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LES FONDATIONS DE MUSÉES SOUS LE SECOND EMPIRE : L’EXEMPLAIRE M. JUBINAL — Arnaud Bertinet Le musée du Second Empire peut s’appréhender comme « une collec- tion d’objets rares et curieux, appartenant à l’histoire naturelle, à la science, à l’industrie, aux beaux-arts ou à l’antiquité […] réunis dans un édifice public pour être offerts à l’admiration des connaisseurs, servir de jouissance aux amis de la science et des arts […] et entretenir, au sein des populations qui se succèdent, le goût de l’étude, le désir de l’instruction et l’amour du travail 1 . » Cee définition donnée par Porphyre Labie dans son Mémoire sur la bibliothèque et les musées d’Abbeville, paru en 1869, trouve ses origines dans la période révolutionnaire et se réfère tout autant à la notion de patri- moine national qu’à la volonté pédagogique de partage d’un savoir encyclo- pédique 2 . Les idées qu’elle développe se retrouvent dans les nombreux essais sur l’administration des beaux-arts et des musées qui se multiplient tout au long du xix e siècle 3 . 1. P. Labie, Mémoire sur la bibliothèque et les musées d’Abbeville, Abbeville, Gamain, 1869, p. II. 2. D. Poulot, Musée, nation, patrimoine 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997. 3. On pourra se référer pour la période du Second Empire aux ouvrages de C.-E. Beulé, Causeries sur l’art, Paris, Didier, 1867 ; N. Boussu, Études administratives : l’administration des beaux-arts, Paris, Édouard Baltenweck, 1877 ; H. Delaborde, Quelques idées sur la direction des arts et sur le maintien du goût public, Paris, Impr. impériale, 1856 ; P. Dupré, G. Ollendorf, Traité de l’administration des beaux-arts. Historique, législation, jurisprudence, Paris, 1885, 2 vol. ; E. Galichon, Études critiques sur l’administration des beaux-arts en France de 1860 à 1870, Paris, Bureau de la Gazee des beaux-arts, 1871 ; A. Jullien, Les Beaux-Arts et leur administration, Paris, Dentu, 1868 ; C. Timbal, Notes et causeries sur l’art et les artistes, Paris, Plon, 1881 – pour n’en citer que quelques-uns.

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— Arnaud Bertinet

Le musée du Second Empire peut s’appréhender comme « une collec-tion d’objets rares et curieux, appartenant à l’histoire naturelle, à la science, à l’industrie, aux beaux-arts ou à l’antiquité […] réunis dans un édifice public pour être offerts à l’admiration des connaisseurs, servir de jouissance aux amis de la science et des arts […] et entretenir, au sein des populations qui se succèdent, le goût de l’étude, le désir de l’instruction et l’amour du travail1. » Cette définition donnée par Porphyre Labitte dans son Mémoire sur la bibliothèque et les musées d’Abbeville, paru en 1869, trouve ses origines dans la période révolutionnaire et se réfère tout autant à la notion de patri-moine national qu’à la volonté pédagogique de partage d’un savoir encyclo-pédique2. Les idées qu’elle développe se retrouvent dans les nombreux essais sur l’administration des beaux-arts et des musées qui se multiplient tout au long du xixe siècle 3.

1. P. Labitte, Mémoire sur la bibliothèque et les musées d’Abbeville, Abbeville, Gamain, 1869, p. II.

2. D. Poulot, Musée, nation, patrimoine 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.

3. On pourra se référer pour la période du Second Empire aux ouvrages de C.-E. Beulé, Causeries sur l’art, Paris, Didier, 1867 ; N. Boussu, Études administratives : l’administration des beaux-arts, Paris, Édouard Baltenweck, 1877 ; H. Delaborde, Quelques idées sur la direction des arts et sur le maintien du goût public, Paris, Impr. impériale, 1856 ; P. Dupré, G. Ollendorf, Traité de l’administration des beaux-arts. Historique, législation, jurisprudence, Paris, 1885, 2 vol. ; E. Galichon, Études critiques sur l’administration des beaux-arts en France de 1860 à 1870, Paris, Bureau de la Gazette des beaux-arts, 1871 ; A. Jullien, Les Beaux-Arts et leur administration, Paris, Dentu, 1868 ; C. Timbal, Notes et causeries sur l’art et les artistes, Paris, Plon, 1881 – pour n’en citer que quelques-uns.

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Si le ministère de tutelle de l’institution muséale va changer plusieurs fois – ministère de l’Intérieur, ministère d’État, Maison de l’Empereur, Maison de l’Empereur et des Beaux-Arts –, on retrouvera toujours le même homme aux commandes de l’institution à cette période : le comte Alfred-Émilien de Nieuwerkerke4. Directeur des Musées nationaux à partir du 25 décembre 1849, des Musées impériaux en 1852, puis surintendant des Beaux-Arts à partir du 30 juin 1863, Nieuwerkerke, sculpteur, plus fin connaisseur des arts que la postérité ne l’a laissé paraître5, sera, tout au long de son directorat, le découvreur d’une génération de conservateurs fascinante6, mais également le protecteur enthousiaste de nombreux projets de musées.

Le musée apparaît alors, aussi bien aux pouvoirs centraux que locaux, comme une institution indispensable, offrant un support concret à leurs volontés d’édification, notamment dans le cadre du développement des arts industriels. En attestent les grandes institutions impériales, les multiples créations provinciales et les fondations privées. Philippe de Chennevières dénombre en 1848, dans son Rapport sur les musées de province7, près de deux cents collections publiques, et souligne en 1865, dans un article de la Gazette des beaux-arts8, cette prolifération des collections d’œuvres d’art.

Durant toute la période, l’institution muséale devient également un outil de meilleure connaissance du passé national et régional, grâce au dévelop-pement de l’archéologie et d’une histoire locale portée par les sociétés savantes. Toutefois, et toujours pour citer l’administrateur du musée abbe-villois : « Tant qu’on parle en termes généraux et philosophiques, tant qu’on en est aux professions de foi, les bibliothèques, les musées, l’instruction sont

4. Le Comte de Nieuwerkerke. Art et pouvoir sous Napoléon III, cat. exp., Musée national du Château de Compiègne, Paris, RMN, 2000.

5. Sa proximité avec Louis-Napoléon Bonaparte, du fait de sa liaison avec la princesse Mathilde, est, à n’en point douter, à l’origine de sa nomination au poste de directeur des Musées en 1849, mais aussi, pour partie, responsable des nombreuses attaques qu’il dut subir dans l’exercice de ses fonctions. Archives des musées nationaux (AMN) O30. Dossiers individuels des personnels scientifiques et administratifs des musées, no 356, Alfred-Émilien de Nieuwerkerke.

6. F. Reiset, Théodule Devéria, Henri Barbet de Jouy, Louis Clément de Ris, Philippe de Chennevières, Paul Both de Tauzia, Alexandre Bertrand débutent leur carrière durant les années Nieuwerkerke.

7. P. de Chennevières, Travaux de M. de Chennevières… Du rapport adressé par M. le directeur des Musées nationaux à M. le ministre de l’Intérieur, sur la nécessité de relier les musées des départements au musée central du Louvre, Paris, Imp. de Lacour, 1848.

8. P. de Chennevières, « Les Musées de Province », La Gazette des beaux-arts, Paris, t. XVIII, février 1865, p. 118-131.

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indispensables à l’exercice des libertés publiques et au progrès social, aucun besoin n’est plus sacré ; mais quand arrive la dotation à inscrire au budget, ce bel enthousiasme refroidit et l’on oublie même, qu’en recevant ces dons, on a pris l’engagement formel de les loger convenablement et d’en faire jouir le public9. » L’institution muséale est une institution dont l’importance du coût est régulièrement mise en avant par les municipalités dans leurs corres-pondances avec la Direction des beaux-arts, ceci afin d’obtenir des subsides et des œuvres de collections de l’État. Heureusement, de multiples actions privées entretiennent la flamme de ces créations et poursuivent la vague de fondations de musées qui court tout au long du siècle. Compensent-elles ou remplacent-elles alors les faiblesses de l’État dans ce rôle fondateur ?

Il est impossible de rendre compte de toutes les fondations du Second Empire dans le cadre de cette intervention, tant elles « pullulent », pour reprendre le mot de Philippe de Chennevières10. Face au mirage de l’exhaus-tivité, il nous a paru intéressant d’articuler notre réflexion autour d’une pré-sentation des fondations de musées sous le Second Empire – quels sont leurs types, leur nombre, leurs éventuelles conséquences –, pour ensuite privilé-gier l’étude d’une personnalité exemplaire : Achille Jubinal, dont le rôle dans les fondations des musées Massey, à Tarbes, et Saliès, à Bagnères-de-Bigorre, mérite d’être reconnu.

Les fondations de musées sous le second Empire

Quelques nouveaux musées impériaux apparaissent sous le Second Empire et viennent s’ajouter aux établissements dépendant des compétences du comte de Nieuwerkerke. La fondation de trois musées découle de la volonté directe de Napoléon III, ces derniers servant son action politique et sociale ou lui permettant d’assouvir une passion réelle pour l’archéologie.

Le musée des Souverains est, dès 1852, créé afin de légitimer les Napo-léonides en les présentant comme héritiers des précédentes dynasties ayant régné sur la France, alors même que l’Empire n’est pas encore rétabli11.

9. P. Labitte, op. cit., p. VII.

10. P. de Chennevières, op. cit., février 1865, p. 118.

11. Le décret de fondation du musée est publié le 15 février 1852, AMN MS1 Musée des Souverains, Historique et organisation 1852-1872, Décret de formation du musée des Souverains, 15 février 1852.

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À l’image de Louis-Philippe, qui décidait en 1833 de transformer le palais de Versailles en musée de l’Histoire française au service de la dynastie nou-velle12, Louis-Napoléon Bonaparte, alors prince-président, fait installer par Horace de Viel-Castel », au sein du Louvre, un musée « formé dans les salles Henri II, Henri IV et autres adjacentes, où seraient réunis tous les objets ayant appartenu aux rois et reines de France ainsi qu’à l’empereur Napoléon13 ». Symbole d’un régime qui mena la France à sa perte dans la guerre contre la Prusse, le musée ne pouvait survivre au Second Empire et disparut après le 4 septembre 187014.

L’éphémère musée Napoléon III15, qui présente durant six mois la collec-tion Campana au Palais de l’Industrie, avant sa répartition entre le Louvre et les musées de province16 (fig. 1), doit sa fondation à la volonté d’édification des classes ouvrières qui anime le césarisme napoléonien. Afin de conserver la prééminence des arts décoratifs français et de fournir des modèles aux ouvriers des industries d’art, Napoléon III achète la majorité de la collection du marquis de Campana à l’État pontifical. Sa présentation et son avenir sont l’occasion de polémiques féroces entre les cercles intellectuels de la princesse Mathilde et d’Hortense Cornu, jusqu’à la décision impériale de réunir les œuvres aux collections du Louvre.

Enfin, le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye17 naît de la passion de l’Empereur, auteur d’une Histoire de Jules César, pour l’archéologie18. Désireux de conforter ses écrits par des preuves archéolo-giques et de développer une meilleure connaissance du passé national, Napo-léon III subventionne les fouilles de l’oppidum d’Alésia, avant d’investir dans

12. Sur la fondation et la logique qui a mené à la formation du musée d’Histoire de France à Versailles, on se référera à D. Poulot, Une histoire des musées de France, xviiie-xxe siècle, Paris, La Découverte, 2005, p. 86-99.

13. H. de Viel-Castel, Mémoires sur le règne de Napoléon III, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 184.

14. AMN *1BB19, Procès-verbaux du Conservatoire des musées nationaux et impériaux, 5 septembre 1870.

15. A. Bertinet, « L’idée de réforme dans les arts industriels en France sous le Second Empire », DEA sous la direction de M. le Professeur Dominique Poulot, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2002.

16. Longtemps source de polémique, l’inventaire de cette répartition que l’on pensait sabotée par les conservateurs du Louvre de l’époque existe aux Archives nationales, AN F 21 572, palais de l’Industrie, musée Napoléon III.

17. A.  Bertinet, « La fondation du musée impérial des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye », Napoléon III et Saint-Germain-en-Laye, actes du colloque organisé par Les Amis du vieux Saint-Germain au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, 2011, p. 31-44.

18. L.-N. Bonaparte, Histoire de Jules César, Paris, Plon, 1865-1866, 3 vol.

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la restauration et la transformation du château de Saint-Germain-en-Laye, musée où « la nation française pourra contempler son berceau19 ». Écrin de l’histoire nationale, réponse à une demande forte de la communauté scienti-fique, Saint-Germain sera finalement la seule création impériale à avoir sur-vécu au régime.

La grande réussite du Second Empire en matière muséale se concentre sans doute dans la liberté laissée au développement de l’institution en régions. Avec le décret-loi du 22 janvier 1852, la Direction des musées de province s’ajoute aux attributions du directeur des musées impériaux. La conservation des objets d’art placés dans les anciennes résidences royales, l’organisation des expositions annuelles des artistes vivants ou la distribution des récom-penses obtenues au Salon empêchent la Direction des musées impériaux de porter toute l’attention nécessaire à la province, au-delà d’envois réguliers

19. AMN G1 Saint-Germain-en-Laye, musée des Antiquités nationales, Organisation et historique 1851-1945, 1863. Note d’Adrien de Longpérier sur l’organisation du musée de Saint-Germain-en-Laye.

1 | Fiche de répartition des envois de la collection Campana vers les

musées de province, musée de Tarbes.

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d’œuvres chaque année20. Cette multiplicité de tâches à accomplir laisse donc un espace important aux initiatives des élites locales, qu’elles soient le fait des villes, de sociétés académiques ou de particuliers.

Suivant un recensement21 qui dénombre les fondations de musées en France des « origines » à 1884, date probable de ce décompte – supposi-tion appuyée par l’absence des musées d’Alsace-Moselle, alors allemands –, 289 musées sont reconnus par l’administration des Beaux-Arts, 99 ont été créés entre 174822 et 1849, 79 entre 1850 et 1870. D’une moyenne d’un peu moins d’une création muséale par an, on passe statistiquement, sous le Second Empire, à quatre musées créés chaque année. L’accélération des créations, clairement identifiable sous Napoléon III, s’explique aisément si l’on se réfère aux propos du comte de Beaumont, sénateur et promoteur de la fondation du musée d’Amiens : « Les musées des départements répondent à l’un des plus impérieux besoins de notre époque, ils sont tout à la fois un but de moralisation et de délassement pour les populations des grandes villes, auxquelles ils offrent gratuitement l’instruction sous l’attrait du plaisir23. » Il est alors impossible de s’opposer à la fondation d’un musée si l’on ne veut pas « être taxé de barbarie24 ».

Parallèlement, le développement de sociétés savantes réactive les pro-messes pédagogiques et les ambitions civiques de la Révolution. Elles s’en-gagent à mieux faire connaître l’histoire et les coutumes locales remises en cause par cette même Révolution. Ces éléments apparaissent comme une autre explication à l’origine de cet âge fondateur pour les musées, comme le démontre Stéphane Gerson dans son ouvrage The Pride of Place. Local Memo-ries and Political Culture in 19th Century France, paru en 200325.

20. Le 15 août est jour de fête impériale depuis Napoléon Ier. Sous Napoléon III, il est chaque année l’occasion d’annoncer l’envoi de nombreuses œuvres vers les musées de province.

21. Archives nationales (AN) F21 4504B. Musées de province, Administration générale : commissions, personnel, collections et inventaires (cahiers des musées) 1795-1940.

22. Pour le rédacteur de ce recensement, le plus ancien musée fondé en France serait celui de Reims, il donne cette date étonnante de 1748.

23. AN F21 4504B. Musées de province, Administration générale : commissions, personnel, collections et inventaires (cahiers des musées) 1795-1940, dossier du musée d’Amiens, proposition de loi du 20 avril 1854.

24. C.  Le Cœur, Considérations sur les musées de province et notice sur le musée de Pau, Pau, Impr. E. Vignancaur, 1873, p. 3.

25. S. Gerson, The Pride of Place: Local Memories and Political Culture in 19th Century France, Ithaca, Cornell University Press, 2003.

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D’après Jean-Pierre Chaline, 8 % de ces sociétés savantes siègent au sein du musée local26, et sont à l’origine de l’institution. Les exemples de ces créa-tions collectives où les sociétés inscrivent leur marque dans les musées sont légion, de la Société d’agriculture, sciences et arts de Poligny27, en passant par la Société d’agriculture, archéologie et histoire naturelle du département de la Manche, à Saint-Lô28, ou la Société des Antiquaires de Picardie, qui fonde à Amiens le musée Napoléon. Cette création savante locale est d’ailleurs pendant quelques années au centre d’une violente polémique, certains anti-quaires amiénois désirant l’offrir comme annexe aux musées impériaux, pour la plus grande gloire du souverain29, et ce, au détriment du patrimoine local30, à l’origine même de la fondation.

À côté de ces fondations collectives se développent également des créa-tions individuelles, souvent confiées par la suite aux municipalités. Les condi-tions du don d’Aristide Boullet-Lacroix obligent la ville de Château-Gontier à se doter d’un musée en 1863 et, dès 1864, le député de la circonscription demande des œuvres à la surintendance afin de faire face aux dons nombreux de la famille orléaniste des Montalivet31. À Roanne, le musée est dirigé par son fondateur, Fleury-Mulsant, dès 184632 et, à Bailleul, la mairie reçoit en 1859 plus de 1100 objets de Benoît de Puydt pour fonder un musée33.

26. J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes au xixe siècle, Paris, éd. du CTHS, 1995, p. 311-313.

27. AN F21 448 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Abbeville à Vitry 1861-1870, dossier de Poligny.

28. AN F21 450 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Abbeville à Vitry 1861-1870, dossier de Saint-Lô.

29. É. Jourdain, Simples questions sur l’affaire du Musée Napoléon, Amiens, Caillaux, 1868.

30. « Donner et abandonner la propriété et le libre usage d’un immeuble d’un million et demi pour l’espérance incertaine d’avoir en dépôt quelques tableaux, des tableaux de mérite aujourd’hui, je le veux, mais des tableaux de plus ou moins de mérite plus tard… y pense-t-on ? … Eh ! bien !, cette espérance est la seule raison qui milite maintenant en faveur de l’abandon du Musée. Ne nous laissons pas séduire par ce qui peut n’être qu’un mirage. Préférons à l’espérance incertaine et précaire de posséder les richesses de l’État, l’espérance, éloignée, mais certaine, de devenir riches de nos propres richesses. » (É. Jourdain, Note sur la question du Musée Napoléon, Amiens, Caillaux, 15 mai 1868, p. 13-14).

31. AN F21 444 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Abbeville à Vitry 1861-1870, dossier de Château-Gontier.

32. La série F21 436 à 439 traitant des répartitions d’objets d’art de 1851 à 1860 est donnée pour partie en déficit aux Archives nationales. En réalité, une partie des dossiers est classée avec la décennie inférieure de F21 2199 à 2202. AN F21 2199 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Nancy-Verdun 1841-1850, dossier de Roanne.

33. AN F21 442 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Abbeville à Vitry 1861-1870, dossier de Bailleul.

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Ce type de fondation n’est pas une nouveauté. L’exemple de François-Xavier Fabre34, à Montpellier en 1825, reste dans toutes les mémoires à l’époque. Mais les nombreux démêlés de la municipalité avec Victor- Ferdinand de Nattes35, le directeur du musée, nommé à vie dans le testa-ment du donateur, ancien élève de Vien et de David, rendent les municipa-lités réticentes. L’action de Nattes, qui se résume alors à une fidélité rigide et aveugle aux conceptions de Fabre, pétrifie l’institution naissante36, qu’il conçoit comme un mausolée à la gloire de son fondateur, jusqu’à l’interven-tion d’Achille Fould, ministre d’État, qui prend fait et cause pour la municipa-lité en 185937. Cette intervention fait suite à de nombreux procès, perdus par Nattes38, et à une multitude de rapports qui finissent par exaspérer le ministre. Originaire de Tarbes, Fould figure parmi les premiers donateurs du musée Massey, c’est d’ailleurs à l’un de ses compatriotes que nous devons deux fon-dations particulièrement intéressantes et représentatives de l’époque : les musées Massey, à Tarbes, et Salies, à Bagnères-de-Bigorre.

achille Jubinal : de la fondation des musées de tarbes et Bagnères-de-Bigorre aux envois massifs d’œuvres vers la province

Michel Louis, dit Achille, Jubinal39 (fig. 2 à 4 dans le cahier couleur) naît à Paris le 24 octobre 1810. Fils d’un haut fonctionnaire de l’Empire descendant d’une longue lignée de paysans aisés de la vallée de Luz Saint-Sauveur, il étudie au

34. M. Hilaire, L. Pellicer, François-Xavier Fabre, de Florence à Montpellier (1766-1837), Paris, Somogy Éditions d’art, Montpellier, Musée Fabre, 2008.

35. M.-F. Roudier, « Victor-Ferdinand de Nattes (1795-1881), directeur du musée Fabre de 1837 à 1881 », mémoire de maîtrise en histoire de l’art et archéologie université Paul Valery – Montpellier III, sous la direction de Mme le Professeur Laure Pellicer, 1986.

36. A. Bertinet, « Les musées de Nantes et Montpellier : deux collections représentatives en région », Revue Histoire de l’Art, no 62, Paris, juin 2008, p. 89-97.

37. Archives municipales de Montpellier, 2R3-9 Id- Personnel, direction et procès de Nattes. Lettre d’Achille Fould au maire de Montpellier, 1859.

38. Les procès perdus par des ayants-droits contre des musées sont extrêmement rares, le cas de Montpellier est alors quasi unique. AN F21 4914 Musées de Province 1782-1943, dossier de Montpellier.

39. E. Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999, p. 412.

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lycée Henri IV, puis fait son droit. Il suit en parallèle les cours de l’École des Chartes et se rend rapidement célèbre par la publication de ses travaux his-toriques, littéraires et artistiques40. En 1838, il obtient la chaire de professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Montpellier, ce qui explique sans doute la présence du tableau L’Hiver en Perse, de Jules Laurens – dont le frère sera conservateur du musée Fabre –, dans les collections de Bagnères. Son mariage en 1855 avec Hortense Rousselin de Corbeau de Saint-Albon, fille du fondateur du Constitutionnel, lui assure de confortables revenus. Il se rallie très tôt à Louis-Napoléon Bonaparte. Candidat officiel du gouverne-ment dans les Hautes-Pyrénées en 1852, il sera député de sa circonscription jusqu’en 1870. Fidèle soutien à l’empereur donc, mais aussi et surtout à la région d’origine de sa famille, pour laquelle « il ne cessa de réclamer les pro-grès et les mesures qui lui paraissaient de nature à développer la prospérité […]41 ».

Fondateur et président à vie de la Société académique des Hautes-Pyrénées, il va mettre à profit ses relations dès sa première élection, en 1852, et doter personnellement Tarbes d’un musée. Il réitèrera l’opération à Bagnères-de-Bigorre, en y ajoutant une bibliothèque et une école de sculpture.

Tarbes est concernée par la munificence d’Achille Jubinal dès 1853. À la suite de cette première donation, la mairie décide d’installer la collection dans la villa léguée la même année à la ville par Placide Massey, ancien direc-teur des pépinières du Trianon. Les travaux de transformation du bâtiment en musée, confiés à l’architecte Jean-Jacques Latour, durent une dizaine d’années, de 1853 à 1864. En 1856, 153 œuvres – tableaux, dessins, gravures, photographies – ont déjà été données à la municipalité, par l’entremise de Jubinal, pour fonder le musée42. La qualité des œuvres est variable, certaines attributions sont fantaisistes. Le don originel de Jubinal entraîne néanmoins l’évergétisme de ses contemporains, dont celui du ministre d’État Achille Fould43, qui cède au musée L’Innocence ou Daphnis et Chloé, de Gérôme, dès

40. Son ouvrage Les Anciennes Tapisseries historiées, ou Collection des monuments les plus remarquables de ce genre qui nous soient restés du Moyen Âge, à partir du xie au xvie siècle inclusivement, paru à Paris en 1838, est notamment primé par l’Académie des Inscriptions.

41. L. Gerdeblat, « Notice nécrologique d’Achille Jubinal », L’Écho des vallées, 25 mars 1876.

42. Catalogue des tableaux et autres objets d’art donnés par M. Jubinal, député des Hautes-Pyrénées, Tarbes, 1856.

43. J. Brabant (de), Achille Fould et son temps (1800-1867) : l’homme-clef du Second Empire, Pau, Éd. Cairn, 2001.

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la première année de son existence. Jubinal profite de ses liens privilégiés avec Mathilde Bonaparte et Nieuwerkerke pour obtenir de très nombreux envois pour l’institution tarbaise44. Le musée reçoit ainsi de la Direction des beaux-arts et de la Surintendance, entre 1854 et 1870, une vingtaine d’œuvres45, soit l’équivalent de ce que reçoivent des musées de première classe comme Nantes ou Lille46. Jubinal s’approprie le musée de Tarbes, l’appelant « mon musée47 » dans ses nombreuses lettres à Nieuwerkerke. Les titres des catalo-gues prêtent d’ailleurs à confusion, notamment celui de 1856, puisque parmi les ouvrages « donnés par M. Jubinal » se trouvent aussi bien les envois de l’État et les legs de particuliers que les dons effectifs de Jubinal. En 186748, sur les 133 tableaux des collections de Tarbes, 84 ont été donnés par Jubinal, 21 par des particuliers, et 6 ont été achetés.

La première donation destinée au musée de Bagnères-de-Bigorre inter-vient en 1852. Elle est suivie de nombreuses autres jusqu’en 1875, ceci dans l’objectif de faire de la bibliothèque et du musée « les deux premiers établisse-ments de ce genre parmi ceux qui existent en province49 ». En réalité, Jubinal ne fonde pas mais développe une institution qui végétait depuis sa création par le naturaliste Philippe50. Tout comme Tarbes, Bagnères reçoit une col-lection d’œuvres classiques allant de la Renaissance au xviiie siècle, dans le but de parfaire l’éducation des administrés51. À l’instar de ses contempo-rains, Jubinal conçoit le musée comme « un enseignement des yeux qui nous représente sur la toile, comme dans un miroir, tous les grands faits, toutes les

44. AN F21 451 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Abbeville à Vitry 1861-1870, et AN F21 2199 Beaux-Arts, Répartition d’objets d’art entre les musées, Nancy-Verdun 1841-1850, dossiers de Tarbes.

45. 19 tableaux, dont trois sont issus de la collection Campana.

46. Les différents musées de province sont alors classés en trois classes d’importance suivant leurs collections et la date de leur fondation.

47. « … et je dis mon avec orgueil » AMN P10 Dépôts et dons d’œuvres originales et de copies 1796-1910. Lettre d’Achille Jubinal à Nieuwerkerke, 11 mai 1857.

48. Catalogue du musée de la ville de Tarbes fondé par M. Achille Jubinal, député au corps législatif, Tarbes, Perrot-Prat, 1867.

49. « Installation nouvelle de la Bibliothèque municipale dans le Salon des Thermes », Bulletin de la Société Ramond, Bagnères-de-Bigorre, 1876, p. 45-49.

50. B. Magnin-Roggero, Les Orientalistes. La collection du musée Salies à Bagnères-de-Bigorre, Bagnères-de-Bigorre, Musée Salies, 2007, p. 10. La fondation est également donnée à un certain Gélibert par le numéro 70 du Journal général de l’instruction publique du 3 juillet 1834, p. 376.

51. De 1853 à 1875, Jubinal donne au musée de Bagnères 137 tableaux, 50 dessins, 34 gravures et lithographies, 27 plâtres et 2 céramiques, Catalogue du musée de Bagnères-de-Bigorre, Bagnères-de-Bigorre, 1877.

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actions éclatantes ou touchantes, tous les bons instincts du cœur humain, ren-dus visibles et palpables grâce à la baguette magique du peintre52 ». Toutefois, à l’encontre de cette volonté universaliste, l’entrée du musée de Bagnères-de-Bigorre est payante – mais le produit de cette « légère rétribution53 » deman-dée aux visiteurs est destiné à plusieurs œuvres de bienfaisance.

Afin d’augmenter les collections du musée, Jubinal profite de son influence dans le monde des arts. Grâce à ses nombreuses chroniques dans la presse et à la fréquentation du salon de la princesse Mathilde, il n’hésite pas à demander des œuvres aux collectionneurs et artistes qu’il rencontre. Il les cède ensuite en son nom à ses musées. Ainsi, lord Londesborough se sépare de la toile Cavaliers et têtes rondes, achetée au peintre anglais Cooper, et le peintre italien Angelo Inganni offre Un village italien durant l’hiver54. Ce système explique pour partie la formidable prodigalité de Jubinal, mais s’applique essentielle-ment aux œuvres contemporaines. Ses revenus personnels lui servent à ache-ter des œuvres plus anciennes, comme L’Éducation de l’Amour55, lors de la vente de la galerie Collot56, à Paris.

Les collections du musée s’enrichissent par les envois de la Direction des beaux-arts, que Jubinal contacte dès novembre 1852 pour obtenir des œuvres, dont un Paysage de Blanchard57. Le catalogue de 1877 mentionne 19 pièces déposées au musée par l’État sous Napoléon III58. Comme pour Tarbes, le chiffre est exceptionnel et place le musée parmi les établissements les plus favorisés. En plus d’œuvres d’Emmanuel Frémiet ou de Philippe-Auguste Jeanron – prédécesseur de Nieuwerkerke au poste de directeur des Musées, qui recevra de nombreuses commandes tout au long de l’Empire

52. R. Bourgeois, Achille Jubinal, critique d’Art et mécène, Diplôme d’études supérieures sous la direction de M. Guinard, université de Toulouse, 1965.

53. Catalogue du musée de peinture et de sculpture donné par M. Achille Jubinal, député des Hautes-Pyrénées, à la ville de Bagnères-de-Bigorre, Bagnères-de-Bigorre, 1864, p. V-VI.

54. Ibid., p. 8 et 13-14.

55. Ibid., p. 6.

56. Collot, directeur de la Monnaie de Paris, servit d’intermédiaire pour la ville de Montpellier lors de la vente de la collection Soult et légua une partie de sa collection au musée Fabre.

57. Catalogue du musée de peinture et de sculpture donné par M. Achille Jubinal, op. cit., p. 4.

58. Un total de 35 œuvres a été déposé au musée entre 1853 et 1877, 19 sous le Second Empire, 16 à la suite des envois massifs vers la province décidés en 1872, Catalogue du musée de Bagnères-de-Bigorre, Bagnères-de-Bigorre, 1877.

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– l’État envoie notamment La Justice du Pacha d’Édouard Dehodencq (fig. 3), tableau présenté au Salon de 1866.

Cette œuvre enrichit la collection de tableaux orientalistes donnée par Jubinal, créant ainsi un ensemble unique en province. Le musée de Bagnères, installé dans une aile du nouvel établissement thermal, se singularise par la présence d’un ensemble pensé et réfléchi d’œuvres contemporaines, de la Prise de Missolonghi de Pierre-Roch Vigneron au portrait de La Malibran en Desdémone d’Herman Cossmann (fig. 4), en passant par le Saint François bap-tisant les Indiens de Théodore Chassériau. Jubinal, par l’orientation moderne qu’il apporte aux collections du musée, cherche à attirer dans la jeune sta-tion thermale pyrénéenne, à la suite de l’impératrice, une certaine clientèle parisienne. En effet, quelques villes comprennent l’avantage décisif que peut représenter la possession d’un musée pour leur développement économique. L’idée d’utiliser le musée comme un pôle d’attraction touristique est un argu-ment important et figure dans leurs demandes de subventions et de dépôts d’œuvres. Une lettre de Charles Dufour, adressée à Nieuwerkerke à propos du musée d’Amiens et datée de 185659, l’atteste avec force.

Le développement des collections de province tient à cœur à Achille Jubi-nal, qui présente dès 1859 dans le Messager de Paris60, puis en 1865 à la tri-bune de l’Assemblée61, un projet de répartition des œuvres conservées dans les réserves du Louvre.

Il devient le porte-parole d’une idée régulièrement défendue62 – et long-temps combattue par Nieuwerkerke et certains conservateurs du Louvre63 –,

59. « Il ne vous échappera point non plus, Monsieur le Comte, que Paris est assez riche de toutes ses galeries artistiques pour les partager avec la Province. Amiens est, à cet égard, dans une situation exceptionnelle. Placée sur le point de bifurcation de trois grandes lignes de fer, et habitée par une population de plus de 50 000 âmes, cette cité est chaque jour traversée par une affluence considérable de touristes que l’Angleterre, la Belgique et l’Allemagne envoient en France pour y étudier les Beaux-Arts. N’est-il pas convenable que la ville d’Amiens leur offre en quelque sorte un avant-goût des richesses que l’art et le luxe ont entassées dans les établissements publics de la capitale ? » (AMN Z66 Musées de province, Musée Napoléon Amiens. Lettre de Charles Dufour à Nieuwerkerke, 25 décembre 1856).

60. AMN P2, Département des peintures. Administration 1794-1961. Lettre et article de journal d’Achille Jubinal destinés à Nieuwerkerke, 8 novembre 1859.

61. AMN P2, Département des peintures. Administration 1794-1961. Lettre et projet de loi du 21 juin 1865 d’Achille Jubinal destinés à Nieuwerkerke, 28 mars 1869.

62. Dès 1850, le député Vitet s’exprimait publiquement pour cette répartition, AMN *1BB17-1868. Procès-verbaux du conservatoire du Louvre, séance du 30 mars 1868.

63. Lors de la séance du conservatoire des musées impériaux du 30  mars 1868, Nieuwerkerke, qui dispose du soutien de Reiset, est encore opposé à cette idée, proposée par Chennevières, AMN *1BB17-1868 Procès-verbaux du conservatoire du Louvre, séance du 30 mars 1868.

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qui avait trouvé un premier aboutissement dans les envois issus de la collec-tion Campana en février 1863. Jubinal pense en effet que « ce serait une bien autre éclosion de l’art et des musées si l’administration du Louvre consentait à réaliser ce qui, sans doute, lui a été demandé bien souvent, à savoir le prêt, sinon le don, aux musées existants, d’un certain nombre de tableaux qu’elle conserve dans ses magasins et qu’elle ne peut exposer ni montrer au public, faute de place64 ».

Nieuwerkerke, qui annote le courrier, comme à son habitude, dans le coin gauche afin que son secrétaire rédige les réponses, s’étonne qu’un homme aussi versé dans la question des arts croie encore à ce mythe des réserves du Louvre, dans la mesure où les travaux d’aménagement menés alors devaient limiter celles-ci à la conservation des œuvres en trop mauvais état pour être présentées65. Jubinal n’abdique pas face à cette fin de non-recevoir. En juin 1865, il demande, lors des discussions sur le vote du budget, que les tableaux roulés et conservés dans les réserves, à l’image des envois histo-riques de Chaptal sous le Consulat, soient destinés à la province. Il prévoit, si le nombre d’œuvres est trop faible, que l’on organise un roulement entre ins-titutions dans la présentation de ces toiles. Le gouvernement pourrait alors profiter de cette exposition temporaire pour « engager les villes à agrandir leurs galeries si elles sont trop petites, ou à en bâtir de toutes neuves si elles n’en ont pas66 ». Malgré l’enthousiasme déclenché par la proposition, le pro-jet ne prend véritablement forme que quatre ans plus tard. Le 28 mars 1869 paraît au Journal officiel de l’Empire français67 le décret de création d’une com-mission – dont Jubinal est nommé membre68 par le maréchal Vaillant – chargée

64. A. Jubinal, « Chronique des Beaux-Arts », Le Messager de Paris, novembre 1859.

65. AMN P2 Département des peintures. Administration 1794-1961. Lettre d’Achille Jubinal destinée à Nieuwerkerke, 8 novembre 1859, annotation en haut à gauche.

66. A. Jubinal, « Discours de M. Achille Jubinal, député au corps législatif, dans la séance du 20 juin 1865 », Le Moniteur Universel, 21 juin 1865, Tiré-à-part, p. 10-11.

67. Le décret date du 26  mars, AN F21 4423 Beaux-Arts, Rapports administratifs, Conseil des musées nationaux, Journal officiel de l’Empire français, 28 mars 1869.

68. Les procès-verbaux des réunions de la commission, ainsi que les listes d’œuvres destinées à être envoyées en province, sont conservés aux Archives des musées nationaux. Les membres de cette commission sont : le comte de Nieuwerkerke, président de la commission, Chaix d’Est Ange, sénateur, Alfred Leroux, le comte Welles de la Valette et Achille Jubinal, députés, Gaudin, le vicomte de Rougé, conseillers d’État, Cabanel, Gérôme, Gatteaux, Guillaume, Cavelier, le vicomte Henri de Laborde, Mérimée, membres de l’Académie des Beaux-Arts, Villot et Chesneau, secrétaires, AMN Z19 Commission chargée de la Haute Direction et de la Surveillance du travail relatif aux tableaux et objets d’art faisant partie de la dotation de la Couronne pouvant en être distraits pour être remis à l’État qui en disposerait en faveur des Départements, 1869-1872.

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de distraire des collections des musées impériaux des œuvres qui pourraient être destinées aux musées de province. La première réunion a lieu le 15 avril 1869. Le rapport des travaux de la commission est remis à Napoléon III par le comte de Nieuwerkerke le 4 juin 1870 : 1 677 tableaux conservés dans les réserves des musées impériaux et classés en trois catégories, suivant leur état de conservation, ont été présentés. Trente seulement sont réclamés par le Louvre, tous les autres peuvent être envoyés en province69. La guerre de 1870 et la chute du régime empêchent la répartition des œuvres soustraites des collections de la Couronne d’être menée. La IIIe République, qui envoie en 1872 de très nombreuses œuvres à partir des listes dressées sous le Second Empire, remporte tout le crédit de ce geste décisif d’encouragement au déve-loppement des collections en région.

Loin d’être uniques par les conditions de la constitution de leurs collec-tions, les fondations de Tarbes et Bagnères-de-Bigorre n’en sont que plus représentatives du système muséal et de la formidable activité qui existe dans les musées français sous le Second Empire.

Certes, ces deux musées ont été particulièrement favorisés par la position politique et l’investissement personnel de leur fondateur. Mais nous aurions tout aussi bien pu traiter, dans le cadre de ces fondations en province, et dans une optique proche, du musée de Colmar70 créé par la Société Shönghauer71, ou encore du musée Mortarieu de Montauban, institution existant depuis 1843 et totalement transfigurée par la donation-refondation d’un particulier, un certain Jean-Auguste Dominique Ingres72.

Images du temps, reflets d’une société, les créations de musées sous Napoléon III sont d’une grande richesse. Les musées de province, qu’ils soient issus de fondations privées ou de l’action des élites publiques locales, en sont le témoignage. Cependant, ces fondations ne remplacent pas l’État, qui, certes, ne fonde plus ou peu, mais reste le principal pourvoyeur d’œuvres pour les musées de province.

69. Ibid., brouillon du rapport du surintendant des Musées impériaux à l’Empereur, 4 juin 1870.

70. S. Lecoq-Ramond (dir.), Histoire du musée d’Unterlinden et de ses collections de la Révolution à la Première Guerre mondiale, Colmar, Société Schongauer – Musée d’Unterlinden, 2003.

71. Ph. de Chennevières, Essais sur l’organisation des arts en province, Paris, J.-B. Dumoulin, 1852, p. 62-76.

72. J.-M. Garric, Le musée Ingres de Montauban. Histoire d’une institution, Albias, Le Mont du Saule, 1993.

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En réalité, le rôle de l’État évolue. Mais il se concentre sur la gestion du patrimoine national, comme le prouvent la fondation du musée de Saint-Germain-en-Laye ou les premières mesures de protection des collections d’un pays, prises en 1870. En effet, en quatre jours, le Louvre, sur ordre de l’Impératrice73, évacue près de 300 tableaux jusqu’à l’arsenal de Brest (fig. 5). Ces œuvres, parmi lesquelles se trouvent la plupart des toiles de la Grande Galerie du Louvre, sont enlevées des cimaises, classées, puis stockées dans des caisses faussement destinées au Gabon. Dans la rade, un vaisseau de guerre, l’Hermione, attend son précieux chargement si jamais la ville devait être attaquée par les armées prussiennes. Les tableaux évacués sous la garde

73. AMN P12 Département des peintures. Mutations entre musées nationaux (et autres lieux et résidences) 1799-1961. Dossier Arsenal de Brest. Lettre du maréchal Vaillant à Nieuwerkerke, 30 août 1870.

5 | Lettre du maréchal Vaillant annonçant

l’évacuation des collections du Louvre

au comte Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-

Arts, 30 août 1870.

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de Both de Tauzia, jeune attaché du Louvre, restent plus d’un an à l’abri du siège, puis de la Commune de Paris. Ces épisodes sont relatés par Henri Bar-bet de Jouy, conservateur des sculptures et objets d’art, dans un passionnant journal paru deux ans après sa mort, en 189874. Totalement oublié depuis, le manuscrit est toujours conservé aux Archives des musées nationaux75. Aussi est-il légitime de s’étonner de la méconnaissance, ou tout au moins de la mauvaise connaissance de la période. Face à cette activité foisonnante, à ces décisions majeures, alors que toutes les composantes étaient effectivement présentes, pourquoi n’y a-t-il pas eu cette impulsion nécessaire à la mise en place d’une grande politique artistique nationale, ou plutôt de sa promotion, qui aurait laissé une trace beaucoup plus prégnante dans l’inconscient collec-tif français et l’histoire de l’institution muséale ?

74. Vicomte d’Ussel (dir.), « Barbet de Jouy, Henri. Son journal pendant la Commune », La Revue hebdomadaire, 1898.

75. AMN Z00 Pièces relatives à plusieurs départements ou musées, Correspondance administrative ; Commune de Paris ; Missions 1795-1936, 1870-1914. Journal manuscrit de Barbet de Jouy durant la Commune, 19 janvier 1899.

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