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VOLUME 9 l NUMÉRO 1 l JANVIER 2014 Page 1 VOLUME 9 l NUMÉRO 1 l JANVIER 2014 l GRATUIT Le journal facultaire indépendant des étudiantes et étudiants en science politique et droit Union Libre offre un espace de débat et de diffusion d’idées caractérisé par une ouverture intellectuelle, une tolérance manifeste de la dissension et surtout, l’abandon d’une ligne idéologique particulière qui dicterait à l’avance le contenu de la publication. Un sujet vous fait réagir? Vous voulez susciter la polémique, un débat ou tout simplement vous exprimer sur l’actualité médiatique, la politique, le droit ou encore sur la condition étudiante? Le jounal Union Libre est là pour vous. TEXTE - REPORTAGE - INTERVIEW - PHOTO - DESSIN - COMMENTAIRE Pour nous faire parvenir vos contributions ou vous impliquer : [email protected] Qu’est-ce qu’Union Libre? Bourses du CRSH: privilégions les déjà privilégié-e-s Voir p. 4 Modifications aux cycles supérieurs : à la recherche de la recherche? Voir p. 3 Le faux débat de la charte Voir p. 2 LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ? Les couilles dorées du vide politique La démocratie a le dos large Le leader s’apprête aussi bien en ragoût qu’en grillade: Petit traité de cuisine militante Les chefs et le gouvernement représentatif Théologie de la gouvernance à l’UQAM : La troisième voie de Lise Bissonnette Dossier spécial P. 1 P. 1 P. 6 P. 7 P. 9 Luc Chicoine L’une des conditions d’existence de la démocratie ne serait-il pas la possibilité d’émergence de moments politiques, c’est-à-dire de périodes spécifiques où le mode d’organisation d’une société peut se transformer de façon consciente et orchestrée? En regardant autour de moi, je constate que ces possibilités semblent toutes avoir été évacuées, réduisant ce que l’on appelle démocratie à un mode comme un autre de reproduction du modèle organisationnel hégémonique. J’appellerai ce modèle surfacéité, c’est-à- dire dire la fusion parfaite du fond et de la forme, du contenu et du contenant, où les deux seules actions qui portent fruit sont la séduction et la dissimulation. « Superficialité » sous-entendrait qu’il existe une profondeur quelconque qui puisse être atteinte d’une manière ou d’une autre, ce que l’emploi de surfacéité tente de nier. Guy Debord avait appelé cela spectacle 1 et le mot aurait pu faire s’il ne faisait pas déjà référence à tout ce qui entoure un spectacle : les répétitions, les coulisses, le metteur en scène, les spectateurs plongés dans le noir... Or, rien de tout cela : nous sommes tous acteurs et spectateurs, scène et coulisses, pris dans le même schéma d’écrasement de la forme et du sens, tendant vers le néant. Ce qu’il faut donner à Debord, résolument, c’est que la surfacéité semble être le stade ultime du capitalisme : un dérivé de la pensée marchande qui ne se préoccupe que de la valeur d’échange et non pas de la valeur d’usage, de l’étiquette et du prix du produit plutôt que du produit lui-même. Le mode de création privilégié de la surfacéité est d’ailleurs la publicité, discours marchand par excellence où le fond et la forme fusionnent afin de coloniser nos espaces mentaux et de s’y reproduire. A-historique, amorale et visant éventuellement une complète acculturation, elle tue ce que l’on appelait encore récemment, l’humanité. La publicité doit se coller au réel afin de modifier nos comportements, de modifier la société qu’elle copie. Ce double mouvement lui permet d’évacuer la plupart de ses critiques, prétextant reproduire ce qu’elle constate, donner aux gens que ce qu’ils demandent. La publicité, cette grande récupératrice qui prend le moindre mouvement social pour l’évacuer de son sens et en faire une réclame, voire une marchandise... Quelle œuvre d’art n’a pas servi pour vendre des spaghettis, des automobiles ou du rouge à lèvre? Après le passage publicitaire, il n’en reste plus rien sinon un vague arrière-goût amer. Est-il nécessaire de rappeler que la publicité, celle qui va au-delà de la simple réclame, a moins d’un siècle d’existence? Elle n’est pas inévitable et la démocratie, la vraie, serait probablement bien aise de la contrôler sévèrement. La surfacéité se spécialisant dans la séduction et dans la dissimulation, l’autre couille dorée de celle-ci est ce que l’on appelle les relations publiques. Cet incontournable culte a ses prêtres, capables de légitimer ou de délégitimer le moindre discours à l’aide de quelques phrases fades dans un pauvre communiqué ou lors d’une conférence 2 de presse. Appelés Maxime Roy-Allard Tout est démocratie de nos jours. À commencer par l’État et le gouvernement, ces grands représentants de la souveraineté du peuple. Ensuite viennent toutes ces pro- cédures supposées exprimer nos plus pro- fonds désirs de démocrates : les élections en premier lieu, mais aussi la pétition ou l’action de contacter son ou sa député-e. On légitime tout au nom de la démocratie, cette grande défenderesse du bien commun. La guerre, le renversement de régime, la libéralisation des marchés, les mesures d’austérité écono- mique, etc., se voient ainsi justifiés. La recette est simple : prenez quelque chose qui va à l’encontre des intérêts réels des gens – en temps normal ils se permettraient d’en douter de la pertinence – mais dites-leur que c’est la démocratie qui le veut. Et là, ajou- tez quelques expressions creuses comme « pour le bien de la nation » ou « au nom de la liberté et de la démocratie ». Il suffit d’être à l’affût pour constater cette logique en ac- tion : il nous faut aider les ‘’pauvres’’ peuples du monde entier à connaître les bienfaits de la démocratie ; ou chez nous, il faut se serrer la ceinture et accepter des sacrifices, car le gouvernement, lui, il sait ce qui est bien pour nous (on l’a élu, non? il représente nos inté- rêts, non?). Du politicien au prof de science po, la démocratie est l’objet d’un culte sans rete- nue. On la vénère, on l’adule. On l’ajoute dans notre nom de parti politique ou, pourquoi pas, dans notre nom de pays, ça sonne bien après tout (la République démocratique du Québec, c’est winner, vous ne trouvez pas?). Mais bon, assez rigolé. Comme face à une re- ligion et à ses dogmes, il peut être dangereux de se réfugier dans de telles croyances, sur- tout lorsqu’elles répandent subtilement une ignorance aussi malsaine. Qu’est-ce donc que la démocratie ? Prenons d’abord une définition large de celle-ci: la prise en charge collective des affaires publiques à travers un processus de délibération et de prise de décision ouvert et égalitaire 1 . À partir de ce constat, il est pos- sible de voir la démocratie en action un peu partout. Et il est facile de s’imaginer qu’elle a toujours existé, qu’elle ne fût ni l’invention de tel philosophe pris d’une révélation soudaine ni de tel peuple (mâle) de l’Antiquité ne sa- chant trop quoi faire de son temps libre. Elle est en fait le mode d’organisation sociale le plus rationnel lorsqu’il y a absence de pouvoir coercitif : il vaut mieux chercher à atteindre un consensus relatif que de tenter de convaincre les gens fermement opposés les uns des autres à prendre une décision 2 . Comme l’indique le philosophe Jacques Rancière, la démocratie c’est « le pouvoir propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés 3 ». C’est donc le ‘’règne’’ de tous et de personne à la fois. Dit autrement, sans égalité de fait ou en présence de coercition, il ne peut y avoir de démocratie. La rumeur voudrait que le vote, les re- présentants et les gouvernements aient un quelconque rapport avec la démocratie ? Il en est bien autrement : la démocratie s’exerce dans le LES COUILLES DORÉES DU VIDE POLITIQUE LA DÉMOCRATIE A LE DOS LARGE Suite p. 8 Suite p. 8 W W W . U N I O N L I B R E . N E T l UnionLibreUQAM l ULUQAM l

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Page 1: LES COUILLES DORÉES LA DÉMOCRATIE A LE DOS DU VIDE

VOLUME 9 l NUMÉRO 1 l JANVIER 2014Page 1

V O L U M E 9 l N U M É R O 1 l J A N V I E R 2 0 1 4 l G R A T U I TL e j o u r n a l f a c u l t a i r e i n d é p e n d a n t d e s é t u d i a n t e s e t é t u d i a n t s e n s c i e n c e p o l i t i q u e e t d r o i t

Union Libre offre un espace de débat et de diffusion d’idées caractérisé par une ouverture intellectuelle, une tolérance manifeste de la dissension et surtout, l’abandon d’une ligne idéologique particulière qui dicterait à l’avance le contenu de la publication.

Un sujet vous fait réagir? Vous voulez susciter la polémique, un débat ou tout simplement vous exprimer sur l’actualité médiatique, la politique, le droit ou encore sur la condition étudiante? Le jounal Union Libre est là pour vous.

TexTe - RepoRTage - InTeRvIew - phoTo - DessIn - CommenTaIRe

Pour nous faire parvenir vos contributions ou vous impliquer :

[email protected]

Qu’est-ce qu’Union Libre?

Bourses du CRSH: privilégions les déjà privilégié-e-s

Voir p. 4

Modifications aux cycles supérieurs : à la recherche de la recherche?

Voir p. 3

Le faux débat de la charte

Voir p. 2

LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ?

Les couilles dorées du vide politique La démocratie a le dos largeLe leader s’apprête aussi bien en ragoût qu’en grillade: Petit traité de cuisine militante Les chefs et le gouvernement représentatifThéologie de la gouvernance à l’UQAM : La troisième voie de Lise Bissonnette

Dossier spécialP. 1P. 1P. 6P. 7P. 9

Luc Chicoine

L’une des conditions d’existence de la démocratie ne serait-il pas la possibilité d’émergence de moments politiques, c’est-à-dire de périodes spécifiques où le mode d’organisation d’une société peut se transformer de façon consciente et orchestrée?

En regardant autour de moi, je constate que ces possibilités semblent toutes avoir été évacuées, réduisant ce que l’on appelle démocratie à un mode comme un autre de reproduction du modèle organisationnel hégémonique.

J’appellerai ce modèle surfacéité, c’est-à-dire dire la fusion parfaite du fond et de la forme, du contenu et du contenant, où les deux seules actions qui portent fruit sont la séduction et la dissimulation. « Superficialité » sous-entendrait qu’il existe une profondeur quelconque qui puisse être atteinte d’une manière ou d’une autre, ce que l’emploi de surfacéité tente de nier. Guy Debord avait appelé cela spectacle1 et le mot aurait pu faire s’il ne faisait pas déjà référence à tout ce qui entoure un spectacle  : les répétitions, les coulisses, le metteur en scène, les spectateurs plongés dans le noir... Or, rien de tout cela  : nous sommes tous acteurs et spectateurs, scène et coulisses, pris dans le même schéma d’écrasement de la forme et du sens, tendant vers le néant.

Ce qu’il faut donner à Debord, résolument, c’est que la surfacéité semble être le stade ultime du capitalisme  : un dérivé de la pensée marchande qui ne se préoccupe que de la valeur d’échange et non pas de la

valeur d’usage, de l’étiquette et du prix du produit plutôt que du produit lui-même. Le mode de création privilégié de la surfacéité est d’ailleurs la publicité, discours marchand par excellence où le fond et la forme fusionnent afin de coloniser nos espaces mentaux et de s’y reproduire. A-historique, amorale et visant éventuellement une complète acculturation, elle tue ce que l’on appelait encore récemment, l’humanité.

La publicité doit se coller au réel afin de modifier nos comportements, de modifier la société qu’elle copie. Ce double mouvement lui permet d’évacuer la plupart de ses critiques, prétextant reproduire ce qu’elle constate, donner aux gens que ce qu’ils demandent. La publicité, cette grande récupératrice qui prend le moindre mouvement social pour l’évacuer de son sens et en faire une réclame, voire une marchandise... Quelle œuvre d’art n’a pas servi pour vendre des spaghettis, des automobiles ou du rouge à lèvre? Après le passage publicitaire, il n’en reste plus rien sinon un vague arrière-goût amer. Est-il nécessaire de rappeler que la publicité, celle qui va au-delà de la simple réclame, a moins d’un siècle d’existence? Elle n’est pas inévitable et la démocratie, la vraie, serait probablement bien aise de la contrôler sévèrement.

La surfacéité se spécialisant dans la séduction et dans la dissimulation, l’autre couille dorée de celle-ci est ce que l’on appelle les relations publiques. Cet incontournable culte a ses prêtres, capables de légitimer ou de délégitimer le moindre discours à l’aide de quelques phrases fades dans un pauvre communiqué ou lors d’une conférence2 de presse. Appelés

Maxime Roy-Allard

Tout est démocratie de nos jours. À commencer par l’État et le gouvernement, ces grands représentants de la souveraineté du peuple. Ensuite viennent toutes ces pro-cédures supposées exprimer nos plus pro-fonds désirs de démocrates : les élections en premier lieu, mais aussi la pétition ou l’action de contacter son ou sa député-e. On légitime tout au nom de la démocratie, cette grande défenderesse du bien commun. La guerre, le renversement de régime, la libéralisation des marchés, les mesures d’austérité écono-mique, etc., se voient ainsi justifiés.

La recette est simple : prenez quelque chose qui va à l’encontre des intérêts réels des gens – en temps normal ils se permettraient d’en douter de la pertinence – mais dites-leur que c’est la démocratie qui le veut. Et là, ajou-tez quelques expressions creuses comme « pour le bien de la nation » ou « au nom de la liberté et de la démocratie ». Il suffit d’être à l’affût pour constater cette logique en ac-tion : il nous faut aider les ‘’pauvres’’ peuples du monde entier à connaître les bienfaits de la démocratie ; ou chez nous, il faut se serrer la ceinture et accepter des sacrifices, car le gouvernement, lui, il sait ce qui est bien pour nous (on l’a élu, non? il représente nos inté-rêts, non?).

Du politicien au prof de science po, la démocratie est l’objet d’un culte sans rete-nue. On la vénère, on l’adule. On l’ajoute dans notre nom de parti politique ou, pourquoi pas, dans notre nom de pays, ça sonne bien après tout (la République démocratique du Québec, c’est winner, vous ne trouvez pas?).

Mais bon, assez rigolé. Comme face à une re-ligion et à ses dogmes, il peut être dangereux de se réfugier dans de telles croyances, sur-tout lorsqu’elles répandent subtilement une ignorance aussi malsaine.

Qu’est-ce donc que la démocratie ?

Prenons d’abord une définition large de celle-ci: la prise en charge collective des affaires publiques à travers un processus de délibération et de prise de décision ouvert et égalitaire1. À partir de ce constat, il est pos-sible de voir la démocratie en action un peu partout. Et il est facile de s’imaginer qu’elle a toujours existé, qu’elle ne fût ni l’invention de tel philosophe pris d’une révélation soudaine ni de tel peuple (mâle) de l’Antiquité ne sa-chant trop quoi faire de son temps libre.

Elle est en fait le mode d’organisation sociale le plus rationnel lorsqu’il y a absence de pouvoir coercitif : il vaut mieux chercher à atteindre un consensus relatif que de tenter de convaincre les gens fermement opposés les uns des autres à prendre une décision2.

Comme l’indique le philosophe Jacques Rancière, la démocratie c’est « le pouvoir propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés3 ». C’est donc le ‘’règne’’ de tous et de personne à la fois. Dit autrement, sans égalité de fait ou en présence de coercition, il ne peut y avoir de démocratie.

La rumeur voudrait que le vote, les re-présentants et les gouvernements aient un quelconque rapport avec la démocratie ? Il en est bien autrement  : la démocratie s’exerce dans le

LES COUILLES DORÉESDU VIDE POLITIQUE

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VOLUME 9 l NUMÉRO 1 l JANVIER 2014Page 2

Gaspar C. Lépine

En ces temps mouvementés, le débat public bat son plein au Québec. Du moins, une vague ombre de débat dans un espace prétendu public est à l’oeuvre. La question de la charte des valeurs n’a pas fini de faire couler de l’encre, à quand le first blood ? S’il doit y avoir un point positif à une telle mascarade, c’est – espérons le – que ce faux dilemme va permettre de poser des questions sur plusieurs mécanisme vicieux qui structurent actuellement notre société. Des questions comme  : Y a-t-il réellement un espace de débat public au Québec? Cet espace a-t-il une répercussion sur les politiques? Sommes-nous soudainement intéressé-e-s par les rapports entre hommes et femmes? Y a t-il un problème spécifique avec l’Islam? À quelle place peuvent s’attendre les immigrant-e-s en arrivant ici? De telles questions sont souvent occultées mais il semble que leur pertinence, autant que la nécessité de les questionner, se fasse criante.

La première chose qui me saute aux yeux lorsqu’il est question de la charte c’est le soudain enthousiasme que nous manifestent les décideurs sur la question de l’égalité hommes-femmes. De prime à bord, il est effarant de constater la négligence du gouvernement Marois – mais aussi des autres – face à l’existence de genres distincts autre que l’homme et la femme. Nous vivons dans une société à forte tendance post-moderne et l’explosion du genre est en marche, nos gouvernement ne peuvent plus reléguer au burlesque l’existence de citoyens ni hommes ni femmes. Loin de moi l’idée de me revendiquer autre chose que sympathisant queer, mais tout de même, la nomenclature hommes-femmes ne convient plus à une portion de l’humanité, il est bien temps de s’en rendre compte. Pour revenir à cette fameuse question d’«égalité», je ne peux que ressentir de la frustration et un sentiment de manipulation lorsque cette dite valeur est remise au goût du jour. Un certain Edward Bernays, au début du siècle dernier, sous couvert de manifestation du féminisme, faisait fumer plusieurs dizaines de femmes lors d’un événement public bien orchestré. En réalité, il était payé par des compagnies de tabac pour trouver un moyen d’ouvrir le marché des cigarettes aux femmes. Est-ce que le féminisme plait aux politiques parce qu’il s’instrumentalise bien? Du côté de l’image et du spectacle, il est difficile de voir les volontés d’un gouvernement d’établir une égalité fondamentale lorsqu’on se retrouve dans un abri d’autobus ou qu’on regarde la télé. La femme-objet s’y retrouve plus nue que jamais. Où sont les grandes valeurs du Sieur Drainville et de Dame Marois lorsqu’elle déclare que «Montréal reste un endroit idéal pour la F11». N’oublions pas que la fin de semaine de la Formule 1 est un moment fort pour le tourisme sexuel2. Il existe bien d’autre raisons de douter des intentions du gouvernement face à l’égalité entre les genres, ne serait-ce de par la difficulté qu’ont les groupes féministes non-institutionnels à obtenir une voix dans le débat public.

Parlons-en de ce débat public. Il existe soit disant un espace où les individus qui peuplent le Québec peuvent se réunir, pas nécessairement physiquement mais tout de même, pour débattre d’idées, de perspectives d’avenir ou simplement de ce qu’ils ou elles

vivent au quotidien. En plus, il paraît que cette plateforme permet de communiquer avec nos dirigeant-e-s et de leur soumettre nos doléances. Si on regarde l’histoire de la sphère publique et de sa division communication, on se rend compte qu’elle fut une extension de la cour des rois, puis des cafés et des salons de la bourgeoisie et de l’aristocratie européenne3, puis finalement, grâce à Edward Bernays, fut constitué comme espace d’expression populaire, démocratique mais toujours contrôlé par le gouvernement invisible4. Pour faire simple, cet espace est historiquement l’espace des privilégiés, alors qu’en est-il de nos jours? Il y a aussi la question plus connue de la convergence des médias. Le fait que

depuis de nombreuses années, quelques gros joueurs des télécommunications au Canada achètent l’ensemble des journaux et quotidiens du pays. Ces quelques gros joueurs obtiennent ensuite le gros bout du bâton lorsqu’il est question de financement ou d’orientation idéologique. Encore mieux lorsqu’il est question de condition de travail et de recherche journalistique. À l’époque où disparaissaient les branches de journalisme d’enquête et leurs bureaux à l’international pour des raisons de rationalisation des budgets, à l’époque où les grandes agences internationales comme France-Presse et Reuters prennent la place laissé par les journaux nationaux, c’est aussi l’époque où les gros conglomérats encouragent l’acquisition de petits journaux. Donc, si l’espace de débat est réservé à une élite, contrôlé par des méga-corporation et que ce débat ne se rend pas aux décideurs, qu’en est-il du débat?

Nous arrivons au point le plus litigieux et le plus délicat de ce billet. Autant jouer carte sur table. Je suis athée, j’ai un malaise profond avec la religion mais je n’ai aucun problèmes avec les individus qui y adhèrent dans la mesure où ils et elles sont conscient-e-s et critiques – dans la mesure du possible – des dynamiques de dominations qu’ils-elles reproduisent. Cela étant dit, voici mon malaise. Toutes les opinions relatives à la

charte qui traversent l’espace public et nous parviennent semblent être obligées d’aborder le thème de l’Islam. Comme si la question de la laïcité de l’État était nécessairement liée à l’Islam ou comme s’il suscitait un malaise dans la société québécoise, voir nord-américaine. À mes yeux, l’Islam, comme toute religion, est critiquable mais il me semble fort malhonnête et vicieux de profiter d’une charte des valeurs québécoises pour lancer un assaut frontal contre lui. Si tel est le cas, autant l’appeler la charte anti-islamique des valeurs québécoise. À un autre niveau il semble s’imposer un double standard dans la considération que ce débat porte aux différentes religions. Certains diront que c’est parce que l’Islam est la plus

ostentatoire des religions au Québec. Alors, que dire des femmes de la communauté hassidique d’Outremont, qui sont forcées de se raser la tête lors du mariage. C’est vrai, une perruque se remarque moins. Pour poursuivre la lancée, il paraît présomptueux, voir totalitaire, pour d’un État bourgeois, de vouloir imposer la laïcisation à son personnel alors que lui-même peut se concevoir comme une religion. Des gens y croient, on nous force à contribuer à son existence, de nombreux dogmes existent et forment une conception collective de l’existence. On nous y promet un avenir meilleur et une voie pour la repentance. Alors que dire de notre État laïque. Ce litige sur la place proéminente de l’Islam dans la charte me laisse de nouveau perplexe.

Finalement la charte des valeurs nous offre une opportunité de nous questionner sur la place qu’occupent les immigrant-e-s dans la société et l’impact qu’elle va avoir sur leurs conditions de vie. Le cas de nombreuses femmes aiguillées par le marché du travail dans des emplois à faibles responsabilités ou à faible salaire. Également, les cas d’emplois dans le domaine du care  : éducation des jeunes enfants, soins aux ainées ou aux personnes handicapées. Un bon nombre de ces emplois étant reliés à la fonction publique ou para-publique seront susceptible d’être soumis aux restrictions de la charte. De cette

manière la charte punit un groupe particulier et n’est en aucun cas une mesure égalitaire. De plus, il est à parier qu’un bon nombre de personnes nouvellement soumises à la charte seraient plus portées à quitter leurs emplois qu’à transformer aussi radicalement leur vie. Cela contribuant grandement à exclure certains groupes sociaux de la fonction publique. Pour des gens déjà isolés des fonctions lucratives et décisionnaires, les possibles du marché du travail semblent s’amenuiser dangereusement. Le phénomène d’agression envers des femmes de certaines minorités visibles semble en augmentation depuis que la polémique sur la charte est commencée. Cela ferait-il reflet à une certaine dimension identitaire à demi assumé de la charte? Néanmoins, je ne saurais dire si ce comportement existait déjà au Québec et est simplement relayé dans les médias parce que c’est un thème du jour ou s’il est réellement causé par les idées véhiculées par la charte. En somme, il semble que la charte des valeurs ait un impact dramatique sur les conditions de vies de certains groupes déjà opprimés. Au final, la charte me semble bien mal venue et bien mal présentée dans un moment de notre histoire où l’austérité et les pipelines de l’Ouest semble être sur le point de se concrétiser et de perpétuer la destruction du social au Québec.

1 http://www.radio-canada.ca/sports/sports_motorises/2013/06/09/001-marois-optimiste-grand-prix.shtml2 http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/montreal-capitale-du-sexe/201310/02/01-4695608-montreal-plaque-tournante-du-tourisme-sexuel.php3 Habermas, J, L’espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1978.4 Bernays, E, Propaganda, 1928.

400 rue Sainte-Catherine EstLocal A-2490Montréal, Québec, H2L 2C5514-987-3000 poste [email protected]

Fondé en 2004par Simon Lavigne, Hans Heinrich et René Delvaux Comité de publication : Thomas Laberge, David Sanschagrin, Martin Roi, Claudie Thibaudeau, Benjamin Pillet, René Delvaux Collaborateurs : Samuel Ragot, Audréanne St-Martin, Maxime Roy-Allard, Jimmy Poulet, René Delvaux, Comité de justice transformatrice, Luc Chicoine, Gaspar C. Lépine, Comité exécutif de l’AFEA

Montage : René Delvaux

LE FAUX DÉBAT DE LA CHARTE

« Y a-t-il réellement un espace de débat public au Québec? Cet espace a-t-il une répercussion sur les politiques? Sommes-nous soudainement intéressé-e-s par les rapports entre hommes et femmes? Y a t-il un problème spécifique avec l’Islam? À quelle place peuvent s’attendre les immigrant-e-s en arrivant ici? De telles questions sont souvent occultées mais il semble que leur pertinence, autant que la nécessité de les questionner, se fasse criante. »

Page 3: LES COUILLES DORÉES LA DÉMOCRATIE A LE DOS DU VIDE

VOLUME 9 l NUMÉRO 1 l JANVIER 2014Page 3

MODIFICATIONS AUX CYCLES SUPÉRIEURS : À LA RECHERCHE DE LA RECHERCHE?Arrimage au marché, mise à l’écart de la recherche : le futur des cycles supérieurs à l’UQAM?Samuel Ragot et Audréanne St-Martin

Fait à la fois courant et rarissime par son intensité, les instances aca-démiques de notre université sont en plein bouillonnement depuis quelques mois : au coeur de la réflexion se situe l’épineuse question de la «finalité des cycles supérieurs». Voici une mise en lumière de quelques dynamiques qui pourraient révolutionner la façon dont notre université perçoit les études de cycles supérieurs.

Une question pas tout à fait nouvelle, mais maintenant posée de façon formelle

La question des mutations des cycles supérieurs n’est pas nouvelle et a déjà fait l’objet de débats, notamment par rapport à la création de programmes courts de deuxième cycle ou du passage accéléré au doctorat. Dans le cadre du Plan stratégique 2009-2014 [1], l’UQAM avait notamment escompté une hausse des effectifs étudiants aux cycles supérieurs afin de dégager plus de financement L’université reçoit en effet plus de financement par étudiant-e-s de cycles supérieurs que par étudiant-e-s de pre-mier cycle.

La différence fondamentale dans la situation actuelle est que la problématique est formulée clairement et que la commu-nauté universitaire est appelée à se positionner. Au programme : réflexions sur les «finalités» des programmes de deuxième et troi-sième cycle, questionnements sur l’opportunité de créer d’autres programmes courts, considérations pour lier ces cycles au marché par la création de diplômes spécialisés, etc. L’enjeu est considé-rable

Au sein des instances de l’UQAM, c’est la Commission des études qui s’est saisie de la réflexion et du dossier. À l’issue d’une période d’échanges et de réflexions à la session d’hiver 2013, les membres de l’instance avaient demandé un document de ré-flexion. Le résultat? Un pavé de 181 pages produit par la direction de l’UQAM visant à fournir une contribution quant aux ‘finalités des cycles supérieurs’. Le document a été reçu de façon variée : une partie de nos collègues professeur-e-s n’ont adressé que des critiques formelles ou techniques sur la consultation et le docu-ment alors qu’une majorité des étudiant-e-s y ont vu une tenta-tive d’arrimage au marché des études universitaires. Ne serait-ce qu’au niveau des choix des sources documentaires, le document est révélateur : entre les documents du gouvernement du Qué-bec, on y trouve des rapports de la FEUQ et d’autres organisations comme la CRÉPUQ, la Conférence des recteurs ou l’OCDE faisant la promotion de l’économie du savoir en tant qu’opportunité de développement économique et social. Alors qu’il y aurait lieu de faire un article uniquement sur ce document, notons simplement qu’il est évident que de nombreuses critiques méthodologiques et politiques peuvent y être adressées. Notons également l’ab-sence remarquée de toute consultation considérée «de gauche» dans la documentation sur le sujet. On expliquera cette absence comme étant la nécessaire conséquence de notre inaction (et de nos organisations nationales qui ont délaissé la recherche docu-mentaire depuis trop longtemps) sur les questions liées à la re-cherche et aux études supérieures.

Se basant sur ce document et sur les échanges en séance, la direction a finalement obtenu l’assentiment de la Commission des études afin de lancer une préconsultation sur la question. Si la démarche ne fait que commencer, le processus s’attire pourtant

déjà les critiques d’une partie de la communauté universitaire. En effet, le temps de la préconsultation ainsi que de la consultation (devant se terminer en septembre 2014) – un peu plus d’un an au total – fait en sorte que l’empressement de la direction à trancher sur cette question laisse penser qu’il s’agit avant tout de formaliser des réflexions déjà menées.

Programmes courts, passages accélérés au doctorat et maîtrises professionnelles : à la recherche de la recherche.

Comme mentionnée précédemment, la question de la mu-tation des cycles supérieurs n’est pas nouvelle au sein de notre institution. Au cours des dernières années, de nombreux projets ont été mis de l’avant afin de tenter de moderniser la façon dont ces études fonctionnent.

Notamment, l’UQAM a donné en 2011 son assentiment (malgré la vive opposition étudiante) au fait de pouvoir organiser

dans certains cas le passage au doctorat accéléré [2]. Ainsi, si les notes des étudiant-e-s le permettent et si le programme d’étude a procédé à la modification nécessaire, les étudiant-e-s pourraient théoriquement sauter l’étape de la maîtrise et aller directement au doctorat. Si ces étudiant-e-s échouaient ou ne voulaient pas continuer, et à condition qu’ils-elles aient accompli « au moins 45 crédits », ils-elles auraient alors un grade de maîtrise qui leur serait attribué. Le cheminement semble intéressant tant pour les étu-diant-e-s que pour l’UQAM : ne pas «perdre» deux ans à la maîtrise pour les étudiant-e-s, avoir plus de doctorants pour l’UQAM et donc plus de financement, avoir tout de même des diplômés en cas de non-continuation des études doctorales… Bien entendu, la question de la nécessité de la maîtrise en tant qu’étape néces-saire de formation des capacités de recherche est évacuée au pro-fit d’une vision plus gestionnaire et axée sur le prestige des études doctorales. S’il y avait là un danger de modification profonde des études supérieures, le projet ne semble pas avoir levé et peu de départements se seraient enquis de la possibilité offerte.

Au même moment, un autre projet de modification des cy-cles supérieurs a été mis de l’avant par l’École des sciences de la gestion (ESG). L’École, ayant le statut de faculté comme une autre, a alors demandé à l’UQAM de modifier ses règlements afin de per-mettre la création de programmes de maîtrises professionnelles (notamment le «grade de maître en administration»), mais aussi de programmes courts de deuxième cycle menant à l’obtention d’une maîtrise par cumul sans toutefois avoir besoin de faire de recherche [3].

Dans la foulée de ces demandes, est apparue plus claire-ment la volonté de créer des programmes de maîtrise dits ‘profes-sionnels’. Ces maîtrises professionnelles seraient ainsi avant tout ancrées dans les besoins du marché du travail et de l’entreprise privée. Il s’agirait d’offrir aux travailleurs et travailleuses des pro-grammes de formation de cycles supérieurs répondant à leurs be-soins professionnels, sans nécessairement faire de recherche ou s’engager dans une réflexion critique.

Une façon de faire face à un futur très incertain?

Il n’est pas anodin que l’UQAM entame cette réflexion maintenant. Si l’on en parle généralement très peu, l’heure est à l’inquiétude relative dans les directions universitaires: la courbe démographique du Québec fait qu’une importante baisse de la population universitaire devrait avoir lieu dans les prochaines an-nées [4].

Compte tenu du mode de financement actuel basé majo-ritairement sur les «effectifs étudiants» (EETP et CLARDER), la ten-dance devrait être à la baisse du financement universitaire, avec toutes les conséquences imaginables pour le fonctionnement et le développement des institutions de recherche et de création (la recherche étant par essence une source de nouveaux coûts, né-cessaires pour explorer de nouveaux domaines). Les directions universitaires sont donc aux prises avec ces paramètres : il leur a donc fallu penser à des solutions, tant bien que mal.

Comment donc lier cette baisse démographique avec les études de cycles supérieurs? La réponse est désarmante de sim-plicité : en créant des programmes de cycles supérieurs – très bien subventionnés – s’adressant aux populations sur le marché du tra-vail, représentant un bassin gigantesque de potentielle «clientèle». En effet, en créant ces programmes sur mesure, sans exigence de recherche laborieuse et intellectuellement très demandante, l’UQAM (comme d’autres universités) s’assure d’aller recruter de nouvelles populations universitaires «de passage» ou «de retour»

(bien temporaire) dans les études supérieures.

On accomplit alors un double objectif : palier à la baisse dé-mographique (et à la baisse des subventions qui l’accompagne) et augmenter le financement lié aux études supérieures en arrimant ces programmes aux besoins de toute une population de pro-fessionnel-le-s en quête de formation spécialisée. Ou comment rentrer facilement dans son argent tout en navigant dans les pa-ramètres injustes du mode de financement…

Comprenons nous bien: il ne s’agit pas de remettre en cause ou de critiquer l’existence de la formation continue, mais bien de ne pas tomber dans le piège de la confusion entre évolution des cycles supérieurs et modification pour en faire des programmes de formation continue. Il s’agit également de tenter de mettre en lumière des dynamiques profondément problématiques étant issues d’une perspective de gestionnaires contraints de faire fonc-tionner des institutions fondamentales à la société dans un sys-tème de financement absurde et contre-productif.

Est-ce vraiment la solution?

La question ici, à notre avis, est donc de se demander s’il s’agit réellement de la bonne solution à un problème politique, économique et social.

D’une main, les directions universitaires soulignent que les étudiant-e-s n’auraient plus le temps ni la capacité de suivre des études supérieures à cause de l’impossible conciliation tra-vail-études (et évacuent la vraie question de la précarisation des étudiant-e-s), de l’autre, ces mêmes directions avancent alors que des programmes plus légers, dispensés de la majorité de la recherche au profit d’expériences plus pratiques ou profession-nelles, seraient plus adaptés. Ces mêmes directions avancent éga-lement souvent les besoins du marché en termes de formation professionnelle et technique, les ‘exigences de la compétitivité in-ternationale’ ou encore le fait que “cela se fait ailleurs” pour justifier de telles évolutions.

Certes, “cela se fait ailleurs” et les besoins en formation continue existent, mais il serait beaucoup trop facile et négligeant de simplement aller de l’avant en modifiant la façon dont les études de cycles supérieurs fonctionnent sans même se poser la question de la mission de l’université et spécifiquement de la vo-cation à la formation de chercheur-e-s critiques et compétent-e-s aux cycles supérieurs. La volonté de créer des programmes courts de deuxième cycle, de favoriser les passages au doctorat, ou en-core de créer des maîtrises professionnelles nous semble poser des problèmes importants quant au maintien de cette vocation universitaire. L’université n’est pas une usine à diplômes ou à tra-vailleurs-euses compétent-e-s pour les besoins du marché, mais bien un lieu de recherche et de réflexion. Le danger de dépouiller ces sanctuaires de leurs capacités de changement social en est un pour l’ensemble de nos sociétés.

Soulignons également, dans un effort maintenu d’honnê-teté intellectuelle, que s’il y a une apparence de monolithisme dans la direction de l’UQAM concernant cette question, ce n’est toutefois pas nécessairement le cas. Bien des gens font un travail plus qu’honnête pour faire en sorte que notre institution fonc-tionne, malgré les problèmes de mode de financement (et leurs critiques acerbes face au gouvernement) et les coupures impo-sées. Il convient, à notre avis, de souligner leur contribution et leur travail, tout en les invitant à rendre publiques leurs critiques et leurs opinions sur ces questions.

Enfin, gardons en tête que les éléments que nous avons présen-tés ici ne sont qu’une partie de l’équation liée aux mutations des cycles supérieurs. Il existe de façon certaine d’autres motifs po-litiques, idéologiques, stratégiques et financiers derrière la pro-blématique que nous avons abordée et certain-e-s seront assu-rément en désaccord avec notre lecture ou y ajouterons d’autres éléments. Nous en sommes conscients, il s’agit là simplement de notre modeste contribution à la mise en lumière d’enjeux qui nous semblent fondamentaux pour la communauté universitaire. N’oublions pas non plus, dans l’optique de la rédaction du pro-chain plan stratégique de notre institution, que la question des modifications aux cycles supérieurs semble particulièrement im-portante. Ne faisons encore une fois pas l’économie de la réflexion et partons à la recherche de la recherche que nous souhaitons. [1] Voir : http://www.uqam.ca/planstrategique/

2] Résolution 2011 A-15225 – “MODIFIE le Règlement no 8 des études de cycles su-périeurs relativement à l’octroi du grade de maître à la suite d’un passage accéléré au doctorat, pour un étudiant qui ne complète pas l’ensemble des exigences du doc-torat, et sa mise en vigueur dès son adoption;” : http://wwb.instances.uqam.ca/ca/reso/2011/14_juin_2011/15225.pdf

[3] Résolution 2011-A-15224 adoptée le 14 juin 2011.

[4] Voir les données de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) : http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/struc_poplt/.

« Ces maîtrises professionnelles seraient ainsi avant tout ancrées dans les besoins du marché du travail et de l’entreprise privée. Il s’agirait d’offrir aux travailleurs et travailleuses des programmes de formation de cycles supérieurs répondant à leurs besoins professionnels, sans nécessairement faire de recherche ou s’engager dans une réflexion critique. »

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Comité exécutif de l’Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)

Quel ne fut pas notre sentiment d’impuissance en sortant de la salle qui avait réuni le Conseil académique de la Faculté des arts (CAFA)! Nous constations à quel point notre indignation, devant ce qui venait de nous être présenté par le vice-doyen à la recherche-création, ne semblait pas partagée par le plus grand nombre. Il venait de nous entretenir des possibles impacts que pourraient avoir, pour la faculté et plus largement pour l’UQAM, les modifications apportées par le gouvernement fédéral au programme de bourses du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), le plus important programme de subventions en recherche pour les étudiant-e-s québécois-e-s aux cycles supérieurs. Le plus déconcertant pour nous n’était pas les voies détournées prises par le gouvernement Harper pour modifier le processus d’octroi des bourses, en faisant ainsi un mécanisme de reproduction sociale qui récompense les étudiant-e-s et les universités déjà plus nanti-e-s, favorisant donc une vision élitiste de la société. Non, le plus déconcertant était plutôt la réaction résignée et fataliste de nos gestionnaires qui, tout en déplorant de façon lénifiante ces changements, nous expliquaient l’impuissance de la faculté et de ses constituantes qui ne peuvent, au final, que se plier à cette logique élitiste en « adaptant » les pratiques institutionnelles à cette nouvelle réalité. Loin d’être banale, cette « stratégie réaliste » ancrée dans la nécessité du présent, dont la réaction dans l’urgence exclut d’emblée toute pensée créative et toute vision à long terme, implique des conséquences qui ne nous semblaient pourtant pas à l’avantage ni des étudiant-e-s, ni de la faculté, ni même de l’UQAM.

Parmi les modifications apportées aux bourses du CRSH, une d’entre elles touche à un élément crucial pour l’UQAM et ses facultés (comme pour les autres universités canadiennes), soit le quota. Il s’agit du nombre de bourses maximales qu’une institution peut octroyer à ses étudiant-e-s pour une même année. Afin de maintenir leur quota, les universités doivent chaque année recruter un nombre d’étudiants boursiers égal à leur quota respectif, ni plus, ni moins. Selon les informations qui nous ont été présentées au CAFA, les quotas seront maintenant ajustés tous les trois ans selon une méthode de calcul qui ne permettra que deux choses : le maintien du quota détenu actuellement par l’université ou une révision à la baisse pour refléter davantage les « vrais » besoins de cette dernière.

Bien que ce soit l’institution universitaire qui contribue à la sélection des candidat-e-s et qui verse les bourses du CRSH, ces dernières appartiennent

cependant aux étudiant-e-s qui sont libres d’aller étudier dans l’université de leur choix une fois la bourse remportée. Pour que le quota demeure inchangé, la stratégie proposée par la doyenne consiste en toute logique à tenter d’attirer ou de retenir les étudiant-e-s boursiers-ières au sein de la Faculté

des arts. Pour ce faire, elle propose la stratégie du « bouquet », qui devra prendre place lors de la phase de recrutement des étudiant-e-s. Cette tactique se résume essentiellement à proposer divers incitatifs financiers supplémentaires aux étudiant-e-s ayant obtenus des bourses du CRSH, et donc déjà privilégié-e-s en raison de leur statut de boursier (et souvent aussi par leur origine sociale). C’est donc dire que les ressources financières seront concentrées sur un plus petit nombre d’étudiant-e-s, créant ainsi une élite qui accaparera encore davantage les richesses disponibles, ce qui accroîtra leur chance de réussite et leur assura un futur plus prometteur.

Ainsi, après la « clientèle » étudiante internationale que les universités cherchent à attirer (en nivelant leurs programmes vers le bas), s’ouvre un nouveau chapitre de la compétition interuniversitaire pour attirer cette fois l’élite étudiante locale, et ce, afin de maintenir son quota. Ce qui était déjà pratique courante dans certains établissements d’enseignement plus fortunés (notamment l’Université McGill pour ne pas la nommer), devient maintenant, semblerait-il, la seule façon envisageable pour notre faculté de recruter l’excellence estudiantine. Une surenchère est donc à prévoir, qu’elle prenne la forme d’argent sonnant ou de bourses offertes sur le modèle de charges de cours assurées, de poste en recherche, d’exemption d’une partie de la scolarité ou de toute autre offre qui puisse s’apparenter à un

avantage compétitif. L’excellence des programmes et de l’enseignement ou le renforcement de la singularité d’une institution comme l’UQAM, qui est de moins en moins singulière, ne semblent pas être des avenues à développer et à mettre de l’avant pour appâter les boursiers-ières.

Dans cette logique marchande construite sur l’image de marque, les universités mieux nanties sortiront nécessairement gagnantes de cette course, puisqu’elles disposent déjà d’un prestige et de moyens plus importants pour attirer les meilleur-e-s candidat-e-s et ainsi maintenir sans entrave leur quota. À très court terme, peut-être que cette stratégie gestionnaire à courte vue diminuera les impacts négatifs que pourraient avoir cette modification du processus d’octroi des bourses du CRSH sur notre faculté, mais il nous semble évident que l’UQAM ne dispose pas des moyens financiers nécessaires pour gagner sur ce terrain. Elle s’avance sur un terrain où, désavantagée, la cause semble être perdue d’avance.

En plus de concentrer les ressources sur quelques étudiant-e-s privilégié-e-s, d’autres effets pervers sont envisageables. Une des possibilités est la concentration des bourses dans certains champs d’études au détriment des autres. On peut s’attendre à ce que, pour s’assurer de remplir son quota, une université décerne les bourses prioritairement dans certains programmes qui bénéficient déjà d’une réputation enviable et, par conséquent, d’un pouvoir d’attraction très fort, probablement en raison de la qualité du programme offert, ou aux débouchés qu’ils offrent sur le marché de l’emploi. Mais, passons ces détails. On entre donc dans une logique de compétition qui place les facultés et les différents programmes en compétition pour accaparer une partie de l’élite étudiante et s’assurer d’une certaine

vitalité pour la recherche.

Au final, certains domaines ne pourraient donc plus bénéficier de ces importantes subventions et finiraient peut-être par disparaître, si nous poussons à son extrême la logique marchande à laquelle l’université s’est maintenant arrimée. Ce faisant, le Parti conservateur du Canada, avec Stephen Harper à sa tête, arriverait à concrétiser sa vision de la recherche en milieu universitaire basée sur l’efficience, l’efficacité, la productivité et la rentabilité, c’est-à-dire former une élite en concentrant les ressources et la recherche dans quelques universités de pointe au détriment des autres universités plus populaires qui contribuent à démocratiser l’accès aux études supérieures et dont l’UQAM fait partie.

Il faut certes s’indigner et dénoncer l’idéologie dans laquelle s’inscrivent les modifications apportées au programme de bourses du CRSH par le Parti conservateur fédéral. Mais, il faut davantage s’inquiéter de la réaction apathique des gestionnaires qui participent, par leur inaction, à la réalisation de cette idéologie. Visiblement, empêtré-e-s dans des logiques administratives et hiérarchisées, nos bureaucrates ne peuvent, ne savent et n’osent pas penser à des moyens de contestation

originale des décisions prises au sommet. Au lieu d’envisager des solutions certes complexes, mais qui pourraient à long terme favoriser la réussite de l’ensemble des étudiant-e-s aux cycles supérieurs tout en dynamisant la recherche et en favorisant la sacrosainte réputation de l’établissement1, ils semblent plutôt résignés à suivre le flot de l’idéologie dominante néolibérale en mettant en place des stratégies qui ne feront qu’accentuer les disparités économiques et sociales.

Peut-être est-il naïf, dans un milieu universitaire, qui plus est dans une faculté dédiée à l’art, de s’attendre à un peu d’imagination et d’indignation de la part

des gestionnaires sensé-e-s veiller aux intérêts suprêmes de l’institution et de sa communauté? Heureusement, comme nous l’a si simplement dit notre doyenne, nous avons encore le Fonds de recherche du Québec sur la Société et culture (FQRSC).

1 Nous faisons ici référence à l’étude réalisée par Vincent Larivière à propos des liens existant entre les bourses d’études doctorales octroyées, la participation à la recherche et la réussite scolaire. Selon le chercheur, ce n’est pas le montant de la bourse doctorale qui est fonction de la réussite, mais plutôt l’octroi même d’une bourse, ce qui revient à dire que plutôt que de financer à raison de 50 000$ par année quelques étudiant-e-s privilégié-e-s, on pourrait financer plus adéquatement 3 étudiant-e-s à raison de 17 000$ par année. Il expose également l’importance déterminante que revêt l’intégration des étudiants à la recherche comme facteur de réussite. Voir: Vincent Larivière, « PhD student’s excellence scholarships and their relationship with research productivity, scientific impact, and degree completion », in La Revue canadienne d’enseignement supérieur. En ligne, vol. 43, no 2, 2013, p.27-41. < http://ojs.library.ubc.ca/index.php/cjhe/article/view/2270/184058 >.

BOURSES DU CRSH : PRIVILÉGIONS LES DÉJÀ PRIVILÉGIÉ-E-S.

« Il faut certes s’indigner et dénoncer l’idéologie dans laquelle s’inscrivent les modifications apportées au programme de bourses du CRSH par le Parti conservateur fédéral. Mais, il faut davantage s’inquiéter de la réaction apathique des gestionnaires qui participent, par leur inaction, à la réalisation de cette idéologie. »

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Ce message fait suite au dévoilement qui à été fait en novembre dernier, d’une agression sexuelle. Un processus de justice transformatrice a été enclenché par la survivante et les personnes qui la soutiennent depuis peu. Le dévoilement ne marque pas le commencement de cette démarche, mais une étape importante à sa réalisation.

Le processus est encadré par quelques principes et buts, et à l’intention d’être aussi ouvert que possible, avec autant de monde impliqué que possible, tout en respectant les limites des gens et notamment celles de la survivante.

Tous ceux, et notamment celles, qui voudraient témoigner ou participer à ce processus sont invité-e-s à participer aux réunions du comité justice transformatrice avec la survivante. Si vous êtes intéressé.e.s, vous pouvez entrer en contact avec les organisatrices via cette adresse courriel: [email protected] encore contacter le bureau de l’AFESH, au 514-987-3000, ex.2633.

Comité de justice transformatrice

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Jimmy Poulet

Il est certaines questions qui sont comme des tartines beurrées; à force de mal les poser, elles finissent généralement par tomber du mauvais côté. Celle du leadership au sein des mouvements sociaux semble être de celles-là et ce particulièrement dans l’univers feutré et relativement bien protégé du militantisme étudiant. J’écris “relativement bien protégé” parce que lorsque nous nous battons pour des causes dans le milieu universitaire, aussi belles et nécessaires qu’elles soient, elles sont – pour la majorité d’entre nous – transitoires en ce sens qu’elles n’auront d’impact sur nos vies que brièvement (en général) et sur celles de la majeure partie de la population qu’à long-terme et dans des circonstances difficiles à prévoir au moment même de l’action politique. Ceci n’enlève rien à la nécessité de nos luttes ni aux souffrances qu’elles ont pu causer et causeront encore à une grande partie d’entre nous. Pour autant, être en grève six mois à l’université n’est pas exactement la même chose qu’être en lock-out de sa job pendant la même durée, ne serait-ce que pour des questions de moyens de subsistance. Loin de moi l’envie de monter la précarité étudiante contre la précarité professionnelle, les deux allant parfois main dans la main. Elles ne se résument pour autant pas l’une à l’autre.

Si elles ne sont pas identiques, c’est d’ailleurs aussi en partie parce que, contrairement aux grandes centrales syndicales professionnelles, il semble que la question du leadership soit plus facilement posée dans le monde étudiant ou, dans tous les cas, qu’elle se fasse plus entendre. En

effet, il semble rester naturel, dans les grands syndicats, de préférer une hiérarchie stalinienne et monocéphale à toute autre forme organisationnelle, malgré les demandes régulières de réforme de la part des bases militantes. Au vu de l’étendue du problème dans le monde occidental, sans doute ne serait-il pas téméraire de parler de ce centralisme bureaucratique comme d’une “maladie infantile” du syndicalisme... mais je diverge. Et diverge, c’est énorme.

Peut-on se passer de leaders?

Qu’est-ce, au final, qu’un leader, qu’un-e chef-fe? Le chef, étymologiquement, est la tête (du latin caput, qu’on retrouve par exemple dans le terme «  couvre-chef  »), l’organe directeur dans une conception du monde cartésienne. Sans doute peut-on le-la définir par deux actions – parler et/ou

commander – qui appellent en retour deux réactions: écouter et/ou obéir. Évidemment plusieurs idéaux-types en découlent: à la parole sans pouvoir sera associé le chef traditionnel guayaki décrit par Clastres, au pouvoir muet le mandat impératif, et à la combinaison des deux les chef-fe-s à l’imputabilité limitée auxquel-le-s la démocratie représentative et libérale nous a habitué. Dans ces différentes combinaisons, le-la chef-fe n’est-il-elle cependant pas un guide, c’est-à-dire la personnification d’une voix (ainsi que d’une voie) à suivre ?

Pour autant, derrière l’apparente unicité de ce rôle de représentation ou d’incarnation de l’unité d’une communauté quelconque, différents types de rapport de pouvoir sont associés aux figures mentionnées: le chef guayaki ne peut bénéficier d’aucun pouvoir de coercition et, partant, n’exerce pas de pouvoir au sens où nous l’entendons généralement, bien qu’il en

possède un néanmoins (mais qui sera dépendant de sa capacité à convaincre les membres de sa communauté d’agir de leur propre chef – sans mauvais jeu de mot).

Le représentant par mandat impératif n’aura la possibilité d’exercer son pouvoir que tant que la voix responsable de son existence ne changera pas, ayant ainsi un pouvoir limité non seulement dans ses options mais également dans sa durée (les deux étant intrinsèquement liées).

Enfin, le commandant bavard aura lui suffisamment de moyens à sa dispositions pour – en l’absence d’une vertu de don inconditionnel et non-intéressé de sa personne au bien public – personnaliser les avantages du pouvoir entre ses mains, dans des proportions variables selon l’exercice de ses fonctions. Il va sans dire que c’est cette surdité maladive du mandaté qui ne représente plus que lui, cette déconnexion de la tête et du corps au profit d’une redirection des attraits du pouvoir vers des bénéfices personnels, qui paralyse le plus souvent les mouvements, qu’ils soient étudiants, de travailleurs, ou plus généralement sociaux; et non pas, comme aiment à l’illustrer les médias au service de l’obéissance et de la tutelle du capital, la dimension anarchisante ou foisonnante de diversité de ces mêmes mouvements.

Fromage de tête et tête de veau.

Une dernière différence est-elle sans doute à établir. Le-la chef-fe peut être nommé-e, choisi-e, élu-e, ou s’imposer de lui-d’elle même, du fait par exemple d’un charisme hors norme. D’aucuns avanceront qu’au sein de n’importe quelle communauté, des personnalités dominantes

finissent nécessairement par émerger et sans doute est-ce véritablement un des attributs des communautés humaines que des rapports de pouvoir réapparaissent et se renouvellent à la faveur du rythme usuel de la vie quotidienne. Pour autant, adopter un point de vue intégrant cette dimension réaliste («  des leaders ont tendance à émerger même dans des situations dans lesquelles des barrières ont été érigées pour éviter leur apparition  ») ne doit pas nécessairement être le gage d’une chute dans le fatalisme («  puisque des leaders finissent toujours par apparaître, il est inutile de remettre en cause l’ordre établi »), bien au contraire. À l’émergence chronique de leaders là où une démocratie véritablement vivante (c’est-à-dire dynamique, directe et participative) préférerait ne pas en voir, le tirage au sort comme la rotation fréquente et régulière des porte-paroles devraient être une réponse automatique à même de préserver n’importe quel mouvement d’une personnification abusive des rapports de pouvoir et de domination inhérents au leadership. La tête n’a pas vocation à se «  tenir  » toute seule et le ferait-elle, ce serait un symptôme de son intumescence maladive, dont le remède serait à trouver dans l’ablation pure et simple.

En effet, si le chef est effectivement la tête, il est bon de se rappeler qu’une des conditions de la liberté est souvent que cet organe, lorsqu’il se met à lui pousser des jambes propres, n’est plus bon qu’à figurer sur une pique, de préférence à la vue de tou-te-s.

Si le rôle du chef est de manoeuvrer temporairement un navire en fonction de la volonté de son équipage, sa suite logique est que son incarnation en elle-même est inconséquente et dispensable. En d’autres termes, le but ultime du chef adéquat serait d’être le moins présent possible, dans un mouvement de tension vers l’idéal qui voudrait qu’il ne soit plus visible ni même nécessaire.

Dit en d’autres termes simples et métaphoriques: un bon leader est avant tout un leader mort.

LE LEADER S’APPRÊTE AUSSI BIEN EN RAGOÛT QU’EN GRILLADE: Petit traité de cuisine militante

« En effet, si le chef est effectivement la tête, il est bon de se rappeler qu’une des conditions de la liberté est souvent que cet organe, lorsqu’il se met à lui pousser des jambes propres, n’est plus bon qu’à figurer sur une pique, de préférence à la vue de tou-te-s. »

Dossier spécial : LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ?

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David Sanschagrin

Qui l’aurait cru? Justin Trudeau, le fils de nul autre que Pierre Elliott Trudeau, l’architecte du rapatriement et de l’amen-dement de la Constitution sans le Québec en 1981-1982, est déclaré premier, ex æquo avec Thomas Mulcair, dans le sondage CROP-La Presse (Joël-Denis Bellavance, «Sondage : le

PLC et le NPD à égalité au Québec », La Presse, 22 octobre

2013). En effet, 31% des répondant-e-s au sondage de CROP-La Presse ont dit vouloir voter pour le Parti libéral du Canada (PLC) dans un éventuel scrutin électoral.

Dans un autre sondage, réalisé par la firme Nanos, on apprend que 37% des répondant-e-s ont déclaré préféré le PLC à toute autre formation politique, incluant le Parti conservateur de Stephen Harper qui a tout de même rencontré la faveur de 29% des sondé-e-s (Joël-Denis Bellavance, « Sondage : les

libéraux en avance au pays », La Presse, 24 octobre 2013).

Je parle indistinctement des chefs et des partis politiques puisque les chefs re-présentent et sont l’image de leur parti. De plus, le Canada est en effet le régime poli-tique représentatif où la ligne de parti est la plus forte.

Qu’est-ce que ces sondages nous disent au juste? Peut-on transposer un pe-tit échantillon (environ 1 000 personnes) sur l’ensemble d’une population (35 000 000 d’habitants pour le Canada et 8 000 000 pour le Québec)? Si 31% des répon-dants au sondage CROP-La Presse disent vouloir voter pour le PLC, est-ce que cela revient à dire que 31% des électeurs qué-bécois vont opter pour ce parti lors des prochaines élections générales? Dit autre-ment, est-ce que la partie parle au nom du tout?

Le fait que le sondage est devenu une pratique courante et normale dans nos ré-

gimes libéraux ne devrait pas nous empê-cher de nous poser ces questions, d’autant plus qu’on sait le poids que ces sondages ont sur une députation inquiète de sa fu-ture réélection et sur un gouvernement aspirant, par définition, à se maintenir au pouvoir, à gouverner.

Les universitaires vous diront que le caractère représentatif d’un échantillon de répondants est lié à son mode de sélection plus ou moins scientifique. C’est-à-dire, si l’échantillon est sélectionné au hasard dans l’ensemble d’une population donnée, on dira de cet échantillon qu’il est repré-sentatif avec une marge d’erreur calculée en pourcentage (généralement entre 2 % et 5 %).

Les maisons de sondage, dont c’est le gagne-pain, vous diront quant à elle que leur panel Internet composé d’un nombre stable d’adhérents est représentatif de l’ensemble d’une population donnée. Le problème ici, c’est que la population dont on parle n’est ni l’ensemble des électeurs québécois ou canadiens, mais l’ensemble des internautes composant les panels de CROP, Léger Marketing, etc. Nous avons donc affaire ici à un échantillon non repré-sentatif de l’ensemble des électeurs (cer-tains groupes d’âge sont surreprésentés, certaines régions, etc.), c’est pourquoi les maisons de sondage devront redresser cet échantillon à l’aide de petits calculs pour qu’ils correspondent aux caractéristiques (environ 6) identifiées par les sondeurs comme étant celles qui résument l’en-semble des électeurs québécois et cana-diens.

Qu’est-ce que les sondages nous ré-vèlent alors? Pris isolément, ils ne nous ap-prennent rien. Mais, dans la longue durée, en comparant les sondages dans le temps, on peut voir des tendances apparaître, voir que tel chef a la faveur d’un échantillon d’internautes donné. Donc, on peut raison-

nablement avancer l’hypothèse que dans l’ensemble d’une population d’électeurs donnée existe aussi un tel mouvement de faveur. Les sondages, comparés les uns aux autres, seraient ainsi des indicateurs peu fiables d’un possible changement relatif dans une population donnée.

Les sondages CROP-La Presse et Nanos semblent donc nous dire (si on me permet de faire parler quelques milliers de répondant-e-s pour une population en-tière) que l’électorat québécois et canadien semble aimer leurs chefs avant les partis (et leur histoire) qu’ils dirigent. En effet, il a fallu non pas d’importants changements de structure et de programme au PLC, mais l’arrivée d’un seul député à la tête du PLC, Trudeau fils, pour voir ce parti connaître une ascension dans les sondages. On pour-rait dire la même chose du Parti libéral du Québec avec Philippe Couillard.

Il n’est pas surprenant que l’on aime tant nos chefs, même si comme Philippe Couillard, ils appartiennent à un parti re-présentant les intérêts des milieux d’af-faires et empêtré dans les scandales, ou comme Justin Trudeau, ils font partie du parti politique derrière le coup de force de 1982, la loi sur la clarté et le scandale des commandites.

En effet, la « démocratie » à l’ère du sondage, de la couverture médiatique constante et des spécialistes en communi-cation au sein des partis politiques, se ré-sume bien souvent à la domination du chef et de sa garde rapprochée qui contrôle le message et l’image de ce dernier. Puisque les médias, par souci pratique et par déma-gogie, tendent à personnaliser les débats d’idées politiques, que les sondeurs nous demandent souvent notre avis sur les lea-ders politiques et que les chefs veulent se faire voir pour plaire à l’électorat, mais aus-si pour avoir du pouvoir à l’interne sur leur parti, il y a donc ici une inquiétante com-munauté d’intérêts.

De plus, notre régime politique est représentatif, donc nécessairement les représentants y ont le beau jeu et sont le centre de la vie politique, car ils canalisent les demandent des citoyens vers le Parle-ment où l’on en débat. Conséquemment, ils sont les acteurs politiques les plus solli-cités par les médias.

Cependant, le 20e siècle, à la suite des deux Guerres mondiales et de la Grande dépression, a vu une concentration de pouvoir continue et phénoménale entre les mains du pouvoir exécutif au détriment des Assemblées d’élus. Au sein du gouver-nement même, notamment dans notre régime parlementaire, on a aussi vu le pas-sage d’un pouvoir exécutif exercé collecti-vement par les ministres à une centralisa-tion des décisions importantes autour de la seule personne du premier ministre et de ses proches conseillers.

Corollairement, au sein des princi-paux partis pouvant aspirer au pouvoir, on observe le même phénomène de concen-tration du pouvoir autour d’une élite di-rigeante, au premier rang de laquelle on trouve le chef, qui aura une influence dis-proportionnée sur le positionnement de sa formation politique.

Figure médiatique, personne la plus influente sur son parti et sur la vie politique s’il est premier ministre, le chef est donc né-cessairement l’acteur politique qui compte le plus dans notre « démocratie d’opinion » basée sur la représentation. Cela tend tout naturellement à secondariser les enjeux et l’histoire ainsi que les intérêts réels des électeurs au profit de la seule personne du chef et de son style personnel.

Les trahisons passées des libéraux fédéraux face au Québec et les turpitudes récentes des libéraux québécois n’existent plus face au présent représenté par le chef, et face au progrès personnifié par le chef en tant qu’incarnation d’un projet politique, aussi ambigu ou indéfini soit-il. Comme si l’arrivée d’un nouveau chef fai-sait table rase du passé et, tel un puissant solvant, délestait un parti de toutes ses souillures.

La journaliste Naomi Klein, dans son ouvrage No Logo, nous a dit que dans la société capitaliste avancée, nous n’ache-tons pas tant un produit, mais plutôt, que nous nous identifions à lui pour l’image qu’il projette. On pourrait ainsi dire sché-matiquement que ce qui séduit avant tout chez Justin Trudeau, c’est la jeunesse (sy-nonyme facile de changement), la fougue, le courage, l’élégance. Tandis que ce qui attire principalement chez Philippe Couil-lard, c’est la force tranquille, l’assurance, l’expérience.

Pour que la séduction continue à opérer jusqu’au jour du scrutin, ces deux chefs devront éviter les faux pas, ce que tentera de prévenir leurs équipes de conseillers, mais ce faisant, ils doivent évi-ter deux autres écueils, celui de la langue de bois (qui contrevient à toute spontanéi-té) et celui de se faire plus discret (loin des yeux, loin du cœur).

Cette prédominance des chefs sur leur organisation donne une image quelque peu étrange de notre « démocra-tie », puisque l’organisation qui canalise notre vie publique, le parti politique, fonc-tionne selon des modalités hiérarchiques. De plus, une fois au pouvoir et disposant d’une majorité en Chambre, le premier ministre a les pouvoirs d’un monarque qui peut imposer à la population des po-litiques allant contre les intérêts de la ma-jorité au nom d’impératifs budgétaires et économiques souvent dictés de l’extérieur, notamment par les agences de notation.

Cependant, ce qui se passe ici n’est en rien unique, puisque l’organisation politique qu’est le parti tend à se pro-fessionnaliser et à concentrer le pouvoir entre les mains de quelques-uns par souci d’efficacité. Le même phénomène se voit tant à gauche qu’à droite. Un politologue italien, Roberto Michels, a d’ailleurs quali-fié ce phénomène de « loi d’airain de l’oli-garchie ».

La démocratie semble donc difficile-ment compatible avec l’existence de fac-tions hiérarchisées et centralisées (les par-tis politiques) dominées par un monarque (les chefs) qui sont en compétition avec d’autres factions pour prendre ou conser-ver le pouvoir. Ainsi, plutôt que de parler de démocratie pour décrire notre régime po-litique, serait-il plus juste de l’appeler gou-vernement représentatif. Étrangement, ce sont deux auteurs que l’on associe plutôt à la droite du spectre politique qui ont bien qualifié notre régime politique. Pour Ray-mond Aron, il s’agirait d’un régime consti-tutionnel pluraliste (puisque plusieurs partis s’y affrontent) nécessairement oli-garchique. Quant à Giovanni Sartori, notre régime serait peut-être mieux décrit sous le nom de partitocratie, puisque ce sont les partis politiques qui dominent la vie poli-tique.

LES CHEFS ET LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIFDossier spécial : LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ?

« En effet, la « démocratie » à l’ère du sondage, de la couverture médiatique constante et des spécialistes en communication au sein des partis politiques, se résume bien souvent à la domination du chef et de sa garde rapprochée qui contrôle le message et l’image de ce dernier. »

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moment, elle ne peut se trans-mettre au-delà de l’action qui l’incarne. Nul besoin d’expliquer en long et en large que l’expres-sion ‘’démocratie représentative’’ est un oxymore, une contradic-tion de sens. Un parlement, un gouvernement ou encore un parti politique ne peuvent être démocratiques. Ils en sont tous l’antithèse. Et les individus qui s’en réclament, les militant-e-s, les député-e-s, le ou la pre-mier-ère ministre, etc., usurpent l’appellation de démocratie en s’en disant les défendeurs, étant donné qu’ils représentent plutôt quelque chose comme une oli-garchie libérale  : le règne d’une minorité sur une majorité, ré-gime tout de même encadré par une série de droits et de libertés reconnus.

Non seulement les lea-ders ne sont pas compatibles avec la démocratie, mais tant et aussi longtemps que nous les y associerons, nous ne pourrons comprendre sa juste valeur. Son potentiel est énorme lorsque compris dans un contexte où elle peut se mettre en pratique librement. Le principe central qui devrait guider tout projet radicalement démocratique est plutôt simple  : chaque membre du groupe a un droit égal à la participation politique, et ce, autant dans la délibération que dans la prise de décision.

Lorsque vient le temps de penser aux différentes formes que pourrait prendre la démo-cratie au-delà de l’assemblée, il vaut mieux laisser place à la

créativité humaine et se dire que certaines formes n’ont tout sim-plement jamais encore été ima-ginées. Si le but est de construire une société libre et créative, la dernière chose qu’il nous faut c’est un modèle à suivre. Certes, il y a une diversité d’exemples historiques et il est possible de s’en inspirer, mais l’établis-sement d’expériences démo-cratiques doit d’abord se com-prendre comme l’affirmation d’un désir profond de liberté et d’égalité. Laissons-les naître. La forme suivra.

Au fond, la démocratie c’est un peu comme l’anarchie  ! Non pas comprise dans le sens grossier et malhonnête trop souvent répandu de chaos et de violence, mais selon son idéal d’organisation sociale basé sur une série de principes moraux et éthiques tels que l’égalité po-litique et économique, la libre association et la création de communautés autonomes. Tout ça est bien utopique, diront cer-tain-e-s  ! Eh bien, ce l’est certai-nement moins que de s’acharner

à croire que nous vivons dans des sociétés démocratiques pour en fait réaliser que ce n’est là qu’un sale mensonge, et que l’idéal promu par notre système actuel, si idéal il y a, est bien plus utopique. En effet, l’État et ses institutions, soi-disant repré-sentants de la souveraineté du peuple, gardiens de l’égalité et promoteurs de justice, n’en sont rien sauf le contraire.

Lorsqu’on commente les faibles taux de participation aux élections, on réduit trop sou-vent tout au cynisme ou à une supposée dépolitisation de la population. On va même jusqu’à dire que la démocratie est en crise  ! Mais dites-moi, comment peut-il y avoir une crise de quelque chose qui n’existe

même pas  ? L’abstentionnisme est fort plus complexe que ce que l’on pourrait croire. Si perte de légitimité envers les institu-tions étatiques il y a, et que si cela ne se traduit pas nécessai-rement en action politique, c’est peut-être en grande partie dû à notre horizon politique restreint. Nous sommes depuis notre tendre enfance amenés à penser le politique en terme de partis, de votes et de gouvernements. Et comme si ce n’était pas assez de se faire socialiser ainsi, l’al-ternative la plus sensée à ce sys-tème, eh bien, nous grandissons avec l’idée qu’elle est synonyme de chaos et de violence. Allez sa-voir où est le problème !

1 Graeber, David, « La démocratie des interstices », Revue du MAUSS, 2/2005 (no 26), p. 43.2 Graeber, David, Pour une anthropolo-gie anarchiste, Montréal, Lux, 2006, p. 140-141.3 Rancière, Jacques, La haine de la démo-cratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 54.

Suite : LA DÉMOCRATIE A LE DOS LARGE« Un parlement, un gouvernement ou encore un parti politique ne peuvent être démocratiques. Ils en sont tous l’antithèse.»

« La rumeur voudrait que le vote, les représentants et les gouvernements aient un quelconque rapport avec la démocratie ? Il en est bien autrement : la démocratie s’exerce dans le moment, elle ne peut se transmettre au-delà de l’action qui l’incarne.»

relationnistes, ils font les leaders comme on fait des tartes aux pommes  : en suivant une recette. Et comme vous vous en doutez, dans la surfacéité il n’y a aucune différence entre un leader politique ou une affiche électorale (ou une tarte), les deux ne sont que surfaces - ils vont d’ailleurs assez bien ensemble.

La seule règle de réussite dans le jeu électoral est l’acceptation totale des codes de la surfacéité. Cette codification est bien connue et elle est facilement applicable comme nous l’ont récemment démontré Denis Coderre et Angelina Jolie. Ou bien était-ce sa sœur?

Je ne désire pas ici faire étalage d’une nostalgie face à un quelconque âge d’or révolu ou faire une comparaison théorique entre le réel et l’une ou l’autre des multiples utopies politiques englobantes. Je veux appeler à l’action. Attaquons les couilles dorées de la surfacéité, publicité et relations publiques. Ce sont elles, plus que les politiciens, plus que les riches, plus que les journalistes, qui conditionnent le réel que nous déplorons, qui le reproduisent et lui permettent sa toute-puissante hégémonie.

Pour ceux qui croient qu’il faille plutôt libérer l’espace public afin qu’un débat sain, fondement de la démocratie, se fasse de façon égalitaire, rationnelle et sans interférence commerciale, il faut vous rendre à l’évidence que la publicité et les relations publiques méritent d’être strictement contrôlées.

Pour ceux qui croient à la lutte des classes, voyez-les comme les paravents empêchant de mettre au jour les malversations des possédants et qui emprisonnent les classes opprimées

dans leur naïve obéissance.

Pour les environnementalistes avec un penchant pour la décroissance, vous êtes au courant depuis longtemps déjà que la publicité est l’une des sources du mal, stimulateur ultime de la consommation, créatrice de besoins idiots et coûteux polluant notre terre et nos esprits.

Pour les féministes, il faut bien constater que la publicité et ses stéréotypes genrés ne peuvent être réformés et que ses dommages sur l’image des femmes sont profonds et doivent cesser.

Devant cette possible convergence des luttes envers un ennemi puissant et malfaisant, unissons-nous et attaquons-nous à la seule matière que la publicité ne pourrait pas récupérer : elle-même.

À suivre...

Je serais heureux de lire vos commentaires, critiques

ou insultes : [email protected]

1 La Société du spectacle, folio Gallimard, Paris, 23 janvier 1996 2 Est-il nécessaire de rappeler qu’une conférence devrait être une conversation, un débat d’idée, et non simplement une mascarade afin d’imposer un discours?

Suite : LES COUILLES DORÉES DU VIDE POLITIQUE

« Le mode de création privilégié de la surfacéité est d’ailleurs la publicité, discours marchand par excellence où le fond et la forme fusionnent afin de coloniser nos espaces mentaux et de s’y reproduire. A-historique, amorale et visant éventuellement une complète acculturation, elle tue ce que l’on appelait encore récemment, l’humanité. »

Dossier spécial : LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ?

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René Delvaux et David Sanschagrin

Lise Bissonnette publiait dernièrement le rapport du Chantier sur une loi-cadre des universités, dont elle assumait la coprésidence avec John R. Porter [1]. Parce qu’elle préside également le conseil d’administration de l’UQAM depuis mars 2013, les positions de Bissonnette quant au devenir des universités québécoises doivent être discutées. C’est donc au modèle (et à l’idéologie) de gouvernance proposé par Bissonnette au chapitre 3 du Rapport [2] et à la prose administrativiste qui les portent que nous tenterons ici de répondre par une analyse critique.

Gouvernance : un terme vide à répéter

« La gouvernance, terme dont l’acception contemporaine cherche encore légitimité dans les dictionnaires, suscite avec quelque raison la méfiance. […] Nous préférons nous en tenir à son champ d’action ».

Une langue désincarnée et lénifiante s’exprime dans le Rapport, typique, selon Alain Deneault, de la littérature sur la gouvernance [3]. Donc, à un concept informe doit répondre un langage similaire. Deneault parle à juste titre d’ «  une révolution anesthésiante  ». Ce langage mou n’en a pas moins des conséquences fâcheuses lorsqu’il se transforme en un discours ancré socialement et qui justifie (et rend invisible) des pratiques gestionnaires autoritaires et centralisées.

La gouvernance provient du management et fit son entrée dans l’administration publique sous l’ère Thatcher durant les années 1980. À mesure que l’État répondait de moins en moins aux demandes de sa population et davantage aux diktats de la finance mondiale, on se mit à parler de «  gouvernance  ». La démocratie, la justice sociale et le dissensus se voient remplacés par l’efficacité, l’efficience et le consensus entre « partenaires » supposés égaux. La gouvernance est donc un nouveau mécanisme de domination subtile qui ne se nomme pas et masque les rapports de pouvoir au nom d’un savoir gestionnaire expert et prétendument apolitique.

D’emblée, dans le Rapport, on note une faille méthodologique de taille  : l’absence d’une définition opérationnelle de la gouvernance. Si les auteur-e-s avouent le caractère polysémique du concept, il et elle disent s’en tenir à son application. Qu’est-ce qui est appliqué au juste si on ne peut le définir? Bien que les auteur-es disent rejeter le qualificatif de « bonne gouvernance », leurs propositions reviennent à en appliquer tout de même les principes.

La troisième voie

« Pour formuler des recommandations en matière de gouvernance et pour leur donner des chances de tenir la route, il nous est donc apparu important de nous dégager des analyses trop circonstancielles, qu’elles viennent des théories en vogue ou des jugements instantanés. »

Se voulant en dehors des chapelles idéologiques à la mode, les auteur-e-s proposent cependant “Des recommandations pour notre temps”, inscrites dans le nouveau paradigme dominant de la gouvernance. Pour nous vendre cette gouvernance, les auteur-e-s présentent de nombreux antagonismes (gens d’affaires / militants, visions managériales / autogestionnaires, dirigeants universitaires / étudiants, etc.) qui sont dénoncés pour mieux justifier leur position qui paraît dès lors modérée. Les conflits sur la façon dont les universités doivent être gouvernées sont réduits à un champ lexical qui les discrédite (oracles, évangiles, stéréotypes, fantasmes et utopies) et les transforme en conflits purement idéologiques, niant ainsi les réelles divergences d’intérêts. Ces débats seraient des chimères que les auteur-es savent décomposer et dont leurs propositions, rationnelles, savent nous extraire.

Cette idée de dépasser les conflits gauche/droite est au cœur de la démarche pragmatique entamée par les partis politiques social-démocrates en Occident depuis 1959 quand, au congrès de Bad Godesberg, le Parti social-démocrate allemand rejetait toute référence à la lutte des classes et aux divisions irréconciliables quant aux fins de la société. Cette volonté d’évacuer les tensions et d’attirer l’électeur-trice centriste, en lui proposant un mélange pragmatique d’économie de marché et de justice sociale, fut appelée la « troisième voie ». Prétendant dépasser les divisions existantes du social et proposant des méthodes pragmatiques pour atteindre un consensus bienfaisant pour tous, le Rapport incarne lui aussi une « troisième voie » pour les universités.

La bonne nouvelle du consensus

« Pour espérer une réconciliation, il est impossible de faire triompher une école de pensée sur l’autre, la guerre serait interminable et par ailleurs factice. »

Niant l’une des idées centrales de la science politique moderne voulant que la société soit traversée par de nombreux clivages, on nous vend une litanie du consensus qui prophétise une

sorte de bonne nouvelle pour le devenir des universités. Ainsi, sous la médiation rationnelle et technocratique de Bissonnette, les acteurs non rationnels de l’UQAM sauront mettre de côté leurs différends idéologiques et suivre la voie modérée qui est proposée.

La gouvernance prétend réunir des «  partenaires  » égaux et enthousiastes dans le but d’atteindre un consensus viable. La culture du consensus implique que les acteurs soient égaux pour en arriver à une conclusion qui soit satisfaisante pour chacun. Ici l’inégalité des acteurs en présence nous amène à conclure que la morale du consensus amène à conforter la place du dominant, celui qui dispose d’un plus grand capital culturel, économique et symbolique. Le consensus perçu en tant que fin nécessaire des oppositions politiques, revient au final à un mécanisme d’imposition des solutions qui masque la relation entre le dominant et le dominé dans les délibérations.

En affirmant que le Conseil d’administration est l’ « instance administrative supérieure de l’institution » qui dispose de l’ « autorité sur les orientations fondamentales de l’université », le Rapport prépare le sanctuaire où une élite aura le loisir de décider derrière des portes closes. La proposition semble incompatible avec l’idée d’une réelle démocratie universitaire qui implique une participation maximale au débat sur les grandes orientations de cette université. Tout cela est conforme avec une théologie de la gouvernance, où l’on observe les acteurs dominants, sous couvert d’une démocratie accessoire ou instrumentale, imposer au final leur cadre idéologique.

Le type de gouvernance que propose Bissonnette est celui de technocrates dotés de compétences gestionnaires. Sa conception de la gouvernance s’inscrit donc dans une approche élitiste de la démocratie interne.

L’Institution révélée

« En acceptant de se joindre au conseil d’administration ou à ses comités, chaque membre devient fiduciaire de l’institution et doit avoir pour seul souci les intérêts de celle-ci. »

Bissonnette résout le problème de la représentation par un énoncé impératif et dogmatique  : «  aucun individu, même s’il a été désigné par un groupe ou invité par un dirigeant, ne doit y agir comme un représentant d’intérêts particuliers, intérieurs ou extérieurs à l’institution  ». Une idée présentée sans débat dont l’autorité se trouve sanctifiée comme « raison la plus fondamentale de leur présence » et « principe d’importance capitale  ». Toute dérogation à ce commandement est assimilée à un conflit d’intérêt, rejetant une

conception délégative de la démocratie, telle que défendue notamment par les groupes étudiants, au profit d’une représentation autocratique.

Le Rapport reprend la vision de la représentation proposée par le père du conservatisme, Edmund Burke [4] : un représentant qui n’est pas doté d’un mandat impératif par le groupe qui l’a élu, mais qui agit plutôt comme un fiduciaire de la nation qui saura, par sa seule raison, participer au processus décisionnel d’une façon conforme à l’intérêt collectif. Dans le monde imaginé par Bissonnette, les membres du Conseil arriveront, tels les fiduciaires de Burke, armés de leur seule raison pour délibérer de manière sereine et délivrée de tout débat idéologique dans l’intérêt supérieur (défini par qui?) d’une institution universitaire désincarnée. L’ “individu” siégeant au Conseil est donc présumé extrait de tout contexte social préalable pouvant agir sur ses préférences. Bissonnette plaide pour la « forme de son esprit », « la liberté de ses opinions » et « la pertinence de son jugement », niant l’effet que peut avoir « la provenance » sur ces attributs.

Si le Rapport parle abondamment de l’imputabilité de ces technocrates, on se demande devant qui le Conseil d’administration de l’UQAM sera imputable si aucun des membres n’a de compte à rendre envers quiconque hors du Conseil, car cela le mettrait en situation de conflits d’intérêt selon les auteur-e-s. Les membres ne sont alors qu’imputables devant leur propre conscience.

Conclusion

La défense de l’autonomie universitaire et du caractère spécifique de l’UQAM saura-t-elle épargner l’université de la contamination d’une gouvernance théologique? Cette mouvance semble pourtant bien imprégnée dans l’esprit des professionnels de l’administration publique. En disant tout à la fois préserver les fondements et engager des refondations, Bissonnette n’y échappe pas et se porte dans son Rapport à la défense d’un statu quo favorable à l’intégration de l’université dans une dynamique de marché. Il demeure pourtant nécessaire d’affirmer la possibilité d’alternatives démocratiques au modèle d’organisation porté par la théologie de la gouvernance et de désarticuler par la critique les problèmes qu’elle cherche à recouvrir.

_________________

[1] Québec. 2013. Préserver les fondements, engager des refondations : Rapport du Chantier sur une loi-cadre des universités. Rédigé par Lise Bissonnette et John R. Porter. En ligne  : http://www.mesrst.gouv.qc.ca/le-sommet/les-chantiers-de-travail/une-loi-cadre-des-universites.

[2] La présente analyse s’intéresse au chapitre 3 du Rapport, “Des recommandations pour notre temps”, et plus particulièrement aux pages 27 à 36. En ligne  : http://www.mesrst.gouv.qc.ca/le-sommet/les-chantiers-de-travail/une-loi-cadre-des-universites/.

[3] Deneault, Alain. 2013. Gouvernance : Le Management Totalitaire. Lettres Libres. Montréal : Lux Editeur, 200 p.

[4] Edmund Burke. 1774. Speech to the Electors at Bristol at the Conclusion of the Poll. En ligne : http://www.gutenberg.org/files/15198/15198-h/15198-h.htm.

THÉOLOGIE DE LA GOUVERNANCE À L’UQAM : La troisième voie de Lise Bissonnette

Dossier spécial : LA DÉMOCRATIE ET SES LEADERS : UNE NÉCESSITÉ ?

« La gouvernance est donc un nouveau mécanisme de domination subtile qui ne se nomme pas et masque les rapports de pouvoir au nom d’un savoir gestionnaire expert et prétendument apolitique.»

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