Upload
others
View
2
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
LES ENJEUX DE LA MÉMOIRE DANS L'ŒUVRE DE VICENTE ARANDA
JEAN-PAUL AUBERT
Université de Nice Sophia-Antipolis
L'oeuvre cinématographique de Vicente Aranda s'offre comme un regard sur le passé récent de l'Espagne. Déjà évoquée par la série télévisée, Los Jinetes del alba, et par quelques séquences du film Si te
dicen que cai, la guerre civile sert de cadre à Libertarias. Les premières années de l'après-guerre sont remémorées par Si te dicen que cai, La
muchacha de las bragas de oro et Tiempo de silencio. Amantes nous
situe dans les années cinquante tandis que les dernières années du franquisme sont reflétées dans les deux films consacrés aux aventures de « El Lute». Des films plus récents tels que El amante bilingüe, Intruso
ou La mirada del otro évoquent enfin l'Espagne actuelle. Parmi ces films, il en est un qui nous semble particulièrement emblématique du désir du cinéaste de revisiter l'histoire de son pays. Il s'agit de Libertarias, récit du combat mené par un groupe de femmes anarchistes dans l'Espagne révolutionnaire. Il fallait que le film tint à coeur au
cinéaste. Presque vingt ans en effet auront été nécessaires pour que ce projet, né de la collaboration de Vicente Aranda, José Luis Guamer et
Antonio Rabinad, voit enfin le jour en 1996. Une part importante de ce
travail sera consacrée à l'examen de ce film qui tout à la fois puise sa substance dans la mémoire de son auteur et sollicite, par des procédés que nous voudrions expliciter, celle du spectateur. Cependant, on ne peut
saisir la portée de Libertarias qu'en l'inscrivant dans la continuité de !'oeuvre de Vicente Aranda. Plusieurs des longs-métrages qui le précèdent, annoncent le sujet abordé par Libertarias et justifient le ton
HISP. XX - 17 - 1999 123
Jean-Paul AUBERT
d'un film qui, ainsi, se situe au coeur d'un enjeu formulé par l'ensemble
de l 'oeuvre.
A parcourir la filmographie de Vicente Aranda, on a parfois
l'impression de voir défiler comme une chronique de l'histoire de
! 'Espagne contemporaine. L'auteur revendique ce statut de chroniqueur
lorsqu'il nous fait part de son secret désir d'être une sorte de Pérez
Galdôs de son temps (ne dit-il pas : « Yo estaria encantado de poder
hacer los Episodios nacionales l » ?) ou lorsqu'il déclare :
No tengo reparos en hacer pelfculas sobre mi pasado y el
pasado de mi pais. Diria que accidentalmente, pero con mucho
gusto, me he convertido en una suerte de historiador de ambientes
de la historia contemporânea espaîiola2 .
Aranda semble vouloir tirer de son âge (il est né en 1926) sa
légitimité de mémorialiste. Et comme s'il s'agissait de donner un
supplément de crédibilité à son travail de mémoire, il se plaît à rappeler
qu'il est l'un des rares cinéastes en activité susceptibles d'apporter un
témoignage personnel sur la période de la guerre civile ou sur celle de
l'immédiat après-guerre. Ainsi, s'exprimant au sujet du film Si te dicen
que cai, le réalisateur fait la déclaration suivante
Tengo que decir que mi partida de nacimiento esta expedida a
doscientos metros del centro de localizaci6n de la pelicula, por lo
que he puesto infinidad de recuerdos mios. Por ejemplo, e l grupo
de nifios jugando con un arsenal. Yo soy uno de aquellos niîios
que en aquella época encontr6 una caja con armas y se divertia con
ella3 .
La citation est extraite d'un entretien que nous a accordé le réalisateur et dont l'intégralité figure
dans notre thèse : Le cinéma de Vicente Aranda. Etude des personnages, thèse dactylographiée,
sous la direction de Jacques Soubeyroux, Université de Saint-Etienne, janvier 1999, p. 463. 2
Ram6n Freixas, Joan Bassa, la Tentaci6n vive arriba. Amantes, Barcelone, Libros Dirigido, coll.
« Programa doble», 1996, p. 102. 3
S. Sànchez, « Entrevista Vicente Aranda: 'Los cines no desapareceràn pero quedaràn muy pocos',
Tribuna, 2 octobre 1989, pp. 112-113.
124 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
Plus récemment, évoquant Libertarias, le réalisateur fait part du sentiment d'urgence qui anime celui qui a la sensation d'être l'un des derniers à pouvoir témoigner
A mi me gustaria seguir en el tema de la guerra civil, que rœ
parece un camino tranquilizador, y ademas tengo la sensaci6n de
que soy uno de los pocos que pueden hacerlo todavia, dandole
una especie de reconocimiento vivido, de sabor1 ..
Ailleurs, comme pour bien montrer l'implication personnelle que revêt la réalisation de ce film, Aranda déclare : « S6lo yo podia hacer Libertarias »2. C'est dire si le réalisateur fait de la mémoire, plus qu'un enjeu, une véritable raison de filmer.
C'est tout naturellement que la mémoire va devenir le sujet de nombreux récits qui s'articulent autour des souvenirs de leurs protagonistes. L'écrivain phalangiste de La muchacha de las bragas de
oro, le médecin légiste de Si te dicen que cai, le détective d'Asesinato en
el comité central, et jusqu'aux personnages de Joan dans El amante
bilingüe ou de Angel dans Jntruso, tous se font les archéologues de leur propre passé. Dans deux films plus particulièrement, La muchacha de las
bragas de oro et Asesinato en el comité central - deux oeuvres qui se succèdent dans la filmographie arandienne (l'une est tournée en 1979 et l'autre en 1982) -, le souvenir est l'enjeu d'un combat que livrent quelques personnages contre une sorte de non-mémoire officielle, qui est escamotage et falsification du passé. Dans le premier, c'est la jeune et insolente Mariana qui met à jour les mensonges de son oncle, occupé à faire oublier qu'il fut un dignitaire du régime franquiste. Tandis qu'elle dactylographie les mémoires du vieil écrivain, fraîchement converti à la démocratie, la jeune femme qu'interprète Victoria Abri!, découvre les nombreux mensonges qui émaillent le récit. Dans Asesinato en el comité
central, c'est le détective Pepe Carvalho qui, chargé d'enquêter sur l'assassinat du secrétaire général du Parti Communiste Espagnol, fait la rencontre de quelques fantômes surgis de son propre passé : des militants du parti qui furent ses camarades de clandestinité, un ancien collègue de la C.I.A. pour laquelle il lui arriva de travailler, et surtout le commissaire
Ramon Freixas, Joan Bassa, « Mujeres libertarias en la guerra civil: un viejo proyecto realizado
hoy par Vicente Aranda», Dirigido, n°245, avril 1996, p. 25. 2
R. Garcia, « Aranda : 'Solo yo podia hacer Libertarias' », El Pais, 12 avril 1996, p. 34.
HISP. XX - 17 - 1999 125
Jean-Paul AUBERT
Fonseca, qui naguère s'illustra dans la « chasse aux rouges» et que le
gouvernement de l'Espagne démocratique charge de l'enquête officielle.
En fait, les deux films proposent un regard critique sur la transition
démocratique vue comme une tentative de jeter sur le passé le voile de
l'amnésie. Car l'oubli devient un enjeu politique lorsqu'il est prôné par
ceux qui, hier tortionnaires ou serviteurs zélés de la dictature, cherchent
aujourd'hui à s'auto-décerner des brevets de démocratie. Ainsi, Mariana,
héroïne de La muchacha de las bragas de ara ironise sur le ravalement
de façade auquel se livre son père :
Ha escondido todas sus medallas en el caj6n del olvido. Y
creo que quiere presentarse como alcalde para Malaga.
Dans Asesinato en el comité central, le mm1stre de l'intérieur du
gouvernement UCD de la transition exhorte un dirigeant du PCE à faire
table rase du passé
De la misma manera que muchos de nosotros hemos olvidado,
también ustedes tienen que hacerlo.
C'est ce pacte d'oubli, réclamé par le mm1stre UCD, que les
personnages de Mariana et de Pepe Carvalho mettent en péril et que le
cinéaste récuse. C'est pourquoi, ces deux films annoncent à leur façon des
oeuvres ultérieures telles que Tiempo de silencio, Amantes, El Lute,
camina o revienta, El Lute, manana seré libre, Si te dicen que cai et bien
sûr Libertarias, autant de films qui vont procéder au réexamen du passé
récent de l'Espagne.
FILMER POUR NE PAS OUBLIER: L'EXEMPLE DELIBERTARIAS
Libertarias a bien la prétention de combler un vide. En effet, le
cinéma espagnol de l'après-franquisme donne de la guerre civile une
vision lacunaire. Lorsqu'elle est évoquée, la guerre proprement dite sert le
plus souvent d'arrière-fond à une intrigue 1 . Elle est certes bien présente
dans des films tels que Las /argas vacaciones del 36, Las bicicletas son
Voir So/dados d' Alfonso Ungria ou la Plaça del Diamant de Francesc Betriu.
126 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
para el verano, La guerra de los locos, ou La Vaquilla qui se font les dénonciateurs d'un combat fratricide d'autant plus absurde en apparence que les motifs idéologiques des adversaires sont soit passés sous silence soit réduits à leurs aspects les plus caricaturaux. Les combattants y sont renvoyés dos-à-dos, rivalisant de sauvagerie ou plus simplement victimes d'une guerre à la fois vaine et incompréhensible. La guerre civile espagnole est ramenée aux péripéties d'un affrontement guerrier susceptible tout au plus de perturber des destins individuels. On peut imaginer que l'exigence de réconciliation nationale qu'exprimèrent les protagonistes de la Transition démocratique était satisfaite par ce tableau d'une guerre sans idéal tel que le brossait le cinéma espagnol 1. De fait, la période de la révolution espagnole, ces quelques semaines au cours desquelles groupes armés, milices populaires et comités s'emparent du pouvoir et font vaciller l'état républicain, ces journées qui voient s'exacerber les antagonismes et fleurir les utopies, sont délaissées par les fictions. Tout comme sont ignorés les acteurs de cette période : militants ouvriers, combattants de la République, miliciens. Au sujet de l'oubli dont ces derniers sont victimes, rappelons ce qu'écrit Xavier Ripoll :
A pesar de los abundantes titulos sobre la Guerra Civil,
ninguno habia abordado a fondo la figura del miliciano, de sus
ideales, de su pape! en el conflicto, de sus actuaciones y también
de sus divisiones y contradicciones2 .
Une poignée de documentaires tels que La vze1a memoria de Jaime Camino, Dolores de José Luis Garcia Sanchez et Andrés Linares ou Som
i serem de Jordi Feliu, ou quelques rares fictions telles que Requiem par
un campesino espanol de Francesc Betriu, A los cuatro vientos de José Antonio Zorrilla, s'attachent à faire revivre les idéaux républicains et révolutionnaires et à donner la parole à ceux qui les défendirent. Mais le bilan est maigre, ce qui fait dire à Esteve Riambau :
Hoy por hoy, los interrogantes hist6ricos sobre las causas y
repercusiones de la Guerra Civil y el franquismo siguen siendo
Sur ce discours dit centriste, voir notamment José Enrique Monterde, « La Guerra civil espafiola
vista par el cine », Dirigido por, n°55, pp. 10-15; E. Ripoll Freixes, 100 peliculas sobre la lf''erra civil espaiiola, Barcelone, C.I.L.E.H., 1992,
Xavier Ripoll, « Los Milicianos en el cine », Filmhistoria, vol. VI, n°3, 1996, p. 292.
HISP. XX - 17 - 1999 127
Jean-Paul AUBERT
una de las grandes asignaturas pendientes de un cine espafiol
dispuesto a ratificar la transici6n pacifica de la democracia con una
generosa amnesia sobre el periodo de la dictadura 1.
C'est dans ce contexte qu'il faut situer le film de Vicente Aranda.
Libertarias prétend renouer avec une période de l'histoire en partie
occultée par la cinématographie récente, offrir une perspective nouvelle en
idéalisant l'élan révolutionnaire que le cinéma de réconciliation nationale
avait omis, honorer enfin ceux qui avaient été les porteurs de cet idéal
révolutionnaire, les miliciens, les anarchistes, les femmes. Là où d'autres
films mettent en scène des destins individuels, Libertarias, même s'il
accorde une place privilégiée au personnage d'une novice convertie à
l'anarchisme, fait le choix d'un protagonisme choral. Au «centrisme»
des films que nous avons évoqués, Libertarias oppose un parti pris
idéologique qui s'affiche dès l'avertissement au spectateur dont on
reconnaît la rhétorique partisane2 . A chaque instant, Aranda va
s'employer à idéaliser et à justifier l'action de ses héros. Le réalisateur,
qui a engagé une armée pléthorique de figurants, ne fait pas l'économie
des plans montrant les colonnes de miliciens joyeux et enthousiastes, en
partance pour le front, follement acclamés par une foule en liesse. Certes,
les premières séquences relatent quelques excès dont sont, à l'occasion,
victimes certains ecclésiastiques - l'un d'eux est assassiné - mais ces
actes apparaissent justifiés par leur trahison et leur âpreté au gain. Sur le
front, les relations entre les miliciens sont toujours empreintes de
camaraderie et la solidarité est la règle. Les combattants libertaires font
même preuve de compréhension envers les soldats ennemis qu'ils
cherchent à convaincre. Mais dans le combat, ils savent faire preuve
d'ingéniosité et de courage. Le ton souvent didactique qui domine les
dialogues entre les dirigeantes du groupe interprétées par Ana Belén et
Victoria Abri!, et la novice, étrangère à la culture libertaire, s'ajoute à un
indéniable souffle épique pour situer Libertarias dans la lignée des films
propagandistes destinés à élaborer et à alimenter ce que l'on pourrait
Esteve Riambau, « La Década socialista », Roman Gubem, José Enrique Monterde et alii, Historia
del cine espaiiol, Barcelone, Câtedra, « Signa e lmagen », 1995, p. 424. 2
« Verano de 1936. 18 de julio. El ejército espaiiol se subleva contra el gobierno de la Repùblica./
19 de julio. En Barcelona y en Madrid el ejército es derrotado gracias al esfuerzo heroico del
pueblo./ 20 de julio. Las masas reclaman un estado revolucionario. El gobierno legal es incapaz de
controlar la situaci6n./ 21 de julio. Ha comenzado la guerra civil espaiiola, la ùltima guerra idealista,
el ùltimo sueiio de un pueblo volcado hacia lo imposible, hacia la utopfa. »
128 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
appeler une mémoire militante. Ce parti pris de l'auteur est encore
souligné par les nombreuses citations de textes de théoriciens anarchistes
et par la bande-son saturée de chants révolutionnaires et dominée par l'hymne libertaire « A las barricadas» que les variations tonales
transforment peu à peu en un requiem pathétique. C'est peu de dire
qu' Aranda sanctifie la révolution. Du reste, la place nous manque pour évoquer les nombreuses références bibliques qui émaillent le récit, depuis
l'apparition messianique de Durruti jusqu'au cruel massacre des innocents qui clôt le récit.
Le ton employé autant que le sujet rendent inédit le propos du film. Il
faut admettre que le regard résolument partisan que porte Vicente Aranda
sur la période, la véhémence dans son propos, reflet évident de
l'implication personnelle du cinéaste, font de Libertarias un objet à part dans la cinématographie contemporaine sur la guerre civile.
« REGARDER EN MEME TEMPS QU'AVEC SES YEUX AVEC SA
MEMOIRE1 »
Aranda ne se contente pas d'invoquer ses propres souvenirs ou de
doter ses personnages d'une mémoire, il sollicite aussi celle du
spectateur. Il est certain que Libertarias, à l'instar de films tels que Si te
dicen que cai, Tiempo de silencio ou Amantes, qui évoquent une période appartenant désormais à ) 'Histoire, ne peut requérir du spectateur une mémoire individuelle née de l'expérience directe. Le réalisateur est donc
enclin à faire appel à une mémoire à la fois impersonnelle et construite par
l'imaginaire. Les films d'époques, les photographies, les divers récits et
témoignages ont contribué à mythifier la réalité et à mettre en scène cet imaginaire2. De fait, plusieurs des plans de Libertarias déjà évoqués (le défilé des miliciens, la réquisition des biens ecclésiastiques, les images
du front) s'inscrivent dans la tradition d'une iconographie préfabriquée et
solidement ancrée dans la mémoire collective. C'est alors que la fiction se
nourrit du mythe. La reconstitution de l'époque se limite à des images
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987-1989, vol. 111,
le Temps retrouvé, p. 929. 2
Voir à ce sujet Emile Temime, « Faire l'histoire d'un événement mythifié : Le cas de la guerre
d'Espagne», Travail de mémoire 1914-1998. Une nécessité dans un siècle de violence, Paris,
Autrement, coll. «Mémoires», 1999, pp. 45-49.
H!SP. XX - 17 - 1999 129
Jean-Paul AUBERT
paradigmatiques, exacts reflets de celles inscrites dans la mémoire
collective des vaincus de la guerre et de leurs descendants. Elles
prétendent les légitimer en même temps qu'elles espèrent tirer d'elles leur
propre légitimité. Cette démarche affective, qui vise à déclencher chez le
spectateur un sentiment de nostalgie, une sorte de regret d'un passé
idéalisé ne prétend pas à l'objectivité. Car, au fond, ce n'est pas la réalité
d'une époque telle qu'elle fut, mais telle qu'elle subsiste, magnifiée par
certains, qui intéresse Aranda. Il s'agit bien, au dire du réalisateur, de
« justificar la memoria que podian tener algunos »' · Faisant
indéniablement vibrer la corde sensible, Aranda vient alors puiser ses
images aux sources d'une mémoire commune - celle des vaincus -,
d'une culture collective, certes nourrie d'images d'Epinal, mais qu'il fait
sienne et à laquelle il rend hommage. Dès lors, il n'est qu'une alternative
possible pour le spectateur: ou il participe à cette commémoration qu'est
le film, ou il s'en détourne comme on s'éloigne d'une cérémonie à
laquelle on n'a pas été convié.
C'est à la mémoire cinéphilique du spectateur que s'adressent
certaines séquences, évocations plus ou moins explicites d'oeuvres
précédentes du réalisateur. Observons comment s'opère à travers la
filmographie une circulation de thèmes, d'images et parfois même de
personnages. Le spectateur va retrouver dans Libertarias le ton de
certaines séquences de la série télévisée Los jinetes del alba, celles
notamment qui retracent la révolte des Asturies ou plus précisément
encore, celles qui se réfèrent aux débuts de la guerre civile. Le fond sonore
qui domine Libertarias est déjà présent : les vivats, les discours enflammés de la Pasionaria diffusés par haut-parleur, ! 'hymne anarchiste
repris à tue-tête par les combattants et magnifié dans les deux films par la
musique symphonique de José Nieto. On retrouvera ces mêmes vivats,
ces mêmes discours (en l'occurrence celui ponctué par la célèbre
exclamation« No pasaran ») dans une longue séquence de Si te dicen que
cai qui semble annoncer Libertarias. La référence de Libertarias à ces
deux films est parfois plus explicite encore. Ainsi, l'épisode au cours
duquel un officier rebelle se suicide au cri de « jViva el glorioso ejército
espafiol! » est la reprise d'une scène analogue de Los jinetes del alba. Le
lien entre Libertarias et Si te dicen que cai passe par la présence dans les deux films de personnages au fond semblables. Les miliciens anarchistes
de Libertarias sont, avec leur ingénuité et leur idéalisme, les mêmes que
Jean-Paul Aubert, op. cit., p. 465.
130 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
ceux que mettait en scène Si te dicen que cai où ils apparaissent à
l'apogée de la révolution puis dans la défaite. Ces hommes se
ressemblent jusque dans leurs excès (l'exécution sommaire d'un évêque
dans Libertarias fait écho à celle d'un présumé phalangiste dans Si te
dicen que ca[) et leur défiance à l'égard des femmes (« Las mujeres no
tienen la culpa de nada » s'exclame l'un d'eux dans Si te dicen que cai
exprimant une opinion guère éloignée de celle qu'émettent quelques
fidèles de Durruti, réticents quant à la présence des femmes sur le front).
Si te dicen que cai fait également allusion à l'organisation « Mujeres
Libres» à laquelle appartiennent les militantes de Libertarias. Un plan
sur une banderole déployée sur un balcon des Ramblas laisse au
spectateur le temps de lire : « Mujeres Libres contra la prostituci6n ». Il
faut enfin citer un troisième film moins connu. Il s'agit d'un court
métrage destiné à être inclus dans un film en hommage aux inventeurs du
cinématographe. Intitulé Lumière et compagnie, le projet convie des
réalisateurs de toute nationalité à réaliser des images en respectant les
conditions de tournage du premier film. Vicente Aranda qui a déjà
commencé la réalisation de Libertarias décide de faire enregistrer par la
caméra centenaire la reconstitution du défilé des milices anarchistes dans
Barcelone. Si te dicen que cai, Los jinetes del alba, le court-métrage
inclus dans Lumière et compagnie et enfin Libertarias s'inscrivent donc
dans une sorte de continuité, les trois premiers films permettant à Aranda
de réaliser des essais destinés à être repris dans ce qui doit être un
aboutissement. Mais ce n'est pas tout. Le spectateur attentif aura la
surprise de découvrir la présence dans Libertarias d'un dénommé Faneca
déjà évoqué dans El amante bilingüe. Il s'agissait alors du nom
d'emprunt du personnage principal Joan Marés. Faneca est, on le sait, le
second patronyme de l'auteur du roman qui inspira El amante bilingüe,
Juan Marsé. Le retour de ce nom dans Libertarias peut s'interpréter
comme un second coup de chapeau à !'écrivain. Un signe d'amitié
facétieux tout de même puisque le dénommé Faneca est désormais un
« chorizo » sorti depuis peu de prison et sexuellement en manque. Autre
coïncidence entre les deux films : c'est le personnage incarné par Loles
Le6n qui se charge dans El amante bilingüe comme dans Libertarias de
satisfaire les instincts charnels du dénommé Faneca.
Bien sûr, les auto-citations confirment la cohérence de !'oeuvre et
démontrent dans le cas de Libertarias, où elles sont particulièrement
nombreuses, la constance d'un auteur qui mûrit son projet depuis vingt
ans. Mais elles sont aussi - le dernier exemple en témoigne - un clin
HISP. XX - 17 - 1999 131
Jean-Paul AUBERT
d'oeil adressé au spectateur qui se voit récompensé de sa fidélité, et avec
lequel Aranda parvient à établir une forme de connivence fondée sur la
mémoire.
Le casting est également de nature à favoriser les analogies et les
réminiscences. La fidélité de Vicente Aranda pour celle qui sera jusqu'à
Libertarias son actrice fétiche, Victoria Abri! est bien connue. La
comédienne a tourné sous sa direction neuf films et deux séries télévisées.
Elle est donc présente dans la moitié des long-métrages réalisés à ce jour
par Vicente Aranda, dans trois-quarts des films tournés depuis leur
rencontre dans Cambio de sexo (1976). Mais elle n'est pas la seule à
bénéficier de la fidélité du réalisateur. Imanol Arias a participé à cinq
longs-métrages, Jorge Sanz à quatre films ainsi qu'à la série télévisée Los
jinetes del alba, Loles Le6n à trois films, etc. Ainsi, la récurrence de ces
visages dans l'ensemble de !'oeuvre confère à celle-ci une unité notable.
Mais surtout, le choix de comédiens connus dont la présence dans
l' oeuvre arandienne se répète, influence la perception du spectateur dont la
mémoire est une nouvelle fois mise à contribution. Parce que chaque
acteur garde en lui la trace des rôles qu'il a précédemment interprétés, le
spectateur est tenté de déceler, dans toute nouvelle interprétation, l'indice
d'une permanence. Et cela d'autant mieux que le réalisateur l'y invite.
Montrer combien le personnage qu'interprète Victoria Abri! dans
Libertarias se nourrit de tous ses rôles précédents mais aussi de l'image
publique que la comédienne a su donner d'elle-même dépasserait le cadre
de ce travail. Cependant on comprend aisément que l'anarchiste spiritiste
et boiteuse qu'elle incarne dans Libertarias évoque les figures
passionnées et rebelles, drôles et impertinentes auxquelles elle a prêté son
visage dans des films tels que Cambio de sexo, La muchacha de las
bragas de oro ou Amantes. Cela est encore plus évident s'agissant de
Jorge Sanz que le spectateur fidèle à Aranda aura pu voir, dans un rôle de
combattant sur les barricades des Asturies dans Losjinetes del alba avant
de le retrouver en milicien dans les tranchées aragonaises de Libertarias.
Aranda parvient à réunir les deux acteurs dans quatre films, Los Jinetes
del Alba, Si te dicen que cai, Amantes et Libertarias, ce qui ne manque
pas de donner aux rencontres amoureuses entre les personnages qu'ils
incarnent un air de déjà-vu. En utilisant une spécificité du cinéma - cette
valeur particulière du personnage-comédien -, Aranda confirme une
démarche qui est déjà présente dans l'hommage qu'il rend à la mémoire
collective des vaincus et dans les références intertextuelles. Le réalisateur
132 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
invite le spectateur de ses films à les « regarder en même temps qu'avec
ses yeux avec sa mémoire », selon la formule de Proust.
SE SOUVENIR, C'EST CREER
Libertarias fait oeuvre de mémoire mais ne propose pas à proprement
parler de réflexion sur la mémoire. Cette réflexion, il nous faut aller la
chercher dans des films précédents dont certains tentent de mettre à nu le
processus de mémorisation. Il ne s'agit pas seulement de mettre en image
le passé mais de montrer comment ce passé se loge dans les creux du
présent, comment la rencontre de lieux, d'objets, d'êtres, réactive des
souvenirs souvent traumatiques que l'on croyait enfouis à jamais. Nous
avons déjà évoqué les rencontres faites par le détective Carvalho au cours
de son enquête dans Asesinato en el comité central. Dans La muchacha
de las bragas de oro, ce sont les objets retrouvés par le chien de
!'écrivain, des photographies, un revolver, un rasoir, etc, qui viennent
réactiver ses souvenirs. Dans Si te dicen que cai, c'est l'arrivée à la
morgue des cadavres de Daniel Javaloyes et de sa compagne qui amène le
médecin légiste à revivre les années tristes de l'après-guerre. Le souvenir
surgit de ces télescopages entre le passé et le présent provoqués par la
découverte d'objets oubliés, des rencontres fortuites, qui agissent telles
des machines à remonter le temps. On retrouve là une réflexion sur la
mémoire involontaire, conceptualisée par Bergson, décrite par Proust, à
nouveau précisée par les travaux plus récents de Gilles Deleuze ou d'Anne
Muxel l . L'écriture filmique a l'ambition à son tour de traduire le
caractère aléatoire, fragmentaire et nécessairement subjectif des souvenirs.
De nombreux films nous livrent en effet une réalité filtrée par le regard
d'un narrateur diégétique dont on se plaît à souligner les défaillances, les
oublis ou les mensonges. Dans Si te dicen que cai le réalisateur ne se
contente pas de juxtaposer des points de vue parfois contradictoires. Le
film lui-même traduit l'opacité du réel dans ses ruptures, son absence de
linéarité, son incomplétude, sa confusion voulue et entretenue. Les
aventis, ces histoires que s'inventent les enfants, tissent un univers
1 Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, coll.
« Perspectives critiques», Paris, 1964 ; Elisabeth R. Jackson, L 'Evolution de la mémoire
involontaire dans /'oeuvre de Marcel Proust, Paris, CNRS, 1966 ; Henri Bergson, Matière et
mémoire, Paris, P.U.F., 1997 ; Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, coll.
« Essais et recherches », série « Sciences sociales », 1996.
HISP. XX - 17 - 1999 133
Jean-Paul AUBERT
ambigu où s'entremêlent inextricablement la réalité et la fiction. Dans
Brillante parvenir, le récit remémoré par le protagoniste est contredit à la
dernière minute par un autre personnage sans que pour autant se dégage de
vérité absolue. Ce ne sont là que quelques exemples dans une oeuvre qui
fait la part belle aux personnages des faussaires et des menteurs, aux jeux
de miroirs et de masques, au thème du double, à la théâtralité, à la
confrontation incessante des apparences et de la réalité. Aranda lui-même
semble revêtir l'habit du trompeur et s'amuse à remettre en cause des
certitudes qu'il a contribué à faire naître. Ainsi dans El Lute camina o
revienta, la relation des aventures d'El Lute, adopte un ton épique, et
puise volontiers aux sources d'une mémoire collective elle-même
alimentée par la presse de l'époque et l'autobiographie d'Eleuterio
Sanchez. L'épopée du hors-la-loi, épris de liberté, héros de la lutte anti
franquiste est alors présentée comme véridique puisque émanant d'un récit
impersonnel qui semble porteur d'une vérité en soi. Or, cette version des
faits, qui ne semblait pas devoir être mise doute, est contredite par le
second long-métrage consacré au Lute, El Lute, manana seré libre.
L'image d'Epinal se fissure pour laisser apparaître la figure moins
glorieuse d'un personnage conformiste, misogyne, aspirant à la
tranquillité d'un confort petit-bourgeois. Aranda remet en cause des
certitudes et laisse au spectateur le soin de choisir ou de ne pas choisir
entre des interprétations distinctes et parfois contradictoires d'une réalité
toujours complexe. La démonstration est faite une nouvelle fois qu'il n'y
a de vérité que relative.
Dans ces exemples, les souvenirs prennent l'apparence de fragments,
le plus souvent épars, d'un passé qui ne se livre que dans un processus de
reconstruction aléatoire et subjectif et ouvre la voie aux mensonges, aux
hallucinations, à ! 'idéalisation, en un mot à la création. De fait, la mise
en abyme de l'acte de création, substitut de la mémoire, est récurrente
dans !'oeuvre de Vicente Aranda. C'est, nous l'avons vu, !'écrivain Luis
Forest qui s'invente une vie qu'il n'a pas eu le courage de mener. Ce
sont dans Si te dicen que cai, les aventis, qui n'offrent de la réalité
qu'une mise en scène.
C'est à la lumière de ce discours réitéré sur la subjectivité du réel et la
relativité de la vérité qu'il faut revoir Liber/arias. Sans doute, sommes
nous enclins à considérer que cette oeuvre va à contre-courant de la vision
ouverte et non dogmatique du monde que proposent les films précédents.
Du reste, la critique ne s'est pas privée de reprocher à ce film ce qu'il
134 HISP. XX - 17 - 1999
Les enjeux de la mémoire dans l'œuvre de V. Aranda
revendiquait haut et fort, à savoir son manichéisme 1 . Or, si Aranda
s'autorise dans Libertarias un regard partisan sur l'histoire, n'est-ce pas
qu'à ses yeux, toute reconstitution du passé qui prétendrait à l'objectivité
relèverait de la supercherie ? Libertarias affiche son parti pris jusqu'à
l'excès. Au point qu'il faut se demander si la mythification de Durruti,
l'assimilation des textes de Bakounine aux paroles de l'Evangile ou la
scène, inspirée du cinéma fantastique, montrant Floren possédée par
l'esprit de Mateo Morral ne tiennent pas de la dérision voire de la
loufoquerie. La croyance du spectateur en la fidélité de la représentation
n'est plus de mise. Il semble évident que la reconstitution historique cède
ici le pas à la créativité et à l'ironie du réalisateur. De fait, Libertarias ne
se cache pas d'être le fruit d'un travail de création. Cette ambition se
réalise au prix d'une contradiction entre le pacte de lecture sous-entendu
par le titre qui décrit une entité dépersonnalisante d'où le vedettariat
semble exclu et l'emploi de comédiens connus. Libertarias fait en effet la
part belle au jeu de l'acteur et met en évidence ses capacités
interprétatives. C'est là une démarche qui se situe aux antipodes de celle
de Land and Freedom de Ken Loach, dont on a pourtant rapproché le film
de Vicente Aranda. Le réalisateur britannique s'appuie, quant à lui, sur un
éventuel effet de mimétisme entre des acteurs non-professionnels, recrutés
dans les milieux populaires et progressistes, et les personnages. Or, loin
de fonder le film sur une identification entre personnages et comediens,
Aranda fait appel au travail de composition. Derrière le masque du
personnage il est encore possible de distinguer le visage connu d'un
comédien. La présence de la star ne fait pas que solliciter la mémoire du
spectateur cinéphile. Elle produit également un effet de distanciation à
l'égard du récit en rappelant que tout personnage est le résultat d'une
interprétation. Autrement dit, le recours à des comédiens connus pour
leurs précédents rôles ou leur statut de vedette est, au même titre que la
musique, le texte d'avertissement au lecteur, la dramatisation du récit, les
multiples auto-citations, une affirmation de la présence de l'énonciateur et
de la subjectivité du discours. De sorte qu'en dépit des apparences,
Libertarias ne contredit pas l'affirmation contenue dans les films
précédents : se souvenir, c'est créer.
Lire, par exemple, Xavier Ripoll, « Los Milicianos en el cine », art. cit. ou Magi Crusells, « La
Utopia durante la guerra civil espaîiola no fue solo cosa de hombres», Filmhistoria, vol. VI, n°3,
1996, pp. 295-299.
HISP. XX - 17 - 1999 135
Jean-Paul AUBERT
Le caractère presque obsessionnel de la mémoire dans l 'oeuvre de Vicente Aranda, la façon dont elle conditionne le discours et s'érige en thème à part entière dans plusieurs de ses films confirment l'appartenance de l'auteur à une génération de créateurs marquée par le passé. Aranda
partage avec Carlos Saura, mais aussi avec Antonio Rabinad et Juan Goytisolo qui furent ses amis, ou avec Manuel Vazquez Montalban et Juan Marsé dont il adapta plusieurs romans, une même angoisse face à l'oubli, volontaire ou involontaire, une même « ténacité à autopsier sans cesse le même cadavre » selon les propres mots de Juan Marsé1 . Cette mémoire, dont Jean Téna a montré qu'elle était le « mot-clé d'une génération» est au centre de !'oeuvre de Vicente Aranda
2• Avec ses
avatars que sont l'oubli ou l'amnésie, elle fait l'objet d'une réflexion qui prend une ampleur singulière dans des films réalisés pendant la période de transition. Libertarias annoncé et anticipé par plusieurs films, témoigne de l'obsession du réalisateur de faire revivre un passé ignoré ou nié. Mais il n'est pas que cela. On comprend que ce film dans lequel se lit une forte implication personnelle de l'auteur et qui sollicite à chaque instant la mémoire du spectateur, se veut avant tout un hommage à la mémoire de ceux qui furent doublement vaincus, défaits par le franquisme et oubliés par l'histoire. Dès lors, Libertarias ne doit pas être vu comme une reconstitution historique, mais comme un nouvel exemple d'une mise en image, nécessairement partiale et subjective, de la mémoire.
Juan Marsé, Seiioras y seiiores, Barcelone, Tusquets, 1988, cité par Jean Tena, « Carlos Saura et
la mémoire du temps escamoté », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 38-39, hiver 1984, p. 125. 2
Jean Tena, art. cil., pp. 123-130.
136 HISP. XX - 17 - 1999