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Les grandes philosophies (Que sais-je) D. Folscheid - 2011.pdf

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On n’entreprend pas de coucher la philosophie entière sur le lit de Procuste d’une collection de poche sans courir de périls et encourir de reproches. Mais les défis sont faits pour être relevés. Le calcul le plus élémentaire nous met en face de nos responsabilités, et le couteau sous la gorge : si on évoque trois douzaines de philosophies, on tombe à trois pages et quelques lignes pour chaque prétendante. Si on les invoque toutes, on sombre dans le ridicule. L’idée de retenir les « grandes » philosophies et de se débarrasser des présumées « petites » en les renvoyant à la culture érudite et spécialisée ne constitue même pas une garantie. En philosophie plus que partout ailleurs, la distinction du grand et du petit, déjà si suspecte, enveloppe un diagnostic philosophique, une prise de position philosophique – voire une prise de parti – qui pourront toujours être philosophiquement critiqués et discutés. En la matière, aucun arbitre n’est neutre. Il faudra de surcroît, sur les marges incertaines de la réflexion, choisir d’inclure ou d’exclure certaines œuvres du concert des philosophies.

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  • Les grandes philosophies

    DOMINIQUE FOLSCHEID Professeur lUniversit Paris-Est Marne-la-Valle

  • ISBN 978-2-13-058656-2 8

    Dpt lgal 1re dition : 1988 8e dition : 2011, aot

    Presses Universitaires de France, 1988 6, avenue Reille, 75014 Paris

  • AVERTISSEMENT

    On nentreprend pas de coucher la philosophie entire sur le lit de Procuste dune collection de poche sans courir de prils et encourir de reproches. Mais les dfis sont faits pour tre relevs.

    Le calcul le plus lmentaire nous met en face de nos responsabilits, et le couteau sous la gorge : si on voque trois douzaines de philosophies, on tombe trois pages et quelques lignes pour chaque prtendante. Si on les invoque toutes, on sombre dans le ridicule.

    Lide de retenir les grandes philosophies et de se dbarrasser des prsumes petites en les renvoyant la culture rudite et spcialise ne constitue mme pas une garantie. En philosophie plus que partout ailleurs, la distinction du grand et du petit, dj si suspecte, enveloppe un diagnostic philosophique, une prise de position philosophique voire une prise de parti qui pourront toujours tre philosophiquement critiqus et discuts. En la matire, aucun arbitre nest neutre. Il faudra de surcrot, sur les marges incertaines de la rflexion, choisir dinclure ou dexclure certaines uvres du concert des philosophies.

    Et pourtant, sil est vrai quune philosophie digne de ce nom est avant tout un discours sur lessentiel, qui se dveloppe et ramifie ensuite comme un arbre ou clate comme une fuse, avec plus ou moins de retard, la petite quantit des grandes attitudes fondamentales doit corriger la pluralit indfinie des uvres. Ce critre

  • proprement philosophique suffit pour rendre impossible toute distribution de notes et de prix. Cest la reprise des tapes majeures de laventure de la pense qui importe, pas le catalogue, la recollection ou la commmoration. Nous esprons communiquer ainsi au plus grand nombre ces divers esprits qui forment les noyaux durs des uvres, les animent et les font vivre jusque dans leurs prolongements les plus exotriques.

    Sachant que le lecteur potentiel est inscrit dans une histoire, une culture, un pays, il est impossible dviter une certaine contingence historique des choix, quitte entriner certaines injustices sdimentes. Nous comptons sur luniversalit du discours pour compenser les limitations de cette gographie des penses.

    Comme il nest pas de philosophies anonymes, nous partirons de ceux qui ont russi faire cristalliser une approche, une attitude, un esprit, dans un discours rationnel et articul ce quon appelle communment des auteurs. Pour faciliter la bonne comprhension de lensemble, nous donnons quelques brves indications pour situer les personnes, et nous respectons autant que possible la chronologie. Mais nous nhsitons pas la bousculer lorsque la mise en perspective et la cohrence des ides limposent.

    Nous avons cherch pousser le souci de clart jusqu la limite impose par la complexit intrinsque de lobjet. Mais il y a un stade o le simple devient le faux. Comme la philosophie ne peut pas se donner sans peine, chaque lecteur doit entrer dans les penses prsentes, sans les considrer comme des objets

  • susceptibles dtre dcrits ou raconts de lextrieur. Il revient chacun de se prescrire lui-mme la dose quil pourra supporter.

  • Chapitre I

    LA PHILOSOPHIE EN QUTE DE SOI I. Naissance de la philosophie

    La philosophie nest pas ne en un jour, et elle nest pas non plus ne de rien. Mais les reprsentations du monde et les sagesses o lon croit quelle sbauche nen prparent vritablement le terrain qu la condition de laisser le discours rationnel affirmer sa spcificit. Sinon, elles ltouffent dans luf, lempchent de natre, assurent autrement certaines de ses fonctions indispensables lhumanit et coulent le dsir de savoir dans dautres aspirations.

    Si cette condition a t ralise dans la Grce antique, plus clairement et plus magistralement que partout ailleurs, cela ne signifie pas que tous les penseurs et sages grecs sont au sens strict des philosophes. Aristote a beau qualifier Thals (vie sicle av. J.-C.) de premier philosophe spculatif , il faut bien avouer que sa doctrine relve encore du discours cosmologique traditionnel, qui fait dun principe symbolique lorigine de toutes choses.

    Pour Thals, ce principe est leau ; pour Anaximandre, cest linfini indtermin ; pour Anaxagore, cest lesprit. Pythagore prfre chercher la clef universelle du rel dans la symbolique des nombres, tandis quHraclite, tellement lou par les modernes, fait de tout ce qui est le rsultat sans cesse changeant de

  • lopposition des contraires. Mais si ces penseurs, ces savants ou ces sages que nous qualifions rtrospectivement de prsocratiques ont eu de grandes inspirations qui ont fcond lavenir, il faut attendre Parmnide pour que la philosophie ait un pre prsentable.

    Parmnide (540-450 av. J.-C.) est lauteur dun Pome fameux, qui prsente encore tous les caractres extrieurs de la littrature sapientiale. Et pourtant, tout est chang parce quil affirme quil y a de ltre (homogne, complet, suffisant sphrique ), et que cet tre se dit dans la pense.

    Le versant ngatif de cette identit de ltre et du penser na pas moins dimportance : le nant nest pas, il ne peut tre ni pens ni dit. Pre de ltre, Parmnide est aussi celui du nant : ltre est, le nant nest pas.

    Nous navons pas affaire ici une doctrine philosophique parmi dautres, mais la constitution du genre philosophique comme tel. Lobjet philosophique, cest ltre de ce qui est. Philosopher, cest dire ltre ; la vrit philosophique, cest lidentit de ltre et du discours. Lalternative radicale est celle du vrai et du faux, adosse lopposition de ltre et du nant.

    Le cheminement initiatique ne dbouche plus directement dans un art de vivre, mais dans le discours sur ltre de ltant. Au lieu de lutter contre le dsir qui treint lhomme (noublions pas que brahmanisme et bouddhisme sont peu prs contemporains), il faut lorienter vers la vrit, en rompant avec le monde du

  • devenir mouvant, des apparences changeantes et prives de sens, bref, tout ce qui captive la foule des insenss.

    II. Platon

    427-347 av. J.-C. Athnien, disciple de Socrate, conseiller des princes (Denys I et II de Syracuse), fondateur de lAcadmie, Platon est le philosophe par excellence, la rfrence constante. Ses richesses, dures extraire, sont inpuisables.

    1. La leon de Socrate. - Il est difficile de distinguer le Socrate historique (469-399), qui na laiss aucun crit, du Socrate mis en scne par Platon. Mais une leon se dgage nanmoins.

    Socrate se prsente comme celui qui ne sait rien mais qui sait quil ne sait rien ce qui fait quil en sait toujours plus que ceux qui ignorent leur ignorance. Socrate nest ni un professeur ni un matre, seulement un aiguillon, un initiateur, un miroir, un mdiateur de son dmon (terme qui renvoie au lot de vie , la vocation, linspiration, ltre intermdiaire entre le dieu et lhomme). Lui-mme strile de vrits belles et bonnes, Socrate veut tre uniquement un accoucheur des mes, qui reclent lternelle vrit quelles ont oublie. Avec sa laideur, son nez camus, son visage de Silne, il est littralement un repoussoir. Il ne verse pas un savoir tout fait dans un disciple vide (comme si lon pouvait mettre la vue dans les yeux aveugles ! dira Platon). Par lironie, qui met en contradiction, rtablit la

  • diffrence, il reconduit le disciple lui-mme (connais-toi toi-mme !), afin quil libre son me et la reconvertisse au bien.

    Quand il affirme que nul nest mchant volontairement , il ne proclame pas la gentillesse universelle des ignorants de bonne volont. Il veut montrer que celui qui fait le mal a voulu ce quil prenait pour un bien. Lhomme vertueux sera donc celui qui est parvenu son excellence, en voulant ce quil sait tre le bien vritable.

    Mais beaucoup plus quun sage, Socrate est le tmoin du verbe. Fidle son essence et sa vise de la vrit, le langage est loppos de la violence. Infidle soi-mme, il se dgrade en un art formel (rhtorique) ou se pervertit en une technique de persuasion, qui est une arme dans des rapports de force (sophistique). La preuve : le discours calomnieux peut persuader des juges, faire condamner linnocent et tuer. Accus dimpit et de corruption pdagogique, Socrate accepte linjustice pour respecter jusquau bout les lois de la Cit, dont nul ne doit se dispenser. Ddaignant les chappatoires de dernire minute, il boit la cigu en hros et martyr du verbe, dont il paie limportance du prix de sa vie.

    Boulevers par ce drame devenu une sorte de mythe fondateur de la philosophie, Platon sest efforc de restaurer le logos en crise, de retrouver la mesure du beau, du bien et du vrai, ruine par toutes sortes de thses et de slogans (le mobilisme hracliten ; le relativisme universel ; le nihilisme mtaphysique). Sil

  • est vrai que le philosophe et le sophiste se ressemblent comme chien et loup, parce quils manipulent tous deux le langage, il faut tablir et fonder la diffrence, en commenant par carter les apparences trompeuses.

    2. La philosophie comme cheminement initiatique. - Dans la clbre allgorie de la Caverne (Rpublique, VII), les non-initis sont dcrits comme des prisonniers plongs dans lobscurit, enchans depuis toujours leur place, qui prennent pour des ralits en soi les ombres des objets que des faiseurs de prestiges manipulent dans leur dos, la lumire dun grand feu. Ce dont ils souffrent, ce nest pas du manque, quils ignorent, mais du trop-plein dapparences immdiates, auxquelles ils adhrent fanatiquement.

    Le prisonnier plong dans la nuit de la btise mtaphysique ne peut pas se dlier lui-mme. Il nen a dailleurs ni le dsir ni lide. Sil svadait, il ne serait pas vraiment libr. Il faut que quelquun dautre, dj initi, dj philosophe, se penche sur lui, le dlivre de ses chanes, le force mme se lever, puis tourner la tte. En dautres termes, il faut un mdiateur. Sans lui, il est impossible de se dgager de ladhrence, prendre le recul ncessaire et saisir la diffrence.

    Cette premire phase, ngative, rend possible une initiation positive. Mais il faut prendre garde : converti trop brusquement aux ralits, le prisonnier frachement dli serait bloui, aveugl, plong dans une nouvelle nuit, due lexcs et non plus au dfaut de lumire. Cest pourquoi on procdera par degrs, en lui montrant

  • des toiles de plus en plus brillantes, puis la lune, le soleil enfin, terme de litinraire. Il passera ainsi du plus clair pour lui et du plus obscur en soi au plus clair en soi et plus obscur pour lui, enfin au plus clair pour lui et en soi. Concrtement, cela signifie quil faut dabord passer par des disciplines propdeutiques (comme larithmtique, la gomtrie ou lharmonie) pour se rendre capable daborder la dialectique (Rpublique, 536 d).

    La dfinition platonicienne de la philosophie est donc trs simple : elle est un cheminement vers le vrai, selon un itinraire initiatique, depuis un point de dpart qui nen est pas un, car il est en ralit un point darrive. Le prisonnier, en effet, nest pas un sauvage ou un aveugle-n, mais un tre asservi. Autrement, comment le petit esclave du Mnon, conduit par Socrate, finirait-il par dcouvrir comment doubler la surface dun carr ? Cest parce quil dsapprend ses prjugs sur la gomtrie quil retrouve la bonne mthode. Toute connaissance est en ralit re-connaissance. Lme se ressouvient de la vrit (cest la fameuse rminiscence) parce que la vrit est intemporelle, toujours dj l, et ne commence jamais. Lignorance est donc oubli : cest ce quexprime le mythe du plongeon de lme dans le Lth, le fleuve Oubli, symbole de lentre dans un corps.

    On voit que la mthode philosophique est indissociable de son contenu : la doctrine de limmanence ternelle de la vrit dans lme. La mthode ne peut pas se rflchir en rgles mcaniques

  • utilisables par nimporte qui propos de nimporte quoi. Il y a une pdagogie de la science, pas de science de la pdagogie.

    3. la recherche du rellement rel. - La ralit vritable ntant pas la chose quelle parat, elle est ce qui fait que la chose est ce quelle est, saisie par lesprit, nonce dans le langage. Platon lappelle Ide, terme qui renvoie la forme (essentielle) visible (par lme). La beaut nest donc pas la chose belle marmite, femme ou cavale, comme le croit le naf Hippias , mais ce qui rend belle la chose. De la mme manire, il ny aura pas de choses gales et pas de choses justes : seul est vraiment gal lgal en soi, seul vraiment juste le juste en soi. Les Ides sont donc la clef de la ralit et de la connaissance. Sans elles, le langage formerait un monde clos, qui ne renverrait qu lui-mme.

    Grce lIde, on slve lun, dsertant la multiplicit des apparences. En ce sens, lIde est bien lunit dune multiplicit, mais elle nest en aucun cas une abstraction (ce qui signifie : tir hors de) : ce sont plutt les choses sensibles qui sont abstraites , tires de lIde.

    Le processus dlvation lIde est la dialectique, que Platon dfinit comme art de demander et rendre raison (Rpublique 533 c). Au lieu de se contenter dtablir de pures relations, comme le font les mathmatiques, la dialectique nous fait dcouvrir la mesure de toute mesure, le principe anhypothtique de toute hypothse. Parvenu au terme de lascension

  • dialectique, lesprit se meut dIde en Ide, cest--dire dveloppe rationnellement des relations ncessaires et engendre des conclusions rigoureusement dduites.

    Le dialogue correspond bien ce procd de recherche. Mais sa forme extrieure ne doit pas nous abuser : si la prsence dun partenaire complaisant et docile rend les oprations plus faciles (Sophiste, 217 c-d), le vritable dialogue est dabord celui de lme avec elle-mme ce qui sappelle penser (Thtte, 189 e).

    4. Les difficults du discours. - Platon nignore pas les difficults de cette doctrine. Comment les Ides peuvent-elles tre en rapport avec les choses quelles ne sont pas, mais qui ne sont pas sans elles ? Comment lIde unique peut-elle rendre compte de la multiplicit des choses sans se diviser ? La lumire a beau nous fournir un modle de participation (elle claire une infinit de choses sans se diviser et sans se perdre), nous courons le risque de rifier lIde et de constituer un univers intelligible totalement coup de celui des choses, doublant inutilement ce dernier. Aprs tout, explique plaisamment Platon, ce nest pas dune essence de matre ou dun matre en soi que lesclave est esclave, mais bien dun matre en chair et en os. Surtout, comment articuler entre eux les lments du discours sans tablir des relations entre les Ides ? Et si le discours vise lIde, comment peut-il y avoir un discours faux ?

    Platon se trouve donc contraint de dfendre cette thse paradoxale : il doit dmontrer la possibilit et la

  • ralit dun discours faux, sans quoi il ny aura aucune diffrence entre le vrai et le faux, et le discours sera ananti. Mais pour cela, il faut montrer que le discours faux ne dit pas rien car dire le rien, cest ne rien dire, et tout ce quon dira vraiment sera automatiquement vrai, y compris le faux.

    Il faut se rsigner commettre un parricide lgard de Parmnide, qui a dclar que le nant ntait pas. Quand on dit le faux, on ne dit pas rien, on dit quelque chose dautre que le vrai. Entre ltre qui est et le nant qui nest rien, prend place un troisime genre : lAutre. Laltrit fait ainsi son entre dans lunivers intelligible. Ce qui permet dinsrer les Ides dans un jeu vivant de relations, au sein de ltre total (Sophiste, 249 a), au lieu den faire des idoles inertes et isoles.

    La sparation des univers demeure nanmoins. Le semblable ne peut toujours aller quau semblable. La cosmologie le confirme : le monde nest pas cr partir de rien par un Dieu tout-puissant, il est fabriqu par un Dmiurge partir de matriaux prexistants (le Mme, lAutre, le Mlange). Notre monde dici-bas est donc tar par linsuffisance ontologique de sa matire. Cest par ce dualisme mtaphysique que Platon explique le mal excluant du mme coup lhypothse dun principe du Mal gal Dieu (ce qui sera le ressort du manichisme).

    On comprend le jeu de mots sur le corps (sma) tenu pour le tombeau (sma) de lme spirituelle. Sil est vrai que lme, parente des Ides, recle en elle-mme les conditions de sa chute (le Phdre la compare

  • un attelage compos dun bon et dun mauvais cheval, conduits par un cocher qui a du mal suivre le cortge cleste), il nen demeure pas moins que lincarnation est un exil dgradant. Cest pourquoi les preuves platoniciennes de limmortalit de lme ne sont finalement rien dautre que laffirmation de son caractre ternel, indiffrent par nature au cycle de la vie et de la mort (Phdon).

    Dans ces conditions, comment notre langage, grev dimages et de reprsentations, pourrait-il nous livrer labsolu ? (Lettre VII). Les Ides sont les essences lumineuses des choses, elles ne sont pas la lumire qui les claire et les rend intelligibles. De mme que le soleil est au-del de la lumire qui claire les objets sensibles, la condition du rel et de sa connaissance est au-del du rel et de lintelligibilit : cette condition est le Bien, qui nest pas ltre, qui dpasse toute essence intelligible et qui ne peut donc pas tre objet de discours. Autrement dit, la philosophie ne peut pas tre savoir absolu de labsolu. Elle est condamne demeurer un amour du savoir quelle natteindra jamais. Le langage rationnel doit passer le relais un au-del du discours : la contemplation.

    5. Lexistence humaine. - Lhomme nchappera pas aux tiraillements qui sensuivent. On sait que liniti qui revient dans la Caverne, arm de la vision des ralits en soi et du dsir de copier lharmonie idale en ce bas monde, sera mal reu, pris pour un fou et un gneur, et mme mis mort.

  • Une Cit juste rgle par lharmonie serait-elle impossible ? Un projet politique identifi la ralisation du Bien et situ hors de lhistoire relle nest, au sens strict, quune utopie. Cest pourquoi la Rpublique ne fournit pas un modle appliquer. Mme si les rois taient philosophes et les philosophes rois, les conditions du monde voueraient toute tentative lchec. Le rgime aristocratique se dgraderait fatalement, sous la pression du devenir, en rgime du courage (timocratie), de la richesse (oligarchie), de lgalit licencieuse (dmocratie), pour finir en tyrannie, o triomphent les plus viles tendances.

    Le vrai sens de la Rpublique est donc moral. Sachant quil y a une stricte analogie entre le macrocosme quest la Cit et le microcosme quest lme humaine (o saffrontent raison, cur et tendances), la Cit juste est le modle de lme juste, quil sagit pour lhomme de raliser en soi-mme.

    Mais comment une me engonce dans un corps pourra-t-elle parvenir la vraie vie ? Cest ici quintervient la mdiation rotique. En effet, la Beaut jouit dun privilge extraordinaire : de toutes les ralits en soi, coupes de notre monde, elle seule peut se manifester dans ce qui parat et devenir sensible (Phdre, 250 b). La qute de la Beaut est anime par ros, fils de Pnurie et de Grands-Moyens, qui est intermdiaire entre lhomme et le dieu. Cest Amour qui unit tout ce qui est divis, tous les niveaux (de la reproduction animale la connaissance). Cest lui qui nous aspire vers labsolu en nous arrachant

  • successivement tel beau corps pour nous faire aimer tous les beaux corps, puis les belles mes, les belles conduites, jusquau saut vers le Beau en soi (Banquet, 204-211). Tout lOccident restera marqu par cette conception dros, laquelle sopposera lamour-don prch par le christianisme. Chez Platon, lamour exclut la personne singulire incarne, puisquil faut toujours la dpasser. On aime le Beau en soi, jamais quelquun.

    Lrotique de la connaissance est caractristique de la philosophie platonicienne : doctrine et moyen de salut, et non simple savoir spculatif. Si le philosophe doit, en ce bas monde, saccommoder de la vie mlange, dont le joyau le plus prcieux est la mesure (Philbe), il doit aussi esprer lassimilation Dieu en se dlivrant des lments dordre infrieur qui constituent autant de lests lenvole de lme (Thtte, 176 b). On voit ici que la tension ne se rsout dans aucune solution. Si on entend le discours de Socrate dans le Phdon, la mort ce beau risque courir est la frontire que ne peut dpasser notre discours humain.

    III. Aristote

    385-322. N Stagire, fils de Nicomaque (mdecin du roi de Macdoine), disciple de Platon, prcepteur dAlexandre, fondateur du Lyce Athnes, Aristote a jou un grand rle dans la structuration de la conscience occidentale. Il a fait passer au premier plan le dsir de savoir, la recherche du bonheur et laction. Il

  • a lanc laventure de la mtaphysique et la rflexion sur lorganisation gnrale des diffrents savoirs. En dpit des blocages quon lui a reprochs ensuite ( cause de sa doctrine des cinq lments et de sa physique des essences), il a libr la connaissance de la nature du discours mythique et contribu former lesprit scientifique.

    1. Le dsir de savoir. - Tous les hommes dsirent naturellement savoir : cette proposition dcisive ninaugure pas seulement la Mtaphysique, mais un esprit qui animera toute la recherche. Prise dans son ampleur, elle affirme que lhomme est naturellement, par essence, en qute de la connaissance rationnelle de labsolu, dont le dsir inscrit en nous la marque en creux. Mais ce dsir nest plus celui dune me exile dans un corps : lhomme dAristote est solidement ancr dans la nature, il est le vivant par excellence. Sans cesser dtre un animal, il jouit de capacits spcifiques, ds les stades les plus humbles (sa vision, par exemple, nest pas seulement utilitaire, mais contemplative, ce qui provoque en lui du plaisir).

    Ce statut permet de constituer la pyramide du savoir, ordonn en degrs discontinus, selon que lon est plus ou moins proche des causes, du pourquoi, du fondement, de la raison dtre. Ainsi, alors que lart (ou technique) nest encore quune disposition accompagne de raison, portant sur lindividuel, tourne vers la production, la science atteint luniversel, connat par les causes et peut tre enseigne.

  • 2. Le discours sur la ralit naturelle. - Les ralits naturelles, qui sont en devenir, ne sont pas abandonnes au discours vulgaire ou mythique, mais constituent lobjet de la physique, qui est une connaissance thorique, organise et cohrente. Ce qui devient nest pas une simple apparence vanescente, car ce qui surgit en acte a dabord t en puissance, ce qui nest pas rien. La ralit physique est un compos de matire et de forme. Prenons lexemple dune sphre dairain : sa forme est ternelle et inengendre (la sphre), mais sa matire ne peut pas tre saisie part (lairain est dj un compos). La matire est donc principe dindtermination, pure puissance des contraires. Ce qui existe, cest le compos.

    Ceci apparat clairement dans le travail de lart, qui prsuppose les donnes et principes de la nature, et qui se doit donc de limiter. Une statue dHerms aura quatre causes : la matire (le marbre, si lon veut, bien quil ne soit pas pure matire), la forme (celle du dieu), la cause efficiente (le sculpteur), la fin (rendre la divinit manifeste). La diffrence entre les objets de lart et les tres vivants vient de ce que ces derniers ont en eux-mmes le principe de leur mouvement.

    3. Le discours sur le langage. - Pour quil y ait du discours, il faut que le langage dise ltre, sans pour autant se confondre avec lui. Si lon ne respecte pas leur diffrence, qui permet larticulation discursive, lalternative du vrai et du faux sera impossible. Ceci pos, Aristote va dissquer ltre du langage et fonder

  • une bonne part de la Logique en formulant les principes de non-contradiction et du tiers-exclu, en analysant le fonctionnement de la proposition (sujet, copule, prdicat) et en formalisant les rgles du raisonnement.

    Le syllogisme apparat ainsi, et pour longtemps, linstrument spcifique de la science et de lenseignement, parce quil dmontre la vrit en unissant deux termes par la mdiation dun mme troisime. La dialectique, au contraire, ne produit que des conclusions probables, par la confrontation des opinions dans le dialogue. Quant la rhtorique, elle ne vise que la relation vivante lauditeur, pris comme un tout, avec ses passions.

    4. Le problme de la mtaphysique. - La ralit physique nest pas le tout du rel. Mais quelle discipline peut atteindre ce qui nest pas physique ? Il ne faut pas se hter de rpondre : la mtaphysique. Ds lorigine, en effet, le mot et la chose font difficult. La mtaphysique peut dsigner ce qui est expos et enseign aprs la physique, mais aussi ce qui est hirarchiquement suprieur, au-del de la nature, spar de la matire. On comprend bien quil faille constituer une science des objets les plus levs , mais quels sont-ils ? Devons-nous les caractriser par la primaut ou par luniversalit ?

    Si lon met laccent sur ce qui est premier, la science suprme est la thologie. La science la plus divine nest-elle pas la fois celle que possde Dieu et celle qui traite des choses divines ? Ltre divin nest

  • pas, comme les autres tres, assujetti aux catgories de quantit, qualit, temps, lieu, etc. Il est tranger la naissance, au devenir et la mort. Il est Cause suprme, Premier Moteur qui meut tout le reste (par le dsir, en tant quobjet damour, ce qui lui vite dtre li ce quil meut). Mais si le suprme connaissable est bien Dieu, qui est en mme temps la Pense suprme, alors Dieu se pense lui-mme, il est Pense de la pense (Mta., L. 7). Dans ces conditions, la philosophie qui est la plus haute des sciences sera inaccessible lhomme et rserve Dieu.

    En revanche, si lon privilgie luniversalit de ltre, la science suprme sera lontologie, science de ltre en tant qutre. Mais son objet est-il constitu par ltre commun tous les tres, les principes premiers ou les ralits spares ? En rcusant la doctrine platonicienne des Ides, formes hypostasies, illgitimement spares du rel complet, Aristote marque bien la difficult de la philosophie, tiraille entre le discours sur ltre et la thologie, qui porte aussi sur ltre mais ltre qui est un tre. Notre science pourra bien faire de cette unit un modle et une mesure, elle devra nanmoins saccommoder de ces divisions.

    5. Lhomme et laction. - Quest-ce que lhomme ? Un vivant complet, mais pas le rsultat dune mergence. Aristote rcuse absolument toute rduction du suprieur linfrieur : Lhomme a des mains parce quil est intelligent , il nest pas intelligent parce

  • quil a des mains (Parties des animaux, IV, 10). Lme nest plus une entit spare et en chute, elle est la forme du corps, sans laquelle un corps nest pas un corps. Chez lhomme, lme cumule toutes les fonctions : vgtative, sensitive, intellectuelle (avec une partie passive, une autre active, transcendante, de nature divine).

    Cette anthropologie permet de renouveler les grandes questions thiques. Contre Platon, qui pose un Bien en soi, radicalement spar, inaccessible, Aristote dfinit tout bien comme une fin (alimentaire, professionnelle, spirituelle, etc.). Mais tous ces biens-fins ne se valent pas : il y a des biens relatifs (en vue dautre chose) et le bien absolu, qui est pour lui-mme. Pour lhomme, le bien suprme est le Bonheur. Tout le monde cherche le bien , mais tout le monde ne trouve pas le bon, tant il est ais de prendre un bien relatif pour le Bien absolu.

    Comment raliser le Bien ? En se conduisant selon la raison, cest--dire en devenant vertueux. Quelle soit morale ou intellectuelle, la vertu permet darticuler concrtement la nature, lducation et la raison. Fille des bonnes habitudes , elle produit chez lhomme une seconde nature .

    Dfinie comme juste milieu entre des vices antagonistes, la vertu morale nest en aucun cas une mdiocrit modre. Par exemple, si le courage soppose la fois la lchet et la tmrit, il nest pas pour autant leur moyenne arithmtique. La vertu est

  • le sommet dminence, loptimum, lunique conduite vertueuse face la multiplicit des vicieuses.

    Comme la conduite vertueuse rpond parfaitement aux exigences de lessence humaine, elle est couronne par le plaisir. Cette ide peut sembler trange si lon se rfre au procs que lhdonisme fait ordinairement la morale. Et pourtant, si lon discerne bien la vritable nature du plaisir, on doit convenir que la contradiction nexiste pas. En effet, ds que lon comprend que le plaisir nest pas une fin en soi, une ralit spare, mais une rcompense, un supplment gratuit qui vient parachever lactivit, on ne peut plus lopposer lactivit vertueuse qui lui offre le meilleur des supports possibles. Paradoxalement, cest la clbration exclusive du plaisir qui ruine le plaisir, en pervertissant sa nature et sa fonction. Le plaisir ne se dploie comme grce que sil sajoute lacte, comme la beaut pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse (thique Nicomaque, X, IV).

    6. La vie dans la Cit. - Lhomme est un tre de mdiations dont lexistence requiert un cadre adquat : la Cit. Il est un animal politique. Un homme sans Cit serait un dieu ou une brute (Pol., introd.). La Cit nest pas une simple socit animale, elle exige une organisation, des institutions, qui sont des uvres de libert et de raison. La clef de vote de la Cit est la Justice, dont le ressort est lgalit (galit proportionnelle ou gomtrique quand il faut rendre ingalement aux ingaux, selon le mrite et le travail ;

  • galit arithmtique quand il faut rendre chacun son d sans faire acception de personne cas des crimes et dlits). Dans la mesure o elle implique un rapport autrui, la Justice est vertu totale. Mais elle nest pas lidal suprieur de la Cit, qui est lamiti. Une Cit seulement juste, sans amiti, serait inhumaine. Et si lamiti rgnait, la justice serait superflue.

    7. Le bonheur suprme. - Il ne faut pas se leurrer : la plupart des hommes ne sont pas capables dtre philosophes, et ne deviendront que de bons citoyens. Le bonheur suprme est rserv la mince lite qui sadonne lactivit contemplative de lesprit (le nos, partie suprieure et proprement divine de lme). Cette activit doit tre mise au premier rang parce quelle est pour elle-mme, et non pour autre chose, comme le sont les activits utiles. Elle permet datteindre le bonheur suprme, accompagn dun plaisir insurpassable, la mesure de lactivit dploye. Cette conclusion est logique, mais elle nous conduit un tonnant paradoxe : au moment o lhomme atteint sa fin suprme, voil quil la dpasse et devient plus quhomme. En effet, une telle fin nest plus humaine, mais divine. Tout se passe donc comme si lhomme tait ltre qui doit tre plus que lui-mme pour tre lui-mme. La mesure de lhomme serait-elle la dmesure ? La vie nest pas cartele entre deux mondes spars, comme chez Platon, mais elle ne serait pas la vie sans cette tension intrieure.

  • IV. Plotin

    205-270 apr. J.-C. Parce quil a dvelopp dans toute sa rigueur et toute sa puret la dimension mystique de la philosophie, au point den faire lautre attitude typique possible, face au discours de lontothologie et de la mtaphysique, Plotin est beaucoup plus que le tnor du noplatonisme. Ltre cde la premire place lUn, et le discours au silence. Ce qui est encore une philosophie rejoint ce qui nen est dj plus une. Dans son genre, Plotin ne peut pas tre dpass.

    Si lon admet que le langage puisse se destituer lui-mme de toute prtention, le raisonnement est dune logique implacable (cest le paradoxe des Ennades groupes de neuf ).

    Au terme de lascension philosophique, on dcouvre le Principe absolument premier, absolument parfait, qui ne dpend de rien mais dont dpend tout le reste. Comme il fait tre tout ce qui est, il est au-dessus de ltre : il nest pas. Mais comme aucun tre ne peut tre sans tre un tre (une arme, un chur, une maison, un troupeau), alors quil diffre de cette unit laquelle il participe, le Principe anhypothtique, qui nest ni nexiste, est donc lUn.

    LUn ne serait pas le plus parfait sil restait seul. Mais il na pas pour autant besoin de ce quil engendre. Il nest pas un Dieu personnel, dou de libert et de subjectivit, crateur du monde. Il nest pas non plus un modle ou archtype, comme lIde platonicienne. LUn

  • est puissance de tout, et sa puissance se rpand partout, mane la manire dont la chaleur rayonne dun foyer. Les substances (ou hypostases) manes de lUn sont lIntelligence, lme, enfin le monde matriel.

    Que peut-on dire de lUn ? Rien. Principe du discours, il est au-del du discours, il chappe ses prises. Principe de lintelligence, il reste au-dessus de lintelligence, qui ne peut donc pas le comprendre.

    Il ne nous reste que la voie de lexprience mystique. Au mouvement de procession (descente de lUn jusqu la matire) doit rpondre le mouvement de conversion, par lequel lme, parcelle divine, doit slancer vers lUn pour sy unir. Dpouille de ce qui nest ni propre ni pur (linclination vers le corps et la matire), lme retrouve sa beaut, dont le Principe anhypothtique est la source. Dans lextase, le sage devient dieu .

    La dialectique intellectuelle a cd la place la vie spirituelle. La philosophie plotinienne est une philosophie religieuse, mais sans religion.

    V. La philosophie comme art de vivre

    Lhomme peut-il encore vivre humainement, et vivre heureux, sil renonce la fois aux efforts des grandes philosophies thoriques, aux promesses et prescriptions des religions, sans rallier pour autant les facilits du scepticisme, du cynisme ou les grossirets dune existence animalise ?

  • Il le peut, sil admet que les choses sont ce quelles sont, comme elles le paraissent et quil est nanmoins possible de construire l-dessus une sagesse qui le rende heureux.

    Chacun leur manire, lpicurisme et le stocisme nous proposent le ncessaire et le suffisant. On a dit de ces sagesses quelles taient filles du dsespoir , pour souligner quelles ne cherchaient plus ni savoir ni salut rpudis avec toutes les illusions du dsir. Elles ne veulent pas pour autant draciner le mal multiforme : elles ne soccupent que de ses effets. Cest notre attitude quelles modifient, pas lordre et le cours du monde.

    Lpicurisme et le stocisme ont connu un immense succs, bien au-del de lAntiquit. Si on les associe, en dpit de leurs oppositions point par point, cest parce quils constituent des variations sur le mme thme, admettent le mme genre dabsolu, impersonnel et immanent. Avec eux, la philosophie nest plus quune manire de vivre, de vivre heureux. Sa part thorique nest plus quun moyen. La philosophie enseigne faire, non dire , dit Snque. Vaine est la parole du philosophe, si elle narrivait pas gurir le mal de lme , dclare une sentence picurienne.

    1. Lpicurisme. - Fond par picure (341-270 av. J.-C.), le Bouddha dOccident , clbr et magnifi par Lucrce (99-55) dans son De Rerum Natura, lpicurisme a vulgaris la seule physique (largement reprise de Dmocrite) qui puisse rendre pleinement raison de sa morale.

  • La physique picurienne na rien dune science positive au sens moderne du terme. Son discours doit tout sa fonction, qui consiste construire la totalit et le dtail du rel en liminant lIde, le Bien, lEsprit, len-soi sous toutes ses formes, afin de librer lhomme de toutes les superstitions et de toutes les craintes. Elle conoit la Nature comme la totalit immanente, dont la ralit et les lois sont purement matrielles.

    Comme le rel ne saurait natre du nant ni disparatre dans le nant, alors quil se transforme continuellement, il ne peut tre constitu que datomes (lments matriels invisibles et inscables) et de vide (condition du mouvement et du passage des formes les unes dans les autres). Les corps, les mes (qui ne sont quun corps dans le corps), les dieux (composs de matire trs subtile) sont des agrgats datomes, associs par hasard, qui se dispersent la mort et se recomposent ensuite autrement.

    Si lon najoutait pas le fameux clinamen la dclinaison, la dviation par rapport la verticale , les atomes tombant en pluie parallle et vitesse gale ne se rencontreraient jamais et ne constitueraient jamais de corps. Le clinamen introduit donc de la contingence dans limplacable ncessit, ce qui permet une certaine libert (au sens o tout tre vivant, lhomme comme le cheval, est capable daller contre les rsistances de la matire).

    Ce matrialisme est un nihilisme mtaphysique : au fond de tout, il ny a ni tre ni Esprit, seulement de la

  • matire lmentaire, du dsordre et du non-sens. Lhomme nexiste pas comme tel.

    Que gagnons-nous savoir tout cela ? Juste la possibilit de nous librer des craintes et des explications illusoires. Pour nous guider positivement, il ne reste quune seule chose : le fait que le vivant se complat dans le plaisir et fuit la douleur. Mais alors, pourquoi les insenss et les ignorants qui croient quil suffit de jouir dans linstant pour tre heureux provoquent-ils leur malheur ? Le sentiment de plaisir serait-il trompeur ?

    Il ne lest pas. La jouissance relve bien du corps, qui est la seule ralit ( Le principe et la racine de tout bien, cest le plaisir du ventre ). Le bien et le mal ne sont que des mots recouvrant nos affections. Mais sans la sagesse, nous ignorons les processus luvre sous les apparences, et qui produisent la douleur. Seul le sage connat le quadruple remde qui peut nous gurir.

    1) Il ny a rien craindre des dieux, puisque le rel est entirement expliqu par le mouvement des atomes (lclipse, par exemple, nest pas une menace divine). Aprs la vie, il ny aura ni rcompense des bons ni punition des mchants. Cest cette croyance une vritable impit ! qui rend les hommes craintifs et malheureux.

    2) La mort nest rien, puisquelle abolit la sensation qui mesure le rel : Tant que nous existons, la mort nest pas (), quand la mort est l nous ne sommes plus (Lettre Mnce). La crainte de la mort

  • ne repose donc sur rien, mais elle empoisonne notre vie. Le sage ne regrette pas dtre n sous prtexte quil doit disparatre : il vit, tout simplement, sans chercher la mort, mais sans la fuir.

    3) On peut supporter la douleur, puisque lon cesse de la ressentir si elle excde nos capacits.

    4) Le bonheur est facile si lon sait se contenter des plaisirs naturels et ncessaires (manger, boire), en rejetant ceux qui sont naturels mais pas ncessaires (les mets dlicats, les plaisirs amoureux), et ceux qui ne sont ni naturels ni ncessaires (la richesse, les honneurs). Pratiquement, il faut se suffire soi-mme et se contenter de peu. La temprance est bien la vertu du sage, car elle permet datteindre lataraxie, cette absence de trouble qui est la clef du bonheur.

    2. Le stocisme. - Stalant sur six sicles environ, de Znon de Cittium (332-262 av. J.-C.) Marc-Aurle (121-180 apr. J.-C.), en passant par Clanthe, Snque et pictte, le stocisme prsente sous une dnomination unique (de Stoa, le Portique dAthnes) lunit foncire dune attitude typique. tre philosophe, cest dabord oprer le choix initial, dcisif, du genre dhomme que lon veut tre. partir de l, tout est li : la philosophie est comparable un uf dont la coquille serait la logique, le blanc la morale, le jaune la physique.

    La grande ide du stocisme est que la Nature est le tout du rel, en qui tout revient ternellement au Mme. Ce Mme est la Vie du monde, dont tous les lments sont lis par la sympathie universelle. Comme les

  • causes et les effets senchanent sans aucune faille, la loi du monde est le Destin.

    Cette physique est identiquement thologie, car si tout est Mme, le discours sur les dieux est identique au discours sur la Nature. Il ne faut donc pas se mprendre sur les invocations magnifiques dun Clanthe Zeus, en qui lon serait tent de reconnatre le Dieu du monothisme judo-chrtien. Dieu est la totalit du divin, prsent dans le cosmos, et non quelquun. Quon lappelle Ncessit, Logos (principe dintelligibilit) ou Pneuma (cause animatrice), tout arrive selon les lois universelles de la Nature, qui est Destin et Providence.

    Lhomme nest quun tre naturel parmi les autres, cette diffrence prs quil est le seul vivant mortel raisonnable, parce que son me est une parcelle du Logos universel. Ce caractre a incit les stociens dvelopper une logique de la relation, que les modernes redcouvriront avec un trs grand intrt.

    Ce statut de lhomme dans le Grand Tout lui fixe sa rgle de conduite : vivre conformment la Nature, en parfait accord avec elle. Partie du monde, lhomme rgi par le Logos doit agir sur le monde rgi par le Destin, afin de produire un accord. Pourquoi vouloir le monde tel quil est au lieu de le changer ? Parce quil est divin. Comme Dieu se caractrise par son impassibilit, le sage doit la raliser en lui : cest lapathia. Laccord avec la Nature engendre le bonheur parce quil ralise lunit de la vie et de la personne sous la rgle de la raison, qui saccorde elle-mme la Nature. En ce sens, lhomme achve la Nature.

  • Mais le stocisme nest pas pour autant un fatalisme. Si le Destin ne dpend pas de nous, cest nous qui consentons ou refusons. Il ne dpend pas de nous de natre de la Nature et dy retourner ce quon appelle mourir . Il ne dpend pas de nous dtre esclave, comme pictte, ou empereur, comme Marc-Aurle. Mais ce qui dpend de nous, cest ce que nous faisons de ce qui ne dpend pas de nous. Le stocisme affirme ici une libert absolue, inconditionnelle. De mme que nous ne pouvons pas faire souffler le vent, mais lutiliser au mieux dans nos voiles, nous pouvons viter de nous soucier de notre mort ou ignorer celui qui martyrise notre corps. Le sage peut choisir de mourir sans gmir, de tendre la tte quand Nron le condamne tre dcapit, de la tendre encore quand le bourreau a rat son coup. Aucune force au monde ne peut le contraindre dadhrer une proposition fausse, sil ne le veut pas.

    Le stocisme est bien un athltisme de la vertu. La vertu est le Bien parce quelle est force. Cest pourquoi toutes les vertus nen font quune : tre bon, vridique, beau, libre, aimable, savant, prtre, prophte, divin, cest tout un. Corrlativement, comme le vice est faiblesse, il ny a pas de degrs dans les fautes : on se noie aussi bien dans un demi-pied deau que dans un abme. Toute dfaillance de la volont est un mal.

    Quelle autre rcompense que la vertu peut attendre le sage ? Aucune. Il ny a ni Cit den haut ni survie personnelle aprs la mort. Le sage est celui qui se suffit. Ayant obtenu laccord complet, il est heureux. Si

  • lentreprise parat trop difficile, on peut au moins faire du sage un modle et de lacte vertueux un devoir, et se donner ainsi les moyens dimiter la sagesse.

  • Chapitre II

    PHILOSOPHIE ET CHRISTIANISME

    Lintroduction de labsolu du christianisme a boulevers la vision antique du monde. Le christianisme nest pas une philosophie, mais il a profondment modifi les donnes, les thmes et la fonction de la philosophie.

    De nouvelles relations. Le christianisme ne se contente pas de prendre place au milieu des religions prexistantes : il transforme la sphre religieuse et les rapports que cette dernire entretenait avec la sphre philosophique. La foi chrtienne est destine tous les hommes, quels quils soient, mme aux philosophes, qui ne peuvent plus camper librement sur leurs positions.

    La confrontation va staler sur des sicles, en brodant sur trois types de figures :

    1) La philosophie est considre comme caduque, tenue pour quantit ngligeable. Si elle se maintient nanmoins, cest comme simple sagesse naturelle.

    2) La philosophie cherche la mme vrit que la vraie religion, mais elle exprime la foi dans les termes de la rationalit. Ancre dans le Verbe divin, la raison acquiert une consistance quelle navait jamais eue.

    3) La philosophie devient servante du thologien en lui fournissant le matriel conceptuel et les formes logiques dont il a besoin.

  • De nouveaux thmes. Le christianisme a ses thmes propres, mais ils vont peu peu tomber dans le domaine public de la rflexion, tre repris par les philosophes, qui vont les laborer, les modeler leur faon.

    En premier lieu, Dieu est lunique absolu. Ce Dieu est sujet personnel, crateur, raison, existant suprme, sagesse, toute-puissance. Le Destin est aboli. Les dbats sur Dieu (sa nature, son existence, etc.) vont ainsi prendre une importance majeure en philosophie, quon laffirme ou quon le nie.

    Symtriquement, la notion moderne de Nature va se constituer. Cre partir de rien, sans aucun matriau prexistant, elle na plus rien de divin ni de sacr. Lhomme pourra lutiliser et la dominer librement. De plus, comme elle est produite par un tre intelligent et sage, elle doit obir des lois, que lhomme pourra connatre.

    Lhomme enfin, cr limage et la ressemblance de Dieu, nest plus une me exile, ni un agrgat provisoire datomes, ni une expression de la vie, mais une personne singulire, destine un salut individuel. Le corps, promis la rsurrection, accde une dignit indite (en dpit des rsistances issues du platonisme). Le principe de lgalit des hommes (tous enfants du mme Dieu-Pre, tous frres du Christ) saffirmera avec une force croissante. Libr du Destin et du temps cyclique, lhomme apparat comme un tre dhistoire, dans une temporalit oriente, pourvue de sens. La

  • libert devient la clef de laction, avec le salut ou la perdition pour enjeu.

    La nouvelle donne est en place. Toute la philosophie ultrieure sen inspire, ft-ce pour sopposer au christianisme.

    I. Saint Augustin

    354-430. Originaire dAfrique du Nord, professeur de rhtorique, grand amoureux, converti passionn, lvque dHippone a jou un rle majeur dans la constitution dune culture chrtienne, tout en assurant la prennit de la philosophie antique.

    1. Litinraire intrieur. - Saint Augustin nest pas un faiseur de thories. Pour lui, toute recherche sinscrit dans un itinraire spirituel, qui est de nature existentielle. Ses Confessions ont lanc un genre littraire dont le succs ne se dmentira pas.

    Il sait de quoi il parle : na-t-il pas connu tous les conflits du dsir, toutes les aspirations, toutes les doctrines ? Il est la preuve vivante que lhomme livr ses seules forces naboutit rien. Qutant sans relche le Souverain Bien dont la possession le rendrait heureux, il ne connat que le dchirement, linsatisfaction, le malheur. Que cherche-t-il obscurment sous tant de faux-semblants, de noms et de formes varies, sinon Dieu ? Mais il ne le saura quaprs ( Tu ne me chercherais pas si tu ne mavais dj trouv , dit Dieu).

  • Tant que lhomme nest pas converti, il reste hors de Dieu et hors de soi, prend le moyen pour la fin, ne dbouche nulle part. Ignorant Dieu, il signore. Dcouvrant Dieu le seul tre que lon lui puisse dsirer pour lui-mme il se dcouvre, atteint sa propre fin. Dieu, ltre le plus loign, est donc le plus intime nous-mmes. Connatre Dieu, cest se connatre soi-mme. Mais pour se connatre soi-mme, il faut passer par Dieu : telle est la logique de la conversion. Cest pourquoi la mmoire joue un rle dcisif non pas la mmoire psychologique, celle des souvenirs, mais la mmoire du prsent, qui est illumination. Se souvenir de Dieu, cest accder cette prsence qui tait oublie . Mais loubli rside dans la mmoire, et ce que lhomme enfouissait tout en lavouant, cest la fois Dieu et soi, comme image de Dieu.

    2. Lintelligence de la foi. - Les critures sont une source de vrit irremplaable, et la raison est videmment incapable de se substituer la Rvlation : sans la foi, vous ne comprendrez pas . Mais sans cette raison qui, rduite ses seules forces, ne produit quchecs et scepticisme, comment savoir ce que lon croit ? Foi et raison viennent toutes deux de Dieu, mais comme le pch originel a rompu la relation privilgie de lhomme avec Dieu, la raison nest plus vritablement raison. Avec le secours de la foi, elle redeviendra elle-mme.

    Quest-ce que la foi ? Elle nest pas une obscure conviction psychologique, mais une pense

  • accompagne dassentiment. Lie au tmoignage des hommes, elle nest quune connaissance imparfaite. Elle ne prouve pas, comme le fait la raison. Au fond, elle est une bquille provisoire : quand nous verrons Dieu, nous ne croirons plus, nous saurons. Bref, il faut croire, mais pour comprendre ; et il faut comprendre pour croire vritablement. La philosophie ne peut pas nous livrer le mystre du Dieu Un en trois Personnes, comme le fait lcriture, mais une fois quelle sait cela, elle peut retrouver partout limage de la Trinit. La vrit cesse alors de nous tre trangre, et notre monde en est tout clair.

    3. Lexistence de lhomme dans le monde. - Cr par Dieu son image, lhomme ne peut plus tre considr comme leffet dune gnration, dune manation, le rsultat de la chute dune me idale dans un corps relevant dune matire incre. Dlie de lassujettissement au cycle cosmique, sa vie est le cheminement dune existence singulire dans le temps historique. Le mal ne dpend plus dun Principe mauvais (manichisme), il nest plus leffet dune tragique ncessit (Destin), il nest plus la consquence ncessaire dune infriorit ontologique due aux matriaux incrs (Platon), il est pch.

    Quest-ce que le pch ? Le refus du don de Dieu par la libert de lhomme, qui croit saffranchir de sa condition alors quil provoque sa chute. Pourquoi Dieu a-t-il cr lhomme libre si la libert fait son malheur ? Sans prtendre fournir lexplication dfinitive, saint

  • Augustin rpond quun homme pcheur et pardonn vaut mieux quun homme innocent par nature, incapable de choisir le bien au risque du mal. Finalement, cette faute originelle qui nous a valu un sauveur tel que le Christ est une heureuse faute (felix culpa).

    Ce cheminement rythm par le pch, le pardon et le salut forme la structure de la thologie de lhistoire, matrice des philosophies de lhistoire ultrieures.

    Lhistoire du monde nest plus le moment dun cycle intemporel, mais le combat permanent entre la Cit cleste (celle de lamour de Dieu pouss jusquau mpris de soi) et la Cit terrestre (celle de lamour de soi pouss jusquau mpris de Dieu). Ces deux Cits ne sopposent pas comme le Ciel des Ides et le bas monde, le futur et le prsent, elles existent dj et se mleront inextricablement jusqu la fin des temps, o Dieu les discriminera. Lidal suprme de lhomme nest pas politique, son salut est en Dieu, nulle part ailleurs.

    Saint Anselme de Cantorbry (1034-1109) a brillamment illustr le thme de lintelligence de la foi en formulant la preuve ontologique (ainsi dnomme par Kant), qui est lpreuve fondamentale de la pense en qute de lAbsolu.

    Dans le Proslogion, Anselme examine le cas de linsens (Psaume XIV) qui a dit dans son cur : il ny a pas de Dieu. Par-del les rfrences la foi, il sagit dun problme rationnel.

  • Anselme se demande simplement si ce qui est tel quon ne peut rien concevoir de plus grand existe seulement dans lintelligence, ou aussi dans la ralit. Sil existe seulement dans lintelligence, on pourra penser quelque chose de plus grand, puisquil sera la fois dans lintelligence et la ralit. Le plus grand doit donc ncessairement tre pens dans lintelligence et dans la ralit.

    Ce raisonnement signifie que lon peut toujours penser plus grand que ce que lon pense, tant que la pense ne parvient pas lexistence ncessaire, identique la pense relle du plus grand. Autrement la pense sera sans rapport ltre, et ne sera pas vraiment pense.

    La preuve rside juste en ceci : il est impossible la pense daffirmer que Dieu nexiste pas, sous prtexte quelle le pense comme nexistant pas (chap. III). On peut dire quil ny a pas de Dieu, on ne peut pas le penser, si lon pense vraiment.

    Cette impossibilit de sparer ltre existant de la pense qui pense fait de la preuve ontologique lpreuve ontologique majeure de la pense (comme le sera aussi, sa manire, le cogito cartsien). Lide du plus grand est le point limite o se recoupent le pensable et limpensable, lessence et lexistence, lidal de lide et lide, ltre et la pense. Cest pourquoi, dira Hegel, la philosophie nest finalement quune preuve ontologique entirement dveloppe.

    La tradition augustinienne est aussi riche que fconde. Saint Bonaventure (1217-1274) nourrira le principe de

  • lunit du savoir, que lon retrouvera, selon des registres diffrents, dans de nombreuses doctrines (Descartes, Leibniz, Hegel, etc.). Bien des uvres, philosophiques ou non, seront marques par le thme de lunit de la pense, de la pratique et de lintriorit du sujet existant. Les thses de Duns Scot (1274-1308) sur la forme singulire de chaque individu, sur la libert comme pouvoir radical de consentir ou de refuser de dire oui ou non, mme Dieu, auront une influence considrable et conservent toute leur actualit. Noublions pas non plus tout ce que la grande aventure de la Rforme et celle, plus modeste, du jansnisme doivent laugustinisme.

    II. Saint Thomas dAquin

    1225-1274. Frre dominicain, lve dAlbert le Grand (qui a lanc laristotlisme dans la pense chrtienne), Thomas dAquin est lorigine dune autre grande tradition, rivale de laugustinisme, et qui fera dabord scandale. La difficult ntait pas mince : Aristote paraissait beaucoup plus paen que Platon, beaucoup moins facile baptiser . En plus, il avait t transmis lOccident par des philosophes trangers au christianisme (Avicenne et Averros taient arabes, Mamonide tait juif). Il fallait tout reprendre la lumire des nouvelles donnes chrtiennes. Vulgarises, souvent remodeles, parfois trahies, la mthode et les thses de saint Thomas ont largement contribu constituer le terreau de la philosophie classique.

  • 1. La philosophie comme servante-matresse. - La grande uvre de saint Thomas est certes la Somme thologique, dans laquelle la philosophie semble encore au service dune rflexion anime par la foi (elle part de Dieu, passe par lhomme et la morale, pour sachever avec Jsus-Christ et le salut). Et pourtant, on peut dire de saint Thomas quil est le premier philosophe moderne.

    Chez saint Augustin, imprgn de platonisme, le monde cr est englob dans la hirarchie des degrs dtre, quclaire lunique lumire divine. Cest pourquoi il ne peut pas y avoir de champ rserv lexercice de la raison philosophique. Au contraire, il y en a un pour saint Thomas, qui retient la leon dAristote sur la consistance du Logos et de la physis (nature).

    Certes, Dieu ne saurait se contredire dans ses uvres, et le Dieu de la foi est le mme que celui de la raison. Mais la cration doit tre considre en elle-mme, dans son autonomie. Dieu a cr lhomme son image et ressemblance, donc raisonnable et libre, et il lui a donn la Nature pour royaume une Nature rgie par des lois ncessaires, que la raison naturelle, rgle par des principes et des lois propres, peut connatre par exprience et dmonstration. La philosophie jouit donc dun domaine propre et peut sachever en dehors de la foi. En consquence, elle peut devenir matire dcole (la scolastique), tre enseigne, devenir enjeu de dbats. La vie intellectuelle de lOccident mdival en a t profondment marque.

  • 2. Ltre et lessence. - Notre interrogation sur le rel commence avec une intuition initiale de ltre, qui est donn. Quest-ce que cet tre ? Tout ce qui existe et peut exister, puisque tout ce qui est rel ou possible est pensable. Mais tout ce qui est ne revient pas au mme : ltre nest pas un genre. Des tres diffrents par nature pourront nanmoins tre compris, connus par analogie, grce une identit entre des rapports (dans la mesure, par exemple, o lintelligence du chien est la nature du chien ce que lintelligence de lhomme est la nature de lhomme, et lintelligence de Dieu la nature de Dieu).

    Mais pour quil y ait vraiment un tre, il faut encore que lessence existe. Lexistence nest pas une essence de plus, ou une essence suprieure, mais un acte. Lacte dexister est ce qui fait quun tre est vraiment rel. Il ny a pas pour autant dexister brut, dexistence hors de lessence : Lacte dexister se spcifie par ce qui lui manque lessence. Bref, tous les tres sont dans un certain rapport leur existence propre, qui est actualit de leur essence.

    Cette doctrine de lexistence est lie celle de la cration. Le Dieu crateur est un existant, une Personne, non une Ide, un Principe ou une Substance. Cest pourquoi il ne peut pas tre dduit. Ce Dieu existant peut tre ni, ce qui nest pas le cas dune vidence pure, qui simpose immdiatement et ncessairement tout esprit. Cest pourquoi lexistence de ce Dieu doit faire lobjet dune dmonstration rationnelle.

    Saint Thomas nous propose de prouver lexistence de Dieu selon cinq voies cest--dire cinq itinraires,

  • avec cinq points de dpart et darrive : par le mouvement, par la cause efficiente, par la contingence, par les degrs dtre, par lordre du monde (Deum esse quinque viis probari potest, cf. st, Ia, q. 2, a 3 c ; et De Veritate, q. 10, a 12). chaque fois, la pense prend acte dune donne bien atteste, puis elle en recherche lorigine, jusqu ce quelle soit contrainte de poser un terme qui soit principe premier, sans lequel la donne initiale ne serait pas. Ce nest pas le problme du commencement du monde : mme si le monde est ternel et na jamais commenc, il nen demeure pas moins quil requiert une origine, qui est toujours actuelle.

    3. Lhomme comme individu existant. - Pour comprendre la nature de lhomme, crature privilgie, saint Thomas reprend la doctrine aristotlicienne de lme comme forme du corps. Il ny a pas de corps sans me (seulement de la matire informe), et lme est bien principe de lorganisation et de la vie du corps. Il montre ainsi que lhomme nest pas un tranger dans le monde, et quil est bien situ lhorizon du corporel et du spirituel.

    Cette thorie ne va pas sans difficults. Comment viter que la fine pointe de lme (lintellect agent) ne soit commune tous les hommes, donc impersonnelle, et seule immortelle ? Dun autre ct, si lon pose une me-forme propre chaque individu, on ruinera lunicit de lessence humaine. Saint Thomas (puis les thomistes, souvent en dsaccord) tente dtablir que

  • lindividuation se fait par la composition la matire, ce qui a lavantage de montrer que la pense ne relve pas de lme seule, mais de lhomme entier. Ses modes dopration requirent lincarnation pour acqurir des donnes et en extraire les notions.

    Tout tre aspire sa fin. Celle de lhomme est Dieu, Souverain Bien et Bonheur. Les biens finis ne le satisfont pas. Notre libert sinscrit dans ce dcalage entre Dieu et le fini. Notre fin suprme nest pas objet de choix, puisquelle est constitutive de notre tre, et quelle oriente notre dsir. Mais les moyens le sont. Le mal rside dans linadquation toujours possible entre la fin suprme et les moyens, dans la confusion entre cette fin et les multiples biens secondaires qui forment autant de fins. Le mal nexiste donc pas comme une ralit en soi : il est ngation du Bien, moindre bien. Il dpend entirement de lhomme, qui se retrouve ainsi responsable de son propre salut.

  • Chapitre III

    LA RAISON CONQURANTE

    I. Descartes

    1596-1650. Profondment marqu par son illumination de la nuit du 11 novembre 1619, qui lui rvle les fondements dune science admirable , lancien lve des jsuites de La Flche, lex-officier de Maurice de Nassau va dsormais consacrer sa vie la recherche et la mditation. Install aux Pays-Bas, pour tre tranquille, il travaille les mathmatiques (il fonde la gomtrie analytique), loptique (il dcouvre la loi de la rfraction, invente une machine tailler les verres en hyperbole), sintresse aux dissections danimaux, entretient des relations avec les meilleurs esprits (comme Mersenne, Huygens) et met au point la mthode qui doit faire triompher la raison dans tous les domaines.

    Descartes a cr une rupture si dcisive que lon peut parler dun avant et dun aprs Descartes. Sil na pas constitu la grande uvre scientifique quil esprait, il a fond les conditions de possibilit et de ralit de la science positive moderne, faonn notre vision dhommes modernes, hants par la rationalit scientifique et technique.

    1. Un nouveau dpart. - Chacun sait que lentreprise cartsienne sinaugure par le doute. Mais quel doute ?

  • La suspicion lgard des sens, des usages et des prjugs nest pas nouvelle. Loriginalit de Descartes consiste en faire une mthode pour dcouvrir de lindubitable.

    La formule est simple : il faut et il suffit de faire comme si ce qui est parfois douteux ltait toujours. Ce doute hyperbolique , qui procde par excs, quivaut une politique de la terre brle. Ce qui rsistera cette preuve sera indubitablement vrai et constituera le roc sur lequel poser les fondations du nouvel difice.

    Ainsi, on en finira non seulement avec le fatras confus lgu par la Renaissance, mais encore, plus gnralement, avec ltat denfance de lesprit humain. La vrit ne sera plus mesure que par lvidence, et la raison naura plus de comptes rendre qu elle-mme.

    Tout est pass au crible du doute : les sensations, les rves, les opinions ; puis les formes pures, la grandeur, les catgories, bref, ces vrits de type mathmatique qui nont mme pas exister pour tre. Nest-il pas hors de doute quun carr a quatre cts, ou que 2 et 3 font 5 ? Mais quest-ce qui nous prouve que ces vrits sont bien valides ? Quelles ne changent pas dun instant lautre ? Sommes-nous assurs quun Dieu tout-puissant ne nous a pas crs avec des reprsentations qui ne correspondent rien, ou quun Malin Gnie ne nous abuse pas ? Y a-t-il une vrit de la vrit, un sens du sens, une rationalit de la raison ?

    Mais le doute scrte son propre antidote : si je doute, si je suis tromp, si tout est faux, tout cela je le pense, et il faut que je sois pour le penser (Discours de la

  • mthode, IV : Je pense, donc je suis ). De la pense, quoi quelle pense, je ne peux pas douter, car lexercice du doute la requiert. Pour exclure la pense, je dois encore penser. Et pour autant que je pense, je suis, jexiste.

    2. Le sujet pensant. - Le Je pense (cogito) nest pas un raisonnement logique, appuy sur des principes extrieurs : il est lexprience que le Je fait de soi comme sujet pensant (la pense est le seul attribut qui ne peut tre spar de moi : Mditation II). Cette exprience est celle dun existant : pour penser, il faut tre, exister. Certes, ce nest quau titre dtre pensant (res cogitans) que jexiste, mais cela me suffit pour exister pleinement (le reste, qui est encore objet de doute, nest pas ncessaire). Enfin, comme je pense que je pense ce qui me distingue de tout ce qui est incapable de se rflchir soi-mme le cogito est dou de rflexivit. Le sujet pensant est bien une conscience, qui est conscience de soi.

    Le problme initial de la vrit est rsolu du mme coup : en sapparaissant dans une vidence absolue, labri de tous les doutes, le cogito manifeste lidentit de la certitude et de la vrit, sous la forme de lide la plus claire (prsente lesprit) et la plus distincte (assez claire pour ntre confondue avec aucune autre).

    On mesure lampleur de la rupture : la premire exprience dcisive de lhomme nest pas celle du monde sensible (comme le croient les empiristes), mais de la pense elle-mme. Pour fonder la connaissance,

  • nous navons pas besoin non plus des prtendus principes premiers de la logique et du langage, mais du seul cogito, rig en premier principe de la philosophie. Au modle unique de doute, rpond donc lunique modle de la vrit, qui se manifeste dans lvidence de lide claire et distincte.

    Rompant avec la pratique philosophique habituelle, qui consiste sinscrire dans une tradition, faire fructifier un hritage, reprendre un mouvement en marche, le penseur cartsien fait table rase de tout ce qui le prcde et reprend tout au commencement, nouveaux frais, arm des seules forces de sa raison.

    3. Ltendue homogne. - Descartes peut maintenant fonder la science. Du point de vue philosophique, la solution du problme est dune simplicit gniale : tout ce qui nest pas pense, sujet, conscience, relve en bloc de la substance tendue (res extensa), qui est rgie par quelques lois simples et universelles.

    Cette thse a de quoi faire sursauter tout le monde : les savants qui invoquent des qualits , des vertus et des forces ; lopinion commune qui ne jure que par les apparences sensibles. Et pourtant, si nous chauffons un morceau de cire, dont la couleur, lodeur, le son quil rend apparaissent comme des ralits bien positives, toutes ces qualits sont changes. Ce qui demeure invariable, et qui seul peut tre objet de science, cest ltendue, qui ne se livre pas dans lexprience sensible et requiert une opration de lesprit. Quel que soit lobjet considr, il est

  • substantiellement constitu de la mme tendue homogne.

    On voit immdiatement que la pense ne peut pas devenir objet de science. Non seulement elle est labri par nature (elle nest pas tendue), mais cest elle qui mne le bal, puisquelle dgage ltendue des apparences multiformes. Comme lesprit humain est unique, la science sera unique. Comme ltendue est unique, lobjet en gnral de la science sera unique lui aussi. Telle est la matrice de la science positive moderne.

    Comme on nobtient ltendue quen sacrifiant tout ce qui se livre la sensibilit, la science ne peut mme pas avoir tout le rel objectif comme objet. Elle a un champ bien dtermin, des limites, des modalits prcises.

    Les consquences de cette thse sont immenses. Substantiellement tranger la pense, le corps sera pure tendue, entirement livr la connaissance scientifique. Sachant que la vie relve du corps, que le corps est animal, et que lanimal est une machine un mcanisme, comme lest une montre la pense est donc spare de la vie.

    Mais alors, comment rendre compte de la diffrence entre les objets ? Par le mouvement spatial (Principes, 36, 37), rgl par les principes dinertie, du mouvement rectiligne, de lidentit de laction et de la raction.

    Descartes a parfaitement conscience des difficults de cette doctrine quand il sagit de rendre compte de lunit de ltre humain ( me et corps unis ). Pour corriger le dualisme de principe, il ne trouve rien de mieux que

  • de nous renvoyer notre exprience vcue de la coopration trs troite de la substance pensante avec la substance tendue (tant que dure la vie, du moins, car la dcouverte de la substance pensante implique limmortalit de lme). Par la glande pinale, chaque substance agit sur lautre : quand lme agit par la glande sur le corps, on a une action, quand cest le corps qui agit sur lme, on a une passion (Trait des passions).

    4. Dieu. - Comment garantir tout ce que nous venons davancer ? Si le Je pense est bien le commencement de la philosophie, il nest pas origine au sens strict. Ma pense requiert mon tre, mais elle nen est pas lauteur je peux trs bien me penser comme nexistant pas ncessairement. Ce dcalage, inhrent lpreuve du doute, renvoie ltre dont cette identit dfinit justement lessence : Dieu. Dieu est exactement le contraire de moi : en lui, ltre ne prcde pas la pense (si ctait mon cas, je serais Dieu, et, ajoute plaisamment Descartes, jaurais veill me produire beaucoup mieux que je ne suis). Tout arm quil soit de cette quasi-concidence entre ltre et la pense, le cogito nest donc, finalement, quun substitut provisoire de Dieu. Maintenant, il faut passer par Dieu pour fonder vraiment la vrit.

    Comment dcouvrir Dieu ? Je peux partir de lide que jai de linfini et de la

    perfection (Mditation III). Comme toute ide qui est en moi, celle-ci requiert une cause. Dordinaire, je la

  • trouve en moi, ou dans les choses extrieures. Mais lide de linfini ? Elle ne peut pas avoir sa cause en moi, qui suis fini et imparfait. Elle renvoie donc une cause infinie et parfaite : Dieu. Lide de linfini est donc la marque du crateur sur son ouvrage. Cest elle qui me permet de me saisir comme tre fini et imparfait.

    Je peux aussi partir de labsolue perfection de Dieu, telle que me la rvle son ide (preuve ontologique, Mditation V). Si on refuse Dieu lexistence, il ne sera pas ltre absolument parfait que ncessite son ide. En Dieu, lexistence est insparable de lessence, comme les valles le sont dune montagne ou les 180 de la somme des angles dun triangle. Certes, il ne sensuit pas pour autant quil existe une montagne ou un triangle : cest seulement la connexion interne qui est analogue. Dieu est le seul cas o lexistence soit ainsi implique (cest pourquoi limagination ne nous est daucun secours pour nous faire adhrer cette dmonstration, pourtant rigoureusement ncessaire).

    Cette identit de lessence et de lexistence divines fait de Dieu le seul garant possible de la consistance de lordre du monde. Je ne suis ni lauteur ni le matre des essences et des existences, mais Dieu lest. Il est donc aussi le crateur des vrits ternelles , car si les vrits ntaient pas des cratures comme les autres, elles simposeraient Dieu, qui ne serait plus tout-puissant. Il en rsulte que si je ne me trompe pas en additionnant 2 et 3, si je peux me fier lordre du monde, cest parce que Dieu est bon. Il pourrait me tromper, mais il ne le veut pas.

  • De plus, comme chaque instant de lexistence est spar de linstant suivant, il ne sensuit pas que ce qui existe un moment donn doive exister linstant suivant. La cration nest pas reporte dans le pass, elle a lieu chaque instant : cest la doctrine de la cration continue. La bont de Dieu, qui lempche de me tromper, implique donc aussi sa constance. Le savant qui connat les lois du monde reproduira donc, en quelque sorte, les processus par lesquels Dieu le cre. Sil se trompe en fait (car la libert de lhomme est si vaste quelle dborde son savoir), la science est nanmoins garantie en droit. Mais tant que lexistence dun tel Dieu nest pas tablie, rien nest sr (et lathe, dit Descartes, na pas de science certaine).

    5. Le projet cartsien. - Lemblme cartsien de la philosophie est un arbre dont la mtaphysique constitue les racines (et non plus le couronnement, comme le voulait la tradition), la physique le tronc, la mcanique, la mdecine et la morale les branches. Cette philosophie est louvrage de la raison, rgle par la mthode.

    Le bon sens ou puissance de bien juger tant la chose du monde la mieux partage, la diffrence entre la science vritable et lerreur proviendra des procdures suivies et de la volont de les appliquer. Les quatre prceptes (de lvidence, de lanalyse, de la synthse, du dnombrement complet) constituent un art de la dcouverte. En sappuyant sur lvidence (par rduction du complexe au simple), la clart et la distinction des notions, lenchanement rigoureux des

  • raisonnements, la manire des gomtres, sans sauter le moindre maillon (ces longues chanes de raisons, toutes simples et faciles ), on ira du connu linconnu en progressant par degrs, on reconstruira le rel pour le connatre et pour agir.

    La finalit du savoir nest pas spculative, mais pratique. La science et les techniques doivent nous procurer des biens concrets, utiles la vie , nous assurer une bonne sant et nous permettre de jouir sans peine des fruits de la terre, jusqu nous rendre comme matres et possesseurs de la Nature (Discours, VI).

    Certes, tant que le savoir nest pas achev, nous devrons nous contenter dune morale par provision , pour rpondre lurgence de laction prsente, et anticiper sur lavenir de la Sagesse (Descartes recommande de se soumettre aux usages et coutumes de son pays ; de changer ses dsirs plutt que lordre du monde ; de rester ferme et rsolu en ses actions quand on a choisi une orientation prcise). Pour aller plus loin, il faudra parvenir la matrise des passions, grce la connaissance. Au sommet, on trouvera la Gnrosit, vertu cartsienne par excellence, qui consiste en lestime que le sage se porte lui-mme quand il est parvenu au libre arbitre, comme Dieu. Ainsi lhomme pourra-t-il slever dans un lan damour qui, passant par ses rapports avec autrui, lui permettra finalement de dsirer la volont de Dieu.

    Descartes a lanc sur ses rails le train de la science mcaniste, sans rduire pour autant la raison cette tche. Sa descendance, fort nombreuse, lui a souvent t

  • infidle, en reprenant certaines thses exclusives et en oubliant le reste.

    Malebranche (1638-1715), notamment, a pouss lextrme la thse de la cration des vrits ternelles. Quand nous atteignons les ides, nous ne voyons pas seulement la vrit, nous voyons en Dieu , car cest en lui que sont toutes les ides, archtypes de toutes les ralits possibles. Notre conversion la raison universelle nous fait participer au Verbe ternel de Dieu (cest pourquoi lattention est une vraie prire naturelle ). Parvenus la lumire, nous saisissons lOrdre vritable.

    Nous dcouvrons alors que les causes physiques ne sont que des effets deffets. Quand une boule de billard en heurte une autre, elle nest pas vraiment cause, mais seulement occasion de son mouvement. Quand nous croyons que lme agit sur le corps, ou le corps sur lme (notions minemment obscures et confuses), cest Dieu qui agit, loccasion de modifications de lme et de mouvements du corps. Dieu seul est vraiment cause au sens strict, lui qui rgit le monde par les lois les plus simples et gnrales (cest une perfection globale, dont les consquences de dtail peuvent videmment nous apparatre comme un mal). En ralit, la science ne connat pas de causes, mais seulement des lois des relations. Grce Dieu, llvation vers la Vrit va donc de pair avec la qute du Bien. Et dfaut de comprendre Dieu, nous pouvons laimer.

  • III. Pascal

    1623-1662. Qui mieux que Pascal pourrait nous offrir un contrepoint du cartsianisme ? Pascal est ladversaire du rationalisme, mais pas celui de la science (on sait ce que lui doivent lanalyse infinitsimale, linduction mathmatique, le calcul des probabilits, la physique exprimentale) ; il a violemment critiqu la philosophie, mais il a pos les jalons dune autre manire de philosopher, au plus prs de lexistence humaine.

    1. La situation de lhomme. - Pascal part dun fait dcisif : lexistence humaine est un drame, qui se noue avec la mort. Dsertons les monuments dides btis avec du vent, dlaissons ces pseudosagesses qui nient la mort pour nous apaiser : rien nest plus rel et plus terrible que la mort. Elle exclut toute chappatoire et nous touche dans ce qui nous importe le plus : le bonheur ou le malheur ternels ( Entre nous et lenfer ou le ciel, il ny a que la vie entre deux, qui est la chose du monde la plus fragile B. 213 ; K. 32)1.

    Au lieu de chercher la vrit, les hommes prfrent oublier cette mort pourtant inluctable pour chercher le bonheur dans linstant. Ou encore, se glorifiant de ce quils appellent leur lucidit, ils ne veulent connatre que la certitude de la mort et ils doutent de tout le reste. La raison serait-elle impuissante ? Elle ne manque pourtant pas de ncessit : en dfinissant tous les termes 1 Nous renvoyons ldition Brunschvicg des Penses (Hachette), puis ldition Kaplan

    (Cerf, 1982) qui propose une passionnante mise en ordre.

  • et en prouvant toutes les propositions, on dtiendrait la mthode idale pour connatre la vrit. Mais supposer mme quune science puisse raliser ce programme, cette ncessit resterait formelle et vide (comme en mathmatiques). La prtention typiquement cartsienne dun savoir monolithique, produit tout dun jet par analyse, est donc insoutenable. En physique, la raison peut dire en gros que tout se fait par figure et mouvement , mais il est ridicule de composer la machine et de dduire toutes ses lois explicatives, sans recourir aux donnes de lexprience. Voil pourquoi Descartes est inutile et incertain (B. 78 ; K. 124), et voil pourquoi une telle philosophie (comme savoir de la nature) ne vaut pas une heure de peine.

    En dautres termes : la raison ne se suffit pas. Elle nest mme pas capable de se fournir ses propres principes, qui viennent du cur (intuition), lequel a ses raisons que la raison ne connat point (B. 276 ; K. 84). Isole, abandonne elle-mme, la raison ne peut querrer : la raison soffre, mais elle est ployable tous sens (K. 86). Mais il ne faut pas la rpudier pour autant : deux excs : exclure la raison, nadmettre que la raison (K. 102). Le remde est la soumission qui passe par une phase dhumiliation, laquelle permet la raison de rebondir autrement. Cest faire uvre de raison que de reconnatre que la raison a des limites, et quelle nest pas seule en jeu : sa dernire dmarche consiste reconnatre quil y a une infinit de choses qui la surpassent (B. 267 ; K.

  • 98). Se moquer de la philosophie, cest vraiment philosopher (B. 4 ; K. 1291).

    Le problme de lexistence de Dieu est tout fait rvlateur. Que les preuves rationnelles soient insuffisantes, Pascal nen doute pas. Mais ceci ne donne aucune supriorit lathisme ! ( Incomprhensible que Dieu soit, et incomprhensible quil ne soit pas ; que lme soit avec le corps, que nous nayons pas dme ; que le monde soit cr, quil ne le soit pas, etc. ; que le pch originel soit, et quil ne soit pas B. 230 ; K 79). Mais la raison doit encore reconnatre quil ny a que deux possibilits : Dieu existe, ou non. Pour celui qui sen tient l, le choix devient pari. Ce pari nest pas volontaire, car ne pas parier, cest encore adopter lune des deux solutions ( vous tes embarqus B. 233 ; K. 115). Or, on dmontre par le calcul des chances (probabilits) que si lon joue une vie finie contre une infinit de vie infiniment heureuse gagner, il ny a plus balancer. Et pourtant on hsite, on rpugne. Quest-ce que cela prouve ? Que si la raison porte croire, alors quon ne croit pas pour autant, cest bien quil ne sagit pas dune affaire de raison. Limpuissance croire ne vient donc pas dun obstacle rationnel, mais des passions. Leffort ne doit donc pas porter sur laugmentation des preuves de Dieu , mais sur la diminution de nos passions . En prime, on y gagnera de changer une manire trompeuse de vivre contre une vie plus vertueuse et heureuse. Ce dcalage entre le raisonnement et la ralit montre quautre chose

  • est en jeu. Le dessous du jeu , cest la religion qui nous le rvlera.

    2. Misre et grandeur de lhomme. - Cette critique senracine dans notre condition humaine, qui apparat contradictoire.

    Effray par les espaces infinis, jet sans savoir pourquoi dans un certain lieu et un certain temps, lhomme se dcouvre misrable. Il est abus par les puissances trompeuses (limagination, matresse derreur et de fausset ). Ses critres de vrit sont douteux. Les esprits faux sont lgion. Le bonheur que ses dsirs lui figurent est impossible (K. 232). Alors, il ragit de la pire faon, en sinterdisant de penser, en se consolant par le divertissement, comme si le jeu, la chasse, la guerre, le Pouvoir, toutes ces activits qui produisent le bruit et le remuement pouvaient le rendre heureux, alors que le divertissement vient dailleurs et de dehors et rend ses adeptes dpendants.

    Mais cette misre est indissociable de la grandeur. Par la pense, je peux comprendre lespace qui me comprend et mengloutit comme un point (B. 348 ; K. 302). Grce elle, lhomme se connat misrable, il ne fait pas bloc avec sa nature (au fond, la misre correspond chez lhomme la nature chez les animaux B. 398 ; K. 307), il peroit ses misres comme celles dun seigneur, dun roi dpossd, il a une grande ide de lme. Mme sa bassesse, qui consiste en la recherche de la gloire, est la marque de lexcellence de sa nature.

  • Pourquoi cette contradiction qui fait de lhomme un monstre incomprhensible (B. 420 ; K. 350) ? La philosophie est incapable de nous rpondre. La clef ne peut se trouver que dans le pch originel, qui seul rend raison de notre nature comme blesse.

    On comprend maintenant pourquoi il faut humilier la raison : pour lempcher de juger de tout, mais pas pour combattre notre certitude. Le salut nest pas son affaire. Le Dieu qui nous importe nest pas le Dieu des philosophes et des savants une idole purement humaine , mais le Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, qui est un Dieu cach, rigoureusement indductible. Ce Dieu se rend sensible au cur par une foi qui nest pas humaine.

    Cependant, si les divers ordres de vrit sont bien distincts, ils communiquent nanmoins par la figuration ( La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits la charit, car elle est surnaturelle : B. 793 ; K. 1293).

    La religion chrtienne nest donc pas contraire la raison (elle a bien connu lhomme ). Cest elle, et elle seule, qui peut rendre raison de notre nature avec toutes ses contradictions, et nous promettre le vrai bonheur comme flicit en Dieu.

    IV. Leibniz

    1646-1716. Leibniz a tout fait, sest intress tout, a brill partout. Il a fait des dcouvertes remarquables dans les questions infinitsimales, rhabilit la notion de

  • force en physique, invent une machine calculer, etc. Mais pour lui, leffort conqurant de la rationalit ne devrait impliquer aucun appauvrissement de la ralit (comme cest le cas avec ltendue, notamment). Au contraire, plus on connat, plus on saisit les diffrences, la multiplicit du rel, et plus on slve lunit de tout, que lon ne percevait pas premire vue. Leibniz est un adepte et un pionnier du systme.

    1. Dieu comme Logos absolu. - Labsolu de Leibniz soppose radicalement celui de Descartes. Le Dieu cartsien tout-puissant, qui cre les vrits ternelles, peut changer lordre intelligible, dcider que 2 et 3 ne font plus 5, contredire sa propre Sagesse, est un Dieu arbitraire, un tyran despotique, un Dieu fou bref, un Dieu qui nest pas Dieu. La volont divine serait-elle sans raison de vouloir ? Pour tre libre, Dieu devrait-il choisir nimporte quoi ? En affirmant que Dieu aurait pu choisir un autre ordre, dautres vrits, on sous-entend quil aurait pu faire mieux. Or, si Dieu est absolument parfait et souverainement bon, il na pu faire autrement que choisir le meilleur (par exemple, sil doit construire un seul triangle, ce sera un triangle quilatral).

    partir de l, tout bascule. Dieu ne cre pas lordre intelligible, puisque ce dernier constitue son entendement ternel et infini. Dieu ne cre pas la loi, il est la loi mme, il est le Logos absolu. Ce qui apparat la cration du monde, cest seulement lensemble des existences, pas lunivers des essences. En dautres termes, tout ce qui existe est dabord possible et peut

  • tre pens par Dieu, puis par lhomme, qui participe de lunique raison.

    Cette relation entre lessence et lexistence permet Leibniz de reformuler la preuve ontologique : Dieu existe ncessairement, sil est possible. Or, comme toutes les dterminations possibles sont en Dieu, ce dernier ne peut entrer en contradiction avec rien, ni en soi ni hors de soi. lessence infinie de Dieu correspond donc ncessairement lexistence en acte.

    2. Le meilleur des mondes possibles. - La cration du monde doit tre comprise selon le mme schma, qui obit un modle mathmatique (Cum Deus calculat, fit mundus).

    Parmi linfinit de mondes possibles, Dieu choisit le meilleur. Pour que ce monde soit le plus harmonieux, il faut non seulement que les essences les plus riches passent lexistence, mais encore que les possibles saccordent entre eux, soient compossibles. Cette harmonie est dite prtablie, car elle rsulte de la loi de construction, qui doit structurer tous les niveaux de ralit. Le monde le plus parfait est celui dont lordre est le plus simple en hypothses et le plus riche en phnomnes (Discours de mtaphysique, 6, 7), cest--dire celui qui permet Dieu dobtenir le maximum deffets avec le minimum de moyens.

    Ceci ne nous empche pas de constater dans le monde quantit de dsordres, dirrgularits, derrements ce que nous appelons le mal. En vrit, il nest aucun dsordre apparent dont on ne puisse fournir lquation et

  • la courbe : Dieu ne veut pas le mal, mais seulement lordre. Mais notre lecture humaine du rel est insuffisante. Il en va de mme pour un tableau que nous regardons de trop prs : nous ne percevons plus le dessin, mais seulement des taches de couleur incohrentes et disgracieuses. En enrichissant le monde de multiples diffrences, les dissonances concourent une harmonie suprieure.

    Comment concilier lunit du tout et celle de chaque tre ? Ce problme, vieux comme la philosophie, est un peu la quadrature du cercle. Leibniz nous propose une solution.

    Toute crature renvoie Dieu, son crateur. Mais les tres du monde ne sont pas Dieu ou des doubles de Dieu, car ils sont situs dans lespace et le temps. Mais pour tre un tre, il faut tre un tre. Comment peuvent-ils tre individualiss si toute essence est universelle ?

    Ni la matire (divisible linfini) ni le corps (un compos) ne permettent de fonder lunit requise. Il faut donc admettre que chaque individu est substance (Leibniz lappelle monade, du grec monas, unit ). Mais comme chaque tre a une essence, qui fait quil est ce quil est, il faut aussi admettre que chaque tre est une essence singulire.

    Leibniz appuie cette thse tonnante sur sa doctrine de lexpression : comme chaque monade exprime le mme Dieu unique, lUnivers se trouve multipli autant de fois quil y a de substances individuelles. Certes, il y a des monades qui ne sont que sensitives (lanimal), et seul lhomme est une monade raisonnable. Mais toutes,

  • chacune leur mesure, sefforcent dexister aussi pleinement que possible et dimiter Dieu leur faon. Partout il y a de la pense ft-elle inconsciente, balbutiante du dsir, de la vie ; partout de laction (donc de la volupt) quand la monade accrot son degr dexpression, de la passion (donc de la douleur) quand ce degr diminue. Le monde est bien une totalit organique, et chaque individu est pleinement ce quil est, de manire unique.

    3. Analyse et systme. - Comme les individus existants sont des essences, ce quils font et ce qui leur arrive ne sont que des attributs des caractres qui manifestent le dveloppement de leur essence. Cette thse correspond notre exprience : ce que chacun fait et vit est en continuit avec ce quil est, lacte libre exprime lessence dun sujet singulier. Mais pour viter lcueil du fatalisme, il faut bien distinguer la ncessit de droit, qui exclut absolument son contraire (par exemple, il ne peut pas y avoir de cercle dont tous les rayons ne soient pas gaux) et la ncessit de fait (ex hypothesi). Ce qui a eu lieu est bien rel, bien certain, puisquil a eu lieu, mais son contraire ntait pas contradictoire en soi, donc pas impossible. Par exemple, Csar a bien franchi le Rubicon, mais il ny avait rien dimpossible en soi ce quil ne le franchisse pas. Bref, ce qui a rellement eu lieu ne cesse pas dtre contingent, et ce qui na pas eu lieu ne devient pas impossible pour autant.

  • Lorsque Leibniz affirme quon pourrait dduire toute lhistoire du monde en analysant les pas de Csar franchissant le Rubicon, il vise Dieu, dont la capacit danalyse infinie lui permet de saisir le dveloppement de toutes les essences et leurs relations, jusqu la fin de lhistoire. Mais Dieu prvoit, il ne dtermine pas. Connaissant davance nos choix libres, il les intgre dans lharmonie prtablie. Lhomme, lui, choisit simplement ce qui lui parat le meilleur, et doit attendre que les choix et les vnements existent pour les connatre.

    En droit, tout peut donc tre connu par analyse. En fait, chaque homme nest quun point de vue particulier sur le tout, car il est inscrit dans un croisement singulier de lespace et du temps. Cest pourquoi il y a de lignorance et de lerreur. Chacun croit voir la mme chose que lautre, alors quil voit et parle selon la mesure de sa vue. Certains ont des points de vue privilgis sur le tout (les philosophes, Leibniz), mais seul Dieu voit lunivers comme tous les individus la fois, et encore tout autrement : il est lunique Gomtral commun.

    En affirmant que tout peut tre dduit a priori, connu par analyse, nonc dans le langage, Leibniz fonde les notions de systme et de structure. Son projet de Caractristique universelle (recherche des lments simples et univoques qui pourraient produire par combinaisons tous les raisonnements) voque nos combinatoires et nos ordinateurs. Leibniz avait lide,

  • pas loutil. Mais, vrai dire, le seul ordinateur absolu, cest Dieu.

    V. Spinoza

    1632-1677. N Amsterdam, dans une famille juive descendant des marranes de la pninsule Ibrique (exils la fin du xvie sicle), Spinoza a vite rompu avec le judasme (excommunication de 1656) et abandonn les activits commerciales. Vivant du polissage des verres optiques, il a frquent des milieux plutt rpublicains et libres penseurs.

    Spinoza fut un solitaire, en marge de toute cole. Sa pense, mal reue en son temps, a servi de relais entre le rationalisme conqurant et les Lumires, parce quelle est anime par une conception de labsolu qui modifie le statut et la fonction de la raison. Cest pourquoi, en dpit de la chronologie, Spinoza est le dernier des rationalistes classiques.

    Malgr les difficults de luvre, expose selon le mode gomtrique (more geometrico), tout philosophe doit se confronter cette pense qui, selon le mot de Hegel, se prsente comme la philosophie mme, dans lidentit de la mthode et du discours, de l