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UNE RESPONSABILITÉ NON ASSUMÉE LES ENTREPRISES, LES AUTORITÉS ET LA CATASTROPHE DE BHOPAL UN ENVIRONNEMENT SAIN EST UN DROIT HUMAIN © Maude Dorr

Les entreprises, les autorités et la catastrophe de Bhopal

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Le 2 décembre 1984, peu avant minuit, une fuite de plusieurs milliers de tonnes de produits chimiques mortels s'est produite dans l'usine de pesticides de la société Union Carbide à Bhopal, dans le centre de l'Inde. Près d'un demi-million de personnes y ont été exposées. Entre 7 000 et 10 000 personnes sont mortes peu après, et 15 000 autres au cours des vingt années qui ont suivi.

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UNE RESPONSABILITÉNON ASSUMÉELES ENTREPRISES, LES AUTORITÉS ET LACATASTROPHE DE BHOPAL

UN ENVIRONNEMENT SAINEST UN DROIT HUMAIN

©Mau

deDorr

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LA CATASTROPHELe 2 décembre 1984, peu avant minuit, unefuite de plusieurs milliers de tonnes deproduits chimiques mortels s’est produitedans l’usine de pesticides de la société UnionCarbide à Bhopal, dans le centre de l’Inde.Près d’un demi-million de personnes y ont étéexposées. Entre 7 000 et 10 000 personnesont été tuées sur le coup ou en l’espace dequelques jours, et 15 000 autres sont mortesau cours des vingt années qui ont suivi. Prèsde vingt-cinq ans plus tard, le site n’a toujourspas été nettoyé, aucune enquête n’a étémenée en bonne et due forme sur la fuite etses conséquences, plus de 100 000personnes continuent de souffrir deproblèmes de santé et ne reçoivent pas lessoins médicaux dont elles ont besoin, et lessurvivants continuent d’attendre uneindemnisation équitable et une réparation à lahauteur de leurs souffrances.

DE PLUS EN PLUS PAUVRESLa plupart des victimes étaient pauvres. Ungrand nombre de celles qui sont mortesétaient l’unique ou le principal soutien deleur famille. Certaines familles ont aussiperdu leurs animaux – source de revenucruciale. En raison de problèmes de santé,des milliers de personnes ont perdu leurtravail ou n’étaient plus en état de gagnerde l’argent. Presque toutes celles qui ontété exposées aux produits toxiques se sontenfoncées de plus en plus profondémentdans la misère.

Quatre ans après la catastrophe, legouvernement indien et Union Carbidesont parvenus à un règlement à l’amiableprévoyant une indemnisation de470 millions de dollars des États-Unis(quelque 350 millions d’euros au tauxmoyen). La Cour suprême a confirmél’arrangement bien que les victimes, desgroupes de la société civile et d’autrespersonnes aient considéré le montantinsuffisant. Même ainsi, les survivants quiont essayé de toucher ces indemnisations sesont heurtés à un grand nombre d’obstacles,notamment la corruption, de longs délais de

versement et le refus d’accès à desmécanismes appropriés d’appel. Le fait dene pas pouvoir percevoir une indemnitésuffisante dans des délais raisonnablesretentit encore aujourd’hui sur leur capacitéà se remettre de cette tragédie.

Les personnes exposées aux gaz, et enparticulier les femmes, ont en outre étévictimes de la réprobation sociale. Nombred’entre elles, trop malades pour travailler,ont été perçues comme une charge. Pourcelles qui étaient célibataires, l’étiquette« exposées aux gaz » a rendu tout mariageéventuel improbable.

Bien que les autorités aient tenté de mettreen place des services médicaux et desubventionner des projets d’entreprise, desformations professionnelles et laconstruction de logements, cesprogrammes n’ont pas vraiment constituédes mesures de réinsertion pour lesvictimes. Nombreuses sont celles qui ontdû payer elles-mêmes leurs traitementsmédicaux, censés être gratuits. Des locauxprévus pour des activités industriellesdemeurent vides et des centres deformation pour femmes ont été fermés. Deslogements construits pour les survivants,notamment les veuves, sont dépourvusd’installations sanitaires de base.

La catastrophe de Bhopal a créé une ondede choc dans le monde entier et soulevé

des questions fondamentales sur laresponsabilité des entreprises. Alors que leshabitants de Bhopal ont lutté pour acquérirne serait-ce que de l’eau propre, la sociétéimpliquée a nié toute responsabilité etentravé toute démarche entreprise par lesvictimes pour obtenir réparation.

UNE ENTREPRISE FAUTIVEMême avant la catastrophe, il était clair queUnion Carbide s’était rendue coupable defautes graves sur le site de Bhopal. Lasociété y entreposait en vrac une substancedangereuse, sans aucun système de sécuritéadapté au risque. Elle avait, en particulier,omis d’instaurer un plan d'urgence détaillépermettant de protéger la population localecontre les risques de fuites, alors qu’un telplan avait été mis en place aux États-Unis.Cette politique du « deux poids, deuxmesures » expose souvent les pauvres despays en voie de développement à un risqueaccru de voir leurs droits humains bafoués.

La réaction de Union Carbide après lacatastrophe de Bhopal a soulevé desquestions fondamentales sur laresponsabilité des entreprises, leur obligationde rendre des comptes et leur éthique. Alorsque des milliers de personnes mouraient àBhopal après avoir été exposées à environ54 000 tonnes d'isocyanate de méthyle(MIC) et à plus de 10 tonnes de produits deréaction, les dirigeants de l’entrepriseaffirmaient que le MIC n’était pas toxique.À ce jour, Union Carbide n’a toujours pasfourni le nom des produits de réaction qui sesont échappés en même temps que le MIC,entravant ainsi les efforts déployés poursoigner les victimes. Cette attitude contrasteavec la réaction que la même société a euelorsque, à la suite d’une fuite de gaz enVirginie occidentale, aux États-Unis, en1985, elle avait publié une liste exhaustivedes produits de réaction.

Au lendemain de la tragédie de Bhopal,Union Carbide a participé quelque peu auxopérations de secours. Cependant, la sociétéa aussi cherché à limiter ses responsabilitésen matière d’indemnisation et a tourné le dosà Bhopal sans nettoyer correctement le site

Amnesty International - Mai 2009 Index : ASA 20/002/2009

DES MILLIERS DE PERSONNES, PAUVRES POUR LA PLUPART, ONT ÉTÉ TUÉES PAR UNE FUITE MASSIVE DE PRODUITSCHIMIQUES TOXIQUES QUI S’EST PRODUITE À BHOPAL, EN 1984. DES CENTAINES DE MILLIERS D’AUTRES ONTCONTRACTÉ DES MALADIES ET SE SONT ENFONCÉES ENCORE PLUS PROFONDÉMENT DANS LA PAUVRETÉ DU FAIT DEL’EXPOSITION AUX ÉMANATIONS. UN QUART DE SIÈCLE PLUS TARD, PROFONDÉMENT MARQUÉE, LA POPULATIONPOURSUIT SA LUTTE POUR OBTENIR QUE JUSTICE SOIT FAITE. LA CATASTROPHE ET SES CONSÉQUENCES SOULÈVENT DESQUESTIONS FONDAMENTALES SUR L’ÉTHIQUE ET LA RESPONSABILITÉ DES GRANDES MULTINATIONALES.

UN ENVIRONNEMENT SAIN EST UN DROIT HUMAIN

Bhopal n’est pas seulement unetragédie des droits humains datant dusiècle dernier – c’est une parodie deces droits, et cela se passe aujourd’hui.Les liens entre les intérêts d’uneentreprise puissante, la complexité dessituations juridiques, le laisser-aller desautorités et leur manquement à leursdevoirs se sont avérés un obstaclegigantesque pour les habitants deBhopal dans leur lutte pour la justice.

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Index : ASA 20/002/2009 Amnesty International - Mai 2009UN ENVIRONNEMENT SAIN EST UN DROIT HUMAIN

de l’usine, laissant les victimes faire face auxproblèmes de la pollution.

MANQUEMENTS DES AUTORITÉSAux termes du droit international, tout État apour obligation de veiller à ce que les droitsfondamentaux de la personne ne soient pasaffaiblis ou bafoués par les entreprises.Lorsque, par ses activités, une entrepriseporte atteinte à ces droits, il incombe auxautorités d’enquêter et de faire en sorte quedes mesures de responsabilisation et dessanctions appropriées soient prises etappliquées. Il leur appartient aussi de toutmettre en œuvre afin que les victimesobtiennent réellement réparation. Legouvernement indien a omis, sur tous lesfronts, de respecter et de protéger les droitsfondamentaux des habitants de Bhopal.

Malgré la dangerosité des substances et desprocédés utilisés à l’usine de Bhopal, rien nedémontre que les autorités ont pris lesmesures qui s’imposaient pour évaluer lesrisques auxquels étaient exposés lapopulation locale et l’environnement, ni pourinciter Union Carbide à passer en revue lesmécanismes de sécurité. Les mesures prisespar l’État depuis la catastrophe n’ont pas étéà la hauteur de la situation, l’indemnisationaccordée a été insuffisante, le site de l’usinedemeure contaminé et, à plusieurs reprises,le gouvernement n’a pas tenu sesengagements à l’égard des survivants et deleurs familles.

QUI EST PROTÉGÉ PAR LA LOI ?La tragédie de Bhopal montre de manièreflagrante comment la loi protège les grandesentreprises alors que, bien souvent, elledélaisse les gens les plus pauvres. Les effortsdéployés par de nombreux militants pours’appuyer sur la loi afin d’obtenir réparation etfaire en sorte que les responsables soienttenus de rendre des comptes ont biensouvent été vains.

Une affaire pénale qui a débuté il y a vingt-cinq ans, en Inde, est toujours en instance.

Photo de couverture : Photo de l’usine deUnion Carbide prise en 2002, presque vingtans après la fuite de gaz.À gauche : Aquarelle et encre de l’artistenépalais N.B. Gurung illustrant les effetsprolongés de la fuite de gaz de Bhopal

LES ENTREPRISES IMPLIQUÉES

En 1984, l’usine de Bhopal était l’une des installations de Union Carbide India Limited (UCIL).Union Carbide Corporation (UCC) – une société basée aux États-Unis – détenait 50,9 % desparts d’UCIL. UCC a toujours soutenu qu’UCIL était une entité totalement autonome. Elle aaussi à maintes reprises affirmé devant les tribunaux que son siège se situe aux États-Unis etnie avoir la moindre activité en Inde ou dans un quelconque pays autre que les États-Unis.Cependant, le rapport annuel d’UCC pour l’année 1984 énonce : « Les affaires de UnionCarbide Corporation dans le monde sont principalement gérées par leurs divisions, filiales etsociétés apparentées listées ci-dessous ». Dans la liste figurait notamment UCIL, égalementcitée dans le bilan consolidé d’UCC de la même année.

En 1994, Union Carbide a cédé les 50,9 % de parts qu’elle détenait auprès d’UCIL à MacLeodRussell (India) Limited, située à Calcutta, et UCIL a été renommée Eveready Industries India,Limited (Eveready Industries). Union Carbide a déclaré : « Faisant suite à la vente de ses partsd’UCIL, Union Carbide n’a conservé aucun intérêt – et n’a plus aucune responsabilité – dans lesite de Bhopal, et Eveready Industries est demeuré le détenteur exclusif des terres louées augouvernement de l'État du Madhya Pradesh. » En 1998, Eveready Industries a cédé le bail dusite de l’usine de Bhopal au Madhya Pradesh – manifestement à la demande du gouvernementde cet État.

En février 2001, UCC est devenue une filiale à part entière de The Dow Chemical Company(Dow). Même si Union Carbide est toujours, juridiquement parlant, une entité séparée, sonidentité en tant que société et toutes ses transactions sont totalement intégrées dans celles deDow. Dow Chemicals a publiquement déclaré qu’aucune responsabilité ne peut lui être imputéeconcernant la fuite et ses conséquences ou la contamination due à l’usine.

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Amnesty International est un mouvement mondial regroupant 2,2 millions depersonnes dans plus de 150 pays et territoires qui luttent pour mettre fin auxatteintes graves aux droits humains.La vision d’Amnesty International est celle d’un monde où chacun peut seprévaloir de tous les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droitsde l’homme et dans d’autres textes internationaux relatifs aux droits humains.Essentiellement financée par ses membres et les dons de particuliers,Amnesty International est indépendante de tout gouvernement, detoute tendance politique, de toute puissance économique et de toutecroyance religieuse.

Mai 2009Index : ASA 20/002/2009© LES ÉDITIONS FRANCOPHONESD'AMNESTY INTERNATIONAL pourla version française

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UN ENVIRONNEMENT SAINEST UN DROIT HUMAIN

En décembre 1991, le premier juge deBhopal a cité à comparaître WarrenAnderson, alors président-directeur générald’UCC, afin qu’il réponde des chargesd’homicide volontaire en rapport avec la fuitede gaz. Il n’a pas comparu. Les moyens misen œuvre pour obtenir son extradition desÉtats-Unis ont échoué.

Ouverte en 2004, une procédure judiciaired’intérêt public portant sur le nettoyage dusite et sur d’autres mesures de remise en étatest toujours en instance devant la coursuprême du Madhya Pradesh. Bien que lacour ait donné l’ordre aux autorités denettoyer le site, rien n’a été fait et les débatssur les responsabilités traînent en longueurdevant les tribunaux.

Les efforts déployés par les victimes devantles tribunaux américains pour obtenirréparation ont eux aussi été vains. Lesavocats de Union Carbide ont dans unpremier temps soutenu que les tribunauxindiens étaient le plus à même de juger cetteaffaire. Le tribunal de première instanceaméricain qui en a été saisi a déclaré fondéela demande de renvoi de l’affaire Bhopaldevant les tribunaux indiens, posant commecondition que Union Carbide se soumette à lacompétence de ces derniers. Union Carbidea fait appel contre cette condition. Faisantvolte-face, l’entreprise a alors soutenu devant

la cour d’appel que les tribunaux indiensétaient certes compétents, mais qu’ils nerespectaient pas les normes en matière deprocédure dont l’observation seraitobligatoirement exigée aux États-Unis.

La catastrophe de Bhopal montre commentla loi peut être utilisée par les entreprisespour protéger leurs propres intérêts, tout enétant extrêmement défavorable auxvictimes de ces mêmes entreprises, surtoutquand il s’agit de multinationales. Les lois etles systèmes qui protègent les droitshumains doivent évoluer de manière àmieux faire face aux réalités d’uneéconomie mondialisée, où des acteurstransnationaux puissants opèrent au-delàdes frontières.

Amnesty International soutient lacampagne pour la justice à Bhopal, et sesmembres continueront de s’associer auxsurvivants et aux militants pour exiger quejustice leur soit enfin rendue, que lesresponsables rendent compte de leursactes et que les violations des droitshumains, qui durent depuis vingt-cinqans, prennent fin une fois pour toutes.

Des victimes de la catastrophe de Bhopal et dessympathisants marchent sur New Delhi, 2006.

© Amnesty International

PASSEZ À L'ACTION !Amnesty International demande :

! que le gouvernement indien metteentièrement en place, comme promis, lacommission habilitée pour traiter del’affaire Bhopal et lui accorde lesressources et les moyens nécessaires ;

! que des mesures appropriées soientprises pour remédier aux effets à longterme de la fuite de gaz de Bhopal,notamment par un nettoyage total et uneremise en état du site de l’usine, lafourniture de soins médicaux,l’approvisionnement régulier en eau propreet saine pour la population touchée, etl’octroi de réparations financières ;

! que le gouvernement indien prenned’urgence des mesures décisives afin derépondre aux problèmes non encore résolusde l’indemnisation des victimes et del’obligation des responsables de rendrecompte de leurs actes ;

! que tous les États adoptent desschémas politiques et législatifs pluscontraignants aux niveaux national etinternational, afin que les entreprisessoient amenées à s’expliquer devant lajustice pour les atteintes aux droitshumains commises.

LA LUTTE DE BHOPAL POUR LAJUSTICE

Cela fait vingt-cinq ans que les survivants deBhopal luttent pour obtenir justice.Inlassablement, ils ont fait campagne afind’obtenir que le site soit correctement nettoyé,qu’une indemnisation satisfaisante leur soitaccordée et que les responsables soient tenusde répondre de leurs actes ; les victimes et leurssympathisants, dont des enfants et deshandicapés, sont allés jusqu’à parcourirplusieurs fois les 800 kilomètres séparantBhopal de New Delhi. Des militants ont organisédes rassemblements, des pétitions et desgrèves de la faim.

DEMANDDIGNITY.AMNESTY.ORG