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Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France / Université Stendhal / Université de Savoie / Grenoble INP THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE Spécialité : Lettres et Arts - Recherches sur l’imaginaire Arrêté ministériel : 7 août 2006 Présentée par Christine ROUSSEAU Thèse dirigée par Christine NOILLE-CLAUZADE préparée au sein du Laboratoire RARE (Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution) dans l'École Doctorale Langues, Littératures et Sciences humaines Les Enchantements de l’éloquence : contes de fées et stratégies hyperboliques au XVIIe siècle Thèse soutenue publiquement le 19 octobre 2013, devant le jury composé de : Monsieur Alain GENETIOT Professeur à l’Université de Lorraine, Rapporteur Madame Nathalie GRANDE Professeur à l’Université de Nantes, Rapporteur Madame Christine NOILLE-CLAUZADE Professeur à l’Université Stendhal-Grenoble III, Directrice de thèse Monsieur Jean-François PERRIN Professeur à l’Université Stendhal-Grenoble III, Membre Monsieur Jean-Paul SERMAIN Professeur à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, Président du jury

Les Enchantements de l'éloquence : contes de fées et stratégies

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  • Universit Joseph Fourier / Universit Pierre Mends France / Universit Stendhal / Universit de Savoie / Grenoble INP

    THSE Pour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE GRENOBLE Spcialit : Lettres et Arts - Recherches sur limaginaire

    Arrt ministriel : 7 aot 2006

    Prsente par

    Christine ROUSSEAU Thse dirige par Christine NOILLE-CLAUZADE prpare au sein du Laboratoire RARE (Rhtorique de lAntiquit la Rvolution) dans l'cole Doctorale Langues, Littratures et Sciences humaines

    Les Enchantements de

    lloquence : contes de fes et stratgies hyperboliques au

    XVIIe sicle Thse soutenue publiquement le 19 octobre 2013, devant le jury compos de :

    Monsieur Alain GENETIOT Professeur lUniversit de Lorraine, Rapporteur Madame Nathalie GRANDE Professeur lUniversit de Nantes, Rapporteur Madame Christine NOILLE-CLAUZADE Professeur lUniversit Stendhal-Grenoble III, Directrice de thse Monsieur Jean-Franois PERRIN Professeur lUniversit Stendhal-Grenoble III, Membre Monsieur Jean-Paul SERMAIN Professeur lUniversit Paris III-Sorbonne Nouvelle, Prsident du jury

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    Au seuil de ce mmoire, je tiens exprimer ma gratitude envers tous ceux qui

    par leur prsence, leurs encouragements ou leur participation ont pu contribuer la

    ralisation de ce travail.

    Je remercie en premier lieu mon directeur de recherches, Madame le Professeur

    Christine NOILLE-CLAUZADE, pour la patience, la constance et la confiance quelle a

    su maccorder dans ce projet.

    Je remercie chaleureusement les membres du jury pour lvaluation de mon

    travail, Monsieur Jean-Paul SERMAIN Professeur lUniversit Paris III-Sorbonne

    Nouvelle davoir accept dtre prsident du jury, Monsieur Jean-Franois PERRIN

    Professeur lUniversit Stendhal-Grenoble III de participer au jury, Madame Nathalie

    GRANDE Professeur lUniversit de Nantes et Monsieur Alain GENETIOT

    Professeur lUniversit de Lorraine davoir accept la charge de rapporteur.

    Jadresse une pense reconnaissante Madame Catherine MARQUENET,

    Principale dtablissement, qui a toujours cru en la concrtisation de ce projet et ma

    notamment permis, avec une grande ouverture desprit, de participer de nombreux

    colloques.

    Je remercie Madame Colette VLERICK pour sa relecture perspicace et

    bienveillante.

    Je remercie enfin mes proches pour leur soutien et leur stimulation constante

    pendant ces longues annes et particulirement Monique BROSSEAU pour sa prcieuse

    aide amicale et technique.

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    INTRODUCTION GENERALE

    Vous croyez sans doute qu'il ne faut qu'crire des hyperboles semes par ci par l : Il tait une fois une fe, et que l'ouvrage est parfait.

    Je vous dclare qu'il y entre plus d'art que vous ne le pensez. Mme dAulnoy, Le Nouveau Gentilhomme bourgeois, 1697.

    A loccasion du tricentenaire des Contes de Charles Perrault, Philippe Hourcade

    se demandait la fin de ses commentaires sur les contes de Mme dAulnoy si

    [] une tude exhaustive et approfondie de la potique et du style narratif chez tous les conteurs du temps, y compris Mme dAulnoy, ne ferait pas surgir la lumire dautres faons dcrire, au moins aussi passionnantes que justifies, auquel cas celle de Charles Perrault ferait figure dexception qui ne confirmerait plus de rgle, indpendamment [] des incontestables qualits de son texte. 1

    Cette interrogation, malgr lexistence de travaux denvergure sur la mode des contes de

    fes, rvle le manque danalyses stylistiques densemble qui mettraient au jour une

    pratique scripturale propre au genre mondain alors en plein essor la fin du XVIIe

    sicle.

    Si des tudes gnrales ont en effet dlimit avec finesse les sources, les

    influences, les liens et certains effets de style des contes, la priode systmatiquement

    considre regroupant les deux vagues successives de parutions des textes, stendant

    ainsi sur prs dun sicle, ne peut rendre totalement compte de lcriture dun genre

    particulirement ancr dans son temps2. Lappellation mode 3 propose par Mary-

    1 Philippe Hourcade, Tricentenaire des Contes des fes de Madame d'Aulnoy , Tricentenaire Charles Perrault : Les grands contes du XVIIe sicle et leur fortune littraire, Jean Perrot (dir.), Paris, In Press, 1998, p. 141. 2 Voir ce sujet les deux ouvrages majeurs qui analysent lensemble des contes des XVIIe et XVIIIe sicles et en exposent les origines, les inspirations et les principaux procds esthtiques. Raymonde Robert, Le Conte de fes littraire en France de la fin du XVIIme la fin du XVIIIme sicle, [1982], Claire Debru, Nadine Jasmin (d.), Paris, Champion, 2002 et Jean-Paul Sermain, Le conte de fes du classicisme aux Lumires, Paris, Desjonqures, 2005.

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    Elisabeth Storer, reprise ensuite par toute la critique souligne bien la pratique collective,

    soudaine et concentre de la production des rcits merveilleux. La diffrenciation

    opre entre les deux pics ddition4 lintrieur mme des ouvrages analysant le

    corpus global rvle lartificialit du regroupement. Raymonde Robert signale ainsi la

    faille 5 de 1715. Le choix arbitraire de la date de la mort de Louis XIV comme repre

    chronologique conventionnel de la fin du XVIIe sicle, lui permet de diviser les contes

    en deux grandes catgories, contes parodiques ou non parodiques, et invite une lecture

    qui oppose radicalement lallgeance affiche au pouvoir royal des premiers textes et la

    subversion critique des seconds. La csure de la datation, un peu brutale, ne tmoigne

    pas du caractre de transition qui marque les contes parus autour des annes 1700-1710,

    dont lvolution scripturale annonce le second mouvement ditorial. Comme le souligne

    Jean Mainil, Si on a attendu 1730 pour publier des contes parodiques, on na pas

    attendu cette date pour en crire 6. La taxinomie propose par Raymonde Robert, dont

    le dcoupage offre un moyen pratique de collection, enferme les contes dans des

    catgories trop restrictives qui nient lhtrognit du corpus.

    Dans notre projet de dfinir une esthtique particulire au genre, il nous apparat

    alors ncessaire de recadrer et borner le phnomne ses origines littraires, cest--dire

    essentiellement la fin du XVIIe sicle. Lampleur et le foisonnement de la production

    tendue du XVIIe et du XVIIIe sicle font en effet apparatre des diffrences

    stylistiques trop marques pour une analyse esthtique de dtail. Le resserrement

    temporel permet ainsi de limiter les disparits inhrentes la multiplicit dauteurs

    quune priodisation largie rendrait inefficiente.

    Nous circonscrirons donc notre tude la premire gnration dauteurs de

    contes de fes, soit la priode 1690-1709. Cet intervalle dune vingtaine dannes

    peine inclut lensemble des auteurs franais appartenant cette mergence littraire de

    la fin du XVIIe sicle : Mme dAulnoy, Perrault, Mlle Lhritier, Mlle Bernard, Mlle de

    La Force, le Chevalier de Mailly, Fnelon, Mme de Murat, Prchac, Mme Durand, Mme

    dAuneuil. A partir des dates de parutions (les mmes auteurs, et uniquement ceux-ci,

    3 Mary-Elisabeth Storer, Un pisode littraire de la fin du XVIIme sicle. La mode des contes de fes (1685-1700), Paris, Champion, 1928, Genve, Slatkine reprints, 1972. 4 Voir ce sujet les analyses et notamment les tableaux et histogrammes raliss par Raymonde Robert qui mettent en vidence la concentration des productions sur les dernires annes du XVIIe sicle et la fin du premier tiers du XVIIIe sicle. Raymonde Robert, ibid., p. 75-82 et p. 322-324. 5 Raymonde Robert, ibid., p. 249. 6 Jean Mainil, Mme dAulnoy et le rire des fes : essai sur la subversion ferique et le merveilleux comique sous lAncien Rgime, Paris, Kim, 2001, p. 28.

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    ont crit entre 1690 et 1709 puis nont plus jamais dit de contes et aucun de ceux qui

    ont dit par la suite navaient crit de contes pendant cette priode), force est de

    constater que nous sommes bien ici en prsence dun corpus gnrationnel et quaprs

    1710 un nouveau groupe dauteurs remplace les premiers et adoptent un autre mode

    opratoire (dont la parodie, la licence et lorientalisme sont les principaux traits). A

    lintrieur de cette premire vague, les annes 1696 1699 voient un nombre

    exceptionnel de parutions. Au regard de la diminution des publications qui suit cet

    pisode particulier, Mary-Elisabeth Storer a considr que les auteurs qui produisent des

    contes entre 1700 et 1710 ne constituent que des retardataires 7 cette premire

    gnration. Nous prfrons les inclure dans le champ de notre tude et les qualifier de

    transitionnels en ce quils partagent encore de nombreux critres stylistiques avec leurs

    prdcesseurs, mme sils scartent parfois dun modle fictionnel dominant8 et

    intgrent dj quelques lments orientaux9.

    Il faut, nanmoins, considrer ce mouvement, cette mode littraire donc, dans

    son ampleur : il ne saurait tre question de privilgier un auteur-phare comme Perrault,

    eut gard la qualit de son style, ou la prolifique Mme dAulnoy, par lintrt quelle a

    davantage suscit auprs de la critique, et de ngliger le reste des auteurs sous prtexte

    quils sont longtemps tombs dans loubli de ldition, voire de lrudition.

    Lhomognit de la priode permet de saisir les traits stylistiques caractristiques du

    basculement du genre dans lcrit.

    Les tudes sur le conte sont ainsi de deux ordres et sintressent soit

    lensemble du corpus, soit un auteur particulier. En 1928, Mary-Elisabeth Storer10 se

    penche sur ce phnomne littraire et tente den circonscrire les aspects. Elle prsente

    une tude chronologique de onze auteurs11 des quinze dernires annes du XVIIe sicle

    en souhaitant privilgier deux axes : le rapport des contes au classicisme du sicle ainsi

    que la survivance de la prciosit dans la ferie. Elle tablit une biographie de chaque

    auteur, insistant sur ses origines sociales, ses relations et ses prfrences avec force

    7 Mary-Elisabeth Storer, op. cit., p. 15. 8 Certains rcits de Mme dAuneuil sont ainsi de trs courts textes qui traitent dun fait de mode ou illustrent une morale et ont peu de liens avec le monde ferique. 9 Mme dAuneuil, Le Gnie familier, 1709. 10 Mary-Elisabeth Storer, Un pisode littraire de la fin du XVIIme sicle. La mode des contes de fes (1685-1700), Paris, Champion, 1928, Genve, Slatkine reprints, 1972. 11 Mme dAulnoy, Mlle Lhritier, Mlle Bernard, Perrault, Mlle de La Force, Nodot, Mme de Murat, le Chevalier de Mailly, Prchac, Mme Durand, Mme dAuneuil.

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    jugements de valeur. Elle analyse ensuite les uvres de chacun dans leur globalit en

    passant en revue quelques thmes stylistiques : merveilleux, fantastique, romanesque.

    Selon des critres de (bon) got personnel, les commentaires pidictiques de lauteur

    dveloppent ou restreignent le champ de son observation, il nen reste pas moins que

    lapport gntique et le relev de certains faits stylistiques demeurent un incontestable

    contribution critique.

    Jacques Barchilon12 dite en 1975 un recueil dune dizaine darticles, cdant sa

    longue passion [] pour le conte de fes littraire 13. Il avoue, ds son avant-propos,

    ne pas se situer dans une cole critique prcise ni se rfrer aux nouvelles mthodes

    danalyse textuelle qui naissent alors et soumettre une orientation critique avant tout

    psychanalytique. Les cinq premiers articles traitent des contes du XVIIe sicle, les cinq

    autres du sicle suivant. Il tudie comparativement le thme de lpoux monstrueux,

    puis introduit les auteurs et leurs contes travers des lments biographiques et

    esthtiques choisis et largement marqus par des apprciations personnelles. Il

    recherche par exemple des corrlations dipiennes entre la revendication de btard du

    chevalier de Mailly et les naissances irrgulires 14 de ses personnages. A limage de

    louvrage de Mary-Elisabeth Storer, la juxtaposition des remarques offrent un examen

    morcel du corpus.

    En 1982, Raymonde Robert publie une thse qui utilise les outils de la critique

    moderne et ralise une tude systmatique et ambitieuse de la production ferique des

    deux sicles. Elle aborde le problme des sources folkloriques et littraires, les

    rpertorie et conclut une polyvalence de la part des auteurs qui puisent partout o ils le

    peuvent sans rien sinterdire ni se contraindre. Elle tudie notamment, la suite des

    travaux de Propp15, quelques motifs inhrents au genre. Elle consacre une deuxime

    partie l interprtation du phnomne 16, dterminant en premier lieu les causes

    sociales et historiques de lampleur des parutions, puis montre la rflexivit du genre

    qui se manifeste dans les rcits-cadres et les dcors ostentatoires et inventorie enfin les

    procds qui mettent en scne une vision du peuple. Elle clt sa recherche en voquant

    rapidement des jeux dcriture, o elle souligne la concision efficace de Perrault

    12 Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux franais de 1690 1790 : cent ans de ferie et de posie ignores de l'histoire littraire, Paris, Champion, 1975. 13 Jacques Barchilon, ibid., p. XI. 14 Jacques Barchilon, ibid., p. 54. 15 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Seuil, Points , 1970. 16 Raymonde Robert, op. cit., p. 305.

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    oppose aux longueurs stylistiques des conteuses et constate le rgime de lquivoque et

    de la parodie des textes du XVIIIe sicle.

    Jean-Paul Sermain17 reprend en 2005 lensemble du corpus pour retracer

    lvolution du genre, depuis son entre en fanfare 18, jusquau tour fantastique et

    libertin des textes du XVIIIe sicle. Il offre un nouveau dcoupage en trois priodes qui

    marque davantage la progression et la variation ditoriale des textes. Aprs avoir

    prsent la production dans son contexte historique (Querelle des Anciens et des

    Modernes, croyances et superstitions et rapport aux autres genres de la fiction,

    notamment au roman), lauteur dfinit les modalits spculaires du genre travers le

    dispositif nonciatif (interactions entre les personnages et en direction du lecteur

    morale, comique, parodique ), puis limaginaire et la vision du monde proposs par

    les contes. Jean-Paul Sermain tablit ainsi une potique historique qui retrace et met en

    perspective les transformations du genre.

    Quant aux tudes particulires, elles se sont principalement penches sur les

    contes de Perrault et de Mme dAulnoy et ont surtout cherch tablir des filiations en

    relevant leurs sources littraires ou populaires et rattacher les contes des types

    folkloriques prtablis. Ainsi, en 1968, Marc Soriano19 dite une psychobiographie 20

    de Perrault, o, sous la forme dune enqute, il tend circonscrire les origines, les

    attributions et les inspirations diverses de ces contes alors dits de Perrault. Il commence

    par dmler les imputations et les paternits refoules ou assignes lauteur par ses

    contemporains ou les ditions posthumes. Puis il dfinit le folklore 21 et la voie orale,

    avant de sintresser chacun des contes de Perrault en tant que textes issus de cet

    hritage folklorique. Il tudie ensuite chaque conte en sattachant retrouver quels ont

    pu tre les emprunts ou retranchements faits au folklore, aux sources orales ou crites

    des contes populaires. Les conjectures sur les inspirations, les lectures, les rfrences de

    Perrault sont associes une hermneutique littraire forte tendance psychanalytique

    propos de la morale, des types humains ou des relations familiales. La suite de ltude

    porte sur lhomme qutait Perrault, sa filiation, ses prises de position, les relations

    personnelles et professionnelles, lments qui ont pu influer sur son art. Ce travail, qui a

    17 Jean-Paul Sermain, Le conte de fes du classicisme aux Lumires, Paris, Desjonqures, 2005. 18 Jean-Paul Sermain, ibid., p. 18. 19 Marc Soriano, Les contes de Perrault, Culture savante et traditions populaires, Gallimard, Bibliothque des Ides , 1968 (pour la premire dition), Gallimard, coll. Tel , 1977 (pour la prface). 20 Marc Soriano, Ibid., p. I, prface. 21 Marc Soriano, Ibid., p. 75-98.

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    su mettre jour les sources populaires de ces textes littraires, a fait uvre de fondation

    pour la critique, mais a galement enferm les contes de Perrault dans une approche

    folklorique restrictive. La critique sest ainsi longtemps tourne vers la question des

    sources ou lattribution problmatique des textes entre Perrault et son fils et a aussi

    largement analys les ressorts de lintertextualit22. Dautres tudes, plus courtes et

    parcellaires, ont souvent finement analys le style du conteur travers quelques textes

    prcis23.

    Mme dAulnoy, notamment par la quantit dditions et de rditions qui ont

    largement diffus ses contes, a bnfici de plusieurs thses qui ont galement mis en

    avant les sources et les rfrences de la conteuse. Anne Defrance24, la premire,

    rintroduit les nouvelles encadrantes dans ltude des contes, offrant une perspective

    largie au corpus ferique. Donnant tout dabord une dfinition de limaginaire

    symbolique des contes travers quelques types de personnages (la fe, les animaux, le

    pre, la mre), elle analyse les emprunts mythologiques de lauteur et la subversion

    prudente de motifs particuliers (pulsions orale et scopique et fantasme homosexuel).

    Marie-Agns Thirard25 envisage, quant elle, daborder luvre de Mme dAulnoy de

    manire plurielle afin de soumettre une lecture moderne, la fois sociologique et

    historique, folkloriste et comparatiste, narratologique et linguistique. Pour mettre en

    vidence le point de rencontre privilgi qui sest instaur, entre un crivain et son

    public potentiel, la fin du rgne de Louis XIV 26, elle sintresse la personnalit de

    la conteuse et sa prsence auctoriale au sein mme de ses crits. Prenant appui sur

    ltude des sources diverses, les techniques de composition par influences, imitations ou

    inventions, elle entend modliser un nouvel art du conte qui repose sur une perversion et

    un dtournement des thmes et formes traditionnels. Jean Mainil27 choisit le prisme de

    lironie pour caractriser lcriture de Mme dAulnoy travers ltude des rcits-cadres

    22 Voir ce sujet Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualit et intertextualit des contes. Perrault, Apule, La fontaine, Lhritier, Paris, Editions Classiques Garnier, 2010. 23 Pour un recensement des tudes parues sur les textes de Perrault jusqu 1989, nous renvoyons louvrage de Claire-Lise Malarte, Perrault travers la critique depuis 1960. Bibliographie annote , PFSCL, vol. XV, Biblio 17, n47, 1989 et aux Elments de bibliographie que donne Marc Escola dans son essai Marc Escola commente Les Contes de Perrault, Paris, Gallimard, Foliothque , 2005. 24 Anne Defrance, Ecriture et fantasmes dans les contes de fes de Madame dAulnoy, thse pour le doctorat de 3me cycle, sous la direction de Ren Demoris, Paris III-Sorbonne Nouvelle, 1987. 25 Marie-Agns Thirard, Les contes de fes de Mme dAulnoy : une criture de subversion, thse nouveau rgime de Littrature franaise, sous la direction de Robert Horville, Presses universitaires du Septentrion thses la carte , Lille 3, 1994. 26 Marie-Agns Thirard, Ibid., p. 7. 27 Jean Mainil, Madame dAulnoy et le rire des fes : Essai sur la subversion ferique et le merveilleux comique sous lAncien Rgime, Paris, Kim, 2001.

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    et de certains de ses contes. Il entend par ironie tous les lments de discordance,

    drivations, dcalages, dcrochages, variations entre les contes et leur cadre ou

    lintrieur des contes eux-mmes. Cet essai permet de confirmer limportance de la

    lecture des contes en lien avec les nouvelles qui les introduisent et lancrage historique

    qui les sous-tend. Nadine Jasmin28 enfin propose de rendre compte du projet

    esthtique 29 de la conteuse travers une approche potique et thmatique de ses

    textes. Aprs une premire partie qui sattache lexposition des sources et des reprises

    antiques, folkloriques, mdivales et contemporaines (spcialement travers

    lintertextualit des Fables de La Fontaine et linfluence du romanesque), lauteur

    entreprend ensuite de dmontrer linscription mondaine dune entreprise fminine en

    tudiant principalement la thmatique romanesque de lamour. Des analyses

    narratologiques et stylistiques viennent appuyer cette vision de limaginaire personnel

    de Mme dAulnoy que souhaite mettre au jour Nadine Jasmin.

    Comme nous venons de le voir dans ce parcours diachronique des tudes

    feriques, la critique a surtout examin les sources des contes, leur affiliation ou non au

    folklore, limaginaire quils suscitent partir de thmes et de motifs spcifiques et a

    essentiellement envisag son criture sous langle de la subversion (notamment par

    opposition aux premires remarques sur lallgeance des rcits au pouvoir royal). Le

    style et lesthtique des textes ont ainsi t moins comments pour eux-mmes, la

    critique se consacrant des observations nourries sur le seul enjouement galant30 que

    pratique abondamment lcriture merveilleuse, mais affichant un dnigrement assez

    systmatique une expression considre comme ampoule. Il est ainsi symptomatique

    de lire dans ltude de Raymonde Robert que le conte de Mme dAulnoy est rdig

    dans le style romanesque traditionnel, ponctu de descriptions hyperboliques et de

    rfrences prcieuses et que luvre de Mlle Lhritier est homogne par ses

    dfauts , et dont lusage des poncifs et de la profusion hyperbolique sont si

    lassants pour le lecteur moderne 31. Si Nadine Jasmin numre rapidement les procds

    28 Nadine Jasmin, Naissance du conte fminin. Mots et merveilles : Les Contes de fes de Madame dAulnoy, Paris, Champion, 2002. 29 Nadine Jasmin, ibid., p. 18. 30 Pour une dfinition de la galanterie, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution dune catgorie littraire au XVIIe sicle, Paris, Champion, 2001 ; Alain Gnetiot, Potique du loisir mondain de Voiture La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 226-242 ; et le rcent Nathalie Grande, La Galanterie des anciens, Littratures classiques, n 77, 2012, en collaboration avec Claudine Ndelec. 31 Raymonde Robert, op. cit., p. 131.

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    dune rhtorique de lhyperbole qui se dploie 32 loccasion de la description des

    dcors feriques, elle voque aussi, propos dun superlatif rapportant la magnificence

    blouissante dune parure vestimentaire, une hyperbole qui ne peut manquer de faire

    sourire 33. Le terme hyperbole apparat ainsi rgulirement, mais fugacement, dans

    les tudes sur le conte, qui, au mieux pointent en une sorte didiome du genre, le

    caractre hyperbolique des textes sans jamais lexpliciter. Cependant lhyperbole, qui

    retrouve aujourdhui un intrt critique34, semble bien tre le trait majeur de lcriture

    ferique, qui en fait sa valeur et peut-tre mme son identit. Au sens o nous

    lentendons ici, lhyperbole ne se restreindra pas une figure linguistique, au demeurant

    complexe dfinir35, mais stendra de faon dcisive une esthtique gnrale qui

    engage autant la dispositio et linventio que lart de lloquence.

    Nous nous proposons alors de vrifier cette hypothse la lumire dune tude

    systmatique, du niveau le plus microstructural, jusqu la construction narrative des

    rcits, et de montrer prcisment en quoi les contes de fes parus la fin du XVIIe

    sicle relvent dune esthtique hyperbolique.

    Le resserrement du corpus nous permettra ainsi dapprhender les traits

    gnraux et gnriques de cette production dense, sans manquer de faire saillir des

    particularismes auctoriaux, mais sans consacrer plus de place aux auteurs les plus

    connus et reconnus par ldition ou la critique. La hirarchisation ditoriale des auteurs

    a ainsi souvent opr un classement qualitatif o Perrault serait loin devant les autres

    conteurs par la concision de son style et o Mme dAulnoy, par limportance de sa

    production, arriverait une certaine reconnaissance, alors que le reste des conteurs

    serait condamn demeurer dans un agglomrat informe et secondaire cause dune

    excessivit longtemps assimile un dfaut dcriture. Nous pensons ainsi que la

    charge stylistique employe par la majorit des auteurs doit tre, sinon rhabilite, du

    32 Nadine Jasmin, op. cit., p. 263. 33 Nadine Jasmin, op. cit., p. 252. 34 Un colloque international rcent a permis des chercheurs, littraires et linguistes, de redfinir les contours de lhyperbole et de raffirmer la grande richesse de cette figure. Les actes sont paratre dans la revue Tranel. 35 Voir lappel communication diffus loccasion du colloque Lhyperbole rhtorique de lUniversit de Berne (5-6 septembre 2013) : Ces interrogations concernent, dune part, plusieurs aspects thoriques et dfinitoires de lhyperbole. Quel est le rapport entre cette figure et lexagration ? [] Dans quelle mesure lhyperbole se dmarque-t-elle de leuphmisme et de la litote ? [] En outre, est-elle une figure englobante qui inclut tous les tropes sauf lironie, ainsi que le soutient Laurent Perrin (LIronie mise en trope, Paris, Kim, 1996) ? Ou convient-il de lui donner une dfinition plus restrictive ? Lexagration hyperbolique peut-elle agrandir et rduire, ou est-ce la tapinose que lon doit attribuer la minimisation ? . Url de rfrence : http://www.francais.unibe.ch/content/agenda/index_fra.html.

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    moins apprhende davantage comme une richesse littraire et lexicale que comme une

    lourdeur ou une faiblesse scripturale.

    Malgr lcart manifeste entre la brevitas de Perrault et lamplificatio des autres

    conteurs, de nombreux phnomnes esthtiques se retrouvent en effet dans tous ces

    textes. Ce corpus multiple, que nous prfrons qualifier de kalidoscopique, plutt

    quhtrogne, est travers par de nombreuses tendances qui se croisent, se rpondent,

    se confrontent. Notre objectif est de dgager des tendances fortes, des units et un

    regroupement, mais aussi de laisser affleurer les divergences. Nous ne souhaitons pas

    unifier autoritairement et niveler un genre complexe, mais au contraire en faire ressortir

    les principes gnrateurs tout en exposant ses contradictions, ses particularits et ses

    singularits. Notre approche globale entend ainsi dfinir lesthtique hyperbolique du

    mouvement littraire mergeant la fin du XVIIe sicle. Au demeurant, cette hypothse

    semble fondamentalement paradoxale, dans un genre que lon qualifie volontiers de

    simple36 ou de bref37, comme en tmoigne dj ds 1699 Pierre de Villiers dans ses

    Entretiens : [] la simplicit et le naturel de la narration, est ce qui fait le principal

    mrite dun conte. 38 Or, quand on tire le fil de lanalyse stylistique, on se rend

    rapidement compte que ce sont plusieurs pelotes qui sont imbriques les unes aux autres

    et que ces rcits apparemment si futiles, si simples, sont en ralit bien plus complexes

    et foisonnants. Cest ainsi que notre tude sera spiralaire, repassant sur les lments du

    texte avec diffrents outils mthodologiques, pour clairer les multiples facettes des

    contes la lumire danalyses renouveles.

    Il faut ainsi prendre au sens large ce projet de description dune stylistique :

    nous envisagerons diffrents niveaux danalyse (lexical, nonciatif, narratif et

    concernant les motifs) afin de rendre compte de la totalit des procds mis en uvre.

    Dans le prolongement des tudes critiques qui ont remarqu et comment certains faits

    stylistiques, nous souhaitons systmatiser la recherche par des relevs rigoureux et

    exhaustifs, quand cela est possible, et les srier en catgories dfinitoires. Si certains

    inventaires peuvent paratre abondants, voire redondants, la multiplicit des exemples

    36 Voir ce sujet lapplication aux contes mondains de lexpression forme simple issue de la thorie dAndr Jolles, par Raymonde Robert. Voir Raymonde Robert, op. cit., p. 87-88. 37 Voir ce sujet lanalyse de Jean Mainil qui retrace lhistorique de la rduction des genres de la fiction au XVIIe sicle et linscription des contes dans ce mouvement de retranchement ou de simplification des formes trs longues du dbut du sicle. Voir Jean Mainil, op. cit., p. 61-78. 38 Pierre de Villiers, Entretiens sur les contes de fes, et sur quelques autres ouvrages du temps, pour servir de prservatif contre le mauvais got, Paris, J. Collombat, 1699, Deuxime Entretien, p. 105.

  • 13

    offre le moyen le plus sr de reprsenter la ralit du texte39. Nous ne prtendons

    videmment pas ici lampleur et lrudition dune concordance ou dun index, mais

    nous proposons nanmoins des relevs lexicaux statistiques qui permettront, nous

    lesprons, de rvler les principes dcriture du genre.

    Nous tudierons ainsi dans une premire partie le vocabulaire du merveilleux et

    sa mise en scne figure. Nous verrons comment le foisonnement du lexique et son

    extraordinaire inventivit, ainsi que des structures rcurrentes et figes, dfinissent et

    exhibent les marqueurs du genre par une scnographie dmonstrative. Nous analyserons

    dans une deuxime partie la multiplicit des prises de paroles intra ou extra digtiques

    qui se relaient, sentrecroisent et se superposent dans une polyphonie hyperbolique

    apparemment unifie qui met en avant la varit et lminence du pouvoir verbal. Nous

    examinerons dans une troisime partie la construction actancielle et narrative par

    amplification. Nous verrons comment le processus de la rptition et de la variation

    forme des paradigmes dans le systme des personnages et fonde la dispositio narrative.

    Une quatrime partie sera consacre lanalyse de motifs privilgis que lhyperbole

    stylistique expose sur le devant de la scne merveilleuse, dans une thtralisation

    ostentatoire dfinissante.

    Cette (re)lecture scalaire des contes, qui ne prtend pas puiser encore toute la

    richesse et la diversit de ces textes, se propose donc de mettre en vidence lcriture

    particulire dont lesthtique hyperbolique, par un effet de loupe, offre une

    concentration des codes de la fiction romanesque dans une forme par convention

    miniature. Tels seront alors, pour reprendre le titre dun conte de Mlle Lhritier les

    Enchantements de lloquence 40 que nous nous proposons prsent danalyser.

    39 Pour une justification de la recherche systmatique lexicale, voir Suzanne Hanon, Mots dans le texte, mots hors du texte : rflexions mthodologiques sur quelques index et concordances appliqus des uvres franaises, italiennes ou espagnoles , Revue Romane, XII, 2, 1977, p. 272-296. 40 Premire partie du titre du conte de Mlle Lhritier : Les Enchantements de lloquence ou les effets de la douceur, 1696.

  • 14

    Note prliminaire :

    Toutes nos rfrences aux contes renvoient ldition dirige par Nadine

    Jasmin, intitule Bibliothque des Gnies et des Fes , que nous abrgeons en BGF 1

    (tome 1 de ldition qui comporte les contes de Mme dAulnoy), BGF 2 (tome 2 de

    ldition qui comporte les contes de Mlle Lhritier, Mlle Bernard, Mlle de La Force,

    Mme Durand et Mme dAuneuil), BGF 3 (tome 3 de ldition qui comporte les contes

    Mme de Murat) et BGF 4 (tome 4 de ldition qui comporte les contes de Perrault,

    Fnelon, Mailly, Prchac, Choisy et les contes anonymes), suivi de la pagination.

    Lorthographe, la syntaxe et la typographie y ont t modernises.

    La rfrence prcise de lpigraphe que nous avons donne ce travail est BGF

    1, p. 962.

  • 15

    PREMIERE PARTIE

    LEXIQUE ET FIGURES DU MERVEILLEUX

    HYPERBOLIQUE

    INTRODUCTION

    Etudier les mots et leur frquence dapparition dans un texte permet de dfinir

    les particularits microscopiques qui le parcourent et de rvler des fondements

    atomiques apparemment dissmins mais tissant des lacis complexes et denses qui

    soutiennent larchitecture textuelle gnrale. Nous nous proposons donc de rendre

    compte de la structuration lexico-smantique des contes travers le relev et lanalyse

    de termes choisis qui pourraient a priori dfinir le rcit merveilleux, mais aussi grce

    ceux que des lectures renouveles et approfondies, guides par des rappels sonores et

    smantiques suggestifs, ont pu faire merger. Il sagira alors danalyser les rcurrences

    significatives, les diffrentes prsences isotopiques du lexique et les constructions

    globalisantes remarquables dans les contes. La frquence dapparition sera non

    seulement prise en considration dans chaque texte mais aussi dans un principe

    dexpansion globale travers lensemble du corpus.

    Le parcours intime des textes fait ressortir la sur-prsence de lexmes et

    syntagmes dfinitoires du merveilleux hyperbolique, marqueurs gnriques dune

    stylistique emphatique41 gnralise rpondant lun des attendus du conte que nous

    avons choisi de mettre en vidence quest lexagration rhtorique. Les contes sont ainsi

    sillonns par un vocabulaire systmique qui dfinit le genre par sa smantique sature et

    sa rcurrence leve. Si les mots du merveilleux sont rpartis de faon ingale (peu de

    termes feriques chez Fnelon, Perrault ou Lhritier par exemple42), des rfrences

    41 Au sens dfini par Stphane Mac, Lemphase : un point de rencontre entre rhtorique, syntaxe et stylistique , Mathilde Levesque et Olivier Pdeflous (dir.), LEmphase, copia ou brevitas ?, Paris, PUPS, 2010, p. 21-35. 42 Au sujet du peu de ferie chez Lhritier et Perrault et du merveilleux vraisemblable, voir Mary-Elizabeth Storer, Un Episode littraire de la fin du XVIIe sicle, La mode des contes de fes, (1685-1700), Paris, Champion, 1928, p. 49 et 102-103.

  • 16

    sculires nen sont pas moins omniprsentes et singulirement mises en scne. De la

    mme manire, des qualifiants particuliers, participant dune norme de lexcs indfini,

    ordonnent la description hroque et la dbordent pour dterminer tous les lments

    narratifs. Le vocabulaire courant ou superlatif semble finalement insuffisant ou

    incomplet pour rendre compte de la diversit du personnel et des catgories du

    merveilleux, puisquil savre apparemment ncessaire pour les auteurs qui usent et

    abusent dj dune plthore de mots den crer de nouveaux limaginaire concret et

    pittoresque et de les agencer en paradigmes redondants et envahissants.

    Nous verrons dans un premier chapitre comment les termes caractristiques

    dune stylistique hypertrophique sont les dificateurs du dcor textuel mais aussi de la

    potique narrative en ce quils dsignent et figent les principaux lments moteurs du

    rcit. La rcurrence de tournures lexicalises permet ainsi lidentification immdiate et

    lefficience accrue des motifs, dont la reconnaissance topique et la varit prolifique

    participent du plaisir lectorial travers une expression ludique et jubilatoire.

    Redoublant les rseaux lexicaux, les figures de style sajoutent la construction

    minutieuse de larchitecture lexicale et contribuent la dfinition hyperbolique du style

    merveilleux. Nous verrons alors dans un second chapitre comment les figures de

    lhyperbole imprgnent le texte de syntagmes figs, aisment reconnaissables, et

    tmoignent de linscription des contes dans une topique littraire largie, justification

    interne et externe dun dbordement assum et revendiqu.

  • 17

    CHAPITRE 1 : LE LEXIQUE HYPERBOLIQUE

    INTRODUCTION

    Un des premiers attendus de la rhtorique des contes de fes concerne le

    vocabulaire de la merveille et de la ferie. A priori dfinitoire du genre, la mirabilia doit

    dabord tre dite pour tre perue. Si les mots de la famille de fe et merveille

    semblent aujourdhui simposer pour qualifier les contes et leurs lments constitutifs,

    ce ne sont peut-tre pas les seuls ou les plus significatifs de lconomie textuelle. Le

    lexique de lhyperbole comprend en effet de nombreux termes particuliers et

    particulariss, la rcurrence gnralement forte, qui relvent de diffrents champs

    lexicaux. Donns demble par la dnomination des textes43, les vocables rfrant au

    merveilleux ne sont ainsi pas les plus frquents ni les plus symptomatiques dune

    criture davantage soumise au foisonnement isotopique et choque. Le traitement

    lexical, par ailleurs corrl la longueur des textes et lempreinte de chaque auteur qui

    drive44 son vocabulaire selon diffrentes influences et pratiques45, savre ainsi plus

    complexe que le genre simple ne pourrait le supposer.

    1.1. Frquence de quelques termes signifiants

    Nous avons choisi de nous arrter sur quelques termes symptomatiques de la

    rhtorique des contes de fes qui soulignent la mise en scne de lostentation

    43 Dnomination entrine par la tradition et la critique, mais souvent absente des premiers textes eux-mmes. A propos du premier usage de lexpression "conte de fes" , voir Jacques Barchilon, Madame dAulnoy dans la tradition du conte de fes , Tricentenaire Charles Perrault. Les grands contes du XVIIe sicle et leur fortune littraire, Jean Perrot (dir.), Paris, In Press, 1998, p. 127-128. 44 Selon la dfinition de Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, Ren Rioul, un mot driv est form par ladjonction dun ou plusieurs affixes (prfixes ou suffixes) souds un morphme lexical appel base , Grammaire mthodique du franais, Paris, PUF, 3e d. corrige, 1997, p. 541. Pour une dfinition largie des principes de drivations, nous renvoyons larticle complet de la Grammaire mthodique du franais, op. cit., p. 541-546. 45 Nous verrons que selon les textes dun mme auteur, des variantes frquentielles sont galement possibles.

  • 18

    hyperbolique, des indicateurs gnriques les plus vidents aux crations verbales les

    plus surprenantes. A partir de la frquence de relevs systmatiques, nous tudierons les

    paradigmes emphatiques ainsi forms, souvent dmonstratifs et dterminatifs de

    lensemble dun rcit, voire du corpus.

    1.1.1. Le substantif fe et ses drivs46

    Les premiers mots qui simposent dans ltude du lexique des contes sont ceux

    qui spcifient explicitement le type des textes. Issus dune tradition orale et

    plurisculaire47, les contes sont souvent dpourvus de prfaces ou dun appareil

    paratextuel, mais leur nouvelle fortune et leur mise en crit favorisent lancrage

    gnrique. Les rcits, dont les sous-titres48 ventuels oscillent de conte et conte

    de(s) fe(s) nouvelle 49, prennent lappellation dfinitive de conte de fes au

    cours de la mode qui voit la parution multiple, la fin du XVIIe sicle, dhistoires

    merveilleuses ayant notamment pour point commun lapparition dcisive du personnage

    de la fe. Linstabilit dnominative de ces textes souligne la difficult pour le genre

    se dfinir, entrer dans un cadre format, et partant refuser peut-tre les restrictions

    dune prdtermination catgorique. Cest finalement la srialit du vocabulaire suscite

    par la quasi-omniprsence de la figure ferique qui a valid a posteriori linclusion de

    ces textes dans le corpus des contes de fes .

    1.1.1.1. Frquences statistiques

    Seuls 16 contes sur les 109 textes de notre tude50, ne font aucune mention du

    terme fe ou de ses drivs, soit peine 15% du corpus. Le terme apparat donc au

    moins une fois dans 93 rcits avec des pics de frquence allant jusqu 100, 106 et 109

    46 Sur la figure de la fe, voir Laurence Harf-Lancner, Les fes au Moyen Age. Morgane et Mlusine. La naissance des fes, Paris, Champion, 1984. 47 Sur lorigine des contes et en particulier les sources de notre corpus, voir Raymonde Robert, Le Conte de fes littraire en France de la fin du XVIIe la fin du XVIIIe sicle, [1982], (nvlle d.), complment bibliographique (1980-2000) tabli par Nadine Jasmin et Claire Debru, Paris, Champion 2002, p. 91-105. 48 Voir lannexe n1 : titre, genre, moralit. 49 Sur les porosits du genre et ses diverses dnominations, voir Aurlia Gaillard, Fables, mythes, contes. Lesthtique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, Champion, 1996, p. 225-239 notamment. Voir galement Nadine Jasmin, Naissance du conte fminin. Mots et merveilles : Les Contes de fes de Madame dAulnoy (1690-1698), Paris, Champion, 2002, p. 441-451. 50 Nous comptons ainsi : 109 contes (+ les 4 rcits-cadres de Mme dAulnoy) ; voir lannexe n2 : le substantif fe et ses drivs.

  • 19

    occurrences pour les trois contes les plus marqus51. Selon les auteurs, lutilisation des

    fes et du lexme correspondant est plus prgnante : les deux contes de Prchac sont

    largement dominants (60 et 100 occurrences, moyenne 8052), suivis de ceux de Mme

    de Murat (avec une moyenne autour de 42 units) et Mme dAuneuil (de faon plus

    irrgulire : les premiers vrais contes sont trs influencs par la prsence ferique, mais

    les petits textes dailleurs sous-titrs nouvelles dinfluence contemporaine

    traitant des modes vestimentaires ou des dfauts humains en sont quasiment dpourvus ;

    (moyenne globale 30,2 : moyenne de la premire srie de textes 52,3 et de la

    deuxime srie 3,6), puis Mme dAulnoy (moyenne 36), Mme Durand (moyenne

    28,3), Mlle de La Force (moyenne 23,5 et dont le conte Plus Belle que Fe culmine

    99 occurrences) et beaucoup plus loin mais avec une utilisation rgulire le Chevalier de

    Mailly (moyenne 12,4). Les auteurs ayant le moins recours au vocabulaire ferique

    sont Mlle Lhritier (trois contes sur six, dont un avec une seule occurrence dans

    ladresse et non dans le corps du texte, moyenne 8,6), Fnelon (6 textes sur 9 et

    moyenne 4,7), Mlle Bernard (un conte sur deux, moyenne 4) et Perrault (7 textes sur

    11 et moyenne 3,5). Lusage du nom commun fminin fe , est prdominant, voire

    hgmonique sur lensemble des rcurrences (2350 apparitions). Le deuxime nom

    commun fminin ferie , toujours utilis au singulier, est quant lui trs marginal

    (62 apparitions) et 7 drivations sont cres partir de la racine fe .

    1.1.1.2. Dnominations feriques

    La principale construction avec le nom noyau fe comporte un dterminant

    (gnralement article indfini pour la premire occurrence et dfini pour les suivantes et

    parfois sporadiquement adjectif dmonstratif pour renforcer la proximit entre

    lnonciateur et le destinataire) au singulier ou au pluriel, renvoyant directement un

    personnage ou un groupe de personnages. Le groupe nominal ainsi constitu est

    frquemment soutenu par un adjectif qualificatif qui apporte une caractrisation

    classifiante. Une fois identifi, le personnage est en effet particularis par une pithte

    qui le dfinit dans son essence et linscrit dans le partage manichen du schma

    51 La Reine des fes de Prchac (100), Les Chevaliers errants (106) et La Tyrannie des fes dtruite (109) de Mme dAuneuil. 52 Nous tablissons la moyenne des frquences du terme pour lensemble des contes dun auteur (nombre doccurrences/nombre de contes).

  • 20

    actanciel. Un exemple parmi dautres pris dans LIle inaccessible du Chevalier de

    Mailly : sur les 6 mentions de la fe53, adjuvant principal des hros, 5 sont prcises par

    ladjectif savante . De la premire introduction dtache ( celle de toutes les fes de

    ses tats qui avait la rputation d'tre la plus savante 54) jusquau dnouement, la fe

    est donc systmatiquement dnomme par le syntagme la savante fe qui spcifie

    son champ daction et sa qualit principale de laquelle dcoule la suite du rcit. Cest en

    effet grce cette capacit quelle va permettre lhrone darriver ses fins (se faire

    pouser du plus grand roi de la terre) en dcrtant et ralisant une stratgie de conqute.

    Elle conseille tout dabord la princesse de se faire dsirer par le roi et lui fait envoyer

    un espion-messager qui va susciter la curiosit du souverain convoit, puis elle guide le

    roi en indiquant par deux globes de diamants 55 la direction de lle jusque-l

    inconnue du reste de la terre et lui envoie des dauphins pour le protger sur sa route,

    tout en attaquant et dispersant la flotte du roi ennemi par divers animaux marins et

    temptes impromptues. La rptition de ladjectif qualifiant souligne donc les

    diffrentes tapes du rcit en rappelant quel type de personnage en est lorigine. Si

    lhrone est linitiative de la qute et que le hros laccomplit, cest essentiellement la

    fe qui motive les pripties par ses comptences signifies et condenses dans le seul

    terme savante accol au nom fe . La locution alors quasiment lexicalise par

    litration systmique imprime en propre au personnage une dfinition rductrice ce

    seul lment et en fait son porte-enseigne identifiant.

    Du mme auteur, Le Prince Gurini propose au fil du rcit une srie dadjectifs

    laudatifs qui rappellent et insistent sil en tait besoin56 sur le pouvoir et la bont de la

    fe qui vient rgulirement en aide aux protagonistes. Sur les 16 manifestations de la

    fe, 6 mettent en avant ses qualits : cette/la bonne fe 57 (2 occurrences), une

    puissante fe 58, cette fe secourable 59, la gnreuse fe 60 (2 occurrences).

    Lajout de ces adjectifs d- et sur-nomment le personnage qui est alors confirm, voire

    exhib dans sa fonction dauxiliaire bnfique. Cependant, la mention par deux fois du 53 Les 6 mentions de la fe correspondent 1/3 des occurrences de la famille de fe : des fes en gnral la fe oppositive en particulier, en passant par le pouvoir de la ferie, le champ lexical comporte 15 occurrences. 54 BGF 4, p. 603. 55 BGF 4, p. 605. 56 Seule fe du texte, apparue soudainement pour faire du bien et faire montre de [sa] puissance , la fe ne peut en effet appartenir quau groupe des adjuvants, BGF 4, p. 550. 57 BGF 4, p. 550 et 553. 58 BGF 4, p. 553. 59 BGF 4, p. 555. 60 BGF 4, p. 556.

  • 21

    terme jalouse 61 et linsistance sur la puissance, voire limpriosit de la fe envers le

    prince Alce, contrebalancent lhypothse uniquement positive et conduisent le rcit

    vers une autre voie possible, celle du triangle amoureux et de lindcision masculine.

    Ladjectif thique opre un glissement actanciel et narratif qui ouvre une intrigue

    nouvelle et semble sy arrter peu de temps avant la fin du rcit. Alors que le prince

    Alce paraissait avoir t vacu du rcit, laissant tout le devant de la scne conclusive

    au hros ponyme, le dnouement le rinsre in extremis afin de proposer

    artificiellement (aucune justification nest apporte quant au sjour dAlce chez la fe

    et son retour opportun62) un double mariage conventionnel rpondant au schma

    symtrique de leuphorie hroque finale63. Afin de se conformer certaines normes

    architecturales, le conte rduit in fine les pistes initialement offertes par la varit du

    lexique ferique. Intgr dans un groupe nominal tendu, le terme fe incarne donc

    un constituant primordial de lintrigue en ce quil supporte dans sa dnomination mme

    un agent performatif du rcit et des possibles narratifs.

    Toujours pour dsigner le personnage, le mot fe peut prcder un nom

    propre qui vient alors en pithte du nom commun gnrique. Dans les locutions la

    fe Sublime ou la fe Tigrine par exemple, le premier nom se charge dune

    connotation certificative en prenant la valeur dun titre officiel indiquant la fonction

    occupe et le deuxime signale la couleur positive ou ngative du personnage par une

    dnomination mtonymique et programmatique du caractre. Le syntagme devient ainsi

    lappellation privilgie et majoritaire du rfrent dans le rcit. Quelques exemples chez

    plusieurs auteurs nous le confirment : dans Vert et Bleu de Mlle de La Force, sur les 19

    occurrences du mot fe , 9 prsentent le terme fe seul et 10 relvent de

    lassociation fe + nom propre (ici Sublime ), 8 autres occurrences mettent en

    avant le prnom seul ; dans Le Pigeon et la colombe de Mme dAulnoy, le groupe la

    fe Souveraine apparat 14 fois contre 2 seulement pour le prnom seul ; dans La

    Puissance damour de Mlle de La Force, le groupe la fe Absolue domine avec 11

    itrations sur les 18 du terme fe et une pour Absolue seule ; dernier exemple

    dans Agatie de Mme dAuneuil o lexpression la fe Amazone se partage la

    dsignation avec le groupe nominal rduit la fe et culmine avec 7 occurrences sur

    61 BGF 4, p. 552 et 554. 62 Il est dailleurs noter que le personnage nest quune citation des discours du prince Gurini et quil nintervient pas en personne dans la digse ce moment de lhistoire. 63 Voir ce sujet notre dveloppement sur les unions finales multiples et le principe de concordance harmonieuse, III, Chapitre 1.

  • 22

    les 8 prsentant le nom propre Amazone . Dans LOranger et labeille de Mme

    dAulnoy, le nom de la fe Trufio apparat 13 fois et lexpression la royale fe

    Trufio 6 fois (pour 10 mentions du terme fe ). Invoque en soutien du pouvoir de

    la baguette magique de logresse pour raliser divers enchantements (facults,

    apparitions, mtamorphoses), la verbalisation et la rptition du nom de la fe inclus

    dans un nonc lexicalis fige le syntagme valeur incantatoire et entrine la

    performativit de la formule. Le seul terme fe permet donc de dfinir lactant,

    aucune description nest ncessaire (et nest dailleurs prsente dans le corpus, seules

    les hrones descendantes de fes ou aux pouvoirs issues de fes mres ou marraines

    ont droit un dveloppement descriptif), le signe fait sens et joue sur lellipse et

    lhyperbole.

    Si les constructions spcifiques avec nom propre restent la plupart du temps

    infrieures en nombre sur lensemble du corpus la simple mention du nom commun

    gnrique, ces relevs montrent comment la particularisation de la dnomination par sa

    rptition file, la proximit syntaxique parfois pesante64, cre un effet

    domniprsence narrative du personnage par sa reconnaissance de type formulaire

    limage des pithtes homriques65.

    1.1.1.3. Qualifications feriques

    Utilis en construction attributive sans dterminant introducteur, le terme fe

    ne renvoie plus strictement un personnage mais voque une qualit, une capacit la

    64 Le nom se trouve parfois rpt dans un espace textuel si restreint que la narration pourrait en faire lconomie et lui prfrer des pronoms de reprise ou une autre tournure de phrase ; ainsi tel dialogue dans Plus belle que Fe de Mlle de La Force (BGF 2, p. 314) : - Je vous ai tout dit, reprit Plus Belle que Fe, mon nom prs. On m'appelle Plus Belle que Fe. - Vous devez donc tre bien belle, reprit la princesse Dsirs, j'ai grande envie de vous voir. - J'en ai bien autant de mon ct, repartit Plus Belle que Fe. Dans Le Nain jaune de Mme dAulnoy (BGF 1, p. 558, nous soulignons), la rptition du nom de la fe dans le paragraphe suivant met en vidence la dominance narrative du personnage qui cristallise toutes les intrigues : [] par la bizarre passion que la fe du Dsert a prise pour vous, si vous voulez je vous tirerai de ce lieu fatal o vous languirez peut-tre encore plus de trente ans. Le roi ne savait que rpondre cette proposition : ce n'tait pas manque d'envie de sortir de captivit, mais il craignait que la fe du Dsert n'et emprunt cette figure pour le dcevoir ; comme il hsitait, la sirne, qui devina ses penses, lui dit : Ne croyez pas que ce soit un pige que je vous tends, je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vos ennemis, le procd de la fe du Dsert et celui du Nain Jaune m'ont aigrie contre eux [] . 65 Voir ce sujet Milman Parry, L'pithte traditionnelle dans Homre. Essai sur un problme de style homrique, Paris, Les Belles Lettres, 1928.

  • 23

    magie et au surnaturel. Quil dtermine un tre vivant66, car je suis fe 67, cette

    reine tait fe 68, des perroquets qui taient fes 69, Les lphants de son char qui

    taient fes 70, ou des objets71, la clef tait fe 72, la cassette tait fe, et plus l'on

    y en prenait, plus il en revenait 73, les bottes taient fort grandes et fort larges ; mais

    comme elles taient fes, elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la

    jambe de celui qui les chaussait 74, lattribut apporte une qualification explicative qui

    inscrit immdiatement llment dans le fabuleux. Relativement rare75 (21 constructions

    attributives au total), ce procd permet lirruption du merveilleux magique et facilite

    les entreprises hroques par lapport dune aide providentielle (ou artificielle pourrait-

    on dire si lon pense la longue justification apporte par Perrault pour dmontrer

    ladaptabilit des bottes dun ogre un enfant grand comme un pouce). Le narrateur du

    Nain Jaune prcise que la fe du Dsert, dans sa fureur vengeresse, dcide dappeler

    onze de ses surs qui taient fes comme elle 76 comme si les fratries feriques

    pouvaient engendrer des frres et surs non dots des mmes pouvoirs. Quelle est donc

    lutilit de ce renseignement supplmentaire ? Un souci dexactitude historique ou bien

    plutt le signe dune pratique de la redondance lexicale qui ancre les faits noncs par

    leur itration ?

    La prcision pittoresque de certains personnages les pousse rvler

    lincompltude de leur art et partant les difficults qui pourraient sensuivre. Quand

    Grenouille explique sa prsence et celle des autres monstres la reine captive de la fe

    Lionne, elle avoue quelle est demi-fe et que si son pouvoir est born en de

    certaines choses il est fort tendu en d'autres 77. Le dfaut de pouvoir ncessite

    alors dtablir une stratgie plus subtile et labore et ouvre de multiples pisodes

    66 16 occurrences pour un personnage et 2 occurrences pour un animal. 67 BGF 1, p. 801. 68 BGF 4, p. 385. 69 BGF 4, p. 588. 70 BGF 2, p. 478. 71 3 occurrences pour des objets. 72 BGF 4, p. 208. 73 BGF 1, p. 452. 74 BGF 4, p. 248. 75 Ute Heidmann et Jean-Michel Adam indiquent que cette construction existe dj dans le conte de Straparole, La chatte blanche ou Constantin le fortun , qui appartient la onzime des Nuits factieuses. Ils considrent quant eux que le phnomne attributif est suffisamment important et diffus dans les contes pour parler de contamination par calque intertextuel dun style formulaire dont la rptition va favoriser la stabilisation. , Textualit et intertextualit des contes. Perrault, Apule, La Fontaine, Lhritier, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 273. 76 BGF 1, p. 560. 77 BGF 1, p. 668 (2 occurrences) ; lexpression demi-fe est prsente 2 fois dans La Grenouille bienfaisante, et 2 fois galement dans LOranger et labeille de Mme dAulnoy, BGF 1, p. 336 et 337.

  • 24

    possibles que la toute-puissance traditionnelle annihile demble. De mme, dans

    LOranger et labeille de Mme dAulnoy, logresse Tourmentine est demi-fe et

    son savoir consist[e] tenir sa baguette d'ivoire 78. La facult ferique ainsi limite

    permet dtablir une hirarchie entre les personnages et lingalit des forces en

    prsence conduit les diffrents rebondissements de lintrigue. La variation comme

    lamplitude dutilisation et de qualification de lattribut offre une diversit de

    traitements des motifs et participe de lesthtique plurielle des contes.

    Fait linguistique rarissime79, ladjectivation du nom commun fe repris tel

    quel en pithte lie immdiatement postpose permet de qualifier un personnage :

    Elle avait ou parler de la reine fe 80, Ils me disaient les plus jolies choses du

    monde, car des btes fes deviennent fort spirituelles 81, ou un objet : ces diamants

    fes 82, C'taient des armes fes, qui rendaient invulnrables 83 en lui attribuant la

    proprit normalement dvolue aux fes. Le nom commun utilis comme adjectif est

    alors un synonyme de magique ou merveilleux et renvoie la sphre de

    comptence du personnage rfrent. Le nom fe dpasse ainsi son domaine rserv

    pour envahir par imprgnation tous les lments tiquets et devenir un terme gnrique

    global et total.

    1.1.1.4. Drivations feriques

    Enfin, quelques mots sont drivs partir de la base fe . Le plus reprsent

    est celui de ferie , nom commun qui voque gnralement la pratique des fes,

    souvent construit en complment du nom. Les contes prsentent : son art de ferie 84,

    secrets de ferie 85, ou encore des instruments de ferie 86, lexpression l'art de

    ferie 87 tant la plus frquente. Le terme possde une smantique assez large qui

    englobe lensemble des pouvoirs, qualits, sorts et vnements magiques produits par

    une fe ou tout tre (ou objet) possdant quelque don. Le verbe fer usit au Moyen 78 BGF 1, p. 337. 79 8 expressions diffrentes pour 12 rcurrences. 80 BGF 4, p. 744. 81 BGF 1, p. 782. 82 BGF 4, p. 789. 83 BGF 3, p. 154. 84 BGF 4, p. 510. 85 BGF 4, p. 560. 86 BGF 4, p. 587. 87 Dans La Robe de sincrit de Mlle Lhritier, nous trouvons par exemple 4 occurrences qui sont les seuls termes de la famille de fe .

  • 25

    Age88, nest prsent que dans deux textes du corpus, dans La Reine des fes de Prchac :

    la reine lui permit de fer comme elle faisait autrefois 89 et dans Le Portrait qui parle

    dun auteur anonyme qui se sent oblig dexpliciter le terme : Elle fa, c'est--dire,

    elle enchanta 90 reprenant ainsi la dfinition mdivale91. Larchasme de lemploi

    ajoute alors au caractre mystrieux et fascinant de la pratique ferique. Deux autres

    termes sont crs partir de la racine fe : fos dans linterpellation de la

    Grenouille bienfaisante allons fes et fos, paraissez 92 et fene dans les

    expressions : les instruments de fene se trouvrent brls et la puissance de la ferie

    dtruite et vertus de fene 93. Le terme fos est un masculin cr94 pour fe

    et le terme fene est employ comme synonyme de ferie dans lacception large

    de capacit magique. Ces mentions exceptionnelles peuvent dmarquer une volont

    doriginalit, mais semblent plutt anecdotiques.

    Ces diffrents reprages nous permettent de mettre en vidence lutilisation

    foisonnante du personnage et des termes affrents, et de faon particulirement

    systmatise par certains auteurs, qui font de la fe sinon le personnage central, du

    moins une figure omniprsente95 qui motive la construction narrative et lappellation

    gnrique. Les rfrences au domaine ferique sont donc trs nombreuses, et mme

    quand elles ninterviennent pas personnellement dans la digse, les fes ressortent de

    tous les discours.

    1.1.1.5. Mythologies feriques

    Elment mythique ou proverbial, elles intgrent les conversations des

    personnages et deviennent un principe sentencieux, caution de lextraordinaire. Mme

    in absentia, laura ferique reste latente et imprgne latmosphre narrative dune

    superstition prgnante. Tout est ainsi prtexte comparaison, commentaire pour inclure

    le mot fe dans une formule, un aphorisme, une rumeur. Le narrateur du Portrait qui 88 Aussi prsent sous la forme faer ; terme assez rare dans les romans mdivaux et davantage employ en participe pass, comme lindique Christine Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans mdivaux, Paris, Champion, 2003, p. 68. 89 BGF 4, p. 750, 751, 753, 755. 90 BGF 4, p. 777. 91 Les verbes feer et faer signifiaient "enchanter" au Moyen Age , Gilbert Millet et Denis Lab, Les mots du merveilleux et du fantastique, Paris, Belin, 2003, p. 188. 92 BGF 1, p. 674, (2 occurrences). 93 BGF 4, p. 626 et 627. 94 Aucun dictionnaire de lpoque ne latteste. 95 Voir ce sujet notre analyse de lomniprsence ferique, IV, Chapitre 2.

  • 26

    parle utilise lui-mme lautorit ferique pour dmontrer ses connaissances quand il

    allgue qu il n'est pas besoin d'tre fe pour [] savoir, que le mariage ne fait pas

    ordinairement natre une passion longue et durable 96. Le Chevalier de Mailly semble

    connatre intimement les habitudes feriques quil inscrit dans une diachronie logique

    en remmorant les vnements dune prtendue Histoire incluant ogres et fes. Dans Le

    Roi magicien, il rappelle qu il y a eu de tous temps une guerre fort anime entre les

    sorciers et les fes 97, dans La Princesse dlivre, il rveille les souvenirs du lecteur

    qui connat la forte inclination des fes pour la solitude et dans La Princesse

    couronne par les fes, il rapproche le monde ferique et le monde sculier dans une

    comparaison surprenante : il y avait toujours eu quelque trait d'alliance entre les fes

    et les ogres peu prs comme nous en avons avec les mahomtans pour la ncessit du

    commerce. 98 Il souligne de mme la proximit des personnages qui voluent dans un

    environnement satur de la prsence ferique et reprend dans deux contes le mme

    nonc vocateur : elle avait souvent ou parler du pouvoir des fes 99 et elle avait

    entendu parler du pouvoir des fes 100. Fnelon intgre quant lui les fes au quotidien

    des personnages et met en scne Une paysanne [qui] connaissait dans son voisinage

    une fe 101. Linsertion de la figure ferique dans lordinaire affiche alors le

    merveilleux comme vidence narrative concourant dfinir gnriquement le texte.

    Sur le devant de la scne ou en arrire-plan contextuel, ces personnages fabuleux

    rgissent le merveilleux narratif des contes. Quand un vnement surprend ou blouit

    les personnages, il est gnralement mis sur le compte dune opration ferique, ce qui

    permet de justifier navement toute manifestation inattendue et hors du commun. Dans

    LOiseau de vrit, le meunier qui dcouvre dans ses filets une bote contenant trois

    enfants et qui entend une voix invisible dclarer je m'en dcharge et t'en charge

    dduit naturellement que les enfants devaient tre sous la protection de quelque

    fe 102. De mme dans Le Prince rosier, lors de lapparition d un petit char d'ivoire

    tran par six papillons, dont les ailes taient peintes de mille couleurs sur lequel se

    trouve une personne dont la taille rpondait l'quipage 103, la reine et ses femmes

    96 BGF 4, p. 776. 97 BGF 4, p. 513. 98 BGF 4, p. 586. 99 BGF 4, p. 539. 100 BGF 4, p. 585. 101 BGF 4, p. 391. 102 BGF 4, p. 447. 103 BGF 2, p. 279.

  • 27

    souponnent quil sagit dune fe. Le terme pourrait sembler aujourdhui ironique,

    mais la suite du texte souligne lacception au premier degr : la reine est en effet plus

    branle par la prdiction de la fe et ses consquences instantanment admises

    (annonce dun destin malheureux pour sa fille si elle aime un amant invisible) que par

    lexistence de la fe104. Pareillement, la Belle aux cheveux dor, qui stonne du succs

    dAvenant dans lpreuve quelle lui a impos, dclare il faut que vous soyez favoris

    de quelque fe, car naturellement cela n'est pas possible 105. Lextraordinaire,

    lincomprhensible, le mystrieux qui ctoient quotidiennement les personnages du

    peuple comme de laristocratie est naturellement authentifi et ncessairement mis sur

    le compte des fes et de leurs divers pouvoirs. Lacceptation du surnaturel ne cre

    aucune dissonance dans les contes qui lgitiment intrinsquement lirruption du

    magique dans la fable. La fe est la figure cristallisatrice des phnomnes merveilleux.

    Le recours aux fes devient alors systmatique dans des expressions caractrisant un

    agencement particulirement original et fastueux, voquant implicitement

    lextraordinaire et la richesse permis par la magie. Ainsi tel dner luxueux est comme

    un repas ordonn par les fes et c'est, selon le narrateur, en dire assez 106, tels

    meubles taient faits de la main des fes 107, ou encore tel chteau est embelli de

    tout ce que son art lui fournissait de merveilleux 108. Le luxe et lostentation ressortent

    rgulirement du pouvoir magique des fes qui sentourent dun faste et dune opulence

    dignes des plus grandes cours dEurope.

    Le terme fe est enfin un indice temporel qui permet de dfinir une

    antriorit mythique, acheve et empreinte de nostalgie. Des expressions rares, mais

    prsentes chez plusieurs auteurs, soulignent une pseudo-distance nonciative et

    rfrentielle qui voudrait valider la ralit des vnements rapports. Variantes de la

    formule introductive traditionnelle Il tait une fois , Dans l'heureux temps o les

    fes vivaient 109, Dans le temps o il y avait en France des fes 110, ou intgration

    dans une priode borne, du temps des fes, on n'avait pas encore l'usage de

    l'artillerie 111, de mmoire de fe 112, ces sentences d/proclamatoires surestiment

    104 Voir ce sujet notre dveloppement sur les croyances, II, Chapitre 1. 105 BGF 1, p. 181. 106 BGF 1, p. 996. 107 BGF 1, p. 136. 108 BGF 3, p. 131. 109 BGF 1, p. 407. 110 BGF 2, p. 70. 111 BGF 2, p. 79.

  • 28

    ostensiblement une priode exhibe comme un modle suivre pour les lecteurs des

    contes. Ces groupes lexicaux inscrivent alors lhistoire dans une poque rvolue que le

    conte tente de raviver et que la relation permet de virtuellement approcher le temps

    dune narration partage. Locuteurs et rcepteurs fantasment ainsi de connivence un

    monde sciemment idalis que la prsence ferique cautionne avec ambigut113.

    Lexagration du procd confine en effet lironie dnonciatrice quand Mme

    dAulnoy rapporte lexistence dun mari qui tient particulirement sa femme, et ne

    peut donc qutre assurment du temps des fes 114.

    Figure tutlaire et principe gnrique offrant au rcit une dnomination

    mtonymique caractrisante, les fes participent de la construction textuelle et

    historique des contes. Lappellation dterminative de fes est ainsi pour le lecteur

    garante de lauthenticit du discours fabuleux, bien que son omission ne soit pas une

    condition ncessaire et suffisante pour annuler la distinction gnrique115. Certains

    contes possdant la dnomination certificative ne mettent par ailleurs aucune fe en

    scne dans la digse116. Si les mots issus de la racine fe accdent peu aux titres117

    et par l au statut hroque, le corps du texte met en vidence une frquence nombreuse

    (irrgulire selon les auteurs), voire insistante qui concrtise la figure ferique en tant

    quentit dificatrice et justificative du conte et du merveilleux et permet doffrir

    quelques varia lexicales pittoresques.

    Autre terme dvidence pour le conte, le substantif merveille et ses drivs

    dfinit galement lappartenance et les motifs du genre. Historiquement color, par sa

    prsence, il ajoute au descriptif une connotation supplmentaire.

    112 BGF 1, p. 556. 113 La croyance contemporaine est trs vivace, comme le souligne encore au XVIIIe sicle, la rponse de Mme du Deffand la question : Est-ce que je crois aux fantmes ? Non, mais jen ai peur. 114 BGF 1, p. 678. 115 Voir ce sujet les critres dfinitionnels proposs par Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 ; Raymonde Robert, op. cit., p. 29-49, repris et complts par Anne Defrance, Ecriture et fantasmes dans les contes de fes de Mme dAulnoy, Thse pour le doctorat sous la direction de Ren Dmoris, Paris, Sorbonne, 1987, p. 15-18. 116 Anonyme, L'apprenti magicien. 117 8 contes seulement sur 111 textes (avec une absence significative chez Mme dAulnoy qui use modrment du terme et de la figure), sans compter les titres et sous-titres des recueils qui reprennent gnralement la mention contes de fes .

  • 29

    1.1.2. Le substantif merveille et ses drivs

    Le mot merveille est issu du latin mirabilia qui signifie choses

    tonnantes, admirables 118. Au XVIIe sicle, le dictionnaire de Furetire en donne la

    dfinition suivante :

    Chose rare, extraordinaire, surprenante, quon ne peut gure voir ni comprendre. Toutes les uvres de Dieu et de la nature sont des merveilles inconcevables. [] On le dit aussi des chefs-duvre de lart. [] On appelle un homme fort illustre, la merveille de son sicle. [] On dit aussi, quun homme fait des merveilles, lorsquil dit, quil fait ou quil sait des choses extraordinaires, ou au-del de ses semblables. 119

    Signifiant de ce qui semble dfinir a priori lesthtique dun conte, le nom

    commun merveille ou ladjectif merveilleux doivent pouvoir en qualifier ses

    lments constituants. Or, bien que prsents dans les trois-quarts des textes120, ces

    termes sont trs peu frquents dans le corpus et la diffrence des fes sont

    absolument absents des titres et sous-titres des contes, ce qui exclut toute capacit

    dfinitoire.

    1.1.2.1. Frquences statistiques

    Les adjectifs sont les plus nombreux (276 occurrences), suivis des substantifs

    (143 occurrences) et de quelques adverbes (15 occurrences) et verbes (4 occurrences,

    linfinitif ou conjugus), pour un total de 438 mots de la mme famille. Peu rvlateurs

    statistiquement, ils convoquent essentiellement leur dfinition gnrale dlment

    tonnant qui suscite ladmiration. Hors contexte merveilleux la plupart du temps, les

    termes participent davantage de la qualification extraordinaire dun objet du rcit que

    dun dveloppement sur le magique. La prsence des mots de la merveille vacue

    gnralement toute description en longueur, le signifiant tant de et par lui-mme un

    commentaire totalement satisfaisant. Les mots de la merveille font donc peu surgir le

    merveilleux lui-mme mais renvoient une rfrence topique commune de lexcellence 118 Dictionnaire Le Robert, Paris, 2000. Pour une dfinition littraire de la merveille, un historique des tudes sur le merveilleux et une distinction merveilleux/ferie/fantastique, voir Christine Ferlampin-Acher, op. cit., p. 10-24. 119 Furetire, Dictionnaire universel, contenant gnralement tous les mots franois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, recueilli & compil par feu Messire Antoine Furetire, chez Arnout & Reinier Leers, 3 vol., 1690. 120 Prsence dau moins un terme dans 88 textes sur 113, rcits-cadres de Mme dAulnoy compris (= 76,5% des textes du corpus). Voir lannexe n3 : le substantif merveille et ses drivs.

  • 30

    qualificative. A la fois surcharge et lacunaire 121, lcriture du merveilleux convie

    de multiples sources et pourtant lude la peinture explicite. Tmoin de lirruption dune

    subjectivit, le vocabulaire de la merveille est principalement employ par le narrateur

    qui rend compte dun point de vue quil entend faire partager ; cest ainsi que les

    personnages ne smerveillent pas eux-mmes (do le peu de frquence demploi du

    verbe), mais que le lecteur est amen voir la merveille des lments du rcit.

    1.1.2.2. Qualifications merveilleuses

    Utiliss seuls, le nom, ladjectif ou ladverbe renvoient simplement et sans

    exclusive aux qualits extraordinaires et magiques de lobjet caractris. Dans Les

    Enchantements de lloquence, Mlle Lhritier annonce, aprs la rencontre du prince et

    de Blanche et une comparaison anachronique longuement justifie, que le conte recle

    bien d'autres merveilles 122, cest--dire dautres lments incroyables, limage de

    la prsence dun fusil dans une poque qui ne le connat pas encore. De mme, envoy

    sur le chemin de la Nuit par une fe, la recherche de l'oreiller de Morphe, le hros de

    Tourbillon reoit de la part dun marmiton surgi de nulle part un peu de bouillon qui

    le restaura merveilleusement 123. Dans Le Prince lutin, Landre secourut avec des

    soins merveilleux 124 le prince Furibond, vanoui devant le danger. Sans que les

    soins naient besoin dtre davantage prciss, ils voquent ncessairement un

    procd lefficacit surnaturelle. Quelques autres exemples dobjets

    enchants tmoignent des capacits tautologiquement spcifies : les armes

    merveilleuses contre les enchantements 125, l'cu merveilleux 126, certains

    verres merveilleux, travaills avec tant d'art, qu'tant enchsss adroitement dans

    des tuyaux, ils portent la vue trois ou quatre lieues du pays o l'on est 127, [ils]

    prirent tous ces tours d'adresse pour de merveilleux effets de l'art de ferie 128.

    Toutes ces occurrences affichent par la seule mention ou adjonction du terme un

    verbe ou un nom commun la particularit du prodigieux et de ltonnant,

    121 Pour reprendre lexpression de Christine Ferlampin-Acher, op. cit., p. 77. 122 BGF 2, p. 79. 123 BGF 2, p. 366. 124 BGF 1, p. 227. 125 BGF 2, p. 589. 126 BGF 2, p. 590. 127 BGF 2, p. 259. 128 BGF 2, p. 210.

  • 31

    ncessaires la construction potique et rhtorique du genre. Le vocable est alors

    suffisamment dnotatif dans sa manifestation extraordinaire pour un lecteur habitu

    aux histoires fabuleuses.

    Les acceptions de la merveille tant trs larges129, lattribution du qualificatif

    permet dapporter des connotations multiples et hirarchises qui offrent au lecteur un

    grand choix de projections esthtiques selon ses rfrences personnelles. Dans La

    Princesse Printanire, parmi les dons des fes se trouvent une jupe d'ailes de

    papillons d'un travail merveilleux, avec une cassette encore plus merveilleuse, tant elle

    tait pleine de pierreries 130. Les adjectifs rpts dfinissent ici autant la ralisation

    minutieuse que la richesse des matriaux. De faon plus sensible, quand le narrateur du

    Prince Lutin voque la reconnaissance attendue envers Landre pour son aide

    providentielle et salvatrice, par une mise en scne de la rponse comportementale et

    verbale naturelle de loblig, et insiste sur les merveilles 131 qui devraient tre dites et

    faites en opposition la raction ingrate du prince Furibond, le terme se colore dune

    valeur thique qui souligne la discordance entre lattitude goste et lexigence morale.

    Les merveilles suggres par le narrateur exhibent, par leur reprsentation

    intrinsquement marque par lexcs, la mauvaise conduite du personnage et renforcent

    son portrait ngatif. Le terme est ainsi essentiellement connot favorablement et met en

    avant les avantages de ce quil qualifie. Dans LOrigine des fes, Jupiter promet

    lhrone, mre de la premire fe selon le conte, une descendance qui aura une

    puissance ou merveilleuse ou redoutable 132. Lutilisation du vocable dans son

    opposition avec ladjectif redoutable souligne sa valeur minemment positive qui

    affirme le partage manichen du personnel ferique.

    Les mots de la famille de merveille concourent galement caractriser

    personnages et objets et particulirement le hros afin den annoncer les qualits par un

    excs ostentatoire, participant alors de la stylistique hyperbolique descriptive et

    dfinitoire. Ladjectif accol un nom commun dsignant le personnage permet ainsi de

    lidentifier et den afficher lexceptionnalit. Quelques exemples typiques :

    Printanire tait une princesse si merveilleuse 133, cette merveilleuse princesse qui

    129 Sur larbitraire du merveilleux et le pacte avec le lecteur, voir Rene Kohn, La Fontaine et le merveilleux , Cahiers de lAssociation internationale des tudes franaises, n26, 1974, p. 117-129. 130 BGF 1, p. 269. 131 BGF 2, p. 227. 132 BGF 2, p. 468. 133 BGF 1, p. 272.

  • 32

    ne vieillit point 134, quelle gloire d'avoir orn la terre de ces femmes

    merveilleuses 135, la merveilleuse personne que reprsentait ce portrait 136 ;

    lexpression beaut [si] merveilleuse 137 est un syntagme rcurrent privilgi qui

    lve lapparence physique du personnage un degr suprieur de perfection quasi

    magique. Le caractre gnralisant et flou du groupe nominal beaut merveilleuse

    participe de la peinture rituelle grandiloquente fonde sur des critres volontairement

    imprcis pour renforcer la supriorit litiste des protagonistes, issus de la topique

    prcieuse138. Certains textes accentuent le procd didalisation hroque jusqu

    confondre le personnage et son qualifiant, dans une rification sublimatoire qui lve le

    protagoniste au thaumaturgique. Ainsi les hrones de Plus Belle que Fe et Blanche

    Belle sont dsignes par une mtonymie symbolique qui tend les draliser : elle se

    transporta au chteau qui renfermait cette merveille 139 et Blanche devint en peu

    d'annes la merveille des merveilles 140. Le processus de glorification est achev par

    deux contes qui utilisent le nom commun merveille et ladjectif driv au fminin

    merveilleuse pour dnommer un lieu ( la fort des Merveilles 141, lieu o se trouve

    la biche aux pieds dargent dans Plus Belle que Fe de Mlle de La Force) et un

    personnage (lhrone Merveilleuse 142 dans Le Mouton de Mme dAulnoy). La

    frquence demploi des termes slve alors proportionnellement dans ces deux textes

    en fonction de lapparition de lobjet crant un effet merveilleux fil tout au long du

    rcit, notamment par la forte rcurrence du prnom de lhrone. Lemploi

    synecdochique offre demble lobjet une identification (s)lective qui annonce sa

    spcificit et son importance digtiques. Litration du patronyme permet ensuite une

    reconnaissance facilite par le qualifiant rducteur qui dlimite le champ smantique de

    lobjet.

    134 BGF 1, p. 239. 135 BGF 2, p. 469. 136 BGF 2, p. 204. 137 Quelques exemples : la jeune princesse tait d'une beaut merveilleuse , BGF 4, p. 623 ; d'une beaut merveilleuse , BGF 4, p. 578 et 581 ; d'une beaut merveilleuse , BGF 2, p. 403 et 406 ; d'une beaut si merveilleuse ; BGF 4, p. 513 ; un petit chien d'une beaut merveilleuse , BGF 4, p. 561. 138 Voir ce sujet Sophie Raynard, La seconde prciosit. Floraison des conteuses de 1690 1756, Tbingen, Narr, Biblio 17, 2001, notamment p. 159-174. 139 BGF 2, p. 310. 140 BGF 4, p. 506. 141 6 occurrences de lexpression (avec majuscule initiale sur lensemble, sauf pour la premire occurrence) sur les 7 apparitions du nom commun. 142 29 occurrences en tant que nom propre (avec majuscule initiale) sur les 30 itrations du terme.

  • 33

    Cas plus singulier, le lexique du merveilleux peut tre complt par une

    description conscutive et explicative qui justifie a posteriori le terme et offre une

    rhtorique redondante et abondante, attestation dune hyperbole expansive. Dans Le

    Portrait qui parle, la fe qui protge le hros lui offre un cheval quelle a dot de

    diamants enchants afin de le rendre infatigable et sans aucun risque pour le prince.

    Aprs avoir expos le principe de lenchantement et dress un portrait de lanimal

    dtaillant tous les attributs luxueux quil porte, le conte met en scne ses capacits

    magiques dans une longue liste de lieux parcourus :

    [] il fit des merveilles, sa vitesse tait prodigieuse, il tournait les cerfs dans la plaine ; passer les fosss les plus larges et les plus profonds ainsi que des routes unies et sables, percer les forts les plus paisses, c'tait pour lui un jeu, un plaisir, cela ne lui cotait rien, les taillis et les branches les plus fortes lui obissaient, les pierres et les cailloux s'amollissaient sous ses pieds, peine en voyait-on les empreintes sur le sable tant il tait lger [] 143

    Le terme merveilles qui ouvre lnumration des espaces et des obstacles

    franchis annonce les exploits du cheval qui prennent alors valeur de dmonstration du

    vocable introducteur. Le terme gnral est ainsi particularis et ancr dans une pratique

    concrte qui rpte et enrichit bavardement les lments dfinitoires. De mme, dans Le

    Prince lutin, lorsque le narrateur entreprend la description du palais de l'le des Plaisirs

    tranquilles, il commence par un pluriel global, puis en inventorie les diffrents

    lments :

    [] toutes les merveilles de la nature, les sciences et les arts, les lments, la mer et les poissons, la terre et les animaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les nobles exercices des amazones, les amusements de la vie champtre, les troupeaux des bergres et leurs chiens, les soins de la vie rustique, l'agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, les abeilles [] 144.

    Lindtermination et lampleur smantique de merveille contraignent la

    narration dvelopper le texte pour prciser les contours et les composants de

    lextraordinaire, augmentant par l mme le discours du merveilleux dans une

    hypertrophie lexicale qui tale, par une accumulation jouissive, les ornements lexicaux,

    digtiques et narratifs du spectaculaire.

    Les mots de la famille de merveille qualifient donc indiffremment dcors et

    personnages afin den souligner lexceptionnelle beaut par une rfrence systmatique

    au prodigieux et ladmirable tymologiques. Demplois grammaticaux assez pauvres

    (sujet ou attribut), ces termes rendent compte dun grand cart smantique allant de la

    143 BGF 4, p. 778. 144 BGF 1, p. 240.

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    beaut remarquable au surnaturel magique145. Par dfinition hyperboliques, ces termes

    manifestent et caractrisent le remarquable des topo du genre.

    De mme, des adjectifs numraux cardinaux particuliers participent de la

    dmesure merveilleuse par la dmultiplication dcorative et dramatisante des motifs

    quils caractrisent.

    1.1.3. Les emplois hyperboliques de cent et mille

    Parmi les termes voquant une quantit, les nombres cent et mille sont

    particulirement utiliss dans lensemble du corpus ferique et sont appliqus de

    nombreux domaines du rcit : dure, distance, dimension, objets, paroles, etc. Nous

    avons recens une frquence constante dexemples dans des expressions nominales,

    dont la rcurrence significative ajoute au sens hyperbolique146. Supplantant les termes

    centaine(s) et millier(s) peu pertinents statistiquement147, cent et mille

    peuvent tre loccasion multiplicatifs, mais concernent essentiellement un emploi

    singulier, dterminant dun nom commun.

    1.1.3.1. Rfrentiels paradoxaux

    A la suite des rflexions de Sophie Saulnier sur le lexique et la grammaire des

    nombres, nous pouvons rappeler que le cardinal dnomme une entit mathmatique

    et dsigne, dnote un rfrent construit conceptuellement 148, rejoignant en cela la

    dfinition propose par Tesnire des mots pleins qui voquent et reprsentent

    une ide 149. Les cardinaux cent et mille appartiennent ainsi la catgorie

    des adjectifs de quantit particuliers, cest--dire les plus pleins des mots pleins, ceux

    qui ont une fonction rfrentielle 150. Ces nombres semblent donc exprimer des

    quantits prcises qui dnombrent et inventorient de nombreux lments feriques tels

    les cent jeunes beauts 151 qui accueillent Plus Belle que Fe, les mille oiseaux

    145 Phnomne dj prsent dans la littrature mdivale dont linfluence sur les contes est encore sensible. Voir ce sujet Christine Ferlampin-Acher, op. cit., p. 36. 146 Voir lannexe n4 : les nombres hyperboliques cent et mille . 147 centaine et millier sont quelques exceptions prs totalement absents du corpus. 148 Sophie Saulnier, Les nombres, lexique et grammaire, Rennes, PUR, 2010, p. 103. 149 Cit par Sophie Saulnier, op. cit., p. 97. 150 Sophie Saulnier, Ibid., p. 98. 151 BGF 2, p. 311.

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    diffrents [qui] chantaient l'envi 152 sur le chemin du royaume de la fe Ecrevisse ou

    les mille hommes arms 153 qui sortent du sifflet de Sans Parangon. Ces indications

    quantitatives crent une impression de rel surprenante dans une fiction

    merveilleuse. Les mentions chiffres qui pourraient relever de lexactitude sont en effet

    incongrues dans un monde fabuleux o tout est ncessairement possible et sans

    contingences. Les contraintes temporelles et pratiques des dons ou des preuves

    imposes aux hros154 comme les maximes et les expressions proverbiales155

    introduisent des lments pragmatiques et prosaques, voire triviaux au sein du

    merveilleux. Linformation qui se veut particulirement prcise, apporte par les

    cardinaux cent et mille , se joue ainsi des codes et renvoie une ralit fantaisiste

    et thtralise.

    Dans La Biche au bois, les six cent mille mulets 156 qui forment la dlgation

    de lambassadeur Becafigue venu demander en mariage la princesse Dsire pour son

    matre, en annonant une quantit invraisemblable, posent une exagration de principe

    qui cherche un ancrage suppos rfrentiel mais affiche une dnotation

    excessive exhibant le fabuleux. Par ailleurs, la prcision du prix d'un bois si rare, qu'il

    cotait cent mille cus la livre 157 inscrit curieusement le berceau de l'hrone dans une

    atmosphre et un dcor prcieux contemporains, auxquels participent galement les

    autres dons trs concrets des fes (layettes, langes et dentelles, travaux presque dignes

    d'Athna, mais surtout attributions et occupations toutes fminines de l'poque).

    L'insistance sur les cent millions de rentes du seigneur choisi pour reprsenter le

    prince Guerrier, comme l'talage de son quipement massivement soutenu par un

    recensement chiffr, tel que les quatre-vingt carrosses assortis de cinquante autres

    carrosses et accompagns de vingt-quatre mille pages cheval 158 manifestent une

    152 BGF 1, p. 688. 153 BGF 4, p. 698. 154 Lhrone de La Belle au bois dormant doit dormir cent ans avant dtre rveille par un prince charmant ; dans Plus Belle que Fe une fe est condamne devenir une biche pendant cent ans ; la fe Gentille explique au prince Lutin que les fes vivent cent ans sans vieillir avant de devenir une couleuvre pour huit jours et de ressusciter ; dans La Bonne Petite Souris la fille de la reine est doue de vivre cent ans toujours belle ; Clairance doit dvider onze mille pelotons de fil par jour , BGF 4, p. 697 ; Gracieuse doit dvider un cheveau de fils si norme et si fragile