antoine parce qu'il était

français,quec'était laguerre,etaussiquesafamilleaeu lamêmeréactionquevous.Çalesachoquées,maisjecroisqu'ellesontcompris.Dumoins, autant qu'elles le pouvaient. C'était beaucoup à assimiler d'un seul

couppourelles,maiselleleurfaisaitconfiance.—As-turencontrélafamilled'Antoine?Beatasecoualatête.—Commentest-ilmort?—Unaccidentdecheval.Sonpèreétaitmortdeuxsemainesplustôt.

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Etelleajouta,ensouriant,qu'elleétaitcomtesse.—Jesuisimpressionnée,réponditsamère,unelueurdemalicedanslesyeux.C'estalorsqu'AmadeaetDaphnéarrivèrentetpénétrèrentaveccirconspection

dans la pièce. Elles regardèrent celle qu'elles savaient être leur grand-mère etremarquèrentlesourirequiéclairaitlevisagedeleurmère.Beatalesprésentaàsamère,quineputretenirseslarmes.—Pardonnez-moimoncomportementstupide,dit-elleenleurtendantlesmains.Je

suissiheureusedevousrencontreretvousêtessibellestouteslesdeux.Elle se tamponna les yeux avec un mouchoir en dentelle, et les filles

s'approchèrent lentement. Daphné la trouvait jolie, et Amadea brûlait de luidemanderpourquoielleavait laissésonmariêtreaussiméchantavec leurmère,maisellen'osapas...Sagrand-mèresemblaittrèsgentille.Alorsqu'ellesprenaientlethéetbavardaient,AmadeaetDaphnétrouvèrentque

Monika leur rappelait beaucoup leur mère et qu'elle parlait même comme elle.Aprèsavoirpasséundélicieuxmomentensemble,Monikafinitparselever.C'estalorsqueDaphné,quil'observaitavecintérêt,luidemanda:—Commentdoit-onvousappeler?C'étaitunequestionpleinedebonsenspourunefillettedehuitans;Amadease

l'étaitposéeelleaussi.— Quediriez-vousde«Mamie»?proposaMonikad'unevoixhésitanteenles

regardant.Jeseraistrèsheureusesivousm'appeliezainsi.AmadeaetDaphnéacquiescèrentd'unhochementdetête,etMonikalespritdans

sesbrasavantdepartir.PuiselleembrassaBeataetlaregardaavectendresse.—Reviendrez-vousnousvoir?s'enquitBeatadoucement,surlepasdelaporte.— Biensûr,réponditsamère.Quandtuvoudras.Jet'appelleraidansquelques

jours,c'estpromis.Beatasavaitqu'elletiendraitparole,ellel'avaittoujoursfait.—Merci,maman,dit-elleenlaserrantunedernièrefoisdanssesbras.— Jet'aime,Beata,luimurmurasamèreàl'oreille.Puisellel'embrassaets'en

alla.Celaavaitétéunaprès-midiextraordinairepourellesquatre.Aprèsledépartde

sagrand-mère,Amadeavinttrouversamère,qui,assisedanslesalon,étaitperduedanssespensées.—Maman?Beatalevalatêteensouriant.—Oui,moncœur.Alors,commentl'as-tutrouvée?— Jetrouvequec'esttristequ'ellesoitrestéeloindenoussilongtemps.Onvoit

qu'ellet'aimeénormément.— Jel'aimeaussi.Jesuisheureusequ'ellesoitrevenueetqu'elleaitfaitvotre

connaissance.—Jedétestetonpèrepourcequ'ilt'afait,déclaraAmadead'unevoixglacée.Beata hocha la tête. Sa fille avait raison, il l'avait fait souffrir,mais elle ne le

détestaitpaspourautant.D'ailleurs, celan'avait jamais été le cas,mêmes'il luiavaitcauséunchagrinindicibleainsiqu'àsamère.Sadécisiondelamettreaubandelafamillelesavaittousaffectés,etildevaitl'avoirétélui-mêmebeaucoupplus

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qu'ilnel'admettraitjamais.Asesyeux,elleavaitcommislatrahisonsuprême.Maisellen'auraitjamaispenséquesonexildureraittoutesavie.Pourtant,mêmesiellel'avaitsu,elleauraitépouséAntoine.—Nedétestepersonne,ditBeatad'untonposé.Lahainedemandetropd'énergie

etelleempoisonnelecœur.J'aiapprisçailyalongtemps.Amadeaapprouvad'unhochementdetête,pressentantquesamèredisaitvrai.Et

elle l'admira encoredavantagedenepashaïr cepèrequ'elle-même, à saplace,auraitdétesté.Amadeas'assitalorssurlecanapé,aumêmeendroitquesagrand-mère,etprit

samère dans ses bras de lamême façon que celle-ci l'avait fait avec sa propremère.Beataremercialecield'avoirrenducelapossibleaprèstantd'années.—Jet'aime,maman,murmuraAmadeaàsamère,commeBeatal'avaitfaitavec

lasienne.C'était comme une chaîne sans fin de liens qui se faisaient écho les uns aux

autres. En dépit du temps, de l'espace et des différences, c'était un lienindéfectible.Samèreleluiavaitprouvécetaprès-midi-là.

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Chapitre9Durant les deux années qui suivirent,Monika vint leur rendre visite toutes les

semaines. Sa venue devint pour Beata un rituel hebdomadaire sur lequel ellecomptaitet,pourchacune,unmoment important.Samèreetelleapprirentà seconnaîtrecommeellesnel'avaientjamaisfait,quandBeataétaitjeune.Elleavaitmûri, avait elle aussi des enfants, et toutes deux avaient beaucoup souffert etréfléchi.MonikaavaitmêmeessayédeconvaincreJacobderevenirsursadécision— elle avait dit qu'elle avait croisé leur fille dans la rue —, mais il lui avaitimmédiatementjetéunregardglacial.« J'ignoredequoi tuparles,Monika.Notre filleestmorteen1916»,avaitdit

Jacob.Etladiscussionavaitétéclose.Sonmariétaitdevenudur,sibienqueMonikan'abordapluslesujetavecluietse

contentadesesvisitesàsafille.IlenfutdemêmepourBeata.Elleavaitperdutoutespoir de revoir les autres membres de sa famille un jour, mais elle était siheureused'avoirrenouéavecsamèrequecelaluisuffisait.Monikaluiapportadesphotographies,etelleconstataqueBrigitteétaittoujours

très belle. Samère lui expliqua qu'elle était revenue vivre à lamaison avec sesenfants, mais qu'elle se faisait du souci pour elle. Brigitte sortait tard le soir,traînaitaulittoutelajournée,buvaittropetnes'intéressaitpasàsesenfants.Toutce qu'elle voulait, c'était un nouveau mari, mais la plupart des hommes qu'ellefréquentaitétaientdéjàmariés.Quant àHorst etUlm, ils allaientbien, saufqu'undesenfantsd'Ulmétait une

petitefille fragileetsouventmaladequiavaitdesproblèmesdecœur,etMonikas'inquiétaitàsonsujet.Aufildesvisitesetdesannées,elles'attachadeplusenplusà ses petites-filles. Amadea trouvait sa grand-mère intéressante et intelligente,maisellen'avaitjamaisréussiàluipardonnerd'avoirlaisséJacobbannirleurmèreet conservait envers elle une certaine retenue. Daphné, en revanche, était tropjeunepourseposerdesquestionsetaimaitsansréservesagrand-mère.Commeellenegardaitaucunsouvenirdesonpère,sonuniversétaitentièrementfémininetelleétaitravied'avoirunegrand-mère,enplusd'unemèreetd'unesœur.IlenétaitdemêmepourBeata.Depuis lamortd'Antoine—etbienqu'elle fûtencore trèsbelle - elle n'avait plus jamais regardé aucun homme. Les souvenirs des annéespasséesàsescôtésluisuffisaientpourluitenircompagniejusqu'àlafindesavie,etellenedésiraitpersonned'autre.En1935,deuxansaprèsledébutdesvisitesdeMonika,lesdeuxfemmes-àquaranteetsoixante-cinqans—étaientdevenuesunesource de réconfort l'une pour l'autre. Le monde avait commencé à devenireffrayant,mêmesiellesn'avaientpasencoreététouchées.Amadea s'indignait de la montée de l'antisémitisme en Allemagne. Les Juifs

avaient été bannis du Front du travail allemand et de l'armée et n'avaient plusaccès à l'assistance sociale ni aux études de droit. Pour Beata, tous ces signeslaissaientprésager lepire.Même lesartisteset lesacteursavaientdûrejoindre

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dessyndicatsspéciauxettrouvaientrarementdutravail.Lestempsqu'ilsvivaientétaientdeplusenplusinquiétants.MonikaenparlaàBeata,unaprès-midiqu'ellesétaientseules,avantquelesfilles

nerentrentdel'école.Elles'inquiétaitausujetdesespapiersd'identitéetdeceuxdesenfants,carmêmesiBeataétaitcatholiquedepuisdix-neufans,iln'enrestaitpas moins qu'elle était née juive et que ses filles l'étaient donc à moitié. Ellecraignaitqu'ellesn'aientdesproblèmessi la situationempirait.Cela faisaitdeuxansquelesJuifslespluspauvresetceuxsanspouvoirnirelationsétaientenvoyésdansdescampsdetravail.PourtantJacobluicertifiaitqu'ilsnerisquaientrien:lesnazis ne déportaient que les « marginaux », du moins ceux qu'ils considéraientcommetels,àsavoirlesreprisdejustice,lescriminels,lesvagabonds,lesgitans,leschômeurs,lesfauteursdetroubles,lescommunistes,lesradicauxettousceuxquinesubvenaientpasàleursbesoins.Toutefois,ilarrivaitdetempsàautrequ'unedeleursconnaissancesfîtpartiedulot.MonikaavaitunefemmedeménagedontlefrèreavaitétéenvoyéaucampdeDachau,avec toutesa famille,maisc'étaitunactiviste politique qui avait fait imprimer des affiches antinazies, et il avait ainsiattiré le malheur sur lui et les siens. Malgré tout, Monika était extrêmementinquiète. Les Juifs étaient progressivement exclus de la société active, isolés etgênés dans ce qu'ils faisaient. Si la situation empirait, elle ne voulait pas qu'ilarrivâtquoiquecesoitàBeataetauxfilles.Cettedernièresefaisait lesmêmesréflexionsquesamère.Sidesproblèmessurvenaient, iln'yauraitpersonnepourlesprotégerniaucunendroitoùfuir.— Jenecroispasquelesnaziss'enprendrontàdesgenscommenous,maman,

réponditBeatad'untoncalme.Ellesavaitquesamères'inquiétaitaussibeaucoupdesamaigreur.Bienqu'elle

eût toujours étémince, elle était devenue presque fantomatique depuis quelquesannées,etsansmaquillagesonvisageétaitd'unepâleurimpressionnante.Elleneportait que du noir depuis la mort d'Antoine, ce qui lui donnait presque uneapparencedevieille femme.Elles'était ferméeaumondeetn'avaitplusquesesenfants-etsamèreàprésent.—Etlespapiersdesenfants?s'enquitMonika,anxieuse.—Ellesn'enontpasvraiment.Ellesnepossèdentqueleurscertificatsdescolarité

aveclenomde«Vallerand».Ellessontnéescatholiques,jesuiscatholique,etlesgensdelaparoissenousconnaissentbien.Jenecroispasquequiconquesedoutequejen'aipastoujoursétécatholique.Deplus,commenoussommesarrivéesdeSuisse,jepensequelesgensnouscroientsuisses.Mêmemoncertificatdemariageindique qu'Antoine et moi étions catholiques au moment de nous marier. Monpasseportestpérimédepuisdesannées,et les fillesn'enont jamaiseu.Amadean'étaitqu'unbébéquandnoussommesrevenusenAllemagne,etelleaétéinscritesurlemien.Personneneprêteraattentionàuneveuveavecdeuxenfantsquiporteunnomdevieillenoblessefrançaise.PartoutjesuislacomtessedeVallerand,etjecrois que nous serons en sécurité tant que nous n'attirerons pas l'attention surnous.Avraidire,jem'inquiètedavantagepourtoiettoutelafamille.Tout Cologne connaissait les Wittgenstein et savait qu'ils étaient juifs. Le fait

qu'ilsaientbannietdéclaréofficiellementBeatamortevingtansplustôtpourraitla

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protégerd'une certainemanière et c'était bien la première fois que samère enétaitreconnaissanteàJacob.Ilenallaitdifféremmentpourlerestedelafamille,cequiétaitàlafoisbonetmauvais.LesWittgensteinsupposaientquelesnazisnes'enprendraientpasàunefamilleaussirespectablequela leur.Commebeaucoup, ilsétaientconvaincusqu'ilsnes'attaquaientqu'auxpetitesgens,auxmaillonsfaiblesdelasociété,commedisaitJacob.Maisl'antisémitismeétaitprésenttouslesjours,etsesfilsavaientavouéleurinquiétude.HorstetUlmtravaillaienttouslesdeuxàlabanquedeleurpèrequi,àsoixante-dixans,songeaitàprendresaretraite.Surlesphotographiesque lui avait apportées samère,Beata l'avait trouvédistinguémaisfatiguéetcraignaitqueladéceptionqu'elleavaitétépourluin'aitaccentuécevieillissementprématuré;contrairementàsamère,sonpèrefaisaitplusvieuxquesonâge.Amadea,poursapart, refusaitde regarder lamoindrephotographiedesongrand-père,etilfaisaitpeuràlapetiteDaphné-àl'inversedesagrand-mère.Monikaleurapportaittoujoursdespetitscadeaux,pourleurplusgrandbonheur.

Aufildesans,elleavaitoffertàBeataplusieursdesesbijoux,maisriend'importantparpeurqueJacobnes'en

aperçût.Elleprétextait lesavoirperdus,etJacoblagrondaitpoursanégligence.Toutefois, comme luiaussidevenaitdeplusenplusdistrait, ilne la réprimandaitplusautantqu'avant.Tousdeuxsefaisaientvieux.La seule chose qui préoccupait Beata au sujet de leurs origines juives était le

désird'Amadead'entreràl'université.Safillerêvaitd'étudierlaphilosophie,lapsychologieetlalittérature,commeelle-

mêmel'avaitdésiréavantquesonpèreneleluiinterdise.Maintenant,c'étaientlesnazis qui l'interdisaient à Amadea. Elle savait que si sa fille essayait d'entrer àl'université,lesnazisdécouvriraientqu'elleétaitàdemijuive,etlerisqueétaittropgrand à ses yeux. Amadea aurait à produire non seulement son certificat denaissance — qui ne représentait aucun danger puisqu'il indiquait que ses deuxparentsétaientcatholiquesaumomentdesanaissanceenSuisse-maiségalementles papiers sur les origines raciales de ses parents. Si cela ne posait pas deproblèmepourAntoine,iln'enétaitpasdemêmepourBeatapuisquesesoriginesjuivesrisquaientd'apparaîtreetellenevoulaitpasquecelaarrive.EllesemontradoncintransigeanteetinterditàAmadead'alleràl'université,sansjamaisluidirepourquoi.Toutcelaétaittropdangereuxpourellestrois,etellenevoulaitprendreaucun risque. Car même en n'étant qu'à moitié juive Amadea s'exposerait à degravesennuis.Beataarguaqu'encestempstroublés,l'universitén'étaitpasunlieusûr,enparticulierpourunefemme,carelleabritaitdesradicaux,descommunistesettoutessortesdegensquicréaientdesennuisetsefaisaientenvoyerencampdetravail,sanscompterqu'ellerisquaitdesefaireprendredansuneémeute.—C'estridicule,maman!Jenesuispascommuniste,jeveuxsimplementétudier.

Personnenevam'envoyerencampdetravail!Commentsamèrepouvait-elleêtreaussistupide?Sonattitudeluirappelaitcelle

desongrand-père.—Biensûrquenon,jelesais,maisjeneveuxpasquetuteretrouvesavecce

genred'individus,répliquaBeatad'untonferme.Sialleràl'universitéestvraiment

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cequetudésires,alorstupeuxpatienterquelquesannées,letempsqueleschosessecalment.Pourlemoment,ilyabientropd'agitationenAllemagne,etjerefusequetutemettesendanger,mêmedefaçonindirecte.Ellenevoulaitriendireàsesfillessursesorigines;celaneregardaitpersonne,

pasmêmeelles.AmadeaetDaphnén'avaientpasbesoindesavoirqu'ellesétaientàdemi juives,etelleconsidéraitquemoinsilyavaitdegensaucourant,plusellesétaientensécurité.Personnedans leurentouragenesavaitqu'elleétait juive,etl'isolementdanslequell'avaitplacéesafamilleavaitpermisdemaintenirlesecret.Enoutre,sesfillesetelle-mêmen'avaientaucundestraitsphysiquesstéréotypésquelesgensattribuaientauxJuifs,surtoutAmadeaavecsescheveuxblondsetsesyeuxbleus.MêmeDaphnéetelle,endépitdeleurscheveuxnoirs,ressemblaientàl'idée qu'on se faisait des chrétiens, avec leurs yeux bleus et leurs traits fins etdélicats.Celafaisaitdesmoisqu'Amadeaaffrontaitsamèresurlaquestiondel'université,

maisBeatarestaitsursespositions,augrandsoulagementdeMonikaquisefaisaitdéjàsuffisammentdesoucipoursesautresenfants-juifs,auxyeuxdetous-pournepasavoirenplusàs'enfairepourBeataetsesfilles.SansAntoine,Beatan'avaitpersonne pour les protéger et prendre soin d'elles. Elle savait qu'elles étaientseulesaumonde.Antoineetelleavaientétécoupésde leurs famillesdesannéesplustôtet,àlamortdecedernier,elles'étaitferméeaumondeetavaitvécuenrecluse.Elle n'avait aucune attache, hormis ses filles et les Daubigny, qu'elle voyait

rarement.Ellemenaitunevietrèssolitaire,etleconflitquil'opposaitàAmadeaàpropos de l'université revêtait une importance considérable. Mère et fille selivraientbatailleens'opposantavecviolence,maisBeatanecédaitpas,etAmadean'avait aucun moyen de désobéir à sa mère, dans la mesure où c'était elle quifinançaitsesétudes.Beataluiavaitproposéd'étudieràlamaison,letempsqueleschoses se calment. Amadea finirait le lycée en juin, deux mois après son dix-huitièmeanniversaire.LapetiteDaphnéquantàelleavaitencoreplusieursannéesde scolarité devant elle.Elle allait fêter ses dix ans et était toujours considéréecommeunbébéparsamèreetsasœur.Elledétestaitlesentendresedisputerets'enplaignaitsouventauprèsdesamamieadorée.Daphnélatrouvaittrèsbelleetraffolaitdesesbijouxetdesestenuesélégantes.Sagrand-mèrelalaissaittoujoursfouillerdanssonsacàmainetjoueraveclestrésorsqu'ilrecelait,commedurougeà lèvres oude la poudre, et lui permettait de porter ses bijoux et d'essayer seschapeaux.Elleétaittoujoursélégante,contrairementàsamèrequiselaissaitalleretdontelledétestaitlessempiternellesrobesnoires.L'anniversaired'AmadeaapprochaitquandMonikanevintpasdeuxsemainesde

suite.Lapremière fois,elleappelapourprévenirBeataqu'ellenesesentaitpasbien,maisnesemanifestapaslasecondefois.Folled'inquiétude,Beatasedécidaenfin à appeler. Une voix qu'elle ne connaissait pas lui répondit; c'était une desbonnes. Après être partie se renseigner, celle-ci lui annonça finalement quemadameWittgenstein était trop malade pour venir prendre le téléphone. Beatapassalasemainesuivantedansl'angoisseetfutimmensémentsoulagéelorsquesamère revint la semained'après.MaisMonika semblait trèsmalade, elle avait le

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teint grisâtre et était d'une pâleur cadavérique; elle marchait avec difficulté etsemblaitavoirdumalàrespirer.Beataluipritlebraspourallerausalonetl'aiderà s'asseoir.Monika respira avec peine pendant unmoment, puis parut se sentirmieuxaprèsunetassedethé.— Qu'avez-vous,maman?Quevousaditlemédecin?s'enquitBeata,aucomble

del'anxiété.—Cen'estrien,réponditMonikaens'efforçantdesourire.J'aieulamêmechose

il y a quelques années, mais ça a fini par passer. C'est mon cœur, je crois. Lavieillesse,sansdoute.Lamachineestusée.Soixante-cinq ans ne semblait pas vieux à Beata, mais sa mère était livide et

paraissaitmalade.Sileschosesavaientétédifférentes,elleenauraitparléàsonpère.Samèreluiprécisaquecedernieraussiétaitinquietetqu'elleretournaitvoirlemédecinlelendemainpourdesexamenscomplémentaires.Elleluiconfianepasêtreinquiète,justeennuyée,maisBeatatrouvaqu'elleavaitl'airplusqu'ennuyée.Quand sa mère partit, elle l'accompagna dans la rue pour s'assurer qu'elle netomberaitpasetfitsigneàuntaxipourelle.Monikaprenaittoujoursuntaxipourvenir la voir, afin que leur chauffeur ne pût rien dire à Jacob. Elle ne faisaitconfiance à personne de peur qu'il ne lui interdise de revenir s'il découvrait lavérité.Jacobauraitétéfurieuxcontreelle;illuiavaitdéfenduderevoirBeataetentendaitêtreobéiparsafemmeetsesenfants.— Maman,promettez-moiquevous irezvoir ledocteurdemain, fitBeataavec

anxiétéavantquesamèrenemontedanssontaxi.Nefaitessurtoutpaslabêtised'annulervotrerendez-vous.Elleconnaissaitsamère.—Biensûrquenon.Monikaluisourit,etellefutsoulagéedevoirquesamèreavaitmoinsdemalà

respirerqu'àsonarrivée.Avantqueleurgrand-mèreparte,Daphnéluiavaitdonnéun énorme baiser et Amadea l'avait rapidement embrassée. Monika regardalonguementsafilleavantdemonterdanslevéhicule.— Jet'aime,Beata.Soisprudenteetfaisattentionàtoi.Jem'inquiètetantpour

vous,dit-elle,leslarmesauxyeux.Elle était révoltée que Beata ait été bannie depuis dix- neuf ans, telle une

criminellequ'ilfallaitpunirpouruncrimeimpardonnable.Asesyeux,sions'aimait,ondevaitpardonner.Safillesemblaittoujourssitriste.Ellenes'étaitjamaisremisedelamortd'Antoine.—Nevousinquiétezpas,maman.Toutirabien.Prenezsoindevous,dit-elleenla

serrantunefoisencoredanssesbras.Etrappelez-vousquejevousaimetrèsfort.Mercid'êtrevenue.Beata était toujours reconnaissante à sa mère de ses visites, surtout celle-ci,

étantdonnésonétatdesanté.—Jet'aime,murmuraMonikaavantdeluiglisserquelquechosedanslamain.Sa mère prit place dans le taxi avant qu'elle ait pu voir ce que c'était. Elle

refermalaportièreetluifitaurevoirdelamain,tandisquelevéhicules'éloignait.Elle regarda le taxi jusqu'àcequ'ildisparaisse,puisouvrit lamain.Monika lui

avaitdonnélapetitebagueendiamantquesapropremèreavaitportéetoutesavie

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etqui,dans leur famille,était transmisedemèreen filledepuisdesgénérations.Quandellepensaitauxmainsdesamère,Beatavoyaittoujourscettebague,etellefutprofondémentémueenlaglissantàcôtédesonalliance.Maissoudain,ellefutprise d'un frisson. Pourquoi samère lui avait-elle donné cette bague ?Était-elleplusmaladequ'ellenel'avaitcru?Peut-êtreétait-ellesimplementinquiète-elleluiavaitditqu'elleavaitdéjàeuceproblèmeauparavantetquec'étaitpassé.Toutelanuit,Beatafuttourmentée.Enselevantlelendemainmatin,elledécida,suruneimpulsion,d'appelersamère

pour s'assurer qu'elle allait bien et qu'elle comptait toujours se rendre chez lemédecin; elle ne lui faisait pas entièrement confiance, sachant à quel point elledétestaitlesmédecins.Elleappréhendaittoujoursd'appelerchezsesparents,maisellesavaitquesonpèreseraitaubureau.Deplus,aprèsdix-neufans,iln'yavaitplusdedomestiquespourreconnaîtresavoix.Ellecomposalenuméroavecnervositéetremarquaquesesmainstremblaient:

appeler là-bas la troublait toujours.Cette fois-ci,ce futunevoixd'hommequi luirépondit.Elleprésumaqu'ils'agissaitdumaîtred'hôteletdemandasamèresuruntonprofessionnel.Ilyeutunlongsilenceà l'autreboutdela ligne,puis l'hommevoulutsavoirqui lademandait.Beatadonnalenomd'Amadea,commeelle l'avaitdéjàfaitauparavant.—J'aileregretdevousinformer,madame,quemadameWittgensteinsetrouveà

l'hôpital.Elleaperduconnaissancecettenuit.— OhmonDieu !Commentva-t-elle?Où l'a-t-onemmenée?demandaBeata,

complètementaffolée.Lemaîtred'hôtelluicommuniqualenomdel'hôpital,maisuniquementparceque

soninterlocutricesemblaittrèsémueetqu'ilpensaitqu'ellevoudraitenvoyerdesfleurs.— Madamenereçoitdevisitesquedelafamille,précisa-t-ilnéanmoins,pourla

dissuaderdeserendreàl'hôpital.—Celavadesoi.Quelques minutes plus tard, elle reposa le combiné et resta assise près du

téléphone,lesyeuxdanslevide.Elleignoraitcommentfaire,maiselledevaitvoirsamèreàtoutprix.Etsiellevenaitàmourir?Sonpèrenepouvaitpasluiinterdiredevoirsamèrequandelleétaità l'articledelamort.C'était impossible.Ellenepritmême pas la peine de s'habiller correctement. Elle enfila sonmanteau noirpardessuslarobenoirequ'elleportait,s'enfonçaunchapeausurlatêteetattrapasonsacàmainavantdeseprécipiterdehors.Quelquesminutesplustard,elleétaitdansuntaxi,enroutepourl'hôpital.Duranttoutletrajet,ellejouamachinalementaveclabaguequeluiavaitdonnéesamèrelaveille,remerciantlecieldel'avoirvuecejour-làetpriantpourqu'elleserétablisse.Quand elle arriva à l'hôpital, une infirmière à l'accueil lui indiqua l'étage et le

numéro de la chambre de Monika. Sa mère était dans le meilleur hôpital deCologne. Les couloirs étaient remplis d'infirmières, de médecins et de gensdistingués, et Beata se rendit compte qu'elle était loin d'être élégante dans sesvêtementsdépareillés,maiselles'enmoquait.Toutcequ'ellevoulait,c'étaitvoirsamère,êtreà sescôtés.Ensortantde l'ascenseur,elleprit lepremiercouloir, et

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c'estlàqu'ellevitsesdeuxfrères,sasœuretsonpère,tousdeboutdevantlaporte.Deux femmes qu'elle ne connaissait pas étaient avec eux, et elle présuma qu'ils'agissait de ses belles-sœurs. Le cœur battant, elle s'approcha du groupe. Elleétaitàmoinsd'unmètrelorsqueBrigitteseretournaetlafixaavecstupéfaction.Sa sœur ne dit rien, mais les autres remarquèrent son expression, et tous setournèrentunàunverselle.Jacoblaregardadroitdanslesyeuxsansunmotetsansfairelemoindregesteverselle.

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—Jesuisvenuevoirmaman,déclara-t-elled'unevoixd'enfantterrifiée.Elleauraitvouluseblottirdanssesbrasetqu'il laserrecontrelui.Elleaurait

vouluimplorersonpardon.Maissonpèrerestademarbre.Lerestedelafamilleétaitclouédanslesilenceetlaregardait.— Tuesmorte,Beata,ditJacobenlaregardantfroidement.Ettamèreesten

traindemourir.Ilavaitleslarmesauxyeuxenluiparlant,maispoursafemme,paspourelle.—Jeveuxlavoir.—Lesmortsnerendentpasvisiteauxmourants.NousavonsfaitChivapourtoi.— Jesuisdésolée.Profondémentdésolée.Maisvousnepouvezpasm'empêcher

delavoir,dit-elled'unevoixétranglée.—Jelepeuxetjevaislefaire.Lechocdetevoirlatuerait.Beataserenditcomptecombienelledevaitavoirl'airpathétiquedanssavieille

robe et sonmanteau, avec son chapeau de travers. Elle n'avait pensé qu'à uneseulechose,serendreleplusvitepossibleàl'hôpital,etnonauxapparences.Ellepouvaitlirelapitiésurlesvisagesdesesfrèresetsœur,etmêmesurceuxdesdeuxfemmesqui les accompagnaient.Elle ressemblait à cequ'elle était devenue,unemarginale,uneparia.Jacobneluidemandapascommentellesavaitquesamèreétaitàl'hôpital.Celanel'intéressaitpas.Pourlui,cellequiavaitétésafilleétaitmorte, et la femme qui se tenait devant lui n'était qu'une étrangère dont il nevoulaitriensavoir.—Vousn'avezpasledroitdefaireça,papa.Ilfautquejelavoie.Elleétaitenlarmes,maislevisagedesonpèrerestafroid,commelejouroùelle

lesavaitquittés.— Tuauraisdûypenserilyadix-neufans.Situnet'envaspassur-le-champ,je

tefaisjeterdehors.Nousnevoulonspasdetoi.Ettamèrenonplus.Tun'asaucundroitd'êtreici.—C'estmamère,répliquaBeataensanglots.—C'étaittamère.Tun'esplusrienpourelleaujourd'hui.Beatasavaitaumoinsquec'étaitfaux.Sesdeuxannéesdevisiteshebdomadairesenétaientlapreuve,etellerendaitgrâceaucielque

cesmomentsaienteu lieuetquesamèreaitpuconnaîtreetaimerses filles,etellesleurgrand-mère.—Cequevousfaitesesttrèsmal,papa.Mamannevouslepardonnerajamais.Et

moinonplus.Cettefois-ci,ellesavaitquelepardonseraitimpossible.Cequ'ilfaisaitétaittrop

cruel.—C'estcequetoituasfaitquiétaitmal.Jenetel'aijamaispardonné,rétorqua-

t-ilsanslemoindreremords.—Jevousaime,articula-t-elledoucement.Puiselleregardalesautres.Aucunn'avaitbougéniprononcéunseulmot.Ulm

étaitdedosetBrigittepleuraitensilence,maissanspourautantluitendrelamain.Aucund'entreeuxn'avaittentédeconvaincreleurpèredelalaisservoirleurmère.Ilsavaienttroppeur.

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— J'aimemaman, comme je vous aime. Je n'ai jamais cessé de vous aimer. Etmamanm'aimeaussi,autantquejel'aime,dit-elleavecvéhémence.—Va-t'en!Sonpèreluiavaitcrachélesmotsauvisage,commes'illahaïssaitdefaireappel

àsoncœur.— Allez!hurla-t-ilenpointant ledoigtdans ladirectiond'oùelleétaitarrivée.

Pournous,tuesmorte,ettuleresterasàjamais.Beatademeuraunlongmomentàfixersonpère,tremblantdelatêteauxpieds,

mais ledéfiantune foisencore.Lapremière fois,elle l'avait faitpourAntoine,àprésentellelefaisaitpoursamère.Elleétaitlaseuleàenêtrecapable,mêmesielle savait que son père ne l'autoriserait jamais à pénétrer dans la chambre. Aprésent,ellen'avaitplusd'autrechoixquedepartir,avantqu'ilne la fasse jeterdehors. Elle lança un dernier regard à son père, puis fit demi-tour et remontalentementlecouloir,latêtebasse.Auboutducouloir,elleseretournapourlesvoirunedernièrefois,maisilsavaientdisparu;ilsétaiententrésdanslachambredesamère,sanselle.Elle pleura dans l'ascenseur et tout le long du chemin jusqu'à chez elle. Elle

appelal'hôpitaltouteslesheurespours'informerdel'étatdesamère,etàquatreheures on lui apprit qu'elle était morte. Elle raccrocha, les yeux dans le vide.C'était fini. Le dernier lien avec sa famille venait d'être rompu. Samère qu'elleaimaittantétaitpartie.Elleentendaitencorerésonnersavoixdanssesoreilles.«Jet'aime,Beata»,luiavait-elleditlaveille.Beatal'avaitserréefortdanssesbrasenluimurmurant«Jet'aimeaussi,maman

».Etellesavaitquec'étaitpourtoujours.

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Chapitre10Lejoursuivant,Beataassistaauxfunéraillesdesamère,deloin.Elleportaitun

manteaudefourrure,unebellerobenoireetunsuperbechapeaunoirqu'Antoineluiavaitoffertpeudetempsavantsamort.Ellesavaitquesamèreauraitétéfièred'elle.Labagueendiamantétaitàsondoigtetjamaisplusellenel'enlèverait.Elle se tenait immobile, écoutant les prières et priant. Conformément à la

tradition juive, Monika était enterrée le lendemain de sa mort. Beata suivit lecortègeaucimetièreenrestantàdistance.Personnenesavaitqu'elleétaitlà;elleétait comme un fantôme, les observant verser chacun leur tour une pelletée deterresurlecercueil.Quandilsfurenttouspartis,elleallas'agenouillerprèsdelatombeetdéposaunpetit caillouàcôtéensignede respect, comme levoulait latradition.Elleétaitentraindeserecueillirquandelles'entenditréciterleNotrePère;maisellesavaitquesamèreneluienauraitpasvoulu.Ellerestalàunlongmoment,puisretournachezelle,sesentantmorteàl'intérieur.Aussimortequesonpèrel'avaitdéclaré.Quand elle rentra, Amadea regarda samère avec tristesse et la prit dans ses

bras.—Jesuisdésolée,maman,fit-elleenl'étreignant.Beataavait annoncé lanouvelle à ses filles la veille, et elles avaientbeaucoup

pleuré. Chacune à leur façon, elles avaient aimé leur grand-mère, bien qu'ellesaient toujours eu des sentiments ambivalents, surtout Amadea, quant à la façondont leursgrands-parentsavaient traité leurmère;ellesestimaientqu'ilsavaienttouslesdeuxmalagi.Beataleurdonnaitraison,maiselleaimaitsamèremalgré

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tout.Etmêmesonpère.Ilsétaientetrestaientsesparents.Ce soir-là, elle se coucha tôt. Allongée dans son lit, elle repensa à tous les

événementsdesavieetàsespremièresannéesavecAntoine.Beaucoupdechosess'étaient passées,maismalgré les difficultés, c'était une vie qui en avait valu lapeine,mêmesielleavaitpayésonamourauprixfort.Lapertedesamèrevenaitdeluirappelerqu'ellen'avaitpluspersonnesurterre,àpartsesdeuxfilles-sonpèreavaitététrèsclairàcesujet.AmadeaetDaphnéétaienttoutpourelle,ellen'avaitriend'autre.Cefutunmoisplustard,enjuin,qu'Amadealuiannonçalanouvellequiluibrisale

cœur.Elleallaitperdresafillecommeelleavaitperdusamère,mêmesiAmadearestaitenvie.—Maman,jevaisentreraucouvent,annonçalajeunefilled'untoncalmelematin

desondernierjourdeclasse.Rien n'avait préparé Beata à cette annonce. Abasourdie, elle regarda sa fille,

mais Amadea était calme et posée. Cela faisait des mois qu'elle attendaitd'annoncersadécisionàsamère,etsacertitudes'étaitrenforcéedejourenjour.Sonchoixn'avaitriendehâtifnideléger.—Non,tun'iraspas,rétorquaBeatad'untonsansappel. Jenete laisseraipas

faireça.Elleavaitl'impressiond'entendresonpère,maisellerefusaitdelaisserunetelle

choseseproduire.MêmeAntoinequiavaitétéunferventcatholiquenel'auraitpasapprouvée.—Tunem'enempêcheraspas,répliqualajeunefille.Pour la première fois, sa voix était celle d'une adulte, ferme et assurée. Elle

s'étaitposétropdequestionsavantdeprendresadécisionpouravoiràprésentlemoindre doute... Elle avait la vocation, et personne ne ferait vaciller sa foi, pasmêmesamèrebien-aimée. Il ne s'agissait plusd'unequerelle liée à l'université;ellesavaitcequ'ellevoulaitetyparviendrait.Letond'AmadeafitpeuràBeata,demêmequelalueurqu'elleavaitdansleregard.— Ton père n'aurait pas voulu ça, argua-t-elle, espérant influencer sa fille en

invoquantsonpère.—Tun'ensais rien.Et je te rappelleque tuas toutabandonnépour l'épouser,

parcequetucroyaisencequetufaisais.Moi,jecroisenmavocation.Amadeaavaitenfintrouvécequ'ellecherchait,etaprèsdesmoisdediscussions

avecleprêtresacertitudeétaitabsolue.Beatalelisaitsursonvisage.—Dieuduciel,Amadea!s'exclama-t-elleenselaissanttombersurunechaiseet

enregardantsafille.Tuestropjeunepourenêtresûre.Tut'ennuiesetceprojetteparaîtromantique.Beatasavaitaussiqu'EdithSteinétaitsonmodèle,etquecelle-ciétaitaucouvent

depuisdeuxans.—Tunesaispasdequoituparles,réponditAmadeaaveccalme.Jevaisentrerau

Carmel,j'enaidéjàdiscutéaveclesreligieuses.Tunepourraspasm'enempêcher,maman.Safillerépétaitcequ'elleluiavaitdéjàdit,maiscen'étaitpaslediscoursd'une

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enfantfaisantuncaprice,c'étaitceluid'unefemmeayantunbutsacré.—C'estunordrereligieuxcloîtré,tuvasvivrecommeuneprisonnièrejusqu'àla

fin de ta vie, isolée du reste dumonde. Tu es une belle jeune fille, Amadea, tupourraistemarieretavoirdesenfants.—Jeveuxêtrereligieuse,répétacettedernière.UnfrissonparcourutBeata,soulagéequeDaphnéfûtchezuneamieetn'assistât

pasàladiscussion.—TuveuxfairecommeEdithStein,maiselleavaitquarante-deuxanslorsqu'elle

estentréedanslesordres.Elleavaitvécusavie,ellesavaitcequ'ellefaisait.Pastoi.Tuestropjeunepourprendreunetelledécision.—Jevaisavoirlargementletempsd'yréfléchir,ditAmadeaavecbonsens.Ilfaut

huit ans avant de prononcer ses vœux perpétuels. Maman, c'est la vie que j'aichoisie.Elle n'avait pas quitté sa mère des yeux, et elle la regardait avec une

déterminationtranquille,cequiterrifiaBeata.—Pourquoi?Pourquoi?gémit-elle,levisageruisselantdelarmes.Tuesjeuneet

belle,tuastoutelaviedevanttoi.Pourquoiveux-tufaireça?— JeveuxservirDieu,etc'est lemeilleurmoyenque jeconnaisse.Jecroisque

c'estcequ'ilveut.JeveuxêtreunieauChristcommetul'asétéàpapa.C'estLuiquejeveux.Maman,tuescroyante,tuvasàl'église,pourquoinecomprends-tupas?Safillesemblaitblesséequ'elleneseréjouissepaspourelle,et lasituation lui

rappelasapropremèrequandelleluiavaitparléd'Antoine.Monikas'étaitsentietrahieparsafille,toutcommeelleàprésent.Beatasedonnaitl'impressiond'êtredevenueaussidureetintraitablequesonpère,maisbienqu'ellenevoulûtpasêtrecomme lui,ellenevoulaitpasnonplusqu'Amadeaentreaucouvent.Asesyeux,c'étaituneaberration.—J'admiretadévotion,dit-elleaveccalme,maisc'estuneviedifficilequit'attend.

Jeveuxmieuxpourtoi:unhommequiprennesoindetoi,desenfantsquit'aiment.Soudain,ellepensaàDaphné.—Qu'allons-nousdevenirsanstoi,tasœuretmoi?—Je prierai pour vous. Et c'est bien plus que tout ce que je pourrais faire en

restant ici. Je serai bien plus utile en priant pour lemonde qu'en regardant leschoseshorriblesquelesgensfontpoursedétruirelesunslesautresetl'incroyableméchancetédel'hommeenverssonprochain.Depuisledébut,safilleétaitprofondémentaffectéeparlesinjusticesperpétrées

contre les Juifs. Cela allait à l'encontre de toutes les convictions auxquelles elleétait attachée et Beata l'admirait pour cela.Mais elle n'acceptait pas ce gâchisterrible qu'elle allait faire de sa vie en devenant carmélite, enfermée dans uncouventcommeuneprisonnière.—Vas-tuaumoinsyréfléchir,maman?poursuivitAmadea.S'ilteplaît?C'estce

quejeveux...Tunepourraspasm'enempêcher,maisjevoudraistabénédiction.Beatasesouvintd'avoirdemandélamêmechoseàsesparentsavantd'épouser

Antoine. A présent, sa fille lui demandait sa bénédiction pour suivre le Christ.C'étaitunedécisionterribleàprendre.

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—Jet'aime,ajoutaAmadead'unevoixdouceenprenantsamèredanssesbras.— Comment est-ce arrivé ? Quand as-tu pris ta décision ? soupira Beata en

pleurant.— J'enaiparléavec lasœurdeGretchenavantqu'elleprononcesesvœux.J'ai

toujourspenséquej'avaislavocation,maisjen'enétaispascertaine.J'enaiaussidiscutéavecleprêtrependantdesmois,etmaintenantjesaisquec'estlameilleurechosepourmoi,maman.J'ensuissûre.Amadeaétaitradieuseenprononçantcesparoles,etlecœurdeBeataseserra

d'autantplus.—Commentpeux-tuenêtresûre?—Jelesuis,c'esttout.J'ensuisconvaincue.Lasérénitéselisaitdanssonregard,commedansceluid'unesainte,maisBeata

n'arrivaitpasàseréjouirpourelle.Asesyeux,toutcelaétaitungâchisterribleettragique. Pour Amadea, c'était au contraire un cadeau, la seule chose qu'elledésirait,aveclabénédictiondesamère.— Quandcomptes-tu entrer au couvent ?demandaBeata, quipensait avoirdu

tempsdevantellepourladissuader-unan,peut-être.— La semaine prochaine. Je viens de finir le lycée, et je n'ai aucune raison

d'attendrepluslongtemps.— Daphnéest-elleaucourant?demandaBeataquisavaitquesesfillesétaient

proches,mêmesiDaphnén'avaitquedixans.Amadeasecoualatête.— Je voulais que tu sois la première avertie. J'espérais que tu serais heureuse

pourmoi,unefoisquetuteseraisfaiteàl'idée.LascènerappelaitàBeatacequ'elleavaitvécuavecsesparentslorsqu'elleavait

choisidesuivreAntoine.Mêmelesmotsqu'Amadeautilisaitétaientsemblablesauxsiens, à la seule différence qu'elle n'était pas en train de menacer sa fille,contrairement à son père. Tout comme elle à l'époque, Amadea demandait à samèrederéfléchir.Jadis,sesparentsavaientestiméquelavoiequ'elleavaitchoisieétait trop dure, et c'était exactement ce qu'elle pensait du choix d'Amadea. Lepasséfaisaitéchoauprésent.L'histoireserépétait,commeunechaînesansfin.Cettenuit-là,Beatarestaéveilléedansson lit,assailliepar leséchosdupassé,

revivantlesterriblesdisputesavecsesparents,puislejouratrocedesondépartpour la Suisse et le moment de son arrivée; alors seulement, tout avait étémerveilleux.Merveilleuxpourelle.C'étaitlàl'argumentessentiel,leseulvalable:quechaque individusuivesadestinée,quellequ'elle fut.Pourelle, celaavaitétéAntoine. Peut-être était-ce l'Eglise, pour Amadea ? Mais pourquoi, par quelleterribleintuitionavait-ilfalluqu'ilslaprénommentainsi?«AiméedeDieu».Beataaurait voulu qu'il ne l'aimât pas au point de l'appeler. Mais peut-être l'avait-ilvraimentfait,aprèstout.Qu'ensavait-elle?Quiétait-ellepourenjuger?Dequeldroitsepermettait-elled'essayerdechangerledestindesafilleetdeprendrelesdécisionsàsaplace?Ellen'enavaitpasplusledroitquesonpèrenel'avaiteuàl'époque.Peut-êtrequ'aimersignifiaitaccepterdesacrifierlesrêvesquel'onavaitpoursesenfants,afindeleslaissersuivrelesleurs?Aupetitmatin,ellecompritqu'ellen'avaitpas ledroitdes'opposeràAmadeasisadécisionétaitprise.Etsi

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ellesetrompait,elleledécouvriraitparelle-même.Amadeaavaithuitansdevantellepourchangerd'avis,mêmesiBeatasavaitqu'elleneleferaitpas.Sesparentsaussi avaient dû penser qu'elle finirait par quitter Antoine, mais ils avaient étéheureuxensemble.Antoineavaitétésadestinée,etl'Egliseétaitcelled'Amadea.Ellen'auraitjamais

cruavoirunefillereligieuse,etAntoinenonplus.Maisellepressentaitque,commeelle,ill'auraitlaisséefaire.Dequeldroitauraient-ilsagiautrement?Elleavaitlevisageravagéenserendantdanslachambred'Amadea.Avantmême

quesamèreparle,celle-cicompritqu'elleavaitgagnéetretintsonsouffle.—Jenem'opposeraipasàtadécision,parcequejeveuxquetusoisheureuse,fit

Beata le cœurbrisémais les yeux remplis d'amourpour sa fille. Je ne veuxpast'infligercequemesparentsm'ontfait.Tuasmabénédiction,Amadea,parcequejet'aimeetquejeveuxtonbonheur,quelqu'ilsoit.PourBeata,c'étaitàlafoislecadeauetlesacrificeultimes,maiscettedernière

partie-lapluspénible—étaitcequ'êtreparentimpliquaitaussi,ellelecomprenaità présent. Les décisions les plus importantes n'étaient jamais faciles à prendre,maisc'étaitprécisémentcequileurdonnaitleurvaleur.—Merci,maman...Merci...Merci!Lesyeuxd'Amadeabrillaientdebonheurtandisqu'elleserraitsamèredansses

bras.Mèreetfillen'avaientjamaisétéaussiproches.AnnoncerlanouvelleàDaphnéfutdifficile.Lafillettepleurabeaucoup.Pasplus

quesamèreellenevoulaitqu'Amadealesquitte.—Onne tereverraplus jamais,gémit-elle.Gretchennevoitpresque jamaissa

sœur.Etellen'amêmepasledroitdelatoucheroudel'embrasser.LecœurdeBeataseserra.—Maissi,tuverras,réponditAmadea.Tuaurasledroitdevenirdeuxfoisparan,

etjepourraitetoucheràtraversunepetitefenêtre.Etpuis,onpeutsefairepleindecâlinsmaintenant,etons'ensouviendrapendantlongtemps.Amadea avait de la peine pour sa sœur, mais sa décision était irrévocable.

Daphnéfutinconsolablependanttoutelasemainequisuivit.Bienqu'ellefûttristede les quitter, Amadea semblait chaque jour plus heureuse, à mesure que sonentréeaucouventapprochait.Dans l'espoir d'adoucir la peinedeDaphné,Beatademandaà sa fille aînéede

repoussersondépartdequelquessemaines,maisAmadearefusa.—Celaneferaitqu'empirerleschoses,maman.Daphnévas'habituer.Etpuis,elle

t'atoi.Maisc'étaitloind'êtrelamêmechose,pensaBeata.Amadeaétaitlajoiedevivre

deDaphnéetlerayondesoleildesavie,commedelasienne.Depuislamortdesonmari, elle était triste et déprimée et vivait la plupart du temps repliée sur elle-même.—Celateferadubienàtoiaussi.Tupourrasfairedeschosesavecelle,allerau

cinéma,auparcouencoreaumusée.Tuasbesoindet'aérer.Amadeaavait faittoutcelaavecsasœur,pendantdesannées.Beataétaittrop

dépressive pour s'occuper d'elle et passait le plus clair de son temps dans sachambre,sibienqu'ellen'étaitpassûred'êtreàlahauteurdelatâchequiseraitla

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siennedorénavant.Maisquelqu'undevaits'occuperdeDaphné.Antoineétaitparti,samèreaussi,etc'étaitmaintenantAmadeaquileslaissait.Beataavaitlatristeimpressionquesafilleseraitcommemorte,puisqueDaphné

etellenepourraientpluslavoirtouslesjours,nilaserrerdansleursbras.—Pourras-tunousécrire?demanda-t-elleàsafille,prisedepanique.— Bien sûr,mais je risque d'être occupée. Je vous écrirai aussi souvent que

possible.C'était comme si Amadea partait en voyage pour le restant de ses jours, en

voyageversleparadis-oudumoinsverslapremièreétapepouryaccéder.Beatan'arrivait pas à y croire, et ne le voulait pas d'ailleurs. Elle était catholiquepratiquantemaisnepouvaitpass'imaginerentrerdanslesordres.C'étaitunevieterriblementrestreinte,etpourtantsafillebrûlaitd'impatiencedel'embrasser.Le jour du départ, Beata etDaphné l'accompagnèrent au couvent. Elle portait

unesimplerobebleumarineetlechapeauqu'ellemettaitpourl'église.C'étaitunejournéeensoleillée,maisBeatas'étaitrarementsentieaussitriste.Daphnépleuraduranttoutletrajet,tandisqu'Amadealuitenaitlamain.Quandellesdescendirentdelavoiture,Beatacontemplasafilleunlongmoment,labuvantduregardcommepourgraverunedernière foisson imagedanssoncœur.Lorsqu'elle la reverrait,elleseraitdifférente.—Souviens-toitoujoursquejet'aime,quetucomptespourmoietquejesuisfière

detoi.TuasétéuncadeaudeDieu,Amadea.Soisheureuseetvisenpaix.Etsiçane teconvientpas, tuasparfaitement ledroitdechangerd'avis.Personnene tejugera.Elleespéraitsecrètementquesafillereviendraitsursadécision.—Merci,maman,réponditAmadeaavecdouceur.Elleétaitcertainedenejamaischangerd'avis.Ellesavaitauplusprofonddeson

âmequ'ellefaisaitlebonchoixetn'éprouvaitpaslemoindredoute.Amadeapritsamèredanssesbrasetlaserrafort,aveclacertitudedesavoircequ'ellefaisaitetsans regrets, comme Beata avec sa mère le jour où elle était partie retrouverAntoine.—QueDieut'accompagne,murmuraAmadeatandisqu'elleétreignaitsamère.Des larmes coulèrent sur les joues deBeata enmême temps quelle hochait la

tête.Oneûtditquec'étaitsafillel'adulte,etpaselle.—Qu'ilt'accompagneaussi,murmura-t-ellealorsqu'Amadeaembrassaitsapetite

sœurenluisouriant.Sa fille semblait triste de les quitter, mais il se dégageait d'elle un sentiment

puissantdejoieetdesérénité.Amadean'avaitpasdevaliseetn'avaitrienemporté,hormislesvêtementsqu'elle

portaitetquelescarmélitesdonneraientauxpauvresdèsqu'ellelesauraitenlevés.Ellenedevaitprendreavecelleaucuneffetpersonnel.Aterme,elleferaitvœudepauvreté, de chasteté et de silence, ce qui lui convenait parfaitement. Bien loind'avoirpeur,Amadean'avaitjamaisétéaussiheureuse,etcebonheurselisaitsursonvisage.C'étaitlamêmeexpressionqu'avaiteueBeatalorsqu'elleavaitretrouvéAntoine sur lequaide lagareàLausanneetque leur vieavait commencé.PourAmadeaaussic'étaituncommencement,etnonunefincommelecraignaitsamère.

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Lajeunefilleétaitprête.Elleserraunedernièrefoiscontreellesamèreetsa

sœur,puissonnaàlaporteducouvent.Rapidement,unejeunereligieuseouvritunpetitjudas,puislaporte,sanssemontrer.Amadeapassalaportesansseretourneret,enl'espaced'uninstant,disparut.BeataetDaphnéseretrouvèrentseulessurletrottoir.Mèreetfilleseregardèrentpuissejetèrentdanslesbrasl'unedel'autre.Il ne restait plusqu'ellesdeuxàprésent : une veuveet unepetite fille.Amadeaallaitvivresapropreviedésormais,uneviequiseraitloin,trèsloind'elles.

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Chapitre11Apeineeut-ellepassé laporteducouventqu'Amadea fut conduiteauvestiaire

parlajeunereligieusequiluiavaitouvert.Elleneprononçapasuneparole,maissonsourirepaisibleetsonregardchaleureuxlefirentpourelle,etAmadeatrouvaprofondément apaisant le fait de ne pas avoir à parler. Elle se sentit aussitôtprotégéeetsutqu'elleétaitàsaplace.Lareligieusel'examina,considérasasilhouetteminceetélancéeetluitenditune

robe entièrement noire qui lui descendrait jusqu'aux chevilles, ainsi qu'un courtvoile en coton blanc qui couvrirait ses cheveux. Ce n'était pas l'habit de l'ordremais Amadea savait qu'elle n'aurait pas le droit de le porter avant six mois, etuniquementsilessœursestimaientqu'elleleméritait.Alafindecettepériode,lesreligieuses les plus âgées voteraient pour en décider mais, comme le lui avaitexpliqué lamère supérieure lorsde leur rencontre, celapouvaitdurerbeaucoupplus longtemps. En attendant, la tenue qu'elle porterait permettrait de savoirqu'elleétaitpostulante.Quantauvoilenoirdel'ordre,ellenelerecevraitpasavantd'avoirprononcésesvœuxperpétuels,auboutdehuitans.Lareligieuse la laissaseulepourqu'ellepuissechangerdetenue,ycomprisde

sous-vêtements. Elle avait également sorti pour elle une paire de sandalesgrossières,lesseuleschaussuresqu'elleseraitautoriséeàporterdorénavant,lespiedsnus.Lescarmélitesneportaientpasdechaussures,ensignedepauvreté.Elles'habillaavecunsentimentdejoieintense,commesielleavaitétéentrain

depassersarobedemariage.Elleressentait lamêmechosequesamèreàsonmariage lorsque celle-ci avait porté sa robe blanche cousue dans des nappes endentelle.C'étaitledébutd'unenouvelleviepourelle;d'unecertainefaçon,c'était

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commeépouser leChrist, et lespréparatifsdumariagedureraienthuitans.Elleavaitdéjàhâted'yêtre.Lareligieuserevintquelquesminutesplustard,ettoutcequ'avaitportéAmadea

enentrantdisparutdansunpanierdestinéauxpauvres,ycomprisseschaussures.Samèreluiavaitditqu'ellegarderaittoutessesaffairesàlamaison,aucasoùellechangeraitd'avis.Maisau-delàdeça,Beata lesgardaitcommeonconservait lesvêtementset lesobjetspersonnelsd'unenfantdécédé,parsentimentalitéouparincapacitéàs'enséparer.Poursapart,Amadean'yattachaitaucuneimportance,savieétaiticiàprésent.Une fois habillée, elle fut conduite à la chapelle pour prier avec les autres

religieuses. Ensuite, il y eut un long silence au cours duquel les sœurs, commechaquejour,firentleurexamendeconscienceenserepentantdeleurspéchés,deleurspenséespeucharitables,deleursjalousies,deleursenviesdenourriture,defamilleoudeconfort-toutesceschosesconsidéréescommeimportantesautrefoisetdontellesavaientdûapprendreàsedéfaire.C'étaitunbondébutpourAmadeaquisereprochaitd'êtredavantageattachéeàsamèreetàsasœurqu'auChrist.Personne n'eut à lui expliquer le but de ce silence, elle s'était renseignéeauparavantetellel'utilisaàbonescient.Pendantquelacommunautédéjeunait,Amadeafutconduiteaubureaudelamère

supérieure,ellenedevraitpasmangeravantlesoir,cequiconstituaitsonpremiersacrifice.Ilenallaitdemêmepourlamèresupérieurequilarecevaitpourdiscuteravecelle.—Toutsepassebien,monenfant?demanda-t-elleavecgentillesseaprèsavoir

saluéAmadead'un«LapaixduChrist»quelajeunefillerépétaavantderépondre.—Oui,merci,mamère.—Noussommesheureusesdevousavoirparminous.Lacommunautés'étaitrécemmentbeaucoupagrandie,expliqua la mère supérieure à Amadea. Les vocations ne manquaient pas, et

l'arrivée d'Edith Stein deux ans plus tôt n'avait pas été pour les desservir.L'événement avait fait plus de bruit que lamère ne l'aurait voulu, mais il avaitnéanmoins permis d'éveiller des vocations. Edith Stein était devenue ThérèseBénédicte de la Croix l'année précédente. Elle la croiserait certainement maisdevaitserappelerqu'ilétaitstrictementinterditd'éprouverlamoindrefascinationou admiration personnelle. Elles étaient une communauté de sœurs, pas desindividualités avec leurs personnalités distinctes et leurs idées propres. EllesétaientlàpourservirleChristetprierpourlesalutdumonde,riendeplus,riendemoins,rappelalamèresupérieure,etAmadearéponditqu'ellecomprenaitcela.— Vous partagerez votre cellule avec trois autres sœurs. Nous observons un

silenceabsolu,exceptéauxrepasetdans lasallederécréation,oùvouspourrezparlerdesujetsconcernantlacommunauté,etderiend'autre.—Vous n'aurez pas d'amies personnelles. Nous sommes toutes des amies du

Christ.Amadeaacquiesçad'unsignedetête,intimidée.Lamèresupérieureétaitunefemmegrandeetmince,auregardpénétrantetau

visageaimable.Ilétaitimpossiblededevinersonâge,etcelaauraitétéimpertinent

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d'essayer.Elleétait,expliqua-t-elleàAmadea,lamèrequilesguidaitetveillaitsurelles,etellesluidevaientlamêmeobéissancequ'àDieuquilesavaitconduitesaucouvent. En entrant au Carmel, Amadea était aussi entrée dans une nouvellefamille.Aucuneautrenedevaitexisterpourelle,désormais.Elleavaitétéprêtéependantdix-huitansàsamère,àsonpèreetàDaphné.Sontempsaveceuxétaitterminéet leurs liensdevaientdisparaître,saufà travers laprièreetdes lettresponctuelles,parcharitéenverseux.Ellepourraitleurécrireunefoisparsemaine-ce qu'elle avait promis à samère—,mais son travail et les tâchesquotidiennesdevaientpasserenpremier.Elle serait affectée à la lingerie et, durant son temps libre, nettoierait les

cuisines.S'illuirestaitencoredutempsaprèscela,elletravailleraitaujardin,cequi était considéré comme un privilège et un honneur. La mère supérieure luirappelalesparolesdesainteThérèsed'Avila,selonlesquellesDieuneserévélaitqu'au cœur de la solitude. Elle devrait travailler seule le plus souvent possible,prierconstammentetneparlerqu'aumomentdesrepas.Lecentredesajournéeetdesavieseraitlesacrificedelamesse.—Rappelez-vousquesainteThérèsenousaenseignéquel'essencedelaprière

n'estpasdanslaréflexion,maisdansl'amour.Vousêtesicipouraimervossœursetlemonde.Etsivousavezlachanced'avoirlavocation,vousdeviendrezl'épouseduChrist.C'était une responsabilité considérable et un honneur, au-delà de tout ce

qu'Amadeapouvaitimaginer,précisalareligieuse,etc'étaitpourquoielleétaitlà.Desoncôté,lajeunefilleavaitdéjàpenséaunomqu'elleprendrait:sœurThérèsedu Carmel. Mais en attendant, en tant que simple postulante, elle serait sœurAmadea.Lamèrel'informaqu'onluimontreraitsacelluledanslasoirée,aprèsledîner. Amadea savait déjà qu'une des règles de l'ordre était l'interdiction demanger de la viande, sauf en cas de maladie, quand un médecin le jugeaitnécessaire.Maisc'étaitunsacrificedontlajeunefillesesentaitcapablecommelaplupartdescarmélites,quienoutrejeûnaientdu14septembreàPâques.Detoutemanière,lanourrituren'avaitjamaisétéimportanteàsesyeux.Le déjeuner et la récréation étaient finis lorsque mère ThérèseMarie Mater

Dominiterminasonentretienavecelle.AmadearejoignitlesautressœurspourlalitaniedelaViergeMarieets'efforçadeseconcentrersurlaprièreetnonplussurlesparolesdelamèresupérieure-elledevaitassimilerbeaucoupdechoses.Ilyeutensuiteuntempspourlalecture,puisAmadeafutenvoyéeauxcuisines,oùellepassaunegrandepartiede l'après-midià frotter le solàgenoux, toutenpriant,avantd'alleraideràpréparerlerepasdusoir.Lesreligieusesétaientconstammentoccupéesàtravaillertoutenpriant,cequiexpliquaitl'importancedusilence.Elleétaitépuiséeàl'heuredesvêpres,maisrempliedebonheurtandisqu'ellespriaienttoutesensilence.Enfin,l'angélusannonçaledîner.Amadean'avaitrienmangédepuislepetitdéjeuner,auquelelleavaitd'ailleursà

peinetouchétantsonexcitationavaitétégrande.Ellesmangèrentdespommesdeterreetdeslégumes,ainsiquedesfruitsdujardin,toutenconversantcalmemententreelles.Nombredesjeunesfillesprésentesétaientdumêmeâgequ'Amadeaetportaientl'habitdespostulantes,saufquelques-unesquiarboraientdéjàceluides

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novices.Certaines paraissaientmême encore plus jeunes qu'elle. Les religieusesquiportaientlevoilenoirdel'ordreétaientàsesyeuxdevéritablessaintesavecleur visage angélique, leur expression paisible et leur regard chaleureux etbienveillant.Amadean'avait jamaisétéaussiheureusequ'ences lieux.Beaucouplui parlèrent avec gentillesse durant le dîner et elle remarquaque plusieurs desplusjeuness'occupaientdesplusanciennes.Certainesavaientétéamenéesàtableenfauteuilroulantetdiscutaientensemble,tellesdesgrands-mèresaccompagnéesdeleursjeunesaides.Aprèslerepasetunebrèvedemi-heurederécréationoùellescomparèrentleurs

travaux de couture et les vêtements sacerdotaux qu'elles confectionnaient, ellesprièrentensemblependantunedemi-heure,puisensilencependantdeuxheures,avantdefaireunedernièreprièrecommuneetd'allersecoucher.Ellesdevaientseleveràcinqheuresetdemieetêtreàlachapelleàsixheures.Ellespriaientalorsdurantdeuxheuresavantlamessedehuitheures,quiétaitsuiviedupetitdéjeuner.Ensuite elles vaquaient à leurs tâches jusqu'à l'examen de conscience quotidien,puisdéjeunaient.Les journées étaient bien remplies, pleines de prières et de dur labeur, et ce

rythmenerebutaitpasAmadea.Ellesavaitcequil'attendait,etc'étaitcequ'ellevoulait.Sesjournéesetsavieentièreseraienttoujoursremplies,sedisait-elle,etellevivraitlecœurléger,auseinduCarmel.Quandelleregagnasacelluleàdixheures lesoir,elledécouvrit lesreligieuses

avecquielleallaitlapartager,deuxnovicesetunepostulantecommeelle.Ellessefirentunsignedetêteensesouriant,puiséteignirentlalumièrepourpasserleurschemises de nuit. Celles-ci étaient faites d'une laine grossière qui malgré lesinnombrables lessives était toujours aussi rêche. Les cellules n'étaient paschauffées, les chemises grattaient, mais c'était un sacrifice qu'elles faisaientvolontairement. Elles allaient devenir les épouses duChrist crucifié,mort sur laCroix pour elles. C'était le moins qu'elles puissent faire pour Lui. Amadea étaitcertainequ'elles'yhabitueraitavec le temps.L'espaced'un instant,ellerepensaauxdélicateschemisesdenuitensoieetencotonquesamèreluiconfectionnaitdepuistoujours,maisserappelatoutaussivitequ'illuifaudraitfairepénitencepourcette pensée le lendemain, durant son examen de conscience. Ces souvenirsn'avaientplusleurplacedanslecouvent,etchaquefoisqu'ilss'insinueraientdanssonesprit,elledevraits'enrepentiretessayerdesecorrigeraussitôt.Ellen'avaitpasdetempsàperdreàpleurerleconfortperdudesonanciennevie.Cettenuit-là,ellepria longtempspoursamèreetDaphné,pourqueDieuveille

surellesetlesgardeenbonnesantéetheureuses.Durantunbrefinstant,ellesentitleslarmesluimonterauxyeuxmaisserappela

immédiatementqu'elleauraitàfairepénitencepourcelaaussi.Elleétaitdésormaisle guide de sa conscience et la gardienne des portes de son esprit et ne devaits'autoriser rien d'autre que les pensées destinées au Christ, comme le lui avaitexpliqué la mère supérieure. Tandis qu'elle glissait lentement vers le sommeil,priantpoursamèreetsasœur,Amadeaditaussiuneprièrepoursagrand-mèremortedeuxmoisplustôtetquisetrouvaitdésormaisauparadis.Allongéedanssonlit,avecDaphnéàcôtéd'elle,quis'étaitendormieenpleurant,

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BeatapensaitelleaussiàMonika,ainsiqu'àl'enfantqu'ellevenaitd'offriràDieu.CommeAmadea,ellepriapourqu'ilveillesursafilleetlapréservedumal.Puis,sansraisonparticulière,ellefitaussiuneprièrepourlesJuifs.Chapitre12LesjourspassaientrapidementpourAmadea,remplisparlaprièreetletravail.

Lamajoritédutemps,elleétaitaffectéeauxcuisinesetàlalingerie,mêmesielleeutunefoisl'occasiondetravailleraujardinavecEdithStein.Ellesavaientjardinécôteà côte en silence,Amadea lui souriant, heureused'être simplement là, prèsd'elle. Plus tard dans lamatinée, lors de son examen de conscience, elle s'étaittoutefois rappeléqu'ellenedevaitporterd'intérêtàpersonne, sibienqu'ensuiteellel'avaitévitéeafindes'endétacheretdenepluspenseràl'admirationqu'elleavait éprouvéepour elle. SœurThérèseBénédicte de laCroix n'était désormaisqu'unesœurparmilesautresetnedevaitrienreprésenterdeplusàsesyeux.Amadearecevaitrégulièrementdes lettresdesamèreetdeDaphné,cequi lui

permettait de garder un contact avec ce qui se passait dans le monde. Enseptembre,lesloisracialesdeNurembergavaientétépromulguées,desloisanti-juivesquirendaientlaviedesJuifsencoreplusdifficile.PourAmadea,c'étaituneraisonsupplémentairedeprier.ANoël,samèreenvoyadesorangespourtout lecouventetcecadeaufutgrandementapprécié.Enjanvier,Amadeacommençasonnoviciatetputenfinporterlesainthabitdel'ordreduCarmel,cequifutpourellel'événementleplusimportantdesavie.Aprèscela,ellefutautoriséeàvoirsamèreetDaphné, durant une brève visite. Elle les accueillit avec un sourire radieux àtravers la petite grille, mais en voyant sa fille en habit, Beata fondit en larmestandisqueDaphnédévisageaitsasœur.—Onnediraitpasquec'esttoi,ditlafilletted'untonsolennel.Elleluifaisaitpresquepeur.Beataperçutimmédiatementlebonheurdesafille,etcelaluibrisalecœur.— C'est parceque jene suis pas «moi ». Je suis une religieuse, répondit en

souriantAmadea.Vousaveztouteslesdeuxuneminesplendide.—Toiaussi,ditBeataenlaregardant,nepouvantl'étreindrequeparleregard.

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Touteslestroisavaientglisséleursdoigtsàtraverslapetitegrillepourtenterdesetoucher,maisilenrésultaitsurtoutdelafrustration.Beatabrûlaitdeprendresafilledanssesbras,toutensachantqueceneseraitplusjamaispossible.—Tuvasbientôtrentreràlamaison?s'enquitDaphné,lavoixetlesyeuxpleins

d'espoir.Amadeasourit.—Jesuischezmoiici,machérie.Commentsepassel'école?—Çava,réponditlafilletted'unairaccablé.Lavien'étaitpluslamêmesanssasœur,etbienquesamèrefîtdeseffortspour

passer plus de temps avec elle, toutes les deux étaient tristes. Sans Amadea, lamaisonétaitd'uncalmedemort,commeprivéedevie.Cellequiétaitleurrayondesoleilsetrouvaitdésormaisdanscesmurs.Lavisitetouchatropviteàsafin,etellesneserevirentquebienplustarddans

l'année.Daphnéavaitalorsonzeansetdemi.Durant l'été, Beata l'avait emmenée voir les jeux Olympiques, qui avaient

passionné la fillette, surtout les épreuvesdenatation.Elle avait tout décrit à sasœurdans ses lettres.Lorsqu'elles retournèrent la voir, elle était devenue sœurThérèseduCarmel.AmadeadeVallerandn'existaitplus.L'été suivant, sœurThérèsedemandaà faire saprofession temporaire, oùelle

feraitvœudepauvreté,dechastetéetd'obéissance,etlechapitrel'yautorisa.Illuirestaitencoresixansavantsesvœuxperpétuels;mais,aprèsseulementdeuxans,lajeunefilleavaitdéjàl'impressiond'avoirétéreligieusetoutesavie.Onétaiten1937.Cetteannée-là, lesnouvellesdumondedevinrentinquiétantes.LesJuifsavaient

étébannisd'innombrablesprofessions,commecellesd'enseignant,dedentisteoude comptable. C'était comme si le régime d'Hitler essayait, petit à petit, de lesécarter de la société en leur interdisant tous lesmétiers. Tout cela donnait auxsœursduCarmeldesraisonsdeprier.Enmarsdel'annéesuivante,en1938,lestroupesnaziespénétrèrentenAutriche

etl'annexèrentàl'Allemagne.LesSSordonnèrentalorsàcentmilleJuifsdeViennedequitterlepays.Enavril,onordonnaàtouslesJuifsd'Allemagnededéclarerleursbiens,etBeata

sedemandadansquellemesurecelaaffecteraitsonpèreetsesfrères.Pourautantqu'ellelesût,ilsdirigeaientencorelabanquefamiliale.Lasituationempiranettementdurantl'été,peuaprèsqu'Amadeaeutrenouvelé

sesvœux.D'aprèsleslettresqu'elleenvoyaitàBeata,elletravaillaitdorénavantaujardin

et le soir elle cousait des vêtements sacerdotaux. En juillet, tout Juif de plus dequinze ans dut aller à la police pour obtenir une pièce d'identité, qu'il devraitprésenter sur simple demande d'un policier. Subissant lesmêmes règles que lesdentistesl'annéeprécédente,lesmédecinsjuifsfurentinterditsd'exercice,sibienque l'Allemagne se retrouva quasiment sansmédecins et sans dentistes et qu'unnombreincalculabledeJuifsexerçantdehautesfonctionsperdirentleuremploi.BeataétaitpréoccupéeparlasituationlorsqueDaphnéetellerevirentAmadea,à

l'automne. Celle-ci fut frappée de constater à quel point sa sœur avait grandi.

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Daphnéavait treizeansetdevenaitdeplusenplusbelle.Elleavaithéritéde labeautédélicatedeleurmère.Amadealuiadressaunsourireremplidefiertéetluienvoyaunlégerbaiseràtraverslagrille.Elletaquinasasœuràproposdesgarçons,etDaphnésemitàrougir.Dansune

lettre,samèreluiavaitditqueDaphnéétaitamoureused'ungarçondesoncollègeetqueluiaussil'aimaitbien.Amadealecomprenaitsanspeine.Sasœurétaittrèsjolie, et il y avait chez elle une innocence qui la touchait. Grâce à leurcorrespondance,ellesavaientréussiàcequ'Amadeafassetoujourspartiedeleurvie,maisellesavaientdumalàcroirequ'elleétaitaucouventdepuisdéjàtroisans.Beata avait l'impression qu'elle était partie depuis des siècles, et, à d'autresmoments,quecelafaisaitàpeinequelquesmois.Elleleurmanquaitterriblement,mais avec toutes les horreurs qui se produisaient, elle était en même tempssoulagéedelasavoiràl'abri.Elle-même n'avait eu aucun problème et ne pensait pas en avoir. Aux yeux du

monde,Daphné et elle étaient catholiques.Elle n'était qu'une simple veuve avecunejeuneenfant;ellen'attiraitpasl'attentionsurelleetavaitéchappéjusque-lààcelledesautorités.Ellecraignaitqu'iln'ensoitpasdemêmepourlesWittgenstein.Chaquejour,Beataparcourait les journauxenquêted'informationssursafamilleousur labanque,afindesavoir si lesnazis la leuravaientconfisquée.Maisellen'avaitrienvupourlemoment.Enoctobre1938,dix-septmilleJuifsallemandsd'originepolonaisefurentarrêtés

etrenvoyésenPologne.PuisvintlaNuitdecristal,entrele9etle10novembre,etlemondechangea.JosephGoebbelsorganisaunenuitdeterreur,oùl'antisémitismequicouvaitdepuiscinqansexplosaetdevintrapidementincontrôlable.Danstoutel'Allemagne, un millier de synagogues furent incendiées, dont soixante-seizeentièrement détruites, sept mille commerces et foyers juifs furent pillés etdévastés,unecentainedeJuifsfurentassassinésettrentemilleautresarrêtésetdéportés en camps de concentration. Les commerçants juifs reçurent l'ordred'abandonner leurs commerces aux mains aryennes. Les écoliers juifs furentexpulsés des écoles publiques. Et, pour couronner le tout, le régime hitlérienordonnaàlacommunautéjuivedepayerlesdégâtscausésdurantlaNuitdecristal.Lahaineavaitembrasé l'Allemagne,etquandelleapprit lesnouvelles,Beataduts'asseoir,enétatdechoc.Avecl'agitationdanslesrues,ellerestadeuxjourschezelleavantd'osersortir.

Ellepritalorsuntaxietlefitpasserdevantlamaisondesesparentsetlabanque.Cettedernièreétaitentouréedecordonsdepolice,cequisignifiaitqu'ilyavaiteu

desproblèmes;quantàlamaison,touteslesvitresdesfenêtresavaientétébrisées.Les deux endroits semblaient déserts. Beata ignorait où sa famille pouvait êtrealléeetn'essayapasdequestionner lesvoisins.Lesimple faitdes'intéresserausortdeJuifsauraitrisquéd'attirerl'attentionsurelleetdelesmettreendanger,Daphnéetelle.Cenefutqu'unesemaineplustardqu'incidemmentelleabordalesujetenallantà

sa banque, dont le personnel se composait exclusivement d'aryens. Elle déclaraêtrecontented'avoirretirésonargentdelabanqueWittgensteinplusieursannéesauparavant, après ce qui venait de se passer et la situation dans laquelle ils

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devaientsetrouveràprésent.—Ilsontfermé,fitl'employéd'untonbrusque.Beata se demanda ce qu'il était advenu des fonds et si les nazis avaient saisi

l'argent,lamajoritédesclientsétantjuifs.—Çanemesurprendpas,dit-elled'unevoixfaible.Etquepensez-vousqu'illeur

estarrivé?Elleessayaitd'avoirl'aird'unesimplefemmeaufoyercherchantàensavoirun

peuplussurlesévénementsrécents.OnneparlaitquedelaNuitdecristal.— Monpatronconnaissaitcette famille,confia l'employédansunmurmure. Ils

ontétédéportésjeudidernier.LelendemaindelaNuitdecristal,pensaBeata.—Commec'esttriste,dit-elle,sesentantglacéejusqu'auxosmaisnevoulantrien

laisserparaître.—Oui,sansdoute.MaiscenesontquedesJuifsaprèstout,ilsleméritent.—Laplupartsontdescriminels,detoutefaçon.Ceux-làontprobablementessayé

devolerleursclients.Beataacquiesçad'unsignedetête,sansriendire.—Ilslesonttousemmenés?—Jecrois,oui.Ilsfontcommeça,maintenant.Cen'étaitpaslecasavant,maisje

croisqu'ilsontfiniparcomprendrequelesfemmesétaientaussidangereusesqueleshommes.Onlessentdeloin.Beataavaitlanauséeenl'écoutant.—C'étaientdesgensimportants,fit-elleobserverenprenantsonargent.Elleétaitvenueencaisserunchèquedansleseulbutdeglanerdesinformations,

etellelesavaitobtenues:toutesafamilleavaitétédéportée.— Réjouissez-vousd'avoirretirévotreargentdeleurbanque.Ilsvousauraient

dépouilléedetousvosbiens.Beatasourit,remercial'employéetpartit,lecorpsraide,sedemandantcomment

faire pour découvrir où sa famille avait été envoyée sans risquer de s'exposer;quiconque posait des questions se mettait en danger. Une dernière fois, elle fitrepasser le taxi devant lamaison de ses parents. La bâtisse, sombre et béante,avaitétépillée,etilyavaitdesmeublessurletrottoir-despiècesanciennesquesamèreaimaittant...Celas'étaitpassédurantlaNuitdecristaletiln'yavaitpluspersonne, mais Beata se demanda s'ils avaient eu le temps de se cacher ou des'enfuir. Désespérée, elle s'arrêta à l'église et s'entretint avec le prêtre de saparoisse.Elleluiexpliquaqu'elleavaitconnuunefamillejuivebiendesannéesplustôtetqu'ellecraignaitqu'ilneluifutarrivémalheurdurantlaNuitdecristal.— J'aipeurquecelasoitplusqueprobable,déclaraleprêtred'unairlugubre.

Nousdevonsprierpoureux.Il savait que sa communauté n'était pas non plus à l'abri d'Hitler. Celui-ci ne

montraitpasbeaucoupd'attachementniderespectenversl'Églisecatholique.— Jemedemandais...Croyez-vousqu'ilyaitunmoyendesavoircequileurest

arrivé ?Onm'adit qu'ils avaient été déportés,mais tousn'ont paspu l'être, dumoinspaslesfemmesetlesenfants.—Onnepeutpassavoir,réponditleprêtre.Nousvivonsuneépoqueeffroyable.

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—Bon,excusez-moidevousavoirdérangé,ditBeata.C'estjustequej'aieudelapeineenentendantlanouvelleàlabanque.Sijamaisvousapprenezquelquechose,faites-le-moisavoir.—Comments'appelaient-ils?—Wittgenstein.Delabanque.Le prêtre hocha la tête. Tout le monde à Cologne connaissait ce nom... La

déportationd'unetellefamilleétaitlourdedesignification,ettoutétaitpossibleàprésent.LaNuitdecristalavaitouvertlesportesdel'enferetlibérélepiredémonquifut,l'inhumanitédel'hommesoussaformelaplusabominable.— Jevoustiendraiaucourant. Jeconnaisunprêtredans leurparoisse, ilaura

peut-être eu des échos, même s'il s'agit de Juifs. Ce genre de nouvelle circulerapidement.Lesgensontdesyeux,mêmes'ilsontpeurdeparler.Soyezprudente,ajouta-t-iltandisqueBeatas'apprêtaitàpartir.N'allezpaslà-bastouteseule.Toutlemondeavaitpeur,désormais,ycomprislescatholiques.Ilsavaitquecetteveuveavaitboncœuretilnevoulaitpasqu'ellefassequelque

chosed'insensé.Enoutreelleétaitlamèred'unecarméliteet,pourcetteraison,tenaituneplaceparticulièredanssoncœur.Ladernière semainedenovembre, leprêtre fit signeàBeataà la sortiede la

messe.Daphnéétaitoccupéeàdiscuteravecuneamieetn'étaitaucourantderien;quantàAmadea,Beataneluiavaitrienécritdesesinquiétudes.—Vousaviezraison,ditleprêtreàvoixbasseenseréglantsursespas.Ilsont

tousétéemmenés.—Quidonc?Ellesesouvenaitdesaquestion,maisleprêtreavaitunairsimystérieuxqu'elle

sedemandaits'ilrépondaitàsaquestionous'ilparlaitd'autrechose.—Lafamilledontvousm'avezparlé.Ilslesonttousemmenés,lejoursuivant.La

familletoutentière.Apparemment,l'hommequidirigeaitlabanqueavaitunefilleetdeux fils, etune fillemorte il y adesannées.Monami le connaissaitbien. Il sepromenait assez souvent dans le quartier et s'arrêtait pour bavarder. C'était unbravehomme,unveuf.Ilslesonttousemmenés:leveuf,sesenfantsetmêmelespetits-enfants.Ilpensequ'ilsontétéenvoyésàDachau,maisiln'yaaucunmoyend'enêtresûr.Entoutcas,ilsnesontpluslà.LamaisonvavraisemblablementêtredonnéeàunofficierduReich.Jevaisdireuneprièrepoureux.Puisillalaissa.Ilyavaitdésormaisbeaucoupd'histoiresdecegenre.Beatase

sentaitenétatdechocetneditpasunmotsurlecheminduretour.—Çava,maman?demandaDaphnéavecdouceur.Samèresemblaitnerveusedepuisquelquesjours,maisc'étaitlecasdebeaucoup

de gens. A l'école, plusieurs élèves avaient été expulsés, et tout lemonde avaitpleuré.Lemaîtrelesavaitréprimandésendisantquecen'étaientquedesJuifsetqu'ils ne méritaient pas d'aller au collège - des propos qu'elle avait trouvéshorriblesetécœurants,cartoutlemondeméritaitdes'instruire,dumoinsétait-cecequesamèredisait.—Oui,toutvabien,réponditBeatabrutalement,soulagéeparcequeleprêtrelui

avaitditsurlamortd'unedesfillesWittgenstein.Avecunpeudechance,tout lemondecontinueraitàcroirequ'elleétaitmorte.

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Dorénavant, elle n'était qu'une veuve catholique avec ses deux filles : une jeuneadolescenteetuneautrequiétaitreligieuse.LouésoitAntoine!— Je viens juste d'entendre une triste histoire à propos d'une famille que je

connaissais,quiaétédéportéeaprèslaNuitdecristal,poursuivit-elleàvoixbasse.Toutesafamilleavaitdisparu:sonpère,sesfrères,sasœuretsesenfants,ses

belles-sœurs. Tous. Elle n'arrivait pas à le croire. Dieu seul savait où ils setrouvaientets'ilssurvivraient.Deshistoiresmonstrueusescirculaientàproposdescamps, supposés être des camps de travail mais où beaucoup périssaient. Asoixante-treizeans,sonpèren'étaitplustrèsjeune.Samère,elle,auraiteusoixante-huitans,etBeatafutsoudainreconnaissanteau

cieldeluiavoirépargnéunetellechose;aumoinsétait-ellemorteenpaix,mêmesiBeata n'avait pu être à ses côtés.Mais elle n'en voulait pas à son père.Ce quivenaitdeluiarriveràluietauxsiensétaitbienpirequetoutcequ'elleavaitpuleurinfligeretcequ'ilsluiavaientfaitsubir.Personneneméritaitcela.Elleavaitpeurmais,pourl'heure,Daphnéetellenerisquaientrien,elleenétaitpersuadée.— Quellehorreur!fitdoucementDaphnéenpensantàcequesamèrevenaitde

luidire.— Ne dis cela devant personne, rétorqua brusquement Beata tandis qu'elles

pénétraient dans l'intimité de leur foyer. Si tu montres la moindre compassionenverslesJuifs,lesnaziss'enprendrontàtoi.Lamaison était chaude et douillette, et elles y étaient à l'abri. C'était le plus

important.Ellen'arrivaitpasàchasserdesonespritl'imagedelafaçadedétruitedesonanciennemaison,lesvitresbriséesetlesmeubleséparpilléssurletrottoir.— MaistoiaussituasdelapeinepourlesJuifs,n'est-cepas,maman?demanda

Daphnéenregardantsamèreavecdesyeuxinnocents.— Oui, répondit Beata avec sincérité, mais par les temps qui courent il est

dangereuxdeledire.Regardecequivientdesepasser.Lesgenssontencolèreetontl'espritbrouillé,ilsnesaventpluscequ'ilsfont.Mieuxvautsetaire,souviens-t'en,Daphné.Beatalafixaitd'unairsévère,etDaphnéacquiesçatristement.—C'estpromis,répondit-elle.Maistoutcelasemblaitsicruel,siaffreux.Ellenepouvaits'empêcherd'imaginer

combiencedevaitêtreterrifiantd'être juif,deperdresamaison,d'êtreemmenéloindesesparentspardesinconnus,voiredelesperdre.Ellefrissonnarienqued'ypenser.Heureusement,samèreetelleétaientensécurité,mêmesiellen'avaitpasdepèrepourlesprotéger.Personneneviendraitleurfairedumal.Ellespassèrentlasoiréeensilence,chacuneperduedanssespensées.Enentrant

danslachambredesamère,Daphnéfutsurprisedelatrouveràgenouxentraindeprier.Ellel'observauneminutepuisressortit,sedemandantsisamèredisaituneprière pour la famille dont elle lui avait parlé dans l'après-midi. Elle se dit quec'était probablement le cas. Elle avait raison,mais elle ignorait ce que samèrefaisaitvraiment.Beatafaisaitcequ'ellen'avaitjamaisfaitauparavant,maisqu'elleavaitvusonpèrefaire;cequ'ilsavaientfaitpourelle,cequ'aucunefemmejuiveorthodoxe n'avait jamais fait : elle récitait le Kaddish, la prière desmorts. Elleespéraitquesafamilleétaitencoreenvie,maissicen'étaitpaslecas,quelqu'un

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devaitprierpourelle.Ellerécitatoutcedontelleparvintàsesouvenir,puisrestaagenouilléeprèsdulit,levisagebaignédelarmes.Tousluiavaientferméleurporteetleurcœurdesannéesplustôt,maisellelesaimaittoujours.Etvoilàqu'ilsétaienttous partis : Brigitte, Ulm, Horst, son père. Ceux avec qui elle avait grandi etqu'ellen'avaitjamaiscessédechérir.Cesoir-là,BeatafitChivapoureux,commeilsl'avaientfaitpourellelongtempsauparavant.

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Chapitre13Lapremièresemainededécembre,Beataappelalamèresupérieureetdemanda

à rendre visite à sa fille, en indiquant que c'était important. La religieuse luirépondit gentimentqu'elle devrait patienter.Elles étaient très occupées, et ellesdevaient faire faceàungraveproblème interne.ElleaccordaàBeataunevisitepourle15décembre,espérantquelasituationseseraitcalméed'icilà.Jusqu'àcettedate,Beatavécutdansunétatd'agitationextrême;ilfallaitqu'elle

parleàAmadeadecequis'étaitpassé.Lesévénementsrécentsnelesaffectaientpasvraiment,maiscelapouvaitchanger.Amadeadevaitsavoir.ElleauraitvouluenparleraussiàDaphné,maiscelle-cirisquaitdelaisseréchapperquelquechoseaucollège; en outre, à quatorze ans à peine, elle était trop jeune pour porter lefardeau d'un tel secret, en particulier un secret qui pouvait coûter des vies, ycompris la sienne. Amadea, elle, était en sécurité au couvent et de bon conseil.Beatanevoulaitpasprendrededécisionseule.ElleavaitpensépartirenSuisse,maislescousinsd'Antoineétaientmortsdepuislongtemps,etellen'avaitnullepartoù aller. Elle pourrait louer une maison là-bas, mais il lui faudrait alors toutquitter...Pourquoiprendreunedécisionsous lecoupde lapanique?Ellen'avaitrienàcraindre,aprèstout.Etpourtant,elleavaitterriblementpeur.Amadea se rendit compte que quelque chose n'allait pas, dès qu'elle la vit. Sa

mèreétaitvenueseule.Daphnéétaitàl'école,etBeatadétestaitl'idéedelapriverd'unevisiteetd'uneoccasiondevoirsasœur.Maisellen'avaitpaslechoix.Ellen'arrivait plus à y voir clair : elles étaient Allemandes, après tout, et elle-mêmeétait catholique. Personne ne savait qui elle était, et personne ne lui avait crééd'ennuis.Maiscommentêtresûredequoiquecesoitàprésent?Sonpèreaussiavaitdûsecroireàl'abri.Ellenesavaitparoùcommencer.—LapaixduChrist,ditdoucementAmadeaensouriantàsamère.Lasemainepasséeavaitététristepourlesreligieuses.SœurThérèseBénédicte

delaCroix,EdithStein,lesavaitquittéestroisjoursplustôtpourgagnerunautrecouvent enHollande.Unede ses amies lui avait fait passer la frontière avec sasœurRosa,quiresteraitaucouventelleaussi.D'originejuive,elleavaiteupeurdemettreleursviesendangerenrestantetavaitdemandéàlamèresupérieuredel'éloignerpourpréserverleursécurité.Toutesavaienteulecœurbrisédelavoirpartir.Cen'étaitpascequ'ellesavaientvoulu,maisellessavaientqu'ilnepouvaiten être autrement, pour son bien et le leur. Elles avaient beaucoup pleuré aumoment de son départ et depuis priaient chaque jour pour elle. Le couvent nesemblaitpluslemêmesanssonvisagesouriant.—Maman,est-cequetoutvabien?OùestDaphné?—Al'école.Jevoulaistevoirseule.Amadea,mafamillevientd'êtredéportée.Elleparlaitvitecarletempsdesvisitesétaitcourtetelleavaitbeaucoupàdireà

safille.— Quelle famille?dit la jeune femmesurpriseenregardantsamère.Tuveux

dire,lafamilledemamie?

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Leurs voix n'étaient que des murmures, et elles se tenaient par les doigts àtraverslagrille.Beataacquiesçadelatête.—Tous.Monpère,masœur,mesdeuxfrères,leursenfantsetmesbelles-sœurs.Sesyeuxs'emplirentdelarmesendisantcela.—C'estsitriste,réponditAmadea.Pourquoi?Beatapritunegrandeinspiration.— Parcequ'ilssont juifs.Ouplutôt, ils l'étaient, ilssontprobablementmortsà

présent.Jesuisjuive.Jemesuisconvertiepourpouvoirépousertonpère.—Jel'ignorais,ditAmadeaenregardantsamèreaveccompassion.Ellenesemblaitpasavoirpeurnicomprendrecequecelaimpliquaitoupouvait

impliquerpourelle,oupourtouteslestrois.— Jenete l'ai jamaisditparcequenousnepensionspas, tonpèreetmoi,que

c'étaitimportant.Maisçal'estmaintenant.Vraiment.Peut-êtreavais-jepeur...ouhonte,jenesaispas.Personnenenousaennuyéesniditquoiquecesoit,ettousmespapiers indiquentque je suiscatholique.Avraidire, jen'aipasvraimentdepapiers,sicen'estunecarted'identitédepuislamortdetonpère.Nullepartiln'yatracedemanaissance,ettoncertificatdenaissancementionnequetonpèreetmoi étions catholiques, ce qui est la vérité. Même notre certificat de mariageindique que je suis catholique. Mais je sais que la preuve que je suis juive estquelquepart.Monpèreaditàtoutlemondequej'étaismorteetilainscritmonnomdanslelivredesmorts.Cellequej'étaisàcetteépoquen'existeplus.— En épousant ton père, je suis née à nouveau dans la foi chrétienne, la foi

catholique.Maislavérité,c'estquetuesàmoitiéjuive,etDaphnéaussi.Etmoi,aux yeux des nazis, je suis complètement juive, et si jamais ils venaient à ledécouvrir,vousseriezendanger.Ilfallaitquejeteledise.Tudoisêtreaucourantpourpouvoirteprotéger.Etprotégerlesautres,seditimmédiatementAmadeaenrepensantàcequ'Edith

Stein venait de faire pour les protéger. Mais Edith Stein était une vraie juive,reconnuecommetelle,cequin'étaitpassoncas.Personnenesavaitquielleétaitnine s'en souciait. Sa mère elle-même disait qu'il n'y avait aucune trace de sesorigines.Toutefois,elleétaitcontented'êtreaucourant.— Mercidemel'avoirdit.Maisjenesuispasinquiète,ditAmadeaaveccalme

toutenregardantsamèreetenluiembrassantlesdoigts.EtDaphné,maman?Ellepensasoudainàcequ'EdithStein,sœurThérèseBénédictedelaCroix,avait

ditausujetdesrisquesquelesautrespouvaientcourir.—Elleestensécuritéavecmoi.Etpuis,cen'estqu'uneenfant.Maislesenfantsaussiétaientdéportésdanslescamps,pensaBeata.Alaseule

différencequ'ilsétaiententièrementjuifs,etpasDaphné.Ilfallaitreconnaîtrequele risque était faible. Et tant que personne ne viendrait leur créer d'ennuis oudéterrerlepassé,toutiraitbien.Quellesétaientleschancesqu'unetellechoseseproduise ? L'idée de partir en Suisse lui semblait extravagante à présent. Ellesn'avaientaucuneraisondefuir.Elleavaitsimplementétébouleverséeparcequiétaitarrivéauxsiens.— Maman, sœur Thérèse Bénédicte nous a parlé de quelque chose de

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providentiel,avantdes'enaller.LesAnglaisontmisàladispositiondesenfantsjuifsun train pour leur éviter d'être déportés. Le premier a quitté l'Allemagne le 1erdécembre,etd'autressontprévus.IlsenvoientlesenfantsenAngleterrejusqu'àcequecettefolieprennefin.Maisseulementlesenfantsau-dessousdedix-septans.Les nazis n'y sont pas opposés. Tout ce qu'ils veulent, c'est qu'il n'y ait plusd'enfants juifs sur le territoire. Pourquoi ne pas en faire profiter Daphné et lamettreàl'abrilà-bas?Tupourrastoujourslafairerevenirplustard.Beatasecouaaussitôtlatête.Safillenepartiraitpas.Iln'étaitpasnécessairede

l'éloigner, et la laisser avec des étrangers en Angleterre pouvait aussi s'avérerdangereux.— Ellen'estpasjuive,Amadea.Amoitiéseulement,etpersonnenelesait.Jene

l'enverraipastouteseuledansunpaysétrangerpourqu'elleseretrouveavecDieusaitqui,Dieusaitoù.C'esttropdangereuxpourelle.Ellen'estqu'uneenfant.— Les autres aussi, maman. De braves gens vont les accueillir chez eux et

s'occuperd'eux,ditAmadeaavecdouceur.Lasolution luiparaissait raisonnable,maissamèrenepartageaitpassavision

deschoses.— Ça, tu n'en sais rien. Daphné pourrait très bien se faire violenter par un

inconnu.Toutpeutarriver.Etsicesenfantstombaiententredemauvaisesmains?— C'esticiqu'ilssontentredemauvaisesmains.Tul'asdittoi-même,soupira-t-

elle.Mais samèreavaitpeut-être raison. Il n'y avaitpasde réeldangerpourelles

pour lemoment, et elles pouvaient attendrede voir comment les choses allaientévoluer. Et si quelque chose se produisait, elles auraient toujours le tempsd'envoyerDaphnéàl'étranger.Peut-êtresamèreavait-elleraison,peut-êtrevalait-ilmieuxsefairediscrètesetattendrequel'oragepasse.Tôtoutard,toutfiniraitparsecalmer.—Jen'ensaisrien...fitBeata,l'airinquiète.Commentsavoirquoifaire?LesangcoulaitenAllemagne,maiscen'étaitpasle

leurpourl'instant.Toutcequ'elleavaitvoulu,c'étaitprévenirAmadeapourqu'ellesoitaucourantdesrisques.Safilleétaitensécuritéaucouvent,l'histoired'EdithSteinn'avaitrienàvoiraveclasienne.Elleétaitjuive,connuecommetelle,etavaitété une activiste radicale il n'y avait pas si longtemps. Elle était exactement legenredepersonnequetraquaientlesnazis:uneagitatrice—cequ'Amadean'étaitcertainement pas. Tandis quemère et fille se regardaient, absorbées dans leursréflexions,unereligieusefrappaàlaportepoursignalerqueletempsdevisiteétaitécoulé.—Maman,jedoisyaller.Leurprochaineentrevuen'auraitpaslieuavantdesmois.— N'écrispas àDaphnéque je suis venue, ça lui briserait le cœurdenepas

m'avoiraccompagnée.Ilfallaitquejetevoieseule.— Jecomprends,réponditAmadeaendéposantdesbaiserssurlesdoigtsdesa

mère.Elleavaitvingtetunansmaisfaisaitbienplusvieillequesonâge.Safilleavaitbeaucoupmûridurantcestroisansetdemipassésaucouvent,Beata

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s'enrendaitcompteàprésent.— Jet'aime,maman.Soisprudente,nefaisriend'insensé.Jet'aimedetoutmon

cœur.— Moi aussi,ma chérie. J'aimerais que tu sois encore à lamaisonavecnous,

avoua-t-elle,unsouriretristesurleslèvres.— Je suis heureuse ici, dit Amadea pour la rassurer, en même temps qu'elle

sentaitsoncoeurseserrer.Samèreetsasœurluimanquaientparfois,maiselleétaitconvaincued'avoirla

vocation.Dansquatreans,elleprononcerait sesvœuxperpétuels,celane faisaitaucundoute.D'ailleurs,ellen'avaitpasdoutéuneseulefoisdepuissonarrivéeaucouvent.—JoyeuxNoël,maman,fit-elleenselevant.—JoyeuxNoëlàtoiaussi,réponditdoucementsamèreavantdequitterlapetite

celluleréservéeauxvisites.Aussitôt après, Amadea retourna au travail, et pendant le temps consacré à

l'examendeconscience,ellerepensaàsaconversationavecsamère.Beaucoupdechosesavaientétédites,maisAmadeasavaitdéjàcequ'elleavaitàfaire.Aussitôtaprès ledéjeuner,elleserenditaubureaude lamèresupérieureà l'heurede larécréation,etfutsoulagéedetrouvermèreThérèseMarieMaterDominioccupéeàtravailler.CettedernièrerelevalatêteaumomentoùAmadeahésitait.Elleétaiten trainderédigerune lettrederemerciementà lamèresupérieureducouventhollandaisquiavaitréponduàleurdemandeenaccueillantsœurThérèseBénédictedelaCroix.—Oui,masœur.Qu'ya-t-il?—LaPaixduChrist,maMère.Pourrais-jevousparler?La religieuse lui fit signe d'entrer et de s'asseoir, et Amadea referma la porte

derrièreelle.—Avez-vouspasséunagréablemomentavecvotremère,masœur?Elle avait immédiatement remarqué que la jeune femme était soucieuse et

perturbée.—Oui,merci,mamère.J'aiquelquechoseàvousdire,quej'ignoraisenentrant

aucouvent.Lamèresupérieurelalaissaparler.Ellevoyaitquelesujetétaitgrave.Lajeune

religieusesemblaitbouleversée.—Jen'aijamaissuquemamèren'étaitpasd'originecatholique.Ellem'aappris

aujourd'hui qu'elle s'est convertie au catholicisme pour épouser mon père. Elleétait juive.Sa familleaétédéportéeaprès laNuitdecristal. Jene lesai jamaisconnus,carilsontreniémamèrequandelles'estmariéeavecmonpèreetnel'ontplusjamaisrevue.Nousavonsfiniparfairelaconnaissancedemagrand-mèredeuxansavantmonentréeauCarmel,maismongrand-pèreatoujoursinterditaurestede la famille de revoirmamère. Ils l'avaient déclaréemorte.Mamère dit quepersonne ne semble posséder de traces de son histoire. Elle n'a jamais vu lesautoritésetnepossèdepasdepasseport.MesparentsontvécutroisansenSuisseavantderevenirenAllemagne.Jesuisnéelà-bas.Soncertificatdemariageindiquequ'elle est catholique, et mon certificat de naissance dit qu'ils l'étaient tous les

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deux.Maismoi je suis àmoitié juive,mamère, et je l'ignorais.Maintenant, j'aipeur,sijeresteici,quevosviesnesoientmenacées.C'étaitlaraisonpourlaquellesœurThérèseBénédicteétaitpartie.— Nosviesnesontpasmenacées,monenfant,etlavôtrenonplus.D'aprèsce

quevousmedites,personneneconnaîtl'histoiredevotremère.A-t-ellel'intentiond'alleràlapoliceetdedéclarerqu'elleestjuive?Amadeasecoualatête.— Non. Elle mène une vie tranquille, et il n'y a aucune raison que quelqu'un

l'apprenne.Certes,cacherlavéritén'étaitpashonnête,maisenl'occurrencedesviesétaient

enjeu:cellesdeDaphné,desamèreetlasienne.Peut-êtremêmecellesdesautresreligieuses.Lamèresupérieurenesemblaitpasdésapprouvercesilence.— La situation de sœur Thérèse Bénédicte était entièrement différente de la

vôtre.Elleestnéejuiveetétaitunprofesseuretuneactivistenotoirebienavantdevenirici.Elleavaitbeaucoupattirél'attentionsurelleavantdedevenircarmélite.C'estuneconvertie,vousnon.Vousavezétéélevéedanslafoicatholique,etavecunpeudechancepersonnenedécouvriraquecen'estpaslecasdevotremère.Siellerestediscrète,personnen'ensaurajamaisrien.Ets'ilarrivaitquelquechose,jesuiscertainequ'ellenousleferaitsavoir.Nouspourrionsalorsvouscacherenvousenvoyantdiscrètement ailleurs. Jen'ai pas aiméque tout lemondepaniquepoursœurBénédicte.Encequivousconcerne,iln'yaaucuneraisondes'alarmer.En entrant au couvent, vous étiez une jeune fille innocente, pas quelqu'un decélèbre, convertie et s'étant distinguée par le passé. Dans son cas, il étaitnécessairequ'elleparte.—Danslevôtre,ilestimpératifquevousrestiez.Sic'estcequevousvoulez,bien

évidemment,précisalamèresupérieureenluijetantunregardinterrogateur.Amadeasesentitsoulagée.—Oui,c'estcequejeveux,maisjecraignaisquevousnemedemandiezdepartir.

Etjepartiraisijamaisvouslesouhaitez.Ce serait son sacrifice ultime pour le bien de la communauté. Celui de sainte

Thérèseavaitétél'abnégationtotaled'elle-mêmeaunomduSeigneur.— Ce n'est pas mon souhait. Et, ma sœur, poursuivit la mère supérieure en

regardantAmadead'unairsévèrecommeunemèreprêteàadmonestersonenfant,il est essentiel que vous ne parliez à personne de tout cela. A personne. Nousgarderons cela pour nous. Savez-vous ce qu'il est advenu de la famille de votremère?A-t-elleapprisquoiquecesoitàsonsujet?interrogea-t-elle,inquiète.—Ellecroitqu'ilsontétéenvoyésàDachau.La mère supérieure serra les lèvres, sans dire un mot. Elle détestait ce qui

arrivaitauxJuifs,commetouteslesautresreligieuses.— Lorsque vous lui écrirez, dites-lui que je suis désolée pour elle. Mais avec

discrétion,précisa-t-elle.Amadeahochalatête,reconnaissantedesagentillesse.—Mamère,jeneveuxpaspartir.Jeveuxprononcermesvœuxperpétuels.—SitelleestlavolontédeDieu,alorsvousleferez.Maisellessavaienttouteslesdeuxqueceneseraitpasavantquatreansetdemi.

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CelaparaissaituneéternitéàAmadea,déterminéeànerienlaissersemettreentravers de sa route d'ici là. Elle venait d'ailleurs de surmonter un obstacleimportantdurantlademi-heureécoulée.—MaisneconfondezpasvotresituationaveccelledesœurThérèseBénédicte.

Soncasestbiendifférent.Et beaucoup plus grave, avec de gros risques pour toutes les personnes

concernées, se dit la mère supérieure. Ce qui n'était pas vrai pour Amadea,estimait-elle.—Merci,mamère,ditlajeunereligieuseavantdeprendrecongé.Lamère supérieure resta assise à sonbureauun longmoment, l'air pensif, se

demandant combien il existait de cas similaires au sein du couvent; peut-être yavait-il d'autres religieuses dans la même situation et dans la même ignorancequ'Amadea.Mieuxvalaitnepaslesavoir.Amadeasesentitimmensémentsoulagéepourlerestedelajournée,bienqu'elle

fut encore inquiète pour samère et sa sœur.Mais peut-être samère avait-elleraison,peut-êtrelavéritésursesoriginesneserait-ellejamaisdévoilée;iln'yavaitaucune raison pour qu'elle le soit, de toute façon. Ce soir-là, elle pria pour lesmembresde sa famille qui avaient étédéportés, peut-êtremême tués, et qu'ellen'avait jamais connus. C'est alors qu'elle se souvint de l'époque où sa mèrel'emmenaitàlasynagogue,sansqu'elleencomprennelaraison.Elleavaitfiniparoublier,maisenyrepensantcesoir-là,ellepritconsciencequ'elleavait,enquelquesorte,effleuréunepartiedesonpassé.

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Chapitre14Commeonpouvaits'yattendre,lapersécutiondesJuifscontinual'annéesuivante.

En janvier 1939, Hitler prononça un discours menaçant exposant clairement sahainecontreeux.Lemoissuivant,lesJuifsdurentremettreauxautoritéstousleursbiensenoretenargent,etenavril ilsfurentexpulsésdechezeuxetobligésdes'installer dans des quartiers exclusivement juifs, avec l'interdictionde vivre auxcôtésdesaryens.Cela eut pour résultat d'inciter la population juive à émigrer, ce qui était loin

d'être aisé. La plupart du temps, les pays où les Juifs souhaitaient aller lesrefoulaient. Ilsdevaientavoirde la familleouconnaîtreunepersonneseportantgarantepoureuxàl'étranger,etsouventilsn'enavaientpas.Ilsdevaientavoirunemploi dans le pays de destination et obtenir l'autorisation du gouvernementallemandetdupaysd'accueil,etgénéralementleurdemandeétaitrejetéeparl'unou l'autre, si ce n'est les deux. Enfin, ils devaient avoir l'argent pour payer laprocédureetbeaucoupnel'avaientpas.Ilsnefurentquetrèspeuàremplirtoutesles conditionsnécessairesdans le tempsqui leur avait été imparti.BeaucoupdeJuifsallemandscontinuaientnéanmoinsdedireetdecroirequeleschosesallaients'arranger, tant la réalité leur paraissait inconcevable et insensée. Ils étaientcitoyens allemands, rien de mauvais ne pouvait leur arriver. Pourtant beaucoupavaientdéjàétédéportésetenvoyésencampsdetravail,etlesbruitsquifiltraientétaientdeplusenplusalarmants.Lesgensmouraientdemauvaistraitements,demalnutrition,d'épuisementetde

maladie; d'autres disparaissaient simplement, sans laisser de trace. Ceux quimesuraient la gravité de la situation étaient paniqués. Mais quitter l'Allemagneétaitquasimentimpossible.Duranttoutel'année,lestrainsdontAmadeaavaitparléàsamèrecontinuèrent

de transférer des enfants en Grande-Bretagne. Les Anglais, rejoints par lesquakers,faisaientsortirdesenfantsd'Allemagne,d'AutricheetdeTchécoslovaquie.Certains d'entre eux étaient chrétiens, mais la plupart étaient juifs. Legouvernement britannique avait accepté de les accueillir sans passeports, àcondition qu'ils aient moins de dix-sept ans pour ne pas mettre en danger lesemploisanglais.Lesnazisn'étaientpasopposésàl'opération,dumomentquelesenfants n'emportaient aucun objet de valeur avec eux, et seulement une petitevalise.Lesvoirpartir sur lesquaisdesgaresavec leursparents les serrantunedernièrefoiscontreeuxétaituncrève-cœur,maisaussilaseulegarantiepourcesderniersqueleursenfantssoientensécuritéetéchappentaudestinquelesnazisréservaient aux Juifs. Ils disaient à leurs enfants qu'ils viendraient les rejoindrebientôt,etparentscommeenfantspriaientpourquece futvrai.Certainsd'entreeux suppliaient leur progéniture de leur trouver du travail sur place, une tâche

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impossiblepourdesenfantsquin'avaientaucunmoyendelesaideretquisavaienten même temps que la survie de leurs parents dépendait d'eux. Seuls quelqueschanceuxyparvinrent.A leur arrivée en Angleterre, les enfants étaient pris en charge, parfois en

groupes,pardesfamillesd'accueilquis'engageaientàleshébergerjusqu'àcequelasituationfutmoinsdangereusepoureuxdansleurpaysd'origine-maispersonnenesavaitquandcelaseproduirait.Ilarrivamêmequ'ilyeûtdesbébésparmieux.Dans un élan bouleversant de charité et d'humanité, un membre de la familleRothschildaccueillitchezluivingt-huitpetitsréfugiés,pourquiilmitspécialementunemaisonàdisposition.Même si tous lesparticuliersn'avaientpas lesmoyensd'être aussi généreux, ils firent de leurmieux pour assurer l'hébergement et lapriseenchargedesenfants;etceuxd'entreeuxquinetrouvèrentpasdefamillesfurentplacésdansdescampsetdescentresd'accueil.Dupointdevuemilitaire, lesnouvellesdu front,dontcertaines réussissaientà

filtrer à l'intérieur du couvent, à l'occasion notamment des livraisons, étaienttoujoursaussiaccablantes.Enmars, lesnazisenvahirent laTchécoslovaquieetàl'étésemblaientavoirdesvuessurlaPologne.Amadearenouvelasesvœuxpourladeuxièmefois,etsamèreetsasœurluirendirentvisitepeudetempsaprès.Ellesn'avaientpaseud'ennuis.Personnenelesavaitharceléesnineleuravaitdemandéleurspapiers,cequ'Amadeafutsoulagéed'apprendre.Daphnéavaitquatorzeansetnesedoutaittoujourspasdusecretdeleurmère.Amadeafutheureusedevoirquecettedernièreavaitbonnemineetsemblaitcalme.Samèreluiappritqu'avectous les Juifs qui avaient perdu leur emploi, y compris ceux qui exerçaient desprofessions respectables, et tous ceux que l'on envoyait en camps de travail,l'atmosphère était tendue en ville. Le départ des Juifs n'avait pas faibli, etnombreuxétaientceux -hommes, femmesetenfants—quiattendaientdansdescampsdetriageendehorsdelavilled'êtredéportés.Beata avait elle aussi entenduparler des trainsd'enfants et des opérationsde

sauvetage.Maisilétaittoujourshorsdequestion,pourelledefairepartirDaphné,carellen'envoyaitpaslanécessité.Amadeaetsamèren'enparlèrentpasdevantelle,sicen'estpourlouerletravaildesAnglais.Deuxanciennescamaradesd'écoledeDaphnéétaientdéjàpartiespourlaGrande-Bretagne,etcelle-ciavaitentendudire que plusieurs autres s'en iraient prochainement ; elles attendaient lesautorisations. Elle les plaignait d'être obligées de quitter leurs parents, maiscommetouteslestroisenconvenaient,resterenAllemagneauraitétébienpire.Beataétaitheureusedevoirsafilleaînéeaussiépanouie,etseulecettepensée

lui permettait d'accepter le choix d'Amadea. Comme d'habitude, la visite touchatropviteàsafin.Justeavantdepartir,elleluiditqu'elleavaitvulesDaubignyetqu'ilsallaientbien.Deux semaines plus tard, les nazis envahirent la Pologne et instaurèrent en

Allemagne un couvre-feu pour les Juifs, leur imposant d'être rentrés chez eux àvingt et une heures, et vingt heures en hiver. Deux jours après, la France et laGrande-Bretagnedéclarèrent laguerreà l'Allemagne.Cejour-là, lederniertraind'enfantsquittaBerlin,car,ayantdéclarélaguerre,lesAnglaisnepouvaientplus

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fairesortird'enfantsjuifsdupays.L'opérationavaitduréneufmoisetdeuxjoursetpermisd'évacuerdixmilleenfants.Un miracle en soi. Tandis que les derniers enfants quittaient l'Europe à

destinationdel'Angleterre,lesPolonaissebattaientvaillammentcontrelesnazis,maissansrésultat,etdurentserendreauboutdequatresemaines.LesterriblesnouvellesdeVarsoviefirentpleurerBeata.Unmoisplustard,lesJuifsdeViennereçurentl'ordred'évacuerlaville,ettous

les Juifs dePologneâgésdequatorzeà soixante ans furent envoyés aux travauxforcés.L'horreurcontinuaitetsemblaitsanslimites.Dansdetellescirconstances,cetteannée-làNoëlfutlugubre,mêmeaucouvent,

malgréleslettresrassurantesenvoyéesdeHollandeparsœurThérèseBénédicte.SasœurRosaétaittoujoursavecelleettouteslesdeuxsesentaientàl'abridansleurcouventhollandais,mêmesisœurThérèseBénédicteavouaitselanguirdesessœursdeCologne,pourquiellepriaitchaque jour,commeelles le faisaientpourelle.Enavril1940,Amadeaeutvingt-troisans,etsamèreetsasœurvinrentlavoir.

Daphnéavaitquinzeansàprésent,cequemêmeAmadeaavaitpeineàcroire;elleétaittrèsbelleetressemblaitpresquetraitpourtraitàleurmèreaumêmeâge.Huit joursplus tard, lesnazisenvahirent leDanemarket laNorvège,etunmoisaprès,enmai,laHollande,àlasurprisegénérale,cequimitunefoisdepluslaviedesœurThérèseBénédicteendanger.Ildevenaitdésormaisimpossibledeprévoirla suitedesévénements.Hitler semblait vouloir s'emparerde toute l'Europe.LaFrancefutenvahieenjuin.Amadeaavaitunefoisdeplusrenouvelésesvoeux,etilluirestaittroisansavantdeprononcersesvœuxdéfinitifs.Aprèscinqans,elleétaittoujoursaussisûredesafoietnepouvaitimagineruneautreexistence.Enoctobre,lesnazisenvahirentlaRoumanie.Daphnéavaitreprisl'écolepeude

tempsauparavant.Ennovembre,leghettodeCracoviefutboucléavecsoixante-dixmilleJuifs,ainsiqueceluideVarsovieetsesquatrecentmilleJuifs.Cequiétaitentrain de se produire était inimaginable. Pourtant, malgré les événements et lapolitiqued'éliminationsystématiquedesJuifsàtouslesniveauxdelasociété,Beataassura à Amadea, lorsqu'elle la vit à Noël, qu'elle n'avait eu aucun problème.Personne ne lui avait posé de questions ou demandé de fournir des documents.Personne ne s'intéressait à elle. Elle n'était qu'une veuve catholique, qui vivaitseuleavecsa filleet s'occupaitdesesaffaires.Bref,on l'ignorait, cequ'Amadeaétaittoujourssoulagéed'entendre.Cefutauprintemps1941,justeaprèslesseizeansdeDaphnéetlesvingt-quatre

d'Amadea,queBeatavitàunguichetde labanqueune femmedont les traits luiétaient étrangement familiers. Elle l'observa un long moment, sans toutefoisparveniràmettreunnomsursonvisage.Cejour-là,elleétaitvenueretirerunesommed'argentimportante,cequ'ellefaisaitrarement.ElleenavaitdiscutéavecGérardDaubigny,quiavaittrouvésonidéeraisonnable.Ellevoulait lui laisserdel'argentpoursesfilles,aucasoùil luiarriveraitquelquechose.Ilnecomprenaitpaspourquoiellenevoulaitpastoutlaisseràlabanque,mais,sicelalarassurait,iln'yvoyaitpasd'inconvénient.Ilétaitheureuxdepouvoiraiderlafemmedesonvieilami.Luietsafemmes'étaientrenducomptequ'ellenes'étaitjamaisremisedela

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mortd'Antoine.Lesdernièresannéesl'avaientbeaucoupmarquéeet,àquarante-sixans,elleenparaissaitdixdeplus.Elle avait prévu d'aller au château dans l'après-midi, pour remettre à Gérard

l'argentqu'ellesouhaitaitluiconfier.Cen'étaitpasunesommeénorme,maiscelapermettrait à ses filles de s'en sortir, en cas de coup dur. Elle en avait informéAmadea dans une lettre. La jeune fille n'aimait pas que sa mère se montrepessimiste,maisellesavaitquecettedernières'inquiétaitdepuisdesannéesdecequileurarriveraitsielletombaitmalade—oupire—surtoutqueDaphnéétaittrèsjeune.Avectoutel'incertitudequirégnaitdanslepays,ilétaitd'autantplusfaciledes'inquiéteretAmadeasavaitàquelpointlesnazisetlaprogressiondelaguerrerendaientsamèrenerveuse.LafemmedelabanquequittasonguichetenmêmetempsqueBeatalesien,et

lesdeuxfemmessedirigèrentverslasortiequasimentcôteàcôte. C'estalorsqueBeatacrutdéfaillirenentendantcelle-cis'écrier:«MissWittgenstein!»Sentantpresque ses jambes sedérober sous elle,Beata continuademarcher etsortitdubâtimentd'unpaspressé,nepensantqu'àunechose,s'éloignerdecettefemmeleplusvitepossible.Levisageimpassible,ellelevalebraspourarrêteruntaxi, mais l'autre l'avait déjà rattrapée et la fixait avec un grand sourire. C'estseulementalorsquelamémoireluirevintetqu'ellelareconnut,malgrélepassagedutemps.Elleétaittchèqueet,trenteansplustôt,travaillaitcommebonnechezses parents. Elle était encore à leur service quandBeata avait quitté lamaisonfamiliale.—Jesavaisbienquec'étaitvous!ditlafemmed'unairvictorieux.J'aicruvoirun

fantôme,votrepèrenousavaitditquevousétiezmorteenSuisse.—Excusez-moi...Jenevoispasdutout...Je...réponditBeatacommes'ilyavait

erreursurlapersonneetqu'ellenelareconnaissaitpas.Maislafemmeinsistait,convaincuedel'avoiridentifiée.— J'ignoredequivousparlez,rétorquafroidementBeata,tremblantdetousses

membresàl'idéequequelqu'unl'eûtentenduel'appelerparsonnomdejeunefille.C'étaitunnomqu'ellenepouvaitplussepermettredereconnaîtresansmettresa

vieendanger.— Vous ne vous souvenez donc pas de moi ? Mina... je travaillais pour vos

parents.Beata se souvenait àprésentqueMinaavait épousé le chauffeurde sonpère.

Toutluirevint,enmêmetempsquelapaniquel'engloutissait,conscientedecequecetterencontreavaitdedangereuxpourelle.— Jesuisnavrée... fit-elleavecunvaguesourire,s'efforçantd'êtrepoliemais

impatientedeluiéchapper,aumomentoùuntaxiprovidentiels'arrêtaitdevantelle.—Jesaisquivousêtes,continuaMinad'unairobstiné.MaisBeataseglissadanslevéhiculeenluitournantledos.Tout ce qu'il fallait espérer à présent, c'était queMina croie qu'elle avait fait

erreur.Avecunpeudechance,elle l'oublierait,et leurrencontren'auraitpasdeconséquence.Cettefemmen'avaitaucuneraisondelapoursuivre,elleavaitjustevoulu se montrer amicale. Beata se souvenait que c'était une gentille fille,éperdumentamoureuseduchauffeur;quandelleavaitquittélamaison,ilsvenaient

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desemarieretMinaétaitenceinte.Elleavaitdûêtresurprisede lavoir,étantdonnéquesonpèreavaitditàtous

qu'elleétaitmorte.Maiselleétaitbeletbienenvie,etc'étaitpeut-êtrepourcetteraisonqueMinaavaitautantinsisté.Pourtant,parlestempsquicouraient,ellenepouvaitsepermettred'êtreidentifiéecommeuneWittgenstein,dût-ellesemontrergrossière.Assisedansletaxi,Beatafutsurprisedeconstaterqu'elletremblaitviolemment.

C'étaitunerencontresansimportancepourtant,maissefaireappelerparsonnomdejeunefilledanslehalldelabanqueétaittoutdemêmerisqué.IlfallaitespérerqueMinal'oublievite.Beatavenaitdevivreunmomentdefrayeur,maisl'incidentétait clos.Elleavaitdonné l'impressiond'êtremaîtressed'elle-mêmemalgré sontroubleintérieur.Avecunpeudechance,ellenereverraitpasMina.EnroutepourlechâteaudeGérardetVéronique,elles'efforçadeneplusypenser,refusantdelaisserlapaniquel'envahir.Endépitdelaguerre,lesDaubignyavaienteulachancedegarderleurpropriété

intacte.Ilsavaienteulaclairvoyancedeprendrelanationalitéallemandeplusieursannées auparavant, tout en déplorant les agissements d'Hitler contre les Juifs.GérardavaitconfiéàBeatacombiencelalerendaitmalade.Ilneluidemandapaspourquoiellesouhaitaitluiconfierseséconomies.Ilétaitpersuadéqu'ils'agissaitd'unelubie.Elleétaitseule,malheureuse,avecunenfant,etilcomprenaitfortbienqu'ellesesentenerveuse.Aveclaguerreettoutel'Europeenfeu,lemondeétaitdevenu instableet effrayant. Il pensaitqueBeataavaitpeurque lesbanquesnes'effondrent;c'étaitlaseuleexplicationàsesyeuxpourqu'elleluiconfieunetellesommed'argent.Cet après-midi-là, elle lui remit une enveloppe dont le contenu, disait-elle,

permettraità ses fillesde s'en sortirpendantunmoment s'il lui arrivaitquelquechose,dumoinsjusqu'àcequelerestedesfondssoitdébloqué.Gérardluiassuraqu'il en prendrait grand soin et plaça l'enveloppe dans son coffre-fort, puis luiproposaunrafraîchissement.Lesécuriesétaienttoujourstrèsbelles,commeelleleconfiaàGérard,maisillui

avouaposséder bienmoins de chevauxquedu vivant d'Antoine. Il n'avait jamaisretrouvéquelqu'unqui luiarriveà lacheville,bienqu'Antoineeûtdisparudepuisquatorze ans. Ils évoquèrent le passé pendant unmoment, puis il appela un taxipourlaramenerenville.Quandellearriva,Daphnéétaitdéjààlamaison,toutexcitéeparl'arrivéed'un

nouveau dans son école. Son père était dans l'armée en Autriche, et Daphné letrouvaittrèsbeau,avoua-t-elleàsamèreenluifaisantunclind'oeil,cequifitrireCettedernière.Ellesdînèrenttranquillement,etDaphnéluifitpartdesondésirdevoirAmadea.Ellesn'étaientpasalléesauCarmeldepuisdesmois.Amadeaétaitsur lepointde renouveler sesvœux temporairespour laquatrième fois.Daphnéavaitfiniparaccepterlechoixdesasœurd'êtrecarmélite,àl'inversedeBeata,qui continuait d'espérer qu'elle changerait d'avis un jour. On était au printemps1941,etsafilleavaitencoredeuxansavantdeprononcersesvœuxperpétuels.Lasemainesuivante,Beataretournaàlabanquepourretirerunpeud'argenten

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vued'achatsmineurs.Ellesouhaitaitacheterdutissupourconfectionnerdesrobesd'étéàDaphnéetil

étaitplusfaciledepayerenliquidequeparchèque.Lesmagasinsdetissuétaientbeaucoupmoinsnombreuxqu'auparavant:tousceuxoùelleavaiteul'habitudedese fournir étaient tenus par des Juifs et avaient fermé depuis longtemps. Beataréfléchissaitàcequ'illuifaudraitlorsqueleguichetierluirenditsonchèque.—Jesuisdésolé,madame,dit-ilfroidement,cechèquenepeutêtreencaissé.Ilyavaitforcémentuneerreur.— Jevousdemandepardon?Evidemmentqu'ilpeutl'être!J'aiplusqu'ilnefaut

surcecomptepourcouvrirlasomme,répondit-elleensouriantetenluidemandantdevérifierànouveau.Maiscedernier lui tendit lechèquesansrienrevérifier. Ilétaitcertaind'avoir

bien lu lanotedeservice,aucuneerreurn'étaitpossible.C'était ledirecteur lui-mêmequiavaitrédigélanote,etiln'avaitpasl'intentiond'ypasseroutre.—Votrecompteaétéfermé.—C'estridicule!Biensûrquenon.Parqui?Cette erreur l'agaçait. Elle était sur le point de demander à voir le directeur

lorsqu'unelueurdanslesyeuxdujeunehommel'endissuada.—ParleTroisièmeReich,réponditleguichetierd'untoncassantenmêmetemps

qu'elleouvraitlabouchepuislarefermait.Ellemitlechèquedanssonsacàmain,pivotasursestalonsetsedirigeaversla

sortie aussi vite qu'elle le put. Elle savait parfaitement ce que cela signifiait :quelqu'unl'avaitdénoncée.Ellene voyait queMina, l'anciennebonnede sesparents.Elle était la seule à

savoir.Oupeut-êtrel'avait-onentenduel'appeler«MissWittgenstein»ets'était-onrenseigné. Quoi qu'il en fût, on avait fermé son compte, et c'était parce quequelqu'un savaitqu'elleétait juive.Aucuneautre raisonne justifiait la fermetured'uncompte.Ellesortitrapidementdelabanque,hélauntaxietfutchezellecinqminutesplus

tard.Ellen'avaitaucuneidéedecequ'elledevaitfaire:attendreoupartirsur-le-champ.Mais,siellespartaient,oùiraient-elles?BeatapensaauxDaubigny,maisellenevoulaitpaslesmettreendanger,quellequefutlasympathiedeGérardpourlesJuifs.C'étaitunechosedecompatir,c'enétaitunetoutautredecacherdesgenschezsoi.Toutefois,ellespourraientpeut-êtreypasserlanuitetdemanderconseilà Gérard. Elle n'avait pas de passeport, si bien qu'elle et Daphné ne pouvaientpasserlafrontière.Enoutre,ellen'avaitplusd'argent,àpartcequ'elleavaitconfiéàGérard,maisellerefusaitd'ytoucher,carsesfillesenauraientpeut-êtrebesoinplus tard.Elle tentaitde résisterà lapanique toutensortantdeuxvalisesetencommençantàremplirl'uneavecsesbijouxetquelquesvêtements.Elleallaensuitedans la chambre de Daphné et était en train de jeter des affaires dans l'autrelorsque celle-ci rentra de l'école. En voyant le visage de sa mère, elle sutimmédiatementquequelquechosedeterribles'étaitproduit.—Maman,qu'est-cequetufais?demanda-t-elle,effrayée.Ellen'avaitjamaisvusamèreainsi.

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Laterreurselisaitsursestraits.Beataavaittoujoursredoutécejour,etilétait

arrivé.— Nouspartons.Donne-moi toutcequetuveuxemporterquipeut tenirdans

cettevalise.Sesmainstremblaienttandisqu'elles'affairait.—Pourquoi?Ques'est-ilpassé?Maman...S'ilteplaît...Sanssavoirpourquoi,Daphnésemitàpleurer.Beataseretournaetsonregard

trahitsoudainvingt-cinqansdesouffrance.— Jesuisjuive.Jemesuisconvertiepourépousertonpère.J'aigardélesecret

pendanttoutescesannées.Jen'enavaispasl'intention,maisquandonacommencéà s'en prendre aux Juifs, il l'a fallu. J'ai vu une femme à la banque, la semainedernière, quim'a connue quand j'étais jeune. Ellem'a appelée parmon nom dejeunefilleenpleinmilieuduhall.Quandj'ysuisretournéeaujourd'hui,ilsavaientclôturémon compte.Nous devons partir immédiatement. Je crois qu'on va venirnousarrêter.— Oh,maman!Ilsnepeuventpasfaireça...s'écriaDaphné,souslechocetles

yeuxemplisdeterreur.—Si,ilslepeuvent.Dépêche-toi.Faistesvalises.Jeveuxquenoussoyonsparties

cetaprès-midi,ordonnaBeataavecdésespoirtandisqueDaphnéaccusait lechocdelanouvelle.—Oùallons-nous?fitlajeunefilleenessuyantseslarmesetens'efforçantd'être

courageuse.— Jenesaispas,jen'yaipasencoreréfléchi.Nouspouvonspeut-êtrepasserla

nuitchezlesDaubigny,s'ilsacceptent.Maisaprès,ilfaudratrouverautrechose.Ellespasseraientpeut-êtrelesannéesàveniràfuir,maiscelavalaitmieuxque

d'êtreprises.— Etpourquoipaslecouvent?demandaDaphné,hébétée,toutenprenantdes

affairesauhasard.Toutcelan'avaitpasdesens.C'étaittropd'uncouppourunejeunefilledeseize

ans, ou pour n'importe qui d'ailleurs. Elles étaient sur le point de quitter leurmaison, sansdoutedéfinitivement, le seul foyerqueDaphnéait connu.Elleavaitdeuxanslorsqu'elless'yétaientinstallées.—JeneveuxpasfairecourirderisqueàAmadeaniauxsœurs,réponditBeata.—Est-cequ'ellesait?Pourtoi,jeveuxdire.— JeluiaitoutditaprèslaNuitdecristal.Mafamillevenaitd'êtredéportéeet

j'aipenséqu'elledevaitsavoir.—Pourquoinem'as-turiendit?—J'estimaisquetuétaistropjeune.Tun'avaisquetreizeansàl'époque.C'estalorsqu'onfrappaàlaporte.Ellesseregardèrentavecterreur,puisBeata

fixaDaphnéavecdétermination.— Je t'aime.Ne l'oublie pas. C'est tout ce qui compte.Quoi qu'il arrive, nous

sommesensemble.Elle voulut lui dire de courir se cacher, mais sans être certaine que ce fût la

meilleurechoseàfaire.Onfrappaànouveauvigoureusement.Daphnénebougeait

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pasetpleurait.C'étaitlepirejourdesonexistence.Beatatentadeseressaisiretsedirigeaversl'entrée.Quandelleouvrit,ellese

trouvadevantdeuxsoldatsetunofficierSS.C'étaitcequ'elleavaittoujourscraint.IlétaittroptardpourqueDaphnésecache.Safilleregardaitlascènedelaportedesachambre.—Vousêtesenétatd'arrestation,déclaral'officierd'unevoixhorrible.— Touteslesdeux,poursuivit-ilenregardantDaphné.EntantqueJuives.Votre

banquevousadénoncées.Suivez-nous.Daphnépoussauncri.—Daphné,non!criaBeataquitremblaitdetoussesmembres.Toutirabien.Ellesetournaversl'officier.—Avons-nousledroitd'emporterdesaffaires?—Vouspouvezprendreunevalisechacune.Vousêtesexpulsées.Leursvalisesétaientdéjà faites.Beatapartit chercher la sienneetdemandaà

Daphnédeprendrecellequ'ellesvenaientdefinirdanssachambre.Maislajeunefillesemblaitcomplètementpaniquée.Samèrelapritdanssesbrasetlaserrafort.— Nousn'avonspaslechoix.Soisforte.Etsouviens-toidecequejet'aidit.Je

t'aime.Etnoussommesensemble.—J'aisipeur,maman.—Assez!hurlal'officier.Il envoya les deux soldats les chercher. Et quelques instants plus tard, elles

sortirentsousbonneescorte,leursvalisesàlamain,versunedestinationetunsortinconnus.Chapitre15Deux joursplus tard, leprêtrede laparoissedeBeata vint au couvent voir la

mèresupérieure.IlavaitapprislanouvelleparlabonnedeBeata,quiétaitvenuelevoirenlarmes.Elleétaitsortielorsquec'étaitarrivé,maislesvoisinsluiavaienttout raconté. Ilpensaitqu'Amadeadevaitêtre informéequesamèreet sa sœuravaientétéemmenées,mêmesionnesavaitpaspourquoi.Avantdevenir,ilavaitmenésonenquête,etd'aprèssessourcesBeataetsafilleavaientétéenvoyéesàlagare de triage, à l'extérieur de la ville. Normalement les gens y restaient dessemaines,voiredesmois,maisuntrainpourlecampdefemmesdeRavensbruckavait quitté Cologne dans l'après-midi, et elles s'y trouvaient. Elles étaient déjàparties.Lamèresupérieureécouta leprêtreensilence,puis luiexpliquapourquoi ilne

devait rien dire. Mais elle savait qu'en très peu de temps d'autres seraient au

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courant.Certainsparoissienssavaientqu'AmadeaétaitauCarmeldepuissixans.Lagravitéde lasituationne faisaitaucundouteàsesyeuxet,une fois leprêtreparti, elle ouvrit un tiroir de son bureau, prit une lettre et passa un appeltéléphonique.Plusieursmoisauparavant,Beataluiavaitenvoyéunelettreavecunnom et un numéro de téléphone, au cas où il lui arriverait quelque chose. Sanscéderàunepaniqueexcessiveouà l'hystérie, elleavaitprévu lepire, et lepirevenait de se produire. Il était difficile de croire qu'elles avaient été aussichanceusesjusque-làpourêtreaussimalchanceusesmaintenant.Après avoir raccroché, lamère supérieure baissa la tête pour prier et envoya

chercherAmadeaquitravaillaitdanslejardin.—Oui,révérendemère?fitAmadeaenentrant,l'airétonnée,sansavoirprisle

tempsdes'arrangeraprèssontravailaujardin.Elleignoraittotalementlaraisondesaconvocation.—SœurThérèse,asseyez-vous,s'ilvousplaît.LamèresupérieurepritunegrandeinspirationetpriaDieudel'aideràtrouver

lesmotsjustes.—Commevouslesavez,lestempssontdifficiles.Pourtoutlemonde.EtDieufait

deschoixpournousquenousnecomprenonspastoujours.Nousdevonssimplementsuivrelaroutequ'ilnousmontre,sansmettreendouteSesdécisions.Amadealaregarda,l'airsoudaininquiète.—Ai-jefaitquelquechosedemal?— Non, pas du tout, dit la religieuse en tendant le bras pour prendre lamain

d'Amadea dans la sienne. J'ai de très mauvaises nouvelles à vous annoncer.Quelqu'unadénoncévotremère.Votresœuretelleontétéarrêtées ilyadeuxjours et envoyées à Ravensbruck aujourd'hui. C'est tout ce que je sais. Ellesallaientbienladernièrefoisqu'onlesavues.Maistouteslesdeuxsavaientqu'iln'enseraitpaslongtempsainsi.Ravensbruck

était un camp où on faisait travailler les femmes jusqu'à ce quemort s'ensuive.Personnen'enrevenait.Lecœurd'Amadeas'arrêtaenentendantlanouvelle.Elleouvritlabouchemaisneputparler.— Je suis navrée, terriblement navrée.Mais nous devons décider ce que nous

allonsfairepourvous.—Lapersonnequiadénoncévotremèrevousconnaîtforcément.Etsicen'estpas

lecas,quelqu'und'autresesouviendradevous.Jeneveuxpasquevouscouriezderisqueici.Amadea acquiesça de la tête et pensa immédiatement aux autres religieuses.

Maisellepensaitsurtoutàsamèreetàsasœur,àl'horreurquecelaavaitdûêtrepourelles,àlaterreurqu'ellesavaientdûressentir.Daphnén'avaitqueseizeans...Des larmes roulèrent sur ses joues, tandis qu'elle serrait la main de la mèresupérieure.Cettedernièreseleva,contournasonbureauetlapritdanssesbras.Amadea s'effondra en sanglots. Elle ne pouvait pas imaginer une chose pareille,c'étaittropabominable.—EllessontentrelesmainsduSeigneuràprésent,murmuralamèresupérieure.

Toutcequenouspouvonsfaire,c'estprierpourelles.—Jenelesreverraiplusjamais.Oh,mamère...Jenepourraipaslesupporter...

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sanglota-t-elle.—Beaucoupsurvivent.Maisellessavaientquelaplupartnesurvivaientpas.Etiln'yavaitaucunmoyen

desavoirsiBeataetDaphnés'ensortiraient.Daphnéétaitsibelle,Dieuseulsavaitcequ'ellepourraitsubir.Pourl'heure,lamèresupérieurepensaitàAmadea.Elleétaitresponsabled'elle.

L'envoyer dans lemême couvent hollandais que sœur Thérèse Bénédicte n'étaitpluspossiblecarlepaysétaitoccupé,etlaprésencedecettedernièremettaitdéjàleurssœursengranddanger.Ilétaithorsdequestiondeleurfairecourirunrisquesupplémentaire. Par ailleurs, Amadea n'arriverait jamais à passer la frontière.Sœur Thérèse Bénédicte avait gagné laHollande avant la guerre, et les chosesn'étaientplus lesmêmesàprésent. Iln'yavaitaucunmoyende lafairesortir,etc'étaitpourquoielleavaittéléphoné.Ellenepouvaitpasfaireautrement.L'hommeavaitacceptédevenirdansl'heure.—Jevaisdevoirvousdemanderdefairequelquechosedetrèsdifficile,repritla

mèresupérieured'unevoixtriste,pourvotrebiencommepourlenôtre.Jen'aipaslechoix.Amadeaétaittropaccabléeparcequ'ellevenaitd'apprendresursamèreetsa

sœurpourpouvoirensupporterdavantage,maisellehochanéanmoinslatêteensetournantverslavieillereligieuse.— Je vais vous demander de partir. Temporairement. Si vous restiez ici, cela

pourraitmettreenpériltoutlecouvent.Quandtoutseraterminé,quandlavieseraredevenuenormale,vousreviendrez.Jelesais.Jen'aijamaisdoutéunseulinstantde votre vocation. Et c'est pour cela que je vous demande de partir, parce que,mêmedans lemondeextérieur,oùquevoussoyez,vousserez toujours l'unedesnôtres.Riennepourrachangercela.Amadeaavaitdéjàrenouveléquatrefoissesvœuxtemporaires,etelledevaitle

faire à nouveau dans deux mois. Dans deux ans, elle prononcerait ses vœuxperpétuels.Maislesorts'acharnaitencore.Elleavaitperdusamèreetsasœur,peut-êtrepourtoujours,etsevoyaitàprésentexclueducouvent.Pourtant,au-delàdeladouleur,ellesavaitquec'étaitlameilleuresolution.C'étaitunsacrificequ'ellepouvaitfairepoursessœurs,etcommeledisaitlamèresupérieure,ellen'avaitpaslechoix.Elleacquiesçad'unhochementdetête.—Oùvais-jealler?s'enquit-elled'unevoixcassée.Ellen'étaitpassortieducouventdepuissixans.Ellen'avaitnullepartoùaller.—Ilyaplusieursmois,votremèrem'aenvoyéunelettre,aveclenomd'unami.

Jel'aiappeléilyaquelquesminutes,etiladitqu'ilpourraitêtrelàdansl'heure.—Déjà?Amadean'avaitpasbesoindedemanderpoursavoirqu'ils'agissaitduseulamide

samère,GérardDaubigny.Cettedernièreluiavaitsouventrépétédelecontacterencasdeproblème,luiprécisantmêmequ'ilgardaitdel'argentpourelle.Maisellenevoulaitpaslesmettreendanger.Elleétaitunemenacepourtoutlemonde.—Pourrai-jedireaurevoiràmessœurs?Après un moment d'hésitation, la mère supérieure acquiesça. L'en empêcher

aurait été trop cruel, pour elle comme pour la communauté. Elle sonna alors la

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cloche qui signifiait que quelque chose d'important s'était produit et que toutesdevaient se rassembler dans le réfectoire. Lorsque Amadea et elle entrèrent,touteslessœursavecquilajeunefilleavaittravailléetvécupendantsilongtempset qu'elle avait aimées étaient là. Les jeunes, lesmoins jeunes,même celles enfauteuil roulant. La perspective de les quitter lui était intolérable.Mais lamèresupérieure avait raison : elle n'avait pas le choix. Quel que soit l'endroit ou lecouventoùelleiraitseréfugier,elleseraitundangerpourlesautres.Elleaimaittrop ses sœurspour leur infligercela.Elledevait lesquitter.Et comme lamèresupérieurel'avaitdit,ellesavaitqu'ellereviendraitunjour.LeCarmelétaitsavie,sonfoyer.Elleavaitlacertituded'êtrenéepourdevenir

carméliteetpourservirDieu.MèreThérèseMarieMaterDomininedonnaaucuneexplicationauxreligieuses.

Lesimplefaitdeconnaîtrelescirconstancesdudépartd'Amadeaauraitconstituéun danger. Si la police venait, elles ne pourraient rien dire. De plus, le départd'Amadeamettaitlecouventhorsdecause,etsijamaisquelqu'undevaitpayer,ceseraitelle,lamèresupérieure,etpersonned'autre.Amadeacirculadanslesrangsetpritchaquereligieusedanssesbras,l'embrassantetluimurmurant«Dieuvousbénisse, ma sœur ». Elle ne leur dit rien d'autre, mais toutes savaient en laregardantqu'elles'enallait,delamêmefaçonqu'ellesl'avaientdevinépoursœurThérèseBénédicte,troisansplustôt.Illuifallutunedemi-heurepourfairesesadieux,etaumomentdudépart,ellene

retournapasàsacellulerécupérersesaffaires.ElleétaitvenueauCarmelsansrienetenrepartaitdelamêmemanière.L'heureétaitvenuepourellederetrouverunmondequ'ellen'avaitpasvudepuislongtempsetqu'ellenecomprenaitplus.Unmondedans lequelsamèreetsasœurnevivaientplus,unmondeoùellen'avaitplus ni maison ni attache. Tout ce qu'elle avait, c'était l'ami de son père. Elleattendaitdans lebureaude lamèresupérieure lorsqueGérardarriva, le regardgrave,etlapritdanssesbras.—Jesuisdésolé,Amadea,murmura-t-il.IlavaitdumalàcroirequeBeataetDaphnéavaientétéarrêtées.Etantdonnéce

qu'ilavaitentendudiresurlescamps,ilyavaitpeudechancesqu'ellessurvivent,maisilneluienditrien.—Quevais-jedevenir?demanda-t-elletandisqu'illaregardait.Ilavaitoubliéàquelpointelleétaitbelle,etellel'étaitencoreplusencetinstant.

Endépitdesa tristesse, ilyavaitquelquechosede lumineux,d'intensedanssonregard.Ellesemblaitirradierdel'intérieur,etilcompritlaprofondeuretlaforcedesa foi.Quitter lecouventétaitpourelleunetragédieetunegrandeperte,enplus de tout ce qu'elle venait déjà de subir, et il se demanda comment elle seréadapterait au monde après tant d'années. La mère supérieure partageait lamêmeinquiétude.Amadeaparaissaitenétatdechoc.—Nousendiscuteronscesoir,réponditGérardaveccalme.Onluiavaitouvertlesgrillesducouventetsavoitureétaitgaréedansl'enceinte

duCarmel.Pourquepersonnenelavoiepartir,ilvoulaitqu'Amadeas'allongesurleplancherdelavoiture,dissimuléesousunecouverture.Ainsionnepourraitdevinerqu'ilquittaitleslieuxenemmenantunedesreligieuses.Etsijamaislapolicevenait

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lachercher,lamèresupérieurepourraitrépondrequ'elleétaitpartie.Ellen'auraitaucuneexplicationsupplémentaireàleurdonner.D'icilà,ellen'auraitplusaucuneidée de l'endroit où se trouverait Amadea. En attendant qu'elle revienne, lacommunautéprieraitpourelle.—Ilfautvoushabillermaintenant,luirappelalamèresupérieure.Amadea s'éclipsa. Son habit était devenu comme une partie d'elle-même, et

lorsqu'elleleretira,cefutcommeretirersaproprepeau.Seuledanslapièce,elleleregardalonguement,soigneusementpliésurlatable.

Onluiavaitdonnéunmanteau,deschaussures,unerobe,unhorriblepetitchapeauetdesdessous.Rienne luiallait,maiselles'enmoquait.Plusrienne lui importait.Samèreet

Daphné avaient disparu — où qu'elles fussent, elles étaient dans les mains duSeigneur à présent— et elle était sur le point de quitter l'endroit où elle avaittrouvé refuge six ans auparavant, le lieu où elle avait vécu, travaillé et grandi.C'était comme quitter le ventre maternel. Elle boutonna la robe qui était troppetitepourelleetenfilaleschaussurestropétroites.Aprèssixannéesàporterdessandales,avoirdeschaussuresauxpiedsluiparaissaitétrange.Ellefutsurprisedevoir combien elle était mince, ce dont elle n'avait pas eu conscience en habit.Accoutréedelasorte,ellesetrouvaitl'aird'unmonstrecomparéàlabeautéqueconférait l'habit. Elle avait hâte de pouvoir le porter à nouveau et se demandacombiendetempselleresterait loindelacommunauté.Ellenepouvaitqueprierpourquecelafûtbref.Ellen'avaitaucuneenviederetrouverlemonde.Enfait,elleauraittoutfaitpourl'éviter.Gérard l'attendait dans la cour, près de la voiture, impatient de rentrer au

château.VéroniqueavaitapprouvésadécisionderamenerAmadeachezeux;ilsledevaientàleursvieuxamisAntoineetBeata,mêmesicequ'ilsfaisaientdépassaitlargement le cadre de l'amitié. Ce qui était en jeu était bien plus que cela. Ils'agissaitdecequiétaitjuste,ortrèspeudechosesl'étaientdepuisquelquetemps.Les sœursétaient retournéesà leur travail, etGérarddiscutait tranquillement

aveclamèresupérieure.PersonnenevitAmadeaseglisseràl'arrièredelavoitureetsecouchersurle

plancher,tandisqueGérardlarecouvraitd'unplaiddechevalquisentaitlesécuries-unsouveniragréablepourelle.Justeavantqu'ellesoitcachée,elleregardaunedernièrefoislamèresupérieure.—Dieuvousbénisse,monenfant.Nevousinquiétezpas,vousreviendrezbientôt.

Nousvousattendrons.—Dieuvousbénisse,mamère...Jevousaime...—Moiaussi,murmuracettedernièreaumomentoùGérardposaitlacouverture

surelle.Ilremercialareligieusepuissortit lentementdelacour.Ilroulasanss'arrêter

jusqu'auchâteau,regardantfréquemmentdanslerétroviseur.Lessœursluiavaientdonnéunpanierremplidefruitsetdelégumespourjustifiersavisiteaucouvent,mais personne ne le suivit. Les autorités n'allaient certainement pas se donnerbeaucoupdepeine pour retrouver une jeunenovice, etmême si la police venaitposer des questions, ils ne s'intéresseraient pas longtemps à elle, puisqu'elle ne

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représentaitaucundanger.BeataetDaphnénonplus,maisunefoisqu'ellesavaientétédénoncées,laGestapon'avaitpaseud'autresolutionqued'intervenir.DanslecasdeBeata,ilyavaitunemaisonetdel'argentàprendre,maisAmadea,elle,nepossédaitrien,hormislesvêtementsqu'elleportaitetlerosairequeluiavaitdonnélamèresupérieureaumomentdesondépart.En arrivant au château, Gérard traversa la cour pour se garer à l'arrière du

bâtiment.C'étaitl'heuredudéjeuner,etiln'yavaitpersonne.Toutlemondeétaitoccupéouentraindemangerlorsqu'ilmenaAmadeaàsachambre,oùVéroniquelesattendait.En se revoyant, les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre et

pleurèrentsurceuxqu'ellesavaientperdusetsurtoutesleshorreursquis'étaientproduites.Gérardfermadoucementlaporteàcléderrièrelui.Ilavaitprévenulesdomestiques que sa femme souffrait d'une migraine et qu'il ne fallait pas ladéranger. Tous les trois avaient beaucoup de choses à régler et de solutions àtrouver.Mais,pour l'heure,Amadeadevaitseremettredeschocsde lamatinée.Elleavaittoutperdu.Samère.Sasœur.Lecouvent.Ellevenaitdeperdrelaseuleexistencequ'elleeûtconnuedepuis sixans,ainsique toutes lespersonneset lesrepèresdesonenfance.Dans lesbrasdeVéronique,ellepleuratoutsonsoûl, lecœurbrisé.

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Chapitre16Gérard,VéroniqueetAmadeadiscutèrentjusquetarddanslanuit.Ilsattendirent

quelesdomestiquesaientregagnéleursquartierspourdescendreauxcuisines,oùVéroniquepréparaundîner pourAmadea, auquel cette dernière toucha àpeine.Elle n'avait pas mangé de viande depuis six ans et se sentit complètementdésemparée devant les œufs et les saucisses que lui servait Véronique. Mais,surtout, elle avait la sensationd'être nue sans sonhabit. Elle portait les vieilleshardesqu'onluiavaitdonnéesaucouvent,maisc'étaitlecadetdesessoucis.Gérard avait réfléchi toute la soirée à sa situation, Véronique et lui étaient

d'accordpourreconnaîtrequemêmes'ilsnepouvaientpaslagarderindéfiniment,ilslacacheraientaussilongtempsquecelaleurseraitpossible.Ilyavaitunvieuxdébarraspourvud'unepetite fenêtreenhautd'unedes tours,avecunminusculecabinetdetoilette,etGérardétaitconvaincuquepersonnen'irait lachercherlà-haut.Amadeapourraitdescendrelesoir,poursedégourdirlesjambesetprendrel'air.—Maisquevousarrivera-t-il,sil'onmetrouve?—Personnenetetrouvera,réponditsimplementGérard.Pourl'heure,ilsn'avaientpasdemeilleurplanetelleleurétaitreconnaissantede

leuraide.Cesoir-là,AmadeapritunbaindanslasalledebainsdeVéroniqueetfutsaisieen

sevoyantdanslemiroir.Ellenes'étaitpasregardéedansuneglacedepuissixanset fut surprisedeconstatercombienelle s'était transformée : elleétaitdevenueunefemme.Sescheveuxblondsétaientcourts.Ellelescoupaitelle-mêmetouslesmois,àl'aveuglette,etcelasevoyait,maiselles'enmoquait.Pourelle,l'apparencevis-à-visdumondeextérieurn'avaitaucuneimportance.Seullecouventcomptait.C'étaitlàsavraieplace.Partirpourlesprotégerétaitsoncadeauàsessœurs,et

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unbienpetitprixàpayerenéchangedeleursécurité.C'étaitunsacrificequ'elleacceptait volontiers, et il lui semblait faible, comparé à celui que les Daubignyfaisaientpourelle.Véronique avait cherché dans ses placards de quoi habiller Amadea et avait

trouvéunelonguejupebleue,unchemisierblancetunpull.Ellesavaientpresquelamêmetaille,sibienqu'elle luiavaitégalementdonnédessous-vêtementsetunepaire de sandales rouges. Amadea se sentait coupable de porter des vêtementsqu'elle jugeait trop jolis,mais, tandisqu'elles'habillait,elle se rappelaqu'ellenefaisaitqu'obéiràlamèresupérieure:elledevaitvivreàl'extérieurenattendantdepouvoirrevenirsansrisquerlaviedelacongrégation.Pourtant,elleavaitlecœurlourdenmontantàlatouravecGérard.Celui-ciavaitsortiunmatelasd'unautredébarrasetl'avaitinstalléparterre,avecunoreilleretunepiledecouvertures.—Ademain,fit-ildoucementenfermantlaporteàcléderrièrelui.VéroniqueetGérardétaientsibonsenverselle,pensa-t-elleens'allongeantsur

lematelas.Ellerestaéveillée toute lanuit,priantpoursamèreetsasœur.Ellepassalajournéedulendemainàprier,commeellel'auraitfaitaucouvent.Gérardmontalavoirunefois,pourluiapporteràmangeretàboire.Le soir, il ouvrit la porte pour la conduire dans leur chambre, où elle prit une

nouvellefoisunbain,puisVéroniqueluipréparasondîner.Ilenfutainsitoutl'été.Enseptembre,lescheveuxd'Amadealuiarrivaientaux

épaules.Elleressemblaitànouveauàl'adolescentequiétaitentréeaucouvent,unpeuplusmûrecependant.Ellen'avait toujoursaucunenouvelledesamèreetdeDaphné.Ellesavaitquelesdéportéspouvaientparfoisenvoyerunmessageàleursfamilles et à leurs proches pour les rassurer, mais ni l'une ni l'autre n'en avaitexpédié.Gérardavaitdemandéaucouvent,maisrienn'étaitarrivéàsonintention.Par bonheur, elle n'était pas recherchée par la police. Elle avait simplementdisparu,ettoutlemondel'avaitoubliée.Pendantl'été,lesnazisavaientenvahilaRussie.DesmassacresdeJuifsavaient

été perpétrés dans les pays occupés, et de nouveaux camps de concentrationétaient en construction ou s'ouvraient. Au cours d'une de leurs longuesconversations nocturnes, Gérard informa Amadea que tous les Juifs d'Allemagneétaient obligés deporter unbrassard avecune étoile jaune, et qu'en septembreavaitdébutéleurdéportationverslescampsdeconcentration.Cela faisaitàprésentcinqmoisque lesDaubignycachaientAmadea.Lavieau

châteaun'avaitpaschangé.GérardetVéroniquenevoyaientaucuneraisondenepas continuer à la cacher,même si tous les trois savaient que, s'ils se faisaientprendre, ils seraient fusillés ou déportés. Lorsque Amadea leur proposa de s'enaller, ils insistèrent pour qu'elle reste. C'était un risque qu'ils choisissaient deprendrepourelleetpourlamémoiredesesparents.Après quelques tergiversations et à défaut d'autre solution, elle accepta de

rester.Ellen'avaitnullepartoùaller.Plusieursmoispassèrent.Un soir,Gérard lui apprit l'attaquedePearlHarbor.

LesÉtats-UnisdéclarèrentlaguerreauJaponet,quatrejoursplustard,àHitler,en réponse à sa propre déclaration de guerre. Cela faisait huitmois qu'Amadean'étaitpassortieduchâteau,etelleeutpeineàcroirequec'étaitdéjàNoël.Elle

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n'avaitrienàfêtercetteannée-là,hormislagentillessedesDaubignyàsonégard.DeuxjoursavantNoël,lorsqueGérardvintluiouvrirlaporte,Amadealetrouva

profondément troublé et comprit que quelque chose s'était produit. Toute lajournéeelleavaitentendudel'agitationàl'extérieuretlebruitdeschevaux.Il l'informa que la Gestapo avait réquisitionné les écuries et la plupart des

chevaux,etilcraignaitqu'iln'ensoitdemêmepourlechâteau.Lecommandantluiavaitditqu'ilferaitunevisitecomplètedeslieuxpeuaprèsNoël.Pourl'heure,ilsétaienttropoccupés.Ilétaitévidentqu'Amadean'étaitplusensécuritéauchâteauetqu'ilfallaitluitrouverunnouveaurefuge,avantquelesAllemandscommencentàfouiller chaque recoin. Gérard s'était discrètement renseigné et avait entenduparlerd'unefermedesenvironsoùdesJuifssecachaient,dansuntunnel.EmmenerAmadealà-basneseraitpaschosefacile.Ilsavaienteubeaucoupdechancejusque-là,maisavecl'arméeallemandeàleurporte,elleétaitànouveauengranddanger.— Vous vous êtesmontrés si bons avecmoi, leur dit-elle le soir du réveillon,

tandisqu'ilsmangeaientdanslacuisine.Mais toutes ses pensées étaient tournées vers sa mère et sa sœur et elle se

demandait si elles étaient encore en vie. Il n'y avait eu aucun message d'ellesdepuis leur départ pourRavensbruck, en avril. Si samère l'avait pu, elle auraitécritauxDaubignypourqu'ilsleluitransmettent,maisrienn'étaitarrivé.LelendemaindeNoël,àl'aube,Gérardouvritlaporte,laminesombre.Laveille,

lecommandantluiavaitannoncéqu'ilsferaientuneinspectioncomplètedeslieuxlematin même. Gérard était convaincu qu'il ne soupçonnait rien, mais, dans lamatinée, toutes lesportes,descavesausommetdestours,seraientouvertes.LaGestapoavaitdéjàprisunedizainedecaissesdevinetdeuxfutsdecognac.Gérards'étaitprocurélesinformationsdontAmadeaavaitbesoin.Ilconnaissait

l'emplacementdelafermeetdutunneletl'informaquedesgensl'attendraientsurplace.Illuitenditunepetitecarteetluiexpliquacommentyaller.— Commentvais-je les trouver?s'enquitAmadea, inquièteetunenouvelle fois

consciente de la chance qu'elle avait eue de pouvoir rester au château aussilongtemps.Maintenant, elle devait se débrouiller. La ferme était à vingt-cinq kilomètres

environ,etilluifaudraittraverserlacampagne.Sielleyparvenait,onlacacherait.Maisd'abord,elledevraitéchapperauxsoldatsquigrouillaientdans lesécuries.Gérard avait jugé trop dangereux de la conduire à la ferme. Cela aurait risquéd'attirerl'attentionsurl'endroit,cequ'ilfallaitàtoutprixéviter.—J'ailaisséunchevalpourtoidanslaremise,murmura-t-il.— Prendsverslenord.Desrepèressontindiquéssurlacarte.Ont'attend.Une

foisarrivéelà-bas,tupourraslaisserlechevalrepartir.Il voulaitqu'elleparteavant le leverdusoleil.Tous les troisdiscutaientàvoix

basse,danslachambredeVéroniqueetGérard,restéedansl'obscuritépouréviterque les soldats ne voient de la lumière.Une demi-heure plus tard, lesDaubignyaccompagnèrent Amadea à la porte et la serrèrent une dernière fois dans leursbras.Véronique,quiavaitprissoindelacouvrirchaudement,l'embrassacommesaproprefille.—Merci,chuchotaAmadeaenl'étreignant.

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—Vaaussivitequetulepourras,fitGérardenl'embrassant.Lechevalquejet'ailaisséestsûr.Etc'étaitaussil'undesplusrapidesqu'ilpossédait.LesDaubignyouvrirentalors

laporte,etAmadeasortitdans l'obscurité.Ellequin'étaitpassortieduchâteaudepuishuitmoisfutsaisieparlefroidetl'airglacialquiluicoupalesouffle.Ellesedirigea d'un pas vif vers la remise, ouvrit la porte et caressa le cheval tout enréglantlaselledanslenoir,lacarteaufonddesapoche.Elle fitensuite sortir samonture,dont lesnaseaux fumaientdans l'airmatinal.

Aucune sentinelle n'était en poste, et Gérard lui avait dit que tous les soldatsdormaient.Ellenecraignait rien.Toutcequ'elleavaità faire,c'étaitcouvrir lesvingt-cinqkilomètresquilaséparaientdelaferme,avantleleverdusoleil.Ellesemitenselleavecfacilité,etcelaluirappelaletempsoùellemontaitavecsonpère,et,commeàl'époque,ellepartitaupetitgalop.Mais,bienqu'elle contournât largement le château, les chevaux la sentirentet

elle les entendit s'agiter dans les écuries; heureusement, les hommes nesemblèrentrienentendre.Safuitefutfacile,etellepritplaisiràgaloper,profitantdesonpremiercontactaveclaliberté.Auboutd'unedemi-heure,elleconsulta lacarte.Elleput la liresansproblème

grâceauclairdeluneetvitlepremierdespointsderepère.Lafermen'étaitplusqu'à quelques kilomètres. Le ciel était gris pâle, mais elle savait qu'elle avaitencoredutempspouryarriveravantleleverdujour.Ilneluirestaitplusqu'unkilomètreàparcourirlorsqu'elleaperçutsoudaindes

lumièressursagauche.Ellecompritqu'ils'agissaitd'unevoituredissimuléedansles buissons quand elle entendit un coup de feu. Un instant, elle hésita entrecontinueretfairedemi-tour,puis,sansréfléchir,talonnasonchevalets'élançaendirection de la ferme, poursuivie par la voiture. Elle était presque arrivéelorsqu'elleprit consciencede songeste.Elle était en traindemener laGestapodroitàlaferme,etellen'avaitaucunechancedelasemer.C'estalorsqu'uncamionsurgitdevantelle,enmêmetempsquelavoiturelancéeàsapoursuitelabloquaitpar-derrière.Elleétaitcernée.— Halte!hurlèrentdeuxhommes,tandisquesonchevalfrappaitdessabots,les

naseauxfumantsdansl'airfroiddumatin.Quivalà?Elleneréponditrien,restantensellealorsquelechevalcontinuaitàmanifester

dessignesdenervosité.Ilsbraquèrentunspotsurelleetfurentsurprisdeconstaterqu'ils'agissaitd'une

femme.Elle avait chevauché comme un homme, galopant à vive allure sur un terrain

accidenté.L'undesdeuxhommes s'approchad'elle, et elle eut enviede s'enfuir.Maisilstireraientàcoupsûrsurlecheval,ousurelle.Ellecompritalorsqu'ellen'atteindraitjamaislaferme,etqueGérardenseraitinformédanslamatinée.Maispire que cela, le cheval étant marqué, ils sauraient qu'il venait des écuriesDaubigny.Quoiqu'ilsepassât,ellenevoulaitpasqueGérardetVéroniquesoientimpliqués.— Papiers!hurla lesoldatentendant lamain, tandisqu'unautrepointaitson

armesurelle.Papiers!

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—Jen'enaipas.Ellen'enavaitpaseubesoinaucouventetn'enavaitpaseudepuissondépart.

Elleavaitvécuendehorsdumondependantsixans.—Quiêtes-vous?Ellepensainventerunnom,maisseravisa.Aquoibon?Mieuxvalaitleurdirela

vérité.—AmadeadeVallerand,énonça-t-elleclairement.— Aquiappartientcecheval?demandèrentlessoldatsengardantleursarmes

pointéessurelle,aucasoùelletenteraitdes'enfuir.Sonchevalétaitpuissantetnerveux,et ils s'étaient renducomptequ'elleétait

unecavalièreaccomplie.Mêmeaprèstantd'années,ellen'avaiteuaucunproblèmeàmaîtriser l'unedesmeilleuresmonturesdeGérard.Sonpère avait étéunbonprofesseur.— Je l'aipris,répondit-elleavecaudacetoutentremblantà l'idéedecequ'ils

pourraientluifaire.MonpèreatravailléauxécuriesDaubigny.Jel'aivolé.ElledevaitàtoutprixprotégerGérardetVéronique.Lessoldatsnedevaienten

aucuncassavoirquelesDaubignyleluiavaientdonné.—Oùallez-vous?—Voirdesamis.Il était évident qu'ils ne croyaient pas un mot de son histoire et il n'y avait

d'ailleursaucuneraisonpourcela.Ellen'avaitplusqu'àespérerqu'ilsnetrouventpasleplandelafermeetnefitaucungestequipûtindiquerlaprésencedupetitmorceaudepapierdanssapoche.—Descendez,ordonnèrentlessoldats.Ellesautaprestementàterreetundessoldatsluipritlesrênesdesmains,avant

d'éloignerlecheval,tandisquel'autrelamaintenaitenjoueavecsonarme.Deboutdevant lui, elle se demanda s'il allait la tuer et fut surprise de son calme. Ellen'avaitrienàperdre,sicen'étaitlavie,etlasienneappartenaitauSeigneur.S'ilvoulaitlarappeleràLui,Illeferait.Les deux soldats la poussèrent dans la voiture et, tandis que le véhicule

s'éloignait,AmadeavitunsoldatmonterlechevaldeGérardetprendreladirectiondesécuries.—Combiendechevauxavez-vousvolés?demandalesoldatquiconduisait.—C'estleseul,répondit-ellebrièvement.Ellen'avaitpasune têtedevoleusedechevaux,mais tous leshommesavaient

remarquéqu'elleétaitunecavalièreexceptionnelle,etcombienelleétaitbelle.Ellefutconduitedansunemaisonàproximitéetprofitadufaitqu'ilslalaissaient

seule dans unepetite pièce pour déchirer la carte et en disperser lesmorceauxdans tous les coinset sous le tapis.Les soldats revinrentdeuxheuresplus tard,aprèsavoirdemandédesrenseignementsàCologne.Ilsavaienttrouvésondossier,maissurtoutceluidesamère,parfaitementmisàjourdepuisl'incidentàlabanque.— Ta mère était juive, lui crachèrent-ils au visage. Elle et ta sœur ont été

arrêtéesenavril.Amadea hocha la tête avec tout l'aplomb et la grâce de quelqu'un se sachant

protégé.Tandisqu'ellelesfixaittranquillement,elles'imaginaitporterl'habit,etil

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émanaitd'ellequelquechosedesublimequemêmelessoldatsressentirent.EllefutramenéeàColognedansl'après-midietconduitedirectementàl'entrepôt

oùlesJuifsattendaientd'êtredéportés.Ellen'avaitjamaisrienvuniimaginédetel.Des centaines de personnes étaient entassées comme des animaux, certainespleuraient ou hurlaient, pressées contre lesmurs ou les unes contre les autres.D'autresavaientperduconnaissance,mais iln'yavaitnullepartoù lesemmener,alorsonleslaissaitlàoùellesétaient.Lessoldatslapoussèrentdanslafoule;elleportaittoujourslesvieillesbottesdechevaldeVéroniqueetlesvêtementsqu'elleavaitenfiléslematin.EllesedemandasiellevivaitlamêmechosequesamèreetDaphnéquandellesavaientétéarrêtéesets'étaientretrouvéesàlagaredetriage,avant d'être embarquées dans le train pour Ravensbruck. Debout, elle semit àprier,sedemandantoùonallait l'emmener.Personnene luiavaitditquoiquecesoit. En entrant dans l'entrepôt, elle était devenueun corps parmi d'autres, uneJuivedeplusqu'ilfallaitdéporter.Ilsrestèrentlàdeuxjours,danslefroidglacialetlapuanteur.L'endroitsentaitle

vomi, l'urine, la sueur et les excréments. Elle ne pouvait rien faire d'autre queprier.Finalement,onlesfitmonterdansuntrain,sansleurdireoùilsallaient.Maisquelleimportance,puisqu'ilsn'étaientplusquedescorps.Tandisquelessoldatslespoussaient à l'intérieur, les gens les assaillaient de questions. Amadea, elle, setaisaitetpriait.Elleaidaunefemmequitenaitunpetitbébédanslesbrasetunhommemaladequisemblaitmourant.C'estalorsqu'ellecomprit,enlesregardant,pourquoielleétaitlà.QuelquefutledestinqueluiréservaitleSeigneur,elleavaitétéenvoyéelàpourpartagerceluidecesgens,etpeut-êtrepourlesaider,nefut-cequ'enpriantpoureux.Elle se rappela les paroles de la mère supérieure le jour de son arrivée au

couvent:lorsqu'elleprononceraitsesvœuxperpétuels,elledeviendraitl'épouseduChrist.Sielleétaitlààprésent,c'étaitpourpartagerSacrucifixionenmêmetempsquelaleur.Quandletrainquittaenfinlagare,auboutdedeuxjours,ellemouraitdefaimetd'épuisement,maisdanssatêterésonnaitl'échodes«Jet'aime»desamèreetdelamèresupérieure.L'hommeà ses côtésmourut le troisième jour, suivi de près par le bébéde la

femme.Le trainétait remplid'enfants,devieillards,d'hommesetde femmes,demortsaumilieudesvivants.Régulièrement,ilfaisaithalte,lesportess'ouvraient,etdesgensétaientpoussésàl'intérieur.Puisletrainreprenaitsalentetraverséedel'Allemagneendirectiondel'est.Amadea ignorait où ils allaient et s'en moquait. Personne ne connaissait leur

destination et cela n'avait plus d'importance. On les avait dépossédés de leurhumanité,leshommesetlesfemmesqu'ilsavaientétén'existaientplus.Ilsétaientdansletrainpourl'enfer.Chapitre17

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Le3janvier1942,cinqjoursaprèsleurdépartdeCologne,letrains'arrêtaàunesoixantainedekilomètresdePrague,enTchécoslovaquie.Amadean'avaitaucuneidéedunombredepersonnesquis'ytrouvaient,maislorsquelesportess'ouvrirent,lesgenstombèrent littéralement, incapablesdetenirsur leurs jambes.Elleavaitréussiàtrouverunpetitespaceoùellepouvaitparfoisresteraccroupie,maisendescendantduwagonelleeutdumalàplierlesgenoux.Elleseretournaetvitlescorpsinertesdevieillardsetd'enfantsrestésdansletrain.Ellesesouvintqu'unefemmeàcôtéd'elleavaitgardésonbébémortdanssesbraspendantdeuxjours.Certains des plus âgés s'attardaient près du train, et les gardes leur crièrentd'avancer. Amadea remarqua que les panneaux plantés à proximité étaient entchèque, unique indice de l'endroit où ils se trouvaient. Le voyage avait étéinterminable.Certainss'agrippaientencoreàleursvalises,pendantquelessoldatsleurordonnaientdesemettreenrangs,etquandilsnes'exécutaientpasassezvite,ilslespoussaientdurementavecleursarmes.Envoyantlesrangss'étirerderrièreellesurcequisemblaitdeskilomètres,Amadeaserenditcomptequ'ilsavaientétéplusieursmilliersdansletrain.Elleseretrouvaàcôtédedeuxfemmesetd'unjeunehomme.Ilsseregardèrent

sansriendire,etlorsqu'ilscommencèrentàavancer,ellesemitàprier,pensantàsamèreetàsasœurquiavaientvécucela.Siellesavaientpu lesupporter,elleaussi le pourrait. Elle pensa au Christ sur la croix et à ses sœurs du couvent,s'interdisant d'imaginer cequi allait lui arriver, ainsi qu'à ceuxqui l'entouraient.Pour l'heure, ilsétaientencoreenvie.Leurdestin,quelqu'il fut,neseraitscelléque lorsqu'ilsatteindraient leurdestination finale.Ellepria,commeelle le faisaitdepuis des jours, pour Gérard et Véronique, espérant qu'il n'y avait pas eu dereprésaillesàleurencontre.Riennepouvaitprouverqu'ilsl'avaientcachée,etelleespéraitquetoutallaitbienpoureux.Maistoutcelaluisemblaitapparteniràuneautrevieàprésent.—Donne-moiça!criaunjeunesoldatderrièreelle.Ilvenaitd'arracheràunhommeunemontreenor,quiavaitéchappéauxfouilles

à Cologne. Amadea et l'homme à ses côtés échangèrent un regard, puisdétournèrentlesyeux.Ils marchèrent pendant une heure. Amadea portait toujours les bottes de

Véroniqueetétaitheureused'êtrebienchaussée.Quelquesfemmesavaientperduleurs chaussures dans le train et étaient forcées demarcher sur le sol gelé, lespiedsécorchésetàvif,pleurantdedouleur.Aunevieillefemmequinepouvaitplusmarcherauboutdedixminutes,unsoldat

lançaavecmépris:— Estime-toi heureuse ! Tu vas dans une villemodèle ! C'est plus que tu ne

mérites!Comme elle trébuchait, les deux hommes qui l'entouraient la retinrent et la

prirent chacun par le bras. Amadea pria pour elle durant les deux kilomètressuivants,maisaussipoureuxtous,ycomprispourelle-même.Ilsarrivèrentuneheureplus tardàuneancienne forteresseconstruitepar les

Autrichiens deux cents ans auparavant. Un panneau délavé indiquait Terezin entchèque, mais un autre au-dessous disait en allemand Theresienstadt. Ils

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franchirentlesportesdelavillefortifiéeetreçurentl'ordredesemettreenrangpourla«sélection».Lesgensautourd'euxsemblaientsedéplacerlibrementdanslesruellespavéesdelaville,quiressemblaitplusàunghettoqu'àuneprison.Ilyavaitdesfilesinterminablesdepersonnesfaisantlaqueueavecdestimbalesenferetdesustensilesdecuisinedanslesmains.DerrièreellessetrouvaitunbâtimentaveclapancarteCafé,cequisemblaparticulièrementsingulieràlajeunefemme.Ilyavaitpartoutdesédificesenconstruction,deshommesentraindemarteler,descier et de bâtir. Amadea remarqua très vite que les gens ne portaient pasd'uniformedeprisonniers,maisleurspropresvêtements.Theresienstadtétaitunesortedecampdeprisonniersmodèle,oùonlaissaitlesJuifsvivreetsedébrouiller.Ilyavaitdeuxcentsmaisonsàunétageetquatorzeimmensesbaraquesenpierre,construitesàl'originepouraccueillirtroismillepersonnes.Maisc'étaientplusdesoixante-dix mille Juifs qui vivaient là, pour la plupart affamés, épuisés et sansvêtementssuffisammentchaudspourlesprotégerdufroid.Etpourceuxquicausaientdesproblèmes,ilyavaituneautrepetiteforteresse,à

moinsd'unkilomètre,quiétaitconsidéréecommeuneprison.Amadea attendit sept heures avant d'être « sélectionnée », et durant tout ce

temps ilsn'eurentdroit qu'àungobeletdegruau.Ellen'avaitpasmangédepuiscinqjours.Onleuravaitdistribuédel'eauetdupaindansletrain,maiselleavaitdonnélesienauxenfants,et,commel'eaurendaittoutlemondemalade,elleavaitpréférénepasytoucher.Malgrétout,ellesouffraitdedysenterie.Les gens qu'elle voyaitmarcher dans les rues de Theresienstadt formaient un

mélange curieux.Nombred'entre eux, commeelle l'apprit plus tard, étaientdespersonnes âgées à qui l'on avait présentéTheresienstadt commeun villagepourretraités juifs et montré des brochures attrayantes pour qu'ils se portentvolontaires.Maisilyavaitaussidesjeunesauxyeuxhagards,quifaisaientpartiedeséquipesquiconstruisaientlesmaisons.Sanscompterunnombreconsidérabled'enfants.Theresienstadtressemblaitplusàunghettoqu'àuncampdetravail,etsonaspectconfinédevillefortifiéeluiconféraitl'atmosphèred'unvillage.Pourtant,àl'exceptiondessoldatsetdesgardes,seshabitantssemblaientéreintés.Ettousavaientleregardvideetlestraitsusésd'hommesetdefemmesbrutalisésdepuisleurarrivée,etmêmeavant.Quandsontourvintenfin,Amadeafutenvoyéedansl'unedesbaraquesavecune

dizained'autresfemmes.Desnumérosétaientinscritsau-dessusdesportes,etilyavaitdeshommesetdesfemmesàl'intérieur.La baraque, construite à l'origine pour recevoir une cinquantaine de soldats,

abritaitàprésentcinqcentspersonnes. Iln'yavaitaucune intimitépossible,pasd'espace, pas de chauffage, pas de nourriture et pas de vêtements chauds. Lesprisonniers avaient eux-mêmes aménagé des lits à trois étages, suffisammentprochespourqu'iln'yeûtqu'àtendrelebraspourtouchersonvoisin.Lescouplesquiavaienteulachancedenepasêtreséparéspartageaientlamêmecouchette.Lesenfantssetrouvaientdansunbâtimentséparé,souslecontrôledesgardesetd'autres prisonniers. Les malades étaient au dernier étage, où la plupart desfenêtres n'avaient plus de vitres; une vieille femme souffla à Amadea qu'il enmouraittouslesjoursdemaladieetdefroid.Lesvieillardsetlesmaladesfaisaient

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la queue comme tout le monde durant six heures, pour obtenir leur rationjournalière,composéedesoupeclaireetdepommesdeterrepourries.Quantauxtoilettes,ilyavaituncabinetpourmillepersonnes.Amadean'avaitrienditquandonluiavaitmontrésacouchette.Jeuneetrobuste,

elleavaithéritédelaplushaute,cellesdubasétantdévoluesauxpersonnesâgéesetauxplusfaibles.Onluiavaitprissesbottesetelleportaitdésormaisdessabotsenboisqu'onluiavaitdonnésenmêmetempsquesespapiersd'identité,lorsdela«sélection ». On lui avait également demandé d'ôter sa veste molletonnée en luidisantqu'ellen'enavaitpasbesoin,malgrélefroidglacial.L'accueilquileuravaitétéréservén'avaitétéqueterreur,privationethumiliation.Amadeaseditunefoisde plus qu'elle était l'épouse du Christ et qu'il avait forcément une raison pourl'avoiramenéeici.Enrevanche,elleconcevaitdifficilementquesamèreetDaphnéaientpuendurer

unetelleexistence,etsurtoutysurvivre.Elleseforçaitànepastropypenserenregardant les gens autour d'elle. C'était le soir, et la plupart étaient rentrés dulabeur,mêmesibeaucoupattendaientencore leur rationdu soirdehors,dans laqueue.Lescuisinesfonctionnaientàpleinrégime,pourtantilsemblaitnejamaisyavoirassezpournourrirtoutlemonde.—Tuviensd'arriverparletraindeCologne?luidemandaunefemmeamaigrie.Elleavaitunemauvaisetoux,sescheveuxetsonvisageétaientsales,etAmadea

vitqu'elleavaitunnumérotatouésurlebras.Sesonglescassésétaientcrasseux.Elleneportaitqu'unepauvre robeencotonetdes sabots,etelleétaitbleuedefroid-lesbaraquesétaientglaciales.— Oui, répondit Amadea qui s'efforçait de penser à la carmélite, et non à la

simplefemme,qu'elleétait.Seraccrocheràcetteidéeétaitlaseulefaçondeteniretdeseprotéger.Lafemmel'interrogeasurdiversespersonnesquiauraientpusetrouverdansle

trainavecelle,maisAmadeaneconnaissaitaucunnometneput lesreconnaîtremalgrélesdescriptionsqu'elleluifit—lesgensdevenaientméconnaissablesendepareillescirconstances.Quelqu'unquientraitdemandaàlafemmesielleavaitvuun médecin. Nombre des dentistes et des médecins à qui l'on avait interditd'exercer s'étaient retrouvés ici et faisaient leur possible pour aider leurscodétenus,mêmesansmédicamentsnimatériel.Deuxmoisseulementaprèsl'ouvertureducamp,latyphoïdesévissaitdéjà,eton

conseillaàAmadeadeneboirequelasoupe,pasl'eau.Aveclesurpeuplement, iln'y avait plus assez d'installations sanitaires, et même dans le froid glacial, lapuanteurdelapièceétaitinsoutenable.Amadeaaidaunevieillefemmeàsemettreaulitets'aperçutqu'ilyavaittrois

autres femmesdans les lits à côtéd'elle.Onne trouvait quedes femmeset desenfants de moins de douze ans dans son baraquement. Les garçons de plus dedouzeansétaientailleursavecleshommes,demêmequelesplusjeunesenfants,notammentceuxdontlesmèresavaientétéenvoyéesdansunautrecampoutuées.Iln'yavaitaucuneintimité,pasdechauffageetaucunconfort.Pourtant,ilyavaittoujours quelqu'un pour lancer une plaisanterie; et dans le lointain, Amadeaentendait de la musique. Les gardes passaient de temps à temps, donnant de

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violents coups de bottes aux uns, bousculant les autres, leurs armes toujours enévidence.Ilsétaientconstammentàlarecherched'objetsdecontrebandeouvolés.Quelqu'unavaitditàAmadeaquedéroberunepommede terreétaitpassibledemort,etquequiconquedésobéissaitaurèglementétaitsévèrementbattu.Ilétaitessentiel denepasprovoquer la colèredesgardes, afind'éviter les représaillesqu'elleentraînait.—Tuasmangéaujourd'hui?demandalafemmeentoussant.Amadeaacquiesçadelatête.—Ettoi?ElleétaitreconnaissanteauCarmeld'avoirérigélejeûnecommerègledevie.Toutefois,lejeûneducouventincluaitunenourrituresaine,avecdeslégumeset

desfruitsdujardin,alorsqu'icilesgensmouraientdefaim.Amadearemarquaquecertainsn'avaientpasdenumérotatouésurlebrasetsedemandaquelleétaitladifférenceentreceuxquienavaientetceuxquin'enavaientpas.Maisellehésitaitàleleurdemander:ilssouffraientdéjàbeaucoupetellenevoulaitpaslesaccablerdavantageavecsesquestions.—Ilm'afalluquatreheurespouravoirmondîner,réponditlafemmeenprécisant

que la distribution des rations commençait dès lematin. Et quandmon tour estarrivé, ils n'avaient plus de pommes de terre, seulement de la soupe, si on peutappeler ça comme ça. Mais peu importe, j'ai la dysenterie de toute façon. Lanourriture d'ici te rendra vite malade. Si tu ne l'es pas déjà. Tu as vu l'étatépouvantabledeslatrines.Jem'appelleRosa.Ettoi?—Thérèse,réponditspontanémentAmadea.C'étaitceprénomquiluicorrespondaitlemieux.Mêmeaprèsdesmoispassésà

se faire appeler Amadea par les Daubigny, son ancien prénom lui était toujoursétranger.—Tuestrèsjolie,ditRosaenl'observant.Quelâgeas-tu?—Vingt-quatreans.Ellefêteraitsesvingt-cinqansenavril.— Commemoi, fitRosa tandisqu'Amadeaessayaitd'éviter son regard,car la

jeunefemmeenparaissaitquarante.MonmariaététuépendantlaNuitdecristal.J'étaisdansunautrecampavant.C'estmieuxici.Amadean'osapasluidemandersielleavaitdesenfants.C'était souvent un sujet douloureux, en particulier si les enfants avaient été

envoyésdansunautrecampou,pire,s'ilsavaientététuésavantouaprèsavoirétéemmenés.Lesnazisnevoulaientquelesenfantsenmesuredetravailler, lesplusjeunesleurétaientinutiles.—Tuesmariée?s'enquitRosaenétirantsesjambesmaigressursapaillasse.Elleavaitunvieuxmorceaude tissuqui lui servaitdecouverture,etbeaucoup

n'avaientrien.—Non,réponditAmadeaensouriant.Jesuiscarmélite.—Religieuse?fitRosa,d'abordimpressionnée,puischoquéeetrévoltée.Ilssont

venustechercheraucouvent?—Non,j'aiquittélecouventenavril.J'étaischezdesamisjusqu'àmaintenant.

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—Tuesjuive?C'étaitàn'yriencomprendre.—Mamèrel'était.Elles'étaitconvertie.Jen'ensavaisrien.Rosahochalatête.—Ilsl'ontemmenée?demanda-t-elleavecdouceur.Amadeahochalatête,maisneputrépondretoutdesuite.Ellesavaitmaintenant

cequesamèreetDaphnéavaientvécu.Elleaurait faitn'importequoipour leurépargnercela,mêmesouffrirdavantageàleurplace.Ellesavaitàprésentqu'elleavaitétéenvoyéelàpouraidersonprochain,etpeuluiimportaitdemouririci.Elleespéraitquesamèreetsasœurétaientencoreenviequelquepart,ensemble,etqu'ellepourraitlesrevoirunjour.Cependant, Gérard avait reconnu, avant qu'elle ne parte, que le silence de sa

mère et de Daphné depuis avril n'était pas bon signe. Ils n'avaient reçu niinformationnimessaged'aucunesorte.—Jesuisdésoléepourtamère,murmuraRosa.T'a-t-onditoùtuallaistravailler

?—Jedoismeprésenterdemainpourl'attributiondestâches.Amadea se demandait si c'était à ce moment-là qu'on la tatouerait. Elle

rassemblasoncourageetposafinalementlaquestionàRosa,alorsqu'ellesétaientallongéescôteàcôtesurleurscouchettes,assezprèspourseparleràvoixbasseets'entendre.Lebruitdanslapièceétaiténorme.—Onm'atatouéeàlagaredetriage.Ilssontcensésnouslefaireànotrearrivée,

maisnoussommessinombreuxetlecampestsirécentqu'ilsdisentauxgensqu'ilsle feront quand ils auront plus de personnel. On te tatouera ton numéroprobablementdemain,enmêmetempsqu'ont'attribueratontravail.Amadean'aimaitguèrel'idéed'êtretatouée,maisc'étaitunpetitsacrificedeplus

qu'elledevaitfairepourDieu.Aprèsça,ellesseturent.Laplupartdesgensétaienttropfaibles,tropfatiguésou

trop malades pour parler, mais beaucoup des plus jeunes étaient encorerelativement en forme, malgré leur rude journée de travail et la privation denourriture.Plustarddanslanuit,aprèsquelaplupartdesprisonniersfurentalléssecoucher,

lesond'unharmonicasefitentendre.Lemusicienimprovisaitdesairsviennoisetdevieilleschansonsallemandesqui

firentmonterleslarmesauxyeuxàceuxquiécoutaient.Amadeaavaitentendudirequ'ilyavaitunorchestredanslecampetqueplusieursmusiciensjouaientaucafé,car de nombreux détenus étaient musiciens, chanteurs ou acteurs avant d'êtredéportés.Endépitdel'adversité,tousessayaientdeseremonterlemoral,carleurplus grande terreur était d'être envoyés ailleurs; les autres camps étaient bienpires,disait-on,etdavantagedegensymouraient.Theresienstadtétait,pour lesnazis,uncampmodèleservantdevitrinepourprouveraumondeque,malgréleurvolonté d'exclure les Juifs de la société et de les isoler, ils les traitaienthumainement.Mais les plaies ouvertes, les engelures, la dysenterie, les visagesblafards,lescoupsdistribuésauhasardetlesgensquimouraientdecesconditions

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de vie disaient tout autre chose. Une pancarte à l'entrée du camp portait l'inscription : « Le travail rend libre ».Mais ici c'était la mort qui rendait laliberté.Allongée sur sa couchette, Amadea pria au son de l'harmonica et, comme au

couvent,onlesréveillaàcinqheuresdumatin.Ilyavaitdéjàlaqueuepourl'eauchaude et le gruau,mais l'attente était si longue que la plupart des prisonnierspartaient travailler leventrevide.Amadearetournaaucentredesélectionde laveillepourqu'onluiassigneuntravail,et làaussielledutfaire laqueuependantplusieursheures.Ungardelaprévintqu'elleseraitpuniesiellepartaitetilpointasonarmesursoncoupourbienexplicitersamenace.Ilrestaainsiunlongmomentàlaregarder,avantdepasseraudétenusuivant.Peude tempsaprès,ellevit troisgardesen trainde rosserun jeunehommeà

coupsdegourdin.—Ilfumait,murmuraensecouantlatêteunvieilhommequisetrouvaitderrière

elledanslafile.Fumer était un crime sévèrement puni et, pourtant, trouver un mégot était

considérépar lesdétenuscommeuntrésorqu'il fallaitsoigneusementdissimuler,commelanourriturevolée.QuandAmadeaarrivaenfindevantl'officierchargédelarépartitiondestâches,

celui-ciluisemblaavoireuunelonguejournée.Illevalesyeux,l'étudiaduregardpuishochalatêteavantdesaisirunepiledepapiers.Asescôtés,plusieursofficiersétaient installés à des bureaux, occupés à apposer des tampons et des cachetsofficiels.Amadeatenditàl'officierlespapiersd'identificationqu'onluiavaitremislaveille,s'efforçantdeparaîtrepluscalmequ'ellenel'étaitenréalité.MêmesielleétaitprêteàtouslessacrificespourservirsonDieu,seretrouverdevantunofficiernazidansuncampdetravailn'enrestaitpasmoinsuneépreuveeffrayante.—Quesais-tufaire?ditl'hommed'untonbrusque.Il avait pour tâche d'isoler les médecins, les infirmières, les dentistes et les

personness'yconnaissantenbâtimentetcharpenterie,carilsleurseraientutiles.Ils avaient également besoin d'ingénieurs, de maçons, de cuisiniers et detechniciensdelaboratoire,ainsiquedemilliersd'esclaves.— Jesaiscultiverunjardin,cuisineretcoudre.Jepeuxaussidonnerdessoins,

maisjen'aipaseudeformation.Lejardinestpeut-êtremonpointfort,précisa-t-elle.Elleavaitfréquemmentaidélesvieillesreligieusesaucouvent.Samèreluiavait

enseignélacouture,maislessœursavecquielleavaittravailléaujardindisaientqu'ellepouvaitfairepoussern'importequoi.— Tu ferais une très bonne épouse, plaisanta l'officier en levant à nouveau les

yeuxverselle.Siseulementtun'étaispasjuive.IltrouvaitAmadeaplusjoliequelaplupartdesprisonnièresqu'ilavaitvues.Elle

semblaitforteetrobuste,etétaitgrandeetmince.—Jesuisreligieuse,déclaraAmadeacalmement.L'officierladévisagea,puisjetaànouveauuncoupd'œilà ses papiers, qui indiquaient que sa mère avait été juive. Il vit alors qu'elle

portaitunnomfrançais.

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—Aquelordreappartiens-tu?s'enquit-ild'unaircirconspectensedemandants'ilyavaitd'autresreligieusesdanslecamp.—Jesuiscarmélite.Ellesourit,etilvitbrillerdanssesyeuxlalumièreintérieurequed'autresavaient

remarquée.Rosaaussil'avaitvue,lanuitprécédente.—Iln'yapasdetempspourcessottisesici,affirma-t-il,décontenancé,tandisqu'il

inscrivaitquelquechosesursondossier.Bien.Tupeuxtravailleraujardin.Maissituvolesquoiquecesoit,tuserasfusillée,ajouta-t-ilsèchementenlevantverselleun regardmenaçant. Sois là-bas à quatre heures, demainmatin. Tu travaillerasjusqu'àseptheuresdusoir.Celafaisaitunejournéedequinzeheures,maisAmadeas'enmoquait.Lesgensautourd'elleétaientenvoyésdansd'autreslieux,d'autresbâtimentsou

d'autresbaraquements,etellesedemandasionallaitlestatouer,cequel'officiersemblaitavoiroubliédanssoncas.Elleavaitlanetteimpressionquesonstatutdereligieusel'avaittroublé—peut-êtrelesnazisavaient-ilseuxaussiuneconscience,mêmesitoutcequ'elleavaitvujusque-làrendaitl'hypothèseimprobable.Dansl'après-midi,ellefit laqueuepourmangeretreçutunepommedeterreà

moitiépourrieetuncroûtondepain.Iln'yavaitplusdesoupedepuislongtempsetla femmeavantelleavait euunecarotte,maisAmadea fut reconnaissantedecequ'ellereçut.Ellemangeasapommedeterreenévitantlapartiepourrieetavalafacilement son pain, mais, en regagnant sa baraque, elle se reprocha sagloutonnerieetsavoracité.Commetous,ellemouraitdefaim.Quandelleentradanslabaraque,Rosaétaitdéjàlà,allongéesursacouchette.

Satouxavaitempiré;ilfaisaittrèsfroid,cejour-là.—Alors,commentc'était?Ilst'ontdonnéunnuméro?Amadeasecoualatête.—Jecroisqu'ilsontoublié.Jepenseavoirrendul'officiernerveuxquandjeluiai

ditquej'étaisreligieuse.Ellesouritd'unairespiègleetsonvisageredevintceluid'unepetitefille.Tousles

gensautourd'ellesemblaientsigravesetsivieux.—Tudevraisvoirundesmédecinspourcettetoux,ajouta-t-elle,inquiète.Amadeaglissasespiedsgeléssouslematelas.Ellen'avaitquedessabotsenboispourlesprotéger,etsesjambesétaientnues

sous le pantalon qui semblait aussi mince que du papier dans l'air glacial. Celafaisait plus d'une semaine qu'elle portait ce pantalon crasseux. Elle avait eul'intentiond'aller à la blanchisserie dans l'après-midi pour tenter d'échanger sesvêtements,maisn'enavaitpaseuletemps.— Les médecins ne peuvent rien pour moi, répondit Rosa. Ils n'ont pas de

médicaments.Ellehaussalesépaules,puisregardaautourd'elleavantdefixerAmadead'unair

conspirateur.—Regarde,murmura-t-elleensortantquelquechosedesapoche.C'étaitunpetitmorceaudepommequisemblaitavoirétépiétinépardesmilliers

depersonnes—cequiétaitprobablementlecas.—Oùas-tutrouvéça?chuchotaAmadea,quihésitaitàaccepterlemorceauque

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Rosaluitendait,bienqu'illafîtsaliver.Iln'yenavaitquepourdeuxbouchéestoutauplus,voireuneseule.— Ungardemel'adonné,ditRosaenlecoupantendeuxetenenglissantune

moitiédanslamaind'Amadea,quisavaitquelevoldenourritureétaitpassibledemort.Touteslesdeuxenfournèrentlemorceaudansleurboucheetfermèrentlesyeux,

tellesdeuxenfantsentraindesavourerunbonbon.Elles se turent pendant plusieurs minutes, puis des détenues entrèrent, l'air

épuisé,etleurjetèrentunrapidecoupd'œil.Maispersonneneditrien.Depuis son arrivée au camp, aucun des hommes des équipes de construction

n'avait importuné Amadea.Mais, dans les longues files d'attente des après-midi,elleavaitentendudesfemmesdirequ'ellesavaientétéviolées.LesnazisavaientbeauconsidérerlesJuifscommelesderniersdesderniers,commelesdéchetsdelaracehumaine,ilsn'enviolaientpasmoinsleursfemmes,chaquefoisquel'envielesprenait.Lesautresfemmesluiavaientrecommandéd'êtreprudente.Elleétaittrèsbelle,onlaremarquait;quiplusest,elleétaitblondeauxyeuxbleus,commeeux.Toutesluiconseillèrentderestersale,desentiraussimauvaisquepossibleetdesetenir à distance des soldats. C'était leur seul moyen de défense, même s'il nefonctionnaitpastoujours,notammentlesoir,lorsquelesgardesétaientivres,cequiarrivaitfréquemment.Ilsétaientjeunesetvoulaientdesfemmes.Mêmelesvieuxgardesn'étaientpasdignesdeconfiance.Cesoir-là,Amadeasecouchatôtpourêtreenformelelendemain.Maistrouver

lesommeilétaitdifficileavectantdegensautour.Parfois,celal'empêchaitmêmedeprier.Elleessayaitdegarderseshabitudesducouvent,toutcommeellel'avaitfaitauchâteaudesDaubigny,maisc'étaitplussimplelà-bas.Quandelleselevaàtroisheuresetdemie,toutétaitcalme.Elleavaitdormitouthabilléeet,pourunefois, seuleune trentainedepersonnesattendaitdevant les toilettes,etelleputyalleravantdepartirtravailler.Elle sedirigeaensuite vers les jardins.Quandelle yarriva, il y avaitdéjàune

centaine de détenus, des jeunes filles pour la plupart,mais aussi des garçons etquelquesfemmesplusâgées.L'airdelanuitétaitglacialetlesolgelé.Toussedemandaientcequ'ilspourraient faire,quand lesgardes leur tendirent

despelles. Ilsdevaientplanterdespommesdeterre.Desmilliersdepommesdeterre.Un travail éreintant. Ils travaillèrenthuitheuresd'affilée jusqu'àmidi, lesmainsgeléesetpleinesd'ampoulesàforcedebêcherdanslaterredurcie,tandisquelesgardescirculaientparmieuxenleurenfonçantdanslesflancslapointedeleursarmes.Onleuraccordaalorsunedemi-heuredepausepourmanger.Commed'habitude, la soupe était claire et le pain rassis, mais les portions un peu pluscopieuses qu'à l'accoutumée. Ensuite, ils retournèrent travailler pendant septheures.Avantdepartir,onlesfouilla.Volerdanslesjardinsétaitpunidecoupsoudemort,selonl'humeurdesgardesetlarésistanceduvoleur.Ungardefouillalesvêtementsd'Amadea,luifitouvrirlaboucheetprofitadufaitqu'iltâtaitsoncorpspourluipalperlapoitrine.Lajeunefemmenebronchapasetregardadroitdevantelle.Lesoir,ellen'enparlapasàRosa,persuadéequecettedernièreavaitconnubienpire.

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Lasemainesuivante,Rosafuttransféréedansunautrebaraquement.Ungardelesavaitvuesdiscuteretrireensembleàplusieursreprisesetlesavaitdénoncéesendisantqu'ellesétaientdesagitatricesetqu'ilfallaitlesséparer.AmadeanevitplusRosapendantplusieursmois.Lorsqu'ellelacroisaànouveau,Rosan'avaitplusdedents.Elleavaitétésurprise

en traindevoler,etungarde luiavaitcassé lesdentset lenez.Laviesemblaitl'avoirabandonnée.Ellemourutauprintemps,d'unepneumonie.Amadeatravaillaitdurau jardin, faisantcequ'ellepouvait,mais ilétaitdifficile

d'obtenirdesrésultatsdansdetellesconditions;mêmeellenepouvaitpasfairedemiraclesavecunsolgeléetdesoutilsenmauvaisétat.Pourtant,chaquejour,elleplantaitdesrangéesdepommesdeterre.Etquandvint leprintemps,elleplantades carottes et des navets. Elle aurait voulu cultiver, comme au couvent, destomates,delalaitueetd'autreslégumes,maisc'étaientdesalimentstropfinspourlesbesoinsducamp.Plusd'unefois,lorsqu'ellenerecevaitqu'unnavetpourtoutrepas,l'idéedevolerunepommedeterreluitraversal'esprit,mais,aulieudelefaire,ellepria.Dansl'ensemble,ellenerencontraitpasdedifficultésparticulières,etlesgardeslalaissaienttranquille.Ellesemontraittoujoursrespectueuseàleurégard,restaitdiscrète, faisaitsontravailetaidait lesautresdétenus.Elles'étaitmiseàrendrevisiteauxmaladesetauxpersonnesâgéeslesoir,etquandilpleuvaittroppourtravailleraujardin,elles'occupaitdesenfants,cequinemanquaitjamaisdeluiremonterlemoral,mêmesibeaucoupétaientmalades.Ilsétaientsitendresetsicourageuxqu'êtreaveceux la faisaitsesentirutile.Toutefois,euxnonplusn'étaientpasépargnésparlestragédies.Enfévrier,untrainentierd'enfantsétaitparti pour Chelmno. Les mères s'étaient attroupées près des camions quiemmenaientleurspetitsàlagare,etcellesquis'étaientagrippéestroplongtempsàleur enfant ou avaient tenté de s'interposer avaient été abattues. Chaque jouramenaitsonlotd'atrocités.Enavril,Amadeaeut vingt-cinqans.Le tempsétaitmeilleureton la transféra

dans un nouveau baraquement, à proximité des jardins. Avec les jours quiallongeaient,lesjournéesdetravailétaientpluslonguesetparfoisellenerentraitpas se coucher avant vingt et une heures.Malgré les rations insuffisantes et ladysenterieperpétuelle,Amadea restait vigoureuse,grâceà son travail au jardin.Commequelquesautresaucamp,elleavaiteu lachancedenepasêtretatouée.Lessoldatsdemandaientconstammentàvoirsespapiersmaisjamaissonnuméro,et elle s'arrangeait toujours pour porter des chemises à manches longues. Sescheveux,encoreplusblondssousl'effetdusoleil,étaientlongsàprésent,etellelesportaitattachésdansledosenunenatte.Tousceuxquilaconnaissaientsavaientqu'elleétaitreligieuse,et lesdétenus la traitaientavecgentillesseetrespect,cequin'étaitpastoujourslecasentreeux.Lesgensdanslecampétaientmaladesetmalheureuxetvoyaientconstammentdesdramesseproduiresousleursyeux;lesgardes les terrorisaient en permanence, les brutalisaient et parfois même lesobligeaientàsebattreentreeuxpourunecarotte,unpanaisouunboutdepainrassis.Mais,laplupartdutemps,tousfaisaientpreuved'unegrandecompassionles

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uns envers les autres, et de temps en temps même les gardes se montraientcorrectsaveceux.En mai, un jeune soldat fut affecté à la surveillance du jardin. Amadea le

subjuguait. Un après-midi, il s'arrêta près d'elle et lui confia être originaire deMunichetdétesterTheresienstadt,qu'iltrouvaitsaleetdéprimante.IlattendaituntransfertpourBerlin,qu'ildemandaitdepuissonarrivéeaucamp.— Pourquoi as-tu l'air si heureuse, lorsque tu travailles ? lui demanda-t-il en

allumantunecigarette.Quelques femmes regardèrent la cigarette avec envie,mais il ne leur en offrit

pas,saufàAmadea,àquiilproposaunebouffée,qu'ellerefusa.Soncommandantétaitpartiplustôtpourserendreàuneréunion,etluietlesautresenprofitaientpour se détendre un peu. Cela faisait des semaines qu'il attendait une occasiond'aborderlajeunefemme.— J'ai l'airheureuse,vraiment? réponditAmadead'unevoixaimable, touten

continuantàtravailler.Ilsavaientreçul'ordredeplanterdavantagedecarottes,carcellesdéjàplantées

poussaientbien.— Oui. Tu donnes toujours l'impression d'avoir un secret. Tu as un fiancé ?

questionna-t-ilbrutalement.Certainsjeunesdétenussefréquentaient.C'étaitunrayondesoleildanscelieu

sinistre.Uneultimetraced'espoir.—Non,jen'enaipas,ditAmadeaavantdesedétourner.Elleserappelaitlesmisesengardedesautresfemmesetnevoulaitpasl'encourager.C'étaitunjeunehommegrandetséduisant,avecdes

traitsfinsetdesyeuxbleus,etsescheveuxbrunsluirappelaientceuxdesamère.Le jeunesoldat latrouvaitmagnifiqueavecsesgrandsyeuxbleusetsescheveuxblondsetsedisaitqu'aprèsunebonnetoilette,elledevaitêtretrèsbelle.Mêmeici,en dépit de leurs vêtements crasseux et de leurs cheveux sales, beaucoup defemmesrestaientjolies,notammentlesplusjeunes,etAmadeaenfaisaitpartie.—Avais-tuunfiancé,cheztoi?s'enquit-ilenallumantunedeuxièmecigarette.SamèrelesluiexpédiaitdeMunich,ettoutsonbaraquementlesluienviait.Illes

troquaitsouventcontredesservices.—Non,réponditAmadeaensefermant.Ellen'aimaitguèrelatournurequeprenaitlaconversation.—Pourquoi?Ellesemitdevantluietlefixasanscrainte,droitdanslesyeux.— Jesuisreligieuse,dit-ellesimplement,commepourluisignifierqu'ellen'était

pasunefemmeetqu'iln'étaitdoncpasnécessairedefaireattentionàelle.Pourlaplupartdesgens,c'étaitunstatutsacré,etleregardd'Amadeamontrait

qu'elleattendaitdeluiqu'illerespectât,mêmeaucamp.—Cen'estpaspossible,répondit-il,stupéfait.Jamaisiln'avaitvudereligieuseaussijolie.Enrèglegénérale,ellesétaientplutôt

ordinaires.—Pourtant,si.JesuissœurThérèseduCarmel,confirma-t-ellefièrementtandis

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qu'ilsecouaitlatête.—Quelgâchis!N'as-tujamaiseuderegrets?...Jeveuxdire,avantd'êtreici?Ilimaginait,àjustetitre,quequelqu'undesafamilledevaitêtrejuif,pourqu'elle

seretrouveici,carelleneressemblaitniàunegitane,niàunecommuniste,niàunecriminelle.Elledevaitforcémentavoirdusangjuif.—Non.C'estunevieextraordinaire.Unjour,jeretourneraiaucouvent.—Tudevraistetrouverunmarietfonderunefamille,rétorqua-t-ilavecfermeté,

commesiAmadeaétaitunepetitesœurqu'ilréprimandaitpoursasottise.Cettefois-ci,elleéclataderire.—J'aiunmari.Dieuestmonmari.Ettouscesgenssontmesenfants,etlessiens,

fit-elleenbalayantlejardindubras.L'espace d'un instant, le jeune homme se demanda si elle était folle, puis il

compritqu'Amadeaparlaitsérieusement.Safoiétaitinébranlable.— C'est une vie stupide, grommela-t-il avant de partir surveiller les autres

détenus.Elle le revit à la fin de la journée et pria pour qu'il ne fût pas celui qui la

fouillerait.Ellen'aimaitpaslafaçondontillaregardait.Ilrevintlelendemainet,sansriendire,ilpassaprèsd'elleenfeignantl'ignorer,

tout en glissant un morceau de chocolat dans sa poche. C'était une faveurincroyable, mais également très mauvais signe, et cela pouvait se révélerdangereux.Ellenesavaitquefaire.Elleseraitexécutéesilesgardesdécouvraientlechocolatsurelle,maiselletrouvaitterriblementinjustedelemangeralorsquelesautresmouraientdefaim.Elleattenditquelesoldatpasseànouveauprèsd'ellepour luidirequ'elleappréciaitsongeste,maisqu'ildevaitplutôt l'offriràundesenfants.Discrètement,elleleluirendit.—Pourquoifais-tuça?demanda-t-ild'unairblessé.—Parcequecen'estpasbien.Iln'yapasderaisonquejesoismieuxtraitéeque

lesautres.Quelqu'und'autreenaplusbesoinquemoi.Unenfantouunepersonneâgée,ouunmalade.—Donne-le-leur,alors,répliqua-t-ild'untoncassantenluiredonnantlechocolat

avantdes'éloigner.Ilssavaient tous lesdeuxque lemorceauallait fondredanssapocheetqu'elle

aurait des ennuis lors de la fouille. Alors, ne sachant que faire d'autre, elle lemangeaet se sentit coupable tout le restede l'après-midi, implorantDieude luipardonnerd'avoirétégourmandeetmalhonnête.Maislegoûtdélicieuxduchocolatla hanta toute la journée, et elle ne put penser à rien d'autre jusqu'au soir. Aumomentdudépart,lesoldatluisourit,etmalgréelleAmadealuirenditsonsourire;onauraitditungaminespiègle,bienqu'ileûtsonâge.L'après-midisuivant,ilrevintetluiannonçaqu'elleallaitêtrenomméechefdegroupe,enraisondelaqualitédesontravail.Maiselleeutl'impressionqu'ilfaisaitcelapourobtenirsesfaveurs.Ilétait facile de deviner ce qu'il attendait d'elle, et, pendant les semaines quisuivirent,ellefittoutsonpossiblepourl'éviter.Lesbeauxjoursarrivaientlorsqu'ils'arrêta à nouveau devant elle. Elle venait de terminer sa soupe et son pain ets'apprêtaitàretournertravailler.—Tuaspeurdemeparler,n'est-cepas?demanda-t-ilavecdouceurenlasuivant

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jusqu'àl'endroitoùelleavaitlaissésapelle.Elleseretournapourluifaireface.— Je suis une prisonnière et vous êtes un garde.C'est une situation difficile,

répondit-elle avec franchise en choisissant ses mots avec soin pour ne pasl'offenser.—Peut-êtrepasaussidifficilequetulepenses.Jepourraisterendrelavieplus

facile,situmelaissaisfaire.Nouspourrionsdeveniramis.—Pasici,fit-elleremarquerd'unevoixtriste.Ellevoulaitcroirequ'ilétaitquelqu'undebien,maisellenepouvaitenêtresûre.

La veille, un autre train de détenus était parti. Amadea connaissait l'une despersonnesquirédigeaientleslistes;sonnomàellen'étaitencorejamaisapparu,mais cela pouvait se produire à n'importe quelmoment. Theresienstadt semblaitn'êtrequ'uncentredetransitversd'autrescamps,pirespourlaplupart.Auschwitz,Bergen-BelsenouChelmno.Desnomsquiglaçaientd'horreur.—Jeveuxdevenirtonami,insistalejeunesoldat.Il lui avait donnédu chocolat àdeuxautresoccasions,mais elle savait que les

faveursétaientdangereuses.Toutefois,ellenevoulaitpasnonpluslerejeter,carcela pouvait se révéler tout aussi dangereux. Après avoir vécu en recluse aucouvent depuis son adolescence, elle n'avait aucune expérience des hommes. Avingt-cinqans,elleétaitplusinnocentequ'unejeunefilledequinzeans.—J'aiunesœurdetonâge.Quelquefois,jepenseàelleenteregardant.Elleest

mariéeavectroisenfants.Toiaussitupourraisavoirdesenfants,unjour.—Lesreligieusesn'ontpasd'enfants,répondit-elleenluisouriant.Ilyavaitdelatristessedanslesyeuxdusoldat,etellesupposaqu'ildevaitavoir

lemal du pays, comme la plupart des autresmilitaires. Tous s'enivraient le soirpournepasypenser,etpeut-êtrepouroublierleshorreursqu'ilsvoyaientchaquejour; certains devaient forcément y être sensibles. Celui-ci, en tout cas, luiparaissaitgentil.— Quand la guerre sera terminée, je retournerai au couvent prononcermes

vœuxperpétuels.—Ah!fit-il,leregardpleind'espoir.Donc,tun'espasencorereligieuse!—Si.Jesuisaucouventdepuissixans.Cela faisait presque un an qu'elle en était partie. Si tout s'était passé

normalementetsiellen'avaitpasétéforcéedelequitter,elleauraitétéàunandesesvœuxperpétuels.—Aqueldegrées-tujuive?Elleavaitl'impressionqu'ill'interrogeaitcommesielleétaitsafiancée,etcette

seulepenséelarendaitmalade.—Amoitié.—Tun'aspasl'airjuive.Elleressemblaitplusàunearyennequelaplupartdesfemmesdesonentourage,

y compris samère, qui avait les cheveux noirs. Son père était grand, élancé etblondcommeAmadea,demêmequesasœur.Luiavaithéritélescheveuxnoirsdesamèreetlesyeuxclairsdesonpère.AmadeaneluifaisaitpaspenseràuneJuive,etpersonnenesedouteraitqu'elle l'étaitune fois leschoses redevenuescomme

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avant.Iléprouvaitl'enviefolledelaprotégeretdelamaintenirenvie.Elleretournaàsontravailetneluiadressapluslaparole.Mais,chaquejour,il

s'arrêtaitpourdiscuteravecelle,etchaquejourilluiglissaitquelquechosedanslapoche:unchocolat,unmouchoir,unpetitmorceaudeviandeséchée,unbonbon,n'importe quoi pour lui prouver ses bonnes intentions. Il voulait qu'elle lui fasseconfiance,qu'ellesachequ'iln'étaitpascommelesautres.Iln'allaitpasl'entraînerdansuneallée sombreouderrièreunbuissonpour la violer. Il voulait qu'elle ledésire.Iln'yavaitriend'étrangeàcela,sedisait-il.Elleétaitbelle,manifestementintelligenteettotalementpureaprèsavoirvécusi

longtempsaucouvent.Illadésiraitplusqu'iln'avaitjamaisdésiréaucunefemme.Ilavaitvingt-sixanset,s'ilavaitpu,ill'auraitenlevéesur-le-champ.Maisilsdevaientse montrer prudents. Il risquait autant d'ennuis qu'elle en devenant son ami.Personnenedésapprouveraitqu'il laviole,aucontraire, ilsavaitque leshommestrouveraientlachoseamusante;lamajoritéd'entreeuxétaientdéjàpassésàl'acte.Maistomberamoureuxétaituneautrehistoire; ilrisquait lepelotond'exécution.La situation était dangereuse, le jeune soldat en avait conscience, de mêmequ'Amadea, et elle avait d'ailleurs plus à perdre que lui. Elle y pensait tous lesjours,àchaquefoisqu'ilpassaitprèsd'elleetluiglissaitsespetitscadeauxdanslapoche.Siquelqu'unlessurprenait,elleseraitabattue.—Wilhelm,vousdevezarrêter,legronda-t-elleunaprès-midi.Illuiavaitdonnéplusieursbonbonscejour-là,et,bienqu'elledétestâtl'admettre,

ilsluidonnaientdel'énergie.Elleauraitvoululesdonnerauxenfantsqu'ellepassaitvoir,maisn'osaitpas,depeurd'êtrepuniepourvoletquelespetitslesoientaussi;ilsseraientsiexcitésparlesbonbonsqu'ilsfiniraientparenparler,etilsseraientalorstousendanger.Ellelesmangeaitdonc,sansriendireàpersonne.—J'aimeraispouvoirtedonnerplus,dit-ild'unairsérieux.Unevestebienchaude

etdebonneschaussures...etunlitchaud.—Jesuisbiencommejesuis,répondit-elle,sincère.Elle s'habituait aux rigueurs du camp, comme elle s'était habituée à celles du

couvent,sedisantsimplementqu'ellesétaientsonsacrificepourleChrist;c'étaitplusfacileàsupporterdecettefaçon.Cependant,ellenes'habituaitpasàvoirlesgensmourir.Celaluiétaittoujoursaussiinsupportable.Ilyenavaittellementquimouraient,demaladieaussibienquedeviolences.Theresienstadtétaitlecamplemoinsviolent,disait-on,contrairementàAuschwitzquetoutlemonderedoutait;c'étaitunecourderécréationencomparaison,et l'ondisaitquemoinsdegensymouraient.Lesnazisenvisageaientd'ailleursd'yfairevenirlesautoritéspourleurmontrercecampmodèleet leurprouverque les Juifsétaientbien traités.Aprèstout,ilyavaituncaféetunorchestre.Dequoid'autrelesJuifsavaient-ilsbesoin?Demédicamentsetdenourriture,pensaitAmadea,etWilhelmlesavaitaussibienqu'elle.—Tunedevraispasêtreici,déclaralejeunehommeavectristesse.Amadeaétaitd'accordaveclui,maisniluiniellenepouvaientyfairequoiquece

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soit.—As-tudelafamillequelquepart?Delafamillechrétienne?Ellesecoualatête.— Monpèreestmortquandj'avaisdixans.Ilétaitfrançais.Maisjen'aijamais

connusafamille,répondit-elle.Wilhelmbaissaalorslavoixetsemitàluiparlerdemanièreàpeineaudible.—Ilyadespartisanstchèquesdanslescollines.Onnousenparletoutletemps.

Ilspourraientt'aideràt'échapper.Amadealedévisagea,sedemandants'illuitendaitunpiège.Essayait-ildelafaire

s'évaderpourqu'ellesefassetuerdanssatentatived'évasion?Etait-ceuntest?Oubienétait-ilfou?Commentpouvait-ilcroirequ'elleréussiraitàs'enfuir?— C'est impossible, murmura-t-elle, attirée par sa proposition mais néanmoins

méfiante.—Pasdutout.Souvent,tardlesoir, iln'yapasdesentinelleà l'entréesud.Ils

verrouillent simplement les portes. Si jamais tu trouves les clés, tu n'auras qu'àfranchirlesportesett'enfuir.—Etmefairetuer,rétorqua-t-elleavecgravité.—Pasnécessairement.Jepourraisterejoindre.Jedétestecetendroit.Amadea le regarda d'un air hébété, incapable de savoir quoi répondre. Que

ferait-elle si elle parvenait à s'échapper ? Où irait-elle ? Elle ne connaissaitpersonneenTchécoslovaquie, et retourner enAllemagneétait impossible ; toutel'Europe était occupée. C'était sans espoir, elle le savait, même si l'idée étaittentante.—Jepourraispartiravectoi,ajouta-t-il.—Partiroù?Touslesdeuxrisquaientdesefairefusillersiquelqu'unentendaitleurspropos.—Jedoisyréfléchir,murmura-t-il.Acemoment-là,soncommandantparutetl'appela.Amadeaeutpeurqu'ilnese

fûtattirédesennuisenluiparlant,maissonchefluimontradespapiersetsemitàrireauxéclatstandisqueWilhelmsouriait.Visiblement,toutallaitpourlemieux.Cependant,Amadeanepouvaits'empêcherdepenseràleurdiscussion.Elleavait

entendu parler d'hommes qui s'étaient évadés,mais jamais de femmes. Quelquetempsauparavant,ungroupes'étaitfaitpasserpouruneéquiped'ouvriersenvoyéeà la prison de la forteresse voisine sur un chantier. Pensant qu'ils avaient reçul'autorisationdetravailleràl'extérieur,lessentinellesn'avaientpasfaitattention,etlegroupeétaittranquillementsortiducamp.Laplupartavaientétérattrapésetfusillés,maisquelques-uns,audiredeWilhelm,avaient réussià s'enfuirdans lescollines. Amadea trouvait l'idée formidable, mais elle impliquait de partir avecWilhelm,cequiluiposaitunautreproblème.Ellenecomptaitnullementdevenirsamaîtresse,encoremoinssafemme,quandbienmêmeill'aideraitàs'enfuir.Et,s'ilvenait à la dénoncer, elle risquait d'être déportée à Auschwitz ou tuée sur- le-champ.Ellenepouvaitfaireconfianceàpersonne,pasmêmeàlui,bienqu'ilparûtêtre un homme bon, et manifestement amoureux d'elle. Jamais auparavant ellen'avait imaginé qu'elle pût exercer un pouvoir sur les hommes par son seulphysique.

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MaisWilhelmvoyaitbienplusquecelaenAmadea.Illatrouvaitnonseulementbelle,mais intelligente,etd'unegrandebonté.Elleétait legenrede femmequ'ilavait cherché toute sa vie et c'était à Theresienstadt qu'il l'avait trouvée : unedemi-Juive, détenue dans un camp de concentration et, pour couronner le tout,religieuse.Cette nuit-là, allongée sur sa couchette, Amadea ne pensait qu'à son évasion.

Maisqueferait-elle,unefoispassélesportes?C'étaitunplanvouéàl'échec.Wilhelmavaitparlédepartisanstchèquesdansles

collines,maiscommentétaient-ilscenséslestrouver?Enagitantundrapeaublancdanslanuit?C'étaitinsensé.Pourtant,lesjoursquisuivirent,elleneputpenseràriend'autre.Chaque jour,Wilhelm semontrait plusprévenant et passait plusdetempsavecelle. Il lui faisait lacour,maiscen'étaitni le lieuni l'endroit,etellen'étaitpaslabonnepersonnepourça.Maiselleavaitcessédeleluirépéter;peut-être, après tout, pourraient-ils s'évader ensemble, en tant qu'amis. C'était uneperspective extraordinaire, même si elle avait conscience que ni lui ni elle neseraientjamaisensécuriténullepart.Elleétaitjuive,etildeviendraitundéserteur.Ensemble,ilscouraientdeuxfoisplusderisques.Alafindumoisdemai,ilyeutdesrumeursdanstoutlecamp.Lesprisonniers

ignoraientdequoi ils'agissait,maisdesbruitscouraientparmi lesgardes.Le27mai,deuxrésistantstchèques,entraînésparlesforcesbritanniquesetparachutésdans la campagne aux abords de Prague, avaient tenté d'assassiner leGruppenfuhrer Reinhard Heydrich, chef du protectorat de Bohême-Moravie.Grièvementblessé,Heydrichétaitmort le4 juin.Les représaillesnaziesavaientété terribles :en

quelquesjours,3188Tchèquesavaientétéarrêtés,1357exécutéset657étaientmortspendantleurinterrogatoire.Jouraprèsjour,danslescamps,onattendaitcequiallaitsepasser.L'après-midi du 9 juin,Wilhelm vint au jardin,marcha près d'Amadea, sans la

regarderetprononçadeuxmots:—Cesoir.Elleseretournaetlefixa.Ilnepouvaitpasavoirditcelasérieusement.Etait-ce

uneavance?Mais, lorsqu'elle futsur lepointdeterminersontravail, ils'arrêtaprèsd'elleenfaisantmined'inspectercequ'elleavaitfaitetmurmura:— Ils vont s'emparer du village de Lidice ce soir. C'est à une trentaine de

kilomètres d'ici, et ils vont avoir besoin de nos hommes. Ils ont l'intention dedéporterlesfemmesetdetuertousleshommes,puisd'incendierlevillageentier,pourdonner l'exemple.Deuxtiersdenoshommesvontpartiràhuitheures,neufheuresauplustard,aveclesvoituresetlescamions.Retrouve-moiàl'entréesudàminuit.Jemechargedelaclé.—Siquelqu'unmevoitpartir,jevaisêtreabattue.—Ilneresterapluspersonnepourtetuer.Longelesbaraquementsetpersonne

neteverra.Siont'arrête,disquetuvasvoirlesmalades.Wilhelm lui jeta un regard de connivence, puis il hocha la tête comme pour

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approuver son travail et partit. Ce qu'il venait de dire était de la folie, un planinsensé,maiss'ilyavait jamaiseuuneoccasion,ellesavaitquec'étaitcesoir-là.Maisqueferaient-ilsensuite?Qu'allait-ellefaire,elle?Peuimportait,elledevaittentersachance.Enrentrantaubaraquement,Amadeapensaausortquiattendaitleshabitantsde

Lidice. C'était affreux. Mais ça l'était tout autant pour elle de rester àTheresienstadtjusqu'àlafindelaguerreoud'êtretransféréedansunautrecamp.Celafaisaitcinqmoisqu'elleétaitlà,etelleavaiteubeaucoupdechance.Ellen'étaitpasaussimaladeque laplupartetn'avait jamaisété tatouée;avec

l'arrivéecontinuelledenouveauxdétenusettousleschantiersencours,lesnazisavaienttropàfaire,etelleétaitpasséeàtraverslesmaillesdufilet.Etvoilàqu'elleétaitsurlepointdepasseràtraverscellesdesportesdelaville.S'ilssefaisaientprendre,elleseraittuéeoudéportéeàAuschwitz,etluiseraitvraisemblablementfusillé.Elleavaitbeaucoupàperdre,maispeut-êtredavantageencoreenrestantici,oùellerisquaitd'êtredéportéeàAuschwitzdetoutefaçon.Ellesavaitqu'elledevaittentersachance,mêmesielleylaissaitlavie.EllenepouvaitpasresteràTheresienstadt,etilsneretrouveraientjamaisuneoccasioncommecelle-ci.Cesoir-là,Amadeaentenditlescamionsetlesvoituresquitterlecamp.Trèspeu

degardespatrouillaientautourdesbaraquements. Iln'yavaitquasimentplusdesoldats dans le camp,mais, après tout, Theresienstadt était un camp tranquille,peupléde«bons»Juifs,obéissantsettravailleurs,quiconstruisaientcequ'onleurdemandait et faisaient leur travail. Des Juifs qui jouaient de la musique etobéissaient aux gardes. La nuit était calme et, à minuit, Amadea se leva de sacouchette,touthabillée-ceuxquienlevaientleursvêtementsétaientsûrsdenepaslesretrouver.Elleexpliquaaugardequ'elleallaitauxtoilettesetensuitevoiruneamiemalade.L'hommeesquissaunsourireet s'écartapour la laisserpasser.Lajeune femme n'avait jamais causé de problèmes, et il savait qu'elle n'allait pascommencer;ilsavaitaussiqu'elleétaitreligieuseetqu'elleétaittoujoursentraindesoignerquelqu'unparmi lesvieillards, lesenfantsou lesmaladesducampquiétaientlégion-touslesdétenussouffraientdequelquechose.—Bonnenuit,fit-ilenpoursuivantsarondeverslebaraquementsuivant.La nuit allait être calme. Tout était paisible ici, il n'y avait que des Juifs

tranquilles, pensait le soldat. Avec l'arrivée des beaux jours, gardes et détenusétaientdemeilleurhumeur;l'hiveravaitétérigoureux,maisl'étés'annonçaitdouxetchaud.Amadeaentendaitunharmonicajouer.Ellefitd'abordhalteauxtoilettes,puis sortit du baraquement. Il n'y avait personne dehors, et elle n'avait qu'unecourtedistanceàparcourirpourgagnerl'entréesud.C'étaitincroyable,iln'yavaitabsolumentaucunsoldatenvue,etmêmelaplaceétaitdéserte.Wilhelmétaitlà,quil'attendait.Ilavaitlaclédanslamainetlaluimontraensouriant.D'ungesterapide,ilintroduisitl'énormeclédanslaserrure,celle-làmêmequelavilleutilisaitdepuisdeuxcentsans, et laporte s'entrouvritdansungrincement, suffisammentpourleslaisserpassertouslesdeux.Wilhelmlarefermaenlaverrouillantetjetalaclé.Sijamaisquelqu'unlaretrouvait,lesnazispenseraientqu'unesentinellel'avaitfaittomberparinadvertanceetseraientsoulagésquepersonnenel'aittrouvéeet

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n'aitouvertlaporte.WilhelmetAmadeasemirentalorsàcourircommedesfous.Elle ignoraitqu'ellepouvaitcourirsivite.Achaque instant,chaqueseconde,elles'attendaitàentendredescoupsdefeu,àsentirlalamed'uncouteaudanssondos.Maistoutcequ'elleentendait,c'étaitsarespirationetcelledeWilhelm.Ilscoururentjusqu'àlaforêtprochedeTheresienstadtets'yréfugièrentcomme

deuxenfantsperdusetàboutdesouffle.Ilsavaientréussi!Ilsétaientàl'abri!Elleétaitlibre!—Oh,monDieu!Jen'arrivepasàlecroire!murmura-t-elleàlaclartédelalune.

Wilhelm,nousavonsréussi!Ellerayonnaitdejoieenleregardant,etWilhelmluisourit.Ellen'avaitjamaisvu

autantd'amourdanslesyeuxd'unhomme.—Monamour,jet'aime,chuchota-t-ilenl'attirantdanssesbras.Elle se demanda soudain s'il n'avait fait cela que pour la violer. Mais c'était

impossible.Ilavaitprisautantderisquesqu'elle!Pourtant,ilpourraitlarameneraprès l'avoir violée, en disant qu'elle s'était échappée et qu'il l'avait rattrapée.Amadea n'avait plus confiance en personne à présent, et elle lui jeta un regardméfiant.Wilhelml'embrassadeforce.—Wilhelm,non...Jevousenprie...fit-elleenlerepoussant,encoreessouffléepar

sacourse.—Nesoispasbête,rétorqua-t-il,agacé.Jen'aipasrisquémaviepourtoipourte

voir jouer les bonnes sœurs. Je t'épouserai dès notre retour en Allemagne. Oumêmeavant.Jet'aime.Ellesavaitquecen'étaitpaslemomentdeluifaireperdresesillusionsoudelui

parlerdesesvœux.— Je vous aime aussi, pour m'avoir aidée, mais pas comme vous le pensez,

répondit-elle avec franchise tandis qu'il la serrait contre lui, lui caressant lapoitrine.Wilhelm,arrêtez!Ellevouluts'éloigner,maisillaretintavecforceettentadel'obligeràs'allonger.Tandisqu'ellelerepoussaitavectoutesonénergie,ilperditl'équilibreenbutant

suruneracined'arbreettombaenarrière.Ilpoussaalorsuncriaigu,l'airsurpris,alorsquesatêteheurtaitlesolavecunbruitsourdetbizarre.Amadeas'agenouillaprèsdelui,choquéeethorrifiée:ilyavaitdusangpartout.

Elle n'avait pas voulu le blesser, juste le repousser, terrifiée par son ardeur. Aprésent, sesyeuxétaientgrandsouvertsetvides,et soncœurnebattaitplus. Ilétaitmort.Amadeabaissalatête,accabléeparcequ'ellevenaitdefaire.Elleavaittuéunhomme.L'hommequi l'avaitaidéeàs'échapper.Désormais,elleaurait samortsur laconscience.Elle leregardaunmoment, lui ferma lespaupièresetsesigna.Ensuite,elles'emparaavecprécautiondesonarme,ainsiquedupetitbidond'eau qu'il avait emporté avec lui. Elle trouva également sur lui de l'argent —presque rien— des bonbons et desmunitions dont elle ne savait que faire; ellesupposaitquel'armeétaitchargée,maisignoraitcomments'enservir.Finalement,lajeunefemmeseredressa.—Merci,articula-t-elledoucementavantdes'enfoncerdanslaforêt.Elle ne savait pas vers où elle se dirigeait ni ce qu'elle allait trouver. Tout ce

qu'ellepouvaitfaire,c'étaitcontinuerdemarcherdanslaforêtetprierpourqueles

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partisansfinissentparlatrouver.Maisellesavaitqu'ilsauraientbeaucoupàfairependantlanuit.Lidicebrûlaitdéjàaumomentoùelles'éloignaitenabandonnantlecorpsdusoldatmortsouslesarbres.Ellenesauraitjamaiss'ilavaitréellementeul'intentiondelavioler,nis'ill'aimaitvraiment,nis'ilétaitbonoumauvais.Toutcequ'ellesavait,c'étaitqu'elleavaittuéunhommeetque,pourl'heure,elle

étaitlibre.

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Chapitre18Amadearestaseuledanslaforêtdurantdeuxjours,marchantpendantlajournée

et dormant quelques heures la nuit. L'air était frais, mais, à un moment, il luisemblasentirdelafumée.Lidice.Laforêtétaitsombreet,mêmeenpleinjour,trèsombragée.Ellenesavaitpasoùelleallaitnisionlatrouveraitavantqu'ellemeuredefaim,d'épuisementetdesoif.Iln'yavaitplusd'eaudanslagourdedeWilhelm.Heureusement,lesecondjour,elletrouvaunruisseau,etbienqu'ellenesûtpassil'eauétaitpotable,elles'yabreuva,certainequ'ellenepouvaitpasêtrepirequecelledeTheresienstadt,saleetcroupissante.Aumoinsl'eauduruisseauavaitbongoût.Laforêtétaittranquille;ellen'entendaitquelebruitdesespasetceluidesoiseauxdanslesarbres.Elleaperçutunlapin,puisunécureuil.Onauraitdituneforêtenchantée,et l'enchantementétaitqu'elleétait libre.Maiselleavaittuéunhommepourenarriverlà,etellesavaitquejamaisellenepourraitselepardonner.Celaavaitétéunaccident,maiselledevraitenrépondredevantDieu.Elleauraitvouluseconfieràlamèresupérieure,êtreànouveauaucouventavecsessœurs.Elleavaitjetésespapiersdansuntrouqu'elleavaitrecouvertdeterreetn'avaitplusd'identitéàprésent.Ellen'étaitqu'uneâmeerrante,perduedanslaforêt.Et comme elle n'avait pas de numéro tatoué sur le bras, elle pourrait dire ce

qu'ellevoudrait sion la trouvait.Maisondevinerait rapidementd'oùellevenait,carelleétaitcommetousceuxdescamps:maigre,sous-alimentéeetsale,leschaussuresuséesjusqu'àlacorde.

Le soir du deuxième jour, elle s'allongea, et songea à manger des feuilles, sedemandantsiellesétaientcomestibles.Elleavaitcueillidesbaiessauvages,quiluiavaient donné de terribles crampes et avaient aggravé sa dysenterie. Elle sesentait faible,épuiséeetmalade,et tandisque la lumièredéclinaitdans la forêt,elles'étenditpourdormir.Silesnazislatrouvaient,ilslatueraientprobablementetelletrouvaitquec'étaitunbelendroitpourmourir.Ellen'avaitvupersonnedepuisdeux jours et se demandait s'ils la recherchaient, s'ils avaient remarqué sadisparition.Ellen'étaitqu'uneJuiveenfuite.Quantauxpartisans, ilétaitévidentqu'ilsn'étaientpasdanslesenvirons.Elle était seule dans la forêt et, avant de s'endormir, elle pria pour l'âme de

Wilhelm. Elle pensa à la tristesse de sa mère et de sa sœur lorsqu'ellesapprendraientsamort,puispensaàsapropremèreetàDaphné.Ellesedemandaitoùellessetrouvaientetsiellesétaientencoreenvie;peut-êtreavaient-ellespus'enfuir,ellesaussi?Ellesouritàcettepensée,puiss'endormit.Ungrouped'hommesladécouvritlelendemainmatin,danslalumièrequifiltrait

faiblement à travers les feuillages. Après s'être approchés à pas de loup en sefaisantdessignes, l'und'eux lamaintintà terre, tandisqu'unautre luimettait lamainsurlabouchepourl'empêcherdecrier.Elle se réveilla en sursaut, terrifiée devant les six hommes armés qui

l'encerclaient. L'arme de Wilhelm était par terre à côté d'elle, mais il lui était

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impossibledel'atteindre,etdetoutefaçonellen'auraitpassus'enservir.L'undeshommesluifitsignedenepashurler,etellefitunlégerhochementdetête.Ellen'avaitaucunmoyendesavoirquiilsétaient.Ilslaregardèrentunmomentpuislarelâchèrent, tandis que cinqd'entre euxpointaient leurs armes sur elle et qu'unautre fouillait ses poches. Ils ne trouvèrent rien que le dernier bonbon qui luirestait.C'étaitunesucrerieallemandeetilslafixèrentavecméfiance.Leshommesse parlaient à voix basse en tchèque, qu'Amadea reconnut pour l'avoir entenduparleraucamppardesdétenus.Ellenesavaitpass'ilsétaientdesoncôtéounon,nis'ilsétaientlespartisansqu'ellecherchait;etmêmes'ilsl'étaient,ilspouvaientparfaitementlavioler.Elleignoraitàquois'attendredeleurpart.Ilsl'obligèrentàseleveretluifirentsignedelessuivre.Ilslaserraientdeprès,etl'und'euxavaitprisl'armedeWilhelm.Legroupeavançaitrapidement.Fatiguéeetfaible,Amadeatrébuchait fréquemment, et lorsqu'elle tombait, ils la laissaient se relever touteseule,aucasoùç'auraitétéunerusedesapart.Ilsmarchèrentplusieursheuresetneparlèrentpratiquementpas.Enfin,Amadea

aperçutuncampdanslaforêt.Ilyavaitunevingtained'hommes.Deuxd'entreeuxlapoussèrentsansménagementjusqu'àunbosquet,oùungrouped'hommesarmésétait assis. Tous levèrent la tête à son arrivée. Ceux qui l'avaient amenée s'enallèrent,etilyeutunlongsilence.Finalement, l'undeshommesprit laparole et s'adressaàAmadeaen tchèque.

Ellesecoualatêteensigned'incompréhension,etils'exprimaenallemand.— D'où viens-tu ? demanda-t-il dans un allemand correct mais avec un fort

accent,toutenladétaillant.Amadeaétaitsaleetmaigre,elleétaitpleinedecoupuresetd'égratignures,ses

chaussuresétaientenlambeauxetelleavaitlespiedsensang.— De Theresienstadt, répondit-elle doucement en le regardant droit dans les

yeux.S'ilsétaientdespartisans,elledevait leurdirelavérité,sinonilsnepourraient

pasl'aider—cequ'ilsneferaientpeut-êtrepasd'ailleurs.—Tuétaisdétenue?Tut'esévadée?Amadeaacquiesçad'unsignedetête.—Oui.— Pourtant, tu ne portes pas de numéro, fit observer l'homme d'un air

soupçonneux.Avec son physique élancé et ses cheveux blonds, elle ressemblait plutôt à un

agentallemand.Malgrélasaletéetl'épuisement,elleétaitbelle,etmanifestementeffrayée.Maiselleétaitcourageuseetill'admiraitpourcela.—Ilsontoubliédemetatouer,répondit-elleenesquissantunsourire.Mais l'homme ne lui rendit pas son sourire. L'affaire était grave, il y avait

beaucoupenjeu.Etpasseulementpourelle,maispoureuxtous.—Tuesjuive?— Amoitié.MamèreétaituneJuiveallemande.Monpère,lui,étaitfrançaiset

catholique.Mamères'estconvertie.—Oùest-elle?ATheresienstadt,elleaussi?L'espaced'uninstant,leregardd'Amadeasetroubla.

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—ElleaétéenvoyéeàRavensbruck,ilyaunan.— Combiendetempses-turestéeàTerezin?demandal'homme,quiappelaitla

villeparsonnomtchèque.—Depuisjanvier.L'hommehochalatête.—Parles-tufrançais?Amadeaacquiesça.—Comment?—Couramment.— Leparles-tuavecunaccent?Peux-tupasseraussibienpouruneAllemande

quepouruneFrançaise?Ellesesentitfaiblirencomprenantqu'ilsallaientl'aider,oudumoinsessayer.Les

questionsétaientbrèvesetconcises,etl'hommequilesposait,malgrésonalluredefermier, était en réalité le chef des partisans de cette zone.C'était lui qui allaitdéciders'ilsluiapporteraientleuraideounon.—Oui,réponditAmadea.Mais, avec son physique d'aryenne, elle ressemblait à une Allemande, et elle

commeluisavaientquec'étaitunatout.Elleleregardaetosaluidemander:—Qu'allez-vousfairedemoi?Oùvais-jealler?— Jen'ensaisrien,répondit-ilensecouantlatête.Situesjuive,tunepeuxpas

retournerenAllemagne,entoutcaspasyrester.Nouspourrionstefairepasserlafrontièreavecdefauxpapiers,maisceseraitrisqué.Ettunepeuxpasrestericinonplus.Touteslesfemmesd'officiersenvisitesontdéjàreparties.Nousverrons.Ils'adressaà l'undeseshommeset,quelquesminutesplustard,celui-cirevint

avec de la nourriture.Mais Amadea avait si faim qu'elle se sentaitmalade et ytouchaàpeine;celafaisaitsixmoisqu'ellen'avaitpasprisdevrairepas.—Tuvasdevoirrestericiquelquetemps.Ilyatropd'agitationencemoment.—Ques'est-ilpasséàLidice?demanda-t-elledoucement.—Tousleshommesontététués.Lesfemmesontétédéportées.Levillageaété

rasé,répondit-il,leregardhaineux.—Jesuisnavrée.L'hommedétournalesyeux,sansluirévélerquesonfrèreetsafamillevivaient

là-bas.—Nousnepourronspastefairepartird'iciavantdessemaines,voiredesmois.Il

fautdutempspourobtenirlespapiers.—Merci.Ellesemoquaitdesavoircombiendetempsilslaretiendraient;c'étaittoujours

mieuxquelàd'oùellevenait.Entempsnormal,elleauraitétéemmenéeenlieusûràPraguemais,étantdonnélescirconstances,c'étaitimpossible.Ellevécutaveceuxdanslaforêt jusqu'audébutdumoisd'août,passantleplus

clairdesontempsàprierouàsepromenerautourducamp.Toutavaitreprissoncalme. Des hommes allaient et venaient régulièrement, et une fois elle vit unefemme.Personneaucampneluiparlait,sibienqu'elleprofitaitdesesmomentsdesolitudepourprier.Laforêtétaitsipaisiblequ'elleavaitparfoispeineàcroirequelaguerrefaisaitrage.

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Unsoir,quelquessemainesaprèssonarrivée,commeilssavaientqu'ellevenaitdeCologne,ilsluiavaientapprisquelavilleavaitétébombardéeparlesAnglaisetcomplètementdétruite.Ilsn'enavaientriensuàTheresienstadt.Cequ'ilsluidirentétait impressionnant ; les nazis avaient subi un gros revers. Elle espérait qu'iln'était rien arrivé aux Daubigny, mais leur château, heureusement, était assezéloignédelavillepournepasavoirétébombardé.Deuxmoisaprèsl'arrivéed'Amadeaaucamp,lechefdespartisansvints'asseoir

prèsd'ellepourluiexpliquercequ'ilcomptaitfaire.Iln'avaiteuaucunéchodesonévasionetprésumaitque,pourlesnazis,uneJuivedeplusoudemoinsn'avaitpasd'importance.Biensûr,ilnepouvaitpassavoirsilesautoritésducampavaientfaitle lien entre sa disparition et celle deWilhelm lemême soir, oumême s'ils s'enpréoccupaient.Ilfallaitespérerquenon.Amadeasedemandaitsilesnazisavaientretrouvé le corpsdu jeune soldat; lespartisans, eux,n'avaientpas voulualler lechercher.Ilétaittropprèsducamp.LespartisansluiavaientfaitfairedespapiersàPragueetellefutétonnéedeleur

qualité.Elles'appelaitdésormaisFriedaOberhoff.Elleétaitune jeunefemmedevingt-cinqans,originairedeMunich,quivenaitrendrevisiteàsonmariengarnisonà Prague. Celui-ci était commandant d'une petite circonscription de la ville etrepartait avec elle à Munich pour une permission. De là, ils gagneraientdirectementParispourdecourtesvacancesavantqu'elleneretourneàMunichetluiàPrague.Leursbilletsdetrainsemblaientauthentiques.Unejeunefemmeluiapportadesvêtementsetunevalise,puisl'aidaàs'habiller

etonpritunephotod'ellepoursonpasseport.Toutétaitenordre.Ellevoyageraitencompagnied'un jeuneAllemand,quiavaitdéjà travailléavec

euxetavaittraverséàdenombreusesrepriseslesfrontièrestchèqueetpolonaise.Ceserait lasecondemissiondugenrequ'ileffectueraitenFrance.Elledevait lerejoindre,lelendemain,dansunecacheàPrague.Aumomentdepartir,Amadeanesutcommentremercierlechefdugroupeetse

contentadeleregarderenluidisantqu'elleprieraitpourlui;seshommesetluiluiavaientnonseulementsauvélavie,maisluienoffraientunenouvelle.Ilétaitprévuqu'elle rejoigne une cellule de résistants près de Paris,mais elle devait d'abordtraverserl'Allemagneensefaisantpasserpourl'épouseducommandantSS.Vêtued'unerobed'étébleuclairetcoifféed'unchapeaublanc,elledonnaitparfaitementle change — elle portait même des hauts talons et des gants blancs. Elle lesregardaunedernièrefoisavantdemonterdanslavoiturequiallaitlaconduireenville. Ceux qui l'accompagnaient étaient des Tchèques travaillant pour lesAllemandsetau-dessusdetoutsoupçon.Personnene lesarrêtaninedemandaàvoirleurspapiers,et,moinsd'uneheureaprèssondépartducamp,Amadeaétaitcachée dans une cave à Prague. Aminuit, l'homme qui devait voyager avec ellearriva.Grand,blondetséduisant,ilportaitununiformeSSetressemblaitentoutpointàunofficierduReich.Ilétaittchèque,avaitgrandienAllemagneetparlaitunallemandparfait.Leurtrainpartaitàneufheuresdumatin.Ilssavaientqu'ilseraitbondéetqueles

soldatsdans lagare seraient occupéspar la foule.Cesderniers vérifieraient lespapierssuperficiellement,etjamaisilneleurviendraitàl'espritdesoupçonnerun

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séduisantofficierSSetsajeuneetbelleépouse.Unefoisqu'undespartisansleseutdéposésàlagare,AmadeaetlejeuneTchèqueremontèrentlequaienfeignantdediscuteravecnaturel,enmêmetempsqu'illuiglissaitàvoixbassedesourire.Elle trouvaitétrangedeporterànouveaudesvêtements fémininsà lamode -cequ'ellen'avaitpasfaitdepuissesdix-huitans-ainsiquedevoyagerencompagnied'unhomme.Elleétaitterrifiéeàl'idéequequelqu'uns'aperçoivequesespapiersétaientfaux,maisnilecontrôleurnilesoldatquiregardaientlesgensmonterneles questionnèrent, se contentant de leur montrer le chemin sans même lesregarder.Soncompagnondevoyageetelleincarnaientlerêvehitlériendelaracesupérieure : grands, beaux et blonds aux yeux bleus. Ils prirent place dans unwagondepremièreclasse,tandisqu'Amadearegardaitsonprétendumariavecdegrandsyeux.—Nousavonsréussi,murmura-t-elle.Wolff -c'étaitdumoins lenomqu'ilutilisait -hocha latête,avantdeporterun

doigt à ses lèvres; on ne pouvait jamais savoir qui écoutait. Jouer son rôle avecrigueurétaitlaclédelaréussite.Ilssemirentàparlerenallemand,discutantdeleursprojetsdevacancesetdecequ'AmadeadésiraitvoiràParis. Il luidécrivitl'hôteloùilsdescendraientetluiparladesamèrequivivaitàMunich.Lorsque le train quitta la gare, Amadea regarda Prague s'éloigner lentement,

obsédéeparlesouvenirdujourdesonarrivéeenwagonàbestiaux,lasouffranceet le supplice qu'ils avaient endurés, les seaux remplis d'excréments, les genspleurantetmourantautourd'elle.Elleétaitrestéedeboutdesjoursdurant,etvoilàqu'àprésentelleseretrouvaitassisedansunwagondepremièreclasse,portantunchapeauetdesgantsblancs,encompagnied'unpartisanenuniformeSS.Toutcequ'elleputenconclurefutque,pouruneraisonouuneautre,leDieuqu'elleaimaitsiprofondémentavaitvouluqu'ellesurvive.LevoyagepourMunichnepritquecinqheuresetsepassasansincidents.Elle

dormitunepartiedutrajetmaisseréveillaensursautenvoyantunsoldatallemandpasser près d'eux. Wolff éclata de rire et sourit au soldat, tout en glissant àAmadea, les dents serrées, de sourire elle aussi. Après cela, la jeune femme serendormit,somnolantlatêteappuyéesurl'épauledujeunehomme,quilaréveillaàleurarrivéeàlagarecentraledeMunich.Ilsavaientdeuxheuresàattendreavantleurcorrespondance,etWolffproposaà

Amadea de dîner dans un restaurant de la gare, puisqu'ils n'avaientmalheureusementpasletempsd'allerenville.Lesdeuxépouxsedirentimpatientsd'arriver en France. Avec l'Occupation, Paris était devenu une destinationrecherchée par les Allemands qui voulaient tous s'y rendre. A table, malgrél'enthousiasmequ'affichaitWolffenparlantde leursvacances,Amadearemarquaqu'ilrestaitvigilant.Toutendiscutantavecelledefaçondécontractée,ilgardaitunœilsurtoutettous.Amadeaneputsedétendreavantd'êtredansletrainpourParis,ànouveaudans

unwagondepremièreclasse.Elleétait tellementangoisséeà l'idéequequelquechosedeterribleseproduiseetqu'onlesarrêtequ'elleavaitàpeinetouchéàsondîner.— Vous finirez par vous y habituer, lui glissaWolff à voix basse tandis qu'ils

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montaientdansletrain.Mais,avecunpeudechance,sedisaitAmadea,ceneseraitpasnécessaire.Elle

n'avaitaucuneidéedelamanièredontlesrésistantss'yprendraientpourlacacher,maisvoyageraumilieudesofficiersallemandsenfaisantsemblantd'êtrelafemmedel'und'euxlarendaitfolledepeur.C'étaitpresqueaussiterrifiantquelanuitoùelles'étaitévadéedeTheresienstadt.Illuiavaitalorsfalluducourage,lasituationprésenterequéraitdusang-froid.Ellerestacrispéejusqu'audépartdutrain.Cettefois-ci,ilsvoyageaientdenuit.Un employé vint ouvrir leurs couchettes. Lorsqu'il fut parti, le jeune homme

suggéra à Amadea de passer sa chemise de nuit, et celle-ci le regarda d'un airchoqué.— Jesuisvotremari!dit-ilenriant.Vouspourriezaumoinsretirervosgantset

votrechapeau!Celalafitrire,elleaussi.Elle lui tourna ledosetenfila, sa tenuedenuiten faisantglisser sa robepar-

dessous. Quand elle se retourna, Wolff était en pyjama. C'était un hommeextrêmementséduisant.— Jen'aijamaisfaitçaauparavant,observaAmadeaavecembarrastandisque

Wolffluisouriait.Elleespéraitqu'ilnepousseraitpaslaplaisanterietroploin,maisçanesemblait

passongenre.— J'endéduisquevousn'êtespasmariée?fit-ildoucement,rassuréparlebruit

dutrainquicouvraitleurconversation.—Non,eneffet.Jesuiscarmélite,réponditAmadeaensouriant.Pendantuneminute,Wolfffutparalysédesurprise.— Ehbien,jen'avaisencorejamaispassélanuitavecunereligieuse.J'imagine

qu'ilyaunepremièrefoisàtout.Il aidaAmadea àmonter dans sa couchette puis s'assit sur l'étroite banquette

d'enfaceetl'observa:religieuseoupas,elleétaittrèsbelle.—Commentvousêtes-vousretrouvéeàPrague?Amadeahésitauninstantavantderépondre.Plusrienn'étaitsimpleàexpliquer,

toutétaitdevenucompliqué.—Theresienstadt,fit-elle.Ceseulmotrésumaittoutàsesyeux.—Êtes-vousmarié?demanda-t-elleaveccuriosité.Wolffhochalatête,maisellevitdeladouleurdanssonregard.— Je l'aiété.MafemmeetmesdeuxfilsontététuésenHollandependant les

représailles.Monépouseétaitjuive.Ilsn'ontpasétédéportés.Onlesaabattussurplace.Aprèsça,jesuisrevenuàPrague.Cela faisaitdeuxansqu'ilétaitderetourenTchécoslovaquie, faisant toutpour

mettredesbâtonsdanslesrouesdesnazis.—Queferez-vousunefoisàParis?Ilsyarriveraientdanslamatinée.—Jen'enaiaucuneidée.C'était la première fois qu'elle venait en France, et elle espérait pouvoir se

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rendreenDordogne,dans lepaysde sonpère, etpeut-êtremêmeapercevoir lechâteaufamilial.Maisellesavaitqu'elleneseraitpaslibredesesmouvements.Lespartisans tchèques lui avaient assuré qu'elle serait cachée par la Résistancefrançaise,làoùcelle-ciestimeraitqueceseraitleplussûrpourelle,probablementendehorsdeParis.Elleensauraitpluslorsqu'ilsarriveraient.— J'espère que nous aurons l'occasion de voyager à nouveau ensemble, fit

remarquerWolffenbâillant.Étantdonnélesdangersdelasituation,elleletrouvaitd'uncalmeremarquable,

maisilaccomplissaitcegenredemissiondepuisdeuxansetavaitl'habitude.—JepenseresterenFrance.ElleneconcevaitpasderepartirenAllemagnetantqu'ilyauraitlaguerre.Dans

sa situation, vivre en France serait difficile, mais impossible en Allemagne. Ellepréférait mourir plutôt que d'être déportée à nouveau, dans un endroitcertainement pire que la première fois. Theresienstadt lui avait suffi. Elle nepouvaits'empêcherdepenseràceuxquiyétaientencoreetàcequirisquaitdeleur arriver. S'être évadée et se trouver maintenant dans ce train étaient toutbonnementdesmiracles.—Retournerez-vousaucouvent,aprèslaguerre?s'enquitWolffavecintérêt.Levisaged'Amadeas'éclairad'unsourire.—Biensûr.—N'avez-vousjamaisdoutédevotredécision?—Pasuneseulefois.Dèslepremierjour,j'aisuquec'étaitmadestinée.— Etmaintenant ?Après tout ce que vous avez vu ? Pensez-vous toujours que

votreplaceestderesterà l'écartdumonde?Vouspourriez faire tellementpluspourlesgens,ici.—Oh,non!fitAmadeaavecforce.Nousprionspourbeaucoupdegensetilya

tantàfaire!Wolffsouritenl'écoutant.Iln'avaitaucuneintentiondediscuteravecelle,mais

nepouvaits'empêcherdesedemandersielleretourneraitvraimentaucouventunjour.Elleétaittrèsbelleetavaitencorebeaucoupàdécouvriretàapprendre.Ilressentaitunesensationétrangeàvoyageravecune religieuse.Elle semblaitaucontrairetrèshumaineetdésirable,bienqu'elleneparûtpasenavoirconscience,cequifaisaitprécisémentpartiedesoncharme.Elleétaittrèsattirante,dansungenretoutàfaitparticulier.Ilpassalanuitallongésursacouchette,auxaguets;letrainpouvaitêtrearrêté

etfouilléàn'importequelmoment,etilvoulaitêtreéveillésicelaarrivait.Ilselevauneoudeuxfoisetconstataqu'Amadeadormaitprofondément.Lematin, il la réveilla pour qu'elle ait le tempsde s'habiller avant l'entrée en

gare.Lui-mêmesepréparaetattenditàl'extérieurducompartimentqu'ellesesoitnettoyélevisageetchangée.Quelquesminutesplustard,ill'accompagnajusqu'auxtoilettes et l'attendit, là encore. Amadea semblait très calme en regagnant lecompartiment, oùellemit sonchapeauet sesgants.Sonpasseportet sesbilletsétaientdanssonsac.Tandisqueletrainentraitdanslagaredel'Est,elleobserva,fascinée,l'activité

surlequai.

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— N'ayezpasl'aireffrayée,luisoufflaWolffavantdequitterlecompartiment.Prenezl'aird'unetouristeravieetenchantéed'êtrelàavecsonmari,pourpasserdesvacancesromantiques.— Jenesuispassûredesavoiràquoiressembleunetellepersonne,rétorqua-t-

elleensouriant.—Faitescommesivousn'étiezpasreligieuse.—Ça,c'estimpossible,fit-elleencontinuantdesourire.Ilsdescendirentdutrainenayantl'aird'unjeunecoupleheureux,chacunportant

sa valise et Amadea tenant le bras de Wolff. Personne ne les arrêta ni ne lesinterrogea. Ils étaientdeuxbeauxAllemandsvenuspasserdes vacancesàParis.Unefoissortisdelagare,Wolffhélauntaxi.Il indiquaau chauffeurun caféde la rivegaucheoù ils devaient retrouverdes

amisavantdegagnerleurhôtel.Maisl'hommeétaitmaussadeetnesemblaitpascomprendre l'allemand. Amadea s'adressa à lui en français, et bien qu'elleressemblât à une Allemande, il fut surpris de voir qu'elle parlait comme uneFrançaise.Wolff laissa au taxi un pourboire plus que généreux et celui-ci le remercia

poliment.IlsavaitquesemontrergrossierenverslesAllemandsétait ladernièrechoseàfaire,enparticulieravecdesofficiersSS;sixmoisplustôt,undesesamiss'étaitfaitfusillerparl'und'eux,pourl'avoirappelé«saleBoche».WolffetAmadeacommandèrentdescafés-dumoinscequipassaitpourducafé

encestempstroublés—etleserveurleurapportaenmêmetempsdescroissants.Dix minutes plus tard, un ami de Wolff les rejoignit et lui donna une tape surl'épaule,manifestementravidelerevoir.Lesdeuxhommesdirents'êtreconnusdurantleursétudes,maisenfait,c'étaitla

première fois qu'ils se voyaient; ils jouaient très bien leur rôle, et Amadea lesobservaavecunsouriretimide.Wolff laprésentacommesafemme,ettoustroisbavardèrentquelquesinstantsavantquePierre-c'étaitainsiquesenommaitleurcontact-offredelesconduireàleurhôtel.Ilsmontèrentavecleursvalisesdanssavoiture, sans que quiconque prête attention à eux. Une fois en périphérie de lacapitale, Wolff se déshabilla pour mettre les vêtements que lui avait apportésPierre,etl'uniformedeSSdisparutdansunevaliseàdoublefond.Enmêmetempsqu'il se changeait, Wolff discutait avec Pierre en langage codé. Il déclara qu'ilrepartiraitlesoirmême.La voiture s'arrêta enfin devant une petitemaison de l'Est parisien. C'était le

genredemaisonhabitéeparunegrand-mèreouunevieilletante.Uncoupleâgéàl'airgentilétaitassisdanslacuisine,entraindeprendresonpetitdéjeuneretdelirelejournal.Pierreleurjetaunrapidecoupd'œilenlançant«Bonjourmamie,bonjourpapi»,

puissedirigeadirectementversunplacardderrièreeux,ouvrituneportesecrètequisetrouvaitaufondetdescenditunescaliersombre,suivideWolffetAmadea.Illes emmena dans la cave à vin et resta là un moment, dans l'obscurité, avantd'ouvriruneportedissimuléequirévélaunepièceenpleineactivité.Unedouzained'hommes et deux femmes étaient assis autour d'une table de fortune, et untreizièmehommedevantunpostederadio.Lapièceétaitpetiteet ilyavaitdes

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papiersetdesboîtespartout,unappareilphotoetdesvalises.Onauraitditqu'ilsétaientlàdepuisplusieursjours.—Salut!fitPierreàl'undeshommes.—Salut,Pierre!répondirent-ils.Quelqu'unluidemandas'ilavaitapportélepaquet.Pierreacquiesçaendirection

d'Amadea:c'étaitellelepaquetqu'ilsattendaient.L'unedesfemmesluitenditlamainensouriant.—BienvenueàParis.Avez-vousfaitbonvoyage?Elles'étaitadresséeàelleenallemand,maisAmadea,àleurgrandesurprise,lui

réponditdansunfrançaisparfait.—Nousignorionsquevousparliezlefrançais.Ilsnesavaientpasencoregrand-choseàsonsujet, sicen'estqu'elleétaitune

rescapée des camps et qu'elle avait reçu l'aide de partisans tchèques près dePrague. Ces derniers leur avaient dit qu'elle avait besoin de trouver refuge enFranceetqu'ellepourraitleurêtreutile,sansexpliquerdequellefaçon.Aprésent,laraisonleurparaissaitévidente:lajeunefemmeavaitunphysiqued'Allemandeetmaîtrisaitaussibienl'allemandquelefrançais.Wolff s'assit dans un coin avec deux hommes et leur fît son rapport sur les

derniersévénementsàPragueetsurlesmouvementsnazislà-bas.Ilsparlaientàvoixbasse,sibienqu'Amadeaneputrienentendre.L'hommequisemblaitêtreà la têtedugroupeétudiaitAmadeaavecattention.

Jamaisiln'avaitvudejeunefemmeàl'alluretypiquementaryennequifûtaussiàl'aiseenallemandqu'enfrançais.—NousavionsprévudevousenvoyerdansunefermedansleSud.Vousaveztout

àfaitlephysiqued'unepureAryenne.Etes-vousjuive?—Mamèrel'était.L'homme,quisavaitqu'ellevenaitd'uncamp,regardasonbras.—Etvotrenuméro?Amadeasecoua la tête.C'était laperlerare ! Ilnepouvait la laisserpartir, ils

avaientbesoind'elleàParis.— Avez-vous lesnerfssolides?demanda-t-ilengrimaçantunsouriretouten la

regardantd'unairpensif.—Elleaétéparfaitedansletrain,intervintWolff.Puis,avecunregardaffectueuxverssacompagnedevoyage,ilajouta:—Elleestreligieuse.Carmélite.— C'est intéressant... répliqua le chef de la cellule en observantAmadea.Ne

faut-ilpasfairepreuved'unjugementpondérépourdevenircarmélite?Ainsiqued'unbonéquilibrenerveux?— Commentsavez-vouscela?réponditAmadeaenriant.Ilfautlesdeux,oui,et

aussiunebonnesanté.— Ma sœur est entrée dans une communauté religieuse en Touraine. Les

religieuses étaient ravies qu'elle les rejoigne. Pourtant, elle a un jugementaffligeantetnesaitpassemaîtriser.Elleyestrestéedeuxans,avantdepartiret

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desemarier.Jesuissûrqu'ellesontétésoulagéesdelavoirs'enaller.Elleasixenfantsaujourd'hui.L'homme lui sourit, et Amadea se sentit proche de lui. Il ne lui avait pas été

présenté,maiselleavaitentendulesautresl'appelerSerge.—J'aiunfrèrequiestprêtre.IlneprécisapasàAmadeaquecedernierétaitégalementlechefd'unecellulede

résistantsàMarseille,oùilfaisaitlamêmechosequelepèreJacques,quicachaitdes enfants juifs dans son collège d'Avon. Hormis son frère, il connaissait denombreuxprêtrespartoutenFrance,qui faisaientdemême,agissantsouventdeleurproprechef.Maisiln'avaitpasl'intentiond'utilisercettejeuneAllemandeentantquereligieuse.Ellepouvait leurêtrebienplusutileautrement.EllepourraittravaillerpoureuxensefaisantaisémentpasserpouruneAllemande,maisildevaitd'abordsavoirsielleétaitsuffisammentsolidepourça.— Nous allons vous garder ici quelques semaines. Vous vous cacherez en bas

jusqu'àcequevospapierssoientenordre,etensuitevouspourrezresteravecmesgrands-parents,àl'étage.VousserezmacousinedeChartres.A l'évocation des grands-parents, Amadea comprit que Pierre et Serge étaient

frères.Ilrégnaitunegrandeactivitédanslacave.OnyimprimaitdestractsdanslebutdefairesortirlesFrançaisdeleurtorpeuretdelesinformerafinderéveillerleurconscience.L'unedesfemmespritAmadeaenphotopourl'établissementdepapiersd'identité

françaiset,unpeuplustard,l'autremontachercheràmangerpourWolffetelle.Après ce qu'elle avait connu à Theresienstadt, Amadea avait l'impression que lanourritureabondait.Et tandisqueSergecontinuaitde l'interroger,elles'aperçutavec surprise qu'elle était affamée. Quelques heures plus tard, Wolff partit. IlretournaitàPrague.Avantdes'enaller,illuiditgentimentaurevoir.—Bonnechance,masœur.Peut-êtrenousreverrons-nousunjour.— Merci,répondit-elle,tristedelevoirpartir,leconsiérantcommeunami.Que

Dieuvousbénisseetvousprotège.—Jesuissûrqu'illefera,affirmaWolffavecconfiance.IléchangeaencorequelquesmotsavecSerge,puispartitencompagniedePierre.IlremettraitsonuniformeSSdanslavoiture,durantle

trajet pour la gare. Amadea les trouvait tous extraordinairement courageux etéprouvaitungrandrespectpoureux.Car,bienque laFrancesesoitrendueauxAllemandsentroissemaines,ilyavaitdenombreusespochesderésistancecommecelle-ci, qui se battaient pour libérer les Français, sauver les Juifs et restaurerl'honneurdupays.IlsfaisaienttoutpouraiderlesAlliés,encollaborantétroitementaveclesAnglais,et,surtout,ilssauvaientdenombreusesvies.Cettenuit-là,Amadeadormitdanslacavesurunétroitlitdecamp,tandisqueles

hommesdiscutaientjusqu'àl'aube.Sespapiersd'identitéfurentprêtslelendemain,et elle les trouva encore mieux faits que ses papiers allemands. Serge les luigarderait.Ilnevoulaitpasqu'ellelesaitsurellelorsqu'ellepartiraitenmission.Il

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avait longuement discuté d'elle avec le groupe pendant toute la nuit et avaitfinalement pris la décision de l'envoyer à Melun. La ville se trouvait à unecinquantainedekilomètresàl'estdeParis,etelleyseraitplusensécurité.Deplus,ilsavaientbesoind'ellelà-bas.LesAnglaisparachutaientdesapprovisionnementsetdeshommes.Lamissionseraitdélicate.Cette fois-ci, sur ses papiers, elle était célibataire et originaire d'une ville des

environs deMelun. Elle s'appelait Amélie Dumas. Sa date de naissance était lasienne,mais elle était née àLyon. Si on lui posait la question, elle dirait qu'elleavaitétudiélalittératureetl'artàlaSorbonne,avantlaguerre.Sergeluidemandaquelnomdecodeellevoulaitet,sanshésiter,ellerépondit:«Thérèse.»Ellesavaitquecenomluidonneraitducourage.Ellen'avaitaucuneidéedecequ'onattendaitd'ellemais,quoiquecefût,elleétaitprêteàlefaire.Elleleurdevaitlavie.Cette nuit-là, Amadea et deux résistantes prirent la route pour Melun. Elles

étaient juste trois femmes venues passer quelques jours dans la capitale et quiretournaient dans leurs fermes. Elles ne furent arrêtées qu'une seule fois. Lessoldats allemands vérifièrent leurs papiers, puis plaisantèrent quelques minutesavecellesdansunmauvaisfrançais,enleurfaisantdesclinsd'œiletenlestentantavec des barres de chocolat et des cigarettes, avant de les laisser repartir. Ilsn'étaientpasagressifs,pourunefois,etvoulaientsimplementflirteravecdejoliesFrançaises.Ellesatteignirentlafermeàlanuittombée.Lefermieretsafemmesemblèrent

surprisde voirAmadea,mais lesdeuxautres femmes la leurprésentèrent, et lafermière laconduisitàunepetitechambrederrière lacuisine.Elledevraitaideraux travauxde la ferme et aux tâchesménagères, car la femmeavait beaucoupd'arthriteetnepouvaitplussecondersonmari.Amadeadevraitfairetoutcequ'ilslui demanderaient, et le soir elle travaillerait pour la Résistance locale. Il étaitd'ailleursprévuqu'ellerencontreunrésistantlelendemain.Le fermier et sa femme étaient entrés dans la Résistance dès le début de

l'Occupation et, malgré leur apparence de vieux couple inoffensif, étaient enrelation avec tout le réseau de la région et faisaient preuve d'un courageextraordinaire.LesvêtementsquelafemmeprêtaàAmadealuidonnèrentl'allured'une fille de ferme. En dépit de sa maigreur, la jeune femme était robuste etrespirait la santéet la jeunesse, sibienqu'avecsa robeuséeet son tablier,ellecollaittoutàfaitaupersonnage.Ellepassaunenouvellenuitdansunlitétranger,maisrenditgrâceaucield'en

avoir un. Le lendemain matin, les deux résistantes de la cellule parisiennerepartirentenluisouhaitantbonnechance,etAmadeasedemanda,commeellelefaisaitpourtousceuxqu'ellerencontrait,siellelesreverraitunjour.Toutdanssavienesemblaitplusêtrequetransitoireetimprévisible;lesgensentraientdanssonexistence pour en disparaître aussitôt, et chaque au revoir était susceptible dedevenirunadieu-cequiétaitsouventlecas.Maistouscesgensfaisaientuntravaildangereux,etAmadeaétaitimpatiented'apportersacontribution.Elleleurdevaiténormémentetvoulaitremboursersadette.Ce matin-là, elle alla traire les quelques vaches qui restaient. Elle ramassa

égalementdubois,travaillaaujardin,aidaàpréparerledéjeuneretfitlavaisselle.

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Elletravaillaitavecautantdesérieuxqu'aucouvent,cedontlavieillefermièreluiétait reconnaissante, elle qui n'avait pas eu autant d'aide depuis des années.Cesoir-là,aprèsdîner,Jean-Yves,leurneveu,vintleurrendrevisite.C'étaitungrandgarçondégingandéauxyeuxetauxcheveuxnoirs,quin'avaitquedeuxansdeplusqu'Amadea.Il émanait de lui une indéfinissable tristesse et il semblait porter le poids du

monde sur ses épaules. Son oncle lui servit un verre de vin et en proposa un àAmadea,qu'ellerefusa,préférantprendreunverredelait,dulaitqu'elleavaittraitle matin. Elle vint s'asseoir tranquillement à la table où les deux hommesdiscutaient,etpeuaprèsJean-Yvesluiproposadesortirfaireuntouraveclui.Ellecompritqu'ilétaitlerésistantaveclequelelledevraitcollaborer.Ilssortirentdoncse promener dans l'air tiède du soir, comme deux jeunes gens désireux de seconnaître.— J'aicrucomprendrequevousaviezfaitunlongvoyage,dit-ilenlaregardant

avecméfiance.Amadeaacquiesçad'unhochementdetête.Elleavaitencoredumalàréaliseroù

elleétait.Ellen'avaitquittéPraguequequelquesjoursplustôt,etlecampdanslaforêtpeudetempsauparavant,sanscompterlestressduvoyageàtraversl'Europeavecunpartisanportantl'uniformeSSetdefauxpapiers.MaisàprésentelleétaitAmélieDumas.Jean-Yves,lui,étaitbretonetpêcheuravantdeveniràMelun.Maislecoupledefermiersétaitvraimentdesafamille.Amadeaavaitl'espritembrouillépar tant d'informations à absorber en même temps : fausses identités, vraismétiers...—J'aidelachanced'êtrelà,répondit-ellesimplement.Elleétaitreconnaissantedecequetousfaisaientpourelleetespéraitpouvoirles

aiderenretour.Celaavaitplusdesensetétaitplusutilequesecacherdansuntunneletprierpourquelesnazisnel'ytrouventpas.—Votreprésenceicivanousaider.Nousrecevonsunecargaisondemain.—D'Angleterre?demanda-t-elleàvoixbassebienqu'iln'yeûtpersonnepourles

entendre.Jean-Yvesréponditenhochantlatête.—Oùseposeront-ils?— Dansleschamps,àlanuittombée.Ilsnouspréviennentd'abordparradio,et

nousallonsàleurrencontreavecdeslampestorches.Quandilsatterrissent,ilsnepeuventresterausolquequatreminutes.Parfoisilsparachutentjustelescolissansseposer,çadépenddelacargaison.C'étaituntravaildangereux,maisilsétaientimpatientsdel'accomplir.Jean-Yves

étaitundeschefsduréseau-iln'yavaitqu'uneseulepersonneau-dessusdelui-,ilétaitl'undesmeilleurs,etleplustéméraire.Ilavaitétéunevraietêtebrûléedanssa jeunesse. Tandis qu'ils marchaient dans le verger, elle se demandait d'où luivenaitcetairtristeetmélancolique.—Savez-vousvousservird'uneradio?Amadeasecoualatête.—Jevousapprendrai,c'estassezsimple.Etd'unearme?Lajeunefemmesecoualatêteànouveauetilsemitàrire.

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—Vousétiezquoiavant?Mannequin,actrice,oubienjusteunepetitefillegâtée?Elleétaitsijoliequ'ilétaitsûrdecequ'ilavançait,maiscettefoiscefutAmadea

quisemoquadelui.—Carmélite.Maissijedoisprendrecequevousditespouruncompliment,alors

mercibeaucoup.Elle n'était pas certaine que se faire traiter d'actrice fût un compliment— sa

mère en tout cas aurait certainement pensé que non. Il parut stupéfait de saréponse.—Avez-vousquittélecouventavantlaguerre?— Non,seulementquandmamèreetmasœurontétédéportées.Jesuispartie

pournepasmettrelacongrégationendanger.C'étaitlaseulechoseàfaire.Amadeal'ignoraitencore,maissœurThérèseBénédictedelaCroix—EdithStein

— et sa sœur Rosa avaient été déportées à Auschwitz quelques jours plus tôt.Tandisqu'ellesepromenaitavecJean-Yvesdansleverger,EdithSteinétaitmortegazée.—Etretournerez-vousaucouvent,aprèslaguerre?—Oui,réponditAmadeaavecassurance.C'étaitlaseulechosequilafaisaitavancer.—Quelgâchis!fit-ilenlaregardant.—Pasdutout.C'estunevieextraordinaire.— Commentpouvez-vousdireunechosepareille?répondit-ilavecforce.Vivre

enreclusedecettemanière...Enplus,vousneressemblezpasàunereligieuse.— Si, assura-t-elle calmement. Et c'est une vie extrêmement active. Nous

travaillonstrèsdur,etnousprionspourvoustous.—Vouspriezencoreaujourd'hui?—Evidemment.Lesraisonsdepriernemanquentpascestemps-ci.Surtoutpour l'hommedont elle avait causé lamort en s'évadant.Elle revoyait

toujours le visagedeWilhelmet sa tête couvertede sang.Elle savait qu'elle enporteraitlepoidsetdevraits'enrepentirtoutesavie.—Prierez-vouspourmesfrères?demandasoudainJean-Yvesens'arrêtant.Ilsemblaitbeaucoupplusjeunequ'elle,bienquecefutlecontraire.Maisellese

sentaitvieilleaprèscequ'elleavaitvécu.— Oui.Oùsont-ils?demanda-t-elle,touchéeparsademandeetdécidéeàprier

poureuxlesoirmême.—Ilsontététuésparlesnazis,ilyadeuxsemaines,àLyon,envoulantprotéger

JeanMoulin.Ilsétaientaveclui.SergeluiavaitparlédecehérosdelaRésistance.— Jesuisdésolée.Avez-vousd'autresfrèresetsœurs?s'enquit-elled'unevoix

douceenespérantqu'ilrépondraitoui.Maisilsecoualatête.—Mesparentssontmorts.Monpères'esttuédansunaccidentdepêchequand

j'étaispetitetmamèreestdécédéel'annéedernière.Elleaeuunepneumonie,etnousn'avionspasdemédicamentspourlasoigner.Lamortrécentedesesfrèresexpliquaitsatristesse.Commeelle,ilavaitperdu

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toutesafamille,àl'exceptiondesononcleetdesatantedeMelun.—Mafamilleaussiadisparu.C'estprobable,entoutcas,carjen'aijamaisreçu

lamoindrenouvelled'eux.Mamèreetmasœurontétédéportéesenjuinl'annéedernière.ToutelafamilledemamèreaétédéportéeaprèslaNuitdecristal.Ilsétaientjuifs.Monpèreestmortquandj'avaisdixans.Safamillel'areniéquandilaépousé ma mère, car elle était juive et allemande, alors qu'eux étaient descatholiquesfrançais.C'étaitlaguerre.Lesgenssontsibêtesparfois.Aucunedesdeuxfamillesn'ajamaispardonnéàmesparents.—Ont-ilsétéheureuxensemble?demandaJean-Yves.Amadeafuttouchéedesonintérêt.Ilsétaiententraindedeveniramis,dansun

verger,enpleineguerre.—Oui,très.Ilss'aimaientprofondément.—Croyez-vousqu'ilsaientregrettéleurchoix?—Non,jenelepensepas.Maismamèreabeaucoupsouffertàlamortdemon

père.Ellen'aplusjamaisétélamême.Masœurn'avaitquedeuxans,etc'estmoiquim'ensuisoccupée.Acesmots, leslarmesluimontèrentauxyeux.Celafaisaittellementlongtemps

qu'ellen'avaitpasparlédeDaphné,etellecompritsoudaincombiensamèreetelleluimanquaient.— Jecroisqu'ilyabeaucoupdegenscommenousàprésent,desgensquin'ont

plusdefamille.—Mesfrèresétaientjumeaux,précisaJean-Yvesdebutenblanc.C'étaituneprécisionimportantepourlui.—Jeprieraipoureux,cesoir.Etpourvousaussi.—Merci,répondit-iltandisqu'ilsreprenaientlentementlechemindelaferme.Ilappréciait la jeune femme,qu'il trouvait trèsmûre;elleaussiavaitbeaucoup

souffert. Mais il avait encore du mal à croire qu'elle pût être religieuse et necomprenaitpassesmotivations.Pourtant,celaluidonnaitquelquechosedeprofondetdesereinqu'ilappréciaitchezelle.Saprésenceleréconfortait,etilsesentaitensécuritéàsescôtés.— Jeviendraivouschercherdemainsoir.Mettezdesvêtementssombres.Nous

nousnoircironslevisageunefoislà-bas.Jevousapporteraiducirage.—Merci,réponditAmadeaavecunsourire.—J'aiappréciénotreconversation,Amélie.Vousêtesquelqu'undebien.—Vousaussi,Jean-Yves.Il laraccompagnajusqu'àlaferme,puisrepritsavoiturepourrentrerchezlui,

heureux de savoir qu'elle prierait pour lui. Quelque chose en elle lui donnaitl'impressionqu'elleétaitécoutéedeDieu.

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Chapitre19Jean-Yvesvintlachercheràdixheures,lelendemainsoir.Ilconduisaitunevieille

camionnette, dont les phares étaient éteints, et était accompagné d'un autrehomme, un garçon de ferme robuste aux cheveux roux, qu'il présenta à Améliecommes'appelantGeorges.Amadeaavaittravailléduràlafermetoutelajournée.Lorsqueletrioquittala

maison, l'oncle et la tante de Jean- Yves étaient déjà couchés et n'avaient poséaucunequestion.Levieuxcouplen'avaitfaitaucuneallusionàcequ'Amadeaferaitcette nuit-là. Ils étaient simplementmontés après lui avoir souhaité bonne nuit.Quelquesminutesplustard,AmadeapartitavecJean-Yves,vêtued'habitssombrescommeilleluiavaitdemandé.Ilsprirentladirectiondeschamps,cahotantsurlechemin,sansriendire.Quand ils arrivèrent, il y avait déjà deux autres camionnettes, garées dans un

bosquet.Ilsétaienthuithommesautotal,plusAmadea,maisaucunneprononçaunseulmot.Jean-Yves tendit à la jeune femme un pot de cirage, et elle s'en barbouilla le

visage;encasd'arrestation, leursvisagesnoircis lestrahiraient,maisc'étaituneprécautionnécessaire.Unronflementdemoteursefitentendredansleciel,etleshommescommencèrentàsedisperserencourant.Quelquesminutesplustard,ilsallumèrentleurslampestorchespourenvoyerdessignauxàl'avion,etAmadeavitunparachuteentamerunelentedescenteverslesol,auqueln'étaitpasattachéunhommemaisungrospaquet.Leshommeséteignirentalorsleurslampesetl'avions'éloigna.C'était fini.Lorsque leparachuteatterrit, tousseprécipitèrentpour ledétacherdupaquet,etl'und'entreeuxl'enterradanslechampaussivitequ'ilput,tandisquelesautress'occupaientdelacargaison.Lecolisétaitremplid'armesetdemunitions qu'ils chargèrent dans les camionnettes. Au bout de vingtminutes,tousseséparèrent,etAmadeaetsesdeuxcompagnonsreprirentlechemindelaferme,levisagedéjàdébarbouillé.—Voilàcommentçasepasse,fitJean-Yves.Il luiavaittenduunchiffonpourqu'ellesenettoie.Amadeaétait impressionnée

parl'efficacitédel'opération.Touts'étaitdérouléavecuneextrêmeprécision,etàlesvoir,oneûtditquec'étaitfacile.Maisellesavaitquecen'étaitpastoujourslecasetqueparfoisdesaccidentsseproduisaient.Enoutre,s'ilssefaisaientprendre,les Allemands les fusilleraient pour l'exemple. Ce genre de choses se produisaitpartoutenFrance,etc'étaitd'ailleurscequis'étaitpassépourlesfrèresdeJean-Yves,pourquielleavaitpriélaveille,commepromis.—Est-cequ'ilsseposent,d'habitude,ousecontentent-ilsdelarguerlalivraison

?demandacalmementAmadea,quivoulaitenapprendreplussurleurtravailetsurcequ'ilsattendaientd'elle.—Çadépend.Parfoisilsparachutentdeshommes.Maisencasd'atterrissage,ils

doiventredécollerdanslescinqminutes,etc'estbeaucoupplusrisqué.

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Ellel'imaginaitsansdifficulté.—Quefaites-vousdeshommesparachutés?— Là encore, çadépend.Parfoisnous les cachons,mais engénéral, ils partent

directementenmissionpourlesAnglais.Maisilarrivequ'ilyaitdesblessés.Après ça, Jean-Yves se tut jusqu'à la ferme. Georges, lui, observait ses deux

compagnonsensilence.QuandAmadeafutdescenduedevoiture,iltaquinasonamiàsonpropos.Lesdeux jeunesgensseconnaissaientdepuis longtempsetavaienttraversébeaucoupd'épreuvesensemble;ilssefaisaiententièrementconfiance.—Tul'aimesbien,avoue,fitGeorgesavecunsourireencoin.—Nesoispasbête,c'estunebonnesœur,réponditJean-Yvesd'untonbourru.—Vraiment?fitGeorges,l'airsurpris.Pourtant,ellen'enapasl'air.—C'estparcequ'elleneportepaslarobe,sinonelledoitcertainementenavoir

l'air.Georgesacquiesça,impressionné.—Elleretourneraaucouvent?Sic'étaitlecas,iltrouvaitçabiendommage.EtJean-Yvesaussi.—Elleditqueoui,fitcelui-ciensegarantàlafermevoisine,oùilshabitaientet

travaillaienttouslesdeuxcommeaides.— Tupourraispeut-êtrelafairechangerd'avis,ditGeorgesensourianttandis

qu'ilsdescendaientdevoiture.Jean-Yvesneréponditrien.Ils'étaitditlamêmechose.Aumêmemoment, l'objet de leur discussion était agenouillé, rendant grâce à

Dieuquelamissionsefûtbienpassée.L'espaced'uninstant,Amadeasedemandas'ilétaitbienconvenablederemercierDieudelesavoiraidésàréceptionnerdesarmesdestinéesàtuer,maisdanslamesureoùilsemblaitnepasyavoird'autrechoix,elleespéraitqu'ilcomprendrait.Ellerestaainsiunlongmomentàfairesonexamendeconscience,commeaucouvent,puissecoucha.Le lendemain matin, elle était debout avant six heures pour aller traire les

vaches,et,quandseshôtesselevèrent,lepetitdéjeunerétaitdéjàprêt.Celui-cisecomposait simplement de fruits, de céréales et de faux café,mais pour Amadeac'était un festin comparé à ce qu'elle avait eu l'habitude de manger en débutd'année.ElleremerciaitDieu,matinetsoir,deluiavoirpermisdegagnerlaFrancesaineetsauve.Assiseàtablecematin-là,lajeunefemmesongeaitd'unairpensifàlamissiondelaveille.Lessemainesquisuivirent,ilyeutdeuxautresmissionsdumêmetype,ettroisen

septembreavecdeshommes.Dansuncasseulement,l'avionatterrit;danslesdeuxautres,onlesparachuta.L'und'entreeuxsefituneentorseàlachevilleentouchantlesol,etilsdurentle

cacher à la ferme, oùAmadea le soigna jusqu'à ce qu'il fut suffisamment rétablipourpartir.Enoctobre,des soldatsallemandspassèrent. Ils venaientcontrôler les fermes,

ainsique lespapiers.Lorsqu'ilsexaminèrentceuxd'Amadea, lecœurde la jeunefilles'arrêtapresquedebattre,maisilslesluirendirentsansfairedecommentaire

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ets'enallèrentenemportantdes fruits. Ilsavaientbienvuque la tantedeJean-Yvesétaitperclusederhumatismesetqu'elleetsonmariavaientbesoind'uneaideàlaferme.Iln'yavaitlàriend'anormalàleursyeux.Cettenuit-là,AmadeaenparlaàJean-Yves.Ilsétaientenroutepourunenouvelle

mission.Ilsallaientrécupérerdesarmesetdesmunitions,ainsiquedespostesderadio.—J'aieuunepeurbleueaujourd'hui,reconnut-elle.— Ça m'arrive aussi, parfois, répondit Jean-Yves avec franchise. Personne n'a

enviedesefairedescendre.—Jepréféreraispourtantmefairetuerplutôtquerepartirlàd'oùjeviens,avoua

Amadea.— Tuestrèscourageuse,fitlejeunehommeenlaregardantdanslalumièredu

clairdelune.Jean-Yvesaimait travailleravecAmadea,etsurtoutdiscuteravecelle. Ilvenait

parfois lesoirà la ferme,simplementpourparler,car ilsesentaitseuldepuis ladisparitiondesesfrères.Elleétaitd'unecompagnieagréableetavaitboncœur.Ilaimaittoutchezelle,maissegardaitbiendeleluidire.Ilnevoulaitnil'offensernil'affoler.La jeune femmeparlaitbeaucoupducouvent;c'était laseuleviequ'elleeûtconnueetelleluimanquait.Il aimait son innocence et sa force. Jamais elle ne renâclait à la tâche ni ne

négligeaitsesresponsabilités,etellen'avaitpaspeurdeprendredesrisques.Elleétaitaussicourageusequen'importelequeldeseshommes.Touss'enétaientrenducompteetlarespectaient.Amadeaparticipaàtouteslesmissionsjusqu'enhiver.Jean-Yves lui apprit comment se servir d'une radio et charger une arme. Il

l'entraînaégalementautirdanslechampdesononcleetfutsurprisdeconstaterqu'elleétaitdouée.Ellenetremblaitpas,étaitviveetpossédaitdebonsréflexes.Et,surtout,elleavaituncœurd'or.DeuxjoursavantNoël,ellel'aidaàemmenerquatrepetitsgarçonsjuifsàLyon.

LepèreJacquesavaitpromisdelesaccueillir,maisneputfinalementtenirparole,carilcraignaitdemettreenpérillaviedesautresenfants.AmadeaetJean-Yvessedébrouillèrentalorsseulspour lesamenerà JeanMoulin,puis reprirent la routepourMelun.— Tu es extraordinaire, Amélie, fit Jean-Yves en repensant à l'un des petits

garçonsquiavaitétémaladeà l'alleretqu'Amadeaavaitgardédanssesbrasetsoignéduranttoutletrajet.Unpeuplustard,ilsfurentarrêtéspardessoldatspouruncontrôled'identité,et

l'und'euxregardafixementAmadea.—C'estmapetiteamie,fitJean-Yvesd'unairdésinvolte.Lesoldathochalatête.—Veinard!dit-ilensouriantavantdeleurfairesignedepartir.JoyeuxNoël.—SaleBoche,lançaJean-Yvestandisqu'ilss'éloignaient.PuisilregardaAmadeaetajouta:—J'auraisbienaiméquecesoitvrai.Mais la jeune femme n'écoutait pas. Elle pensait au petit garçon malade et

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espéraitqu'ilserétabliraitrapidement.L'enfantavaitpassétroismoiscachédansunsouterrainetilavaitattrapéunebronchite;ilavaitdelachanced'êtreencoreenvie.—Quoi?—J'aiditquej'auraisbienaiméquetusoisréellementmapetiteamie.—Maisnon,fitAmadea,troublée.Nesoispasridicule,voyons.Elleavaitprislemêmetonqu'unemèreavecsonenfant,ettandisqu'ilsouriait,

Jean-Yvesressemblaitdavantageàunpetitgarçonqu'àunhommequirisquaitenpermanencesaviepoursauversonpays.—Si,c'estvrai.Etc'estloind'êtreridicule.Cequil'estenrevanche,c'estquetu

partest'enfermerdansuncouventjusqu'àlafindetesjours.Ça,c'estidiot.—Non,c'estlaviequejedésire.—Maispourquoi?Dequoias-tupeur?Quecherches-tuàfuir?Qu'ya-t-ildesi

terribledehors?Ilavaitpresquecriéenparlant,maiscela faisaitdesmoisqu'ilétaitamoureux

d'elle,etlasituationlefrustrait.Onauraitditdeuxenfantsentraindesedisputer.—Jenefuisriendutout.Aucontraire,jecroisàcequejefais.J'aimelecouvent

etlavielà-bas.Amadea avait presque l'air de bouder en croisant les bras, comme si elle les

glissaitdanssonhabit.Sarobeluimanquait;sanselle,ellesesentaitnue.— Je t'ai observéeavec lesenfants ce soir,notammentavec lepetitquiétait

malade.Ilfautquetuaiesdesenfants.Lesfemmessontfaitespourça.Tun'aspasledroitdet'enpriver.—Biensûrquesi.J'aid'autreschosesàlaplace.— Commequoi?Tun'asrienenétantreligieuse,hormislesacrifice,lasolitude

etlaprière.—Jenemesuisjamaissentieseuleaucouvent,Jean-Yves,répliquaAmadead'un

tonposéavantdepousserunsoupir.Parfois,jemesensbienplusseuleici.Et c'était vrai. La vieducouvent luimanquait, ainsi que ses sœurset lamère

supérieure. Mais aussi sa mère et Daphné. En réalité, beaucoup de choses luimanquaient,mêmesielleétaitreconnaissanteàDieud'êtreàMelun.— Moiaussi,jemesensseul,fitJean-Yvesd'unevoixtristeensetournantvers

elle.Ilvitalorsleslarmessursesjouesets'arrêtasurlebas-côté.—Mapauvrepetite.Pardon,jenevoulaispasteblesser.—Çava.Maiselles'effondraenlarmes,etJean-Yveslapritdanssesbras.Ellenepouvait

plus s'arrêter de pleurer. Les choses lui semblaient plus dures à l'approche deNoël.Celaavaitdéjàétélecasl'annéeprécédente.— Ellesmemanquent tellement... Jenepeuxpas croirequ'elles soientparties

pourtoujours...Masœurétaitsibelle...Etmapauvremèreétaitprêteàtoutpournous... Jamais elle ne pensait à elle... Je pense tout le temps à ce qui a dû leurarriver...Jesaisquejenelesreverraiplusjamais...Oh,Jean-Yves...Ellesanglotaun longmomentdanssesbras.C'était lapremière foisqu'ellese

laissaitallerde lasorte.D'ordinaireelles'interdisaitdepenseràcequiavaitpu

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leur arriver. Des histoires atroces circulaient sur Ravensbruck. Qu'elles aientdisparupourtoujoursétaitinconcevable,maisaufonddesoncœur,ellesavaitquec'étaitlaréalité.— Je sais... je sais... Je pense à toutes ces choses,moi aussi...Mes frèresme

manquent...Nousavonstousperdudesêtreschers.Iln'yapluspersonnequin'aitperduquelqu'undeproche.Alors,sansréfléchir,ill'embrassa.Celafaisaitdesmoisqu'ilseretenait,desmois

qu'ils'efforçaitderespectersesvœuxetsonchoixdevie,ainsiquesondésirderetourneraucouvent.Maisilnevoulaitpasqu'elles'enaille.Ilvoulaitpassersavieavecelle,prendresoind'elleetavoirdesenfantsavecelle.Tous lesêtresqu'ilsaimaient avaient disparu. Il n'y avait plus personne, hormis eux. Tels deuxsurvivantsd'unbateauenperditionsurunemerdémontée,ilsseraccrochaientl'unàl'autre.Sanscomprendrecequiluiarrivait,Amadealuirenditsonbaiser,submergéepar

unevaguededésespoiretdepassionsiviolenteetincontrôlablequ'ellenepouvaits'arrêterdel'embrasseretdes'accrocheràlui.Etavantmêmequ'aucund'euxneleréalise,Jean-Yvesluifitl'amour,etc'étaittoutcequ'ellevoulait.C'étaitcommesi elle était devenue quelqu'un d'autre, complètement différente de celle qu'elleavaitétéduranttoutescesannées.Laguerrepouvaitavoirdeseffetsétrangessurles gens et les transformer, et c'était son cas. Ni ses vœux, ni les sœurs, ni lecouvent,nimêmesonamourpourDieun'avaientplusd'importance.Seul Jean-Yves comptait à cet instant précis, il était son seul désir, son unique

besoin,etilenétaitdemêmepourlui.Ilsavaienttraversétropd'épreuves,avaientvécutropdepertes,avaientvutropd'horreurs.Cettenuit-là,ilslaissèrenttomberleurs défenses. Jean-Yves tint Amadea serrée dans ses bras, pleurant dans sescheveux, et tout ce que la jeune femme voulait, c'était le réconforter. Il étaitl'enfantqu'ellen'auraitjamaisetleseulhommequ'elleeûtjamaisdésiréouaimé.Elles'étaitreprochédenombreusesfoiscettepenséeenpriantdanssachambre,maisàprésentellen'aspiraitplusqu'àunechose,êtreàlui.Aprèsl'amour,ilsseregardèrentcommedeuxenfantsperdus,etillafixaavecangoisse.—Est-cequetumedétestes?Il ne l'avait pas prise de force. Tous deux avaient eu envie l'un de l'autre, et

Amadea s'était offerte à lui et l'avait désiré. Ils avaient besoin l'un de l'autre,beaucoupplusqu'ilsnel'auraientimaginé.Ilsavaienttropsouffertet,mêmes'ilsn'enétaientpasconscients,lesévénementslesavaientbeaucoupaffectés.— Non, je ne pourrai jamais te détester. Je t'aime, Jean- Yves, dit Amadea

doucement.Une petite part d'elle-même comprenait ce qu'ils avaient traversé et leur

pardonnaitàtouslesdeux.—Moiaussi,jet'aime.Oh,monDieu,situsavaiscommejet'aime!Qu'allons-nous

fairemaintenant?Ilsavaitàquelpointelleétaitsûredesavocation,maisilétaitpersuadéqu'elle

setrompait.Elleétaittropbelleettropaimantepoursecacherdansuncouventjusqu'àlafin

de ses jours. Néanmoins, c'était la vie qu'elle lui avait dit vouloir, dès leur

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rencontre.—Faut-ilvraimentquenousendiscutions toutdesuite? J'ignoresi jeviensde

commettreunterriblepéchéousic'estcequidevaitarriver.Peut-êtreest-cecequeDieua voulupourmoi ?Attendonsunpeu, etprions, répondit-elle avecbonsenstandisqueJean-Yveslaserraitcontrelui.ElleignoraitoùDieuvoulaitlaconduire,maiselleavaitlesentimentqu'elledevait

explorercettenouvellevoie.Ellesentaitqu'illefallait.—Sijamaisquelquechosedevaitt'arriver,Amélie,j'enmourrais.—Nedispasdesottises.Jet'attendraiauparadis,etnousvivronsdemerveilleux

momentslorsquetum'yrejoindras.Elleavaitdeslarmesdanslesyeux,maiselleétaitheureuseaveclui.Jamaiselle

n'avait connu un tel bonheur. Son amour pour Jean-Yves était différent de celuiqu'elleressentaitpourlecouventetluifaisaitéprouverunsentimentdejoiequ'elleaimait.Pourlapremièrefoisdesonexistence,ellesesentaitjeuneetlégère;lavienesemblaitplusaussisombreetlestragédiesautourd'euxaussihorribles.C'étaittoutcedontilsavaientbesoinpouroublierlaréalité,dumoinspourl'instant.—Commejet'aime!fitJean-Yvesavecunlargesourire,tandisqu'ilsarrangeaient

leursvêtementsenriantcommedesadolescents.Ilauraitvoululuidemanderdel'épouser,maislajeunefemmevenaitdéjàdefaire

ungrandpas,etilnevoulaitpaslabrusquer.Peut-êtreavait-elleraison,d'ailleurs.Il fallait laisserleschosesarriver.Toutviendraitàsonheure.Ilétait inutilede

chercher à tout décider dans l'instant. Il ne souhaitait qu'une chose, qu'Amadeadeviennesafemmeetlamèredesesenfants,etilespéraitqueDieuseraitd'accordetqu'elleabandonneraitsonidéederetourneraucouvent.Mais,pourlemoment,ilétaittroptôt,tousdeuxétaientencoresouslechocdecequivenaitdesepasser.Ils discutèrent tranquillement, sur le chemin du retour. Une fois arrivés à la

ferme, il prit Amadea dans ses bras et l'embrassa, avant qu'elle descende devoiture.— Je t'aime,ne l'oubliepas.Cesoir,c'était juste ledébut.Cen'étaitpasune

erreur,fit-ilsérieux,niunpéché.Etjeteprometsd'allerplussouventàlamesse,ajouta-t-ilensouriant.Iln'yétaitplusretournédepuislamortdesesfrères.Ilétaittropfâchécontre

Dieu.—C'estpeut-êtrepourçaqu'ilm'aenvoyéeàtarencontre,pourteramenerà

l'église.Mais,quellequ'ensoit la raison,elleétaitaussiheureuseque lui.A sagrande

surprise,ellenesesentaitpasenfautemaisaucontrairecombléeetamoureuse.Ellesavaitqu'il leur faudraitdutempspourtrouverunesolution.C'étaitunedesconséquencesdelaguerre.Cette nuit-là, allongée dans son lit, Amadea fut étonnée de constater qu'elle

n'avaitaucunecrisedeconsciencenimêmederegrets.Bizarrement,leschosesluiparaissaient aller de soi, et elle se demanda si ce n'était pas ce queDieu avaitvéritablement voulu pour elle, après tout. Plongée dans ces pensées, elle glissadanslesommeilsanss'enrendrecompte.Lelendemainmatin,elletrouvaunpetitbouquetdefleursqueJean-Yvesavaitcueilliespourelleavantd'allerautravail,et

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qu'ilavaitdéposéesprèsdelagrange,avecunpetitmotquidisait:«Jet'aime,J.-Y.» Elle le glissa en souriant dans sa poche et partit traire les vaches, quil'attendaient.Pourlapremièrefoisdesavie,ellesesentaitfemme-unesensationquiluiétaitétrangèreàtouslespointsdevue.Elledécouvraitsubitementtoutcequ'elleavaittoujoursrejetéetprévuderejeter jusqu'àlafindesesjours.Savievenait de connaître un bouleversement total, et il lui était impossible de savoirquelle voie était la bonne : celle avec Jean-Yves, la plus séduisante, ou celle quiavait tout représentéàsesyeuxdepuis tantd'années?Elleespérait simplementqu'avecletempslesréponsesviendraient,etquelevoileselèverait.Chapitre20Durant tout l'hiver, Amadea poursuivit ses missions avec Jean-Yves.

Approvisionnements et soldats continuaient d'être régulièrement parachutés parlesAnglais.Unenuit,ilsrécupérèrentunofficier,dontilsenterrèrentleparachuteetquipartitrapidementpourunemissionsecrète.L'hommes'appelaitlordRupertMontgomery,etJean-YvesdemandaàAmadeasielleavaitentenduparlerdelui.Ilfaisait partie de ceux qui avaient organisé les trains grâce auxquels dix milleenfantsavaientpuquitterl'Europe,avantlaguerre.— J'avais demandé à ma mère de faire partir ma sœur avec eux, répondit

tristement Amadea tandis qu'ils rentraient. Mais elle était persuadée que nousn'aurionspasdeproblèmesetelleavaitpeurdecequiarriveraitàDaphnéunefoisenGrande-Bretagne.Masœuravait treizeansà l'époque.Elleaétédéportéeàseizeans.Cequecethommeafaitpourtouscesenfantsestadmirable.—C'estvrai. J'aieu lachancede lerencontrer l'annéedernière,observaJean-

Yvesenluisouriant.LeurliaisonduraitdepuisNoël.Jean-Yvesluiavaitdéjàdemandésamain,mais

Amadean'étaittoujourspassûredesavoirsiDieuvoulaitqu'elleretourneounonaucouvent.Néanmoins,cetteperspectiveluisemblaitdeplusenplusimprobable.Elle avait tué un homme,même si cela avait été un accident, et était à présentéperdument amoureuse d'un autre. Ils faisaient l'amour dès qu'ils en avaient

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l'occasion.Jean-Yvesnepouvaitresterlongtempsloind'elle.Ils'étaitd'ailleursfaitlesermentdene jamais la laisser repartiraucouventaprès laguerre,persuadéquecenepouvaitêtrelavolontédeDieu.Pourlui,c'étaituneviecontrenature-sanscompterqu'ilétaitfouamoureuxd'Amadea.Au printemps 1943, Serge vint les voir et devina aussitôt la nature de leur

relation;enrentrantàParis,ilfitremarquerenplaisantantàsonfrèrePierrequeleCarmelvenaitcertainementdeperdreunetrèsjoliereligieuse.Mais,au-delàdeça, ilavaitété très impressionnépar le travaild'Amadeaavec Jean-Yves.Depuisson arrivée, toutes leursmissions avaient été couronnées de succès. Au dire deJean-Yves, elle était audacieusemais toujours attentive à ne pas faire courir derisquesinutilesauxmembresduréseau.Jean-Yves et lui envisageaient de faire sauter, aux environs deMelun dans les

prochaines semaines, undépôtdemunitions allemand.Mais Jean-Yvesne voulaitpasqu'Amadeafassepartiedelamission.Sergeestimaitqueladécisionrevenaitàlajeunefemme,mêmes'ilcomprenaitlesmotivationsdeJean-Yves,trèsamoureuxd'elle.Enfait,ilsavaientbesoind'Amadea,elleétaitrapideetefficace.EtSergeluifaisait presque plus confiance qu'aux autres membres de la cellule deMelun, àl'exceptiondeJean-Yves.IlsendébattaientencorealorsqueSergeétaitparti.Amadeavoulaityparticiper.

La guerre avait pris un nouveau tournant depuis la reddition des Allemands àStalingrad, en février - la première défaite de l'armée hitlérienne -, et eux, lesrésistants, devaient tout faire pour que la même chose se produise en France.L'explosiondecetarsenalserait,àn'enpasdouter,uncoupdurpourlesAllemands.Ilspassèrentlessemainesquisuivirentàplanifiersoigneusementl'opération.Amadea finit par convaincre Jean- Yves, qui accepta qu'elle les accompagne,

malgrésondésirdelaprotéger.Entantquechefdecellule, ladécisionfinale luirevenait; en outre, il manquait d'hommes — deux parmi les meilleurs étaientmalades.Unenuit,tard,Jean-Yves,Amadea,deuxfemmes,Georgesetunautrehommese

mirentenroutepourledépôtdemunitions.Ilsvoyageaientàdeuxcamionnettes—AmadeaétaitavecJean-Yves-,avecdestonnesd'explosifscachéesà l'arrièredechaquevéhicule.Unefoisarrivés,Georgesetl'autrehommetuèrentlessentinellesen les égorgeant. C'était la mission la plus dangereuse qu'ils aient jamaisaccomplie.Ilsplacèrentavecprécautionlesexplosifsautourdudépôtpuis,commeprévu,regagnèrentencourantlesvéhicules,àl'exceptiondeGeorgesetdeJean-Yves.Lesdeuxhommesn'avaientquequelquesminutespourallumer lesmèchesavantdedéguerpir—lesexplosifsqu'ilsutilisaientétaientrudimentaires,maisilsn'avaient rien trouvé de mieux. Georges et Jean-Yves n'avaient pas encoreréapparulorsqueAmadeaentendituneénormeexplosionetvitungigantesquefeud'artificeilluminerleciel.Tousseregardèrent:paslemoindresignedeGeorgesetdeJean-Yves.—Démarre!Démarre!crial'hommeàAmadea.Elleétaitauvolantd'unedescamionnettesmaisrefusaitd'abandonnerGeorges

etJean-Yves.Touteslesforcesmilitairesdesenvironsallaientarriverd'uneminuteàl'autreet,sielleslestrouvaient,ilsseraientfusilléssur-le-champ.Lesdeuxautres

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femmesattendaientGeorgesdanslasecondecamionnette.—Jenepartiraipas,rétorquaAmadea,lamâchoireserrée.Mais,enregardantparlavitrearrière,elleaperçutuneénormebouledefeuet

vitl'autrecamionnettedémarrer.—Onnepeutpasattendre,lasupplial'hommeassisàsadroite.Ilsallaientsefaireprendre,Amadeaenavaitconscience.—Illefaut,répondit-elle.Mais au même moment il y eut une série d'explosions derrière eux, et la

camionettevibra.L'incendiesepropageaitdanslehurlementdessirènes,etsansplusattendreAmadeaquittaleslieuxelleaussi.Lesdeuxvéhiculesretraversèrentles champs avant de se garer dans la grange. Amadea tremblait de tous sesmembres.Leuréchappéerelevaitdumiracle,ellesavaitqu'elleavaittropattenduetmisendangerlaviedugroupe,poursauverl'hommequ'elleaimait.Lesquatrerescapés restèrent assis, en silence, dans la grange, écoutant les explosions etpleurant doucement. Il ne leur restait plus qu'à prier pour que leurs deuxcompagnonss'ensoientsortis,maisAmadeanevoyaitpascomment.Lesexplosifsétaientpartisbeaucoupplustôtqueprévu,etilétaitplusqueprobablequelesdeuxhommesavaientétégrièvementblessésoutuéssurlecoup.—Pardon, dit-elle aux autres, d'une voix tremblante.Nous aurions dûnous en

allerplustôt.Ils opinèrent de la tête, car ils savaient que c'était vrai, mais eux non plus

n'avaient pas voulu abandonner leurs compagnons. Sa décision avait failli leurcoûterlavie,maisilsétaientsainsetsaufs.Amadea regagna la ferme en écoutant les explosions et en regardant le ciel

éclairé. Allongée dans son lit, elle pria durant des heures pour Jean-Yves. Lelendemainmatin, toute la région parlait de l'attentat, et l'armée avait envahi lacampagneàlarecherched'indices.Maisiln'yenavaitpas.Lesfermiersvaquaientàleursoccupationscommeàl'ordinaire.LesAllemandsavaientdécouvertlescorpscarbonisésdedeuxhommesimpossiblesàidentifier;mêmeleurspapiersavaientété réduits en cendres. Faute de coupables, ils avaient pris quatre garçons duvoisinageetlesavaientfusillésenguisedereprésailles.Maladedechagrinetsouslechoc,Amadearestaenferméedanssachambretoutelajournée.NonseulementJean-Yves était mort, mais quatre jeunes avaient été exécutés par leur faute.C'étaitunprixbienlourdàpayerpourlaliberté,mêmesiladestructiondeleursarmesempêcheraitlesnazisdetuerdenombreuxautresinnocents.Maisl'hommequ'elle aimait avait péri et elle était responsable de lamort de huit personnes :Georges et Jean-Yves, les quatre garçons, etmême les deux sentinelles dont ilsavaientcoupélagorge.Elleavaitbeaucoupdechosessurlaconsciencepourunefemmequiavaitsouhaitédevenirl'épousedeDieu.Ettandisqu'ellepleuraitleseulhomme qu'elle eût jamais aimé, elle sut qu'après la guerre elle retournerait aucouvent.Illuifaudraittouteuneviedeprièrespourexpiersespéchés.

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Chapitre21SergeattendittroissemainesavantdeveniràMelun.Ilavaitentendulanouvelle

del'attentatàParisetétaittrèssatisfaitdurésultatdelamission;lesdommagescausésparl'explosionavaientbeaucoupnuiauxAllemands.MaislanouvelledelamortdeJean-Yvesl'avaitanéanti.C'étaitl'undesesmeilleurshommes,etc'étaitlaraisonpourlaquelleilsouhaitaits'entreteniravecAmadea,leplustôtpossible.Il la trouva dans sa chambre, silencieuse et effondrée de douleur. Les Anglais

continuaient de parachuter des hommes et des approvisionnements, mais ellen'avaitplusparticipéàuneseulemissiondepuisl'attentat.Serge s'assit et lui parla. Il lui dit qu'ilsmanquaient trop d'effectifs désormais

pourpouvoirassurerlasécuritédesmissions.Amadealevaversluidesyeuxpleinsd'angoisseetsecoualatête.—Jenepeuxpas.—Si,tupeux.Jean-Yvesauraitcontinuésic'esttoiquiavaisétédansledépôt.Tu

doislefairepourlui.PourlaFrance.—Jem'enmoque.J'aitropdesangsurlesmains.—Iln'estpassurtesmains,maissurlesleurs.Etsitunepoursuispastontravail,

ceserabientôtnotresang.—Ilsonttuéquatrejeunesgarçons!s'écria-t-elle,levisagerévulsé.LeurmortlatorturaitautantquecelledeJean-Yveslabrisait.—Ilsentuerontbeaucoupd'autressinousnelesarrêtonspas.—C'estnotreseulmoyend'action,etlesAnglaiscomptentsurnous.Unemission

importante est prévue bientôt, et nous n'avons pas le temps de former d'autreshommes.Etpuisj'aibesoindetoipourquelquechosed'urgent.—Pourquoi?demanda-t-elle.Sergelaregardaetelleblêmit.Ilsavaitqu'ildevaitmettrelapressionsurelle

pour la forceràretournersebattre.Elle faisaitun tropbontravailpourqu'il lalaissetoutabandonner;enoutre,elleétaittellementravagéeparladouleurqu'ilcraignaitqu'ellenefinissepars'effondrertotalement.— J'aibesoinquetuemmènesunpetitgarçonjuifetsasœurenDordogne.Une

planquelesattendlà-bas.—Quelâgeont-ils?demanda-t-elleavecindifférence.—Quatreetsixans.—Commentsefait-ilqu'ilssoientencoreici?fit-elleremarqueravecétonnement.La plupart des enfants juifs avaient été déportés l'année précédente.Ceux qui

restaientvivaientcachés.—Leurgrand-mèrelescachait,maiselleestmortelasemainedernière.Ondoit

lesfairepasserenzonelibre,ilsserontplusensécuritéenDordogne.

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— Et comment suis-je censée les emmener là-bas ? questionna-t-elle, l'airdésespéréetàboutdeforces.— Nous avons des papiers pour eux. Ils te ressemblent, ils sont tous les deux

blondsauxyeuxbleus.Seuleleurmèreétaitjuive.Elleaétédéportée,etlepèretué.Commebeaucoupd'autresdésormais,ilsseretrouvaientsansfamille.Elle allait lui répondrequ'elle s'en sentait incapable, quandelle le regarda, se

rappelasesvœuxetpensaàsamère,àDaphné,età Jean-Yves.Etsoudain,ellesentit qu'elle leur devait cela, peut-être en réparation des vies perdues par safaute.Elleavaitl'impressiond'êtreredevenuereligieuse.Jean-Yvesavaitemportéavecluilafemmequ'elleavaitétéàsescôtés,etqu'elleneseraitplusjamais.Sœur Thérèse du Carmel, en revanche, ne pouvait refuser cette mission.

Lentement, Amadea hocha la tête en signe de consentement. Elle n'avait pasd'autresolution.—J'accepte.Sergeétait ravi. Il s'était engagésurcettemission trèsparticulièreaussibien

pour les enfants que pour elle, car son état l'inquiétait - tout comme il auraitinquiétéJean-Yves.— Nouslesamèneronsicidemainsoir,avecleurspapiersetlestiens.Ilfaudra

quetudissimulesceuxd'Améliedansladoubluredetavalise.TesnouveauxpapiersstipulerontquetuesleurmèreetquetudescendsvoirdelafamilleàBesse.C'était au cœur de la Dordogne, la région natale de son père, où elle avait

toujours rêvéd'aller.Elle se demanda si elle verrait le château, bienqu'elle eûtconscienced'avoirdeschosesplusimportantesàfaire.— Tu prendras la voiture de la ferme, précisa Serge, qui savait que cela ne

poseraitpasdeproblèmeauvieuxcouple.Aprèsavoirachevésescorvées,Amadeapassalerestedelajournéeàprierdans

sachambre.Elleavaitmaigrilessemainespassées,etcelasevoyait.Ellecachasespapiersaunomd'AmélieDumasdansledoublefonddesavalise.Ellesavaitqu'onluiendonneraitd'autreslesoirmême.Lesenfantsarrivèrentaprèsledîner,accompagnésparunefemmedelacellule

parisienne. Ils étaient adorables, mais paraissaient terrorisés. Rien d'étonnant,pensaAmadea,aprèsavoirpassédeuxanscachésdansunecaveetperdulaseuleparentequ'ilsaienteueaumonde.Sergeavaitraison:ilsluiressemblaient.Enlesvoyant,ellesedemandacommentauraientétésespropresenfants,siJean-Yvesetelleenavaienteu.Maiscen'étaitpaslemomentd'ypenser.Elles'assitpourparlerunpeuaveceux.Ilslesfirentensuitemanger,etAmadeamontalesborderdanssonlit.Elledormiraitparterreàcôtéd'eux.Lepetitgarçontint lamaindesasœurtoute la nuit. Ils avaient bien compris ce qu'ils devaient faire. Ils devaient direqu'elle était leur mère et l'appeler « maman », même si de vilains soldats leurposaientdesquestions.Amadealeurpromitqueriendemalneleurarriverait,etcettenuit-là,elleprialongtemps.Le lendemainmatin, ils partirent tout de suite après le petit déjeuner, dans la

voiturequel'oncledeJean-Yvesleurprêtait.Amadeasavaitqu'elleferaitlevoyageensixouseptheures.Elleavaitprisdesprovisionspournepasavoiràs'arrêteren

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route. Elle ne dut présenter ses papiers qu'à un seul barrage. Les soldats laregardèrent,jetèrentuncoupd'oeilauxenfants,puisluirendirentlespapiersenluifaisantsignedecontinuer.C'étaitlamissionlaplusfacilequ'elleaiteue,etaveclesenfants qui dormaient, elle pouvait réfléchir tranquillement. Elle ne s'était passentieaussibiendepuis longtempsetétaitheureused'avoiraccepté.Lesenfantsétaientadorables,etelleavaitde lapeinepoureux.Elledevait lesameneràunmembredelaRésistanceenDordogne,quilesconduiraitdansunecachette.L'homme en question avait fait savoir qu'Amadea pourrait passer la nuit sur

place,poursereposerdecelongvoyage.Ilétaitseizeheureslorsqu'ilsarrivèrentenDordogne.Lacampagneétaitverte

et luxuriante, et ne semblait pas connaître la guerre. Elle trouva facilementl'adressequ'onluiavait indiquée.Unjeunehommel'attendait. Ilétaitblondavecles yeux bleus comme elle et les enfants. Il aurait pu être leur père aussi bienqu'elleleurmère.—Souhaitez-vousnousaccompagneroubienresterici?demanda-t-ilàAmadea

aprèsl'avoirremerciéedelesavoiramenés.Les deux enfants semblèrent paniqués à l'idée de la quitter; même s'ils la

connaissaientdepuispeudetemps,elleétait laseuleàquiseraccrocher,etelles'était montrée gentille avec eux. Amadea tenta de les rassurer, mais les deuxpetitssemirentàpleurer.—Jeviensavecvous,répondit-elle.L'homme,quis'appelaitArmand,montadanslavoitureaveceuxetluiindiquale

chemin. Au bout de cinq minutes, ils passèrent devant un imposant château, etArmandluidemandad'entrerdanslacour.—Ici?demandaAmadea,surprise.C'estça,votrecachette?C'était une splendide vieille bâtisse, entourée de dépendances, d'écuries et

possédantunecourimmense.—Aquiappartientcettedemeure?s'enquit-elle,soudaincurieuse.Ellesavaitquelamaisond'enfancedesonpèresetrouvaitdanslesenvirons,bien

qu'ellenesûtpasoùexactement.—Amoi,réponditArmand.Et,commeellelefixait,ilsemitàrire.—Unjour,dumoins,ajouta-t-il.Enattendant,c'estcelledemonpère.Elle sourit, pleined'admiration, en regardant autourd'elle. Ils descendirentde

voiture,etlesenfantsjetèrentdesregardsémerveillésauchâteau;aprèsdeuxansdansunecavedelabanlieueparisienne,ilsavaientl'impressiond'êtreauparadis.Elle savait qu'on leur avait établi des papiers attestant leurs originesaristocratiques;ilsétaientcensésêtredesparentséloignésduchâtelain.Tandisqu'unegouvernantelesemmenaitpourlesfairedîner,unvieuxmonsieurà

l'alluredistinguéeapparutenhautdesmarches.Amadeadevinaqu'ils'agissaitdupère d'Armand. Le vieil homme lui serra la main avec beaucoup d'amabilité,pendantquesonfilsfaisaitlesprésentations.Toutcequ'Armandconnaissaitd'elleétait lenom indiquésursesdernierspapiers,PhilippinedeVilliers.Etc'est souscetteidentitéqu'illaprésentaàsonpère.—Philippine,puis-jemepermettredevousprésentermonpère,fitArmandavec

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courtoisie,lecomteNicolasdeVallerand.Amadea l'observaetvit immédiatement la ressemblance,bienque lecomte fût

plus âgé que son père à sa mort. Il avait quarante-quatre ans, et en aurait eusoixanteàprésent.Quoiquesous lechoc,ellese tut.Armandremarquatoutefoisque quelque chose avait gravement troublé la jeune femme. Le comte invitaAmadeaàpasserdanslasalleàmanger,oùunrepasl'attendait.Ellecontemplalapiècesansriendire,etlecomteremarquasatristesse.— C'est une propriété magnifique datant à l'origine du seizième siècle et

reconstruite deux siècles plus tard, expliqua-t-il. Elle aurait cruellement besoind'uneremiseenétat.Seulement,personneneviendraavantlafindelaguerre.Letoitestunevéritablepassoire,ajouta-t-ilavecunsourire.Illaregardaitcommesisonvisageluiétaitfamilier,etelledevinaitpourquoi:elle

était leportraitdesonpère.Ellesedemandaquelleseraitsaréactionsielle luidisait la vérité. Les choses avaient dû changer, s'il cachait des enfants juifs. Lasituation lui paraissait le comblede l'ironie, sonpèreayant étébanni et n'ayantplusjamaisrevulessiensparcequesafemmeétaitjuive.Quandilseurentfinidedîner,lecomtel'invitaàsepromenerdanslesjardinsqui,

lui expliqua-t-il, avaient été conçus par le même architecte que celui qui avaitdessinéceuxdeVersailles.Amadeaéprouvaitunesensationétrangeàtraverserlescouloirsetlespiècesquiavaientvugrandirsonpère,ettandisqu'ellesortait,leslarmesluimontèrentauxyeux.Toutescespiècesavaientjadisrésonnédusondesavoixetdeses riresd'enfantetd'adolescent.Ellesétaient rempliesdeséchosdupassé, et elle les partageait en cet instant avec ces deux hommes, même s'ilsl'ignoraient.— Tout va bien ? demanda Armand qui voyait qu'elle était profondément

bouleversée.Son père les attendait déjà dans les jardins. Amadea hocha la tête, et ils le

rejoignirent.—Vousêtestrèscourageused'avoiramenécesenfantsicitouteseule.Sij'avais

unefille,jenesuispassûrquejel'auraislaisséefaire.Enfait,jesuissûrquenon.IlregardaArmand,puisbaissalavoixenfronçantlessourcils.— Jem'inquièteaussipourmonfils.Maisquelautrechoixavons-nous,par les

tempsquicourent?

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Enréalité,ilyavaitd'autreschoix,deschoixdifférentsdesleursetqued'autresavaientfaits.MaisAmadeaétaitfièredessiensetdesleurs.Durant leurpromenadedansces jardinsà la splendeurpassée, lecomtene lui

posa aucune question personnelle. Ils vivaient une époque où tout le monde seméfiait de tout lemonde, oùmieux valait en savoir et endire lemoinspossible.Pourtant, lorsqueAmadeas'assitsur l'undesvieuxbancsenmarbre,uséspar letemps et les éléments, et qu'elle leva vers lui des yeux remplis de tristesse, lecomteneputseretenir.— J'ignorepourquoi,fit-ilavecdouceur,maisj'ailasensationdevousconnaître

oudevousavoirdéjàvuequelquepart.Ai-jetort?Iln'yavaitpersonneaveceux,àpartArmand.Certes,ilétaitâgémaisn'étaitpas

sénile.Pourtantilsemblaitenpleineconfusion,commesisatêterésonnaitdesvoixd'unautretempsetqu'iln'étaitpassûrdecequ'ilentendaitouvoyait.—Noussommes-nousdéjàrencontrés?insista-t-il.Ilnelepensaitpas,maispouvaitavoiroublié.Enoutre,assiselàdevantlui,elle

ressemblaitdefaçonfrappanteàArmand.— Vousconnaissiezmonpère, réponditdoucementAmadeasans lequitterdes

yeux.—Vraiment?Comments'appelait-il?—AntoinedeVallerand.Il y eutun très long silence,puis, sansunmot, le comte lapritdans sesbras,

tandisqueleslarmesjaillissaientdesesyeux.—Oh,mapetite...mapetite...fit-il,incapablededirequoiquecesoitd'autre.Tantdesouvenirsaffluaientdanssatête;ilétaitsononcle,etArmandsoncousin

!—Lesavais-tuavantdevenir?interrogea-t-il.Ilsedemandaitsic'étaitlaraisonpourlaquelleelleavaitacceptécettemission.—Non,jenel'aisuqu'enarrivant,quandArmandaprononcévotrenom.Çaaété

unchoc,commevouspouvezl'imaginer,avoua-t-elle,riantetpleurantàlafois.J'aivouluvousenparlerdurantledîner,maisj'aicraintquevousnemedemandiezdepartir. J'avais envie de savourer cemoment.Mon père parlait si souvent de cetendroitetdesonenfancedanscettemaison.— Jen'aijamaispardonnéànotrepèresonattitude.Jel'aihaïpourça,etjeme

suishaïmoi-mêmedenepasavoireulecouragedem'opposeràlui.Monfrèreetmoisommesdevenusdesétrangersaprèsça.Quandnotrepèreestmort,j'aivouludemanderàAntoinedeveniretdenouspardonner.Maisilestmortdeuxsemainesplustard.Puis j'aiperdumafemme,l'annéesuivante.Jevoulaisécrireàtamèrepour qu'elle connaisse mes sentiments mais je ne la connaissais pas et j'étaisconvaincuqu'ellenousdétestait.Alaplace,ilavaitécritunesimplelettredecondoléances.—Mamannevousdétestaitpas,lerassuraAmadea.Saproprefamilleafaitbien

pireavecelle.— Ilsont inscritsonnomdans le livredesmortsetne l'ontpas laisséevoirsa

mère avant sa mort ni assister à ses funérailles. Ma grand-mère avait repris

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contactavecelledeuxansplustôt,ainsinousavonspuapprendreàlaconnaître.Maisjen'aijamaisrencontrélesautresmembresdelafamille.—Oùsont-ilsaujourd'hui?demandalecomteavecinquiétude.Amadearespiraprofondémentavantderépondre,lesyeuxpleinsdesouffrance.— La familleentièreaétédéportéeaprès laNuitdecristal.Certainspensent

qu'ilsontétéenvoyésàDachau,maisrienn'estsûr.MamèreetmasœurontétédéportéesàRavensbruck,ilyadeuxans,etjen'aiplusdenouvellesd'ellesdepuis.Lecomtesemblaithorrifiéparsesparoles.—Ettuesvenuejusqu'ici?fit-ild'unairperdu.Armandobservaitattentivementcettecousinequ'il trouvaitextraordinaire.Fils

unique,iln'avaitjamaiseudesœur,maisauraitaiméenavoirunecommeelle.Ilneluirestaitquesonpère,etc'étaitensemblequ'ilsavaientdécidédes'engagerdanslaRésistance.Ilsn'avaientplusrien,àpartcechâteauquitombaitenruine.— J'aipassécinqmoisàTheresienstadt.Desamism'avaientcachée,après la

déportationdemamère.Avantcela,j'aivécusixansauCarmel.—Tuétaisreligieuse?fitArmand,sidéré.—Jelesuistoujours.Enfin,jecrois.Elleavaiteuunepériodededoute,maisdepuis lamortde Jean-Yveselleavait

retrouvé sa vocation - si tant est qu'elle l'eût jamais perdue. Face à descirconstancesextraordinaires,elleavaitsimplementfaitunlégerdétour.— JesuissoeurThérèseduCarmel.Aprèslaguerre,jeretourneraiaucouvent.

J'aidûpartirpournepasmettreendangerlaviedelacongrégation.— Tuesextraordinaire!s'exclamasononcleenpassantunbrasautourdeses

épaules.Tonpèreseraitfierdetoi,s'ilétaitencoreenvie.Moijelesuis,mêmesije te connais à peine. Pourrais-tu rester un peu avec nous ? ajouta-t-il avecmélancolie.Ilsavaienttantd'annéesàrattraper,et ilvoulaitqu'Amadealuiparledetoutes

cellesqu'iln'avaitpasvécuesavecsonfrère. Ilyavaitmillechosesqu'ildésiraitsavoir.—Jenepensepasqueceseraitraisonnable,réponditAmadea.Mais,avecvotre

permission,jesouhaiteraisrevenirvousvoir,ajouta-t-elle.Ilnefaisaitaucundoutepourlecomtequesanièceavaitdel'éducation.—Lecontrairemebriseraitlecœur,répondit-il.Touslestroisrentrèrentauchâteauetpassèrentlanuitàdiscutersansallerse

coucher.Néanmoins,avantdepartir,Amadeas'allongeaunpeu.Aumoment du départ, elle embrassa les enfants, qui se mirent à pleurer. Et,

bientôt,Nicolas,Armandetellefirentdemême.Lajeunefemmeavaitpromisderevenir, et sononcle l'avait suppliéed'êtreprudente et de faire attentionà elle.Tandisqu'elles'éloignait,ellelesregardaunedernièrefoisdanslerétroviseur,luifaisantaurevoirdanslacour.ElleavaitpasséunedesplusbellesnuitsdesavieetauraitvouluqueJean-Yves

etsonpèreaientétéaveceux.Curieusement,surlaroutequilaramenaitàMelun,elle les sentit tout près d'elle, avec samère etDaphné. Ils faisaient tous partied'unechaîneinaltérable,reliantlepassé,leprésentetl'avenir.

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Chapitre22Le trajet de retour vers Melun se déroula sans encombre. Comme à l'aller,

Amadeanefutcontrôléequ'uneseulefois,et lessoldats la laissèrentrapidementrepartir. Son charme avait opéré et ils avaient à peine regardé ses papiers.D'ailleurs,tandisqu'elles'éloignait,l'und'euxluifitmêmeunsignedelamain,ensouriant.Ellearrivaàlafermeenfind'après-midi,et,lasemainequisuivit,ellerepritses

activitésclandestinesaveclesautres,enrécupérantlescargaisonsquicontinuaientd'être parachutées par les Anglais. Ils reçurent ainsi deux nouveaux postes deradio,qu'ilscachèrentdansdesfermesdesenvirons.Alafindumoisdeseptembre,Sergeleurrenditànouveauvisite.Ilaimaitvoirles

hommesetlesfemmesquitravaillaientpourluileplussouventpossible,pourmieuxles connaître et s'assurer qu'ils ne faisaient pas courir de risques inutiles auxautres.Cettefois,ilvoulaitégalementdiscuteravecAmadea.OnluiavaitditquelajeunefemmeétaitdépressivedepuislamortdeJean-Yveset

qu'ellesereprochaitnonseulementsamortetcelledeGeorges,maisaussicelledes quatre jeunes garçons. Et, pire, qu'elle pensait que Jean-Yves étaitmort enpunition de ses péchés à elle. Au fil des missions qu'il lui avait confiées, Serges'étaitprisd'affectionpourelleetéprouvaitunprofondrespectpourlasûretédesonjugement,soncourageetsonsang-froid.Ilvenaits'assurerqu'elleallaitbien,etaussilui

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proposer unemission spéciale. Comme toujours quand le sujet était délicat, ilsouhaitaitluiparlerdirectementetluiavaitdoncenvoyéunmessagepourqu'ilsseretrouventdansunefermedesenvirons.Dèsqu'il lavit,ilremarquasestraitstirésetfatigués,ainsiquesonairabattu.

Ellesemblaithantéeparlesmortsdontelles'estimaitresponsableetnecessaitderépéter qu'elle avait hâte de retrouver le couvent après la guerre. Ils dînèrentensembleet,pendantlerepas,elleluifitpartdesdernièrescargaisonsreçuesetluiparladesnouvellesrecrues.Ilssortirentensuitepoursepromener.— Ilyaquelquechosedont jesouhaiteraisteparler, fitSergeaprèsquelques

minutes.J'aibesoind'unagentàParis,pourunemissionspéciale.Jenesaispassituaccepteras,maisjepensequetuseraisparfaite.Ilavaitétécontactéparlesservicessecretsbritanniquespourtrouverquelqu'un

remplissantdescritèresbienspécifiques,etellecorrespondaittoutàfaitàcequ'ilsrecherchaient : quelqu'un parlant parfaitement l'allemand et pouvant facilementpasserpourunejeunearistocrateallemande,racéeetdistinguée.Non seulement Amadea en avait le physique, mais elle l'était réellement. On

pouvait la prendre indifféremment pour une Allemande ou une Française. Ilsvoulaientqu'elle joue le rôlede l'épouseoude lapetiteamied'unofficierSSdehaut rang en visite à Paris. L'officier en question serait un agent des servicessecrets britanniques, lui-même à moitié allemand et parlant un françaisirréprochable.Ilsavaientbesoind'uncoupleparfait,etAmadeaétaitcellequ'illeurfallait, à condition qu'elle accepte, bien sûr. Comme toujours, c'était à elle dedécider.Toutenmarchantdansl'obscurité,lajeunefemmeécoutaitSergeluiexpliquerla

mission,sansriendire.Ellemitunlongmomentavantderépondre,maisSergenelapressapas.—Quandpuis-jetedonnermaréponse?Elle voulait réfléchir et prier. Travailler pour la Résistance à la campagne lui

convenaittrèsbien.MaisalleràParisetparadersouslenezdesSSétaitbienplusdangereux.Etre tuéepar lesAllemandsenposteàMelundurantunemissiondenuitneluifaisaitpaspeur.Laseulechosequ'ellenevoulaitpasetquilaterrorisaitétaitd'êtreànouveaudéportéedansuncamp.C'étaitau-dessusdesesforces.Elleétait incapable de prendre le risque de se retrouver là-bas. Elle savait qu'ellen'auraitpasunedeuxièmefoislachancedes'évader,commeàTheresienstadt;àsa connaissance, personne ne s'était échappé d'Auschwitz ni de la plupart desautres camps.Elle avait euune chanceextraordinaire, lanuit des représailles àLidice, de pouvoir s'évader du « campmodèle » des nazis - qui, à cette époque,s'apprêtaientàfairevisiterleur«VillepourlesJuifs»àlaCroix-Rouge.Ladéportation,dansn'importequelcamp,etmêmedanscelui-ci,étaitdésormais

synonymed'unemortassurée,aprèsdestorturesinimaginables.LapropositiondeSergedeveniràParisentantquefemmed'unofficierSSluisemblaitrisquée.Troprisquée.— Nousn'avonspasbeaucoupdetemps.Ettuesnotreseulechance,répondit

Sergeavecfranchise.L'agentquidirigeralamissionarriveàlafindelasemaine.

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Jecomptaist'enparlerdetoutefaçon.Ilauratroishommesaveclui.Amadea avait souvent assisté à ces atterrissages nocturnes avec Jean-Yves et

Georges;unpetitLysanderseposaitquelquesminutesdansunchamp,leshommessortaientdel'appareiletsedispersaientrapidement,tandisquel'avionredécollait.C'étaient les mêmes avions qui leur parachutaient vivres et munitions, mais lesatterrissagesétaientbeaucoupplusdélicatspoureux.Lesappareilsvolaienttousfeuxéteints,s'appuyantuniquementsur lesrésistantsausolpourlesguideravecleurslampestorchesetassurerleurprotection.Depuissonarrivée,Amadean'avaitjamaisvud'accidentseproduire,mêmes'ilsavaientfailliperdredeshommesàdenombreusesreprises.— Ce doit être quelqu'un d'important, observa-t-elle d'un air pensif en se

demandantquiétaitl'agentetsielleavaitentenduparlerdelui.Elleconnaissaitdésormaislesnomsdelaplupartdeleurscollaborateursanglais.

Elleentendaitleursnomsdecodeàlaradio,lorsqu'onl'yaffectait,cequiarrivaitdetempsentemps,carelleétaitdevenuetrèscompétente.Jean-Yvesavaitétéunbonprofesseur.—Oui,detrèsimportant,admitSerge.Ilsechargeraseuldelamissions'iln'apas

lechoix,maisune«épouse»permettraitdecréerunediversion.Tueslaseulequipuisselefaire,ajouta-t-ilavecfranchise.Aucundeleursagentsfémininsneparlaitallemandaussibienqu'elleninepouvait

passer pour une Allemande, car même si certaines maîtrisaient parfaitement lalangue, elles ressemblaient trop à des Françaises. Amadea avait un physiquegermanique.Ilenétaitdemêmepourl'officierbritanniquequi,commeelle,étaitàmoitié allemand -mais pas juif. Samère était une princesse prussienne célèbrepoursagrandebeautédanssajeunesse.—Comments'appellecethomme?s'enquitAmadea,piquéedanssacuriositéet

intriguéeparlamission.—SonnomdecodeestApollo.C'estunlord.Ellesavaitqu'elleavaitdéjàentenducenom,etpensaitmêmel'avoirrencontré,

maiselleneparvenaitpasàmettreunvisagedessus.Toutàcoup,ellesesouvint.Ils'était fait parachuter une fois et elle l'avait vu avec Jean-Yves. C'était RupertMontgomery,l'undeceuxquiavaientorganisélestrainsd'enfants.—Oui,jel'airencontré.Sergehochalatête.Ilétaitaucourant.—Luiaussis'ensouvient.C'estluiquiapenséàtoi.Tuaslephysiqueidéalpour

cettemission.Et le tempérament idéalaussi,pensa-t-il.Enpériodedecrise,bienqu'ellen'en

eûtpasconscience,elleavaitdesnerfsd'acieretsavaitcommentréagir.Tousceuxqui lavaient travailléavecelle ledisaient. Ils reprirent lecheminde la fermeensilence.Lefonddel'airs'étaitrafraîchi,l'hiverétaitenavance.Quandilsatteignirentle

portail,Amadea leregardaensoupirant.Elle leurdevaitcettemission.Peut-êtreétait-cel'uniqueraisonpourlaquelleelleavaitétésisouventépargnée,pourservirleSeigneursanscraintedudanger.—C'estd'accord,répondit-ellecalmement.Quanddoit-ilarriver?

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—Jet'enverraiunmessage.On était lundi, et il avait dit que ce ne serait pas avant la fin de la semaine.

Amadealeregardad'unairtourmenté.Ilsavaitqu'illuidemandaitbeaucoup,peut-êtretrop.Maiselleétaitprête.Lavictoireetlalibertén'avaientpasdeprix.—J'attendrai,répondit-elle.Serge acquiesça. Elle avait fait bonne impression au colonel Montgomery qui

avait retenu son nom de code : Thérèse. C'était celui qu'elle utilisait dans lesmessages et sur ondes courtes. Elle devrait donc guetter un message à sonintention.—Merci,conclutSerge.C'estunhommeprudent.Ilsaitcequ'ilfait.ElleavaitacceptéàcausedecequeMontgomeryavaitfaitpourlesenfantsjuifs.

Ellesouhaitaitluiapportersonaide.Sergelaserracontrelui,puisregagnalagrangeoùillogeait,tandisqu'Amadea

rentraitseule.LacampagneautourdeMelunne lui faisaitpaspeur.Endépitdudanger que leur faisaient courir leurs activités, elle s'y sentait en sécurité. LesAllemands étaient relativement complaisants dans la région, sauf en cas dereprésailles.Deuxjoursplustard,elleentendit lemessagequiluiétaitdestiné: «Thérèse,

Samedi»,cequisignifiaitenréalité«vendredi»,carleursopérationssedéroulaient toujours la veille de la date indiquée. Ils commenceraient à guetterl'arrivéedupetitavionàpartirdeminuitet,commetoujours,devraientagirvite.Levendredisoir,Amadeaetseptautresrésistantsattendaientdansunchamp.Ils

s'étaientdivisésendeuxgroupesdequatreetportaientdeslampestorches.QuandilsentendirentenfinleronronnementétouffédupetitLysander,ilssedéployèrentetallumèrentleurslampes.Aprèsunedescenterapide,l'avionseposadurementausol,puisroulasurquelquesmètres.Quatrehommessortirentde l'appareil,vêtusd'habitsde fermegrossiersetcoiffésdecasquettes.Moinsde troisminutesplustard, l'avion était à nouveau dans les airs. Tout avait été parfait. Aussitôt lesrésistantss'étaientdispersésetétaientrepartischezeux,accompagnésdestroishommes arrivés avec le colonel Montgomery. Ceux-ci étaient chargés d'autresmissionsetdevaientpartirpourlesuddelaFrancelanuitmême;ilsnereverraientpasMontgomeryavantleurretourenGrande-Bretagne.Lecoloneltravaillaitseulleplussouvent,saufsurcettemissionoù ilauraitAmadeaavec lui.Sansdireunmot,elleleconduisitàlaferme,versunevieillestallesituéeaufonddelagrange.Là,elle luimontraune trappepoursecachersi jamais ilentendaitdubruit; il ytrouverait des couvertures et un broc d'eau. Ils devaient partir le lendemain enbanlieueparisiennepourrencontrerSerge.AmadeagardalesilencefaceàceluiquisefaisaitappelerApollo,secontentant

de le regarderetdehocher la tête tandisqu'il l'observait.Quandelle fut sur lepointdepartir,ilmurmura:«Merci.»C'étaitnonseulementpourl'hébergementetlescouvertureschaudes,maisaussi

pouravoiracceptélamission,carilconnaissaitsonhistoireetavaitconsciencedurisque que cela représentait pour elle. Il savait également qu'elle avait étéreligieuse—cequil'avaitintrigué-etqu'elleavaitquittélecouventpoursauverlacongrégation.Laseulechosequ'ilignoraitconcernaitJean-Yves,maiscelan'avait

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rienàvoiraveclamission.Amadeasecontentadehocherlatêtepuisregagnasachambreàl'arrièredela

cuisine.Lelendemainmatin,elleluiapportasonpetitdéjeuner.Ilportaitlesmêmesvêtementsgrossiersque la veillemais s'était lavéet rasédeprès, et le résultatimpressionnaAmadea.Ilétaitaussigrandquesonpèreetsemblaitavoirétéblondcomme elle, bien qu'à présent le blond fut mêlé de gris. Il paraissait avoir unequarantained'années,plusoumoinslemêmeâgequesonpèreaumomentdesamort,etilyavaitd'ailleursunevagueressemblanceentreeux.Ellecomprenaitàprésent qu'il pût aisément se faire passer pour un Allemand, il était un parfaitexempledela«racesupérieure».Illuiauraitétéimpossibledepasserinaperçuailleurs qu'au milieu d'Allemands. Il n'avait rien d'un Français. Lorsqu'elle luiapporta son petit déjeuner, il s'adressa à elle en allemand, qu'il parlait aussinaturellement que l'anglais et avec la même fluidité qu'elle le français. Elle luiréponditenallemand-elleétaitmoinsàl'aiseenanglais-etluidemandas'ilavaitbiendormi.— Oui, merci, fit-il en plongeant son regard dans le sien comme s'il cherchait

quelquechose.Ilavaitbesoind'étudiersamanièrederéagir.S'ils devaient se faire passer pour mari et femme, il lui fallait la connaître

véritablementetlacomprendreintuitivement,par-delàlesmots.—Nouspartonscet après-midi àquatreheures, annonça- t-elle, enévitant son

regardinquisiteur.—Non,nefaitespasça,lacorrigea-t-il.Vousmeconnaissez.Vousm'aimez.Vous

n'avezpaspeurdemoi.Vousmeregardezdroitdans lesyeux.Vousvoussentezbienavecmoi.Noussommesmariésdepuiscinqans.Nousavonseudesenfantsensemble.Il voulaitqu'elleapprenneson rôle,qu'elle levive,afinqu'ildevienneunepart

intégranted'elle-même.—Combiend'enfants?demanda-t-elleenleregardantànouveau,conformément

àsarequête.Cequ'il venaitdedireétaitpleindebonsens, elle comprenait cequ'il voulait.

Celan'avaitrienàvoiravecelle,c'étaitjusteunrôlequ'ilsdevaientjouer.Etavecconviction, s'ils voulaient rester en vie. La moindre erreur de sa part ou de lasiennepouvaitleurcoûterlavie.Toutcelaétaitbienplusdifficileetpérilleuxqueprendrelivraisondemunitionsparachutéesparunaviondansunchampàminuit.—Deuxgarçons.Detroisetdeuxans.C'estlapremièrefoisquevousleslaissez

depuisleurnaissance.C'estnotreanniversairedemariage.J'avaisàfaireàParis,pourleReich,etvousavezdécidédem'accompagner.NousvivonsàBerlin.Connaissez-

vouscetteville?demanda-t-ild'unairanxieux.Si ce n'était pas le cas, il devrait tout lui apprendre : restaurants, magasins,

musées,rues,parcs,habitants,cinémas,avecphotographiesetcartedelavilleàl'appui.—Assezbien.J'ysuisalléequandj'étaisenfant.Montgomeryparutsoulagé.C'étaitunbondébut.Ilsavaitqu'elleétaitoriginaire

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deCologneetconnaissaitlenomdejeunefilledesamère,ainsiqueleprénomdesasœur,etmêmeladatedeleurdéportation.Ilsavaitaussiquelleécoleelleavaitfréquentéeavantd'entreraucouvent.Ilyavaittrèspeudechosesqu'ilignoraitsurAmadea,àl'inversedecettedernière,quineconnaissaitdeluiquesonnometsonrôle dans l'organisation des trains d'enfants. Mais elle n'y fit pas allusion. Ilsn'étaientpaslàpourdeveniramis,maisseulementpourjouerunrôle.IlspartirentpourParisdansunevoiturequ'onleuravaitprêtéeet,duranttoutle

trajet, discutèrent de ce qu'Amadea devait savoir. Les papiers de Montgomeryétaient parfaits, indiquant qu'il venait d'Arles et qu'il était enseignant. Quant àAmadea, elle était sa petite amie. Le seul soldat allemandqui les arrêta leur fitrapidement signe de continuer leur route, tant ils avaient l'air d'un couplerespectable.Amoinsd'unkilomètredechezSerge,ilsabandonnèrentlavoitureetparcoururent le reste du chemin à pied, tout en poursuivant leur conversation.Amadea avait trois jours pour apprendre son rôle et semettre dans la peau dupersonnage,maisMontgomeryn'étaitpasinquiet.Ellecorrespondaitentouspointsàcequ'onluidemandait.Laseulechosepourlaquelleellenesemblaitpasfaiteàsesyeux,c'étaitlecouvent.—Pourquelleraisonêtes-vousentréedanslesordres?demanda-t-ilàmi-chemin.

Aviez-vouseuunchagrind'amour?Amadeasouritenentendantlaquestion.Lesgenssefaisaientdedrôlesd'idéessurlesraisonsquipoussaientquelqu'unà

entreraucouvent.C'étaitbienmoinstragiquequ'onnelepensait,surtoutpourellequiyétaitalléesijeune.Elleavaitvingt-sixansàprésent.Luienavaitquarante-deux.—Pasdutout.Jel'aifaitparamourdeDieu.J'avaislavocation.Ilsavaitqu'iln'avaitaucuneraisondeposercettequestion,maiselleavaitéveillé

sacuriosité.Illatrouvaittrèsintéressante.—Êtes-vousmarié?demanda-t-elletandisqu'ilsmarchaientetqu'elleluitenaitle

brasdemanièrenaturelle,commeilluiavaitdemandédelefaire,gesteauquelelledevaits'habituer.Ill'intimidaitunpeu,maiscommeill'avaitdit,elledevaitapprendreàsesentirà

l'aiseavec lui.Toutefois, la tâchen'étaitpasaiséecar,malgré sesvêtementsdecampagnard, il émanait de lui un grand charisme, et elle savait qui il étaitréellement,entoutcasplusoumoins.—Jel'aiété,répondit-ilalorsqu'ilsapprochaientdechezSerge.Leurspasétaientparfaitementaccordés,etiltrouvaitcelaplaisant.Lesfemmes

quiavançaientàpetitspasl'avaienttoujoursagacé.D'unnaturelimpatient,ilavaitl'habituded'agir vite etbienet trouvaitque le restedumonden'étaitpasassezrapidepourlui.Amadea,si.—Mafemmeaététuéelorsd'unraidaérien,avecmesdeuxfils.C'étaitaudébut

delaguerre.Amadealesentitseraidir.—Jesuisdésolée.Ilsavaienttousvudisparaîtredesêtreschers.Commeelle,iln'avaitplusrienà

perdre.Était-cepourcetteraisonqu'iln'hésitaitpasàmettresavieendanger?

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Lui le faisait pour son pays, elle pour toutes les vies qu'elle pourrait peut-êtresauver, ainsi que pour le Christ dont elle deviendrait un jour l'épouse. Sans laguerre,elleauraitdûprononcersesvoeuxperpétuelscetété.Celafaisaitdeuxanset demi qu'elle avait quitté le couvent et, à lamême époque chaque année, ellerenouvelaitenespritsesvœux.Ilsatteignirentenfinlamaisondelagrand-mèredeSerge,où,quatorzemoisplus

tôt,elleétaitarrivéedePrague avec Wolff. Cela lui semblait une éternité. Et maintenant, elle allait

remettreànouveausavieendanger,aveccethomme.Ils s'arrêtèrent d'abord pour saluer les grands-parents de Serge, puis

descendirentl'escalierdissimuléaufondduplacard.Quelquessecondesplustard,ils se retrouvèrent dans la pièce bouillonnante d'activité qu'avait découverteAmadeaunanauparavantetquiluiparaissaitàprésentaccueillanteetfamilière.Ellereconnutcertainsvisages,maisilyenavaitbeaucoupdenouveaux.Unhommeétaitàlaradio,unefemmeimprimaitdestractsetd'autresétaientassisautourdelatable,occupésàdiscuter.Sergelevalatêteàleurentrée.—Pasdeproblèmesenchemin?demanda-t-il,heureuxdelesvoir.AmadeaetMontgomerysecouèrentlatêteenmêmetempsetéclatèrentderire.Ilsn'avaientpaseubeaucoupl'occasiondeplaisanterensemblejusque-là,nide

bavarder,àpartlorsqu'ill'avaitquestionnéesurlecouventetellesursonépouse.Toutcequ'ilss'étaientditétaitenrapportavecleurmission.Peude tempsaprès leurarrivée,on leurapportaducivetde lapin,unegrosse

tranchedepainetune tassedececaféamerque tout lemondebuvait.Enplusd'êtrenourrissant,lerepaslesréchauffa,carletempss'étaitbeaucouprafraîchi.Montgomerysemblaitaffamé,etmêmeAmadeamangeadeboncœurledélicieuxcivet.On lespritensuiteenphoto.Celacompléterait le travailremarquablequiétait

effectué sur leurs passeports et sur les papiers les autorisant à voyager. Lesrésistantssemblaientcapablesderéalisern'importequelsdocuments.LecolonelMontgomeryetSergeconversèrentlonguementdansuncoindelapièce,pendantqu'on prenait les mesures d'Amadea pour sa future garde-robe. Elle ignoraitcomment,maislesrésistantsparvenaienttoujoursàseprocurerdesrobesetdesvêtementsdecampagne,aussibienquedestenuesplusélégantes.Lesgensavaienttousdesparentsquiavaientjadisportédebeauxhabits,etbeaucouppossédaientencore des malles remplies de trésors. Ils disposaient même de bijoux et defourrures.Deuxjoursplustard,uneélégantevaliseencuirarrivaavectoutcequ'ilfallaità

l'intérieur, en même temps que leurs passeports et leurs papiers, ainsi quel'équipementcompletd'officierSSpourApollo.Cedernieravaitbellealluredanscetuniformequ'ilavaitdéjàsouventporté.Ilsfirentlesderniersessayages;toutleurallaitparfaitement.Ilsformaientuncoupleimpressionnant.Amadeaportaituneéléganterobeenlainegrisequiluirappelaitunetenuedesa

mère, agrémentée d'un beau collier de perles. La robe, qui venait de chezMainbocher, était comme neuve, de même que le manteau de fourrure et le

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chapeau noir très chic. On avait même réussi à lui trouver des chaussuresallemandes.SonsacétaitunsacHermèsnoirencrocodile,etsesgantsendaimnoir étaient parfaitement à sa taille. Ainsi vêtue, elle était l'image parfaite del'épouse distinguée et racée d'un homme influent, que l'officier incarné parMontgomeryétaitsupposéêtre.Levéritableofficierdontilavaitprislenométaitmortdeuxansplustôtdansunaccidentdebateau,lorsd'unepermission.C'étaitunhommeplutôteffacéetquin'étaitjamaisalléàParis;ilnedevraityavoirpersonnequi l'ait connu,mais, dans le cas contraire, le faux couple pourrait certainementdonnerlechangependantdeuxjours.LecolonelMontgomerydevaitglanerdesinformationslorsdesrassemblements

duReichetdesréceptions.Amadeal'aideraitdanssatâcheetcollecteraitdesoncôtédes renseignements enparlant avec les épousesdes officiers et endansantavecleshautgradéslorsdessoirées.Puisquec'étaitcenséêtreleuranniversairede mariage, le colonel avait réservé une chambre au Crillon et commandé duChampagneetdesroses.Enoutre,pourfêtercetanniversaire,illuioffraitunetrèsjolie montre Cartier en or et diamants qu'elle se ferait un plaisir de porter. Ilsavaientpenséaumoindredétail.—Vousêtestrèsgénéreux,ditAmadeaenadmirantlamontre.—Voustrouvez?répondit-ilavecunflegmetoutbritanniquemalgrésonuniforme

SS. Il me semble, pour ma part, que c'est là un bien piètre cadeau. Je pensesincèrement que vousmériteriez plutôt une broche en diamant ou un collier ensaphirpourm'avoirsupportépendantcinqans.Vousêtestrèsfacileàcontenter.—C'estqu'onnevoitpassouventcegenredechosesaucouvent,remarqua-t-elle

ensouriant.Ellesuspenditavecprécautionsuruncintresarobeenlainegrisequiluifaisait

penseràsamèreetsafourrure.Samèren'avaitjamaiseudefourruresavantlamortdesonpère;avantsonhéritage,quiétaitarrivéunpeutard,iln'avaitpaseulesmoyensdeluienoffrir.Ensuite,ellenes'étaitachetéqu'uneseulefourrure,etunevestepoursesfillesquandellesavaientétéenâged'enporter.Amadean'avaitpasvudefourruredepuisdesannées.— Peut-êtreaurais-jedûvousoffrirunrosaireà laplace?continua lecolonel

pourlataquiner.Cettefois,Amadeaéclataderire.—J'enseraisravie.Ellepensasoudainàquelquechosequ'ellevoulaitfaireàtoutprix,s'ilsenavaient

letemps.—Pourrons-nousalleràNotre-Dame?luidemanda-t-elle.Onauraitditqu'ilsétaientvéritablementmariés,cequiplutaucolonel.—Jecroisquenouspourronsarrangerça.Ildésiraitl'emmenerfairelesmagasins,oudumoinsenavoirl'air.Leréseauallaitluidonnerunegrossesommed'argentallemand,leurpermettant

devivrependantdeuxjourssurunpieddigned'unhommedesapositionetdesajeuneetjoliefemme.— Savez-vous danser ? demanda-t-il soudain, se rendant compte qu'il avait

complètementoubliédel'interrogersurcepoint.

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Elleétaitentréesijeuneaucouventqu'ellepouvaitnejamaisavoirappris.—Jesavais,avant,répondit-elleavecunsouriretimide.— Dans ce cas, nous ne danserons pas plus que nécessaire. Ma femme m'a

toujoursditquej'étaisundanseurépouvantable.Jesuissûrquejevousécraseraislespiedsetquej'abîmeraisvosbelleschaussures.Deschaussuresqu'elledevraitrendreàcellequilesluiavaitprêtées.Durant les trois jours qui suivirent, ils affinèrent encore leurs personnages, et

Serge et le colonel eurent de longs entretiens. Montgomery avait pour missiond'obtenir des renseignements sur les nouvelles bombes qu'étaient en train demettreaupointlesnazis.Ildevaitessayerdeconnaîtrelesplansdel'usineoùellesseraientfabriquées,lenombred'effectifs,lelieuoùellesseraientstockéesetquiserait responsableduprojet. Ils enétaientencoreà lapremièreétape,mais lesAnglaissavaientdéjàquecelaauraitun impactdécisifsur lecoursde laguerre.ToutcequeMontgomeryavaitàfairedurantlesdeuxjoursàvenir,c'étaitprendredescontacts.Lamissionétaitrisquée.Siquelqu'unlereconnaissait,celamettraitenpérilleursmissionsfutures.Maisil

étaitleseulqu'ilsavaienttrouvépourfairecela.Un taxi vint les chercher et ils partirent pour l'hôtel Crillon avec leurs deux

élégantesvalisesrempliesdetoutcedontilsavaientbesoin.Leurspapiersétaientparfaitementen règle.Amadeaétait superbementmaquilléeet coiffée; ses longscheveuxblondsétaientramenésenunchignonimpeccable,etelleavaitbeaucoupd'alluredanssesvêtementsàlamode.Cefutuncouplesublimequipénétradansl'hôtel.Enentrantdansleurchambrequelquesminutesplustard,Amadeaouvritdegrandsyeux,avantdebattredesmainsens'exclamantdeplaisiretenembrassantsonmari,commesitoutétaitnaturel.Maisdeslarmesperlaientaucoindesesyeuxlorsquelegroompartit.Ellen'avaitrienvudeteldepuissonentréeaucouventhuitansetdemiplustôt,ettoutcelaluirappelaitsamère.—Pasdeça,luiditMontgomeryenallemand.Ils allèrent à Notre-Dame, puis chez Cartier, dont les affaires étaient très

florissantes avec tous ces officiers allemands et leurs maîtresses. Il l'emmenaensuite déjeuner chez Maxim's et le soir ils se rendirent à une réception auquartiergénéralallemand.Amadeanepassapasinaperçuedanssarobedusoirensatin blanc, ses longs gants blancs, ses escarpins en strass et son fin collier dediamants.Sonmarisemblaittrèsfierd'elle,tandisqu'elleévoluaitsurlapistededanseaveclaplupartdesjeunesofficiers,etquelui-mêmediscutaitdesnouveauxprojets d'armement et de l'obligationde respecter lesdélais. Il obtint toutes lesinformationsqu'ilvoulait.Le second soir, ils furent invités à dîner en petit comité chez le commandant.

Légèrement ivre, l'épouse de celui-ci, qui s'était prise d'affection pour Amadea,devint très indiscrèteet lui raconta toutdesactivitésde sonmari - dumoins cequ'elleensavait—enfaisantpromettreàlajeunefemmederevenirlavoiràParis.A la fin du repas, le couple était devenu la vedette de la soirée. Tandis qu'ilsrentraient au Crillon pour leur dernière nuit, Amadea proposa de repartir chezSerge,maisMontgomery luiréponditqu'ilsdevaient jouer le jeu jusqu'auboutetattendrelelendemainmatin.

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Comme la nuit précédente, ils dormirent dans le même lit, Amadea dans unenuisette en satin pêche ornée de dentelle couleur crème, et le colonel dans unpyjamaensoietropjustepourlui—maisAmadeaétaitlaseuleàlesavoir.Allongésl'unàcôtédel'autre,ilsdiscutèrentàvoixbassedecequ'ilsavaientapprisdurantlasoirée,etelleluifitsonrapport.Elleavaitglanédeprécieusesinformations,quilesatisfirentpleinement.Ilsétaientaulitmaisilsauraientaussibienpuêtredansunbureau,lanuisetteetlepyjamanereprésentaientrienpoureux.Ilsétaientdeuxagentsenmissionfaisantleurtravail,riendeplus.Ilsdormirenttrèspeucettenuit-là, surtoutAmadea,quiavaithâtedequitterParis.Ellen'avaitpascesséd'avoirpeurdesrisquesqu'ilsprenaientet,siluxueusequefûtleurchambre,ellen'avaitqu'uneenvie:êtreànouveauàMelun.— Ne montrez pas tant d'impatience, la gronda-t-il en allemand. C'est notre

anniversairedemariage.NoussommesàParis.Vousn'avezpasenviedepartir.Vousadorezêtreiciavecmoi,loindesenfants.

Vousêtesunemèreextraordinaire,maisuneépousemeilleureencore.Et surtout, se dit-il à lui-même, vin excellent agent. Sa collaboration avait été

inestimable durant ces deux jours, et il espérait avoir l'occasion de retravailleravecelle.Elleétaitdouée,bienplusqu'ellenel'imaginait.—Aufait,vousm'avezmenti,fit-ilobserveraupetitdéjeuner.Ilsétaientdans leurchambre,déjàhabillés,et leursbagagesétaientprêts.Un

peu plus tôt, il avait rigoureusement chiffonné les draps devant Amadea qui sedemandaitcequ'il faisait.«Nousavonseuunefollenuitdepassion», luiavait-ilexpliquéavecunsourireencoin.Amadeaetluiavaientdormisansbouger,chacundesoncôté,sibienquelesdrapsétaientàpeinefroissés.Quandilavaiteuterminé,lelitétaitdevenuunvraichampdebataille,etAmadeaavaitéclatéderire.—Aquelproposvousai-jementi?répondit-elle,déconcertée.Elleaimaitbienparlerallemandaveclui.Celafaisaitdeuxansqu'ellenel'avait

plusparlé,etc'étaitunpeucommesielleseretrouvaitàlamaison.— Vousêtesunemerveilleusedanseuse.Jevousaivuevirevoltersurlapisteen

flirtant avec vos partenaires. J'étais extrêmement jaloux, ajouta-t-il sur un tonmoqueur.—J'aiflirté?fit-elle,horrifiée.Saseuleintentionavaitétédesemontrercharmanteetagréable,etelleespérait

àprésentnepass'êtremalconduite.— Oui,maisjustecequ'ilfallait.Sinon,j'auraisétéobligédefaireunescène,ce

que, heureusement, vous m'avez épargné. Donc, je vous pardonne. Et pour lemensongeaussi.Ill'avaitobservéesurlapisteàuneoudeuxreprisesetavaitremarquécombien

ellesedéplaçaitavecgrâceetlégèreté.Surtoutpourunecarmélite.Ilsquittèrentl'hôteletserendirententaxiàlagare.Là,ilsprirentunautretaxi

quilesconduisitchezSerge,et,moinsd'uneheureaprèsleurdépartduCrillon,ilsétaientdanslacavedelamaison.Apeineeurent-ilspénétrédanslapiècedufondqu'Amadearetirasonchapeauets'assitenpoussantunprofondsoupir.Latensiondesdeuxjourspassésl'avaitépuisée.Ellen'enavaitrienlaisséparaître,maiselleavait vécu chaque seconde avec la peur au ventre, à l'exception de quelques

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momentsdedétente,commeàNotre-Dame.LecolonelMontgomerydéclaraàSergequec'étaitlamissionlaplusréussiequ'il

eûtjamaisaccomplieetqu'elleétaitunimmensesuccès.Ilaffirmaqu'Amadeaavaitjoué son rôle de femme d'officier SS à la perfection et qu'elle avait en plusrassemblé unemasse considérable d'informations. Tout comme le colonel, Sergeétaitenchanté.—Quandrepartons-nous?demandaAmadeaavecunsourirefatigué.Aprèsavoirtroquélesbeauxvêtementscontresatenuehabituelle,ellesesentait

un peu commeCendrillon à la fin du bal. Elle avait aimé les robes élégantes etl'hôteldeluxe,maiselleavaittoujourseuàl'espritlerisqued'êtredéportée.SavieàMeluncomportaitégalementdesrisques,maiscequ'ellevenaitdevivreavaitététrèsdangereux.Letempsqu'ellesechange,lecolonels'étaitluiaussidébarrassédesonuniforme

SS.IlsrendirentleurspapiersàSerge.Ceux-cipourraientànouveauservir,avecd'autresphotosetquelquesretouches.Sergeleurremitlesleursaunomd'AmélieDumas et du professeur d'Arles. Tous trois savaient qu'ils jouaient un jeudangereux,maisilsyexcellaient.—Vousavezfaim?demandalecolonelàvoixbasse.Amadeasourit. Ilss'étaientparlécommemarietfemmependantdeuxjours,et

c'étaitdevenuunehabitude.—Non,çava.Jemangeraiquandnousarriverons.Quandpartons-nous?—Dansdeuxheures.Ilvoulaitd'abordenvoyerdesrenseignementscodésenAngleterre.Ils quittèrent discrètement lamaison de Serge et reprirent en sens inverse la

route de Melun, dans la même voiture prêtée, à la seule différence qu'ils sesentaientmaintenantparfaitementàl'aisel'unavecl'autre,commeunvraicouple.Ilsavaientdormidanslemêmelitdeuxnuitsdesuite,entoutbientouthonneur,ettoutcommeluilarevoyaitencoredanssanuisetteensatinpêche,ellesesouvenaitdesonallureridiculedanssonpyjamatropcourt—ilétaitgrandetavaitdumalàtrouverdespantalonsàsataille.—Vousavezfaitdubontravail,luidit-ildanslavoiture.Dutrèsbontravail.—Merci,colonel,réponditAmadea,plusdutoutintimidée.—Vouspouvezm'appelerRupert.Ils avaient recommencéà separler en françaisdès leur retour, afindenepas

commettrel'erreurdeparlerallemands'ilssefaisaientcontrôler.— Savez-vous que vous parliez allemand dans votre sommeil ? fit-il en lui

souriant.C'estlesignequevousêtesuntrèsbonagent.Mêmedansvotresommeil,vousparlezdanslalanguedevotremission!— J'aibeaucoupaiméparlerallemandavecvous,avouaAmadea,encoreunpeu

déstabilisée par le passage au français. Je sais que c'est horrible à dire, vu lescirconstances,mais cette langueme rappellemon enfance. Ça faisait longtempsquejenel'avaispasparlée.— Votre français est remarquable. Tout comme votre anglais, observa-t-il

admiratif.—Levôtreaussi.

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Leurs mères étaient toutes les deux allemandes, si bien qu'il n'y avait riend'étonnantàcequel'allemandfûtleurlanguenatale.Enrevanche,ilavaitgrandienAngleterreavecunpèreanglais,etelleenAllemagneavecunpèrefrançais.— Je serais ravi de faire à nouveau équipe avec vous, déclara-t-il en toute

simplicité.—Jenesuispassûred'avoirlesnerfsassezsolidespourcegenredetravail.Pas

àuntelniveau,entoutcas. Jem'attendaisàchaque instantàceque laGestapofrappeàlaporteetmefassedéporter.—Celaauraitétéfâcheux,remarqua-t-ild'unairsévère.Jesuisheureuxquerien

detelnesesoitproduit.—Moiaussi.Voussavez,jevoulaisvousdirecombienj'admirecequevousavez

faitpourlestrainsd'enfants.C'étaitmagnifique.—Oui,c'était fantastique.Jesuisheureuxquenousayonspufairesortirautant

d'enfants.J'enaimoi-mêmedouzeàlamaison.Ilannonçacelacommes'iln'yavaitriend'extraordinaireàoffrirunfoyeràdouze

petitsimmigrés.Tousavaientleursparents,oudumoinslesavaientaumomentdeleurdépartd'Allemagne,sibienqueceuxdontlesparentsseraientencoreenvieaprès la guerre partiraient un jour les retrouver. Le colonel l'informaqu'il avaitprévud'adopterceuxquin'auraientplusdefamille.C'étaitunhommeexceptionnel.Elles'enétaitaperçueàParisoù,endépitdelatensionextrêmequ'ilsubissaitluiaussi,ilétaittoujoursrestépoli,aimable,prévenantetpleind'égards.Toutcommeelle, ilavait risquédese fairedémasqueretarrêter,etauraitprobablementétéfusillés'ilavaitétédécouvert.—Quelleaventurecedoitêtred'avoirdouzeenfantsàlamaison!—C'estassezdivertissant,reconnut-ilensouriant.Etcelaatténuaitlapertedesafemmeetdesesfils.Mêmesicen'étaitpaspareil,

laprésencedesenfantsluiréchauffaitlecœur.— Ce sontdesenfantsmerveilleux.Aveceuxaussi, jeparleallemand. J'ai huit

garçonsetquatre filles,decinqàquinzeans.Laplus jeunen'avaitque sixmoislorsqu'onl'amisedansletrain;sasœurétaitavecelle.Deuxdesgrandsgarçonssontdes jumeaux.Certaines famillesd'accueiln'acceptaientdeprendrequ'unoudeuxenfantsd'unemêmefratrie,etnousavonsfaitdenotremieuxpouréviterquelesfrèresetsœursnesoientséparés.—Certainsenfantsontdûêtrereplacés,maislaplupartdesplacementsontété

desréussites.Mespauvrespetitsontparfoislemaldupays,sauflaplusjeune,biensûr, qui ne se souvient pas de sa famille, et pour qui les autres enfants et moisommes la seule qu'elle ait connue. Elle a les cheveux roux et des taches derousseur;ondiraitunpetitrenard,ajouta-t-ilensouriant.Amadea voyait dans ses yeux tout l'amour qu'il portait à ces enfants. Il devait

avoirétéuntrèsbonpèrepoursesfils.IlsarrivèrentàMelunjusteaprèslatombéedelanuit.LatantedeJean-Yvesleur

préparaleurdînersansposerdequestions,eteux-mêmesnefirentaucuneallusionàleurséjouràParis.Maisilétaitévidentquepourellecetétrangerétaitunagent,et un agent important. Ils dînèrent tranquillement en parlant de la ferme et dutemps,puisallèrentdiscuterdanslagrangejusqu'àl'heuredudépartducolonel.

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—C'estétrangeàdire,maisj'aipasséunbonmomentavecvous.Lecouventvousmanque-t-il ? demanda-t-il, toujours curieux à son sujet et intrigué par sapersonnalité.Elleétaittantdechosesàlafois:innocente,belle,humble,courageuse,timide,

intelligente et dénuée de toute prétention. D'une certaine façon, il comprenaitpourquoielleferaitunebonnereligieuse,toutenpensantqueceseraitunterriblegâchis.Illarevoyaitencore,éblouissantedanssarobedusoirblanche,puisdanssanuisetteendentelle.Maisiln'avaitjamaisdeliaisonsavecd'autresagents.Celaauraittoutcompliqué.Ilétaitlàpourtravailler,paspours'amuser.Desviesétaientenjeu.—Oui,admitAmadead'unairsérieux.Toutletemps.J'yretourneraiunefoisque

toutserafini.Ilyavaitunetellecertitudedanssavoixqu'ilneputquelacroire.—Réservez-moiunedanseavant,plaisanta-t-il.Vouspourriezm'apprendreunpas

oudeux.Vers vingt-troisheures trente, ilspartirent rejoindre les autresdans le champ.

L'avionarrivaà l'heureconvenue,unpeuaprèsminuit.Lecolonelrepartaitseul,lestroishommesquil'accompagnaientàsonarrivéeétanttoujoursenmission.LeLysandervenaitd'atterrirquandilseretournaversAmadeapourlaremercierunedernièrefois.—QueDieuvousbénisse,hurla-t-elleau-dessusduronflementdumoteur.Soyez

prudent.—Vousaussi,répondit-ilenluitouchantlebras.Puisillasaluaetsautadansl'appareil,aumomentoùcelui-citouchaitlesol.Ils

redécollèrent moins de trois minutes plus tard et Amadea resta un moment àregarderlepetitavions'éloignerdansleciel-illuisemblavoirlecolonelluifaireaurevoirdelamain-,puiselletournalestalonsetrentraàlaferme.

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Chapitre23AmadeaeutdesnouvellesdeSergedeuxsemainesavantNoël,quand ilvint lui

rendrevisite.DepuissonretourdeParis,elleavaitreprissesmissionshabituelles.Deuxfois,elleavaitdûsecourirdeshommes—desAnglais—quis'étaientblessésau cours de leur parachutage. L'un d'eux était resté coincé dans un arbre, etAmadea était montée le décrocher; elle l'avait ensuite soigné durant plusieurssemaines.Sonhéroïsmeetsonabnégationn'étaientplusunsecretpourpersonneàMelun.Celuiqu'elle avait libéréde l'arbreavait juréde revenir la voir après laguerre,convaincud'avoiraffaireàunangemiséricordieuxquiluiavaitsauvélavie.LessouvenirsduNoëlprécédentpasséaucôtédeJean-Yveslaremplissaientde

tristesse.Mais,àprésent,ellesentaitquesavocationreligieuseétaitplusfortequejamais,etellesedemandaitsiJean-Yvesavaitétéenvoyédanssaviedanscebut.Ellesavaitqu'avecletempslesréponsesviendraient.Serge venait pour lui proposer une nouvelle mission, à la requête du colonel

Montgomery en personne. Bien sûr, elle était libre ou non d'accepter. Pour lapremièrefois,Sergehésitait.L'usinequidevaitproduiredesbombesenAllemagneavaitavancérapidement,

plus rapidement que les Anglais ne l'avaient cru. Montgomery avait besoin derenseignements techniques qu'il n'avait pas obtenus à Paris et souhaitaitqu'Amadea joue à nouveau le rôle de son épouse.Quant à lui, il serait un autreofficier.Cette fois-ci, le danger principal de la mission était qu'elle se déroulerait en

Allemagne.Illeurfaudraitentreretsortirdupayssainsetsaufs,cequineseraitpasuneminceaffaire.Touslesdeuxpouvaientfacilementsefairetuer,etsûrementdéporterdanslecasd'Amadea.—Pourêtrehonnêteavectoi, jenecroispasquetudevraisaccepter,fitSerge

pourladécourager.Il aurait voulunepas lui parler de cettemission,mais il devait transmettre le

message.Amadeaavaitdeuxjourspourprendresadécision.Lajeunefemmen'avaitaucuneenvied'acceptermais,lesdeuxjoursquisuivirent,

elleneputfermerl'oeil.Lesvisagesdesgensqu'elleavaitconnusàTheresienstadtlahantaient.Ellesedemandaitcombiend'entreeuxétaientencoreenvie.SamèreetDaphnéàRavensbruck.LafamilledesamèreàDachau.Sipersonnen'acceptaitcesmissions,jamaisilsnereviendraient,ettouslesJuifsd'Allemagneetdesautres

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pays occupés finiraient par mourir. Elle se rappelait quelque chose qu'un desanciensdétenusdeTheresienstadtluiavaitdit,unvieillardquiétaitmortunmoisavantsonévasion:«Celuiquisauveuneviesauvel'humanitéentière.»C'étaitunephrasetiréeduTalmud,etellenel'avaitjamaisoubliée.Commentpouvait-elletourner le dos à tous ces gens, quand l'occasion lui était donnée de changer leschoses?Ellenelepouvaitpas,mêmesiellerisquaitd'êtreànouveaudéportée.Onlui donnait une chancede se battre pour eux.Quel autre choix avait-elle ?QuelchoixavaiteuleChristdevantlaCroix?Cesoir-là,AmadeaenvoyaunmessageradioàSerge,disantsimplement:«Oui.

Thérèse.»Ellesavaitqu'ilcomprendraitettransmettraitl'informationaucolonel.Ellereçut

sesinstructionslelendemain.IlallaitêtreparachutédanslesenvironsdeNancyetelledevaitlerejoindreàlacellulelocale.Lespapiersetlesvêtementsnécessairesluiseraientfournissurplace.Cettefois-ci,pasdeweek-endanniversaireauCrillonnidetenueschic,justedesvêtementsordinaires.Onétaitenhiver.Ilétaitprévuqu'ilspassentcinqjoursenAllemagne.Amadea partit en pleine nuit et arriva à Nancy dans la matinée. Le colonel

Montgomeryavaitétéparachutédanslanuit.Lorsqu'illavit,illuiadressaungrandsourire.—Alors,masœur,commentallez-vous?—Bien,jevousremercie,colonel.Raviedevousrevoir.Ilss'étaientsaluéssuruntonamicaletrespectueuxàlafois,commedeuxvieux

amis.Il avait été impressionné qu'elle ait accepté la mission, surtout en sachant le

dangerquecelareprésentaitpourelle.Ilavaiteuquelquesscrupulesàrequérirsacollaboration,maisilavaitbesoind'elle,etl'Angleterreaussi.Ilseréjouissaitdesaprésenceàsescôtés.On leur donna leurs nouveaux papiers, puis, toute la nuit, Montgomery lui

expliqua la mission. Les choses étaient plus compliquées, cette fois. Elle devaitrecueillirdesinformationsetprendredesphotos.Pourcefaire,illuiremitunpetitappareil qu'elle cacha dans une poche de son sac à main. Il avait revêtu sonuniforme SS, et ils devaient prendre un train pour l'Allemagne dans lamatinée.Commelafoisprécédente,ils'adressaàelleenallemandpourévitertoutfauxpasaucoursdelamission;ilsnedevaientparlerquecettelangue,commeilsl'avaientfaitàParis.Amadearetrouvalemêmeplaisiràconverseraveclui,maisilsavaientconscience

quecettemissions'annonçaitbienplusdélicatequelaprécédente.Quandilsmontèrentdansletrain,ilsavaientl'airpâlesetfatigués,maisc'étaitle

cas de beaucoup de gens, cet hiver- là. Ils discutèrent néanmoins avec bonnehumeur tandisque le trainquittait lagare,puisAmadeas'endormit,exténuée, latêtesurl'épauleducolonel.Cedernierlutpendantqu'elledormaitet,quandelleseréveilla,ellesemblaitmieux.IlsdescendirentenThuringeets'installèrentdansunhôteloùsetrouvaientd'autresofficiersetleursfemmes.RienàvoiravecleCrillon,maisleurchambreétaitagréable.L'employédel'accueils'excusacarilsauraientdeux lits jumeauxau lieud'ungrandlit,mais l'hôtelétaitplein, lesépousesétant

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venuesretrouverleursmarispourNoël.Rupertluiréponditqu'iln'yavaitpasdeproblème,carcen'étaitpasleurlunedemiel,cequilesfitriretouslestrois.MaisAmadea ne fut vraiment soulagée que lorsqu'ils se retrouvèrent seuls dans leurchambre.Pourcettemission,elleavaitunechemisedenuitenflanellebienchaude;contrairementàlafoisprécédente,ilsétaientenhiver,lamissionétaitbeaucoupmoins romantique, et infiniment plus dangereuse. Cette fois-ci, Rupert était unofficier SS qui n'avait jamais existé, leurs noms et papiers étaient entièrementfictifs. Ilsétaientnéanmoinsd'accordpourqu'elledisequ'ellevenaitdeCologne,puisque la plupart des archives avaient été détruites lors du bombardement de1942.Amadearéduisaitainsilespossibilitésdefaireuneerreur,etsaconversationn'enseraitqueplusfacileetnaturelle.Ilsassistèrentàdeuxdînersofficielsde laGestapo.Lerestedu temps,Rupert

travaillait.Amadeal'accompagnauneseulefois,pourvisiter l'usinequifabriquaitdesbombes.Lesnazisenétaienttrèsfiers.Amadeamémorisachaquedétailetlesoirmittoutparécrit.Latensionétaitconstante,mais,lequatrièmejour,RupertannonçaàAmadea,en

allantsecoucher,queleurtravailétaitterminé;ilspartiraientdanslamatinée,touts'étaitbienpassé.Pourtant,lajeunefemmerestaéveilléetoutelanuit,angoisséesans savoir pourquoi. Et ce sentiment ne l'avait toujours pas quittée lorsqu'ilsmontèrentdansletrain,lelendemain.Ellerestasilencieuseduranttoutlevoyageàtraversl'Allemagne.C'étaitcommeunmauvaispressentiment,maisellen'osaitpasenparleràRupertiln'yavaitpasderaisondel'inquiéter.Cequ'ilsavaientfaitétaitincroyablementaudacieuxetcourageux,etilsenétaientconscients.Jusqu'àlafrontière,lescontrôlesfurentfréquents,et,àladernièregare,Amadea

trouvaquelesdeuxjeunessoldatsmettaientuntempsfouàcontrôlerlespapiers.La frontière était proche et elle était sûre quequelque chose allait se produire.Mais,unefoisencore,onleurrenditleurspasseports,etletrains'ébranla.Rupertluisourittandisqu'ilss'éloignaient.Aumatin,ilsétaientderetourenFrance.Ilsallaientd'abordàParis-lespapiers

de Rupert indiquaient qu'il était en poste au quartier général parisien. Ilss'arrêteraient chez Serge d'où Rupert enverrait des informations par radio enAngleterre.IlspartiraientensuitepourMelun,etMontgomeryregagneraitsonpays.Onétait

àunesemainedeNoël.Ilssehâtaientdesortirdelagare,àParis,quandunofficierSSattrapalebrasde

Rupertenl'interpellantparlenomqu'ilportaittroismoisplustôtetnonceluiquiétait le sien maintenant. A l'idée des conséquences que cela pouvait entraîner,Amadeatrembladeterreur.Maislesdeuxhommessecontentèrentdesesouhaiterdebonnesfêtesdefind'année,etRupertetellegagnèrentcalmementlasortie.Ilshélèrentuntaxi,quilesdéposadevantunpetitcaféd'oùilsrejoindraientàpiedledomiciledeSerge.Ens'asseyantetencommandantuncafé,Amadeaétaitlivide.—Toutvabien,fitRupertenplongeantsonregarddanslesienpourlacalmer.C'étaitmiraculeuxqu'ilssoientsortissainsetsaufsdecettemission.— Jene suis vraimentpas faitepourcegenredechose,observa-t-elleà voix

bassecommepours'excuser.

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Elleavaiteulanauséetoutelajournée,etRupertlui-mêmesemblaitépuisé.Levoyage avait mis leurs nerfs à rude épreuve, mais la mission était pleinementréussie.— Vousêtesbienplusdouéepource travailquevousne lepensez.Peut-être

mêmetrop.Elleétaitsiconvaincantedanssonrôled'époused'officierSSqu'ilcommençaità

craindrequ'ellenevoulûtenfaireplus,etilnefallaitpas.Onnepouvaitpasrisquersavie indéfiniment.Amadeaétait trop jeunepourmourir.Aquarante-deuxans, ilavait l'impression que sa vie était derrière lui. Sans sa femme et ses fils, il n'yauraitpersonnepourleregretters'ilvenaitàdisparaître,saufseskinder.S'ilfaisaittoutcela,c'étaitpourfairepayerauxAllemandslamortdesafamille,

etpourservirsonroi.Aprèslecafé,ilsmarchèrentjusquechezSerge,firentleurrapportetchangèrent

de papiers. Rupert utilisa la radio pendant plusieurs heures, en prenant soin dechangerde fréquence toutes lesquinzeminutespourempêcher lesAllemandsdeleslocaliseretd'écouterleurscommunications.Avantdepartir,ilss'assurèrentquetoutétaitcorrect,etAmadeas'avouaquesonmauvaispressentimentétaitabsurde.Lamissionn'auraitpaspumieuxsedérouler.IlsrentrèrentàMeluncesoir-là,sansarrivertroptardàlaferme.Commelafois

précédente,ilsdiscutèrentdanslagrangejusqu'àminuit,puissedirigèrentverslechamp. Quelques flocons tombaient du ciel, et il faisait si froid que le sol étaitverglacé.Amadea se tenait aubrasdeRupertpouréviterdeglisser, et il dut larattraper à plusieurs reprises il y avait une certaine intimité dans leurs gestes,comme s'ils étaient réellementmari et femme, ou dumoins de lamême famille.Tandisqu'ilsattendaientl'aviondansunbosquet,Amadeaavaitpeineàcroirequ'ilsétaient enAllemagne la veille encore.Elle semoquait bien àprésentque ce fûtNoël.Ilsétaientenvie,c'étaitl'essentiel.Le Lysander arriva plus tard qu'à l'accoutumée, vers une heure du matin.

L'attente avait été longue dans le froid glacial, et elle ne sentait plus sesmainslorsqu'elle serra celles de Rupert en lui souhaitant un bon voyage et un joyeuxNoël.Pourlapremièrefois,celui-cisebaissaetl'embrassasurlajoue.—Vousavezétéextraordinaire,commed'habitude...J'espèrequevouspasserez

unbonNoël.—Sûrement.Noussommesenvie,etjenesuispasàAuschwitz,répondit-elleen

souriant.Profitezbiendesfêtesavecvosenfants.Il lui tapota doucement l'épaule, tandis qu'elle regardait les hommes guider

l'avion. Ils n'avaient pas besoin d'elle ce soir-là, elle était simplement venueaccompagnerRupert,commeunebonneépouseaccompagnesonmariàl'aéroport.Al'abrisouslesarbres,elleleregardaitcourirversleLysander,quandsoudainuncoupdefeurententit.Ilsevoûtauninstant,puisellelevitreprendresacourseense tenant l'épaule. Il y eut d'autres coups de feu, et deux hommes s'écroulèrentavec leurs torches, le faisceau de lumière pointé vers le ciel. Amadea s'enfonçaprofondément dans les buissons. Elle ne pouvait rien faire pour eux. Elle n'étaitmêmepasarmée.MaiselleavaiteuletempsdevoirqueRupertétaittouché.Enquelquessecondes,ilfuttirédansl'avionetlaporteserefermaderrièrelui,tandis

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que l'appareil décollait. Les autresmembres du réseau s'étaient enfuis dans leschamps,entraînantderrièreeuxlescorpsdeleursdeuxcompagnons,quiétaientdesamisdeJean-Yves.Enquelquesinstants,dessoldatsallemandsapparurentdetous côtés, et Amadea comprit que toutes les fermes des environs allaient êtrefouillées. Il y aurait peut-être des représailles, mais ce n'était pas sûr puisqueaucunAllemandn'avaitététuéoublessé.Lessoldatsselancèrentàlapoursuitedesrésistants,etAmadeacourutaussivite

qu'elleleputjusqu'àlaferme.Là, elle se précipita dans sa chambre, retira ses vêtements à toute vitesse et

sautadansson litenchemisedenuit,ense frottant lesmainspourtenterde lesréchauffer-sachambreétaitglaciale.Asagrandesurprise,lessoldatsnevinrentjamais.Ellepensaàlachancequ'ils

avaient eue, Rupert et elle, de pouvoir accomplir leur mission et ressortird'Allemagne.Ellesesouvintausside laprémonitionqu'elleavaiteue ladernièrenuitenAllemagneetdécidadefairedorénavantdavantageconfianceàsoninstinct.Lejoursuivant,SergereçutparradiounmessagecodédesAnglais:Apolloavait

atterriavecuneégratignureà l'aile,maisriendegrave,ettransmettait toussesremerciements à Thérèse. A leur grand soulagement, tous passèrent un Noëlpaisible.Chapitre24Durant l'hiver 1943, l'extermination systématique des Juifs se poursuivit dans

toute l'Europe.AAuschwitz,prèsdecinqmillepersonnesétaientgazéeschaquejour.Enaoût,huitcentcinquantemilleavaientététuéesàTreblinka,etenoctobre,deux cent cinquante mille à Sobibor. En novembre, quarante-deux mille Juifspolonais avaient été exécutés, et en décembre les Juifs de Vienne avaient étédéportésàAuschwitz.IlyavaitdésormaisdestransfertsmassifsdeTheresienstadtversAuschwitz,ettouslesghettosd'Europeavaientétérasés.Enmars1944,lesnazisavaientprisseptcentvingt-cinqmilleJuifshongrois.Le

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mois suivant, ils faisaient des rafles en France, à la recherche d'enfants juifs.L'annéeprécédente,JeanMoulin,l'undeschefsdelaRésistance,avaitétéarrêtéàLyon.Auprintemps1944,tousceuxquiétaientdanslaRésistanceétaientaucourantde

l'arrivéeprochainedesAlliés,maispersonnenesavaitquandelleaurait lieu.LesAllemandstraquaientlesrésistantssansrépit,etlaconsignedecesderniersétaitdelesparalyseraumaximum,pourlesempêcherdecontrerlesAlliés.Amadea était convaincue que Rupert serait parmi eux. Elle n'avait pas eu de

nouvellesde luidepuis leurmissionenAllemagneendécembre,quatremoisplustôt.Ellepensaitàluidetempsàautre,ainsiqu'àsesenfants,etespéraitquetousétaientsainsetsaufs.Enmars,ellepritpartàdavantagedemissions.Avecl'arrivéedesbeauxjours,il

était plus facile de manœuvrer qu'en hiver. Elle avait été nommée chef de songroupe,etbeaucoupdesdécisionsdesacelluleluirevenaient.Dans le but d'entraver les mouvements nazis, elle et plusieurs autres avaient

décidéde saboterun train.Leursprécédentes tentatives avaient souvent eudesconséquences désastreuses et abouti à de sanglantes représailles, mais lesinstructionsdeParisétaientclaires:ilfallaittoutmettreenœuvrepourralentirlesconvois allemands. Faire sauter les voies ferrées à l'est d'Orléans leur parutjudicieux,bienquedangereuxpourtous.Par pure coïncidence, l'opération devait avoir lieu la nuit des vingt-sept ans

d'Amadea. Personne autour d'elle n'était au courant, et elle-même n'y attachaitaucune importance. Au point où en étaient les choses, les anniversaires et lesvacancesnesignifiaientplusrien,sanscompterqu'ilslarendaienttoujoursunpeutriste.Elleétaitbienplusheureuseenserendantutile,surtoutsic'étaitpourfaireéchecauxAllemands.Vingtpersonnesdevaientparticiperàl'opération,douzehommesethuitfemmes.

Certainsétaientdesrésistantslocaux,d'autresvenaientdecellulespluséloignées.UndeshommesavaittravailléaucôtédeJeanMoulinetquittéLyonquandcelui-ciavait été arrêté. Ce n'était pas étonnant qu'Amadea le trouve parfaitemententraîné.Cesoir-là,allongéeparterrepourguetterlepassagedessentinelles,elleavaitdu

malàcroirequ'elleavaitétéreligieuse,ellequipassaitsontempsàpréparerdesarmes, assembler des explosifs, saboter des bâtiments et faire tout son possiblepour désorganiser, voire détruire, l'occupant. Elle avait toujours l'intention deretourneraucouvent,maisellesedemandaitparfoissisessœursetleDieuqu'elleaimaitpourraientluipardonnertoutcequ'elleavaitfait.Malgrétout,elleétaitplusdéterminéequejamaisàpoursuivresontravail.Jusqu'àcequelaguerresoitfinie,ellesavaitqu'ellen'avaitpaslechoix.Cette nuit-là, Amadeamit elle-même en place les explosifs près des voies. Ce

n'était pas la première fois qu'elle en manipulait et elle savait quelle quantitéutiliser.Commetoujoursdanscesmoments-là,ellepensaitàJean-Yvesets'efforçaitd'êtreprudente.Aprèsavoirallumélamèche,elles'apprêtaitàpartirencourantquandunesentinelleallemandeapparutdevantelle.Ellesavaitquelesoldatserait

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réduitenpoussièredansquelquessecondes,maisque,siellenebougeaitpas, lemêmesortl'attendait.Dansl'impossibilitéd'avancerpourallersecacheraveclesautres, elle n'eut pas d'autre possibilité que de reculer pour partir dans l'autresens.Ellevenaitdesemettreàcourirlorsqu'unepremièreexplosionretentit.Lasentinelle fut tuéesur lecoupetAmadeasouffléeavecunetelle forcequ'elle futsoulevée du sol avant d'aller s'écraser sur le dos, pas très loin des voies. A sonpropre étonnement, elle était toujours consciente,mais incapable de bouger. Lechocqu'elleavaitreçuàlacolonnevertébraleavaitététerrible.Undeshommesdel'équipe,quiavaitassistéàlascène,seprécipitaversl'endroit

où elle gisait, la chargea sur ses épaules et s'élança vers les autres, juste aumoment où la deuxième bombe explosait. Cette seconde déflagration fut encoreplusviolentequelapremièreetl'auraittuéeàcoupsûr.Tout ce dont Amadea se souvint ensuite fut d'avoir été portée par quelqu'un

pendantunlongmoment,etden'avoirriensenti.Elleserappelaavoirétéamenéedansuncamion,aveclesbruitsdesdétonationsdanslelointain,et lefeupartoutautour d'elle. Après cela, elle avait perdu connaissance et s'était réveillée deuxjoursplustarddansunegrange,aumilieudegensqu'elleneconnaissaitpas.Onl'avaitemmenéedansunvillagevoisinetcachée.Duranttoutelasemainequisuivit,elleoscillaentreconscienceetinconscience.

Deuxhommesdesacellulevinrentlavoir,s'inquiétantpourellecarlesAllemandslarecherchaient.Ilsétaientpassésàlaferme,maisl'oncleetlatantedeJean-Yvesavaientditignoreroùellesetrouvaitet,parmiracle,ilsavaientétéépargnés.Maiselle ne pouvait plus retourner là-bas. Par radio depuis Paris, Serge leur avaitdemandéde l'emmener.Malheureusement,enplusdesAllemandsàses trousses,Amadea avait un autre gros problème. Elle ne pouvait plus bouger ni mêmes'asseoir.Elles'étaitbrisé lacolonnevertébraleentombant.Ellenesentaitplusses jambes et il lui était impossible de partir. Elle savait qu'elle était désormaisdevenueunhandicappoureux.—Sergeveutqu'ontesortedelà,luiditgentimentundeshommesavecquielle

travaillaitdepuisunanetdemi.Elle semblait si mal en point qu'on aurait dit qu'elle allait mourir, mais ils

s'abstinrentde le luimontrer.Lesdeuxderniers jours,elleavaitdéliréeteudeshallucinations. Son dos avait non seulement été brisé mais grièvement brûlé.Pourtant,ellenesentaitrien,pasmêmeladouleur.—Pourm'emmeneroù?répondit-elleenessayantdeseconcentrer.Elleétaittellementfatiguéequ'elleavaitdumalàgarderlesyeuxouvertsetily

avait des moments où, tout en leur parlant, elle perdait connaissance. Ilsprofitèrent d'un de ses brefs instants de lucidité pour lui expliquer ce qui étaitprévu.—Unavionvavenirtechercher,cesoir.—Non,nemerenvoyezpasaucamp...supplia-t-elle.Jeferaicequevousmedirez,

c'estpromis.Jevaismelever.Mais tous savaient que c'était impossible. Lemédecin qui était venu avait dit

qu'elleresteraitparalysée.Si lesAllemandslatrouvaient, ilsnel'enverraientpasdans un campmais la tueraient ; elle n'avait plus aucune valeur, même comme

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esclave.Enplus,ilsnepouvaientpluslagarder.C'étaitdevenutropdangereux.Un jeune garçon avait parlé et les Allemands étaient au courant qu'Amadea

dirigeait une cellule, ou du moins qu'elle travaillait pour la Résistance. ToussavaientqueSergeavaitraison,ellen'avaitpasd'autrechoixquedepartir.Encorefallait-il qu'elle soit toujours vivante, ce qui n'était pas certain, lorsque l'avionviendraitetqu'ilsréussissentàlafairemonterdedans.Quandilsl'emmenèrentlesoir, elle était inconsciente. Une des femmes l'avait enveloppée dans unecouvertureenluicachantlevisage.Lajeunefemmegémitsouventpendantqueleshommeslatransportaientmaisellenerepritpasconscience.Quandl'avionapparutdansleciel,unjeunegarçonquilaconnaissaitdepuisson

arrivéeenFrancevintencourantdanslechamppourluidireaurevoir,tandisqueles autres allumaient leurs torches. Pour tous, l'opération ressemblait plus à unenterrementqu'àunemissiondesauvetage.L'undeshommesavaitmêmecraquéen disant qu'elle serait morte avant d'arriver à destination. Et les autrescraignaientqu'iln'eûtraison.La porte du Lysander s'ouvrit à la seconde où il toucha terre, et Amadea fut

littéralement lancéedans l'appareil, toujoursenveloppéedans la couverture. Il yavaitdeuxhommesdansl'avionetl'und'euxlatiraàl'intérieuravantderefermerlaporte.Lepiloteredécollaimmédiatementenévitantdejustesselesarbres,puisamorça un virage vers l'ouest en direction de l'Angleterre. Pendant ce temps,l'autredégageadoucementlacouvertureduvisaged'Amadea,maisniluinilepiloteneconnaissaientsonnom.Ilssavaientqu'ilsétaientvenuspourévacuerunmembredelaRésistancefrançaise,maisonneleurenavaitpasditplus.SergeavaitdonnélesinformationsnécessairesauxAnglais,maistoutcequelespilotesavaientbesoindesavoir,c'étaitqu'ilsdevaientrécupérerquelqu'un.Riend'autre.—Jecroisqu'onl'apeut-êtreunpeutropsecouée,fitobserverl'hommeassispar

terreendécouvrantlevisaged'Amadea.Jenepensepasqu'elletiendra.Ellerespiraitàpeineetn'avaitpresquepasdepouls.Lepiloteneréponditrienet

maintintlecapjusqu'àdestination.Al'arrivée,lesdeuxhommesfurentsurprisdeconstaterqu'Amadeaétaitencore

envie.Uneambulanceétaitstationnéesurletarmacpourlaconduireàl'hôpitaloùunlit

l'attendait, mais quand les ambulanciers la virent, ils comprirent qu'elle avaitbesoindebienplusqu'unsimplelit.Enplusdesacolonnevertébralebrisée,elleavait ledosbrûléau troisièmedegré. Il était peuprobable, écrivit le chirurgiendanssonrapportaprèsqu'ilseurentfaittoutleurpossible,quelajeunefemmepûtremarcherunjour.Amadea avait été hospitalisée sous le nom indiqué sur ses papiers français,

Amélie Dumas. Mais, peu de temps après, un employé des services secretsbritanniques avait contacté l'hôpital et identifié Amadea sous son nom de code,Thérèse.—Tucroisquec'estunagentbritannique?demandauneinfirmièreàsacollègue

enconsultantsondossier.

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Lepersonnelsavaitqu'elleavaitétéévacuéedeFrance,maisignoraitpourquoietparqui.—Çasepourrait,réponditl'autre.Ellen'apasprononcéunmot,depuisqu'elleest

là.Jenesaismêmepasquellelangueelleparle.Elleexaminaattentivementledossierd'Amadea.Cegenredechoseétaitdifficile

à savoirpar les tempsqui couraient.A l'évidence, la jeune femmene faisaitpaspartiedel'arméebritannique,etelleétaittrèsmalenpoint.—Ellepourraitêtreunedesnôtres.—Quiqu'ellesoit,conclutl'autreinfirmière,elleenabavé.Amadeane reprit conscienceque trois joursplus tard,etpourunbref instant.

Elle leva des yeux vides vers l'infirmière près d'elle et, l'air égaré, prononça enfrançaisuneseuleetuniquephrase:«Jesuisl'épouseduChrist».Puisellesombraànouveaudansl'inconscience.Chapitre25Le 6 juin, les Alliés débarquèrent en Normandie, et en apprenant la nouvelle

Amadeaneputretenirses larmes;plusquen'importequid'autreà l'hôpital,elleavaitpriéets'étaitbattuepourquecejourarrive.Il luifallutattendrelami-juinavantdepouvoirsortirenfauteuilroulantdanslesjardinsdel'hôpital.Lesmédecinsluiavaientditqu'ilétaitpeuprobablequ'elleremarcheunjour,bien

quecenefutpasunecertitudeabsolue.«Hautementimprobable»étaitlaformulequ'ils avaient employée. Elle pensait que la perte de ses jambes était sacontribution,unsacrificeminimefinalement,pourgagnerlaguerreetsauverdesvieshumaines;ilsétaientdesmillionsànemêmepasavoirlachancedevivreleurviedansunfauteuilroulant.Ettandisqu'elleétaitassiseausoleil,unecouverturesur les genoux, elle se rendit compte qu'elle deviendrait une de ces vieillesreligieuses impotentes, dont les plus jeunes prenaient soin. Car, dès que lesmédecins la laisseraient sortir, elle comptait retourner au couvent, dût-elle setraîner jusque-là. Il y avait un Carmel à Londres, à Notting Hill, où elle avaitl'intentiond'allerdèssasortie.Mais,d'aprèssonmédecin,cen'étaitpasencoreàl'ordredujour,sesbrûlures

n'avaientpastotalementcicatriséetelledevaitsuivreunerééducationdudosetdesjambes;ellenevoulaitpasêtreunfardeaupourlesautresreligieuses.Elleétaitassisedanslejardin,lesyeuxfermésetlevisageausoleil,lorsqu'elle

entenditàcôtéd'elleunevoixfamilière.Elleavaitdumalàlaremettre,maisdeséchosdecettevoix,venusdupassé,résonnèrentdanssatête.—Ehbien,masœur,vousavezfaitunsacrétravailcettefois!Elle ouvrit les yeux et vit Rupert, debout près d'elle, en uniforme d'officier

britannique.C'étaitétrangedenepaslevoirentenuedeSS.Ellecompritsoudainquelesondifférentdesavoixétaitdûaufaitqu'ilparlaitanglais,etnonallemandoufrançaiscommeelleavaiteul'habitudedel'entendre.Ellelevalesyeuxverslui

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etsourit.— J'aicrucomprendrequevousavezessayédedétruirel'ensembledusystème

ferroviaire français et la moitié de l'armée allemande à vous seule. Du grandtravail,àcequ'onm'adit.—Merci,colonel.Sesyeuxs'étaientéclairésenlevoyant.Ilétaitleseulamiqu'ellevoyaitdepuis

son hospitalisation. Par ailleurs, elle faisait de terribles cauchemars surTheresienstadtdepuisquelquetemps.—Alors,quedevenez-vous?Commentvavotreépaule?Cela faisaitsixmoisqu'ilsnes'étaientpasvus,depuis leurdernièremissionen

Allemagne,quandilavaitétéblesséenquittantlaFrance.—Ellemefaitunpeumalparmauvaistemps,maisçafiniraparpasser.La balle avait fait des dégâts, mais lesmédecins l'avaient bien soigné. Il s'en

sortait mieux qu'elle, en tout cas. Le chirurgien avec lequel il s'était entretenuavantdevenirluiavaitaffirméqu'ellen'avaitaucunespoirderemarcherunjour,mais il voulaitéviterde le luiannonceraussibrutalement ;pour lemoment,ellesemblaitrésignéeàsonsort.Ilestimaitquec'étaitunmiraclequ'elleaitsurvécu.—J'aibienreçulemessagequevousm'avezenvoyéàvotreretourici.Merci.Je

m'inquiétaispourvous, fitAmadea, sincère, tandisqu'il s'asseyait sur lebancenfaced'elle.—Pasautantquemoiàvotresujet,répondit-il, levisagegrave.Vousavezreçu

unesacréevolée,dites-moi.—Jen'aijamaisététrèsdouéeaveclesexplosifs,fit-elleremarquerdumêmeton

quesielleparlaitd'unetarteoud'unsoufflératés.— Dans ce cas, il faudrait peut-être ne pas insister, suggéra Rupert avec

pragmatisme,unelueurmalicieusedanslesyeux.—Êtes-vousvenumedemanderderetournerenAllemagnepourjouerlerôlede

votreépouse?demanda-t-elled'unairespiègle.Aussiangoissantquecelaavaitété,elleavaitaimétravailleraveclui.Autantque

luiavecelle.— Jepourraispeut-êtremefairepasserpourvotregrand-mère,maintenantque

jesuisenfauteuilroulant,ajouta-t-elleavecunlégerembarras.—Sottise!Vousserezsurpiedenunriendetemps.Onm'aditquevoussortiezle

moisprochain.Comme il l'avait promisàSerge, il s'était tenuau courantde sa santé,mais il

avaitattenduquesonétats'améliorepourluirendrevisite.Elleavaitététrèsmalenpointlesdeuxpremiersmois.—J'ai l'intentiond'alleraucouventdeNottingHillquandjesortirai.Jeneveux

pasêtreunfardeau,jesaisquejepeuxencoreêtreutile.Jevaisdevoiraméliorermacouture, fitAmadeaavechumilité, ressemblantàunereligieuse l'espaced'uninstant.MaisRupertconnaissaitsanatureprofonde.— Ilvautmieux,car jenepensepasqu'ellesapprécieraientbeaucoupquevous

fassiez sauter leur jardin. Je crois que ça les perturberait, plaisanta-t-il en luisouriant.

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Ilétaitravidelavoir.Malgrécequ'ellevenaitdevivre,elleavaitbonnemineetétaittoujoursaussibelle.Seslongscheveuxblondsétaientlâchésetbrillaientausoleil.—Enfait,j'aiunepropositionàvousfaire.Pasaussiexcitantequ'unemissionen

Allemagne,jel'admets,maisquirisquetoutautantdemettrevosnerfsàl'épreuve.Ses paroles la surprirent. Elle avait du mal à croire que, dans son état, les

servicessecretsbritanniquespuissentvouloirl'envoyerenmissionaveclui.SaviedecombattantedanslaRésistanceétaitfinie.Commelaguerreleseraitaussitrèsvite, il fallait l'espérer. Elle s'était battue de toutes ses forces, longtemps - pluslongtempsquelaplupart.— Pour vous dire la vérité, j'ai besoin que vousm'aidiez àm'occuper demes

kinder.Ilsgrandissent.Voilàcinqansqu'ilsviventavecmoi.Lespetitsnesontplusaussipetitsetnecessentdefairedesbêtises.—Quantauxgrands,cesontpresquedesadultesàprésent,etilschahutenten

permanence. Laplupart du temps, je suis àLondres, et pour être franc, j'auraisvraiment besoin de quelqu'un pour garder un œil sur eux, jusqu'à ce que toutredeviennenormal.Etàcemoment-là, j'auraiaussibesoind'aidepourretrouverleurs parents, s'ils sont encore en vie. Ce n'est pas simple pour un homme seuld'avoirdouzeenfants,conclut-ild'unevoixplaintivequifitrireAmadea.J'imaginequevousn'envisageriezpasde repousser votre retourau couventpour venir enaideàunvieilami?Nousavonspourtantétémariésquelquesjoursàuneépoque,unesemaine,mesemble-t-il.Vousmedevezbiença,aumoins.Vousnepouvezpaspartiretmelaisserainsi,toutseulavecdouzeenfantssurlesbras.Amadea riait en l'écoutant, soupçonnant qu'il voulait simplement se montrer

charitableenverselle.Sagentillessenel'étonnaitpas.—Vousneparlezpassérieusement?répondit-elleavecunedrôled'expressionsur

levisage.Elle sentit sa vieille amitié pour lui se réveiller. Ils avaient risqué leur vie

ensembleets'étaientprotégésmutuellement.Unlienpuissant lesunissait,mêmes'ilsneseconnaissaientpasbien.Elleétaitfièredutravailqu'ilsavaientaccompli.—J'avouequesi.J'adoremeskinder,Amadea,mais,pourêtrehonnêteavecvous,

ils rendentma gouvernante complètement folle. La pauvre a soixante-seize ans.Elles'estoccupéedemoiquandj'étaispetitetensuitedemesfils.Cesenfantsontbesoindequelqu'und'unpeuplusjeunepourlesdistraireetlestenir.— Jecrainsdenepouvoirfaireni l'unni l'autreencemoment,répondit-elleen

jetantuncoupd'œilsursonfauteuilavantdeleregarderànouveau.Ilspourraientmepousserduhautd'unefalaise,sijamaisilsn'appréciaientpascequejeleurdis.— Ce sont vraiment des enfants adorables, observaRupert avec sérieux, cette

fois-ci.Amadeavoyaitqu'ilétaitsincère.Ilavaitraison:unegouvernantedesoixante-

seizeansnefaisaitpas lepoidsfaceàdouzeenfants livrésàeux-mêmes.Ilétaittropsouventabsent,enmissionouàLondres,etnerevenaitdansleSussexqueleweek-end. Mais, en même temps, la jeune femme avait hâte de retourner aucouvent. Son séjour à l'extérieur avait été suffisamment long, et sa tâche étaitaccomplie.Ilétaittempspourellederentrer,c'estcequ'elletentadeluiexpliquer

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gentiment.— Ne pensez-vous pas que les sœurs pourraient se passer de vous encore

quelques mois ? insista-t-il, plein d'espoir. Après tout, cela aussi fait partie del'effortdeguerre.Cesenfantssontdesvictimesdesnazis,commevous-même.Celarisqued'êtredurpoureuxaprèslaguerre,quandilsdécouvrirontcequiestarrivéàleursparents.Lecœurd'Amadeaseserra,etelleleregardad'unairhésitant;lesortsemblait

s'acharnerà lateniréloignéeducouvent.ElleauraitvouluinterrogerDieuet luidemandercequ'ilattendaitd'elle,maislorsqu'ellevitl'expressiondanslesyeuxdeRupert, elle comprit. Elle devait s'occuper de ces enfants. Peut-être Rupert luiavait-ilétéenvoyéparDieudanscebut?Sonexiln'enfinissaitpas.Mais,aprèstrois ans passés loin du couvent, elle pouvait attendre encore un peu. Ellecommençait à penser qu'elle aurait quatre-vingt-dix ans lorsqu'elle prononceraitenfinsesvœuxperpétuels.Maisellesavaitquecejourfiniraitpararriver.Elleenétaitsûre.— Je n'ai pas encore écrit à la mère supérieure, répondit- elle en regardant

Rupert.Jecomptaislefairecettesemaine.Êtes-voussûrquejepourraivousaider?Jemesensinutiledanscetengin.Parfois,endépitdesesefforts,ellenepouvaits'empêcherdeseplaindre.Mais,si

c'était la volonté de Dieu, elle l'accepterait. La vie l'avait déjà épargnée denombreusesfoisetcombléedebiendesfaçons.— Je suis heureux d'apprendre que vous n'avez pas encore fait les démarches.

J'avispeurd'arrivertroptard.Etvousêtestrèsutilecommevousêtes,necraignezrien.Toutcequevousaurezàfaireseradeleurcrierdessus,etjevousdonneraiungrosbâtondontvouspourrezvousservirsinécessaire.Illataquinait,etellesemitàrire.—Quandvoulez-vousquejevienne?demanda-t-elle,déjàenthousiasteetpleine

d'espoir.Elle était impatiente de rencontrer les enfants. S'occuper d'eux donnerait un

nouveau sens à sa vie, surtout si Rupert s'absentait souvent. Tandis qu'ilsdiscutaientdes enfants, elle ressentit lamême impressiond'êtremariéeavec luique lorsqu'elle était à Paris et en Allemagne. Leur relation était singulière; ilsétaientparcertainscôtésdesétrangersl'unpourl'autreetpard'autresdesamistrèsproches.Ellesefaisaitunejoiedel'aider.Lecouventn'auraitpaslongtempsàattendre.Laguerreseraitbientôtfinie,etunefoisquelesenfantsauraientretrouvéleurs

parentsetseraientpartis...Sonespritfonctionnaitàtoutevitessetandisqu'elleparlaitaveclui.Soudain,elle

se redressa. Elle voulait qu'il écrive leurs noms à tous sur une feuille de papieravantderepartir,etRupertpromitqu'illeferait.Ilsavaitqu'ilétaitparvenuàluiremonterlemoral,etilrestaassisavecelletout

l'après-midi,àdiscuterdesenfants,desapropriété,desdeux joursqu'ilsavaientpassésàParisetdescinqautresenAllemagne.Ilssemblaientavoirbeaucoupdechosesàsedire,etquandillaraccompagnaàsachambre,elleriait,paraissantànouveaupleinedevieetheureuse.Ilsétaientconvenusqu'elledescendraitdansle

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Sussexquatre semainesplus tard,quand lesmédecins la laisseraient sortir,maisd'icilà,ilauraitl'occasiondevenirlavoirplusieursfois.Ilvoulaits'assurerqu'elleallaitbien,etsurtoutilappréciaitsacompagnie.Aumoment de partir, il déposa un baiser sur sa joue.Une fois seule, la jeune

femmepriapoursesenfants,etpourlui.

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Chapitre26Levoyagedel'hôpitalàlapropriétédeRupertfutéprouvantpourAmadea.Elle

éprouvaitencoreunlégerpicotementdanslebasdelacolonnevertébraleetdanslesjambes,suffisantpourlafairesouffrirlorsqu'ellerestaittroplongtempsdanslamêmeposition.Maisellenecontrôlaitplussesmembresinférieurs.Ensortantdelavoiture, lorsque lechauffeur l'installadans son fauteuil roulant, elle se sentaitparalysée de la taille aux pieds. Rupert l'attendait. Il était arrivé la veille, pourparlerauxenfantset leurdemanderd'êtregentilsetobéissantsavecelle.Il leuravaitexpliquécombienelleavaitétécourageuseetqu'elleavaitpassécinqmoisdansuncampdeconcentration,deuxansplustôt.—Est-cequ'elleavumamaman,là-bas?avaitdemandéavecintérêtunefillette

quiavaitdestachesderousseuretàquiilmanquaitlesdentsdedevant.— Je ne pense pas, avait-il répondu avec douceur, tandis que les jumeaux se

lançaientdesmorceauxdepainà la figure.Vousdeux, ilva falloirvousconduiremieux que ça quand elle sera là, avait-il grondé en essayant de prendre un airmenaçant.Mais les deux garçons le connaissaient et n'avaient pas paru impressionnés.

Quandilétaitlà,lesenfantsétaientenpermanencedanssesjambes,telsdepetitschiots.Rebekka,lapetiterousse,voulaitsansarrêtqu'illaprennesursesgenouxetluiliseunehistoire.Ellen'avaitquesixmoislorsqu'elleétaitarrivée—elleavaitsix ans à présent — et ne parlait qu'anglais; elle ne connaissait pas un motd'allemand. En revanche, les plus âgés parlaient encore allemand. Rupert avaitdemandéàAmadeadeleurparlerdetempsentempsdansleurlanguenataleafinqu'ils puissent communiquer avec leurs parents lorsque ceux-ci viendraient leschercher - si jamais ils revenaient. Il pensait que c'était une bonne chose decontinuer à leur faire pratiquer l'allemand. Il avait essayé,mais il ne faisait pasassezattentionettrèsviteilseremettaitàparleranglais,alorsquesonallemandétaitaussibonqueceluid'Amadea.— Elle est très gentille et très belle, avait-il ajouté avec fierté. Vous allez

l'adorer.—Tuvastemarieravecelle,papaRupert?avaitdemandéMarta,unepetitefille

blondededouzeans,minceetdégingandée.

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— Non, avait-il répondu. En fait, avant la guerre, elle était religieuse et elleretourneraaucouventdèsqueleconflitseraterminé.Il savait qu'il ne la retiendrait que temporairement avec ses kinder. Il avait

réellement besoin de son aide, mais il n'imaginait rien de plus agréable que derentrerleweek-endenlessachantàlamaison,elleetlesenfants.— Elle était religieuse ? avait répliquéFriedrich,ungarçondedixans, en le

regardant d'un air inquiet. Est-ce qu'elle va porter une grande robe avec unchapeaubizarre?— Non,parcequ'ellenel'estplusaujourd'hui.Ellel'étaitavantlaguerreetle

redeviendraaprès.Rupert continuait de penser que c'était du gâchis, mais il respectait le choix

d'Amadeaetattendaitdesenfantsqu'ilsfassentdemême.— Tupeuxmeredirecommentelles'estcasséledos?avaitdemandéRebekka

enfronçantlessourcils.J'aioublié.—Elleafaitexploseruntrain.Ilavaitditçacommes'ils'étaitagidequelquechose-detrèsbanal,quel'onfaisait

touslesjours,commesortirlapoubelleoupromenerlechien.—Elledoitêtretrèscourageuse,avaitmurmuréHermann.C'étaitleplusâgé.Ilvenaitd'avoirseizeansetdevenaitunjeunehomme.— Oui,c'estvrai.Elles'estbattuedanslaRésistancefrançaisedurantcesdeux

dernièresannées.Toussavaientcequecelasignifiait,etilsavaientacquiescéd'unsignedetête.—Est-cequ'elleauraunearme?s'étaitenquisErnstavecintérêt.C'étaitunpetitgarçondehuitans,àl'airstudieux,quiétaitfascinéparlesarmes

àfeu.Rupertl'avaitemmenéplusieursfoisàlachasse.—J'espèrebienquenon!s'étaitexclamécedernierenriantàcettepensée.Quelques minutes plus tard, Amadea arriva. Rupert vint à sa rencontre et

l'accueillit avec chaleur, lui effleurant la joued'un légerbaiser.Amadea regardaautourd'elle,impressionnée.LamaisonetledomaineluirappelaientlechâteaudelafamilledesonpèreenDordogne.C'étaitmoinsimposantqu'ellenel'avaitcraint,maistoutdemêmegrandiose.Rupert l'emmena au salon, où les enfants l'attendaient dans leurs plus beaux

vêtements.MrsHascombsavaitdresséunegrandetabledanslabibliothèquepourservirle

théenbonneetdueforme.Amadean'avaitrienvudepluscharmantdepuisl'avant-guerre. Quant aux enfants, ils étaient tous très beaux. Et légèrement apeurés.Certainsregardaientsonfauteuilroulantavecinquiétude.— Alors, voyons voir... fit-elle en leur souriant comme si elle était encore

religieuse.C'était parfois le seul moyen pour elle de se sentir à l'aise. Elle s'imaginait

toujoursporterl'habitetlevoile,etnesesentaitplussivulnérableniexposéeauxregards.Lesenfantsétaiententraindel'examineretdelajauger,maisjusque-làilsaimaientcequ'ilsvoyaient.PapaRupertavaitraison,elleétait trèsbelle.Etpasvieilledutout.Ilslatrouvaientmêmeplutôtjeune.Ilsavaientdelapeinepourses

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jambes.— Donc toi, tu dois être Rebekka... fit Amadea en la pointant du doigt. Toi,

Marta... Friedrich... Ernst... Her mann... Josef... Gretchen... Berta... Johann...Hans...Maximilian...etClaus.Elle ne s'était pas trompée dans les prénoms et n'avait commis qu'une seule

erreur - très compréhensible à leurs yeux - en confondant Johann et Josef, lesjumeaux;maisellen'étaitpaslaseule,toutlemondesetrompait,mêmeRupert.Ilsétaientimpressionnésqu'elleconnaissedéjàleursprénoms.—Moiaussi,parfois,jelesconfonds,affirmaRebekka.Et,sansprévenir,ellesautasurlesgenouxd'Amadea.Ruperteutunmomentdepaniqueàl'idéequ'ellepûtluifairemal,maislajeune

femmen'avaitquasimentriensenti.—Noussommessiheureuxdevousavoirparminous!fitMrsHascombsd'unton

chaleureuxenavançantlamain.Enfait,lavieillegouvernanteétaitimmensémentsoulagée.Ellenefaisaitpasle

poidsfaceàdouzeenfantspleinsdevie.Ilslesavaientetenprofitaientlargement.Amadea n'était pas sûre d'y arriver, mais elle allait essayer. Elle les trouvaitadorablesetétaittombéesouslecharme.— Parlez-nous du train que vous avez fait exploser, demanda Rebekka avec

enthousiasmetandisqu'ilsmangeaientdessconesetbuvaientduthé.Rupert parut légèrement déconcerté, mais Amadea sourit. Il leur avait

manifestementparléd'elleetleuravaitsansdouteapprisqu'elleétaitreligieuse,cequiétaittrèsbien.—Ehbien,cen'estpasquelquechoseàfaireentempsnormal,répondit-elleavec

sérieux,maisc'étaituntrainennemi,alorsc'étaitautorisé.Maisceneleseraplusaprèslaguerre.Onn'aledroitdefairecegenredechosequ'entempsdeguerre.Rupertapprouvad'unhochementdetête.— LesAllemandsnousbombardenttoutletemps,donciln'yariendemalàles

tuer,rétorquabrutalementMaximilian.Ilavaittreizeansetavaitapprislamortdesesparentspardesmembresdesa

famille. Amadea savait par Rupert qu'il faisait des cauchemars. Le colonel avaitvouluqu'ellesoitaucourantdetout.Lafranchiseétaitsacréeàsesyeux,maisilvoulait aussi lui éviter demauvaises surprises. Les enfants lui donnaient parfoisenviedes'arracher lescheveux.Douzeenfants,c'étaitbeaucoup,aussigentilsetbienélevésfussent-ils.—Est-cequevosjambesvousfontmal?demandagentimentMarta.Ellesemblaitlaplusdoucedetous.Gretchenétaitlaplusjolie,etBertalaplus

timide.Lesgarçonsétaientpleinsd'énergieetnerestaientpasenplace,pressésdequitter la table pour aller jouer dehors. Mais Rupert voulait qu'ils patiententjusqu'àcequetoutlemondeaitterminé.—Non,ellesnemefontpasmal,réponditAmadea.Engénéral,jenelessenspas,

etàd'autresmomentsjusteunpetitpeu.Sondos,parcontre,lafaisaitparfoisatrocementsouffrir,maisellen'enparlapas,

toutcommedesesbrûlures,dontlescicatricesétaientaffreuses.—Vouspensezquevousremarcherezunjour?osaluidemanderBerta.

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—Jenesaispas,réponditAmadeaensouriant.ElleavaitréponduavecunteldétachementqueRupertsentitsoncœurseserrer.

Ilespéraitpourellequ'ellerecouvreraitl'usagedesesjambes.—Onverra,ajouta-t-elleavecoptimismeenprenantlachoseavecphilosophie.Elle proposa qu'ils aillent se promener dans le parc avant qu'il ne fasse nuit.

Aussitôtlesgarçonsseprécipitèrentdehorspourjouerauballon.Vousêtesprodigieuseaveceux,luiditRupert,admiratif.Maisj'enétaissûr.Vous

êtes exactement celle qu'il leur faut. Ils n'ont plus de mère depuis cinq ans etrisquentdeneplusjamaisenavoir.MrsHascombsestdavantageunegrand-mèrepoureux.Amadeaétait,enfait,bientropjeunepourêtreleurmère.Ellejoueraitplutôtle

rôled'unegrandesœur,maisc'étaitaussicequ'illeurfallait.ToutcelaluirappelaitDaphnéetcombienelleavaitaiméêtresagrandesœur.Aelleaussi,celaferaitdubien.Audîner, lesenfantsneluiparlèrentpasseulementdelaguerre,maisausside

leursamis,de l'écoleetdecequ'ilsaimaient faire.LapetiteRebekka l'appela«Mamadea»,ettoutlemondetrouvalenomparfait,ycompriselle-même.Rupertetelleétaientofficiellementdevenus«papaRupert»et«Mamadea».Après cela, les journées passèrent très vite. Rupert partait à Londres le lundi

matin et rentrait le vendredi après- midi. Chaque fois qu'il revenait, il étaitimpressionnéparlesrésultatsqu'elleobtenaitaveceux.Ilavaitététouchéparcequ'elleavaitfait,lepremiervendrediquiavaitsuivisonarrivéechezlui.Elleavaitpréparéleshabbatpoureux,avecdupainchallah.Aprèsavoirallumélesbougies,elle avait récité la prière.Cela avait été unmoment profondément émouvant, lepremiershabbatqu'ilscélébraientdepuiscinqans.Rupertenavaiteuleslarmesauxyeux,tandisquelesenfantsparaissaientabsorbésdansdessouvenirsdetempsheureux.—Jen'yavaisjamaispensé.Commentsaviez-vouscequ'ilfallaitfaire?—Jel'ailudansunlivre,réponditAmadeaenluisouriant.Lacérémoniel'avaitémue,elleaussi.Quelquepartdanssaproprehistoire,avant

sanaissance,ilyavaiteudesshabbatscommecelui-ci.—Oui,j'imaginequecen'estpasvraimentdansleshabitudesducouvent,observa

Rupert.Ellesemitàrire.Elleaimaitsacompagnie,etilssesentaientbienensemble.Elle

s'enétaitdéjàrenducompteàParis,quandilsyétaient.Ilsabordèrentlesujetunjour,etRupertévoquaavecnostalgiesanuisetteensatin,avantdesemettreàlataquiner.— Sivousaviezcontinuédevouséloignerdemoidanslelit,vousauriezfinipar

flotterdansl'air!—Moi,cequim'avaitfaitrire,c'estquandvousvousêtesmisàfroisserlesdraps

etàdéfairelelitpournepaséveillerlessoupçons,fitAmadeaenriant.—Ilfallaitquejepréservemaréputation,répliquaRupertd'unairpompeux.L'étés'écoulapaisiblement, sansqu'Amadeapensâtuneseule foisaucouvent ;

elleétaitbientropoccupéeàcoudre,liredeshistoires,jouer,crieretsécherdeslarmespourcela.Elleparlaitallemandauxenfantsqui lesouhaitaientetquis'en

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souvenaient, et l'apprenait auxautres.Elle leurenseignait le françaisaussi, leurdisantquecelaleurseraittoujoursutile.Grâceàelle,lesenfantss'épanouissaient,etRupertétaitheureuxderentrerchezluileweek-end.— C'est dommagequ'Amadea soit religieuse, déclaraMarta àRupertd'unair

mélancolique,unmatinqu'ilsprenaientleurpetitdéjeuner.C'étaitundimanche,etAmadeaétaitpartieàlapêcheaveclesgarçons,surlelac

delapropriété,quelesenfantsappelaientle«lacPapa».—Jetrouveaussi,réponditRupertavecfranchise.Mais il savait à quel point elle désirait retourner au couvent. Même s'ils en

parlaientrarement,ellerestaitfidèleàsavocation.—Jel'oublieparfois,reconnutlafillette.—Moiaussi.— Tu crois que tu pourrais la faire changer d'avis ? demanda-t-elle pleine

d'espoir.Lesenfantsendiscutaientsouvententreeux. Ilsauraientvouluqu'ellereste le

pluslongtempspossible, —J'endoute.C'estunechosetrèssérieuse.Elleaétéreligieusependantsixans.Cen'estpasàmoid'essayerdeladissuader.Martaavaitl'impressionqu'ilseparlaitplusàlui-mêmequ'àelle.Jecroisquetudevraisessayer.Rupert souritmais ne répondit pas. C'était ce qu'il se disait lui aussi, parfois.

Maisiln'osaitpas,carilavaitpeurqu'Amadeasefâcheets'enaille.Certainssujetsétaientsacrés.Illarespectaitbeaucoup,mêmes'iln'approuvaitpaslavoiequ'elleavaitchoisie.Maisc'étaitsondroit,quecelaluiplaiseounon.D'autrepart,ilnesavaitpascommentaborderlesujetavecelle.Ilconnaissaitl'entêtementdontellepouvait faire preuve, notamment quand il s'agissait de ses convictions intimes.C'étaitunefemmedecaractère,quiparfoisluirappelaitsaproprefemme,mêmesiellesétaienttrèsdifférentes.Voir Amadea avec les enfants et l'étrange famille qu'ils formaient lui faisait

parfoisregretterlaprésenced'uneépouseàsescôtés.Mais,d'unecertainefaçon,savieavecAmadeaétaitcequis'enrapprochait leplus.Ilsavaientpasséunétéformidableensemble.Avantlarentréescolaire,ilsdécidèrentdefaireuneexcursionàBrighton.Rupert

poussaitAmadeasur lapromenade,tandisquelesenfantscouraientsur laplage,jouaientetfaisaientdumanège.Elleregardaitlaplageavecenvie,maisRupertnepouvaitpasemmenerlefauteuilroulantsurlesable.—Parfois,jeregrettedenepaspouvoirmarcher,dit-elleavecmélancolie.Le cœur de Rupert se serra. Pourtant, elle se déplaçait très vite et avec

beaucoupd'adressedanssonfauteuiletrivalisaitsansproblèmeaveclesenfants.—Peut-êtredevrions-nousretourneràl'hôpitalvoirlemédecin,undecesjours.Ellen'avaitpasrevulechirurgiendepuistroismois.Asasortiedel'hôpital,celui-

ciavaitdéclaréne rienpouvoir fairedepluspourelle.Elle sentiraitpeut-êtreànouveausesjambes,maiscen'étaitpassûret,jusqu'àprésent,iln'yavaiteuaucunchangement ni amélioration. Elle n'abordait le sujet que rarement, et c'était lapremièrefoisqueRupertl'entendaitseplaindre.—Jenecroispasquelemédecinpuissefairequoiquecesoitpourmoi.Etpuisje

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n'ypensepratiquementjamais.Lesenfantsnem'enlaissentpasletemps.Elleseretournaetluiadressaceregardpleindedouceurquiluifaisaittoujours

regretterqueleschosesnesoientpasdifférentesentreeux.—Mercidem'avoirdemandédem'occuperdevoskinder,Rupert.Jamaisellen'avaitétéaussiheureuse,exceptédanslespremièresannéesdesa

vieaucouvent.Elle adorait être « Mamadea », presque autant qu'elle avait aimé être sœur

Thérèse.Maisellesavaitquecelanedureraitpaséternellement,carlaplupartdesenfantsfiniraientparretrouverleurvraifoyer,cequiétait lemieuxpoureux.Ilsavaient besoin de leurs parents, Rupert et elle ne faisaient que les remplacer,même s'ils s'acquittaient parfaitement de cette tâche. Elle le trouvait d'ailleursfantastiqueaveceuxetimaginaitsouventcombiensesfilsdevaientluimanquer.Ilyavaitdenombreusesphotosd'euxdanslamaison.Ilss'appelaientIanetJames,etsafemme,Gwyneth.Elleétaitécossaise.— Jenesaispascequenousferionssansvous,réponditRupertavecsincérité

tandisqu'ils'asseyaitsurunbancd'oùilspouvaientsurveillerlesenfants.Amadeaapprochasonfauteuildelui.Ellesemblaitheureuseetdétendue,etses

longs cheveux blonds dansaient dans la brise. Elle les portait souvent détachés,comme l'une des petites filles dont elle aimait brosser la chevelure, exactementcommesamèreavaiteul'habitudedelefaireavecelleetDaphné.C'étaitétrangecommel'histoireserépétaitconstamment,générationaprèsgénération.— Je n'arrive même pas à me rappeler comment nous faisions avant votre

arrivée.Jeparsenmissionjeudiprochain,lança-t-ilsoudain,commes'ilsejetaitàl'eau.Lanouvellelaprittotalementaudépourvu.—Ohnon,s'insurgea-t-elle.—Si.Ilnesemblaitpasplusheureuxqu'elle.Ilaimaitpasserlesweek-endsàlamaison

avecelleetlesenfants.Maisilyavaittoujourslaguerreàgagner.—EnAllemagne?demanda-t-elledansunsouffle,saisiedeterreur.Elleneconnaissaitque tropbien ledangerquecelareprésentaitetnepouvait

imaginerlaviesanslui.—Quelquechosecommeça,oui.Ellesavaitqu'ilnepouvaitluidireoùilpartait.C'étaitclassétopsecret.Ellese

demandasionl'envoyaitenAllemagne,enFrance,oupireencore,versl'est.C'estalors qu'elle prit conscience de la chance qu'elle avait eue durant son séjour enFrance;tantdegensavaientététués,maispaselle,mêmesielleavaitfrôlélamortàplusieursreprises.—J'auraisaiméveniravecvous,dit-elleenoubliantpresquelefauteuil.Maisiln'enétaitplusquestion,désormais.Elleneseraitqu'unfardeau.—Pasmoi,répondit-ilbrutalement.Ilnevoulaitplusqu'ellerisquesavie.Elleenavaitfaitassez.Etc'estparmiracle

qu'elles'enétaitsortieetvivaitencore,mêmesic'étaitenfauteuilroulant.—Jevaismefairedusouci,dit-elle,semblantprofondémentinquiète.Combiende

tempsserez-vousabsent?

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—Quelquetemps.La réponse était vague, mais il ne pouvait en dire plus. Elle avait pourtant

l'impression qu'il partait pour longtemps. Elle resta silencieuse un longmoment,puis leva lesyeuxvers lui. Ilsavaientbeaucoupdechosesàsedire,maisc'étaitdifficile,pourl'uncommepourl'autre.Surletrajetduretour,lesenfantsremarquèrentlesilenced'Amadea,etBertalui

demandasielleétaitmalade.—Non,machérie,jesuissimplementfatiguéeàcausedetoutcebonair.MaisRupertetellesavaientquelavraiecauseétaitautre.Cettenuit-là,allongéedansson lit,Amadeapensa longuementà lamissionetà

Rupert. A l'autre bout du couloir, dans sa chambre, Rupert fit de même. A sonarrivée,Amadeas'étaitextasiéedevantlamaison.Rupertl'avaitinstalléedanslaplusbelledeschambresréservéesauxinvités,etbienqu'elleluieûtdemandéunechambredebonne,iln'avaitrienvouluentendre.Elleméritaitcettechambre,pointfinal.Commeàl'accoutumée,ilrepartitpourLondres,lelendemainmatin.Lesenfants,

contrairementàAmadea,nesavaientriendesondépartprochainenmission,nidel'éventualité qu'il n'en revînt peut-être jamais. Il avait demandé une permissionpourrentrerdansleSussexlemercredi,laveilledesondépart.Dansl'intervalle,Amadeasemontraextrêmementnerveuse,préoccupéeetdemauvaisehumeur,aupointqu'ellerabrouasévèrementundesgarçonsquandilbrisaunevitreavecsaballedecricket—uneattitudequineluiressemblaitguère.Elles'enexcusa,maislegarçonnetluiassuraquecen'étaitpasgraveetquesavraiemamancriaitbienplusfortqu'elle,cequilafitrire.Elle fut infiniment soulagée de voir Rupert rentrer lemercredi et se précipita

pourl'embrasserenl'étreignantchaleureusement.Ellesavaitqu'ellen'avaitpaslédroitde luiposerdequestionetquetoutcequ'ellepourrait faireseraitdeprierpourluietd'espérerqu'ilreviendrait.Lui-mêmenepouvaitrienfaired'autrequelarassurer.Ilss'efforcèrentdoncdenepasaborderlesujetetprofitèrentdeleurdîneravec

lesenfantsdanslasalleàmanger,réservéeengénéralauxgrandesoccasions.Lesenfantsdevinèrenttoutdesuitequequelquechosesepassait.—PapaRupertpartenvoyage,annonçaAmadeaavecenthousiasme.Maislesenfantsvirentdanssesyeuxqu'elleavaitpeur.—PourallertuerdesAllemands?demandaHermannd'unairravi.—Biensûrquenon,répondit-elle.—Quandreviendras-tu?demandalapetiteBertad'unevoixinquiète.— Jenesaispas.Vousdevrezprendrebiensoinlesunsdesautres,etausside

Mamadea.Jeseraibientôtderetour.Tousl'embrassèrentavantd'allersecoucher,carilleuravaitditqu'ilseraitdéjà

partilorsqu'ilsselèveraient.Amadea et Rupert discutèrent de tout et de rien jusque tard dans la nuit, se

réconfortant mutuellement. Il faisait presque jour lorsque Rupert monta enfinAmadea à l'étage et la déposa dans son fauteuil roulant, dans le couloir. En sonabsence,c'étaitlesgrandsquilefaisaient.

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— Jeseraipartiquandvousvousréveillerez,observa-t-il,essayantdecachersatristesse,carl'idéedelalaisserluiétaitinsupportable.—Pasdutout,répondit-elleensouriant.Jeserailàpourvousdireaurevoir.—Vousn'yêtespasobligée.—Jesais,maisj'enaienvie.Illaconnaissaitassezpoursavoirqu'ilneservaitàriend'insister.Ill'embrassa,

et elle regagna sa chambre sans se retourner. Les deux heures qui suivirent, ilresta allongé dans son lit, n'ayant qu'un seul désir : avoir le courage et le crand'allerlavoirdanssachambreetdelaprendredanssesbras.Maisilavaittroppeurqu'enagissantainsi,ellesoitpartiequandilreviendrait.Ilyavaitentreeuxdesfrontièresqu'ildevaitrespecter.Fidèle à sa promesse, elle l'attendait dans le couloir quand il sortit de sa

chambre,unpeuaprèsleleverdujour.Elleétaitdanssonfauteuilavecunerobedechambrepar-dessussachemisedenuitrose.Avecseslongscheveuxetlerosedesatenue,onauraitdituneenfant.Rupertavaitl'airgraveetsolenneldanssonuniforme,maisilsouritquandAmadealuifitlesalutmilitaire.—Vousvoulezbienmedescendre?demanda-t-ellesansaucunembarras.Ruperteutunmomentd'hésitation.—Maisvousnepourrezpasremonter.Aucundesenfantsn'estdebout.—J'aideschosesàfaireenbasdetoutefaçon,prétexta-t-elle.Ellevoulaitprofiterdesaprésencelepluslongtempspossible.Illapritdanssesbrasetdescenditprudemmentl'escalier,puisallachercherle

fauteuiletl'assitdedans.Elleluipréparaduthéetluiréchauffaunscone.Puis,quandileutfini,ilssurent

qu'iln'yavaitplusrienàajouter.Lemomentdudépartétaitarrivé.Amadealesuivitjusqu'auxmarchesduperron,

dansl'airfraisdeseptembre.— Faites attention à vous,Mamadea, ditRupert en l'embrassant sur les deux

joues.—Jeprieraipourvous,fit-elleenplongeantsesyeuxdanslessiens.—Merci.Sesprièresluiseraientutiles.IlallaitêtreparachutéenAllemagne,etlamission

risquaitdedureraumoinstroissemaines.Ils échangèrent un long regard, puis Rupert descendit les marches d'un pas

décidé, sans se retourner. Il était sur le point demonter dans sa voiture quandAmadeal'appela.Ilfitvolte-faceetlavit,levisageangoissé,quitendaitlamainenavantcommepourl'arrêter.—Rupert!Jevousaime!Elle ne pouvait plus retenir ces mots davantage, ni les sentiments qu'elle

éprouvaitpourlui.Rupert se figeaet la regardacommes'il venaitde recevoirunedouche froide,

avantderevenirsursespas.—Vousêtessérieuse?—Jecrois...Non,j'ensuissûre.

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Elleleregardacommesilemondevenaitdes'écrouler.Ilsavaitcequecesmotssignifiaientpourelle,etunsourireéclairasonvisage.— Allons,nesoyezpassitriste.Moiaussi,jevousaime.Nousendiscuteronsà

monretour...maisnechangezpasd'avisentre-temps.Ill'embrassasurlabouche,puislaregardaunlongmoment.Maisc'étaitl'heure,

ildevaitpartir.Cequivenaitdeseproduireétaitdifficileàcroire,pourellecommepourlui.Cela

faisaittantdetemps.Aprésent,ilétaitheureux.Ilavaitlesourireauxlèvresenluifaisantaurevoirdelamain.Elleluienvoyaun

dernierbaiser, puis la voiture franchit lagrille et disparutdans le virage, tandisqu'elle était assise dans son fauteuil sous le soleil du matin, priant pour qu'ilrevienne.Maisladécisionneluiappartenaitpas.Chapitre27L'absencedeRupert semblait interminable àAmadea.Audébut, elle avait été

inquiète.Ensuiteelles'étaitditquetoutiraitbien.Maisauboutdedeux,puistrois,puis quatre semaines, elle commença à paniquer. Elle n'avait aucune idée de laduréeprévuedelamission,maisàlafindumoisd'octobreelledevinaquequelquechosen'allaitpaset,incapabledeseretenirpluslongtemps,contactalesservicessecrets.Onpritsonnometsescoordonnées,etunesemaineplus tard -onétaitdéjàennovembre—unofficierluitéléphona.Ilneluirévélapasl'endroitoùRupertavaitétéenvoyémaisadmitqu'ilsn'avaientpaseudesesnouvellesdepuis«unbonmoment », laissant entendre qu'ils le considéraient comme porté disparu. A cesmots,Amadeafaillits'évanouir,maisellepritsurellepourlesenfants;ilsavaientdéjàperduleursparents,ellenevoulaitpasqu'ilscroientavoiraussiperduRupert-dumoins,pasavantd'enavoirconfirmation.Jamais Amadea n'avait prié avec autant de ferveur. Elle était doublement

heureusedeluiavoirditqu'ellel'aimait.Aumoinsill'avaitsuavantdepartir,etellesavait à présent que lui aussi l'aimait. Ce qu'ils décideraient par la suite, s'ilrevenait,restaitàvoir.Lesservicessecretsavaientpromisdelarecontacters'ilsrecevaientdesnouvelles,maisilsnelefirentpas.Pouréviterdeperdretotalementpied,elledécidadedistraire lesenfants.Elle

leurditqueceseraitunebonneidéedemonterunorchestre.ÇaferaitunesurpriseàpapaRupertquandilrentrerait.Elleleurachetadesinstrumentsetlesfitrépéter,en

lesaccompagnantaupiano.Lesenfantsétaientloind'êtredesprofessionnelsmaistous,ycompriselle-même,s'amusaientbeaucoup;celaleurdonnaitaussiunbutet,auboutd'unmoisderépétitions,lerésultatétaitplutôtbon.Un soirqu'ils répétaient,Rebekka s'était assise sur lesgenouxd'Amadeapour

sucersonpouce.Elleavaitunrhume,étaitfatiguéeetnevoulaitpaschanteraveclesautres.C'estalorsqu'elleseretournaversAmadea,contrariée.—Maman,arrêtedetaperdupied.Tumesecoues.

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Amadealadévisagea,etl'unaprèsl'autrelesenfantss'arrêtèrentdejouer.Seulsceux du premier rang avaient entendu la réflexion de Rebekka, mais les autresvoulaientsavoircequisepassaitetpourquoiMamadeaaffichaitcedrôled'air.—Essaieànouveau,maman,demandaBertaavecdouceur,enmêmetempsqu'ils

regardaienttoussonpied.Amadea parvint alors à remuer le pied très doucement et à bouger un peu la

jambe.ElleavaitététellementoccupéeparlesenfantsetsiinquiètepourRupertqu'elle

n'avaitpasremarquécetteamélioration.—Tupeuxtelever?demandaundesjumeaux.—Jen'ensaisrien,répondit-elle,prudente,tandisquelesenfantslaregardaient,

assemblésautourd'elle.— Essaie,ditJosefenluitendantlamain.Situpeuxfaireexploseruntrain,tu

peuxaussimarcher.Ilavaitmarquéunpoint,sedit-elle.Elleseredressatrèslentementenprenant

appuisur lesbrasdesonfauteuilet fitunpasvers lui,avantdetomber. Josef larattrapa.Maiselleavaitfaitunpas!Ellen'enrevenaitpas.Lesenfantslafixaient,toutexcités.Ellefitunautrepas,puisencoreunautre.Quatrepasentout,avantdedéclarerqu'elleavaitbesoindes'asseoir;ellesesentaitfaibleettremblaitdetous sesmembres.Mais elle avaitmarché !Des larmes coulèrent sur ses jouestandisquelesenfantsexplosaientdejoieetapplaudissaient.—Mamanremarche!s'écriaMartaaucombledubonheur.Dèslors,ilsl'obligèrentàs'exercertouslesjours.Ettandisqu'ilsjouaientdela

musique,ellemarchait.Audébutdumoisdedécembre,ellepouvaittraverserunepièceens'appuyantsur

un des garçons. Ses pas étaient encore mal assurés, mais elle progressaitrégulièrement. Le point noir était qu'elle n'avait toujours aucune nouvelle deRupert.Lesservicessecretsnel'avaientpasdéclarémortmaisnesemblaientpassavoircequ'ilétaitdevenu.Et,commeellen'étaitpassafemme,ilsn'auraientrienpuluidiredetoutefaçon.Celafaisaitdeuxmoisqu'ilétaitparti,etelleétaitcertainequelamissionn'aurait

jamaisdûdureraussilongtemps.Touteslesnuits,elleimaginaitqu'ilétaitblessé,ou qu'il était quelque part dans un camp. Ou encore que les Allemands avaientdécouvert qu'il était un agent ennemi, et l'avaient probablement abattu. Ellepensaitàtoutcequipouvaitluiêtrearrivéetcraignaitlepire.Deux autres semaines passèrent. Ne sachant plus que faire pour distraire les

enfantsetelle-même,elleleurproposadecélébrerHanoukka.DepuisleurarrivéeenAngleterre, ilsavaient toujours fêtéNoëlmais,cetteannée,elle leurannonçaqu'ils fêteraient lesdeux. Ils fabriquèrentdes toupiesdeHanoukkaenpapier etmontrèrentàAmadeacommentlesfairetourner.Ilsluiapprirentaussideschantstraditionnels.Ellefutparticulièrementheureusedesavoirqueleslettresenhébreumarquéessurlestoupiessignifiaient:«Ungrandmiracles'estproduitici.»Leurpetitgroupedemusiquefaisaitdegrosprogrès,etellecommençaitàmarcheravecplusd'assurance,quoiqueencorelentement.Le deuxième soir de Hanoukka - qui en comptait huit -, tous les enfants se

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tenaient,silencieux,autourd'ellepourallumerlesbougiesduchandelier.Ilrégnaitdanslapièceuneatmosphèredefêteet,pourbeaucoupd'entreeux,voirAmadeaallumer les bougies leur rappelait des souvenirs doux-amers de leur vie passée.Soudain,Rebekkalevalatêteetdemanda,surprise:—Fêtons-nousNoëlenavancecetteannée?—Non,Hanoukka,réponditAmadeaavantdesefigerelleaussi.C'était Rupert. Tous les enfants se mirent à crier et s'élancèrent vers lui, et

Amadeaenfitautantenavançantlentement.—Vousmarchez?fit-ilenlaregardantavecstupéfaction,éblouietincréduleàla

fois.Hormisunbrasqu'ilportaitenécharpe,ilparaissaitenbonnesanté,quoiquetrès

amaigri.Ilavaitpassélesdeuxderniersmoisàtraverserlamoitiédel'Allemagneàpied,pourfinalementatteindreunpetitvillageprèsdeStrasbourg,oùilavaitréussiàentrerencontactaveclaRésistancealsacienne.Lestroismoispassésavaientétééprouvants,pourtouslesdeux.Illaserraenfindanssesbras.—Jen'auraisjamaiscruquevousremarcheriezunjour,admit-il.— Moinonplus,répondit-elleenseblottissantcontreluipourconjurerlapeur

qu'elleavaiteuedenejamaispluslerevoir.J'étaissiinquiètepourvous.Il savait qu'elle l'avait étémais n'avait rien pu faire.Cela avait été difficile et

angoissant,mêmepourlui,maislamissionétaitréussie.—Aprèscequevousm'avezdit,jedevaisrevenir.Iln'avaitpasoubliésesparoles,etellenonplus.Ilsallaientdevoirprendredes

décisions,surtoutAmadea.— Papa !Nous avons créé un orchestre ! criaRebekka tandis que les autres

essayaientdelafairetaire.Mais la surprise était gâchée, alors ils jouèrent deux morceaux, que Rupert

applaudit.Ilsveillèrentjusqu'àminuitetluiracontèrentqu'AmadeaavaitpréparéHanoukkapoureux.— Ondiraitquetuplongesdanstaproprehistoire,lataquinaRupertquandles

enfantsfurentpartissecoucher.Ilsétaientassis,maindanslamaindevantlacheminée,Amadeaavaitl'impression

derêver.—J'aipenséquec'étaitimportantdepréserverunmorceaudeleurhistoire.Celapouvaitparaîtreétrange,maisellesentaitqu'ilenétaitdemêmepourelle.

Elleimaginaitsamèrepetitefille,entraindefêterHanoukka.Etpuistantdegensétaientmortspouravoirétéjuifs,c'étaitaussiunefaçondeleurrendrehommage.En lisant lesprières, elle avait eu la sensationque leurs voix accompagnaient lasienne.—Amadea,ditsoudainRupertd'unairgrave,jeneveuxpasteperdreànouveau.

J'aitraversélamoitiédel'Allemagnepourvenirteretrouver.Tun'aspasledroitdem'abandonnermaintenant.Ellel'écoutasanslequitterdesyeux.—Tuasraison,jenepeuxpas.Jelesaismaintenant.Maisjelesavaisdéjàavant

quetupartes,c'estpourçaquejet'aiditquejet'aimais...Ellesavaitdésormaisquesaplaceétait là,avecluiet leurskinder,queceux-ci

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restentounonaveceux.Mais,l'espaced'uninstant,sonvisages'assombrit.—J'aitoujourscruquejeretourneraisaucouvent,dit-elleavectristesse.Maistropdechosess'étaientpassées.Toutescesvies,touscesgensqu'elleavait

contribuéàtuer,mêmesic'étaitpourensauverd'autres...Aprésent,ellevoulaitêtreauprèsdelui,etellen'yvoyaitplusriendemal.Aucontraire.C'étaitleseulchoixpossiblepourelle.JamaisplusellenepourraitquitterRupert,mêmesi lecouventettoutcequiy

était rattaché resteraitpour toujoursdans soncœur.Ladécisionn'avaitpasétéfacileàprendre,maiselleétaitsatisfaitedesonchoix,etsoulagéeaussi.Depuisqu'ilétaitparti,ellesavaitàquelpointellel'aimait.— J'avaissipeurqueturetournesaucouvent,mais jenevoulaispas interférer

danstadécision.— Merci d'avoir respecté ça, murmura-t-elle en le regardant avec des yeux

remplisd'amour.Elleavaitétésisûrequesavieappartenaitaucouventetvoilàquec'étaitàlui

qu'elleappartenaitdésormais,detouteslesfaçonsimaginables.

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—Jet'auraislaisséepartir,sicelaavaitvraimentététondésiretsic'étaitcelaqui te rendait heureuse... mais c'était avant. Aujourd'hui, je ne pourrais pas lesupporter,fîtRupertenl'attirantdanssesbraspourlaserrerfortcontrelui.Durantcestroismois,ilavaiteusisouventpeurdenejamaislarevoir!Etelle

aussi. Mais à présent, après tout ce qu'ils avaient traversé, ils savaient qu'ilsfaisaient lebonchoix. Ilsavaientbeaucoupsouffertpourenarriver là,perdu lesêtresqu'ilsaimaient,regardélamortenfacetropsouvent.Ilsavaientbiengagnéleurbonheur.Après avoir éteint les lumières du salon, Rupert la porta à l'étage — elle ne

pouvait toujours pas gravir les marches, mais avec le temps, cela viendrait. Enarrivant dans le couloir, ils eurent un bref moment d'hésitation, mais Rupertl'embrassa finalementsur la joue,etelle lui souhaitabonnenuitavecunsouriretimide,cequilefitrire.CommeParisetlanuisetteensatinétaientloin!C'étaitmaintenantlavraievie,etilssavaienttouslesdeuxquecequidevaitse

passerarriveraitquandlemomentseraitvenu.Ilsavaientlaviedevanteux.

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Chapitre28Ils furentmariésparunprêtre,maisunrabbin lesbénit,avec tous lesenfants

autourd'eux.Ilsavaientétéleurspremiersenfants,ettousdeuxsavaientàprésentque beaucoup d'entre eux ne repartiraient pas. Peut-être, avec de la chance,auraient-ilsunjourdesenfantsàeux,mêmesilesdeuxfilsdeRupertresteraientàjamaisdanssoncœur.Amadeaavaitenfinprononcésesvœuxperpétuels,ceuxqueledestinavaitprévuspourelle,pasceuxauxquelselles'étaitpréparée.Lavie,avecses tours et sesdétours, avec sesdrames, ses souffrances et ses joies, les avaitguidésl'unversl'autre.Ilss'étaientenfintrouvés,etautourd'euxrésonnaientleséchosdetouslesêtreschersqu'ilsavaientjadisaimésetdontilsavaientétéaimésenretour.