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LES GRANDS DISCOURS DE L’HISTOIRE DU QUÉBEC PAUL TERRIEN

Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

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Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

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N 9

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Histoire québécoise

Les grands discours

de L’histoire du Québec

Paul TerrIeN

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Ce livre n’a pas vraiment d’auteur, des milliers de personnes l’écri-vent depuis plus de deux siècles. Avec des mots, des idées et des sen-timents qui ne concordent pas toujours, qui s’opposent même très souvent, mais qui ont fini par exprimer – et expriment toujours – ce qu’un peuple a voulu devenir depuis qu’il a pris conscience de ce qu’il était.

De nos premiers parlementaires jusqu’à l’actuel président de la République française, les orateurs ici rassemblés peignent un tableau flamboyant de l’histoire du Québec.

Ils se sont appelés Canadiens, Canadiens français puis Québécois, selon les époques, mais tous ceux et celles que nous entendrons dans ces pages ont surtout voulu donner un nom à l’avenir.

PAul TeRRien a écrit de nombreux discours pour des personnalités politiques pendant une vingtaine d'années. il est présentement directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères du Canada.

de L’histoire du Québec Les grands discours

Paul TerrIeN

l'auteur révise ici une ébauche de discours avec le premier ministre Brian Mulroney, pour lequel il a travaillé de 1987 à 1993.

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démocratie et institutions parLementairesCollection dirigée par louis Massicotte

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Démocratie et institutions parlementaires

La collection « Démocratie et institutions parlementaires » de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires vise à rendre accessibles à un plus grand public des ouvrages de qualité portant sur les institutions et la vie politiques.

Ouvrage paru

Louis Massicotte, Le Parlement du Québec de 1867 à aujourd’hui, PUL, 2009.

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Les grands discours de l’histoire du Québec

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Paul Terrien

Les grands discours de l’histoire du Québec

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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publi-cation.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entre-mise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Mise en pages : In Situ inc.

Maquette de couverture : Laurie Patry

© Les Presses de l’Université Laval 2010Tous droits réservés. Imprimé au CanadaDépôt légal 2e trimestre 2010

ISBN 978-2-7637-9052-7e-ISBN 9782763710525

Les Presses de l’Université LavalPavillon Pollack, bureau 31032305, rue de l’UniversitéUniversité Laval, QuébecCanada, G1V 0A6www.pulaval.com

Page 7: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

Table des matières

Présentation

Première ParTie l’émergence(1793-1867)

John Richardson (1754-1831) .............................................3« ... pour sauter à la face de l’Empire » ......................................... 4

21 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Michel-Eustache-Gabriel-AlainChartier de Lotbinière (1748-1822) ..................................................9

« ... ces murailles... sauvées par leur zèle et par leur courage » ... 1021 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Philippe-François de Rastel de Rocheblave (1727-1802) 15« ... la prédilection si naturelle à tout peuple » ........................... 15

21 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Joseph-Octave Plessis (1763-1825) ..................................18« Tout ce qui affaiblit la France... assure... notre bonheur » ........ 19

10 janvier 1799, Cathédrale de Québec

Jean-Jacques Lartigue (1777-1840) ..................................25« Soyez soumis à ceux qui vous gouvernent » .............................. 25

12 juillet 1812

Louis-Joseph Papineau (1786-1871) .................................30« Le miel sur les lèvres, le fiel dans le cœur » ............................... 31

15 mai 1837, Assemblée de Saint-Laurent

Louis-Hippolyte La Fontaine (1807-1864) .......................37« Je le dois à mes compatriotes » .................................................. 40

13 septembre 1842, Assemblée législative, Montréal

Norbert Dumas (1812-1869) ............................................44« Déchirons cette page de notre histoire » ................................... 44

22 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

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Les Grands discours de L’histoire du QuébecViii

Louis-Joseph Papineau ...................................................47« Qu’y a-t-il donc de si beau dans cet Acte d’Union... ? » ........... 47

22 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Louis-Hippolyte La Fontaine .........................................59« il serait encore sur la terre de l’exil » ......................................... 59

23 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Wolfred Nelson (1791-1863) .............................................66« ... qui... n’a rien oublié ni rien appris » ..................................... 66

Louis-Joseph Papineau ...................................................70« Sa position est fausse, son action est funeste » .......................... 70

24 janvier 1849, Assemblée législative, Kingston

Joseph-Édouard Cauchon(1816-1885) .............................78« ... on sait à quoi ça conduit » .................................................... 78

24 janvier 1849

Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1820-1890) ..................83« Vous vous êtes couchés dans la gloire, ne vous levez pas » ........ 83

18 juillet 1855. Pose de la première pierre angulaire du monument aux morts des Plaines d’Abraham, Québec

George-Étienne Cartier (1814-1873) ................................91« Le temps est venu pour nous de former une grande nation » .. 93

7 février 1865, Assemblée législative, Québec

Antoine-Aimé Dorion (1818-1891) ................................. 100« Je n’y vois autre chose qu’un nouveau projet de chemin de fer » 100

16 février 1865, Débats sur la Confédération, Assemblée législative

Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908) .............. 106« ... une erreur fatale » ............................................................... 106

20 février 1865, Assemblée législative, Québec

Hector-Louis Langevin (1826-1906) .............................. 111« ... nous ne pouvons rester dans la position où nous sommes » 111

21 février 1865, Assemblée législative, Québec

François-Xavier Perrault (1836-1905) ........................... 121« Son véritable but n’est que l’anéantissement de l’influence française au Canada » .............................................................................. 121

3 mars 1865

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tabLe des matières iX

Deuxième ParTie le nouveau Pays(1867-1960)

Louis-Joseph Papineau (1786-1871) ............................... 131« ... toutes mauvaises » ............................................................... 131

17 décembre 1867, Institut canadien de Montréal

Wilfrid Laurier (1841-1919) ........................................... 137« ... le libéralisme catholique n’est pas le libéralisme politique » 139

26 juin 1877, Club canadien, Québec

Joseph-Adolphe Chapleau(1840-1898)........................... 144« ... je n’ai jamais voulu de coalition » ....................................... 145

6 septembre 1883, Assemblée de Saint-Laurent

Honoré Mercier (1840-1894) .......................................... 153« ... un meurtre judiciaire » ........................................................ 154

22 novembre 1885, Champ-de-Mars, Montréal

Joseph-Adolphe Chapleau ............................................ 156« Prenez garde » ......................................................................... 156

24 mars 1886, Chambre des communes

Henri Bourassa (1868-1952)........................................... 163« ... l’idiome dans lequel, pendant trois cents ans, ils ont adoré le Christ » ...................................................................................... 164

10 septembre 1910, Église Notre-Dame, Montréal

Thomas Chapais (1858-1946) ........................................ 173« Ils ne sont pas des étrangers sur ce sol ».................................. 173

25 janvier 1915, Université Laval

Olivar Asselin (1874-1937) ............................................. 180« La vertu mystérieuse du sang s’affirme » ................................ 180

21 janvier 1916, Monument national, Montréal

Joseph-Napoléon Francœur (1880-1965) ....................... 186« Notre façon de sentir et de penser n’est pas la même » .......... 186

17 janvier 1918, Assemblée législative

Lomer Gouin (1861-1929) .............................................. 193« Nous n’avons souffert de rien » ............................................... 193

23 janvier 1918, Assemblée législative, Québec

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Les Grands discours de L’histoire du QuébecX

Idola Saint-Jean (1880-1945) .......................................... 197« Nous n’avons pas démérité » ................................................... 197

Février 1931

Adrien Arcand (1899-1967) ............................................ 201« Dehors ! Vieille politique pourrie » ......................................... 201

22 février 1934, Monument national, Montréal

Henri Bourassa ............................................................. 209« ... une menace à toutes les minorités » .................................... 209

20 mars 1934, Chambre des communes, Ottawa

Lionel Groulx (1878-1967) ............................................. 211« ... notre État français, nous l’aurons » ..................................... 211

Juin 1937, Deuxième congrès de la langue française, Québec

Maxime Raymond (1883-1961) ...................................... 220« Pourquoi ne resterions-nous pas neutres ? » ............................ 220

9 septembre 1939, Chambre des communes, Ottawa

Ernest Lapointe (1876-1941) .......................................... 226« ... nous ne consentirons jamais à la conscription » ................. 226

9 septembre 1939, Chambre des communes, Ottawa

Maurice Duplessis (1890-1959) ..................................... 232« ... je suis et serai toujours contre la conscription » .................. 233

4 octobre 1939, Séminaire de Trois-Rivières

Thérèse Casgrain (1896-1981) ....................................... 239« Le droit de suffrage n’est pas une fin en soi » .......................... 239

25 avril 1941, Congrès de la Ligue pour les droits de la femme

Maurice Duplessis (1890-1959) ..................................... 245« C’est la Confédération qui tient ses droits des provinces » ..... 245

22 avril 1942, Assemblée législative, Québec

René Chaloult (1901-1978) ............................................. 254« ... les causes de notre déchéance... se réduisent à l’esprit de parti » 254

21 octobre 1942, Monument national, Montréal

Télesphore-Damien Bouchard(1881-1962) ................... 263« Les vers sont à ronger les racines de l’arbre de nos libertés » . 263

21 juin 1944, Sénat, Ottawa

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tabLe des matières Xi

André Laurendeau (1912-1968) ..................................... 272« ... comme un État qui défend sa vie » ..................................... 272

14 février 1945

Troisième ParTie les imPaTiences(1960 à aujourD’hui)

Pierre Bourgault (1934-2003) ......................................... 285« Nous sommes la Révolution » ................................................. 285

Décembre 1961, Fraternité des policiers de Montréal

Jean Lesage (1912-1980) ................................................. 295« ... tout rebondit au grand jour » .............................................. 296

22 février 1963, Congrès annuel du Parti libéral du Québec, Château Fron-tenac, Québec

Paul Gérin-Lajoie (1920) ................................................ 300« Le Québec a, sur ce continent, sa vocation propre » .............. 300

12 avril 1965, Hôtel Windsor, Montréal

Andrée Ferretti (1935) ................................................... 308« La Québécoise veut désormais être l’égale d’un homme libre » 308

1er juin 1966, Aréna de Montréal-Nord

Charles de Gaulle (1890-1970) ....................................... 310« ... un miracle de fécondité, de volonté et de fidélité » ............. 310

23 juillet 1967, Château Frontenac, Québec

« Vive le Québec libre » ............................................................. 31324 juillet 1967, Hôtel de ville de Montréal

François Aquin (1929) .................................................... 315« ... l’homme qui a apporté ici l’étincelle » ................................ 315

3 août 1967, Assemblée nationale, Québec

Daniel Johnson (1915-1968) ........................................... 319« Le Québec n’en a pas été choqué » ........................................ 319

3 août 1967, Assemblée nationale, Québec

Pierre Elliott Trudeau (1919-2000) ................................ 322« Finies les folies ! » ..................................................................... 322

19 octobre 1969, Hôtel Le Reine Elizabeth, Montréal

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Les Grands discours de L’histoire du QuébecXii

Claude Charron (1946) .................................................. 327« ... le ramassis d’opportunistes et la barricade de satisfaits » .... 328

24 mars 1975, Réponse au discours inaugural de la session de 1975, Assem-blée nationale, Québec

René Lévesque(1922-1987) ............................................ 336« ... cernés comme Astérix dans son village » ............................ 337

2 novembre 1977, Assemblée nationale française, Paris

Pierre Elliott Trudeau .................................................. 345« Un non, ça veut dire du changement » ................................... 345

14 mai 1980, Centre Paul-Sauvé, Montréal

René Lévesque .............................................................. 353« À la prochaine fois » ................................................................ 354

20 mai 1980, Centre Paul-Sauvé, Montréal

« ... en une nuit de fourberies » .................................................. 3569 novembre 1981, Assemblée nationale, Québec

Clifford Lincoln (1928) .................................................. 366« ... rights are rights are rights » ......................................... 366

2 décembre 1988, Assemblée nationale, Québec

Lucien Bouchard (1938) ................................................. 373« ... les fourches caudines de l’humiliation » .............................. 374

22 mai 1990, Chambre des communes, Ottawa

Robert Bourassa (1933-1996) ......................................... 377« ... quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse » .................................. 378

22 juin 1990, Assemblée nationale, Québec

Brian Mulroney (1939) ................................................... 380« Des pays à temps partiel, ça ne tient pas debout » .................. 381

13 février 1991, Chambre de commerce de Québec

Jacques Parizeau (1930) ................................................. 390« Alors, pourquoi attendre ? » .................................................... 390

22 novembre 1994, Canadian Club de Toronto

Jean Charest (1958) ........................................................ 395« Où est l’avantage ? » ................................................................ 395

17 septembre 1995, Saint-Joseph-de-Beauce

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tabLe des matières Xiii

Jean Chrétien (1934) ...................................................... 401« ... aucun moyen n’est exclu » .................................................. 402

24 octobre 1995, Auditorium de Verdun

Lucien Bouchard ........................................................... 408« Il est temps de prendre nos responsabilités » .......................... 408

25 octobre 1995, Auditorium de Verdun

Jacques Parizeau ........................................................... 415« Par l’argent puis des votes ethniques » .................................... 415

30 octobre 1995, Centre des congrès de Montréal

Paul Desmarais fils (1954)............................................. 418« La diversité nous est naturelle » .............................................. 418

28 mai 1996, Chambre de commerce du Montréal métropolitain

Jean Charest.................................................................. 425« ... un pays jeune, toujours en construction » ........................... 425

8 novembre 2004, 40e anniversaire de l’ouverture du Centre des arts de la Confédération, Charlottetown

Stephen Harper (1959) .................................................. 434« ... le berceau politique du Canada » ....................................... 435

19 décembre 2005, Chambre de commerce de Québec

Nicolas Sarkozy (1955) .................................................. 438« ... les Canadiens sont nos amis, et les Québécois, notre famille » 438

17 octobre 2008, Assemblée nationale, Québec

annexe

Premiers ministres du Québec depuis la Confédération ........... 447

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Page 15: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

PrésenTaTion

Ce livre n’a pas vraiment d’auteur – des milliers de personnes l’écrivent depuis plus de deux siècles. Avec des mots, des idées et des sentiments qui ne concordent pas toujours, qui s’opposent

même très souvent, mais qui ont fini par exprimer – et qui expriment toujours – ce qu’un peuple a voulu devenir depuis qu’il a pris conscience de ce qu’il était.

Ils se sont appelés Canadiens, Canadiens français puis Québécois, selon les époques, mais tous ceux et celles que nous entendrons dans ces pages ont surtout voulu donner un nom à l’avenir.

On ne peut guère remonter le cours de l’éloquence politique au Canada français au-delà de la source que constitue l’Assemblée législative de 1792, le deuxième Parlement canadien, et le reflet que nous en ren-voyait déjà sa jumelle journalistique.

On ne peut douter, cependant, que les absents peuvent aussi avoir eu souvent raison. Sans doute les bâtisseurs de la Nouvelle-France ont-ils dû trouver les mots qu’il fallait pour inspirer les premiers Canadiens. On n’entendra jamais non plus les générations de chefs amérindiens qui ont pourtant habité, exploré et nommé le Canada – et dirigé leurs propres confédérations – pendant des milliers d’années avant que notre premier Parlement ne se réunisse. Mais leurs paroles se sont envolées parce que leurs écrits ne sont pas restés.

Les textes qui suivent ont été retenus d’abord parce qu’ils nous semblent résumer, dans un style caractéristique de leur époque, les grandes questions de l’heure et la pensée de personnages qui ont marqué notre histoire – ou tenté bravement de le faire.

Ce choix est forcément subjectif et incomplet. La qualité des dis-cours paraîtra peut-être inégale à certains. Dans quelques cas, c’est tout simplement que la page écrite ne peut rendre justice à l’envolée oratoire.

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Les Grands discours de L’histoire du QuébecXVi

Il faut de plus tenir compte du fait que de leur vivant et après leur mort, les talents et les vertus de nos plus célèbres politiciens ont été aussi diver-sement appréciés que le sont ceux de nos parlementaires actuels. Car si la beauté réside dans l’œil de celui qui regarde, comme l’écrit Shakespeare, l’éloquence se trouve sans doute dans l’oreille de celui qui écoute. Même le grand Papineau, notre foudre d’éloquence national, ne fait pas l’una-nimité. L’auteur de Notre maître le passé, le chanoine Groulx, ne se gêne pas, par exemple, pour critiquer la confusion de son style et l’inconsé-quence de son raisonnement.

Et Mgr Camille Roy, un littérateur qui passa pour un de nos beaux esprits à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, s’est montré plutôt sévère envers nos premiers parlementaires :

Ne demandons donc pas à ces orateurs de la première heure ces artifices du langage, ces ressources de pensée et d’expression qu’on ne peut obtenir que par une longue et sérieuse étude.

Le bon abbé croyait, en 1902, déceler un net progrès dans la rhé-torique politique et il présumait qu’elle allait encore s’améliorer « avec le développement de l’éducation ».

Il se trompait. Un rapprochement, même superficiel, des premiers discours qu’on pourra lire ici avec les efforts oratoires de nos élus con-temporains ne favorise guère nos tribuns modernes. Pour avoir moi-même « couvert » l’actualité politique comme journaliste pendant près de vingt ans et ayant décimé une petite forêt en ébauches de discours pour de nombreux politiciens pendant une période équivalente, je peux témoigner bien humblement que les mânes de Papineau ou de Laurier peuvent reposer en paix. Les temps ont changé, tout simplement. Si, au XIXe siècle, « le couronnement des études passait par la classe de rhétorique tout entière dévouée à l’éloquence », la définition même du mot rhétorique causerait aujourd’hui de sérieux maux de tête à la plupart de nos cégé-piens, à beaucoup de nos universitaires et peut-être à certains de nos élus qui font de la prose sans le savoir, comme monsieur Jourdain.

De nos jours, l’astuce, pour un politicien, consiste à comprimer ou à camoufler une idée dans une capsule électronique d’une ou deux minutes. Mais, il y a un siècle, des assemblées politiques qui duraient une bonne partie de la journée faisaient courir les foules à plusieurs heures de distance. Les élections, porte d’entrée du pouvoir, se gagnaient alors sur les parvis d’églises, les entrées de magasins généraux ou toute autre tribune solide et accessible.

Page 17: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

Présentation XVii

Aujourd’hui, on a peine, toutefois, à imaginer la popularité qui entourait les vedettes politiques à certaines époques. Papineau, Cartier et Laurier, en particulier, ont été l’objet d’un culte de la personnalité extravagant, qu’on n’a pas vu depuis et qu’on ne reverra sans doute jamais chez nous. Il est encore possible de trouver de la vaisselle, des portraits et des bustes immortalisant les lions politiques de ces époques révolues.

Il n’est pas facile, non plus, de faire la part des choses entre ce qui a été dit et la version écrite qui a survécu. Même dans l’enceinte de l’Assemblée législative, la transcription officielle des débats n’a été entre-prise qu’en 1964. (Les débats de la Chambre des communes sont cependant publiés à partir de 1880.)

Longtemps, ce sont les journaux qui se chargeaient de reproduire les discours, rédigés et remis à l’éditeur par le député lui-même, ce qui n’empêchait pas certains rédacteurs de manifester une fantaisie que ne prisaient pas plus le politicien d’alors que ceux d’aujourd’hui.

Ainsi pouvait-on lire dans La Minerve, en 1832 :

L’on a prêté des discours à M. Papineau et à M. Morin auxquels l’un et l’autre n’avaient jamais songé et veut-on savoir comment ? Le rapporteur en question se trouvant indisposé se trouva forcé de quitter le lieu des séances et composa ensuite les prétendues oraisons sur les notes que lui fournit la mémoire d’un ami complaisant.

On comprend donc aisément que Papineau s’en prit plus d’une fois aux « malicieux rapporteurs de la tribune » et qu’en pleine séance de l’Assemblée, il fustigea même sévèrement l’un d’eux, qui confia le lende-main : « Je n’ai encore jamais été assailli d’un pareil orage. »

Par ailleurs, beaucoup de textes paraissent un peu trop léchés, savamment maquillés par des journalistes complaisants pour éliminer les répétitions, les hésitations et les erreurs, qui émaillent inévitablement la transcription d’un discours improvisé.

Très longtemps, politiciens et journalistes ont, en effet, entretenu une relation incestueuse. Beaucoup d’élus ont eux-mêmes mis la main à la plume, parfois dans des journaux qui leur appartenaient ou qui étaient en fait les organes des formations politiques et où les journalistes étaient habituellement tenus de respecter la « ligne du parti ».

Pour la plus grande partie de sa carrière, par exemple, sir Wilfrid a été entouré d’une nuée de thuriféraires et de plumitifs ne désirant rien de plus que donner un plus grand éclat à « Laurier-la-langue-d’argent ».

Page 18: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

Les Grands discours de L’histoire du QuébecXViii

On a ainsi signalé à plusieurs reprises et à diverses époques qu’il venait de prononcer « le plus grand discours de sa carrière ». (Un journal d’obédience conservatrice s’est déjà contenté, par contre, de noter sim-plement, après une assemblée politique, que « Laurier a aussi parlé ».)

Au risque de scandaliser les historiens de métier, ce livre se présente aux lecteurs et aux lectrices dans le plus simple appareil. Tout au plus ai-je inséré un certain nombre de notes en bas de page qui me semblaient nécessaires à la bonne compréhension de l’époque ou de l’événement.

Les anglicismes et autres barbarismes du temps, comme « asser-tion », « moteur » (auteur d’une « motion ») et « législater », ont aussi été conservés. J’ai également pris la liberté d’éliminer les salutations de cir-constance, en particulier la référence obligée et répétitive au président, de même que beaucoup des citations latines dont nos seigneurs les évêques assommaient leurs ouailles. J’ai en outre aménagé la longueur des para-graphes pour en faciliter la lecture.

Les orateurs cités sont tous Québécois (ou Bas-Canadiens pour quelques députés de l’Assemblée législative), sauf Stephen Harper, dont le discours portait un message spécifique aux Québécois, et deux autres exceptions ont été faites en faveur de deux présidents français en visite chez nous ; d’abord, le général de Gaulle, dont l’allocution au balcon de l’hôtel de ville de Montréal en 1967 a davantage remué les esprits chez nous que beaucoup des autres textes cités ici, puis le président Sarkozy, quarante et un ans plus tard, qui exposait une vision bien différente de la réalité canadienne.

Les textes réunis ici ont été pour la plupart prononcés en français ; un certain nombre, cependant, l’ont été en anglais, parfois même par des orateurs francophones. On verra d’ailleurs, dès les premières pages de ce livre, que le droit pour les représentants francophones de s’exprimer dans leur langue maternelle a constitué le premier « débat » de notre histoire parlementaire.

Page 19: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

Première Partie

L’émergence (1793-1867)

Page 20: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec
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John Richardson (1754-1831)

Plusieurs des adversaires les plus acharnés de la langue française, après la défaite de 1760, se trouvent parmi les marchands anglais et écossais qui redoutent toute complication dans les échanges entre la Grande-Bretagne et sa nouvelle colonie nord-américaine.

Dès son arrivée à Montréal, en 1787, Richardson s’oppose à l’utilisation officielle de la langue française. Il fait partie de ceux qui réclament une « Chambre d’assemblée » élue, dont les Canadiens d’expression française seraient exclus, et l’intro-duction du droit commercial anglais. En 1791, il signe, avec d’autres marchands, une pétition contre le projet de loi qui allait devenir l’Acte constitutionnel1 parce qu’il ne veut pas de la division de la colonie et du maintien, dans le Bas-Canada, du droit civil français.

Il se fait tout de même élire aux premières élections générales qui suivent l’adop-tion de la nouvelle Constitution et il s’impose comme le chef du groupe des marchands à l’Assemblée puis au sein des conseils exécutif et législatif.

Lors de l’ouverture de la première session du Parlement issu de l’Acte constitu-tionnel de 1791, qui était muet sur la question de la langue, il prononce un long discours pour appuyer une résolution réclamant que l’anglais soit proclamé la langue officielle de l’Assemblée et le français, la langue de traduction.

Le texte exact de son discours n’a pas été retrouvé, mais il a été reconstitué – et traduit – à partir du préambule de la motion qu’il a présentée le lendemain et publiée dans les journaux sympathiques à la cause anglaise, motion qui reprenait ses arguments de la veille.

1. Troisième Constitution du Canada, après la Proclamation royale de 1763 et l’Acte de Québec de 1774, l’Acte constitutionnel de 1791 divise la province de Québec en deux nouvelles provinces, le Haut et le Bas-Canada. L’Acte prévoit aussi la formation dans chaque province d’une assemblée législative élue et d’un conseil législatif nommé, qui sont cependant soumis au veto du gouverneur.

Page 22: Les Grands Discours de l'Histoire Du Québec

Les Grands discours de L’histoire du Québec4

« ... pour sauter à la face De l’empire »

21 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Il n’est pas de la compétence d’une législature subordonnée de faire des changements dans les maximes fondamentales nécessaires à la souveraineté de la mère patrie, et également nécessaires aux vrais

intérêts de toutes les parties de l’Empire. La prétention de faire des lois pour lier des sujets britanniques dans tout autre langage que l’anglais est illégale, sans exemple, impolitique, détruit notre union avec la mère patrie, et notre dépendance d’elle ; cette prétention est en contravention directe à cette constitution sous laquelle nous siégerons.

[...] sur quel principe une partie d’une branche de la Législature (car nous ne sommes pas unanimes), si subordonnée qu’elle ne représente pas la centième partie des domaines britanniques en Europe et en Amé-rique, réclamera-t-elle un pouvoir qui, si on y persiste, est capable dans ses conséquences d’arrêter toutes les fonctions du gouvernement, et de rendre nulle la nouvelle Constitution qu’un souverain gracieux et qu’une nation magnanime et libérale nous ont accordée sur leur propre modèle ? Je dirai plus, au lieu d’un bienfait, elle sera pour nous une malédiction.

Être gouverné par des lois faites dans la langue anglaise est un droit de naissance de tout sujet britannique, et aucun pouvoir sur la terre, excepté le Parlement de la Grande-Bretagne, ne peut le destituer de ce privilège inhérent.

Devons-nous donc agir comme un enfant gâté, dégoûté par trop d’indulgence, oubliant nos devoirs et nos intérêts comme partie de la première nation de l’univers sans égard pour les faveurs dont nous avons été comblés, et au lieu de reconnaissance pour cette générosité de trai-tement sans exemple que nous avons reçue de la mère patrie, ne serons-nous satisfaits que par un éloignement funeste de ses maximes uniformes de gouvernement, suivies pendant une succession de siècles, et voulant même exiger que le langage de l’empire soit mis aux pieds de nos préjugés ?

Soutenir une prétention qui certainement ne peut être accordée que par un sacrifice tel qu’il n’en n’a jamais été fait à aucun sujet britan-

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nique dans un cas semblable ou aucun autre, révolte toute idée que de bons sujets doivent avoir, est arrogant au-delà de toute mesure, et une telle indignité à la nation dont nous faisons partie, qu’elle pourrait justi-fier à bon droit de reprendre un pouvoir dont on aurait tenté d’abuser si honteusement.

[...] L’Acte de 17742 donne à cette province la jouissance de ses anciennes lois touchant la propriété et les droits civils d’une manière aussi pleine, aussi ample et aussi avantageuse que l’allégeance due à la mère patrie, la soumission à la Couronne et au Parlement de la Grande-Bre-tagne le permettent, et jusqu’à ce que de telles lois soient changées ou variées par des ordonnances qui de temps en temps pourront être passées par le gouverneur, le lieutenant-gouverneur ou le commandement en chef pour le temps d’alors, de par et de l’avis et consentement du Conseil législatif de la dite Province.

Voici donc nos coutumes locales permises, par une libéralité sans exemple, dans toute leur étendue jusqu’à ce qu’elles soient changées, avec défense cependant de ne rien faire sous ce prétexte qui pourrait militer contre l’allégeance et la soumission dues à la Couronne et au Parlement, et contre la souveraineté de la nation.

Serait-il à supposer de là qu’un homme dans son bon sens récla-merait en vertu de cet Acte le droit de faire des lois dans une langue étrangère ? N’est-il pas évident que cette permission de continuer les lois locales était une faveur et non pas un droit, et que, lorsqu’un changement aurait lieu, il serait fait d’une manière consistante avec la souveraineté de la nation, et conséquemment dans le langage légal qui règne dans toutes les parties de l’Empire, où ses habitants y jouissent des droits de sujets britanniques. Si le sens clair et intelligible de l’Acte avait été telle-ment perverti, la nation pourrait dire avec raison « vous avez abusé de notre libéralité ; vous êtes insensibles de cette distinction inestimable de citoyen anglais dont nous vous avons honorés, et nous la retirons jusqu’à ce que votre conduite prouve un changement dans vos sentiments ».

Sous cet Acte, toutes les ordonnances déjà faites ont été uniformes et passées en anglais comme texte légal avec une traduction, ce qui seul détruit toute idée du droit de réclamer le contraire.

2. L’Acte de Québec de 1774 étend les frontières du Québec, permet la libre pratique de la religion catholique et restaure le droit civil. Le gouvernement est assuré par le gouverneur et un conseil choisi par lui.

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Nous avons vécu trente ans sous la protection de la Grande-Bre-tagne, sous des droits qui nous ont été promis en vertu des statuts entièrement anglais ou des ordonnances passées dans la même langue et on ne s’est jamais plaint dans aucune des requêtes présentées à notre Souverain ou à son Parlement sur le sujet du texte ; ce ne peut donc être qu’avec une très mauvaise grâce que nous nous avançons aujourd’hui pour réclamer un droit qui pourra détruire l’opération de l’heureuse Constitution que l’on a bien voulu nous accorder, pour sauter à la face de l’Empire, et par là s’arroger un pouvoir qui n’est pas même de la compétence d’aucune branche de la Législature suprême.

La loi criminelle d’Angleterre, grâce à la bienveillance de notre souverain et de la nation, nous est confirmée ; cette loi est écrite en anglais, et il ne paraît pas même que ce soit le souhait de ceux qui désirent le plus violemment l’adoption d’un texte étranger, de changer le texte de cette loi. Étrange inconsistance que nous voulions qu’il soit décidé sur nos vies dans un langage auquel nous hésitons de confier nos propriétés.

L’Acte de 1791, sous l’autorité duquel nous siégerons, est notre charte ; ce qu’il nous permet, nous pouvons le faire légalement ; où il ne dit rien, quel que soit le pouvoir que nous puissions prendre, il ne peut être qu’illégal ; nous sommes à l’Empire ce qu’est une corporation à une de ses provinces. Si une corporation, en vertu du pouvoir qu’elle aurait de faire ses lois, concevait qu’elle pût les statuer dans le langage qui lui plairait, et en conséquence oserait l’exercer, elle perdrait ce pouvoir pour avoir voulu l’appliquer à des usages destructifs de l’intention de la charte. De supposer que chaque législature subordonnée serait libre de faire des lois dans la langue qui lui plairait serait adopter un principe exactement calculé pour promouvoir la désunion et diviser l’Empire au lieu de le consolider. Chaque comté réclamerait le droit d’avoir la loi dans son langage, et bientôt l’Empire deviendrait composé d’une variété de parties discordantes qui s’écrouleraient au premier choc de l’extérieur. Qui-conque affaiblit la chaîne qui nous lie à la mère patrie est ou faible ou méchant.

Souvenons-nous toujours que la protection de la mère patrie nous est infiniment plus utile et plus nécessaire, que sa liaison avec nous ne peut lui être d’importance ou d’utilité. Gardons-nous donc bien d’agiter aucune question qui puisse leur donner lieu de prononcer que nous sommes des arrogants et des ingrats.

S’il y a un homme assez aveugle pour ne pas voir combien plus utile il serait aux habitants d’entendre l’anglais que d’en être ignorants,

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qu’il regarde ceux de ses compatriotes qui jouissent de quelque emploi sous le gouvernement, il verra qu’ils ne sont parvenus à cette situation qu’en acquérant quelque connaissance de cette langue. Un homme peut-il être proprement qualifié pour s’élever dans l’armée, la marine ou aucun autre département civil de l’Empire s’il ne sait pas l’anglais ? Ne voit-il pas que les messieurs de la loi, qui par la nature de leur profession ont été obligés de l’étudier, ont par là acquis un degré d’influence et de dis-tinction auquel ils ne seraient jamais élevés s’ils eussent persisté obstinément à ne connaître que leur langage natal ? Peut-on même aspirer de n’arriver jamais à aucune distinction prééminente dans le commerce sans cette langue ?

Les avantages qui résultent de posséder les deux langues sont en grand nombre et évidents. Ceux qui s’y opposent ont certainement des vues secrètes qu’ils n’osent pas mettre au jour. N’est-il pas probable qu’ils sont ennemis de cette diffusion de lumière générale et des connaissances et qu’ils ont en vue de monopoliser tous les avantages qui en résultent, croyant, en tenant la masse du peuple dans un état de tutelle perpétuelle, se rendre plus importants, faire dépendre le peuple d’eux, comme le canal par lequel ils peuvent recevoir des relations partielles de faits, et faire passer pour l’opinion du peuple des conclusions formées sur des principes aussi erronés ? Ne pourrait-il pas être allégué que ceux qui plaident contre le texte anglais ne craignent pas d’y rencontrer des inconvénients réels ; mais qu’ils craignent plutôt une diminution de leur propre impor-tance ?

[...] Le message de Son Excellence le lieutenant-gouverneur tou-chant le style de statuer et de sanctionner les lois est aussi clair que le jour, pour tout homme qui voudra ouvrir les yeux. S’attendre aux ins-tructions portant que les lois ne seront faites qu’en anglais est précisément aussi sage que de s’attendre d’être instruits que deux et deux font quatre sous la nouvelle Constitution parce que c’était de même sous l’ancienne. Les lois sous l’ancienne Constitution ont été faites en anglais ; elles l’ont été ainsi pendant une succession de siècles dans tout l’Empire et doivent continuer de même. Et le ministre qui oserait envoyer une instruction contraire mériterait d’être inculpé.

Mais où est l’inconvénient sous aucun point de vue ? Comme la masse du peuple est incapable de lire dans l’une ou l’autre langue, il lui importe peu quel soit l’original, particulièrement étant tous d’accord sur la nécessité d’une traduction comme le meilleur moyen que la sagesse de la Chambre puisse adopter. La différence donc ne peut être que pour

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ceux qui savent lire. Sur ce pied, il y a presque autant de ceux qui lisent l’anglais mais ne lisent point ou sont supposés ne point lire le français qu’il y a de Français qui lisent le français mais ne lisent point l’anglais ; conséquemment, le désavantage est à peu près égal à chacun.

Qui que ce soit ne doit tirer avantage de ses torts si après trente ans de relations avec la Grande-Bretagne, si peu de Canadiens ont pris la peine d’apprendre l’anglais, que c’est peut-être un argument bien fort pour insister que les lois continuent en anglais, mais un bien mauvais pour le contraire, vu que cela ne pourrait tendre qu’à prolonger le mal au lieu de le corriger.

N’ayant aucune prétention de droit, d’exemple ou de politique comme sujets britanniques à statuer nos lois dans une langue étrangère, ce ne peut être qu’une question d’orgueil ou de pouvoir.

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Michel-Eustache-Gabriel-Alain Chartier de Lotbinière (1748-1822)

Chartier de Lotbinière participe au siège de Québec comme cadet, alors qu’il n’a que onze ans. Après la défaite, il passe en France avec sa famille, mais il revient en 1763 et fait l’acquisition des seigneuries de Vaudreuil et de Rigaud. En 1775, il combat les envahisseurs américains, est fait prisonnier et envoyé aux États-Unis, dont il revient deux ans plus tard.

Son père, seigneur de Lotbinière, comme il le deviendra lui-même, avait défendu la priorité de la langue française devant le Parlement de la Grande-Bretagne dès 1774, et Michel-Eustache reprend la même cause dès l’ouverture du premier Parlement du Bas-Canada, où il a été élu en 1792.

*

Comme les députés De Rocheblave, Taschereau, Papineau (père), De Bonne et Bédard, Chartier de Lotbinière donne la réplique à John Richardson, qui voulait faire de l’anglais la langue légale de l’Assemblée, au cours d’un débat mouvementé qui dure trois jours.

La Chambre rejette l’amendement de Richardson et les députés décident finale-ment que toutes les lois, « sans égard à la langue dans laquelle elles auront été proposées, seront traduites et adoptées dans les deux langues. Selon une modification apportée à cette règle, le texte officiel sera en français s’il s’agit du droit civil, et en anglais pour les affaires pénales. »

Selon l’historien Thomas Chapais :

Ces nobles accents... ont mérité à M. De Lotbinière de passer à la postérité comme la figure dominante de cette grande scène parlementaire, consacrée par l’histoire et immor-talisée par le pinceau inspiré de nos plus éminents artistes.

On peut en effet toujours voir à l’Assemblée nationale un tableau de Charles Huot représentant une scène de ce débat historique.

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« ... ces murailles... sauvées par leur zèle et par leur courage »

21 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Le plus grand nombre de nos électeurs étant placés dans une situation particulière, nous sommes obligés de nous écarter des règles ordinaires et nous sommes contraints de réclamer l’usage

d’une langue qui n’est pas celle de l’Empire. Mais aussi équitables envers les autres que nous espérons qu’on le sera pour nous-mêmes, nous ne voudrions pas que notre langage vînt à bannir celui des autres sujets de Sa Majesté, mais demandons que l’un et l’autre soient permis. Nous demandons que notre journal soit tenu dans les deux langues et que, lorsqu’il sera nécessaire d’y avoir recours, le texte soit pris dans la langue

Dans le célèbre tableau de Charles Huot, Le Débat sur les langues, qui surplombe l’As-semblée nationale, le président Jean-Antoine Panet écoute Chartier de Lotbinière défendre l’utilisation du français dans la nouvelle Chambre d’assemblée du Bas-Canada. (Collection de l’Assemblée nationale)

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où les motions auront été originairement présentées, et que le bill soit passé dans la langue de la loi qui aura donné naissance auxdits bills.

Ayant eu l’honneur d’être du comité où cet objet a déjà été débattu et ayant entendu ce qui vient d’être dit par les honorables membres qui ont parlé avant moi, je crois qu’il est nécessaire de récapituler les raisons qui m’ont le plus frappé et qu’il est de mon devoir actuel d’y répondre d’une manière étendue.

La première raison qui a été donnée est que la langue anglaise étant celle du Souverain et de la Législature de ma mère patrie, nous ne serons entendus ni de l’un ni des autres si nous n’en faisons pas usage et que tous les bills que nous présenterons en langue française seront refusés.

La seconde est que l’introduction de la langue anglaise assimilera et unira plus promptement les Canadiens à la mère patrie.

Pour répondre à la première, je dirai avec cet enthousiasme qui est la suite d’une vérité reconnue et journellement ressentie, que notre gra-cieux Souverain est le centre de la bonté et de la justice, que l’imaginer autrement serait défigurer son image et percer nos cœurs. Je dirai que notre amour pour lui est tel qu’il nous a assuré de son attachement et que nous sommes persuadés que ses nouveaux sujets lui sont aussi chers que les autres. Enfants du même père, nous sommes tous égaux à ses yeux.

D’après cet exposé, qui est l’opinion générale de la province, pourra-t-on nous persuader qu’il refusera de nous entendre parce que nous avons le malheur de ne parler que notre langue ? De pareils discours ne seront jamais crus ; ils profanent la majesté du Trône, ils le dépouillent du plus beau de ses attributs, ils le privent d’un droit sacré – du droit de rendre justice. Ce n’est pas ainsi qu’il faut peindre notre Roi ; ce monarque équitable saura comprendre tous ses sujets, et en quelque langue que nos hommages ou nos vœux lui soient portés, quand nos voix respectueuses frapperont le pied de son trône, il penchera vers nous une oreille favorable et il nous entendra quand nous lui parlerons français.

D’ailleurs, cette langue ne peut que lui être agréable dans la bouche de ses nouveaux sujets puisqu’elle lui rappellera la gloire de son Empire et qu’elle lui prouvera d’une manière forte et puissante que les peuples de ce vaste continent étaient attachés à leur prince, qu’ils lui étaient fidèles et qu’ils étaient Anglais par le cœur avant même d’en avoir prononcé un seul mot.

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Ce que je viens de dire du meilleur des rois rejaillit sur les autres branches de la Législature britannique. Ce Parlement auguste ne peut être représenté sous des couleurs défavorables puisqu’il nous a donné des marques de la libéralité et de ses intentions bienfaisantes. Le statut de la 14e année de Sa Majesté3 est une preuve de ce que j’avance : notre religion nous y est conservée, nos lois de propriété nous sont assurées et nous devons jouir de tous nos droits de citoyens, d’une manière aussi ample, aussi étendue et aussi avantageuse que si aucune proclamation, ordon-nance, commission et autres actes et instruments n’avaient pas été faits.

Après un bill aussi solennel et qui n’a pas été rappelé pour ces articles, peut-on croire que le Parlement voulut retirer ce qu’il nous a si généreusement accordé ? Peut-on croire qu’en nous assurant tous nos droits de citoyens, qu’en nous conservant toutes nos lois de propriété, dont le texte est en français, il refuserait de nous entendre quand nous lui parlerons cette langue ? Qu’il refuserait de prendre connaissance des actes que nous présenterons sur un texte qu’il nous a conservé ? Cela ne peut tomber sous les sens.

Nous devons d’autant moins le penser que nous voyons une conti-nuation de la bienveillance de ce Parlement auguste dans l’Acte de la 31e année de Sa Majesté4. Pourquoi la division de la province ? Pourquoi cette séparation du Haut et du Bas-Canada ? Si nous lisons les débats de la Chambre des communes5 lors de la passation de ce bill, nous en con-naîtrons les raisons : c’est pour que les Canadiens eussent le droit de faire leurs lois, suivant leurs usages, leurs préjugés, leur langue et la situation actuelle du pays.

Est-il dit par cet Acte que nos lois seront uniquement faites en anglais ? Non, et aucune raison ne le donne même à entendre. Pourquoi donc vouloir introduire un procédé qui ne peut être admissible en ce moment ? Pourquoi regarder comme indispensable une chose dont il n’est même pas fait mention dans le dernier bill ? Si l’intention du Par-lement britannique avait été d’introduire la seule langue anglaise dans notre Législature, il y en aurait eu une mention expresse dans le dernier bill et que dans sa sagesse, il aurait trouvé des moyens pour y parvenir. Croyons et soyons bien convaincus qu’il n’en n’aurait employé que de

3. L’Acte de Québec de 1774. 4. L’Acte constitutionnel de 1791. 5. Il s’agit de la Chambre des communes de Grande-Bretagne.

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doux, de justes et d’équitables. C’est donc à nous à imiter sa prudence et attendre ce beau jour dont nous n’apercevons que l’aurore.

Laissons arriver ce jour des clartés et des lumières, et pour en rap-procher le terme heureux, commençons à nous occuper de l’instruction de nos campagnes. Trouvons les moyens d’établir des écoles publiques, fondons-en d’anglaises et françaises, et quand une partie de nos consti-tuants seront en état d’entendre la langue de l’Empire, alors le moment sera arrivé de passer toutes nos lois dans le texte anglais. Le faire avant serait une cruauté que le meilleur des rois ni son Parlement ne voudrait jamais permettre.

Le dernier article, qui est celui d’assimiler et attacher plus promp-tement les Canadiens à la mère patrie, devrait faire passer par-dessus toutes espèces de considérations si nous n’étions pas certains de la fidélité du peuple de cette province. Mais rendons justice à sa conduite de tous les temps et surtout rappelons-nous l’année 17756. Ces Canadiens, qui ne parlaient que français, ont montré leur attachement à leur Souverain de la manière la moins équivoque : ils ont aidé à défendre toute cette province.

Cette ville, ces murailles, cette Chambre même où j’ai l’honneur de faire entendre ma voix, ont été en partie sauvées par leur zèle et par leur courage. On les a vus se joindre aux fidèles sujets de Sa Majesté et repousser les attaques que des gens qui parlaient bien bon anglais faisaient sur cette ville.

Ce n’est donc pas l’uniformité du langage qui rend les peuples les plus fidèles ni plus unis entre eux. Pour nous en convaincre, voyons la France en ce moment et jetons les yeux sur tous les royaumes de l’Europe. Nous y verrons des guerres civiles, soit dans un temps ou dans un autre ; nous y verrons des furieux se menacer d’une manière inintelligible et finir par s’égorger avec une barbarie et une férocité des plus cruels canni-bales.

Non, je le répète encore, ce n’est point l’uniformité du langage qui contient et assure la fidélité d’un peuple. C’est la certitude de son bonheur

6. Le 31 décembre 1775, deux colonnes de soldats révolutionnaires américains attaquent Québec, par le Nord et le Sud, espérant gagner l’appui des Québécois. Les Américains sont repoussés par la garnison d’une centaine de soldats britanniques et quelques centaines de miliciens canadiens, armés surtout de vieux mousquets et de quelques baïonnettes.

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Les Grands discours de L’histoire du Québec14

actuel, et le nôtre en est parfaitement convaincu. Il sait qu’il a un bon roi et le meilleur des rois ! Il sait qu’il est sous un gouvernement juste et libéral. Il sait enfin qu’il ne pourrait que perdre beaucoup dans un chan-gement ou une révolution et il sera toujours prêt à s’y opposer avec vigueur et courage.

La conduite de notre peuple a été depuis trente-deux ans celle d’un peuple fidèle et attaché au gouvernement britannique. Il n’est donc pas besoin de lui passer ses lois en anglais pour le rendre affectionné à la mère patrie. Il l’est déjà, et l’est solidement, parce que son attachement est la suite de la réflexion et d’un bonheur ressenti.

Notre devoir actuel est de rendre justice à ce bon peuple, de faire nos lois d’une manière à être entendus de la province entière et jusqu’au moment où nos constituants seront mieux instruits dans la langue anglaise, ayons l’humilité de leur faire des lois qu’ils puissent concevoir et ayons la générosité de remplir nos devoir vis-à-vis d’eux. [...]

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Philippe-François de Rastel de Rocheblave (1727-1802)

Un autre seigneur, Français celui-là, prend la défense de la langue française aux premières heures du parlementarisme canadien.

Il arrive à l’Assemblée et après de longs détours : originaire de Savournon, dans les Hautes-Alpes françaises, dont ses ancêtres ont été les seigneurs jusqu’à la Révolu-tion française et dont il hérite le titre de chevalier, il sert comme officier dans l’armée de Louis XV et combat en Europe, puis il reprend les armes pendant la guerre de Sept Ans, en Nouvelle-France, après un séjour dans les Antilles françaises.

Après plusieurs autres aventures, dont une période d’emprisonnement en Virginie pour avoir travaillé pour les Britanniques aux États-Unis, il débarque à Québec trois ans plus tard, se rend ensuite à Montréal et, enfin, à Varennes, où il est élu député en 1792 et réélu en 1796 et 1800.

« ... la préDilection si naturelle à tout peuple »

21 janvier 1793, Assemblée législative, Québec

Les propositions faites dans cette honorable assemblée doivent y être examinées et discutées sous tous les points de vue dont elles sont susceptibles, afin que du choc des différentes opinions naisse

la lumière qui doit nous éclairer.

Si cette précaution est nécessaire pour éviter les surprises dans lesquelles pourrait nous entraîner une décision trop prompte et par là même peu réfléchie, elle devient d’une nécessité et d’une importance majeure lorsqu’une proposition se trouve liée à la fois avec le bien public et des différences de bienséances que nous nous ferons toujours un devoir

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Les Grands discours de L’histoire du Québec16

de pratiquer et de respecter. Telle est la nature de celle qui nous occupe présentement et que j’entreprends de discuter.

On nous demande que la minute des lois que nous passerons soit en anglais que nous et nos constituants ignorons également.

Les raisons qu’on nous donne pour nous faire préférer une langue qui jusqu’à ce jour nous est malheureusement trop peu connue seraient d’un plausible et d’une convenance si grandes que nous y adhérions si le bien public, qui doit toujours être la loi suprême des représentants du peuple, pouvait nous le permettre.

La langue anglaise, nous dit-on, est celle d’un Empire dont nous faisons partie, est celle d’un Roi chéri, est celle d’un Parlement généreux et celle enfin d’un peuple respectable devenu notre frère. Voilà des raisons auxquelles nous applaudissons dans le moment même que nous regrettons de ne pouvoir nous y rendre.

Mais d’un autre côté, a-t-on bien calculé, et n’avons nous pas déjà éprouvé, les inconvénients sans nombre qui doivent nécessairement résulter d’une traduction toujours trop fautive, impossible même en bien des occasions où les mots d’une langue ne sauraient rendre le sens de l’autre ? A-t-on bien réfléchi sur l’impossibilité où nous nous trouverions de faire cadrer en anglais, à nos antiques lois françaises, les additions, retranchements, modifications, altérations et interprétations que les circonstances pourraient nous obliger ? Quelle étrange bigarrure n’offri-rait pas un habillement si disparate ! A-t-on bien pesé le danger de soumettre les dix-huit vingtièmes de la population à l’interprétation des deux autres dont partie n’est même que passagère en cette province ; quelle vaste carrière n’ouvririons-nous pas aux préjugés nationaux que nous avons tant d’intérêt de détruire ? Quelle ample et riche moisson pour la chicane dont notre pauvreté sollicite impérieusement l’extinction ! Comment tranquilliser le public qui verrait toujours dans les prononcés des cours des actes de partialité au lieu d’y voir des actes de justice ? Comment étouffer tout d’un coup la prédilection si naturelle à tout peuple en faveur de sa langue ?

D’ailleurs, quelles circonstances choisit-on pour nous faire adopter un changement également dangereux pour la métropole et pour la pro-vince ? Ignore-t-on que nous avons besoin de toute la confiance du peuple pour l’engager à attendre avec patience que nous trouvions des remèdes doux aux maux et aux abus dont il a à se plaindre ? Ne veut-on pas voir qu’il est dangereux pour la Grande-Bretagne même, à laquelle nous sommes liés par reconnaissance et par intérêt, de détruire les autres

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barrières qui nous séparent de nos voisins ; que tout espoir et toute con-fiance de la part du peuple en ses représentants sont perdus si nous n’avons qu’un accroissement de privations à lui offrir pour résultat de nos opé-rations ?

Et de quoi pourraient se plaindre quelques-uns de nos frères anglais canadiens en nous voyant décidés à conserver à nos lois, usages et cou-tumes leur langage original, seul moyen qui nous reste pour défendre nos propriétés ? Le stérile honneur de voir dominer leur langue pourrait-il les porter à faire perdre leur force et leur énergie à ces mêmes lois, usages et coutumes protectrices des immobiliers qu’ils possèdent en cette pro-vince ? Maîtres, sans concurrence, du commerce que leur livrent nos productions, n’ont-ils pas infiniment à perdre dans le bouleversement général qui en serait la suite infaillible, et n’est-ce pas leur rendre le plus grand service que de s’y opposer ?

La prudence exige que nous taisions nombre d’autres raisons qui doivent nous empêcher d’innover qu’autant que nous ne pourrons l’éviter et que nous ne perdions pas de vue l’exemple de profonde sagesse que, dans des circonstances pareilles à celle ou nous nous trouvons, nous a donné l’année dernière la Législature britannique, une réforme parle-mentaire lui fut proposée ; elle fut reconnue et avouée nécessaire par tous les partis, et ne fut renvoyée à des circonstances plus favorables que sur les mêmes motifs qui doivent nous diriger aujourd’hui ; le salut public lui parut préférable à un mieux possible mais périlleux. Ne serait-ce pas manquer à la fois de confiance à son digne représentant ici que de dire qu’ils refuseront des actes que nous aurions passés dans la seule langue connue de la presque totalité du peuple ? Pourraient-ils condamner en nous ce que nous admirons en eux et admirons après eux ?

Gardons-nous d’anticiper sur le temps et de commettre au hasard un événement qu’une tentative infructueuse pourrait au moins reculer et que ce même temps et une éducation publique et libérale amèneront sans effort.

Si depuis que cette province a changé de domination elle eut con-servé le collège qu’elle avait, sous l’ancienne, et dont l’intérêt et la gloire de la métropole exigent le plus prompt rétablissement, ce qu’on nous propose aujourd’hui serait déjà praticable et les circonstances ne nous forceraient pas de le rejeter comme très dangereux.

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Joseph-Octave Plessis (1763-1825)

Septième de dix-huit enfants d’une famille prospère, Plessis est ordonné prêtre le 11 mars 1786. Il devient le onzième évêque de Québec en 1806, à l’âge de 34 ans, puis son premier archevêque douze ans plus tard.

Il s’impose comme le lien entre les autorités ecclésiastiques et les milieux politi-ques et d’affaires. Malgré sa sympathie pour la plupart des causes défendues par le Parti canadien, il soutient toujours l’autorité du gouvernement britannique.

Cette attitude favorise sans doute sa nomination au Conseil législatif en 1817, qui constitue la reconnaissance officielle de l’évêque de Québec et de la religion catho-lique.

*

Plessis, qui n’est pas encore évêque en titre mais coadjuteur élu, se plie de bonne grâce à la demande du gouverneur Prescott qui ordonne – entre autres célébrations – la tenue d’un jour d’action de grâces pour célébrer la victoire navale britannique sur la marine napoléonienne à Abou Qir, au large de l’Égypte, au mois d’août 1798 –, mais dont la confirmation n’arrivera à Québec que plusieurs mois plus tard.

Ce sermon est prononcé le 10 janvier 1799, lors d’une messe solennelle en la cathédrale de Québec, et Plessis en fait exceptionnellement imprimer 500 copies.

Selon l’historien Claude Galarneau, Plessis s’inscrit dans la grande tradition de l’art oratoire français, et ce sermon sur la bataille d’Abou Qir a été « un discours comme on n’en n’a jamais entendu au Canada », « l’un des premiers monuments de la littérature française au Canada » qui « nous replonge en plein XVIIe siècle » par la longue période, à la Bossuet, le style majestueux, la division de son discours.

On notera les références à « messieurs » et à « mes frères » et l’absence de « mes-dames » et de « mes sœurs ».

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« tout ce qui affaiblit la france... assure... notre bonheur »

10 janvier 1799, Cathédrale de Québec

Rien n’arrive ici bas sans l’ordre ou la permission de Dieu : attribuer aux hommes, à leur degré d’habileté, de valeur, d’ex-périence, les bons ou mauvais succès de leurs entreprises, c’est

méconnaître la souveraine Sagesse qui, du haut de son Trône Éternel, dispose, comme il lui plaît, du sort des États et des Empires, et permet souvent qu’ils n’aient rien de fixe et de certain que l’inconstance même et l’instabilité qui les agite sans cesse. Si Pharaon et son armée sont ense-velis dans les flots de la mer Rouge ; si Sennachérib est obligé de lever avec précipitation le siège de Jérusalem ; si les troupes d’Holopherne se retirent honteusement de devant Béthulie ; ce n’est ni à Moise, ni à Ezé-chias, ni à Judith que l’on doit rapporter ces événements heureux. La main de Dieu seule opère tous ces prodiges. Ainsi il est glorieux pour le contre-amiral Horatio Nelson d’avoir été l’instrument dont le Très-Haut s’est servi pour humilier une puissance injuste et superbe.

[...] Car quiconque voudra considérer dans son vrai point de vue la victoire remportée dans les premiers jours du moi d’août dernier par les forces navales de Sa Majesté Britannique doit avouer que cette victoire humilie et confond la France ; qu’elle relève la gloire de la Grande-Bre-tagne et couronne sa générosité ; qu’elle assure le bonheur particulier de cette Province. Développons, Messieurs, ces trois réflexions et redisons avec action de grâces, c’est votre main, Seigneur, qui a frappé notre ennemi.

Ne vous parait-il pas dur, mes frères, d’être obligés d’appeler ennemi un peuple auquel cette colonie doit son origine ; un peuple qui nous a été si longtemps uni par les liens étroits du sang, de l’amitié, du commerce, du langage, de la religion ; qui nous a donné des pères, des protecteurs, des gouverneurs, des pasteurs, des modèles achevés de toutes les vertus, des Souverains chéris dont le gouvernement sage et modéré faisait nos délices et méritait notre affection et notre reconnaissance ?

Telle était, en effet, la France quand nous l’avons connue, chère à ses enfants, formidable à ses ennemis, attachée à sa religion, respectée

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par toutes les nations du monde. Ne méritait-elle pas bien, par tous ces titres, les regrets que vous avez exprimés en vous en séparant, et les généreux efforts que vous avez faits pour vous maintenir sous sa domi-nation ? Mais depuis que Dieu dans sa miséricorde nous a fait passer sous un autre empire, ô Ciel ! Quels changements funestes n’a pas éprouvé cet infortuné royaume ! L’ennemi du salut, jaloux apparemment d’y voir le règne de Dieu si solidement établi, est venu dans les ombres de la nuit, je veux dire avec les artifices ténébreux d’une philosophie trompeuse, couvrir d’une dangereuse ivraie, de productions impies, de livres incen-diaires, toute la surface de cette riche et fertile contrée. Cette ivraie a germé : l’impiété et la dissolution ont pris racine : les esprits et les cœurs se sont laissé entraîner aux attraits séduisants d’une religion sans dogmes, d’une morale sans préceptes. Les expressions enchanteresses de raison, de liberté, de philanthropie, de fraternité, d’égalité, de tolérance ont été saisies avec avidité et répétées par toutes les bouches. À leur faveur, l’in-dépendance et l’incrédulité ont établi leur fatal empire. La souveraine autorité du Prince a été nommée tyrannie ; la religion, fanatisme ; ses saintes pratiques superstitions ; ses ministres, imposteurs ; Dieu lui-même, une chimère !

[...] Le moment en est arrivé, mes frères. Cet orgueilleux Pharaon, cet ambitieux Nabuchodonosor, ce Goliath insolent va commencer à perdre ses avantages. Allez, peuple estimé invincible. Équipez une flotte puissante. Entreprenez la conquête de l’Orient. Publiez par avance des succès qui ne se réaliseront pas. Glorifiez-vous de la force de vos vaisseaux et du nombre de vos troupes. Dieu, qui pour châtier le monde, s’est servi de vous comme d’un fléau vengeur, ne tardera pas à vous faire sentir combien son bras est pesant sur les impies. Vous serez surpris, enveloppés, vaincus à votre tour, et de la manière la plus éclatante, la plus propre à réjouir l’Afrique et l’Asie dont vous avez préludé le bouleversement. Quelques ressources que vous affectiez d’avoir encore, vous ne pourrez dissimuler l’humiliation que traîne avec elle cette perte immense et inat-tendue.

Quel dessein a eu la Providence, mes frères, en ruinant par ce revers la flotte française de la Méditerranée ? A-t-elle seulement voulu décon-certer et confondre nos ennemis ? A-t-elle prétendu, en outre, rassurer les bons citoyens qui depuis près de dix ans gémissent en secret sur l’aveuglement de leur infortunée patrie ? C’est sur quoi nous hasarderions vainement nos conjectures.

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Mais voici ce qui paraît certain, c’est qu’elle a voulu par ce brillant succès relever la gloire de la Grande-Bretagne et récompenser sa géné-rosité. C’est ma seconde réflexion.

Longtemps spectateur attentif des scènes barbares qui désolaient la France, l’Empire britannique hésitait prudemment sur le parti qu’il devait prendre dans une querelle dont il était impossible de prévoir quelle serait l’issue. D’un côté, des sujets révoltés faisaient les plus grands efforts pour détruire l’autorité légitime : de l’autre, un Souverain cherchant par des cessions volontaires à clamer la rage de ces furieux. D’un côté, des décrets sans nombre, tendant tous à l’établissement d’un monstrueux système d’anarchie ; de l’autre, un silence, une facilité à les adopter qui semblait trahir la bonne cause et concourir à l’innovation. D’un côté, des cris multipliés de Vive le Roi ; de l’autre, des mesures qui ne tendaient à rien de moins qu’à son dépouillement total et à sa destruction personnelle. D’un côté, des promesses d’une liberté indéfinie à tous les citoyens de la France ; de l’autre, des massacres innombrables, sous les prétextes les plus frivoles, qui ne décelaient que trop l’esprit de la Révolution. Au milieu de tout cela, le Roi vivait, quoique captif, et la diversité d’opinions qui régnait entre ses sujets, faisant espérer, à chaque instant, le retour du bon ordre.

Vous ne l’avez pas voulu, grand Dieu ! Les péchés de ce malheureux peuple avaient crié trop haut et provoqué trop longtemps votre colère. Mais en la faisant éprouver aux villes criminelles du royaume, vous pré-parez dans la générosité d’un État voisin un asile sûr et hospitalier aux justes qu’il renferme encore. Car ce fut là, Messieurs, le premier intérêt actif que l’Angleterre parut prendre à la Révolution française, et vrai-semblablement la cause réelle de la guerre qu’elle eut bientôt à soutenir contre ses perfides auteurs. Mais sans s’inquiéter des fuites, venez, dit ce peuple bienfaisant, venez, restes précieux d’une nation toujours notre rivale, mais dont nous avons toujours honoré le courage et respecté la vertu. Prélats vénérables, ministres édifiants d’une religion que nous ne connaissons plus ; descendants des anciens héros de la France, sujets de toutes les classes, que l’amour du devoir a rendus malheureux, qui avez renoncé à vos places, à vos titres, à vos sièges, à vos propriétés, plutôt que de trahir vos consciences et de consentir au renversement de l’Autel et du Trône ; venez, nous vous offrons une nouvelle patrie dans une terre étrangère. Venez partager nos foyers, nos fortunes, nos emplois, notre abondance. Si vous ne retrouvez pas au milieu de nous tout ce que vous avez perdu, vous serez au moins dédommagés par nos efforts pour adoucir votre exil et vos malheurs.

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[...] Tel sera, Messieurs, l’événement des choses. Abandonnée de ses plus forts alliés, la Grande-Bretagne soutiendra presque seule tout le poids de cette formidable guerre. La voilà qui multiplie ses flottes et les promène sur l’océan avec un air de supériorité qui ne convient qu’à elle. Tantôt elle les réunit ; tantôt elle les divise ; tantôt elle les transporte d’un hémisphère à l’autre, mais avec une activité, une intelligence incroyable. L’une protège les côtes de l’Amérique : l’autre facilite la conquête du cap de Bonne-Espérance : celle-ci accompagne les riches productions des Indes : celle-là veille à la garde des côtes d’Irlande. Une autre, victorieuse de la flotte espagnole, la tient captive dans un de ses ports. Une autre bloque tous les havres de l’ennemi, et lui défend d’en sortir. Une autre se couvre de gloire par la défaite des Hollandais. Si les succès sont capa-bles d’encourager, en voilà, mes frères, qu’on ne saurait révoquer l’énergie anglaise.

Mais enfin un coup plus décisif, une victoire plus signalée était réservée aux armes de cet Empire. Le Ciel n’a pas voulu différer plus longtemps à récompenser sa générosité et à le dédommager de ses efforts sans nombre. L’intrépide amiral Nelson, avec une escadre inférieure en hommes et en vaisseaux, assez hardi pour attaquer la flotte française de la Méditerranée, vient de remporter sur elle une des victoires navales plus complètes dont l’histoire fournisse des exemples. Neuf vaisseaux de guerre pris, un coulé à fond, trois réduits en cendres, le reste dispersé, nombre de transports poussés à la côte et perdus : voilà l’événement mémorable que nous célébrons dans cette solennité. Ne méritait-il pas bien qu’un jour fût consacré tout exprès pour remercier le Dieu des batailles ?

Où est le bon patriote, où est le loyal sujet, je dis plus, où est le vrai chrétien dont le cœur n’ait été réjoui à cette heureuse nouvelle ? L’empire des eaux assuré à la Grande-Bretagne ; son pavillon déployé majestueu-sement sur toutes les mers ; ses ennemis confondus et humiliés ; une paix après laquelle toute la terre soupire, devenue plus facile. Ces seules con-sidérations ne suffisent-elles pas pour porter l’allégresse dans toutes les âmes ? Ajoutons ici que cette victoire a pour nous un mérite particulier, parce qu’en affermissant la puissance de la Grande-Bretagne elle assure la continuation du repos et du bonheur de cette Province. C’est ma der-nière réflexion.

Quel est, Messieurs, le gouvernement le mieux calculé pour notre bonheur, sinon celui qui a la modération en partage, qui respecte la religion du pays, qui est plein de ménagements pour les sujets, qui donne

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au peuple une part raisonnable dans l’administration provinciale ? Or tel s’est toujours montré en Canada le gouvernement britannique. Ce ne sont point ici des coups d’encensoir que la flatterie prodigue lâchement à l’autorité existante.

À Dieu ne plaise, mes frères, que je profane la sainteté de cette chaire par de basses adulations ou par des louanges intéressées. C’est un témoignage que la vérité exige impérieusement aussi bien que la recon-naissance, et je ne crains pas d’être démenti par aucun de ceux qui connaissent l’esprit du gouvernement d’Angleterre. Une sage lenteur préside à ses opérations. Rien de précipité dans sa marche méthodique. Voyez-vous chez lui cet enthousiasme trompeur, cet amour irréfléchi de la nouveauté, cette liberté sans frein et sans bornes qui bouleverse à nos yeux des états mal affermis ? Quels ménagements n’a-t-il pas pour les propriétés des sujets ? Quelle industrieuse habileté à leur faire supporter d’une manière insensible les frais du gouvernement civil !

[...] L’Europe presque entière est livrée au fer, au feu, au carnage, les plus sacrés asiles sont violés, les vierges déshonorées, les mères, les enfants égorgés en plusieurs endroits. Vous en apercevez-vous, et ne peut-on pas dire qu’au plus fort de la guerre vous jouissez de tous les avantages de la paix ? À qui, après Dieu, êtes-vous redevables de ces faveurs, mes frères, sinon à la vigilance paternelle d’un Empire, qui, dans la paix comme dans la guerre a, j’ose le dire, vos intérêts plus à cœur que les siens propres ? En toute matière, je vois des marques de cette prédi-lection. Votre Code criminel, par exemple, était trop sévère, n’offrait point de règle assez sûre pour distinguer l’innocent du coupable, exposait le faible à l’oppression du puissant. On lui a substitué les lois criminelles d’Angleterre, ce chef-d’œuvre de l’intelligence humaine ; qui ferment tout accès à la calomnie ; qui ne reconnaissent pour crime que l’action qui enfreint la loi, pour coupable que celui dont la conviction est portée à l’évidence ; qui donnent à un accusé tous les moyens d’une défense légitime, et sans rien laisser à la discrétion du Juge, ne précisent que l’application précise du châtiment que la loi prononce.

Que dirai-je enfin ? Tandis que toutes les coutumes de France sont renversées, que toutes les ordonnances qui portaient l’empreinte de la royauté sont proscrites, n’est-il pas admirable de voir une province bri-tannique régie par la Coutume de Paris et par les Édits et déclarations des Rois de France ? D’où vient cette singularité flatteuse ? De ce que vous avez désiré le rétablissement de ces anciennes lois ; de ce qu’elles ont paru plus adaptées à la nature des propriétés foncières du pays. Les

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voilà conservées sans autre altération que celles que la Législation où vous êtes représentés dans une proportion infiniment plus grande que le peuple des îles britanniques dans les Parlements d’Irlande et d’Angle-terre.

Quel retour, Messieurs, exigent de nous tant de bienfaits ? Un vif sentiment de gratitude envers la Grande-Bretagne ; un ardent désir de n’en être jamais séparés ; une persuasion intime que ses intérêts ne font pas différents des nôtres ; que notre bonheur tient au sien ; et que, si quelquefois il a fallu nous attrister de ses pertes, nous devons, par le même principe, nous réjouir en ce jour de la gloire qu’elle s’est acquise, et regarder sa dernière victoire comme un événement non moins consolant pour nous, que glorieux pour elle.

[...] Mais que fais-je, et pourquoi insister sur des réflexions doulou-reuses dans un jour où tout doit respirer la joie ? Non, non, mes frères. Ne craignons pas que Dieu nous abandonne si nous lui sommes fidèles. Ce qu’il vient de faire pour nous ne doit inspirer que des idées consolantes pour l’avenir. Il a terrassé nos ennemis perfides. Réjouissons-nous de ce glorieux événement. Tout ce qui affaiblit la France tend à l’éloigner de nous. Tout ce qui l’en éloigne assure nos vies, notre liberté, notre repos, nos propriétés, notre culte, notre bonheur. Rendons-en au Dieu des victoires d’immortelles actions de grâces. Prions-le de conserver longtemps le bienfaisant, l’auguste Souverain qui nous gouverne, et de continuer de répandre sur le Canada ses plus abondantes bénédictions.

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Jean-Jacques Lartigue (1777-1840)

Après des études brillantes, Lartigue, fils unique d’un chirurgien militaire français, fait durant trois ans un stage de clerc et semble se destiner à la politique comme ses oncles maternels Joseph Papineau, Denis Viger et Benjamin Cherrier, députés à la Chambre d’assemblée du Bas-Canada.

Mais en 1797, il opte pour le sacerdoce et il est ordonné prêtre le 21 septembre 1800. Après avoir servi à Montréal comme l’intermédiaire de Mgr Plessis, qui réside à Québec, il devient le premier évêque de Montréal en 1836.

Tout au long de son épiscopat, il se bat pour assurer l’indépendance de l’Église vis-à-vis du pouvoir politique. En même temps, il combat la montée croissante du nationalisme canadien et il dénonce les chefs politiques radicaux.

*

Le 18 juin 1812, à l’apogée des guerres napoléoniennes, les États-Unis décla-rent la guerre à l’Angleterre et s’attaquent à la seule possession britannique sur le continent, le Canada. Un mois après le déclenchement des hostilités, à la demande du supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice, Lartigue exhorte les Canadiens, plus parti-culièrement les habitants de Pointe-Claire et Lachine qui avaient manifesté contre la conscription, à voler au secours de la patrie... et de la Grande- Bretagne .

« soyez soumis à ceux qui vous gouvernent »

12 juillet 1812

Mais, ô mon Dieu ! Quelle pensée déchirante vient ici troubler ma raison et navrer mon cœur ? Ces temples dédiés à votre gloire et si chers à votre peuple, serait-il donc possible que

nous les verrions un jour, sous peu de temps peut-être, profanés, pillés, incendiés, effacés de dessus la face de la terre ? Serait-il possible qu’un ennemi jaloux du bonheur que nous possédons voulût nous le ravir, et qu’en nous enlevant nos biens, notre repos, notre liberté et nos vies, il

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plaçât l’abomination de la désolation jusque dans votre sanctuaire ? Ô idée accablante ! Ô funeste pressentiment ! Ah ! Seigneur, punissez-nous puisque nous le méritons, mais châtiez-nous dans votre miséricorde. Si le fléau terrible de la guerre n’est pas trop pour vous venger de nos crimes, nous adorerons en gémissant la main paternelle qui nous frappera ; mais au moins laissez-nous nos temples, ces lieux sacrés où nous pourrons encore vous fléchir ; laissez-nous nos autels, pour y immoler tous les jours la victime de propitiation ; laissez-nous la Religion sainte qui seule peut nous consoler au milieu de nos malheurs.

Il me semble, Chrétiens, que mes vœux sont exaucés, quand je vois cette troupe de guerriers généreux, prêts à lever le bras pour défendre le sanctuaire ; et me confiant en celui qui donne quand il lui plaît la victoire au petit nombre sur des milliers d’ennemis, je me dis à moi-même : non, le Seigneur ne permettra pas qu’une nation si brave et si catholique devienne la proie de ces infidèles orgueilleux ; il ne souffrira pas que la gloire du nom Anglais qui nous protège soit ternie dans ce petit coin du monde, tandis qu’elle sert de boulevard à la [ ?] de tant d’autres peuples ; il ne laissera pas mes compatriotes, ces braves Canadiens, se dégrader de leur caractère national, se rendre coupables d’ingratitude envers la Mère Patrie, et méconnaître les devoirs les plus sacrés de la Religion.

Oui, mes frères, je le répète, manquer en ce moment critique de loyauté et de courage, ce serait souiller d’une tâche ineffaçable l’honneur national. Et quelle Nation fut jamais plus vaillante, plus propre aux dangers des combats, plus dévouée à son Prince, que la nation cana-dienne ? Auriez-vous donc oublié comme vos ancêtres, et plusieurs même d’entre vous, se distinguèrent en 75 contre ces ennemis que vous aurez encore à combattre ? Auriez-vous perdu la mémoire des généreux efforts que fit alors la partie saine des Canadiens pour repousser ces voisins rebelles à leur Souverain légitime, et les forcer de retourner honteusement dans leur pays ? Auriez-vous dégénéré du courage de vos aïeux, jusqu’au point de craindre des hommes que vous avez déjà vaincus, tandis que depuis cette époque, le Canada a au moins redoublé en nombre, en forces, et en moyens de défense ou d’attaque ? Quel déshonneur au nom Canadien, à ce nom dont nous sommes si glorieux, si nous montrions moins d’empressement, moins de bonne volonté que nos co-sujets bri-tanniques pour la défense de nos foyers et la gloire de notre Roi ! Quelle honte pour nous, ministres de l’Évangile, si notre voix, que vous avez si bien entendue en d’autres occasions, s’y trouvait impuissante quand il s’agit de vous persuader de vos obligations comme sujets et comme

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citoyens ! Il ne nous resterait plus alors qu’à embraser nos autels en déplorant votre aveuglement, et à nous renfermer dans nos temples pour être ensevelis sous leurs ruines.

Mais non, je m’en repose sur mes compatriotes, il ne sera pas dit qu’ils auront aimé leur bon Roi moins qu’aucun de ses autres sujets ; il ne sera pas dit qu’ils auront rien perdu de ce beau feu militaire qui les distinguait autrefois ; il ne sera pas dit qu’ils se seront couverts d’un opprobre éternel par leur ingratitude envers la Mère Patrie. Car enfin, quelle nation n’eut jamais autant de droit à la reconnaissance d’un autre peuple que la nation anglaise en a par rapport à vous ?

Depuis plus de 50 ans que vous êtes soumis à son Empire, quels bienfaits n’en avez-vous pas reçus ? Votre sainte religion autorisée, vos pasteurs respectés, vos anciennes lois conservées, vos propriétés, vos biens, vos personnes garantis et protégés, votre commerce, votre industrie encouragés, voilà une petite partie des faveurs dont vous êtes redevables à la nation généreuse qui vous a conquis ; et tous ces avantages, vous en avez joui tandis que le reste du monde était depuis plus de 20 ans accablé de tous les maux qu’une guerre longue et meurtrière peut produire : vous viviez à l’ombre de la protection de la Grande-Bretagne, dans la paix et la tranquillité, sans impôts, sans inquiétudes et sans alarmes, tandis qu’elle épuisait son sang et ses trésors pour détourner de ce pays les ravages du torrent révolutionnaire qui engloutissait tant d’autres peuples ; et lors-qu’elle seule supportait toutes les charges d’une guerre ruineuse et cruelle, elle ne vous demandait pour récompense qu’une fidélité à toute épreuve.

Tout bienfait impose à celui qui l’a reçu le tribut de la reconnais-sance : que sera-ce donc quand il s’agit de grâces aussi signalées, aussi multipliées ? Sans doute les Canadiens se piquent autant de générosité que de bravoure ; et vous rougiriez apparemment de rester en arrière à l’égard d’une Nation aussi noble et aussi magnanime.

Eh bien ! Mes frères, le moment est arrivé de vous acquitter envers la Mère Patrie ; voici l’occasion favorable, non pas de payer tout ce que vous lui devez – ce serait exiger au-delà de votre pouvoir – mais de témoigner au moins le désir que vous avez de la satisfaire. Quelques efforts que vous fassiez, elle en fera encore beaucoup plus que vous : tandis que vous défendrez courageusement vos frontières, des flottes triom-phantes parcourront les mers pour assurer une correspondance nécessaire entre elle et nous ; ses régiments nombreux et aguerris traverseront l’océan pour voler à notre secours, et attaquer jusque dans ses ports et ses forte-

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resses notre ennemi commun ; le sang anglais coulera dans nos plaines : et remarquez-le bien, mes chers compatriotes, ce ne sera pas pour protéger les Îles britanniques, qui sont à l’abri de toute attaque ; mais ce sera pour défendre vos femmes, vos enfants, vos parents, vos propriétés, votre reli-gion, vos temples, en un mot, tout ce qui vous est le plus cher : voilà comme l’Angleterre comble de nouveaux bienfaits un peuple qui sait reconnaître les anciens.

Mais quand l’honneur, la gratitude, tous les motifs ne se réuniraient pas ici pour vous persuader, la voix seule de la Religion, cette voix si puissante sur de bons Chrétiens et de vrais Catholiques, ne vous prêche-rait-elle pas encore plus hautement votre devoir. Ici, Chrétiens, ce n’est plus le langage des hommes que je dois vous tenir, mais c’est de la part du Dieu des armées, de ce Maître souverain dont je suis le ministre, malgré mon indignité ; c’est en son nom que je vous dis avec le Grand Apôtre : que toute âme soit soumise aux puissances établies de Dieu, car celui qui résiste à la puissance résiste à Dieu lui-même.

C’est avec le Chef des Apôtres que je vous dis : soyez soumis à tous ceux qui sont au-dessus de vous, soit au Roi comme au chef de l’État, soit au Gouverneur comme à celui qui vous commande de sa part ; et encore : soyez soumis à tous ceux qui vous gouvernent, quand même ils seraient injustes à votre égard, car c’est à la volonté de Dieu.

Quelle foule de textes de l’Évangile n’aurais-je pas à vous produire, si j’entreprends de détailler tous les devoirs des sujets envers leurs Sou-verains ? Mais qu’est-il besoin d’insister sur tant d’oracles des divines Écritures, quand nous les voyons si bien expliqués par la conduite des premiers Fidèles ? Pendant 300 ans de persécution ouverte contre le Christianisme, vit-on jamais parmi les Chrétiens, je ne dis pas aucune révolte, mais la plus légère désobéissance aux Princes païens, auteurs de cette persécution ? Ne vit-on pas des légions entières offrir de marcher contre les ennemis de l’Empire, lors même qu’on employait la force des tourments pour les faire renoncer à la Foi. Tertullien ne défiait-il pas tous les Païens de son temps de citer un seul Chrétien infidèle à son serment, et qui ne fut prêt à verser tout sang pour la gloire des Empereurs qui les persécutaient ? Ô ! Beaux jours de la religion, temps heureux où un Chrétien aurait été censé avoir apostasié en manquant de fidélité à son Prince, jours de gloire pour les vrais Fidèles, qu’êtes-vous donc devenus ?

Nous les reverrons encore, mes frères ces beaux jours (du moins je l’attends de votre piété et de votre valeur) si un ennemi étranger ose

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mettre le pied sur votre territoire. Oui, c’est alors que vous saurez payer de vos bras, de vos biens, de votre sang même, s’il le faut, pour le salut de votre patrie et la gloire de votre Roi : alors, vous prouverez que vous êtes les dignes enfants de ces braves Canadiens qui courraient autrefois au combat comme à un jour de Fête. Oui, vous vous montrerez guerriers comme eux, comme eux attachés au gouvernement sous lequel vous avez le bonheur de vire ; et quand même il se trouverait contre vous quelques-uns de ceux qui sont descendus du même sang que vous, de ces Français modernes, si prodigieusement dégénérés de leurs pères, et qui n’ont plus avec vous d’autre lien que celui de l’humanité ; vous ne laisserez pas de les combattre et de les vaincre, parce qu’ils seront les ennemis de votre Roi et les vôtres. [...]

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Louis-Joseph Papineau (1786-1871)

Celui qui fut sans conteste l’orateur le plus remarquable de notre histoire parle-mentaire et politique entre en scène sur les traces de son père, Joseph, qui a brillé à l’Assemblée de 1792 à 1804, puis de 1809 à 1814.

Après ses études en droit, Louis-Joseph Papineau s’oriente tout de suite vers la vie politique et il entre à la Chambre d’assemblée de Québec en 1808, à 22 ans, et les députés s’étant regroupés en partis en 1805, il se joint au Parti canadien, qui deviendra bientôt le Parti Patriote.

En 1815, alors qu’il n’a encore que 28 ans, il est élu président de l’Assemblée – ou « orateur » comme on disait à l’époque. De ce fauteuil qu’il occupe jusqu’en 1823, puis de 1827 à 1838, et des banquettes de député, jamais de ministre – il sera élu pas moins de seize fois –, il participe à tous les débats du parlementarisme québécois pendant près de quarante ans, malgré huit ans d’exil.

L’historien Thomas Chapais a écrit de lui :

Il avait toujours eu la parole violente. Son éloquence était essentiellement vitupérative. Et il ne savait ni la tempérer ni la restreindre. Dans sa carrière publique, le trait saillant de ses discours comme de ses actes avait été l’outrance.

Et Antoine Gérin-Lajoie :

Il avait dans l’attitude, dans le geste, dans la voix, quelque chose de fier, de solennel, qui commandait l’attention. Rarement, il était interrompu, bien que ses attaques fussent quelquefois de nature à susciter des explications personnelles.

Il a eu ses détracteurs, dont l’historien Lionel Groulx, qui trouvait sa pensée confuse et ses discours parfois difficiles à suivre, mais l’histoire a surtout retenu, comme l’a écrit Maurice Lemire, que

des expressions populaires telles que « c’est pas la tête à Papineau », « c’est la faute à Papineau » ou « le coq à Papineau » survivent pour montrer jusqu’à quel point le grand homme impressionnait le peuple. Papineau doit surtout cette réputation à ses talents d’orateur. Il jouit d’un charisme qui subjugue ses auditeurs ; il peut parler des heures sans lasser le public.

*

En janvier 1834, quand les autorités britanniques repoussent les 92 résolutions adoptées par la Chambre d’assemblée qui énumèrent les revendications des Patriotes,

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Papineau et ses alliés multiplient les assemblées populaires qui prennent vite l’allure d’un mouvement révolutionnaire, dont ils perdent cependant le contrôle à des éléments plus radicaux. Cette poussée d’agitation provoque une série d’affrontements armés et le départ précipité de Papineau vers les États-Unis dès le début de la bataille de Saint-Denis, ce qu’on lui reprochera plus tard.

« le miel sur les lèvres, le fiel Dans le cœur »

15 mai 1837, Assemblée de Saint-Laurent

Nous sommes réunis dans des circonstances pénibles, mais qui offrent l’avantage de vous faire distinguer vos vrais d’avec vos faux amis, ceux qui le sont pour un temps, de ceux qui le sont

pour toujours. Nous sommes en lutte avec les anciens ennemis du pays. Le gouverneur, les deux conseils, les juges, la majorité des autres fonc-tionnaires publics, leurs créatures et leurs suppôts que vos représentants ont dénoncés depuis longtemps comme formant une faction corrompue, hostile aux droits du peuple et mue par l’intérêt seul à soutenir un système de gouvernement vicieux. Ce n’est pas inquiétant. Cette faction est aux abois. Elle a la même volonté qu’elle a toujours eue de nuire, mais elle n’a plus le même pouvoir de le faire. C’est toujours une bête malfaisante, qui aime à mordre et à déchirer, mais qui ne peut que rugir, parce que vous lui avez rogné les griffes et limé les dents.

Pour eux les temps ont changé, jugez de la différence. Il y a quelques années, lorsque votre ancien représentant, toujours fidèle à vos intérêts et que vous venez de choisir pour présider cette assemblée7, vous servait au Parlement, lorsque bientôt après lui j’entrais dans la vie publique en 1810, un mauvais gouverneur jetait les représentants en prison ; depuis ce temps, les représentants ont chassé les mauvais gouverneurs.

7. Louis Roy Portelance, marchand prospère de conviction patriote, qui est député de 1804 à 1814, puis de 1816 à 1820.

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Autrefois, pour gouverner et mettre à l’abri des plaintes de l’As-semblée les bas courtisans ses complices, le tyran Craig8 était obligé de se montrer, pour faire peur, comme bien plus méchant qu’il n’était. Il n’a pas réussi à faire peur. Le peuple s’est moqué de lui, et des proclamations royales, des mandements et des sermons déplacés, arrachés par surprise, et fulminés pour le frapper de terreur.

Aujourd’hui, pour gouverner, et mettre les bas courtisans, ses com-plices, à l’abri de la punition que leur a justement infligée l’Assemblée, le gouverneur est obligé de se montrer larmoyant pour faire pitié, et de se donner pour bien meilleur qu’il n’est en réalité. Il s’est fait humble et caressant pour tromper. Le miel sur les lèvres, le fiel dans le cœur, il a fait plus de mal par ses artifices que ses prédécesseurs n’en ont fait par leurs violences ; néanmoins, le mal n’est pas consommé, et ses artifices sont usés... Il peut acheter quelques traîtres, il ne peut plus tromper des patriotes. Et comme dans un pays honnête le nombre des lâches qui sont en vente et à l’encan ne peut pas être considérable, ils ne sont pas à craindre.

La circonstance nouvelle dont nos perpétuels ennemis vont vouloir tirer avantage, c’est que le Parlement britannique prend parti contre nous. C’est que le ministre, ne comptant pour rien les justes plaintes du peuple, n’a de sensibilité et de prédilection que pour des employés cor-rompus ; qu’il veut voler votre argent pour payer vos serviteurs que vos représentants ont refusé de payer parce que, d’après l’avis de cette auto-rité compétente ils ont été paresseux, infidèles, incapables ; qu’ils ont voulu renvoyer de votre service parce qu’ils faisaient du tort ; qui inso-lemment sont restés chez vous malgré vous, et qui, lorsque vous leur refusez un salaire qu’ils n’ont pas gagné, s’associent avec des voleurs étrangers pour vous dérober. Cette difficulté est grande, mais elle n’est pas nouvelle, mais elle n’est pas insurmontable.

Ce Parlement tout puissant, les Américains l’ont glorieusement battu, il y a quelques années. C’est un spectacle consolateur pour les peuples que de se reporter à l’époque de 1774 ; d’applaudir aux efforts vertueux et au succès complet qui fut opposé à la même tentative qui a été commencé contre vous. Ce Parlement tout puissant, son injustice nous a déjà mis en lutte avec lui, et notre résistance constitutionnelle l’a déjà arrêté. En 1822, le ministère s’était montré un instrument oppresseur entre les mains de la faction officielle du Canada, et les Communes

8. James Henry Craig, gouverneur du Canada de 1807 à 1811.

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s’étaient montrées les dociles esclaves du ministre en l’appuyant dans sa tentative d’union des deux provinces par une très grande majorité. Le ministère Melbourne9 est également l’instrument oppresseur qui fait jouer à son service la même faction officielle et tory du Canada, et la grande majorité des Communes, dans une question coloniale qu’elles compren-nent peu et à laquelle elles n’attachent aucun intérêt, est encore la tourbe docile qui marche comme le ministre la pousse.

Les temps d’épreuve sont arrivés ; ces temps sont d’une grande utilité au public. Ils lui apprennent à distinguer ceux qui sont patriotes aux jours sereins, mais que le premier jour d’orage disperse ; ceux qui sont patriotes quand il n’y a pas de sacrifices à faire, de ceux qui le sont au temps des sacrifices ; ceux dont tout le mérite consiste à crier : Huzza, nous sommes avec la majorité, mais si elle ne réussit pas bien vite, nous nous tiendrons à l’écart et tranquilles, et ceux qui disent : dans la bonne et dans la mauvaise fortune, nous sommes pour le peuple ; s’il est maltraité, nous ne nous tiendrons pas à l’écart ; nous ne serons pas tranquilles, nous le défendrons à tout risque : nous sommes pour les principes et, s’ils sont violés, nous les maintiendrons contre quelque autorité que ce soit, tant que nos cœurs battront ; tant que nos bouches pourront proclamer la vérité, pourront exhaler la plainte et le reproche.

[...] L’étendue du mal que l’on veut nous faire, c’est l’insulte et le mépris avec lesquels un gouvernement persécuteur repousse toutes et chacune des réformes que vous avez demandées ! C’est de vous préparer un avenir plus mauvais que ne l’a été un passé déjà insupportable. C’est enfin de vous voler, et vous arracher le fruit de vos sueurs et de vos travaux pour soudoyer et rendre plus insolents vos serviteurs, dont vous n’avez déjà que trop de raisons de vous plaindre.

[...] La morale publique est outragée et perdue si les hommes hon-nêtes ne flétrissent pas par leur mépris fixe et ouvert, n’isolent pas par leur détermination de n’avoir avec eux aucun rapport même de civilité, ne dénoncent pas comme ennemis du Canada tous ceux qui, du premier au dernier, du gouverneur au connétable, recevront l’argent du pays d’après la disposition soit d’un statut anglais soit de toute autre autorité que celle de vos représentants.

L’argent qu’a pris lord Gosford, l’argent qu’il fait prendre par l’entremise de lord Russell, l’argent que celui-ci ne lui permet pas de

9. William Lamb, vicomte Melbourne, est premier ministre de Grande-Bretagne depuis trois ans.

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prendre quoiqu’il ait demandé de le faire, sont des motifs pour lesquels, si vous avez eu raison de haïr une fois Dalhousie et Aylmer, vous aurez trois fois raison de haïr Gosford ; pour lesquels, si vous avez accusé ceux-là avec assez d’unanimité, de force et de persévérance pour vous en voir délivrés après de longues années de souffrances, vous devez accuser celui-ci avec assez d’unanimité, de force et de persévérance pour vous en voir délivrés sous un court délai. Et déjà, en effet, il aurait dû laisser la province depuis longtemps s’il avait eu franchise et fixité dans la déclaration qu’il répétait à tous venants, lors de son arrivée, que s’il ne gagnait pas la confiance du pays, s’il n’y effectuait pas de grandes réformes, s’il ne faisait pas renaître le contentement, il n’attendrait pas l’arrivée d’une frégate pour mettre à la voile, mais se jetterait dans le premier vaisseau marchand qui laisserait Québec.

[...] Vous avez demandé dans la proportion de 90 000 contre 10 000 signatures que le conseil législatif fut électif : non dit l’écho de lord Gos-ford ; que le conseil exécutif fut responsable aux Communes du pays : non ; qu’un tribunal digne de la confiance publique connut de malver-sations des juges et autres employés prévaricateurs : non ; que les usurpations du Parlement britannique par ses actes de législation interne pour nous fussent réparées par l’abrogation de ces actes : non.

J’en aurais jusqu’à demain à détailler ainsi toutes vos justes demandes et tous les refus que la haine et l’intrigue vous ont préparés par l’entremise de la plus inutile commission qui ait jamais été imaginée. Eh bien ! Tous ces refus injustes changent-ils votre volonté d’avoir ces réformes ? Non. Donnent-ils à l’homme qui les a conseillés des titres à notre estime, à notre argent ? Non. Quand il partira, qu’emportera-t-il donc, notre argent ? Oui. Notre bonne opinion ? Non. Il y a longtemps qu’il prévoit que telle sera l’issue d’une administration qui, dans sa pre-mière année, avait déjà produit pour vous plus de fruits amers, pour lui plus d’humiliations que n’en n’a dévorées son odieux prédécesseur pen-dant toute la durée de la sienne. Il les a reçues à pleines mains et de tous les partis et de toutes les nuances d’opinion. Pour la part du peuple, il a laissé périr dans le conseil législatif des bonnes lois en foule, sans le plus léger effort pour les préserver. Vous avez connaissance de ses longues lamentations, de ses cuisants chagrins, de ses injustes reproches à vos représentants, parce qu’ils n’ont point donné votre argent à lui ni aux autres employés qu’ils jugeaient ne pas le mériter. L’on ne peut avoir d’entrailles de mère plus tendres et plus brûlantes, d’exquise sensibilité, pour la gêne de la horde officielle, ni de cœur plus glacé aux souffrances du peuple.

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[...] Quand donc un gouverneur aurait dit à ces automates :

Le cœur, si vous en avez, est chez vous tellement aride qu’il ne vous dit rien en faveur de la jeunesse entière de ce pays, soit. L’intérêt de vos maîtres ne permet pas que vous les livriez aux reproches, à la honte qui, dans le dix-neuvième siècle, les avilira si, par les aboiements de leurs chiens couchants contre les écoles, ils paraissent être les fauteurs d’une ignorance plus crasse que celle du neuvième siècle, d’une ignorance égale à celle de la plupart d’entre vous.

Combien il faudrait n’avoir pas le cœur canadien, quelque nom que l’on portât, pour se faire le parasite et le suisse du château chargé par sa consigne de le défendre à tort et à travers, envers et contre tous, tant qu’il sera passagèrement occupé par lord Gosford, pour excuser son mutisme à l’occasion du bill des écoles ; pour avoir lu son apologie du conseil sur ce sujet, et ne pas admettre depuis ce temps au moins, pour ne pas proclamer hautement que chaque journée du séjour prolongé de cet homme dans le pays est une insulte et un cruel fléau dont nous ne pouvons demander notre délivrance avec trop d’ardeur. Que d’autres flattent mensongèrement, comme il les aime et abreuve traîtreusement pour les avilir, vous ne lui pardonnerez jamais en songeant qu’il y a des centaines d’enfants organisés par la providence pour le dépasser en talents et en connaissances, que sa froide indifférence ou ses distractions des affaires ou son abandon au plaisir auront privé des bienfaits de l’instruc-tion parce qu’il n’a pas su ou n’a pas voulu faire un pas ni dire un mot pour que le conseil donnât votre argent, ou le sien, au soutien de vos écoles.

[...] Mais je suis sûr de vous comme de moi-même. Les principes qui m’ont invariablement guidé depuis trente ans, chaque nouvelle vexa-tion contre mon pays n’a fait que les fortifier, et vous et moi nous ne cesserons de demander justice pleine et entière, à bon poids et à bonne mesure comme le peuple le veut et l’entend, et non pas goutte-à-goutte dans le mesquin petit détail, qui suffit à la capacité et à la bonne volonté pour nous qu’ont eue tous les gouvernements et tous les ministres depuis lord North jusqu’à ce jour. Dans la vie publique, les circonstances m’ont mis en lutte pendant trente ans avec la plupart des gouverneurs, et dès lors avec la foule innombrable et insatiable des flatteurs et des parasites qui attendent toute leur importance et leur aisance des faveurs du maître, parce qu’ils ne trouvent aucune ressource en eux-mêmes, ou n’apprécient pas ce qu’il vaut, le premier des biens, l’indépendance de l’esprit et du caractère.

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De là des ennemis politiques violents et en grand nombre. Il n’y a rien à quoi l’homme public, quand il est sincère, doive demeurer aussi indifférent. Il en doit être fier et réjoui plutôt qu’attristé. Et pour moi, j’espère, quelque besoin que je puisse avoir de me corriger sous d’autres rapports, que je vivrai jusqu’au dernier moment dans la profession de foi politique que pendant tant d’années, qu’au milieu d’autant d’animo-sités, je n’ai jamais cessé de confesser. [...]

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Louis-Hippolyte La Fontaine (1807-1864)

Premier Canadien français à devenir premier ministre du Canada (avant la Confédération), La Fontaine commence sa carrière politique comme patriote radical, allié de Louis-Joseph Papineau avec qui il partage la violence du discours et le radi-calisme des idées pendant ses premières années en Chambre et aux côtés duquel il participe à plusieurs manifestations et assemblées houleuses, jusqu’au début de l’insur-rection de 1837.

Mais, à partir de novembre 1837, il adopte une attitude beaucoup plus prudente. Papineau s’étant exilé aux États-Unis, puis en France, La Fontaine est généralement reconnu comme le nouveau chef du Parti patriote. Il accepte quand même de s’allier aux réformistes du Haut-Canada pour obtenir de l’Union l’instauration du gouver-nement responsable et, en 1842, il devient procureur général du Bas-Canada et réussit à faire annuler la condamnation de Papineau au mois de juillet 1843. Il propose un projet de loi pour le remboursement des pertes subies par la population durant les événements de 1837-1838, ce qui provoque la furie de groupes anglophones qui incendient le Parlement qu’il avait fait déménager de Kingston à Montréal, chahutent le gouverneur général Elgin et attaquent sa maison.

De taille un peu au-dessus de la moyenne, il avait une démarche lente et mesurée ; on a dit de lui que ses yeux noirs et son calme lui donnaient un regard sûr. Parce qu’il était dénué de charme et d’humour, même plutôt froid, certains le trouvaient prétentieux, tandis que d’autres lui attribuaient une attitude élevée.

D’une étonnante ressemblance avec Napoléon Ier, il se peignait à la manière de l’empereur et enfonçait même les doigts de la main droite entre les boutons de sa veste, comme lui.

Selon Gérard Filteau :

La Fontaine n’était pas un orateur. Il ignorait les roueries et le brillant. Son discours était bref, sobre, concis, sans couleur, sans appel aux sentiments. C’était un logicien rigoureux, qui ne parlait guère qu’à l’intelligence, produisant toujours la conviction, mais rarement l’émotion.

Antoine Gérin-Lajoie note de son côté :

Il n’avait dans le débit ni cette chaleur ni cette vivacité de langage qui ont l’effet de tenir constamment l’auditeur en haleine, mais aucun discours ne contenait plus d’idées justes,

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plus de bon sens, plus de saine logique que les siens. M. La Fontaine n’avait pas la facilité d’élocution de M. Papineau, mais il avait beaucoup plus de logique et de concision.

L’usage du français ayant été proscrit à l’Assemblée par l’Acte d’Union, un député anglophone demande à La Fontaine de s’exprimer en anglais, mais celui-ci exige, bien qu’élu par une circonscription torontoise, plutôt le droit de parler français, avant d’expliquer pourquoi il ne veut pas faire partie du gouvernement.

Le biographe de La Fontaine, Jacques Monet, écrit que cette intervention ne fut pas spécialement remarquée, mais que les partisans de La Fontaine en feront la publi-cité quelques années plus tard.

Pour l’historien nationaliste Lionel Groulx :

Ce fut pour nous une minute historique que celle où, le 13 septembre 1842, un fils de notre race se leva au Parlement de Kingston, et, malgré le découragement universel, et malgré l’esprit de 1841, osa parler français. Cette minute de 1842 a peut-être décidé de notre avenir [...].

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De nature plutôt introvertie et solitaire, orateur pâlot selon les barèmes de l’époque, La Fontaine réussit cependant à freiner le nationalisme intransigeant de Papineau et faire accepter la démocratie parlementaire comme meilleure garantie de la sécurité culturelle des Canadiens français. Mais il ne résiste pas à la coquetterie de mettre en relief sa ressemblance frappante avec Napoléon Bonaparte.

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« Je le Dois à mes compatriotes »

13 septembre 1842, Assemblée législative, Montréal

Avant de venir au mérite de la question, je dois faire allusion à l’interruption de l’honorable membre pour Toronto, lui qu’on nous a si souvent représenté comme ami de la population

canadienne-française.

A-t-il oublié déjà que j’appartiens à cette origine si horriblement maltraitée par l’Acte d’Union ? Si c’était le cas, je le regretterais beaucoup. Il me demande à prononcer dans une autre langue, que ma langue maternelle, le premier discours que j’ai à prononcer dans cette Chambre !

Je me défie de mes forces à parler la langue anglaise. Mais je dois informer l’honorable membre, et les autres honorables membres, et le public du sentiment de justice duquel je ne crains pas d’en appeler, que quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi fami-lière que celle de la langue française, je n’en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de cette partie de l’Acte d’Union qui tend à proscrire la langue maternelle d’une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes ; je me le dois à moi-même.

[...] je suis bien sensible à l’aveu de l’honorable procureur général, qu’avant de rencontrer mes compatriotes, il avait été bien préjugé contre eux ; mais que, depuis qu’il était venu en rapport avec eux durant la dernière session, il s’était convaincu que ces préjugés étaient injustes et mal fondés, et qu’il prenait plaisir à le reconnaître publiquement. Il reconnaît qu’il faut au gouvernement, pour rétablir la paix et le conten-tement général, la coopération active des Canadiens français. Non seulement ce serait là un acte de justice, mais c’est encore un appui que la nécessité appelle. Oui, cette coopération est absolument nécessaire au gouvernement. Oui, il la lui faut ; oui, il nous faut la lui donner, mais à des termes qui ne puissent en rien diminuer, ni affaiblir notre honneur

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et notre caractère. L’Acte d’Union, dans la pensée de son auteur, a été d’écraser la population française ; mais l’on s’est trompé, car les moyens employés ne sont pas complétés pour produire ce résultat. La masse des deux populations du Haut et du Bas-Canada ont des intérêts communs, et elles finiront par sympathiser ensemble.

Oui, sans notre coopération active, sans notre participation au pouvoir, le gouvernement ne peut fonctionner de manière à rétablir la paix et la confiance qui sont essentielles au succès de toute administration. Placés par l’Acte d’Union dans une situation exceptionnelle et de mino-rité dans la distribution du pouvoir politique, si nous devons succomber, nous succomberons du moins en nous faisant respecter. Je ne recule pas devant la responsabilité que j’ai assumée, puisque dans ma personne le gouverneur général a choisi celui par lequel il voulait faire connaître ses vues de libéralité et de justice envers mes compatriotes. Mais dans l’état d’asservissement où la main de fer de lord Sydenham10 a cherché à tenir la population française, en présence des faits qu’on voulait accomplir dans ce but, je n’avais, comme Canadien, qu’un devoir à remplir, celui de maintenir le caractère honorable qui a toujours distingué nos com-patriotes et auquel nos ennemis les plus acharnés sont obligés de rendre hommage. Ce caractère, je ne le ternirai jamais !

Pour faire apprécier à la Chambre la position particulière où je me suis trouvé, on me permettra de faire remarquer qu’avant l’union des deux provinces, chacune d’elles était soumise à une législature séparée. Des luttes de principes et de vues politiques se sont engagées dans ces législatures. Des sympathies se sont formées entre des hommes soutenant la même cause, mais ne se connaissant pas encore personnellement. Ces sympathies étaient plus ou moins fortes entre ces hommes politiques, selon qu’ils étaient plus ou moins engagés dans ces luttes parlementaires. Ces sympathies se sont accrues, sont devenues plus pressantes, du moment que ces hommes, en faisant leur entrée dans cette Chambre, ont pu se serrer la main mutuellement. Telle est, entre autres, la position de mon honorable ami du comté de Hastings11, à l’égard de nous Canadiens français. Ces relations, M. le Président, ont créé non seulement des sym-pathies, mais elles ont encore créé des obligations morales auxquelles le sentiment seul de l’honneur nous faisait un devoir impérieux, et à moi en particulier, de ne pas manquer, j’y suis resté fidèle. Voilà la cause en partie de cette position que j’ai à défendre aujourd’hui.

10. Gouverneur général du Canada de 1839 à 1841. 11. Robert Baldwin, chef des Réformistes du Haut-Canada et allié de La Fontaine.

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[...] Je vois que le but du Cabinet, en communiquant cette lettre à la Chambre, est de faire revivre, plus fort que jamais, l’assertion (sic) si souvent faite par nos ennemis, que les Canadiens français sont imprati-cables ; qu’il est inutile au gouvernement de leur tendre la main, et les appeler au pouvoir. Cette pensée, M. le Président, je la repousse de toutes mes forces ; cette pensée était la pensée favorite de feu lord Sydenham, dont la volonté tyrannique a tant opprimé mes compatriotes. Dans quelle occasion les Canadiens français ont-ils été appelés à prendre part acti-vement à l’action politique et administrative du gouvernement, de manière à exercer la juste influence qu’ils ont droit d’y avoir ? Jamais cette occasion ne leur a été offerte, accompagnée de ces garanties dont le ministère reconnaît aujourd’hui la nécessité et la justice. Je suis peut-être le premier auquel une proposition de cette nature a été faite avant l’arrivée du présent gouverneur général. C’était sous lord Sydenham quand il m’offrit la charge de solliciteur général, je l’ai refusée ; je devais le faire si je voulais conserver mon indépendance. Je sais que quelques amis m’ont blâmé dans le temps ; ils m’ont approuvé depuis : et quant à moi, je dis, dans toute la sincérité de mon cœur, que je ne m’en suis jamais repenti.

Depuis mon arrivée à Kingston12, Son Excellence a cru devoir m’envoyer chercher. À la première entrevue, je trouvai qu’il me plaçait sur un terrain assez étendu pour me permettre d’effectuer ses bonnes et bienveillantes dispositions envers mes compatriotes ; à la seconde, il m’a semblé que le terrain me laissait moins de latitude quant à l’action du pouvoir politique ; mais les sentiments de justice de la part du gouverne-ment à l’égard de mes compatriotes n’en étaient pas moins les mêmes. Le résultat de ses offres était de me placer moi et un ami dans le Cabinet ; nous y aurions été en minorité. Il voulait nous y appeler comme Cana-diens français, et comme un commencement de justice envers mes compatriotes. Sur ce pied, nous aurions pu peut-être accéder aux pro-positions bienveillantes de Son Excellence, sans manquer à nos obligations envers mon honorable ami pour le comté de Hastings, d’autant plus que mon honorable ami a toujours été prêt à donner son assentiment à tout arrangement qui aurait pour but de faire justice à mes compatriotes.

12. Pour les trois premières sessions parlementaires du gouvernement d’Union, de 1841 à 1844, le siège du Parlement est fixé à Kingston, dans le Haut-Canada. Sur l’insistance de La Fontaine, il se transporte ensuite à Montréal, mais après l’émeute et l’incendie du Parlement de 1849, on décide l’alternance entre Toronto et Québec, jusqu’à ce que la reine Victoria impose, en 1857, de fixer la capitale à Ottawa, où le gouverne-ment s’installera en 1866.

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Mais pour accéder à cette proposition, il nous fallait, et c’en était la conséquence naturelle, obtenir liberté d’action sur les mesures du Cabinet, puisque étant placé en minorité, et sans l’accession d’aucun ami du Haut-Canada, nous ne pouvions espérer y exercer aucune influence, ni y faire prévaloir nos opinions. La conséquence dont je viens de parler ne fut pas niée par Son Excellence. Mais il ne pouvait promettre cette liberté d’action ; au contraire, il s’y est refusé ; et Son Excellence avait raison ; car c’eût été contraire à l’action du principe de gouvernement responsable récemment introduit dans notre Constitution, principe que j’approuve, quoique malheureusement, sous l’administration du prédé-cesseur de Son Excellence, on lui a donné une fausse direction dans la pratique. Il nous fallait donc moi et mon ami assumer la responsabilité des actes et des mesures de l’Exécutif ; c’est pourquoi on résigna.

[...] L’absence de tout nom français dans le Cabinet, n’est-elle pas une circonstance qui comporte une injustice, même une insulte prémé-ditée ? Mais, dira-t-on : « Vous ne voulez pas accepter d’emploi. » Ce n’est pas là une raison, mes amis et moi, il est vrai, nous ne voulons pas en accepter sans des garanties ; mais puisque vous avez bien trouvé quelques noms français pour siéger dans le Conseil, même pour assister à la cour martiale, ne pourriez-vous pas en trouver de même force pour siéger dans le Cabinet ? Non pas qu’un pareil choix aurait assuré la coopération de mes compatriotes ; mais du moins on aurait eu l’apparence de ne pas dédaigner entièrement une origine qui est celle de la moitié de la popu-lation. Non les honorables membres du Cabinet ne l’auraient pu, quand même ils l’auraient voulu, sous l’administration de lord Sydenham. Ils n’étaient là que pour exécuter ses volontés. Ils ont prouvé qu’ils n’avaient pas la force d’y résister. Lord Sydenham leur imposait le silence.

Ils s’y soumettaient servilement. Croit-on que ce serait pour marcher sur leurs traces que je consentirais à entrer dans le conseil ? Avant tout, je préfère mon indépendance, les dictées de ma conscience. Quand je serais appelé à donner mes avis au représentant de Sa Majesté, je man-querais à mon devoir envers lui, si je n’agissais pas avec franchise et indépendance ; je manquerais également envers mes compatriotes et envers moi-même. Ce n’est pas que d’aujourd’hui que je suis engagé dans la vie publique. Il y a déjà plusieurs années que j’ai commencé ma car-rière. Je n’ai pas à rougir du passé ; je ne veux pas avoir à rougir du présent, ni de l’avenir.

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Norbert Dumas (1812-1869)

L’avocat montréalais Norbert Dumas ne siège que trois ans, de 1848 à 1851, comme député du groupe « canadien-français », puis comme réformiste dans un Parle-ment de l’Union13.

*

Il lance ce cri du cœur en faveur des patriotes exilés et de la langue française, lors de sa réponse au discours inaugural d’une nouvelle session.

« Déchirons cette page De notre histoire »

22 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Je remplis avec plaisir la charge qui m’est dévolue de proposer la motion d’un concours dans le discours que nous a fait Son Excel-lence le gouverneur général à l’ouverture de la présente session.

Les innovations introduites dans ce discours découlant du change-ment survenu dans le système de gouvernement me donnent l’assurance qu’on veut véritablement le bien du pays.

Fort de l’appui de cette Chambre, fort de la confiance du pays, le ministère n’a pas craint de nous donner un grand aperçu des réformes en contemplation. C’est par la confiance qu’il a répondu à la confiance du peuple. Et à quoi lui aurait servi la dissimulation, lorsque le peuple peut à chaque instant retirer son mandat à chacun de ses membres ? La dissimulation pouvait convenir à un autre ordre de choses, à des temps où la ruse et l’astuce tenaient lieu de vertu politique.

13. Après les violents soulèvements de 1837 et 1838, le gouvernement britannique décide d’unir le Bas et le Haut-Canada – dorénavant le Canada-Uni.

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Le ministère, loin d’avoir à craindre pour sa politique, ne peut que grandir dans l’opinion publique. Dans chacune des mesures contenues dans ce discours, on voit l’importance et la sagesse de sa marche. Au premier rang figure l’amnistie générale en faveur de nos compatriotes qui languissaient toujours en sol étranger en conséquence des malheureux événements de 1837 et 1838.

Honneur à ceux qui ont pris l’initiative dans cet acte de miséricorde, à ceux qui ont obtenu cette promesse de la prérogative royale ! Quel honneur pour nous de rendre nos malheureux exilés à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs familles ! Quel bonheur pour eux de rentrer dans leur patrie et de voir leur pays qu’ils avaient laissés dans l’oppression, rentrer de nouveau dans la possession de ses droits politiques ! Quel plaisir encore pour eux de voir le pouvoir entre les mains des hommes du choix de leurs concitoyens ! Quel plaisir de revoir le pays en possession des libertés publiques pour lesquelles ils avaient eux-mêmes combattu, versé leur sang et perdu leur liberté ! Ils sauront, eux, apprécier la sagesse et la persévérance admirables de ceux dont une oppression aussi pesante que longue n’a pu lasser la passion, et qui ont reconquis cette victoire qui les avait un instant abandonnés sur le champ de bataille. Ils sauront recon-naître la valeur, le mérite de ces hommes qui ont toujours cherché la liberté dans les limites de la Constitution.

Qui n’applaudira pas encore à cette autre mesure de justice, qui tend à rappeler cette clause inique de l’Acte d’Union qui impose des restrictions à l’usage de la langue française ?

Déchirons cette page de notre histoire qui en éternisant la honte de nos tyrans éternisera aussi les combats, la résistance des Canadiens contre l’Union. Je n’ai pas de terme trop fort pour qualifier l’union des Canadas. On a voulu, en nous l’imposant, blesser les Canadiens dans ce qu’ils avaient de plus cher. On ne peut prêter aux auteurs de l’Union aucun motif raisonnable.

Est-ce que la langue parlée par Lamartine, Thiers et Odillon Barrot n’était pas assez énergique pour rendre, pour exprimer la profondeur de leur politique, puisqu’ils ont osé la supprimer ? Ou assez subtile pour leur sombre diplomatie. Qui ignore que la langue française a été admirée depuis des siècles par toute l’Europe, qu’elle est l’interprète de son droit public ? Mais non, ils l’ont cru trop stérile pour la rédaction de nos statuts provinciaux. Son Excellence le représentant de notre souveraine nous a paru, lui, entretenir une tout autre opinion sur mérite de la langue fran-çaise. Il n’a pas craint de déparer son discours, en le prononçant dans la

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Les Grands discours de L’histoire du Québec46

langue des premiers colons du pays. C’est que son éducation, ses connais-sances, le mettaient en état d’en connaître les avantages, d’en apprécier les beautés.

Avoir obtenu le rappel de cette clause inique, de cette clause dégra-dante de l’Acte d’Union est pour nos ministres la meilleure preuve qu’ils pouvaient donner de la justesse de leurs vues, la meilleure réponse qu’ils pouvaient faire à ceux qui les accusaient d’avoir accepté l’union, comme s’il nous eût fallu laisser le champ libre à nos adversaires, comme s’il ne fallait pas mieux nous en servir pour porter au pouvoir le Parti libéral.

C’est ainsi que le poison le plus subtil entre les mains d’un habile médecin se convertit en un remède salutaire ; c’est ainsi qu’il peut tirer la vie d’un principe de mort.

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Louis-Joseph Papineau

Forcé à l’exil après les événements de 1837, Papineau revient au pays en 1845 et à la Chambre d’assemblée du Canada-Uni en 1847, où il siège jusqu’en 1854, sans retrouver cependant l’ascendant dont il jouissait auparavant. À l’ouverture d’une nouvelle session, il attaque durement le gouvernement dirigé par La Fontaine, qui l’a remplacé comme chef politique de l’ancien Bas-Canada.

De ce duel, Thomas Chapais écrit que :

l’imposante stature, la voix sonore, la parole solennelle de l’orateur, et puis le souvenir des grandes luttes d’autrefois, la tragique interruption d’une glorieuse carrière, le prestige d’un long exil, tout cela donnait à cet épisode imprévu un intérêt dramatique.

Papineau sera intarissable, parlant jusqu’après minuit, puis tout aussi abon-damment les trois prochains jours.

« qu’y a-t-il Donc De si beau Dans cet acte D’union... ? »

22 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Je me lève pour dire le peu de mots que j’ai à dire à l’occasion des circonstances qui ont accompagné la convocation du Parlement provincial cette année. Dans la manière, qu’il a été ouvert, il y a

quelque chose d’inaccoutumé. C’est un acte de justice trop agréable, trop digne d’approbation, de la part du souverain du pays pour qu’on pût se permettre d’en faire un sujet de basses railleries, comme on s’en est per-mises. Le gouverneur a prononcé son discours en anglais et en français. Le rétablissement de la langue française dans le Parlement canadien était un acte de stricte justice, que nous devait l’autorité constituée. Son Excel-lence remplissait donc son devoir, en agissant comme il l’a fait. Il l’a fait

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En 1852, à l’aube de la photographie, Papineau entre dans le crépuscule de sa carrière politique. À 66 ans, il remplit son dernier mandat de député avant de se retirer défi-nitivement dans sa seigneurie de Montebello. Le maître incontesté du débat politique pendant une génération a encore le regard impérieux et son toupet caractéristique.

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avec toute l’attention et la courtoisie qu’on devait en justice au peuple de cette province, et on doit lui en savoir gré. L’année dernière, j’ai été blessé, j’ai été profondément affligé dans l’occasion solennelle, où le Parlement a été convoqué, de voir que le discours du trône n’eut pas été prononcé en langue française. Dans les usages du pays, cette pratique avait toujours eu lieu. Il est vrai que les gouverneurs, n’ayant pas toujours l’éducation, qui semble inséparable de la connaissance de la langue du pays, le plus civilisé de l’Europe, étaient souvent obligés de faire lire le discours par un de leurs subrogés, mais toujours était-il dans la langue française. Il n’y a que depuis l’union des deux provinces que cet acte de justice a été interrompu.

La personne chargée ordinairement de lire le discours du gouver-neur, quand il ne pouvait pas le faire lui-même, était l’orateur du conseil ; et comme il arrivait souvent que celui-ci ne connaissait pas lui-même très bien la langue de mes compatriotes, il martyrisait, la plupart du temps, tellement le discours, qu’on ne pouvait à peine le comprendre. C’est ainsi qu’une fois l’orateur du conseil faisait dire au gouverneur qu’il désirait armer le plutôt possible la malice canadienne. Le mot « malice » cana-dienne était, comme à dessein, toujours substitué au mot milice canadienne. Le discours, cette année a été prononcé en français avec dignité, et d’une manière propre à faire honneur aux sentiments de celui qui l’a prononcé, et à lui mériter la reconnaissance du pays.

Ceci posé, je dis que, quant à tout le reste de cette adresse, je n’y vois rien de louable, mais beaucoup à blâmer, beaucoup à reprendre. Je ne sais pas si c’est un piège tendu à cette assemblée, ou si l’on a bien calculé la portée du discours, qu’on a mis dans la bouche de Son Excellence. Toujours le second paragraphe de cette adresse nous entraî-nerait-il à compromettre le pays, plus qu’il ne l’a jamais été, si nous l’acceptions sans explication, sans protestation. Voici ce paragraphe :

Que cette Chambre a l’assurance que les preuves qu’a données le peuple du Canada, pendant cette période d’excitation et de malaise général de son amour de l’ordre et de son attachement à ses institutions, teindront à asseoir le crédit de la province sur une base plus solide, et à l’avancement de sa prospérité.

Voilà, à mon avis, le ministère libéral à peine monté au pouvoir, qui déjà fait un pas rétrograde, qui descend, qui se rabaisse jusqu’à jouer le rôle de ci-devant conseil du lord Sydenham. Cet éloge sans mesure, cet éloge insensé, que nous font nos ministres, de la Constitution bâtarde qui a été imposée au pays ; cet éloge sans restriction de l’Acte d’Union

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met les membres du Cabinet soi-disant libéral en contradiction directe avec eux-mêmes ; elle contraste on ne peut plus avec leur passé, avec leurs protestations, quand ces protestations pouvaient leur profiter et les porter au pouvoir, contre l’Acte d’Union.

Rien de plus opposé, de plus contradictoire, que leur conduite d’alors, et celle d’aujourd’hui ; que leurs déclarations sur les hustings et leurs déclarations du jour. Quoi ! L’Acte d’Union a-t-il donc subi des changements tels que nous devions maintenant donner une approbation entière à ce que nous avions été si unanimes d’abord à condamner ? Mais on veut faire contraster l’Acte d’Union avec l’Acte de Constitution, qui nous régissait auparavant. On met ces deux constitutions en contraste, pourquoi ? Pour prouver que celle-ci ne doit plus autoriser, soulever aucune réclamation.

Néanmoins, le 23 juin 1841, les membres libéraux de la Chambre d’alors, qui sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui, qui votaient dans un sens en 41, et qui votent dans un sens contraire en 49, voulant toujours conserver néanmoins le même nom, ces mêmes membres libéraux s’ex-primaient dans les termes suivants :

Nous regrettons que la province du Bas-Canada n’ait pas été con-sultée sur la Constitution qui est substituée à celle qui existait par l’Acte de 1791 et qu’il y ait des passages dans l’Acte qui constitue actuellement le gouvernement des Canadas qui sont contraires à la justice et aux droits communs de sujets britanniques.

Cette profession de foi si sage était appuyée par les hommes mêmes qui viennent nous dire, sans rougir, que la tranquillité du pays est due à la sagesse, à la supériorité de nos institutions ! Et ces hommes-là veulent se faire donner le titre de libéraux, ils se plaisent à se le donner entre eux ! Ils veulent prendre le nom de libéraux maintenant encore qu’il y a une contradiction si palpable, si flagrante entre leur doctrine d’alors et celle d’aujourd’hui. Loin de penser comme eux, je trouve la Constitution sous laquelle nous sommes régis extrêmement mesquine, extrêmement tyran-nique et démoralisatrice. Conçue par des hommes d’État, au génie aussi étroit que malfaisant, aussi petit, qu’était grand un de ceux, qui, dans des circonstances plus heureuses, avaient préparé l’Acte de 91, elle n’a eu jusqu’ici, et ne peut avoir dans la suite que des effets dangereux, des résultats ruineux et destructifs. Je proposerai donc un amendement au paragraphe de l’adresse auquel je fais allusion.

Mais avant, je ferai remarquer que ce sont des considérations sin-gulièrement sordides que d’annoncer pour récompense à un peuple, dont

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on approuve la tranquillité, dont on dit que sa tranquillité est louable dans des circonstances extraordinaires, dans des circonstances, où le monde entier soulevé, comme sous l’effet d’un volcan, où l’on aurait pu en conséquence s’attendre à ce que cette surexcitation, qu’il y a dans toute l’Europe, aurait pu avoir ici quelque retentissement ; que d’an-noncer, dis-je, à un peuple, ou plutôt que de lui dire : pour le prix d’une conduite si méritoire, dans des circonstances aussi difficiles, tu peux espérer que bientôt le crédit public va revivre !

Pour des libéraux, qui l’eussent été dans le cœur, et non seulement sur les lèvres et à l’extérieur, il y avait bien d’autres conclusions, il y a des conclusions infiniment plus nobles, infiniment plus honorables pour le gouvernement et pour le peuple à tirer de la tranquillité qui règne, je dirai à un degré lamentable, dans la province. C’est entre autres que le peuple, qui savait ainsi aimer l’ordre, ne renonçait pas pour cela au désir d’obtenir plus de liberté, n’était pas insensible à l’Acte d’Union des deux Canadas, mais que, pour prix de cette tranquillité, il méritait la confiance des autorités supérieures, que le temps était venu où l’on pouvait lui accorder de larges libertés.

Puisqu’on nous invite donc aujourd’hui à louer ce qu’on a blâmé et repoussé courageusement dans d’autres temps, ce que, je suis sûr, la grande majorité du pays condamne encore, c’est-à-dire l’Acte d’Union ; je ne crois pas que cette Chambre puisse, en honneur, en conscience, voter ce paragraphe de la présente adresse, mais qu’on doit au pays, qu’on se doit à soi-même d’y substituer des amendements exprimant les vœux bien connus de la nation.

[...] Il y a quelque chose d’étonnant dans la situation, que se font les partis dans ce pays. Ces années dernières, on a appelé au pouvoir un ministère tory ; celui qui a été déplacé, il n’y a encore que quelques semaines. À son entrée au pouvoir, il a préparé, suivant les habitudes, un discours au gouverneur. Qu’est-il arrivé ? Le Parti libéral, indigné de la manière d’agir de ce ministère, a répudié de toutes ses forces les vues contenues dans son discours ; on n’a pu trouver d’expression assez forte pour le condamner, le ridiculiser. Eh bien ! Aujourd’hui, ce Parti libéral, si fier alors de ses droits, accepte en entier le discours de ces hommes, auxquels il avait cru devoir faire de si amers reproches ! On n’en a ôté que les mots : Ôtez-vous que nous prenions vos places ! Tout le reste convenait entièrement au Parti libéral ! Aujourd’hui, ce qu’on a blâmé est approuvé. Il y a entente cordiale entre des hommes, qui s’étaient formés en deux partis. Le discours de nos ministres actuels est le même discours que celui du ministère tory, moins ce trait qui le rend plus libéral

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encore que celui de l’année dernière. C’est cette lâche approbation, sans protestation aucune de l’Acte d’Union. Le Parti libéral compose un discours, qui convient en tout au Parti tory, qu’il a tant méprisé, tant combattu !

Voilà un échange de compliments qui nous justifie bien, je pense, de dire qu’il y a autant de mal de part et d’autre ; que nous ne pouvons rien entendre de mieux de ceux-ci que de ceux-là. Depuis que je suis de retour au pays, j’ai été à portée d’examiner les choses, d’étudier les hommes et je puis dire d’un côté que les torys sont meilleurs que je ne le pensais, et, d’un autre côté, que les libéraux sont loin d’être ce que je les croyais ; que j’en ai une idée très inférieure à celle que je m’en étais formé.

Tout ce que ceux-ci ont dit contre leurs adversaires, on peut le leur répéter aujourd’hui. Il n’y a pas une seule des injustices que nos ministres libéraux ont reprochées au ministère tory qu’on ne puisse aussi leur reprocher à juste titre. Ils ont imité tout à tout les fautes de leurs prédé-cesseurs, et quant à moi, je dois l’avouer, je ne vois pas de différence essentielle, de différence marquée entre ces deux partis politiques, entre les tories et les libéraux.

[...] Ce sont des ministres libéraux qui nous proposent de pareilles mesures. Je leur demanderai donc de me dire, de me désigner quelle est la disposition de l’Acte d’Union qui mérite l’approbation de qui que ce soit parmi nous. Le système de la représentation a été faussé sans l’ombre d’excuse dans cet acte arbitraire ; les bourgs pourris14 ont été multipliés sans réserve, et des ministres libéraux s’attachent à les conserver. Ils nous présentent une mesure de représentation où rien n’est changé.

[...] Quand, il n’y a encore que quelque temps, on signait de toutes parts dans le pays des requêtes pour s’opposer à l’Acte d’Union, pour témoigner l’indignation qu’elle causait au peuple canadien, quiconque aurait pu souscrire à cet Acte d’infamie aurait perdu sans retour sa popu-larité, l’estime publique. Eh bien ! Je demande à ces mêmes hommes, qui étaient alors si grands ennemis de l’Union, qui ont voté dans le temps contre cette mesure, je leur demande, je les sollicite dans l’intérêt public

14. Pendant très longtemps, en Angleterre, des circonscriptions rassemblant un très petit nombre d’électeurs, appelées « rotten boroughs » ou bourgs pourris, avaient été amé-nagées à la convenance de certaines élites. La Constitution canadienne de 1867 protégeait aussi une douzaine de circonscriptions, dont la population était majori-tairement anglophone. La protection dont jouissent ces circonscriptions sera abolie en 1970 par l’Assemblée nationale.

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de bien vouloir seconder ma motion ; je trouve parmi ces personnes, messieurs Christie et Price et beaucoup d’autres membres de cette Chambre. J’interpelle donc ces membres, s’ils tiennent le moindrement à être conséquents avec eux-mêmes, s’ils entretiennent les mêmes idées quant au pouvoir qu’avant, d’y être aussi, de le démontrer, de le prouver en secondant ma motion. J’aurai probablement le chagrin de les voir se tenir en arrière, se refuser à ma demande. Eh bien !, si je ne trouve pas plus de courage, plus d’indépendance chez eux, d’autres hommes, peut-être, auront ce courage, cette indépendance ; auront assez de courage, et d’indépendance pour comprendre qu’on ne doit jamais être assez attaché un ministère, assez servile à le servir, pour repousser, dans le seul but de lui plaire, une bonne proposition de quelque part qu’elle vienne !

On a beaucoup blâmé le Parti tory à cause de ses antécédents. Eh bien ! Je déclare ici que quand aucun des membres de ce parti, aussi bien que de quelque autre parti que ce soit, aura une bonne mesure à proposer, soit le rappel de l’Acte d’Union, soit la réforme des dispositions vicieuses de cet Acte, je serai toujours prêt à seconder sa mesure, à lui donner mon concours sans regarder à quel parti ou à quelle origine il pourrait appar-tenir. Il me répugne de voir jusqu’à quel point les partis en Canada sont aujourd’hui liés, enchaînés, qu’on n’agisse jamais que d’après cette con-sidération, que s’opposer à une mesure, c’est s’opposer au ministère, c’est lui nuire, ce qu’on doit bien se garder de faire. Tout a été sacrifié à cette misérable considération de conserver le pouvoir.

J’ai toujours combattu pour le principe de l’élection populaire ; j’ai toujours voulu une Chambre forte et un gouvernement faible. On a établi par notre prétendu gouvernement responsable une digue contre ce prin-cipe démocratique, un principe contraire qui a déjà avili cette Chambre, a avili le pays tout entier. Nous avons tout abandonné en faveur de quel-ques hommes, nous avons tout jeté sous leurs pieds pour les porter au pouvoir. Nous leur faisions ce sacrifice en leur qualité d’amis des libertés du peuple ; et aujourd’hui, ils sont les premiers à s’opposer à ses libertés dont ils s’étaient faits les champions. Tout esprit d’indépendance et de liberté d’examen ou de discussion est par eux soigneusement étouffé.

Qu’y a-t-il donc de si beau dans cet Acte d’Union pour qu’on s’y attache si fortement ? Qu’y a-t-on donc découvert de si excellent qu’on n’y pas aperçu avant d’être monté au pouvoir ?

Pour moi, je n’y vois que des infamies, je n’y vois toujours que des iniquités, toujours qu’une loi de proscription et de tyrannie contre mes compatriotes. Je trouve de l’injustice et de l’oppression dans chacune de

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ses dispositions. Ainsi, dans un pays nouveau, pauvre, dans un pays où l’éducation est rare (et, parce qu’elle est rare, elle doit être appréciée plus qu’ailleurs), dans un tel pays, on doit laisser la liberté la plus entière dans le choix des représentants. On a voulu faire des qualifications qui n’existent pas, qu’on ne reconnaît pas en Amérique, qui ont été répudiées depuis longtemps. Le président des États-Unis lui-même peut être élu sans qualifications de propriété, sans autres qualifications, enfin, que celle de son mérite, de ses talents et de la confiance publique. Et en Canada, il faut, pour avoir droit d’être élu membre de la Chambre représentative, une qualification territoriale, une qualification de cinq cents louis. N’est-ce pas une absurdité ?

On demande des qualifications pécuniaires pour les membres de la Chambre d’assemblée, et l’on n’en demande pas pour les membres du conseil. Qu’y a-t-il dans des dispositions absurdes comme celles-là de si admirable que nos ministres viennent nous inviter à leur donner une approbation sans limite ?

La première garantie d’un bon gouvernement est une sage repré-sentation ; et ici il n’y a que l’homme riche qui puisse être envoyé en Parlement par ses concitoyens ; un homme sans propriété, eut-il toute l’énergie, tous les talents, tout le patriotisme possible, ne peut jouir du même droit. Ne faudrait-il donc pas mieux que cet homme de talents, sans qualifications pécuniaires, occupât une place dans cette Chambre, plutôt qu’un mauvais citoyen, une personne incapable, avec ses cinq cents louis ? Mais c’est l’habitude en Angleterre, et ça suffit à notre ministère libéral ! Si on admet ici ce système, c’est qu’on veut toujours imiter l’An-gleterre, c’est qu’on veut imiter à tort ou à travers, c’est qu’on a des affections, des goûts bien prononcés, pour tout ce qui tient des procédés anglais. Si une chose se fait en Angleterre, vite, il faut l’admettre ici, l’admettre sans considération, sans examiner si elle est fondée ou non en raison.

Est-ce là encore une conduite qui mérite de l’approbation, qui fait honneur au jugement de nos ministres ? Certainement, non. Ce n’est pas là ce qu’il faut faire. Il ne faut pas être reconnaissant quand on vous maltraite.

[...] À l’époque où, dans cette Chambre, on a protesté contre l’Acte d’Union, on doit l’avoir fait avec sincérité. Pourquoi donc, maintenant que j’y suis, sans qu’il y ait eu de mon choix, que je n’y suis rentré qu’après avoir franchement déclaré à ceux qui voulaient m’y envoyer, que je pré-férais ne pas y aller, que je désirais vivre à l’écart ; et qu’après avoir

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ouvertement donné les raisons pour lesquelles je ne voulais pas rentrer de nouveau dans la vie publique ; pourquoi donc quand je dis que l’Acte d’Union est injustice et que je protesterai toujours contre cet Acte, pour-quoi cette clameur si grande qui s’élève contre moi ?

Ai-je fait autre chose que répéter ce qu’avaient dit avant moi tous ceux qui dans cette Chambre m’en font un crime aujourd’hui ? Dans quels termes ne s’était-on pas récrié contre cet Acte ? A-t-on jamais trouvé d’expressions trop fortes pour le qualifier ? De quelles expressions s’est-on servi quand on en a appelé au peuple du pays, quand on a voulu lui faire signer des requêtes contre cet Acte odieux ?

[...] Je proposerai donc, sur ce second paragraphe, l’amendement suivant. Peu importe qu’il soit appuyé ou non. J’ai toujours donné mes opinions sans considération pour qui que ce soit, sans que jamais aucun pouvoir, aucune intrigue n’ait pu m’en détourner, toujours dans l’inten-tion seule de les énoncer publiquement. Voici donc l’amendement que je propose à ce paragraphe : je voudrais que les mots suivants soient insérés :

Pourvu que cette augmentation, respectant les règles de l’équité et de cette justice égale strictement due aux habitants de toutes les parties de la province indistinctement, répartisse la représentation en proportion des populations, et ne comporte pas le plan odieux justement repoussé par lord Durham, de donner un égal nombre de représentants aux deux provinces, en viola-tion des principes de la représentation, par une injustice qui soulèverait contre ce projet l’opinion publique en Angleterre comme en Amérique, et qui, ainsi que le comité général de la Réforme et du Progrès de Québec l’énonce aussi fortement que judicieusement, consacrerait l’oppression du Bas-Canada comme localité, l’oppression des Canadiens français comme race.

[...] Sur cet amendement, ce que j’ai à dire, c’est que je suis pro-fondément étonné, quand je vois que, dans un siècle de lumières comme celui-ci, on viole ainsi les lois fondamentales de la justice ; qu’on ne veut pas suivre chez des ministres libéraux, au moins de noms, l’exemple de tous les gouvernements du jour.

Tous les hommes vraiment éclairés du siècle s’accordent à dire que c’est la population qui, dans tous pays bien constitués, doit servir de base à la représentation. Il y a donc lieu ici de reprocher à ceux qui se disent les amis des Canadiens, qu’ils n’aient pas eu d’égards, de considération pour toutes ces opinions, pour ce principe de justice, de l’avoir rejeté pour s’en tenir à leurs propres idées, idées aussi funestes que rétrécies.

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C’est depuis l’établissement de la confédération américaine qu’il a été consacré en principe que la représentation, pour être juste, devrait être basée sur la population. Depuis ce temps la France a adopté ce plan de proportionner la représentation à la population. La Belgique, la Hollande ont aussi consacré ce principe, mais il y a plus, puisque nous voyons le roi de Prusse obligé de céder à la force des thèmes, après avoir voulu opprimer le peuple, reconnaître lui-même ce principe.

Pourquoi donc le Canada ferait-il une exception à cette règle géné-rale qu’adoptent tous les gouvernements qui tendent à sortir des routines du Moyen Âge ? C’est parce que nous avons un ministère libéral ; parce que nos ministres veulent concourir dans la gloire de l’Acte d’Union ; parce que ce sont bien les sentiments même de Durham qui les tiennent à la gorge. C’est qu’ils ne veulent pas faire de réformes, sans que ça soit selon les vues de ce grand homme. Oh ! Alors ils sont braves. Nous vou-lons des réformes, mais nous ne voulons pas courir le risque de demander quelque chose d’utile au pays, quand nous ne sommes pas sûrs d’avance d’avoir l’approbation du gouvernement métropolitain.

Je dis donc que le discours soumis à notre adoption aujourd’hui, qui est une édition stéréotypée de tous les discours antérieurs ; qui n’est pire, ni meilleur que celui de l’année dernière ; qui est accepté volontiers par les hommes à qui le ministère actuel faisait de si grands reproches, pour les forcer à s’ôter des places qu’ils occupaient ; je dis que ce discours stéréotypé, qui a convenu, qui convient et qui conviendra encore à tous les ministères formés sous notre Constitution, devra convaincre tous les hommes bien pensants, tous les amis de la liberté, qu’il sera toujours plus sage pour eux de ne pas faire partie d’un gouvernement comme le nôtre que d’en faire partie.

Il y a longtemps que j’ai cru et que j’ai dit que, lorsque les hommes qui, pendant une longue suite d’années de combats soutenus pour la défense de la partie, avaient acquis une popularité justement méritée, leurs services ne devaient pas être donnés à l’Angleterre pour lui aider à faire fonctionner un Acte destructeur, dirigé uniquement dans un esprit de vengeance contre leurs compatriotes ; un Acte qui leur avait été imposé dans un thème de colère et de haine par des hommes animés par la violence. Ils devaient conserver leur force et leur énergie pour pouvoir dire au peuple canadien, il y a qu’un thème où la raison et la justice n’ayant pas la liberté de se faire entendre, nous avons gardé le silence et nous avons dû vous engager à en faire autant.

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Lorsqu’il n’y avait pas moyen de remédier à des maux extrêmes, nous avons dû nous taire, parce que nous ne pouvions pas faire autrement. Aujourd’hui, le gouvernement civil est rétabli, vous jouissez de vos droits de sujets anglais, vous êtes réintégrés au moins, dans la liberté d’en réclamer la jouissance, dans la liberté de dire que vous avez une Consti-tution plus défectueuse que jamais colonie anglaise n’en a été dotée et que vous voulez en avoir une meilleure ; c’eut été le moyen d’obtenir la réforme de la Constitution vicieuse qui nous régit.

Une Constitution comme celle-là ne peut pas se soutenir contre la force d’une libre discussion. Alors le peuple se réveille, il n’y a plus à craindre que sa tranquillité aille jusqu’à l’apathie, et que cette apathie passe en maxime politique. Quand on dit au peuple, vous avez des droits à réclamer ; au nombre de ces droits est une représentation qui sera fidèle interprète de vos sentiments ; au lieu de l’effrayer par le souvenir d’évé-nements malheureux, le peuple se réveille et se fait accorder ses droits.

Et ici, je dois rentrer dans quelques détails, vu que je crois qu’on a trompé l’opinion publique et que nos ministres, par l’acceptation du pouvoir, font plus en faveur de la concentration des autorités et de l’op-pression du peuple que l’ancien gouvernement n’a fait pendant de longues années. Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’indépendance dans cette Chambre ? C’est parce que les dépenses sont augmentées, c’est parce que, quand pour plusieurs millions d’habitants l’Angleterre ne dépense qu’un million, on fournit dans la proportion de six fois autant au Canada, sur les dépenses publiques.

[...] Toutes les bonnes mesures qui seront présentées soit par mes amis ou par mes adversaires auront mon appui, mais toutes celles qui tendront à restreindre les libertés publiques seront par moi repoussées, et quoique ma marche puisse être isolée, je ne craindrai ni regretterai jamais de présenter une mesure, de soutenir une doctrine que j’aurai lieu de croire juste et qu’on n’aura pas réfutée, et de plus je ne regarderai jamais si je suis seul ou non pour la soutenir. C’est au peuple à décider si elle est bonne ou mauvaise.

Quant à la conduite du ministère, nous devons voir avec peine que, dès sa première formation, il a mis le Bas-Canada dans l’infériorité vis-à-vis du Haut-Canada ; infériorité où on ne devait pas placer les habitants du Bas-Canada, en tout aussi bons, aussi respectables que ceux du Haut-Canada. Le Haut-Canada est représenté par quatre membres dans le Cabinet, le Bas n’est représenté que par deux membres. Eh bien ! Il y avait plus d’une raison à ce qu’il y eut moins égalité.

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[...] Je ne m’étendrai pas sur l’Acte d’Union. C’est un contre-bon sens qui nuit également au Haut et au Bas-Canada, qui met les membres de l’une et de l’autre province dans la plus étrange position. C’est ainsi que les membres pour le Haut-Canada ne peuvent pas comprendre ce qui nous intéresse et qu’ils sont obligés de législater (sic) sans connaissance de cause pour nous, comme nous le sommes pour eux. Avec un pareil système, tous les jours il y aura des fautes grossières de commises et nous sommes sans cesse dans la nécessité de défaire un jour ce que nous aurons fait la veille, tant il est difficile, impossible même, de bien législater pour deux peuples différents de races, de mœurs, de caractères et disséminés sur une aussi grande étendue territoriale.

Un ministère vraiment canadien, vraiment libéral, sentirait que pour perfectionner nos lois, qui ont le tort d’avoir trois cents ans d’exis-tence, il faut avoir recours aux lois françaises. Un ministère libéral ne devrait-il pas penser à nommer une commission pour réviser notre Code de lois en entier et le modeler d’après le Code français. Le Haut-Canada, s’il a besoin de réformes, doit avoir recours aux lois anglaises et à celles des colonies voisines qui ont corrigé les lois anglaises d’une manière admirable. Voilà où il nous faut aller puiser nos lois, si nous voulons les avoir bonnes, c’est une folie pour nous de vouloir bien législater [sic]à la fois pour le Haut et le Bas-Canada. [...]

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Louis-Hippolyte La Fontaine

«[...] il serait encore sur la terre de l’exil ». Cette réplique marque la victoire définitive de La Fontaine sur Papineau, qui a parlé douze heures en quatre jours pour attaquer son ancien allié.

La Fontaine répond calmement, « de sa voix monocorde », selon le biographe Jacques Monet, qui imagine aussi que :

pendant qu’il parlait, ses auditeurs durent être saisis par le contraste entre les deux hommes : le tribun passionné qu’ils avaient vu le soir précédent tellement accablé par sa vision de la vie, et l’autre qui s’employait au moment même à expliquer comment l’es-pérance pouvait se substituer au désespoir. Papineau avait tonitrué pendant des heures, proférant des mots qui tenaient lieu de principes ; La Fontaine prit 90 minutes pour rendre compte en toute franchise du travail ininterrompu de toute une décennie.

Selon Thomas Chapais :

M. La Fontaine avait eu sa plus grande journée parlementaire, il avait remporté son plus grand succès oratoire, et il avait atteint le sommet de son prestige [...] M. Papineau en sortait blessé à mort.

« il serait encore sur la terre De l’exil »

23 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Je ne suivrai pas l’honorable membre sur le terrain des personna-lités qu’il semble avoir parcouru avec tant de satisfaction pour lui-même ; le respect que je porte à cette Chambre, le respect que

j’ai pour mon propre caractère, le respect que je suis obligé de porter à la qualité de représentant de l’honorable membre me font un devoir de m’abstenir d’imiter sous ce rapport celui dont les déclamations acerbes et virulentes n’ont pas duré moins de trois heures.

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J’ai vu avec plaisir que, dans la pensée de mieux diriger ses attaques, l’honorable membre a remonté à l’année 1842, époque à laquelle vous et moi, M. l’Orateur, nous sommes entrés dans l’administration. Cela me fournit l’occasion non seulement de venger ma propre conduite, mais encore celle de mes amis politiques, si injustement attaqués par l’hono-rable membre, puisque ce n’a été qu’à leurs pressantes sollicitations qu’en 1842 j’ai consenti à accepter une place dans le ministère. Supposant que j’aie en cela commis une faute, à qui cette faute a-t-elle le plus profité ? N’est-ce pas à l’honorable membre lui-même ? Sans cette faute, il ne serait pas aujourd’hui dans cette Chambre pour déverser à pleines mains, comme il le fait, l’injure contre ses anciens amis politiques ; il serait encore sur la terre de l’exil.

Si c’était une faute, je n’en dois pas seul porter la responsabilité ; cette responsabilité, mes amis politiques, dont plusieurs siègent encore dans cette enceinte, doivent la partager avec moi. En 1841, je n’avais pas de siège dans cette Chambre ; la violence m’en avait privé. Un comté du Haut-Canada protesta contre cette violence, en me choisissant pour le représenter en Parlement. Je ne pris mon siège qu’à la session de 1843. À cette époque, je refusai les offres de sir Charles Bagot, lorsqu’elles me furent faites pour la première fois, quelque bienveillantes, quelque hono-rables qu’elles fussent pour moi. Je refusai alors, comme en plusieurs occasions j’avais autrefois refusé les charges les plus élevées que d’autres gouverneurs m’avaient offertes et pouvaient offrir à un Canadien. Et si au lieu de me rendre, en 1842, aux vives instances de mes collègues, ... je n’avais écouté que mes goûts et mon intérêt personnel, j’aurais persisté dans mon refus, j’aurais préféré ma tranquillité aux soucis, aux troubles de la vie ministérielle ; mais aussi, l’honorable membre ne serait pas où il est aujourd’hui.

J’ai dû céder aux instances de mes collègues, ayant, plus que qui ce soit, le sentiment de la vaste responsabilité qui pesait alors sur ma tête. Et quand je pense aux avantages immenses que mes compatriotes en ont recueillis, je n’ai pas lieu de m’en repentir ; mon pays m’a approuvé, l’honorable membre lui-même à la veille de l’élection générale a dit aux électeurs de Saint-Maurice qu’il m’approuvait ! Avec quelle sincérité et dans quel but faisait-il cette déclaration dans son trop célèbre manifeste ? Je laisse à cette Chambre et à ses électeurs d’en faire l’appréciation.

L’honorable membre, se mettant en contradiction flagrante avec cette déclaration que ses électeurs ont dû dans le temps croire être sincère, nous dit aujourd’hui que c’était une faute, un crime pour un Canadien

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français que d’accepter le pouvoir en 1842. Il nous a dit quelle devait être, suivant lui, la ligne de conduite, le système d’opposition que nous aurions dû adopter à cette époque et suivre constamment depuis. Il contraste ce système avec le nôtre. À ce point de vue, j’accepte avec plaisir la discussion, et n’en redoute nullement le résultat. La question ainsi posée, voyons quelles ont été pour nos compatriotes les conséquences de notre système, et quelles auraient été celles de celui de l’honorable membre.

Ce n’est pas, je pense, lui faire injure, que de qualifier son système de système d’opposition à outrance ; c’est ainsi que lui-même l’a qualifié en plusieurs occasions. Je donne à l’honorable membre tout l’avantage d’une déclaration que j’ai faite souvent, et que je répète aujourd’hui : dans la pensée du gouverneur qui l’a suggérée, dans la pensée de celui qui en a rédigé l’Acte, l’union des deux provinces devait écraser les Canadiens français ! Ce but a-t-il été atteint ? La pensée de lord Sydenham a-t-elle été réalisée ? Tous mes compatriotes, à l’exception de l’honorable membre, répondront d’une voix unanime, non ! Mais ils diront aussi, et tout homme sensé le dira, que si le système d’opposition à outrance que préconise l’honorable membre eût été adopté, il aurait accompli dès à présent le but de lord Sydenham, et les Canadiens français seraient écrasés ! Voilà où nous aurait conduit le système de l’honorable membre, et où il nous conduirait infailliblement encore si les représentants du peuple étaient assez peu judicieux que de le suivre.

[...] Mais, si vous et moi, M. l’Orateur, n’avions pas accepté la part qui nous fut faite en 1842 dans l’administration des affaires du pays, où en seraient aujourd’hui nos compatriotes ? Où en serait notre langue que, contre la foi des traités, un gouverneur avait fait proscrire par une clause de l’Acte d’Union ? Cette langue, la langue de nos pères, serait-elle aujourd’hui réhabilitée, comme elle vient de l’être de la manière la plus solennelle, dans l’enceinte et dans les actes de cette législature ? Si, en 1842, nous avions adopté le système d’opposition à outrance de l’hono-rable membre, aurions-nous été dans une position à solliciter, pressé comme nous l’avons fait, le retour au pays de nos compatriotes exilés ? Si nous n’avions pas accepté une place dans l’administration en 1842, aurions-nous été dans une position à obtenir, pour l’honorable membre en particulier, la permission de rentrer dans sa patrie ? Permission pour l’obtention de laquelle je n’ai pas hésité, pour vaincre des refus réitérés de la part de sir Charles Metcalfe, d’offrir ma démission à des emplois largement rémunérés que je possédais alors. Voilà cependant l’homme qui, obéissant à son ancienne habitude de déverser l’injure et l’outrage,

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ose, en présence de ces faits, m’accuser ainsi que mes collègues de véna-lité, d’amour sordide des emplois, de servilité devant le pouvoir ! À l’entendre, lui seul est vertueux, lui seul est courageux, lui seul aime son pays ! Lui seul a du dévouement à la patrie ! Je ne lui demande pas de reconnaissance ; je n’en demande à personne ; mais puisqu’il se dit ver-tueux, je lui demande d’être juste, et rien de plus. Est-il capable de l’être ?

Si j’avais adopté son système d’opposition à outrance, où serait l’honorable membre aujourd’hui ? Il serait encore à Paris, fraternisant sans doute avec les républicains rouges, ou les républicains blancs, ou les républicains noirs, et approuvant tour à tour les Constitutions qui se succèdent si rapidement en France.

L’honorable membre nous dit aujourd’hui que c’était accepter l’Acte d’Union avec toutes ses défectuosités et ses injustices que de prendre part à son fonctionnement. S’il en est ainsi, chacun de nous, l’honorable membre lui-même, en acceptant le mandat qui nous a été confié et en venant siéger dans cette Chambre, doit donc être censé avoir accepté l’Acte d’Union avec toutes ses injustices ; chaque habitant du pays, en votant aux élections, doit donc aussi être censé l’avoir accepté de même. Si les accusations que la passion et le dépit lui font proférer étaient fon-dées, ne pourrait-on pas les diriger contre lui-même et avec bien plus de force encore ?

L’honorable membre tient à passer pour ce qu’il appelle consistant. Dans ce cas, pour soutenir la position qu’il a prise, n’aurait-il pas dû porter les conséquences logiques de son raisonnement un peu plus loin, et dire, comme l’avait fait en 1841 un citoyen respectable qui a depuis reconnu son erreur, que les Canadiens français, lorsque l’Acte d’Union a été mis en force, n’auraient pas dû prendre part aux élections des membres de cette Chambre, ni accepter de siège dans l’autre branche de la Législature.

L’honorable membre, dont l’imagination est si vive et si féconde, ne voit, et ne veut voir autre chose qu’une approbation de l’Acte d’Union seul, dans le mot « institutions » qui se trouve dans ce passage du discours du gouverneur, dans lequel Son Excellence parle de l’attachement du peuple de ce pays à ses institutions. Vraiment, il faut que l’honorable membre partage le sentiment exprimé dans cette Chambre par les deux Canadiens français qui faisaient partie du dernier ministère, et dont l’un était son frère, et l’autre son proche parent, et que, comme eux, il ne voit dans l’Acte en vertu duquel nous sommes assemblées ici qu’une simple

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charte d’incorporation, et qu’en dehors de cette charte le peuple canadien n’a aucun droit, aucune institution quelconque qui lui fasse préférer la tranquillité au trouble, à l’agitation liberticide où l’honorable membre voudrait l’entraîner.

Mais s’il était vrai que le mot « institutions » dans le passage en question ne doit pas avoir d’autre sens que celui que l’honorable membre s’efforce en vain de lui donner, et que par conséquent il comporte une approbation de toutes les clauses de l’Acte d’Union, ne pourrait-on pas rappeler à l’honorable membre qu’il n’est pas sous ce rapport exempt de blâme lui-même, et que nous pourrions à plus juste droit lui faire les reproches qu’il nous adresse aujourd’hui ? N’avons-nous pas eu le gou-vernement représentatif avant la passation et l’Acte d’Union ? N’avons-nous pas eu l’Acte constitutionnel de 1791 ?

L’honorable membre, qui est entré dans la Chambre d’assemblée du Bas-Canada plus de vingt ans avant moi, a-t-il oublié que dans maintes et maintes occasions aussi solennelles que celle-ci, sous l’opération de cet Acte de 1791, il a lui-même préconisé et fait l’éloge de l’attachement du peuple à ses « institutions, sa langue et ses lois ! ».

Et quand l’honorable membre et ses collègues qui nous ont précédés dans la carrière parlementaire s’exprimaient ainsi, et employaient le langage que je viens de citer, ne pourrait-on pas dire que lui et ses collè-gues approuvaient par là toutes les clauses de l’Acte de 1791, depuis celle qui avait pour objet le principe éminemment aristocratique de créer en Canada des titres de noblesse jusqu’à celle de la constitution d’un conseil législatif, contre laquelle dans les derniers temps, la voix éloquente de l’honorable membre a si souvent fait retentir les voûtes de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada ?

Il faut assurément que l’honorable membre soit doué d’une ima-gination bien vive, et que cette disposition habituelle de tout blâmer, de tout condamner, qui le caractérise, soit bien grande, pour que l’honorable membre ne veuille voir dans ce mot « institutions » qu’une approbation de toutes les clauses de l’Acte d’Union.

L’honorable membre a cité la protestation faite en termes généraux, par les membres de cette Chambre dans la session de 1841, contre les clauses injustes de l’Acte d’Union ; il a lu les noms de plusieurs qui siègent encore sur ces bancs, et les a interpellés de se joindre à lui pour protester toujours et sans cesse. Mais, si l’honorable membre l’a oublié, lui, ceux qu’il interpelle ainsi n’ont pas oublié, eux, que les clauses injustes contre lesquelles ils protestaient plus particulièrement en 1841, celles qui

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proscrivaient notre langue et appropriaient nos deniers publics sans le consentement des représentants du peuple, ne font plus partie de cet Acte d’Union, qu’elles en ont été retranchées. Ils savent également que si nous avions suivi le système d’opposition à outrance de l’honorable membre, ces clauses n’auraient jamais été abrogées, et que ce serait en vain qu’ils auraient persisté à protester.

[...] Une autre disposition de l’Acte d’Union, contre laquelle l’ho-norable membre s’est récrié avec cette force de langage qui lui est particulière, est celle qui donne à chacune des deux sections de la province un nombre égal de représentants dans cette Chambre. Lorsqu’il a été question de l’union des deux provinces, et qu’en effet l’on prétendait ne faire des deux Canadas qu’une seule province, il était bien naturel, au premier abord, de crier à l’injustice qui semblait résulter du principe que l’on consacrait en donnant au Haut-Canada, dans la représentation, une part égale à celle du Bas-Canada, quoique la population de celui-ci fût alors de beaucoup plus considérable. Et comme d’autres, j’ai souvent moi-même signalé cette injustice ; je l’ai fait à chaque fois que l’on a prétendu que l’Acte de lord Sydenham avait pour objet d’opérer une union des deux provinces. C’est à ce point de vue, je n’ai aucun doute, que nos amis protestèrent en 1841 contre cette injustice de l’Union.

Cependant, il arrive aujourd’hui que c’est cette même disposition contre laquelle on s’est tant récrié dans le passé, et que l’honorable membre voudrait faire disparaître, qui protège le Bas-Canada, et plus particulièrement les Canadiens français. Le protêt de 1841 a eu une portée qu’il faut savoir apprécier aujourd’hui ; mais à mes yeux, le refus du gouvernement et de la majorité des membres du Haut-Canada d’ac-céder à ce protêt en a eu bien plus grande encore. Ce refus a établi en fait et en droit que l’Acte d’Union n’avait pas fait des deux Canadas une seule et même province, mais qu’il n’avait fait que réunir, sous l’action d’une seule et même législature, deux provinces jusqu’alors distinctes et séparées, et qui devaient continuer de l’être pour toutes autres fins quel-conques ; en un mot, qu’il y avait eu, à l’exemple de nos voisins, une fédération de deux provinces, de deux États.

C’est d’après cette appréciation des faits, fondée sur l’opération de l’Acte d’Union, tel que le Haut-Canada l’a interprété lui-même lorsqu’il fut appelé à le faire par les membres libéraux du Bas-Canada dans leur protêt de 1841, que j’ai réglé ma conduite politique depuis 1842. C’est en me fondant sur le principe de ne voir dans l’Acte d’Union qu’une confédération de deux provinces, comme le Haut-Canada l’a déclaré

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lui-même en 1841, que je déclare ici hautement que jamais je ne con-sentirai à ce que l’une des sections de la province ait, dans cette Chambre, un nombre de membres plus considérable que celui de l’autre, quel que soit le chiffre de sa population.

Pour ceux qui ne se laissent pas aveugler par leurs passions politi-ques, il doit être évident qu’avant que nous soyons appelés à faire une nouvelle élection générale, le Haut-Canada aura une population plus forte que celle du Bas-Canada. Et c’est en présence de ce fait, dont la réalisation n’est que trop prochaine, que l’honorable membre du comté de Saint-Maurice vient nous demander à consacrer en fait et en droit un principe qui doit nous placer pour toujours dans un état d’infériorité, et dont l’adoption serait, plus que tout ce qu’il nous reproche, une ratifica-tion, une approbation irrévocable de cet Acte d’Union qu’il prétend condamner !

Mais l’honorable membre, dont l’amour pour les intérêts politiques de ses compatriotes semble être sans bornes, nous dit que la représenta-tion doit être basée sur la population ; et par conséquent peu lui importe que ce principe, mis en action, donne au Haut-Canada, dans la repré-sentation, une part plus forte que celle du Bas-Canada. Justice absolue, dit-il, c’est tout ce que je demande. Il peut déclamer ainsi, lui dont la maxime est : « Périsse la patrie plutôt qu’un principe ! » Et moi je lui réponds que ma maxime, bien différente de la sienne, est : que je périsse, s’il le faut, mais que mes compatriotes soient sauvés !

[...] Et parce que, sous ce rapport, nous marchons dans la voie qu’il nous a tracée, il a, lui, cet homme si vertueux, si courageux, la grandeur d’âme de nous accuser de vénalité, de bassesse, d’amour sordide du pouvoir et des emplois salariés ! Il a la modestie de se croire autorisé à nous menacer de ce qu’il appelle la colère du peuple. Que l’honorable membre ne se laisse pas abuser par d’anciens souvenirs ! Qu’il apprenne que s’il veut menacer, je le défie de mettre ses menaces à exécution et que, lorsque le temps sera venu, je serai prêt à le rencontrer en tout temps et en tout lieu, lui, cet homme qui ne cesse de vanter sa vertu et son courage ! [...]

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Wolfred Nelson (1791-1863)

Médecin et député « patriote », comme son frère Robert, Wolfred Nelson est l’organisateur des premières « assemblées contre les mesures coercitives » tenues en 1837. Il est, comme Papineau, accusé de haute trahison, ayant dirigé la bataille de Saint-Denis, seule victoire des Patriotes sur les troupes britanniques.

Gracié en 1844, à la demande de La Fontaine, il redevient député, comme son frère Robert, et prononce son premier discours en français, malgré l’interdiction de cette langue, et il dénonce son ancien chef, Papineau, qu’il accuse même de lâcheté.

Robert Rumilly le décrit ainsi :

Il est très grand, de forte carrure. D’abondants cheveux bruns frisés se prolongent sur ses joues, en favoris qui lui font un collier de barbe. Avec de grands yeux noirs sur des sourcils arqués en broussaille.

« ... qui... n’a rien oublié ni rien appris »

23 janvier 1849, Assemblée législative, Montréal

Je devrais dire d’abord que la position que paraissent avoir prise nos voisins de l’autre côté me paraît une position qui leur fait bien honneur, qu’il y a beaucoup de force de caractère dans la position

qu’ils ont prise. Et il me semblait que je devais en conclure qu’on avait tort de vouloir à tout moment jeter des embarras dans leur passage. Je suis fâché, je dois le dire du fond de mon cœur, de voir que la première disposition contraire qui a été manifestée ici a été manifestée de la part de l’honorable membre pour Saint-Maurice15.

Je prouverai qu’il a manifesté une détermination de tout arrêter... s’il pouvait. Il a eu l’air de se jeter à corps perdu dans ce sentier qui paraissait mener au bonheur de son pays. La première occasion où il a manifesté ces dispositions est une occasion où lui plutôt que tout autre

15. Louis-Joseph Papineau.

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homme, dans tout le pays, aurait dû voir qu’il ne devait pas agir ainsi. Comment le gouvernement veut bien passer l’éponge sur les événements, dans lesquels personne n’a plongé plus que l’honorable membre lui-même qui, dis-je, n’a rien oublié ni rien appris, et l’honorable membre vient semer parmi nous la discorde ! Il a dit que le ministère était profond comme l’abîme, muet comme la trombe. Je dis moi que lui l’honorable membre a été muet, jusqu’à ce qu’il eût pu réussir à recevoir de l’argent... son Dieu... son grand Dieu !

[...] Il a dit qu’on avait publié des mensonges. S’il y a eu des men-songes, moi, je ne m’en suis pas aperçu. Mais moi, je puis dire qu’il n’y a pas eu de parjure. Je vais lui faire quelques questions. Il a dit qu’il y a eu du mensonge. Je lui demande s’il n’est pas vrai qu’il a ému tout le pays et qu’il était le grand et le seul agent de l’agitation en 1837 ? S’il n’a pas organisé l’opposition armée ? Fait distribuer des munitions ? S’il n’a pas appointé des généraux ? Est-il vrai qu’il a été la tête de l’organisation de Saint-Denis ? S’il ne s’est pas enfui lâchement de Saint-Denis, au com-mencement même de l’action, bien qu’il fût déjà assez éloigné pour être hors de danger dans ma propre maison ? Je lui demande, en présence de ce Dieu, devant lequel lui et moi, selon l’ordre de la nature, devrons bientôt paraître, s’il est vrai que Louis-Antoine Dessaules16 m’a parlé à 9 heures du matin, le 21 novembre 1837, le jour de la bataille de Saint-Denis ?

[...] Je regretterais d’avoir fait quelque remarque qui aurait pu blesser les susceptibilités de qui que ce soit, à l’exception de l’honorable membre pour Saint-Maurice. Mais je regrette que, quand je ne parle pas avec plus de force qu’il l’a fait pendant trois heures, il ne me soit pas permis de le blâmer. Il nous a parlé de tout ainsi et de toutes sortes de choses. L’Europe n’était pas assez, les vivants n’étaient pas assez pour lui ; il fallait réveiller les morts, faire revivre les événements et il ne sera permis à personne de lui répondre. On ne me permettra pas de faire usage d’un langage qu’il a lui-même employé sans nécessité ? Mes remar-ques étaient devenues nécessaires par les remarques qu’il avait faites. Il a parlé de sceptiques. L’honorable membre s’est plu à dire qu’il avait beaucoup d’amis parmi les sceptiques : honnêtes hommes, probes et distingués. C’est à Paris qu’il en a un plus grand nombre ; il a pris leurs

16. À ceux qui prétendaient que Papineau avait fui avant la bataille de Saint-Denis, le seigneur et journaliste Louis-Antoine Dessaules répondait qu’il avait entendu Nelson recommander à Papineau de se mettre en sûreté.

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principes. Je ne lui envie pas ces amis, ni son affection pour eux et pour le scepticisme.

Aussi, l’honorable membre n’a pas rougi de dire qu’il n’applaudis-sait pas l’homme religieux et que, de l’autre ôté, il ne blâmait pas l’homme sans religion. Ces sentiments, cette communauté d’idées avec ses braves confrères sceptiques nous expliqueront bien des choses sur le compte de l’honorable membre. Il possède le talent peu utile de vouloir tout démolir, sans pouvoir rien ériger. Il y a plus de 40 années qu’il est dans la vie publique et nous avons encore à goûter les premiers fruits de ses talents, en faits pratiques. Peut-être est-ce disposition de famille que de toujours avoir à redire à tout, sans posséder la capacité de faire nul bien.

[...] L’honorable membre pour Saint-Maurice se réjouit des guerres civiles qui font ruisseler le sang en Europe. Selon lui, là les peuples ont du courage et de la détermination et sont au niveau de leurs devoirs. Même les enfants aux États-Unis savent apprécier leurs droits et leur liberté, tandis que, chez nous, les hommes sont bas, serviles et fléchissent devant l’autorité.

Je demanderais à l’honorable membre, puisqu’il a aperçu tant de bonheur partout ailleurs lorsque le Canada était essentiellement un pays d’asservissement et d’esclavage, pourquoi est-il revenu de son Élysée, pour languir ici ? Est-il juste chez lui de vouloir, pour son seul plaisir et avancement, semer la discorde dans une population qui désire retirer le plus grand avantage possible de l’état actuel des affaires publiques ? Ne pourrait-on pas, à juste titre, appeler cet homme le mauvais génie du Canada ?

Je passerai maintenant à une revue très succincte du projet d’adresse à Son Excellence le gouverneur, que l’honorable membre pour Saint-Maurice trouve si défectueux, et même horrible et dangereux. D’abord il a nié que le pays ait joui d’une parfaite tranquillité depuis la dernière session de cette Chambre. Peut-être s’est-il imaginé que ses tentatives pour produire de l’agitation avaient porté ses fruits et que nous étions encore à la veille d’un bouleversement général. Dieu merci, l’honorable membre est aujourd’hui estimé à sa propre valeur et il est devenu impuis-sant. J’affirme que nous avons, en dépit de son machiavélisme, joui d’une profonde paix – le seul sentier qui puisse conduire au bonheur des peu-ples.

[...] Nous devons, de tout cœur, reconnaître la clémence de Sa Majesté envers nos frères malheureux encore éloignés de leur pays et de tout ce qu’ils ont de plus cher. Mais voici encore que l’honorable membre

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veut retarder le bonheur de ces infortunés hommes, dont le plus grand péché est d’avoir mis trop de confiance dans ce chef fougueux, ingrat et incapable ! Partout il voit du mystère et du mal.

[...] Tout Canadien, ami des lumières et de leur dissémination dans son pays, voit avec grande satisfaction que l’opposition qu’on portait au fonctionnement du bill des écoles a cessé et que chacun commence à reconnaître l’avantage et la nécessité absolue de l’éducation. Nous pou-vons être persuadés que l’éteignoir en chef, M. A.B. Papineau17, n’a pas agi et déblatéré contre cette loi sans l’approbation et le support, peut-être la direction, de son cousin, l’honorable membre pour Saint-Maurice. Réjouissons-nous que, malgré les efforts de ces hommes pervers, despo-tiques et égoïstes, la sainte cause de l’éducation prévaudra. Et en ceci, cette famille tyrannique voit le tombeau de son ascendance absolue, elle voit disparaître l’asservissement dans lequel ils ambitionnaient de tenir leurs compatriotes enchaînés à leur seul et propre avancement. [...]

17. André-Benjamin Papineau, cousin de Louis-Joseph, a été un fervent patriote, parti-cipant aux grandes assemblées publiques du mouvement et se faisant élire député de Terrebonne en 1837. Il ne prendra jamais son siège, le Parlement étant dissous en mars 1838, à causes des troubles. Il sera incarcéré pendant sept mois pour sa parti-cipation à la bataille de Saint-Eustache.

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Louis-Joseph Papineau

« sa position est fausse, son action est funeste »

24 janvier 1849, Assemblée législative, Kingston

L’honorable inspecteur général, sir Francis Hincks, reconnaissant combien faible et insuffisante a été sa défense et celle du procu-reur général pour le Bas-Canada18, aujourd’hui vient applaudir

à cet acte de réunion qu’ils ont si souvent condamné en Chambre et hors de Chambre, sur les hustings, dans la conversation de vive voix, aussi bien que par écrit, revient à la charge et prétend trouver louables, et leur versatilité et les dispositions d’une loi de colère et d’iniquité, qu’ils ont censurée, alors que cette censure devait leur donner de la popularité et les faire monter au pouvoir ; et depuis lors, ils proclament les louanges de cette même loi.

Ils n’ont point été scrupuleux sur les moyens à employer pour monter à ce pouvoir ; ils ne le seront pas davantage dans leur ténacité à le garder. Ils ne conviendront pas qu’ils jouent un rôle humiliant, quoi-qu’ils soient en contradiction permanente, forcée, inévitable avec tous les antécédents de leur vie politique antérieure, aussi bien dans un passé éloigné, que dans ce passé si rapproché de la veille des dernières élections. La défense entendue en ce moment met en relief, et d’une manière de plus en plus saillante, le malheur et le ridicule de leur fausse position. Ainsi il faut bien le démontrer, puisqu’ils ne confessent pas leur erreur.

[...] Quelque fort, quelque puissant, quelque vindicatif que puisse être un Cabinet prétendu libéral, et qui s’est fait terroriste ; qui a fait crier bien haut par sa presse et par une foule d’affidés ; taisez-vous, ou craignez l’échafaud ; je ne suis pas encore assez assoupli pour n’oser faire que des

18. La Fontaine.

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insinuations contre les ministres pris collectivement ou séparément. Je trouve que j’ai déjà porté contre eux assez d’accusations fortes et directes, pour pouvoir le faire encore ouvertement sans insinuation, sans écumer des rumeurs hasardées quand il y a tant d’actes patents qui les condamnent.

Maintenant, je dis que le prétendu gouvernement responsable qu’ils font fonctionner n’existe nullement, mais que l’on voit chez eux, comme l’on a vu chez leurs adversaires, comme l’on verra chez quiconque se chargera de portefeuilles sans conditions, sous le gouvernement corrup-teur qu’a organisé lord Sydenham, des despotes arrogants et arbitraires qui ne comprennent pas et ne respectent pas les privilèges de cette Chambre, non plus que les droits du peuple qu’elle représente. Les ministres ne comprenaient pas le gouvernement constitutionnel, alors qu’ils se formaient en Cabinet sans s’être expliqués ni entre eux ni avec cette Chambre sur ce que seraient quelques-unes des principales mesures ministérielles. Ils ne le comprenaient pas plus aujourd’hui qu’ils gardent encore le poste où ils sont montés sans remplir les fallacieuses promesses qu’ils faisaient au peuple du Bas-Canada sur les hustings, promesses que leurs alliés du Haut-Canada, à la remorque desquels ils sont traînés, ne veulent pas leur laisser accomplir.

[...] Pour eux, prendre la direction des affaires sans explications put paraître une approbation tacite au moins de l’acte de réunion, dans son inique intégralité. Alors que leurs amis repoussaient avec violence cette interprétation de leur conduite, qui aurait jamais cru qu’ils en seraient rendus sitôt à formuler leur haute approbation de cet acte détesté par neuf sur dix de leurs compatriotes ; puis qu’après eux et avec eux, tous, tous sans exception nous mentirions à nos convictions ; et cela pour tromper le gouverneur et l’Angleterre, en leur assurant que le peuple est satisfait, puisque nous lui faisons dire qu’il trouve bonne notre vicieuse Constitution ; puisque nous lui faisons dire qu’il l’a jugée mauvaise, alors que les ministres actuels la lui disaient telle ; qu’il la juge bonne aujourd’hui qu’ils l’en assurent, tandis que, dans le fait, ils la trouvent bonne ou mauvaise selon qu’ils sont placés ou déplacés.

Si le Canada était sous la protection d’une Constitution de son choix ; si avant ce jour néfaste, on lui avait fait déclarer que cette Consti-tution avait son attachement et son approbation ; si tel peuple s’était montré complaisant et adulateur pour l’œuvre de lord Sydenham, autant que l’ont été les ministres envers cette même œuvre, autant qu’ils l’ont été à réhabiliter sa mémoire ; alors le discours, qui ne serait que la répé-tition d’anciens écarts, pourrait passer inaperçu, comme une formule et une cérémonie de peu d’importance. Mais il n’en est certes pas ainsi.

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[...] Pourquoi l’Union a-t-elle été demandée et presque emportée par surprise dès 1822 ? Parce qu’il y avait dans le Bas-Canada une faible minorité, qui aimait la domination pour elle, et n’aimait pas la liberté pour tous. Que maîtrisée par d’aveugles préjugés nationaux, elle pros-crivait d’instinct, et sans les connaître, les lois, la langue, les institutions de la majorité.

Elle avait bien dans le principe rêvé l’exclusion des Canadiens de toute participation aux emplois ou à la représentation du pays de leur naissance, parce qu’ils étaient d’une origine française et catholique, et que, dans la malheureuse Irlande, la masse de la population placée dans des circonstances analogues à la nôtre, était défranchisée (sic) et exploitée au profit de la minorité. Ici elle avait sans doute en 1822 abjuré des prétentions aussi extrêmes et exagérées ; mais elle n’aimait pas encore la justice et l’égalité de droits entre les citoyens de toute croyance et de toute origine. Elle s’indignait ce qu’étant minorité dans le pays, elle était mino-rité dans la représentation ; de ce qu’étant minorité dans la représentation, elle n’y obtenait pas ce qu’elle exigeait de législation nouvelle, ou de préférences dans la distribution du revenu, contraires aux intérêts, aux droits, aux sentiments connus et exprimés de la majorité. Ses exigences, pour être moins exorbitantes en 1822 qu’elles n’avaient été en 1772, n’en découlaient pas moins du même principe d’orgueil exagéré pour eux-mêmes, de mépris exagéré contre nous, et d’amour de la domination, passion à laquelle ils étaient prêts à sacrifier toute idée généreuse de leurs propres libertés politiques, pourvu que les nôtres fussent en même temps ensevelies dans la ruine commune.

Quelques marchands étaient l’âme et les chefs de cette conspiration permanente contre les droits du Bas-Canada. Ils avaient leurs cœurs, leurs intérêts, leur influence en Angleterre et dans le Haut-Canada. Ils y calom-niaient sans cesse la majorité au milieu de laquelle ils vivaient. Ils ont soulevé contre elles par d’injustes accusations, d’injustes colères. Après 77 ans de lutte, ils ont eu un jour d’immense triomphe. Ils ont demandé au Haut-Canada de s’associer à leur succès et de dépouiller les vaincus.

La spoliation de la liberté, de la nationalité, de la propriété du Bas-Canada tout entier a été consommée, par les mêmes coupables moyens, qui avaient procuré de semblables déplorables résultats pour l’Irlande. Mais ici la proie était moins riche, elle est presque entièrement dévorée, et quand elle aura été toute engloutie, il ne restera ni un motif, ni un prétexte de perpétuer une liaison nuisible et incommode à toutes les parties et qui ne leur fût imposée, que pour une fin qui est accomplie, la confection ruineuse de canaux utiles : pour une fin qui a trompé les

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espérances de ceux qui avaient ourdi le complot, et qui, au lieu de la prospérité commerciale, du contentement universel, de la force politique prédits que devait nous donner l’Union, voient la détresse commerciale plus grande, la propriété foncière plus dépréciée, les mécontentements plus justes et plus profonds, la faiblesse politique patente, par suite du désaccord qu’il y a, et qui deviendra de plus en plus prononcé entre les deux sections.

Les motifs de l’Union exprimés par ses auteurs en Canada comme en Angleterre étaient les suivants. Dans cette province (le Haut-Canada), les finances sont dérangées et les travaux publics suspendus, l’esprit d’entreprise chez les particuliers est ralenti, le flot de l’immigration si essentiel à votre prospérité et à la connexion britannique a cessé de couler sur le pays, une grande partie des populations déclarent que leur gou-vernement ne leur est pas satisfaisant. Il est évident que vous ne pouvez pas remplir vos engagements pécuniaires, à moins que vous n’augmentiez considérablement le revenu par de nouvelles taxes, et le Bas-Canada s’est montré hostile à l’augmentation des droits de douane. Les ministres de Sa Majesté en sont donc venus à la conclusion que ce serait par la réunion seule, si elle était basée sur des principes de justice, que tant et de si grands maux pourraient être guéris.

Le charlatan a administré son grand remède et le malade a suc-combé. Toutes et chacune de ses misères et de ses souffrances sont plus aiguës aujourd’hui, qu’elles ne le furent alors. Les taxes sont grossies, mais comme elles sont uniquement employées et distribuées, elles n’ont pas eu d’autres résultats que d’enrichir les fonctionnaires et les spécula-teurs, tout en appauvrissant le peuple ; de rendre permanemment le gouvernement plus corrompu, plus corrupteur, plus dispendieux, plus nécessiteux qu’il ne l’était dans le passé ; d’avoir créé la nécessité de grossir toujours le revenu, pour le trouver toujours insuffisant ; d’avoir concentré un pouvoir exagéré dans les mains d’un petit nombre de partisans formant l’exécutif, et cela parce qu’ils le constituent, et quand ils le constituent, voulant aveuglément un ministère tout puissant, au milieu d’une Chambre muette, impuissante et asservie.

Discussion libre, diffusion du pouvoir, Chambre très forte et minis-tère très faible, extension du principe d’élection ; voilà les principes bons et utiles pour lesquels des libéraux éclairés et indépendants ont lutté avec énergie dans l’ancienne Chambre ; et voilà pourquoi la fusion entre eux et les tories d’alors était impossible.

Aujourd’hui, il n’y a plus à distinguer des tories d’alors, les libéraux d’aujourd’hui. Est-ce parce que les uns et les autres revenant sur leurs

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pas se sont rencontrés et accordés à moitié chemin. Hélas ! Non. Pour saisir et garder le pouvoir et les avantages personnels qu’ils y ont trouvés, les seuls libéraux ont renié leur passé, abjuré leur foi politique, franchi tout l’intervalle qui les séparait jadis de leurs adversaires ; ils parlent et agissent comme eux et plus mal qu’eux ; abusent de la force que leur réputation de libéralité leur prête, pour oser contre les droits de leur pays, contre les principes du gouvernement représentatif, vrai et sincère, contre les sentiments démocratiques de l’âge et du continent où nous vivons, plus que n’ont osé et que n’oseraient leurs adversaires, s’ils étaient à leur place.

Ce sont les vices inhérents à l’acte de réunion qui les met en une contradiction perpétuelle, ridicule pour eux-mêmes et funeste pour leurs pays, avec les antécédents de leur vie entière. Ils seraient utiles dans l’opposition pour veiller à l’extension de principes de liberté ; ils sont nuisibles à pratiquer la contradiction du pouvoir, parce qu’il est entre leurs mains, ils y sont nuisibles à pratiquer tout ce qu’ils ont reproché à leurs devanciers.

L’inspecteur général dit que le rappel de l’Union ne peut et ne doit être discuté qu’après que ce pays sera amalgamé dans la confédération américaine.

Ce serait une fatale erreur d’attendre que l’événement fût déjà accompli pour commencer à préparer la population à savoir comment se gouverner sous l’action de ses nouvelles destinées. Elles s’accompliront dans un avenir plus ou moins prochain, soit que les politiques en Angle-terre et ici le veuillent ou ne le veuillent point. Ils ne sont plus d’aucun poids vis-à-vis de la force et de l’agrandissement des États-Unis. Le régime colonial est ruiné de réputation ; pas un écrivain politique distingué depuis un siècle qui ne l’ait flétri. Il est un mal en soi ; le gouvernement de soi-même, plutôt que par autrui, est un bien en soi.

L’annexion est inévitable, tout l’amène. L’extension rapide du commerce avec les États-Unis, plus important à lui seul et plus lucratif pour l’Angleterre que celui qu’elle fait avec tous les autres États étrangers ensemble, rend chaque jour moins important celui des Canadas. Mili-tairement parlant, ils ne sont plus défensibles (sic) en cas de guerre. Sur les lacs, les Américains ont vingt vaisseaux contre vous. Des forces supé-rieures dans cette proportion peuvent donc couper tous vos convois, isoler et écraser tous vos détachements. Les Américains sont amis passionnés de la liberté politique ; justement admirateurs enthousiastes de leurs belles institutions dont ils souhaitent l’extension. Ils sont vingt fois plus nom-

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breux que nous. Sur ce continent, ils deviennent chaque année relativement plus forts que l’Angleterre, parce que leurs ressources pour l’attaque sont chez eux, en eux, à nos portes ; tandis que les ressources de l’Angleterre pour la défense sont à très peu de chose près stationnaires, les mêmes que dans ses autres guerres en Amérique, et que leur éloigne-ment et l’impossibilité de les porter si loin, dans d’autres proportions qu’elle ne l’a ci-devant fait, révèle assez clairement que, si une nouvelle lutte s’engageait sur ce continent, elle ne serait pas longue, et elle serait la dernière.

Ils s’appellent et sont appelés Américains, comme s’ils étaient le seul peuple du nouveau monde. Non, mais aux yeux de l’Europe, les autres États comptent pour peu de chose ; eux seuls y sont la puissance prépon-dérante. Les autres peuples n’ont qu’une indépendance relative et de tolérance sous leur protection, contre toute agression ou toute intrigue des Cabinets européens. Il leur a été intimé que les États-Unis leur interdisaient tout nouvel établissement dans cet hémisphère, et ils se sont soumis à ce fiat. Seuls, ils ont donc établi quel était le droit des gens pour toute l’Amé-rique. Avec une telle prétention formulée par Jefferson, enseignée dans toutes leurs écoles, et qui est devenue la foi et la croyance politique de tous les Américains, au-dedans et au-dehors de leur pays, la fin de l’ère coloniale est décrétée. Tout l’amène ; la pauvreté comparative signalée par les rap-ports des commissaires royaux faits à l’Angleterre et au monde entier. Ces rapports prouvent que sur toute l’étendue des frontières, depuis les rives de l’océan à celles du lac Supérieur, l’éducation, l’industrie, les cultures, la valeur des biens-fonds sont dans une infériorité évidente sur le territoire anglais à ce qu’ils sont sur le territoire indépendant.

Ce contraste n’est-il pas un élément de dissatisfaction (sic) perma-nent, ne nous ôterait-il pas à lui seul des ressources infinies morales et matérielles, dans une lutte trop inégale pour qu’elle soit jamais tentée. Non ce ne sera pas la guerre qui amènera, ce seront des négociations qui amèneront l’avenir indubitable de l’annexion. Elle n’est qu’une question de temps, nullement un sujet de doute et d’incertitude.

[...] Je crois avoir répondu suffisamment au ministère qui peut par lui et ses flatteurs verser un océan de mots, d’écrits et d’injures contre moi ; de réfutation, jamais. Sa position est fausse, son action est funeste au pays que pour un temps il a endormi, en le trompant. Le réveil se fera.

Oui, pour nous exprimer de plus en plus haut sa reconnaissance, dit le ministre. Voyez-le bien que j’ai fait, il est l’avant-coureur de celui

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Les Grands discours de L’histoire du Québec76

que je ferai. Si je n’avais pas exercé le pouvoir, dit-il, l’honorable membre de Saint-Maurice en serait à lire dans Paris des utopies sur le meilleur des gouvernements. Sans lui demander de la reconnaissance, qu’il soit juste au moins. J’ai insisté à produire un nolle prosequi ; ce n’est que par la suite de cette persistance que l’honorable membre a son siège pour me faire ici des reproches immérités.

Je réponds : M. le procureur général a cru sans doute faire un acte de justice. Il a donc rempli un devoir. Je remercie tout homme public qui remplit ses devoirs, car les tentations à s’en écarter sont semées sur sa route d’autant plus nombreuses que la Constitution d’un pays est plus vicieuse. Quand le procureur général s’appuiera sur ses souvenirs de ses jours d’opposition, il fera le bien ; quand il se chargera de faire fonctionner l’Acte d’Union, il fera le mal. De ce qu’il a de concert avec ses collègues fait un acte de justice à mon égard, s’ensuit-il que je sois enchaîné à le suivre dans tous ses changements d’opinion, à l’approuver dans ses écarts.

Des hommes plus à portée que qui que ce fût en Canada de faire abréger le temps de mon exil m’ont offert, aux États-Unis et en France, de s’intéresser à procurer mon retour au pays. Je leur ai invariablement dit : « Non, ne le faites pas. » Votre gouvernement a opprimé le Canada ; tout danger de résistance armée a cessé ; ne pas accorder une amnistie générale est une folle vengeance. Occupez-vous de cet acte d’humaine et prudente administration. Je vous supplie pour mes concitoyens et pour les étrangers qui sont dans les fers ; rendez-les à la liberté et à leur famille. Occupez-vous beaucoup d’eux ; de moi, très peu.

Je puis donc dire que je n’ai demandé ni au procureur général, ni à qui que ce soit au monde, de s’intéresser à me procurer mon retour ici. J’y suis venu quand il m’a semblé à propos de le faire pour partager les souffrances et les douleurs de mes compatriotes ; aussi esclave que jamais de l’obligation que mes compatriotes m’ont imposée contre mon gré, de faire et dire dans cette Chambre tout ce qui me paraît pouvoir augmenter la force du peuple, et diminuer celle de la prérogative qui est excessive et corruptrice ; aussi indépendant du pouvoir exécutif que je l’aie jamais été ; beaucoup plus défiant de lui, en quelques mains qu’il soit confié depuis l’Acte d’Union, que je ne l’étais avant, parce qu’il est armé de plus de moyens de force et de séduction qu’il n’en avait sous une Consti-tution moins mauvaise que la présente.

Mon retour depuis trois ans, le retour de toutes les autres victimes de nos troubles politiques dans la onzième année après qu’ils ont cessé,

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les changements futiles, à mon avis, dans la liste civile, et la réhabilitation de l’usage légal du français, sont dus à la politique qu’a adoptée le pro-cureur général, dit-il. Je n’en crois rien. Je pense qu’une opposition fortement combinée et judicieusement exercée aurait obtenu plus vite les mêmes et de meilleurs résultats. Le laps du temps suffit seul pour faire cesser les proscriptions commandées par la peur, par la colère, par la prudence, durant les jours de lutte ; mais l’appel à la modération, après que le danger est passé, est si conforme à l’intérêt social le plus large ; aux calculs justes et aux inspirations libérales naturelles à tout homme d’État habile, doué d’un esprit droit et cultivé et à la voix de l’humanité ; qu’il trouve bientôt de l’écho, dès qu’il a été formulé publiquement. Les négociations secrètes des Cabinets conduisent à des compromis, par lesquels l’on obtient moins que par la libre discussion. Témoin cette réhabilitation de la langue française, demandée à l’unanimité dès qu’elle fût proposée, non par le ministère actuel que sa presse adulatrice a affiché comme auteur de cet acte de justice, mais par le ministère précédent.

Il faut que la jouissance du pouvoir, et l’habitude d’être flattés, ait singulièrement gonflé la susceptibilité des ministres, pour qu’ils aient trouvé dans mes observations des reproches amers de vénalité, d’ambition, de duplicité, de faiblesse contre eux, parce qu’ils avaient pris des places sous sir Charles Bagot. J’avais simplement dit que, quoiqu’il me semblât qu’ils auraient été plus forts, dans un système de consistance avec leur passé ; dans une opposition, qui étant dans le cœur et dans les vœux de la majorité de leurs constituants contre l’Acte d’Union, devait être aussi dans leur bouche non pas une fois pour toutes en 1841, mais tous les jours de leur vie politique, mais chaque fois qu’ils ont pris ou quitté leurs portefeuilles ; – les difficultés de l’époque étaient néanmoins si grandes et si pénibles, qu’ils ont pu croire pour le mieux en prenant alors une part du pouvoir.

Mais quel intervalle franchi depuis ce temps ! Quelle différence entre l’hésitation avec laquelle ils l’ont accepté, et l’amour avec lequel ils le gardent, la violence avec laquelle ils veulent l’exercer, telle que manifestée par leur presse et par chacun des paragraphes de ce discours, surtout par les deux paragraphes auxquels je propose des amendements. Tous les paragraphes demanderaient des amendements et il en surgirait dans une Chambre plus indépendante. Mais pour le moment la prépondérance ministérielle est écrasante, et le serait dans tout pays où le patronage serait aussi excessif et sans nul contrepoids comme en ce pays. [...]

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Joseph-Édouard Cauchon (1816-1885)

Autre preuve de son éclipse dans l’opinion, Papineau, ancienne idole de la jeunesse, est aussi attaqué par la nouvelle génération de députés nationalistes, dont le journaliste Cauchon, qui appuie la politique réformiste de Louis-Hippolyte La Fontaine et de Robert Baldwin. De 1844 à 1877, il est élu treize fois au Parlement, en plus de servir comme maire de Québec, sénateur et lieutenant-gouverneur du Manitoba.

« ... on sait à quoi ça conDuit »

24 janvier 1849

L’honorable membre pour le comté de Saint-Maurice a déversé l’injure sur tous les hommes du pays, sur l’administration, sur la représentation nationale et sur la presse. Il a voulu la rapetisser

pour se grandir.

[...] Il ressent toujours du plaisir à rabaisser les hommes publics ; c’était son système d’autrefois, il voudrait le faire revivre. Il n’accueille que par le dénigrement et l’invective tous ceux qui ont le courage de ne pas penser comme lui. Quand il voit qu’un homme commence à monter, il se hâte de tâcher de l’abaisser. Il se plaît à lancer l’invective contre tous ses concitoyens, contre tout le monde. Il progresse à l’injure par des progressions mais toujours par des progressions descendantes : c’est le propre de son talent. Il vous dira donc, si vous avez eu le malheur de provoquer sa colère, que vous êtes « vil, bas et mercantile ».

La presse n’a pas été épargnée ; elle est menteuse, vile, basse et mercantile. Pour lui, être marchand, c’est plus bas que vil. Il a ravalé la presse, mais elle est sortie victorieuse de cette lutte. Il n’est pas étonnant qu’il veuille la souiller ; il en sent les coups qui le pressent et le martèlent.

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Cet instrument, toujours si puissant, lui nuit ; on peut donc lui pardonner de vouloir la bâillonner. Il n’est plus dans la même position qu’autrefois. Le temps est passé où il commandait en dominateur et en tyran. Autre-fois, il écrasait, il refoulait vers l’oubli tous ceux qui s’élevaient par leur mérite et dont la gloire pouvait jeter de l’ombre sur le colosse. Aujourd’hui, les hommes publics ne sont plus ses esclaves et il y a des voix qui osent s’élever pour parler contre ses opinions qui ont traîné le pays dans l’abîme. Et moi, tout jeune que je suis, je réclame avec énergie toute l’indépen-dance de mes opinions et la libre expression de ma pensée.

[...] De tout ce déluge de mots dont il a fatigué la Chambre, est-il sorti un seul raisonnement ? Non ! Il nous a promenés par toute l’Europe, pour nous faire voir les belles choses qui s’y passent. Je ne suis pas l’ennemi du progrès. Je me réjouis du triomphe des idées libérales, de ces idées qui sont la manifestation des intelligences toujours se développant, toujours grandissant. Mais, si je suis un ami du progrès, je ne suis pas un démo-lisseur.

Le grand pouvoir, la grande force de l’honorable député de Saint-Maurice est la force de démolissement (sic) ! D’édification ? Jamais ! Aujourd’hui, vient-il replacer les pierres de cet édifice qu’il a détruit par ses folies ? Non, il vient encore jeter le désordre dans le pays ; s’il reste encore un édifice, il veut le détruire, le bouleverser. Il vient encore avec son pouvoir je ne dirai pas invincible mais fatal de destruction. Il veut frapper la base de cet édifice qu’il n’a pas eu l’honneur de reconstruire.

Il nous a parlé de révolutions qui se sont opérées en Europe, de ses amis de France, de leurs talents, de leur grande éducation. Mes amis, c’étaient des hommes aux idées les plus extraordinaires. Il a été frappé à la porte de M. Proudhon ; ses idées peuvent être les mêmes ; il a des idées aussi extraordinaires, c’est que lui ne croit probablement pas que la propriété soit un vol ! Que nous a-t-il dit pour prouver que ses opinions étaient bonnes ? Il a dit que l’Acte d’Union était un acte infâme, exécrable ; qu’il y avait eu de l’injustice envers les Canadiens ; que l’Amérique avait des institutions libres ; que la France, enfin, avait triomphé. Mais il n’a pas parlé de la réaction qui a eu lieu en France. Et qui nie que l’Acte d’Union ait été enfanté dans l’iniquité ? Mais en est-il moins vrai que l’iniquité a été incomplète et que ce qu’elle voulait anéantir, elle lui a donné de la force et de la durabilité ? Aujourd’hui, quand le peuple veut une mesure, il faut qu’il l’obtienne, qu’il n’est pas d’homme qui ose s’op-poser au peuple ; que le pouvoir est entre les mains du peuple ; que le gouvernement est le produit de la volonté du pays, par la volonté de

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Les Grands discours de L’histoire du Québec80

l’administration. Avec de pareils éléments de force et d’action l’on com-prend que la Chambre, pour la législation et l’administration ; la Chambre ne peut plus être comme autrefois une simple société de discussion. Le rappel de l’Union nous enlèverait tous ces avantages.

[...] L’honorable membre ne cesse de nous répéter que l’Union est une injustice, que c’est une œuvre enfantée dans le noir, dans un but de destruction et d’anéantissement. Ce n’est rien de neuf pour la Chambre et pour le pays. Mais l’œuvre d’iniquité n’a-t-elle pas été brisée, parce que le tyran n’avait pas su bien combiner toutes les parties de son calcul infernal ? Et n’est-ce pas ce même Acte d’Union qui a placé une influence française dans les conseils du Souverain ? Si des Canadiens français, ne voulant pas accepter l’expérience du passé, s’étaient obstinément refusés à prendre part au gouvernement, où seraient aujourd’hui nos compa-triotes ? Dans l’isolement et l’abaissement.

Je sais parfaitement bien que l’Acte d’Union... ne saurait être rap-pelé, et au lieu de diriger les forces vives du pays vers un but utile, il s’efforce d’entraîner l’opinion vers le système d’opposition à outrance d’autrefois. C’est sa politique du « tout ou rien ».

Mais on sait à quoi ça conduit : à l’agitation, à la mort, à la fuite. Voilà le système du tout ou rien. Cette politique, nos hommes publics ne l’ont pas suivie depuis 1840. Le principe le plus sage, c’est de prendre la société telle qu’elle est et de tâcher de l’améliorer petit à petit. N’avons-nous pas déjà réussi à le faire ? Oui : en procédant lentement et prudemment, nous avons réussi à faire disparaître les clauses les plus injustes de l’Acte d’Union. Et, si nous avons réussi à cela, ne pourrons-nous pas faire plus encore ? Nous ne devons donc pas tenter de renverser l’administration. La violence a produit la destruction, la modération a réédifié et nous a donné le pouvoir. Mais cela n’est plus possible. Il se trompe amèrement. Le peuple ne le suivra plus dans cette voie de désas-tres où son chef veut le conduire une seconde fois pour repaître son égoïsme et son ambition.

[...] Il vous parle de son indépendance ; il vous dit que partout, à l’étranger comme sur le sol de la patrie, il a fièrement levé la tête et cou-rageusement exprimé sa pensée. Il n’a levé la tête que loin de l’ennemi, il n’a parlé qu’après le danger. Brave dans la parole et lâche pour l’action dans le danger, il n’a d’indépendance et de courage que pour l’invective et l’injure sans responsabilité morale. Personne, je l’espère, personne dans cette Chambre, ne pliera le cou sous la censure qu’il a portée contre chacun d’entre nous en particulier, que nous sommes tous vendus. Per-

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sonne n’acceptera l’avilissante flétrissure dont il veut souiller nos fronts. Non ! Le stigmate est au front seul de celui qui consent à ravaler son pays tout entier, parce qu’il ne veut pas penser comme lui.

Je réclame pour moi-même, je réclame pour chacun des membres de cette Chambre, en particulier, et je crois que ma voix, toute faible qu’elle est, aura du retentissement dans cette enceinte. Je réclame pour moi et pour la Chambre contre les odieuses appellations de l’honorable député de Saint-Maurice. Sera-t-il dit que cet homme sera le seul indé-pendant, le seul intelligent et le seul honnête ? Est-il vrai que la Chambre soit avilie et que nous soyons tous des automates, des mannequins que l’on fait mouvoir à volonté ? Cette accusation brutale et mensongère, la Chambre la méprise et le pays la flétrit de son immense et énergique réprobation. L’honorable membre, parce que nous avons eu le courage de combattre ses idées désorganisatrices, de dévoiler ses projets ténébreux, de dire au pays qu’il voulait de nouveau le conduire à l’abîme, n’a plus eu que des invectives à nous lancer par la tête ; et l’on sait s’il excelle dans cet art.

L’honorable député de Saint-Maurice ne pourrait asseoir son avenir et ses espérances de triomphe que sur les préjugés et la non-science de ses concitoyens à l’endroit de certaines questions politiques. Les grands mots de justice absolue pourront résonner agréablement à leurs oreilles tant qu’ils ne s’apercevront pas que la justice absolue, pour eux, c’est la mort.

[...] Il a voulu ravaler le pays dont la représentation n’est que le résumé. Il a déblatéré, il nous a ennuyés pendant cinq heures de suite de ses discours d’autrefois. Il nous a dit que le discours de Son Excellence n’était qu’une œuvre de misère ; une œuvre tout à fait mal rédigée. Je voudrais que vous, M. l’Orateur, qui étiez autrefois son rédacteur – il aurait, lui, fait un bien pauvre rédacteur, puisqu’il ne savait que déclamer sans conclure jamais – que vous nous disiez s’il a jamais fait rien d’ap-prochant.

Si vous étiez appelé à vous prononcer en ce moment, vous ne pourriez que dire que jamais vous ne l’avez entendu répéter autre chose que le discours qu’il nous a fait l’année dernière à plusieurs reprises et qu’il nous a déjà répété cinq fois depuis que nous sommes assemblés. Je dis donc encore une fois que je réclame pour cette Chambre contre les insinuations qu’a lancées contre elle l’honorable membre pour le comté de Saint-Maurice. Pourquoi l’indépendance serait l’apanage exclusif de l’honorable membre. Pourquoi lui, qui a tant d’indépendance de carac-

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Les Grands discours de L’histoire du Québec82

tère, s’il a toujours regardé comme indispensable le rappel de l’Union depuis que l’Acte existe, si c’est une iniquité monstrueuse contre laquelle il fallait protester toujours, quand même, a-t-il été deux ans sans rien dire au sujet de l’Union sur lequel il ne peut se taire aujourd’hui ?

[...] Il me répondra sans doute que, n’étant pas dans la vie publique, il devait garder le silence. Garder le silence lorsque son pays gémissait sous l’oppression et sous le joug d’un gouvernement qu’il a toujours regardé et qu’il regarde encore comme une injustice et une iniquité ! Mais était-il, pouvait-il être dans la position d’un simple individu, dans la position même d’un homme public ordinaire, qui a servi son pays dans la mesure de sa capacité et de son influence ? Non, il ne le devait, il ne le pouvait pas, car le pays tout entier avait obéi un jour à ses conseils et aux dictées de sa parole. Et c’est parce qu’il a accepté sans discussions cette parole et ces conseils qu’il subit aujourd’hui l’influence du système que répudie avec tant de colère l’honorable député de Saint-Maurice. Non, il ne le devait pas, car lui qui aurait été – qu’on me pardonne cette expression – la personnification de la nationalité canadienne, devait, il me semble, lever la tête quand il voyait, comme il l’avoue aujourd’hui, ses compatriotes marcher dans une voie qu’il considérait pleine de danger.

Voilà la position qu’il aurait dû prendre, mais, comme je l’ai dit, il s’est tu parce qu’il y avait intérêt, parce qu’il préférait se taire sur les méfaits d’une administration où se trouvaient des membres de sa famille, que d’élever la voix contre elle dans l’intérêt de ses compatriotes.

Du moment que cette administration est tombée, qu’il en a retiré tout ce qu’il en attendait, il devient brave, il ne craint plus d’élever la parole ; j’aurai, dit-il, en dépit de tout, le courage de dire ma pensée ! Le courage de s’exprimer ? Mais qui ne l’aurait pas dans un pays comme celui-ci, sous un gouvernement comme le nôtre ? Ah ! Il est brave, mais c’est qu’il sait bien qu’il n’y a pas de danger ici pour un homme public d’exprimer ses opinions, quelques folles qu’elles soient.

S’il y avait du danger, il ne serait pas si courageux, les faits passés nous le garantissent assez. Mais il n’y a pas de danger ; voilà pourquoi il est si ardent à tout attaquer ; voilà pourquoi il jette l’invective indifférem-ment à la face de tous ses concitoyens.

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Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1820-1890)

Premier premier ministre du Québec après la Confédération (1867-1873), le conservateur Pierre-Joseph-Olivier Chauveau se réserve le portefeuille de l’Instruction publique, sa constante priorité politique et personnelle. Avocat lettré et intellectuel, il est reconnu comme un orateur élégant. Il signe aussi plusieurs ouvrages, dont des recueils de poésie et un roman, Charles Guérin, qui fait partie du patrimoine littéraire québécois.

*

Devant une foule d’environ 10 000 personnes, Chauveau fait un panégyrique plutôt emporté des morts de 1759 et l’apologie de la concorde qui règne maintenant entre la France et l’Angleterre.

« vous vous êtes couchés Dans la gloire, ne vous levez pas »

18 juillet 1855Pose de la première pierre angulaire du monument

aux morts des Plaines d’Abraham, Québec

Choisi par la Société Saint-Jean-Baptiste pour vous adresser quelques paroles qui, à vrai dire, ne viendront pas de moi, mais qui seront plutôt comme un écho affaibli de ce que vos âmes

doivent penser, de ce que vos cœurs doivent sentir dans ce moment ; si ce n’était que de l’imprudente promesse que j’ai faite, je serais tenté de me taire et de laisser parler pour moi, certain de leur éloquence, cette pompe civile et militaire qui nous environne, la terre que nous foulons, teinte autrefois du sang le plus pur et le plus noble de la France et de l’Angleterre, jonchée encore des ossements des guerriers dont nous célé-

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brons la mémoire ; les bases de ce monument que nous allons charger de redire aux âges futurs les gloires et les combats de nos ancêtres ; ce gran-diose paysage, cette nature qui semble taillée pour de tels spectacles ; ces montagnes dont les échos vont tout à l’heure retentir des éclats de la foudre guerrière, comme au jour que nous commémorons, et, là-bas, au fond du tableau, Québec, la ville historique dont les murs ont vu couler tant de sang et s’accomplir tant de prodiges de valeur !

Vingt-huit avril mille sept cent soixante, jour que la Providence, dans leurs revers, réservait à nos ancêtres, pour qu’ils fussent les derniers vainqueurs dans une lutte dont ils devaient eux-mêmes être le prix ; pour que le peuple conquis pût toujours marcher tête levée et l’égal de ses conquérants (préparant ainsi l’union fraternelle qui ici comme ailleurs devait un jour régner entre les deux races, en leur distribuant des lauriers cueillis sur le même champ de bataille) ; jour aussi glorieux pour les vaincus que pour les vainqueurs, puisse ton souvenir, que nous évoquons, m’inspirer des paroles qui ne soient pas trop au-dessous de celles qu’il faudrait pour te raconter dignement !

Dans ce qui s’est passé ici il y a près d’un siècle, dans ce qui s’y passe aujourd’hui, quel contraste à la fois et quelle ressemblance !

Plus de six mois s’étaient écoulés depuis le jour où Wolfe et Mont-calm étaient tombés ensevelis, l’un dans le drapeau victorieux de l’Angleterre, l’autre dans celui qui portait le nom immortel de Carillon ; Québec, incendiée aux trois quarts, amas de ruines plutôt qu’une ville, subissait la loi du conquérant ; l’Angleterre avait appris, avec des trans-ports de joie, la France avec une inconcevable indifférence, la prise de la plus forte citadelle du Nouveau Monde ; « l’Europe entière », dit Raynal, croyait la grande querelle de l’Amérique du Nord terminée, et personne ne s’imaginait qu’une poignée de Français, qui manquaient de tout et à qui la fortune semblait interdire jusqu’à l’espérance, osassent songer à retarder une destinée inévitable.

Et cependant, le vingt-huit avril, voilà qu’à la pointe du jour une nouvelle armée française se présente sur le champ de bataille du treize septembre, guidée par un général d’une bravoure et d’une habileté égale à celle de Montcalm !

Avait-il, comme cet ancien prétendait pouvoir le faire, avait-il frappé la terre du pied pour en faire sortir des légions ? Non ; mais elles étaient accourues d’elles-mêmes. Du seuil des chaumières incendiées, du fond des bois, de partout, les Canadiens étaient venus se ranger une dernière fois sous le drapeau de la France, essayer de sauver malgré elle la colonie

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qu’elle abandonnait et l’honneur de ses armes, que dans ces contrées éloignées elle paraissait négliger. Des enfants de douze à treize ans, des vieillards de quatre-vingts ans, se rendaient au camp ou y restaient malgré les exhortations des chefs. Plus de la moitié de l’armée du chevalier de Lévis se composait de ces recrues volontaires, de ces soldats que le patrio-tisme seul avait fait soldats, de ces héros improvisés qui, semblables au vieux Caton, dont ils n’avaient jamais entendu parler, seuls ne désespé-raient point d’une cause que le monde entier croyait perdue.

C’est que cette cause était celle qu’enfants ils avaient entendu exalter dans les récits de leurs pères, dans les longues soirées d’hiver ; c’est que le zèle de cette cause était entré dans leur âme avec chaque refrain de la ballade guerrière que leur mère chantait près de leur berceau, avec chaque phrase du sermon que prêchait le curé de la paroisse, avec l’exemple des martyrs attachés au poteau, découpés par lambeaux, inondés d’huile bouillante et glorieusement décorés de colliers de haches de fer rougies au feu ; c’est que plusieurs avaient déjà brûlé pour cette cause plus d’une cartouche, et s’étaient déjà trouvés vainqueurs un contre trois, un contre cinq, à la Monongahéla sous M. de Beaujeu, au fort George, à Oswego, à Carillon sous M. de Montcalm ; c’est que, jeunes ou vieux, ils n’avaient rien perdu de leur foi religieuse ni de leur foi nationale, qui n’en faisaient plus qu’une ; c’est que, dans leur héroïque naïveté, après tous les prodiges qu’ils avaient faits eux-mêmes, ils croyaient le bon Dieu tenu en conscience de faire un miracle pour que la croix, surmontée du coq gaulois, demeurât sur le clocher de leur église et que le drapeau blanc semé de fleur de lys continuât à flotter sur les bastions de leurs forts !

Ce qui s’est passé ici il y a près d’un siècle, c’est, de la part de la brave armée anglaise, commandée par le général Murray, victorieuse une première fois sur le même terrain, c’était un effort suprême pour ne pas se laisser enlever les fruits de sa victoire, pour conserver cette forteresse dont la possession était depuis si longtemps l’objet de ses convoitises, pour maintenir la supériorité lentement et péniblement acquise par plus d’un siècle de luttes cruelles et incessantes, de désastres sans nombre pour les colonies anglaises, que les bandes canadiennes et les hordes sauvages dévastaient chaque année par le fer et la flamme.

Et c’était, de la part des troupes françaises fatiguées, mais non épuisées par une longue marche à la pluie et au tonnerre, c’était un effort également héroïque, pour venger leur défaite et la mort de Montcalm, pour reconquérir ce promontoire qui tient la clef de presque toute l’Amé-rique, pour prouver qu’ils étaient toujours les soldats d’Oswego et de Carillon !

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Mais, pour les milices canadiennes, c’était encore plus que tout cela : c’était la sépulture définitive ou la résurrection de tout ce qu’elles avaient aimé et vénéré au foyer domestique ; c’était l’agonie ou le triomphe de la religion et de la patrie ; et, pour ces hommes que le gouvernement qui les abandonnait avait toujours tenus pauvres, et qui pauvres, venaient encore de perdre le peu qui leur restait, il n’y avait plus que la vie, et la vie elle-même n’était plus rien sans les deux seuls biens qu’ils eussent au monde : la religion et la patrie !

Ce fut donc toute la journée et pendant trois heures surtout, une lutte comme l’histoire nous en montre peu de plus meurtrières. Plus de trois mille hommes sur quatorze mille, restèrent sur le champ de bataille.

L’eau et la neige, dit M. Garneau (qui a élevé à ces braves, dans son histoire, un monument plus durable que celui dont nous posons les bases), l’eau et la neige, qui couvraient encore le sol par endroits, étaient rougies du sang que la terre gelée ne pouvait pas boire, et les malheureux blessés nageaient dans des mares livides où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambe.

C’était ici, sur le petit espace de terre où nous sommes réunis et où s’élevait le moulin de Dumont, édifice qui dominait la position, c’était, entre les grenadiers de la reine commandés par M. d’Aiguebelle, et les montagnards écossais sous les ordres du colonel Fraser, un combat acharné, qui n’a été égalé depuis que par celui que se livrèrent les Anglais et les Français pour le château d’Hougoumont, ou encore, par celui que ces derniers ont livré contre les Russes pour la prise du Mamelon Vert à Sébastopol. Le moulin fut trois fois pris et repris, et, chaque fois, les grenadiers eurent à marcher sous le feu incessant d’une lourde et puissante artillerie. Bourlamaque, dont le nom, dans toute la guerre, avait figuré à côté de ceux de Montcalm et de Lévis, fut gravement blessé et eut son cheval tué sous lui dans cet endroit même.

C’était, plus loin, entre les milices canadiennes commandées par M. de Repentigny et par le colonel Rhéaume, et le centre de l’armée anglaise, une lutte non moins héroïque. « L’on voyait, dit encore M. Garneau, les milices charger leurs fusils couchés, se relever après les décharges de l’artillerie ennemie, et fusiller les canonniers sur leurs pièces. »

Enfin, à la droite, M. de Saint-Luc, avec un parti de Canadiens et de sauvages, et le colonel Poularies, avec le Royal-Roussillon, culbutaient

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et tournaient l’aile gauche de l’armée anglaise, la rejetaient sur le centre qu’ils prenaient en flanc, et décidaient du sort de la journée.

Partout c’était une scène de carnage et de désolation ; un ciel lourd et sombre pesait sur la campagne, des torrents de pluie se mêlaient aux flots de sang humain, les éclairs labouraient le ciel comme les feux des deux armées sillonnaient la terre, les éclats de la foudre se mêlaient aux décharges de l’artillerie, aux fanfares guerrières, aux cris des combattants, aux plaintes des mourants, et la nuit, lorsque le silence et l’immobilité eurent remplacé le bruit et le tumulte, à la lueur des éclairs, les innom-brables blessés de l’armée française étaient portés à l’Hôpital Général, au pied du coteau, tandis que l’armée anglaise, rentrée dans ses murs, encombrait des siens tous les couvents de la ville.

Le lendemain, on commençait les travaux d’un siège qui fut levé précipitamment, lorsque au lieu de la flotte française, que nos pères attendaient comme leur dernière ressource, leur dernière planche de salut, ils virent paraître dans la rade une escadre anglaise, qui, par sa seule présence, assura pour toujours la domination britannique sur ces vastes et riches contrées.

Et voilà ce qui s’est passé ici il y a près d’un siècle !

Et aujourd’hui, les drapeaux de la France et de l’Angleterre, unis par les banderoles qui portent les noms de victoires gagnées en commun, flottent amis sur le champ de bataille du 13 septembre et du 28 avril, comme ils flottent sur les mers de l’Europe et sur les rochers de l’antique Chersonèse !

Un gouverneur anglais19, dont l’esprit éclairé et le noble cœur ont su comprendre tout ce qu’il y avait de beau, de religieux, d’humain, dans la mission que nous l’avons prié d’accepter, préside à cette apothéose des braves des deux nations. À l’exemple du militaire distingué qui, l’année dernière, était venu rencontrer sur son passage la pompe funèbre que nous fîmes aux braves du vingt-huit avril, et saluer leurs restes de géné-reuses paroles, des officiers et des soldats anglais, justement impatients du repos qui leur échoit dans ce jour de combat, écoutent avec un reli-gieux silence le récit de cette vieille victoire française, parce qu’ils savent qu’il n’y a que les lâches qui soient jaloux, et que leur nation s’est couverte elle-même de trop de gloire pour avoir peur de la gloire des autres !

19. Sir Edmund Walker Head, gouverneur général du Canada de 1854 à 1861.

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Et, en présence de Lady Head et de la moitié la plus intéressante de la société de Québec (la beauté, comme toujours, souriant au récit des actions courageuses), en présence du commandant d’une corvette française20 chargée d’une mission toute pacifique, et de ses marins qui, mille fois bienvenus parmi nous, sont arrivés ici à temps pour voir de leurs yeux que, si nous avons été longtemps oubliés de la France, nous n’oublions pas ses héros d’autrefois non plus que ceux d’aujourd’hui ; en présence de nos concitoyens anglais, irlandais, écossais, héritiers des vertus des trois royaumes avec qui nous aimons à fraterniser ; en présence des descendants des Hurons, les fidèles alliés de nos ancêtres, qui donnèrent leur part de sang et cueillirent leur part de gloire sur tous les champs de bataille de l’Amérique, nous, les descendants des miliciens de 1760, nous enfermons dans un même monument les ossements confondus des gre-nadiers de la reine et des montagnards écossais, qu’un archevêque a bénis sans leur demander à quel culte ils avaient appartenu.

Et que ne dira-t-il pas à la postérité ce monument ? Quel enseigne-ment plus profond, quel plus haut tribut à l’héroïsme des temps anciens, à l’union fraternelle du temps présent, à l’oubli des haines passées, au souvenir des gloires qui ne passeront pas !

Ne parlera-t-il pas le même langage éloquent que parle, dans un autre endroit, l’obélisque élevé à la mémoire de Wolfe et de Montcalm, par un gouverneur anglais, trop soldat lui-même pour distinguer entre le soldat vainqueur et le soldat vaincu, lorsque tous deux étaient morts en héros ?

Ne dira-t-il pas aux Bretons comme aux Français, aux émigrés comme aux natifs, que la même fidélité que nos pères avaient montrée pour leur ancien drapeau, nous l’avons montrée pour le nouveau ; que, s’ils étaient les hommes de Carillon et des Plaines d’Abraham, nous avons parmi nous les hommes de Lacolle et de Chateauguay, et que nous, les hommes de la nouvelle génération, nous n’avons pas encore dit à l’histoire le dernier mot de notre race ?

Ne dira-t-il pas aux générations futures que le souvenir des grandes actions a beau dormir dans la poussière et l’oubli, il faut qu’un jour, ne fut-ce qu’après un siècle, il se réveille et ressuscite rayonnant d’une splen-deur imprévue ?

20. Paul-Henry de Belvèze, commandant de La Capricieuse, premier navire militaire français à visiter Québec depuis la défaite.

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N’enseignera-t-il pas aux hommes trop positifs peut-être de notre époque qu’après tout l’on ne meurt qu’une seule fois, et que, cette fois-là, il vaut autant mourir écrasé par la mitraille que sous les roues d’un char à vapeur ; que ceux qui agiotaient, qui s’enrichissaient il y a un siècle, sont morts tout comme ceux qui combattaient, Bigot et Deschenaux aussi bien que Montcalm et Lévis, et qu’ils sont oubliés, exécrés, tandis que les pauvres soldats, les pauvres miliciens et les pauvres sauvages du vingt-huit avril reçoivent à la face du soleil l’apothéose la plus magnifique qu’il nous soit possible de leur donner ?

N’enseignera-t-il pas aux peuples de l’avenir que les guerres et les haines d’un siècle sont les amitiés et les alliances d’un autre siècle, que la face des empires change, que les empires eux-mêmes s’écroulent ; qu’une seule chose reste debout, la mémoire des braves ?

Ne dira-t-il pas qu’après avoir lutté sur terre et sur mer dans les arts de la guerre et dans ceux de la paix, dans les sciences, où elles ont produit Pascal et Bacon, Newton et Cuvier, Laplace et Herschell, dans les lettres où elles ont placé au faîte de l’intelligence humaine, Bossuet et Milton, Shakespeare et Corneille, Lamartine et Byron, notre ancienne et nouvelle mère patrie, désespérant de pouvoir se vaincre l’une l’autre, se sont décidés à dominer réunies le reste du monde ?

Ne dira-t-il pas qu’après l’oubli séculaire de tous les souverains et de tous les gouvernements, le puissant allié de notre gracieuse souveraine, le neveu de l’illustre empereur qui, dans l’universalité de son génie, avait réalisé cette parole d’un ancien, nil humani alienum a me21, au milieu des préoccupations sans nombre d’une époque où se décide le sort de l’Europe et de la civilisation, s’est souvenu d’un million de Français oubliés sous le drapeau britannique, d’un peuple qui surgit aux yeux de la France comme une apparition d’outre-tombe !

Et lorsqu’il s’élèvera, ce monument, surmonté de la statue que nous irons demander à la France, notre alliée, d’y placer elle-même, ne croyez-vous pas que le vieillard, en s’agenouillant sur la tombe des guerriers ainsi glorifiés, regrettera de n’avoir pas, lui aussi, donné sa vie pour la patrie ; que le jeune homme se relèvera pour s’élancer plus courageux et plus ferme dans la carrière qu’il aura choisie, et que la mère qui passera près d’ici, tenant son jeune fils par la main, lui fera détourner la tête, de crainte que la fascination de tous ces honneurs rendus au courage, ne

21. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger.

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l’enlève trop tôt à son amour, pour le jeter sur la voie périlleuse de l’hon-neur ?

Et ces guerriers eux-mêmes, s’il leur était donné de se lever de leur couche funèbre, et de contempler le ciel aussi pur et brillant qu’il était sombre le jour de leur combat ; ces campagnes aussi riches, aussi heureuses qu’elles étaient alors désertes et dévastées ; cette ville alors en ruines, et qui, florissant aujourd’hui dans les arts de la paix, se répand partout dans la vallée et, déjà, sur le coteau, envahit jusqu’à leur sépulture ; ce bassin splendide, cet afoure d’eau bel et profond, comme disait Champlain, aujourd’hui couvert des vaisseaux de toutes les nations, au milieu desquels se trouve enfin un de ces vaisseaux français que nos pères attendaient avec tant d’angoisse à l’heure suprême ; s’il était donné, surtout, s’il était donné à nos miliciens d’entendre, après un siècle, parler français sur leur tombe ; de voir, comme ils disaient naïvement, de voir leurs gens, des uniformes français mêlés à des uniformes anglais pour leur rendre hom-mage ; de contempler leur religion et leur nationalité debout encore et respectées à côté de la religion et de la nationalité des conquérants, sous cette domination anglaise qu’ils redoutaient si fort, n’est-il pas vrai qu’ils demanderaient comme une faveur de vivre quelque temps auprès de nous ?

Mais non, guerriers que nous vénérons, vous avez payé votre dette à la patrie, c’est à nous de payer la nôtre. Votre journée est remplie, votre tâche laborieuse et sanglante est terminée, la nôtre à peine commence. Vous vous êtes couchés dans la gloire, ne vous levez pas ! Pour nous, quelles que soient nos aspirations, notre dévouement, notre courage, Dieu seul sait où et comment nous nous coucherons. Mais vous, dormez en paix, sous les bases de ce monument, entourés de notre vénération, de notre amour, de notre perpétuel enthousiasme... dormez... jusqu’à ce qu’éclatent dans les airs les sons d’une trompette plus retentissante que celle qui vous sonnait la charge, accompagnée des roulements d’un ton-nerre mille fois plus formidable que celui qui célébrait vos glorieuses funérailles, et alors tous, Anglais et Français, grenadiers, montagnards, miliciens et sauvages, vous vous lèverez tous, non pas pour une gloire comme celle que nous, faibles mortels, nous entreprenons de vous donner, non pas pour une gloire d’un siècle ou de plusieurs siècles, mais pour une gloire sans terme sans limites, et qui commencera avec la grande revue que Dieu lui-même passera quand les temps ne seront plus !

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George-Étienne Cartier (1814-1873)

D’abord considéré comme le lieutenant de Papineau, Cartier se distingue lors de la bataille de Saint-Denis, mais il ne participe pas à la rébellion de 1837, même si sa tête est mise à prix. Plus tard, il rompt avec le républicanisme et suit Louis-Hip-polyte La Fontaine sur la voie du réformisme constitutionnel.

Élu député de Verchères en 1848, il fait partie du ministère MacNab-Taché en 1855 et du ministère Taché-Macdonald en1857, avant de devenir chef du Parti libéral-conservateur en 1857 ; il le demeure jusqu’à sa défaite dans Montréal-Est en 1872.

Il forme un premier ministère avec John A. Macdonald, en 1857, et un second, moins d’un an plus tard. Jusqu’à sa mort il sera considéré comme le bras droit de Macdonald et le chef incontesté des conservateurs du Québec.

Selon l’historien Robert Rumilly, Cartier a été « plus grand que La Fontaine et peut-être aussi grand que Papineau ».

Son biographe, Jacques Monet, le décrit ainsi : « De courte taille, sûr de lui-même, combatif, portant constamment à la boutonnière un macaron doré sur lequel figurait la silhouette de Napoléon, et les cheveux peignés en brosse. »

S’il possédait l’entière confiance de son chef John A. Macdonald comme lieu-tenant, il éprouvait quelque difficulté avec la langue anglaise, en dépit de l’anglophilie de son père qui avait adopté l’orthographe George, à l’anglaise, en hommage au roi d’Angleterre George III, signataire de l’Acte constitutionnel de 1791, qui avait pour-tant déjà perdu la raison au moment de la naissance de Cartier. En fait, l’entendre parler anglais, selon un de ses adversaires, était comme entendre « secouer un sac de clous ».

Il avait, en fait, une voix haute, plutôt mince, mais d’après Antoine Gérin-Lajoie :

[il exerçait une] éloquence où la modération s’alliait à la force du raisonnement [...]. En parlant, il remuait la tête sans cesse de mille manières, qui chacune signifiait quelque chose. La pétulance toute française qu’on remarquait en lui n’avait rien d’importun ni de frivole. Il avait, dans ses agissements, des allures de lion.

Thomas Chapais a écrit que : « [...] d’habitude il était plutôt bref dans ses harangues, plus remplies de faits que de phrases ». Mais, on l’a entendu, en février 1864, en réponse à un discours du trône de treize paragraphes, se fendre d’un discours de treize heures, sur deux jours.

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Ancien Patriote, puis Père de la Confédération, George-Étienne Cartier ne brille pas par son éloquence, mais convainc par la vigueur, la précision et l’assurance. En mortaise, une assiette comme en distribuait le journal La Patrie immortalise Cartier.

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Légiste éminent, qui a notamment codifié les lois civiles du Québec et réorganisé son système judiciaire, il prépare rarement ses textes, ce qui expose ses auditeurs à des répétitions, à un certain désordre dans l’expression et à des longueurs, mais on admire le plus souvent la concision et la fermeté de son style.

« le temps est venu pour nous De former une granDe nation »

7 février 1865, Assemblée législative, Québec

Il a été dit que le gouvernement Taché-Macdonald s’était chargé de la solution d’un problème qui n’était pas devant le pays, et qui n’avait pas même été discuté, lorsque ce gouvernement s’est formé.

Ceux qui ont fait cette assertion ignoraient l’histoire parlementaire des dernières années. Voici en peu de mots l’historique de cette grande question, en tant qu’elle a occupé l’attention du Parlement et du pays. Lorsque le gouvernement Cartier Macdonald a été formé, après la chute du gouvernement Brown-Dorion, un programme politique fut soumis au Parlement. Parmi les sujets contenus dans le programme du 7 août 1858 s’en trouvait un conçu en ces termes :

Le gouvernement s’est cru tenu de donner cours à la loi du pays quant au siège du gouvernement, mais, en face du vote récent sur ce sujet, l’administration n’a pas cru devoir faire aucune dépense pour les édifices publics, avant que le Parlement ait eu occasion de considérer la question dans son ensemble et tout ce qui s’y rapporte ; et l’opportunité d’une union fédérale des provinces de l’Amérique britannique du Nord sera sérieusement examinée, et l’on fera des ouvertures au gouvernement impérial et aux provinces inférieures sur le sujet ; et le résultat de ces démarches sera soumis au Parlement à sa prochaine session. Le gouver-nement, durant la vacance, fera une étude sur l’organisation et le fonctionnement des départements publics, et y introduira des réformes administratives propres à produire l’économie et l’efficacité.

Comme on le voit, le projet d’une union des provinces se trouve dans le programme du gouvernement Cartier-Macdonald, de 1858. Je cite ce passage simplement pour faire voir que ni le parlement ni le pays ne sont pris à l’improviste, en ce qui concerne ce projet. Nous avons eu des élections générales et spéciales, depuis 1858, et prétendre que ce sujet,

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dont il a été question si souvent, est maintenant un sujet nouveau, c’est affirmer une fausseté. À la fin de la session, sir Edmund Head prononça, dans son discours de prorogation, les paroles suivantes :

Dans le cours de la vacance, je me propose d’entrer en communi-cation avec le gouvernement de Sa Majesté, et avec le gouvernement de nos sœurs colonies sur un autre sujet d’une très grande importance. Je désire les inviter à discuter avec nous les principes sur lesquels pourrait plus tard s’effectuer une union d’un caractère fédéral entre les provinces de l’Amérique britannique du Nord.

Conformément à cet article du programme, une députation com-posée des honorables messieurs Galt, Ross et de moi-même fut envoyée en Angleterre. Nous avons soumis la question au gouvernement impérial auquel nous avons demandé l’autorisation de convoquer une assemblée de délégués des différents gouvernements de l’Amérique britannique du Nord, pour prendre en considération ce sujet et faire un rapport qui devait être communiqué au secrétaire des colonies. Comme de raison, nous avions besoin d’agir avec la sanction et l’approbation du gouverne-ment impérial.

De toutes les provinces, Terre-Neuve, je crois, est la seule qui se soit déclarée prête à nommer des délégués. Les autres n’étaient pas opposées à la confédération, mais elles ne crurent pas devoir coopérer aux démar-ches que les délégués canadiens firent, en 1858, auprès du gouvernement impérial, pour la raison que le projet n’était pas encore assez connu de leurs habitants. À cette époque, les délégués canadiens prièrent l’admi-nistration du gouvernement, sir Edmund Head, de remplir la promesse qu’il avait faite en prorogeant le Parlement, c’est-à-dire d’attirer l’atten-tion du gouvernement sur la mesure. Le gouvernement canadien fit rapport du résultat de sa mission en Angleterre, à la session subséquente du Parlement.

J’ai été opposé à ce principe, et je ne regrette pas cette opposition. Si une telle mesure avait été adoptée, quelle en aurait été la conséquence ? Il y aurait eu conflit politique constant entre le Haut et le Bas-Canada, et une section aurait été gouvernée par l’autre. J’ai été accusé d’être opposé aux droits du Haut-Canada, parce que, durant 15 à 20 ans, j’ai fait opposition à mon honorable Ami, le président du conseil [M. Brown] qui insistait à ce que la représentation fût basée sur la population dans chaque section de la province. Je combattais cette prétention, parce que je croyais que ce principe aurait donné lieu à un conflit entre les deux sections de la province.

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Je ne veux pas dire que la majorité du Haut-Canada aurait exercé une tyrannie sur le Bas-Canada ; mais l’idée que le Haut-Canada, comme territoire, avait la prépondérance dans le gouvernement aurait suffi pour créer ces animosités que je viens de mentionner.

En 1858, je n’ai pas tardé à voir que le principe de la représentation d’après le nombre, qui ne convenait pas comme principe gouvernant pour les deux provinces, n’aurait pas le même inconvénient si plusieurs provinces s’unissaient par une fédération. Dans une lutte entre deux partis, l’un fort et l’autre faible, le plus faible ne peut qu’être subjugué. Mais s’il y a trois partis, le plus fort n’a pas le même avantage, car quand deux de ces partis voient que le troisième a trop de force, ils s’allient ensemble pour le combattre. Je ne combattais pas ce principe avec l’in-tention de refuser justice au Haut-Canada, mais c’était pour empêcher l’injustice envers le Bas-Canada. Je n’entretiens pas la plus légère crainte que les droits du Bas-Canada se trouvent en danger par cette disposition qui établit que, dans la Législature générale, les Canadiens français auront un nombre de représentants moindre que celui de toutes les autres origines combinées.

L’on voit, par les résolutions, que dans les questions qui seront soumises au Parlement général, il ne pourra y avoir de danger pour les droits et privilèges, ni des Canadiens français, ni des Écossais, ni des Anglais, ni des Irlandais. Les questions de commerce, de communication intercoloniale, et toutes les matières d’un intérêt général seront discutées et déterminées par la Législature générale ; mais dans l’exercice des fonctions du gouvernement général, il n’y aura nullement à craindre qu’il soit adopté quelque principe qui puisse nuire aux intérêts de n’importe quelle nationalité.

Je n’ai pas l’intention d’entrer dans les détails de la question de confédération ; je veux simplement mettre devant la Chambre les prin-cipales raisons qui peuvent induire les membres à accepter les résolutions soumises par le gouvernement. La confédération est, pour ainsi dire, une nécessité pour nous, en ce moment. Nous ne pouvons fermer les yeux sur ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Nous y voyons qu’un gouvernement établi depuis 80 ans seulement n’a pu maintenir unie la famille des États qui faisaient partie de ce vaste pays. Nous ne pouvons nous dissimuler que la lutte terrible, dont nous suivons avec anxiété les progrès, doit nécessairement peser sur notre existence politique. Nous ne savons pas quels seront les résultats de cette grande guerre ; si elle

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finira par l’établissement de deux confédérations ou bien par une seule, comme auparavant.

Nous avons à faire en sorte que cinq colonies, habitées par des hommes dont les intérêts et les sympathies sont les mêmes, forment une seule et grande nation. Pour cela, il ne faut que les soumettre à un même gouvernement général.

La question se résout comme ceci : il nous faut une confédération de l’Amérique britannique du Nord, ou bien être absorbés par la confé-dération américaine. Quelques-uns entretiennent l’opinion qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir une telle confédération pour empêcher notre absorp-tion par la république voisine ; mais ils se trompent. Nous savons que l’Angleterre est déterminée à nous aider et à nous appuyer dans toute lutte avec nos voisins. Les provinces anglaises, séparées comme elles le sont à présent, ne pourraient pas se défendre seules. Nous avons des devoirs à remplir vis-à-vis de l’Angleterre et, pour obtenir son appui pour notre défense, nous devons nous aider nous-mêmes, et nous ne pouvons atteindre ce but sans une confédération. Quand nous serons unis, l’ennemi saura que, s’il attaque quelque partie de ces provinces, soit l’Île-du-Prince-Édouard, soit le Canada, il aura à rencontrer les forces combinées de l’Empire. Le Canada, en demeurant séparé, serait dans une position dangereuse si une guerre se déclarait. Quand nous aurons organisé un système de défense propre à pourvoir à notre protection mutuelle, l’An-gleterre nous enverra librement ses soldats et nous ouvrira ses trésors pour veiller à notre défense.

J’ai déjà dit, ailleurs, que par son territoire, sa population et sa richesse, le Canada était supérieur à chacune des autres provinces, mais qu’en même temps il manquait d’un élément nécessaire à sa grandeur nationale – l’élément maritime. Le commerce du Canada est si étendu que des communications avec l’Angleterre, pendant toutes les saisons de l’année, lui sont absolument nécessaires. Il y a vingt ans, les mois d’été suffisaient pour les besoins de notre commerce. À présent, ce système serait insuffisant, et pour nos communications durant l’hiver, nous sommes laissés à la merci du caprice de nos voisins sur le territoire desquels nous sommes obligés de passer.

J’ai dit aussi que, dans la position où nous nous trouvons, une guerre avec les États nous enlèverait nos havres d’hiver. Le Canada a deux des éléments qui forment les grandes puissances – le territoire et la population – mais il lui manque l’élément maritime, que, pour l’avantage de tous, les provinces inférieures lui apporteraient en s’unissant à lui. Ils se trom-

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pent grandement ceux qui prétendent que les provinces de l’Amérique britannique du Nord ne sont pas plus exposées ainsi séparées qu’elles ne le seraient réunies en une confédération.

Le temps est venu pour nous de former une grande nation, et je maintiens que la confédération est nécessaire à nos propres intérêts commerciaux, à notre prospérité et à notre défense. C’est ce que nous avons maintenant à discuter ; les détails le seront lorsque le projet sera mis en délibération.

[...] Nul autre projet n’est possible que le système fédéral. Quelques-uns ont prétendu qu’il était impossible de faire fonctionner la confédération, par suite des différences de race et de religion. Ceux qui partagent cette opinion sont dans l’erreur ; c’est tout le contraire. C’est précisément en conséquence de cette variété de races, d’intérêts locaux, que le système fédéral doit être établi et qu’il fonctionnera bien. Nous avons souvent lu dans quelques journaux (et des hommes publics le pré-tendent aussi) que c’est un grand malheur qu’il y a ait différence de race et distinction entre les Canadiens français et les Anglo-Canadiens. Je désire, sur ce point, revendiquer les droits et les mérites de ceux qui appartiennent à la race française.

[...] La question que nous devons nous faire est celle-ci : désirons-nous demeurer séparés, désirons-nous conserver une existence simplement provinciale, lorsque, unis ensemble, nous pourrions devenir une grande nation ? Il n’est pas une seule réunion de petits peuples qui ait encore eu la bonne fortune de pouvoir aspirer à la grandeur nationale avec tant de facilité. Dans les siècles passés, des guerriers ont lutté pendant de longues années pour ajouter à leur pays une simple province. De nos jours, nous avons, pour exemple, Napoléon III qui, après une grande dépense d’ar-gent et de sang, dans la guerre d’Italie, a acquis la Savoie et Nice, ce qui a donné une addition de près d’un million d’habitants à la France. Et si quelqu’un faisait en ce moment le calcul de la valeur de l’acquisition d’un côté, et celui du coût énorme de l’autre, nous verrions de suite la grande disproportion qui se trouve entre l’un et l’autre, et nous demeurerions convaincus que le territoire acquis ne compense pas les déboursés.

Dans l’Amérique britannique du Nord, nous sommes cinq peuples différents habitant cinq provinces séparées. Nous avons les mêmes inté-rêts commerciaux et le même désir de vivre sous la couronne britannique. Il n’est d’aucune utilité pour nous que le Nouveau-Brunswick, la Nou-velle-Écosse et Terre-Neuve maintiennent leurs droits de douane au détriment de notre commerce, de même que nous maintenons les nôtres

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au détriment du commerce de ces provinces. Dans les temps anciens, la manière dont se formaient les nations n’était pas la même qu’aujourd’hui. Alors, un faible établissement se transformait en un village : ce village devenait une ville, ou une cité : et là se trouvait le noyau d’une nation. Il n’en est pas ainsi dans les temps modernes. Les nations sont formées maintenant par l’agglomération de divers peuples rassemblés par les intérêts et les sympathies. Telle est notre position, dans le moment actuel.

Une objection a été suscitée au projet maintenant sous considéra-tion, à cause des mots « nouvelle nationalité ». Lorsque nous serons unis, si toutefois nous le devenons, nous formerons une nationalité politique indépendante de l’origine nationale, ou de la religion d’aucun individu. Il en est qui ont regretté qu’il y eut diversité de races et qui ont exprimé l’espoir que ce caractère distinctif disparaîtrait. L’idée de l’unité des races est une utopie ; c’est une impossibilité. Une distinction de cette nature existera toujours, de même que la dissemblable paraît être dans l’ordre du monde physique, moral et politique.

Quant à l’objection basée sur ce fait, qu’une grande partie est française et catholique et que le Haut-Canada est anglais et protestant, et que les provinces inférieures sont mixtes, elle constitue, à mon avis, un raisonnement futile à l’extrême.

Prenons pour exemple le Royaume-Uni, habité comme il l’est, par trois grandes races. La diversité de races a-t-elle mis obstacle à la gloire, aux progrès, à la richesse de l’Angleterre ? Chacune d’elle n’a-t-elle pas généreusement contribué à la grandeur de l’empire ? Les trois races réunies n’ont-elles pas par leurs talents combinés, leur énergie et leur courage, apporté chacune leur quote-part aux gloires de l’Empire, à ses lois si sages, à ses succès sur terre, sur mer et dans le commerce ?

Dans notre propre fédération, nous aurons des catholiques et des protestants, des Anglais, des Français, des Irlandais et des Écossais, et chacun, par ses efforts et ses succès, ajoutera à la prospérité et à la gloire de la nouvelle Confédération. Nous sommes de races différentes, non pas pour nous faire la guerre, mais afin de travailler conjointement à notre propre bien-être. Nous ne pouvons, de par la loi, faire disparaître ces différences de races, mais, j’en suis persuadé, les Anglo-Canadiens et les Français sauront apprécier leur position les uns vis-à-vis des autres. Placés les uns près des autres, comme de grandes familles, leur contact produira un esprit d’émulation salutaire. La diversité des races contribuera, croyez-le, à la prospérité commune. La difficulté se trouve dans la manière de

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rendre justice aux minorités ; dans le Bas-Canada, les protestants seront en minorité. Dans le Haut-Canada, les catholiques se trouveront en minorité, pendant que les provinces maritimes sont divisées. Sous de telles circonstances, quelqu’un pourra-t-il prétendre que le gouvernement général, ou les gouvernements locaux, pourraient se rendre coupables d’actes arbitraires ? Quelle en serait la conséquence, même en supposant qu’un des gouvernements locaux le tenterait ? – des mesures de ce genre seraient, à coup sûr, censurées par la masse du peuple. Il n’y a donc pas à craindre que l’on cherche jamais à priver la minorité de ses droits. Sous le système de fédération, qui laisse au gouvernement central le contrôle des grandes questions d’intérêt général dans lesquelles les différences de race n’ont rien à démêler, les droits de race ou de religion ne pourront pas être méconnus. [...]

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Antoine-Aimé Dorion (1818-1891)

Député libéral depuis 1854, héritier de la tradition « rouge », Dorion, pourtant favorable à l’union du Haut et du Bas-Canada, en son temps, veut entraîner les Canadiens français dans l’opposition à la Confédération.

Après la Confédération, comme chef du Parti libéral, au fédéral et au provincial, il continue tout de même de siéger aux Communes jusqu’en 1874 et il est brièvement ministre de la Justice et procureur général dans le gouvernement libéral d’Alexander Mackenzie.

Une demi-douzaine de discours majeurs sont prononcés par des députés cana-diens-français contre le projet de Confédération proposé par John A. Macdonald, mais c’est celui de Dorion qui constitue la somme des arguments de ses adversaires, selon Jean-Charles Bonenfant.

*

Le 3 février 1865, l’Assemblée législative est appelée à discuter une « adresse sur l’union des colonies de l’union des Canadas, de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de Terre-Neuve et de l’Île-du-Prince-Édouard ».

Le 10 mars 1865, le projet de Confédération est appuyé par 91 députés du Canada-Uni et rejeté par 33 autres, mais la marge n’est que de 37 à 25 au Bas-Canada et de 27 à 22 parmi les députés francophones.

« Je n’y vois autre chose qu’un nouveau proJet De chemin De fer »

16 février 1865, Débats sur la Confédération, Assemblée législative

En ce qui regarde le Bas-Canada, je n’ai pas besoin de m’arrêter à indiquer les objections qu’il doit avoir à ce projet. Il est évident, d’après ce qui a transpiré, que l’on a l’intention de former plus

tard une union législative de toutes les provinces. Les gouvernements

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locaux, à part du gouvernement général, deviendront un tel fardeau, qu’une majorité de la population anglaise demandera au gouvernement impérial une union législative. Et je demande s’il y a quelque membre du Bas-Canada d’extraction française qui soit prêt à voter pour une union législative. L’honorable membre pour Sherbrooke22 a dit au dîner donné aux délégués à Toronto, après avoir approuvé tout ce qui avait été dit par l’honorable président du conseil :

Nous pouvons espérer que, dans un avenir assez rapproché, nous consen-tirons à entrer dans une union législative au lieu d’une union fédérale comme celle qui est aujourd’hui proposée. Nous aurions tous désiré une union législative, et voir le pouvoir concentré entre les mains du gouvernement central, comme la chose existe en Angleterre, et étendant l’égide de sa protection sur toutes les institutions du pays ; mais nous avons vu qu’il était impossible de le faire de suite. Nous avons vu qu’il y avait des difficultés qui ne pouvaient être surmontées.

Les honorables membres du Bas-Canada sont avertis que tous les délégués désiraient une union législative, mais qu’elle ne pouvait avoir lieu immédiatement. Cette confédération est le premier pas vers son accomplissement. Le gouvernement britannique est prêt à accorder de suite une union fédérale, et lorsqu’elle aura eu lieu, l’élément français se trouvera complètement écrasé par la majorité des représentants anglais. Qui empêchera alors le gouvernement fédéral de faire passer une série de résolutions qui sont devant la Chambre – sans les soumettre au peuple – demandant au gouvernemental impérial de mettre de côté la forme fédérale de gouvernement et de nous donner, pour la remplacer, une union législative ?

Il peut se faire que le peuple du Haut-Canada soit d’opinion qu’une union législative serait très désirable, mais je puis assurer ses représentants que le peuple du Bas-Canada est attaché à ses institutions par des liens assez forts pour frustrer toute tentative de les lui enlever par un pareil moyen. Ils ne consentiront jamais, pour aucune considération quelconque, à changer leurs institutions religieuses, leurs lois et leur langue. Un million d’habitants peuvent ne pas avoir une grande importance aux yeux du philosophe qui entreprend de rédiger une constitution du fond de son cabinet. Il peut être d’opinion qu’il vaudrait mieux qu’il n’y eût qu’une seule religion, une seule langue et un seul code, et il se met à l’œuvre pour créer un nouveau pacte social dont l’effet serait d’amener l’état de choses qu’il désire : l’assimilation complète de différentes nationalités.

22. Alexander Tilloch Galt.

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[...] Je suis surpris de voir l’honorable député de Montréal-Ouest23 appuyer une mesure qui doit aboutir à une union législative, et dont l’objet est d’assimiler le peuple du Bas-Canada à la population dominante dans les provinces britanniques. Dans le pays même de l’honorable membre, ce système n’a eu d’autre effet que de créer un mécontentement général et de le porter à la révolte. Est-il désirable alors que nous adop-tions dans ce pays-ci une mesure dont l’effet sera de déplaire à un million de ses habitants ? Vous pouvez vous assurer de ce qu’il en coûte pour écraser ainsi un peuple en vous reportant aux scènes qui se sont déroulées et qui se déroulent aujourd’hui de l’autre côté de la frontière, où un cinquième de la population des États-Unis s’est levé et a fait fondre depuis quatre ans plus de misères et de malheurs sur ce pays que des siècles d’une législation paisible et de compromis auraient produits.

Si l’on ose opérer une union législative des provinces de l’Amérique britannique, il se produira nécessairement dans cette section de la province une agitation plus grande qu’à aucune autre époque de notre histoire. Vous verrez le peuple du Bas-Canada uni comme un seul homme pour résister par tous les moyens légaux et constitutionnels à cette tentative de leur arracher les institutions qu’il possède. Ses représentants iraient comme un seul homme au Parlement, votant en corps, et ne se souciant que de protéger ses institutions et ses lois, auxquelles il est profondément attaché. Ils rendraient à peu près impossible le fonctionnement du gou-vernement. Les quatre-vingt-dix membres irlandais de la Chambre des communes en Angleterre – qui compte près de sept cents membres – ont réussi, en s’unissant, à faire sentir leur influence à l’occasion des octrois au collège de Maynooth et sur certaines autres questions.

La même chose aurait lieu pour le peuple du Bas-Canada et il en résulterait inévitablement un état de choses vraiment déplorable. La majorité se trouverait forcée par la minorité à faire ce qu’elle n’aurait jamais pensé à faire sous d’autres circonstances. C’est là un état de choses si peu désirable que, bien que je sois fortement opposé à l’union fédérale projetée, je le serais encore plus à l’union législative. Ceux qui désirent une union législative peuvent maintenant se faire une idée des éléments discordants avec lesquels ils auraient à compter dans cette union, et des malheurs qu’ils amasseraient sur le pays en l’accomplissant.

Je sais que la population protestante du Bas-Canada craint que, même avec les pouvoirs restreints laissés aux gouvernements locaux, ses

23. D’Arcy McGee, fervent défenseur de la Confédération, était originaire d’Irlande, dont il avait longtemps souhaité l’indépendance.

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droits ne soient pas protégés. Alors, comment peut-on espérer que le Bas-Canada puisse avoir une grande confiance dans le gouvernement général, qui aura des pouvoirs si immenses sur les destinées de leur sec-tion ? L’expérience démontre que les majorités sont toujours agressives et portées à être tyranniques, et il n’en peut être autrement dans ce cas-ci. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le peuple du Bas-Canada d’origine britannique soit prêt à employer tous les moyens possibles pour empêcher qu’il ne soit placé dans la législature locale à la merci d’une majorité différente de la sienne. Je crois avec eux qu’ils ne doivent pas s’appuyer sur de simples promesses, pas plus que nous, Bas-Canadiens français, nous devons le faire relativement au gouvernement général, quelques parfaits que puissent être aujourd’hui nos rapports mutuels.

[...] Cette doctrine sert généralement de règle dans les rapports ordinaires de la vie et cela avec raison. Lorsque mon honorable ami fait un contrat, même avec un ami ou un voisin, ne prend-il pas le soin de lui donner une forme légale, d’y prévoir toutes les difficultés possibles et de le faire par écrit. S’il en agit ainsi pour la moindre transaction, pour-quoi, lorsque nous sommes à prendre des engagements dont on ne peut prévoir le terme, ne ferions-nous pas de même ? L’honorable membre a lui-même reconnu cette règle en insérant dans les résolutions des garan-ties concernant les institutions d’éducation des deux sections du Canada. Les catholiques romains du Haut-Canada sont anxieux de voir leurs droits mis à l’abri des atteintes de la majorité protestante de leur section de la province, tout comme la minorité protestante du Bas-Canada demande des garanties permanentes. Je n’hésite pas à dire toute ma pensée sur ce projet. Je n’y vois autre chose qu’un nouveau projet de chemin de fer qui devra profiter à quelques-uns.

[...] entreprendre la construction du chemin intercolonial, sans savoir combien il coûtera, ou quelle route particulière il suivra, est une chose qu’aucun honorable membre de cette Chambre ne saurait approuver s’il a quelque prudence, et qu’une telle proposition devrait être repoussée à chacune de ses phases.

Je pense aussi que le projet entier, en faisant abstraction de la cons-truction du chemin de fer, est encore pire que le projet de chemin de fer lui-même et qu’on devrait l’opposer encore plus fortement. Ce n’est ni plus ni moins que la résurrection d’un projet qui a été rejeté par le peuple chaque fois qu’on le lui a présenté. Le coût seul de cette confédération devrait la faire rejeter. [...]

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Je serais très surpris si un projet comme celui-ci, étant soumis au peuple, recevait son approbation. Et je maintiens qu’aucun projet de cette nature ne devrait être adopté par cette Chambre avant que nous n’ayons eu de plus amples informations afin de nous permettre d’arriver à de justes conclusions. C’est autant dans l’intérêt de la majorité que dans celui de la minorité que je fais cette demande. Les honorables messieurs qui crient écoutez ! seraient peut-être bien désappointés si, après que ce projet aura été adopté, les constitutions locales que l’on proposera n’étaient pas satisfaisantes. Je maintiens que les constitutions locales forment autant une partie essentielle du projet que la Constitution géné-rale elle-même, et qu’elles auraient dû être soumises à la Chambre en même temps. Nous devrions aussi avoir un exposé exact des dettes qui doivent être attribuées au Bas et au Haut-Canada. Il serait bon que le Haut-Canada sût s’il devra payer les dettes de Port Hope, Cobourg, Brockville, Niagara et autres municipalités qui ont emprunté au fonds d’emprunt municipal, et il est important pour le Bas-Canada de savoir quelles sont les sommes pour lesquelles il devra se taxer. Nous devrions aussi avoir quelque espèce d’information au sujet du chemin de fer inter-colonial – quel en sera le coût et quelle route il suivra – et avant que ces faits ne soient devant la Chambre, nous ne devrions pas rendre sur nous de passer ces résolutions. Beaucoup de membres de cette Chambre, avant d’avoir entendu les explications qui ont été données, étaient et sont encore dans le doute sur la portée de plusieurs de ces résolutions.

Dans la Chambre haute, il a été dit que l’on ne savait pas quels seraient ceux qui devaient recommander la nomination des conseillers législatifs. Beaucoup pensaient que cette nomination devait être laissée aux gouvernements locaux, après que le projet aurait été adopté ; mais cela paraît être une erreur. Il y a beaucoup d’autres points que nous ne connaissons pas, particulièrement à l’égard de l’actif et du passif. Il y a une disposition qui dit que la nomination des juges de la Cour supérieure sera laissée au gouvernement général, et que la constitution des cours sera laissée aux gouvernements locaux, qui pourront établir autant de cours qu’ils le jugeront à propos et fixer le nombre de juges dont elles seront composées, et que le gouvernement général devra les payer ? Un gouvernement local pourra-t-il dire : « Voici une cour composée de trois juges, nous en voulons cinq » et le gouvernement général devra-t-il en nommer cinq et les payer ? Je n’ai pas reçu de réponse à cette question, pas plus qu’à plusieurs autres. Je puis comprendre ce que l’on veut dire lorsque l’on parle de faire régler par le gouvernement général ce qui concerne le divorce, mais que veut-on dire par le règlement de la question

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du mariage ? Le gouvernement général doit-il avoir la faculté de mettre de côté tout ce que nous avons l’habitude de faire dans le Bas-Canada sous ce rapport ? Aura-t-il le droit de régler à quel degré de parenté et à quel âge les gens pourront se marier, ainsi que le consentement qu’il faudra obtenir pour rendre un mariage valable ? Toutes ces questions seront-elles laissées au gouvernement général ? Dans ce cas, il aurait le pouvoir de bouleverser l’une des plus importantes parties de notre Code civil qui affecte plus qu’aucune autre toutes les classes de la société. Par exemple, l’adoption de la règle anglaise par laquelle les femmes à l’âge de douze ans et les garçons de quatorze ans peuvent contracter mariage sans le consentement des parents, tuteurs ou curateurs, serait regardée par la grande masse du peuple du Bas-Canada comme une innovation excessivement répréhensible dans nos lois. Toute disposition permettant que ces mariages se fissent devant le premier magistrat venu, sans aucune formalité quelconque, serait également vue d’une manière très défavo-rable. Eh bien ! N’y a-t-il aucun danger que de telles mesures ne soient emportées, lorsque nous voyons des opinions si diverses que l’on entretient dans les différentes provinces sur ce sujet ?

[...] Je crains fortement que le jour où cette confédération sera adoptée ne soit un jour néfaste pour le Bas-Canada. Ce jour figurerait dans l’histoire de notre pays comme ayant eu une influence malheureuse sur l’énergie du peuple du Haut et du Bas-Canada, car je la considère comme l’une des plus mauvaises mesures qui pouvaient nous être sou-mises, et s’il arrivait qu’elle fût adoptée sans la sanction du peuple de cette province, le pays aura plus d’une occasion de le regretter. Qui est-ce qui nécessite un pareil empressement ? Plus cette Constitution est impor-tante, plus elle doit être examinée avec soin. Je trouve qu’en 1839, lorsque lord John Russell mit devant la Chambre des communes sa première mesure pour l’union des provinces, il exprima son intention de la sou-mettre à la Chambre, de lui faire subir une seconde lecture et de la renvoyer à la session suivante, afin de donner au peuple du Haut et du Bas-Canada l’occasion de faire connaître ses vues en faisant les repré-sentations qu’il jugerait devoir faire à cet effet. Et ce ne fut qu’à la session suivante, et après qu’il eût subi des modifications considérables, que l’Acte d’Union fut passé. Ce délai était parfaitement juste ; mais ici il semble que le peuple doive être traité avec moins de respect, moins d’égards par ses propres mandataires qu’il ne l’a été par le Parlement anglais en 1840, lorsque la Constitution du Bas-Canada était suspendue, et que la mesure actuelle va être passée avec une précipitation indécente.

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Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908)

Comme la plupart des libéraux de la région de Québec, Henri-Gustave Joly, élu député en 1861, ne participe à peu près pas à l’agitation que suscite le projet de Con-fédération, en 1866 et 1867, même s’il fait partie des « rouges » d’Antoine-Aimé Dorion.

Après avoir prononcé ce discours résolument anti-Confédération et violemment anti-Cartier, il se rallie à la nouvelle situation politique et poursuit sa carrière à Québec, où il est brièvement premier ministre, et à Ottawa, comme membre du premier Cabinet Laurier. Il devient ensuite lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique.

« ... une erreur fatale »

20 février 1865, Assemblée législative, Québec

Mais quels sont ces deux hommes qui harmonisent aujourd’hui leurs voix, jadis si discordantes, pour nous prédire la guerre civile, si nous ne votons pas pour la confédération ? Ce sont

le procureur général24 et le président du conseil25 ! L’un demandant la représentation par population, l’autre la refusant ; ils se sont posés tous les deux comme les champions de leurs sections et en sont devenus les chefs. Quand ils ont vu que ce jeu ne profitait ni à l’un ni à l’autre, puisque le président du conseil paraissait exilé à tout jamais des fauteuils minis-tériels, et que le procureur général du Canada ne pouvait pas se maintenir au pouvoir, le procureur général a cédé ; il a consenti à la représentation

24. George-Étienne Cartier, chef du « Parti bleu » dans le gouvernement de coalition favorable à la Confédération.

25. L’Ontarien George Brown, chef des « Clear Grits ».

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par population, en essayant de le déguiser sous le nom de confédération, et pour prix de sa complaisance, le président du conseil l’a sauvé, lui et ses collègues, et a daigné accepter un siège au milieu d’eux. Ils nous menacent de la guerre civile pour nous forcer de ratifier leur marché.

Il n’y a qu’un homme au Canada qui pût faire ce que le procureur général du Bas-Canada a fait, et cet homme, c’est lui-même. Grâce à son énergie, à sa connaissance intime du fort et du faible de ses compatriotes, le procureur général du Bas-Canada est parvenu à conquérir le rang que personne ne peut lui disputer de chef de la nationalité canadienne-fran-çaise. Pour parvenir à ce but, il a écrasé les faibles, il a flatté les forts, il a trompé les crédules, il a acheté les hommes vénaux, il a élevé les ambi-tieux, il a employé tour à tour la voix de la religion et celle de l’intérêt. Et il a atteint son but.

Lorsque le Bas-Canada a appris son alliance avec le président du conseil, il s’est élevé de toutes parts un cri d’indignation : il a su changer l’indignation en admiration. Lorsque son projet de confédération est devenu public, l’inquiétude s’est emparée de toutes les classes, averties par leur instinct du danger qui nous menaçait : il a su changer cette inquiétude en profonde sécurité.

Je le comparerai à un homme qui a gagné la confiance sans bornes du public et qui en profite pour fonder une caisse d’épargne où le riche vient verser ses richesses, où le pauvre journalier vient déposer la faible somme économisée sur ses gages, pour rencontrer les mauvais temps, sans exiger de reçus. Quand cet homme a tout amassé dans ses coffres, une occasion se présente d’acheter, au prix de cette fortune dont il est dépositaire, l’objet qui flatte son ambition et il l’achète sans hésiter, sans penser à tous les malheureux que sa conduite va ruiner. Le dépôt placé entre les mains du procureur général, c’est la fortune des Canadiens français, c’est leur nationalité. Cette fortune n’avait pas été faite en un jour : c’était le fruit du travail et des économies de tout un peuple, pendant un siècle. Pour prolonger de quelques mois l’existence éphémère de son gouvernement, le procureur général a sacrifié sans hésiter ce précieux dépôt qu’avait mis sous sa garde la confiance sans bornes de ses conci-toyens.

Mais il ne jouira pas longtemps du fruit de sa trahison. En brisant le pouvoir des Canadiens français, il a brisé le sien, car il n’existe que par eux. Croit-il en l’amitié sincère des libéraux du Haut-Canada ? Ils l’ont combattu trop longtemps pour qu’il existe aucune sympathie entre eux et lui ; et maintenant il a même perdu leur respect. Ils ont consenti à

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s’allier avec lui pour obtenir leur but, la représentation par la population ; mais, dès qu’ils n’auront plus besoin de lui, ils le jetteront de côté comme un outil devenu inutile. Je regarde cette menace de la guerre civile comme une comédie jouée entre les deux associés. Ils nous crient : « Prenez garde ! Nous allons nous battre, nous allons faire un malheur si vous ne nous arrêtez pas ! » Ne vous dérangez donc pas pour les arrêter ; ne craignez rien, ils ne se battront pas. L’on nous dit aussi : voyez tous ces changements de ministères depuis 1862 ; cet état de choses peut-il durer plus longtemps ? J’avoue que tous ces changements ont dû être fort désagréables pour les différents ministres qui en ont été les victimes ; mais le pays en a-t-il beaucoup souffert ?

[...] Ce sujet me conduit naturellement à m’adresser à mes collègues Canadiens français. Je crains que mes remarques ne soient pas bien reçues de tous, mais j’espère que les honorables membres voudront bien me pardonner ma franchise, en considération de l’importance de la question. Je n’ai pas le droit de prétendre que tous ceux qui sont en faveur de la confédération ne soient pas de bonne foi ; je ne leur fais aucun reproche de suivre leurs convictions, mais tout en les suivant, ils ne doivent pas oublier les devoirs que leur impose leur mandat. Il est un fait bien connu : c’est que, lorsque le projet de confédération a été livré au public, tous les journaux et la plupart des membres qui supportent l’administration se sont déclarés en faveur de ce projet, mais dans presque tous les cas, avec la réserve expresse du droit d’introduire certains amendements qu’ils regardaient comme indispensables.

Mais l’honorable procureur général du Haut-Canada a déclaré, il y a quelques jours, que le gouvernement n’accepterait aucun amende-ment, que les résolutions devaient être adoptées exactement dans la forme dans laquelle elles ont été présentées. Les honorables membres vont-ils se soumettre à cet édit ? Ces amendements, qu’ils regardaient comme indispensables, ne vont-ils pas faire au moins un effort pour les faire adopter ? Leur position auprès du gouvernement leur donne une influence qu’ils ne pourront jamais exercer plus utilement que maintenant ; c’est leur devoir de l’exercer ; ils sont responsables des résultats de cette mesure qui ne pourrait pas être adoptée sans leur concours. Leur principal argu-ment à l’appui de la Confédération est que nous avons aujourd’hui une excellente occasion de nous assurer des conditions favorables, qui ne se présentera peut-être plus jamais, et qu’il est de leur devoir de profiter de cette occasion. Mais les honorables membres ont-ils fait ces conditions ? Ont-ils pris autant de précautions à préserver les intérêts de près d’un

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million de Canadiens français confiés à leurs soins, qu’ils en auraient prises pour passer le contrat de vente d’une terre ou même pour acheter un cheval ? Ont-ils fait aucune condition ? S’ils n’ont pas fait de conditions, savent-ils au moins quel est le sort qui nous est réservé ? Savent-ils quelle est la forme du gouvernement que l’on imposera au Bas-Canada ? Peu-vent-ils nous dire si nous aurons le gouvernement responsable ? Non, car le ministère refuse d’en parler ; il ne parlera que quand la mesure de la confédération aura été adoptée et qu’il sera trop tard pour faire des objections. Le gouvernement responsable ne serait pas un remède bien efficace aux maux que je prévois, mais ce serait au moins un moyen de défense pour nous, et nous ne devons pas le rejeter.

Il est vrai que, d’après la 41e clause des résolutions26, « les gouver-nements et les Parlements des diverses provinces seront constituées en la manière que leurs législatures actuelles jugeront à propos de les établir ». Mais l’élément anglais a la majorité dans le Parlement actuel. L’on nous dit que les Anglais sont naturellement favorables au gouvernement res-ponsable. C’est vrai : pour eux-mêmes. Pendant combien d’années le Canada est-il resté sans gouvernement responsable ? Les tristes événe-ments de 1837 et 1838 ont été la conséquence de cette anomalie dans le système parlementaire. Le Haut-Canada n’aura pas besoin, comme nous, d’un gouvernement local responsable ; il n’a pas comme nous à défendre une nationalité qui sera en minorité dans le Parlement fédéral, mais qui, au moins, devrait jouir, dans le Bas-Canada, des pouvoirs que le régime parlementaire accorde partout à la majorité.

[...] On offre aux Canadiens français de les protéger mais quand, sous la Constitution actuelle, ils peuvent se protéger eux-mêmes, pourquoi abdiqueraient-ils ce droit ? Ils sont maintenant fortement retranchés dans leur citadelle, et on leur conseille d’en raser les murs, pour assurer leur sûreté. Les Canadiens français se trouvent aujourd’hui dans une position beaucoup plus favorable que lors de l’Union : ils sont en même temps juge et partie.

[...] Je me suis sérieusement demandé quelles sont les aspirations des Canadiens français. J’ai toujours cru et je crois encore qu’elles se concentrent sur un point : le maintien de leur nationalité comme un bouclier destiné à protéger les institutions qui leur sont chères. Depuis

26. En 1864, les délégués de la province du Canada et des colonies maritimes à la Confé-rence de Québec adoptent 72 résolutions qui forment la base de la Confédération canadienne.

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un siècle, les Canadiens français sont toujours aspirés vers ce but. Dans les longues années d’adversité, ils ne l’ont pas perdu de vue un instant. Surmontant les obstacles, ils ont marché pas à pas vers lui, et quels pro-grès n’ont-ils pas faits ? Quelle est leur position aujourd’hui ? Ils sont près d’un million ; ils n’ont plus à craindre, s’ils sont fidèles à eux-mêmes, le sort de la Louisiane qui n’avait pas autant d’habitants, lorsqu’elle a été vendue par Napoléon Ier aux États-Unis, que le Canada n’en avait en 1761. Un peuple d’un million d’âmes ne disparaît pas facilement, surtout quand il possède le sol.

[...] Nous avons tous les éléments d’une nationalité. Il y a quelques mois à peine que tous nous continuions à avancer dans la voie de la prospérité, satisfaits du présent, confiants dans l’avenir du peuple cana-dien-français. Tout d’un coup, le découragement, qui n’avait jamais pu nous gagner dans l’adversité, s’empare de nous. Nos aspirations ne sont plus que de vains rêves ! Il faut briser l’ouvrage d’un siècle ! Il faut renoncer à notre nationalité, en adopter une nouvelle, plus grande et plus belle, nous dit-on, que la nôtre ; mais ce ne sera plus la nôtre. Pourquoi ? Parce que c’est notre sort, inévitable, contre lequel il est inutile de lutter. Cepen-dant, nous avons déjà lutté contre le sort lorsque nous étions plus faibles que nous ne le sommes aujourd’hui, et nous avons triomphé. Ne donnons pas au monde le triste spectacle d’un peuple qui renonce volontairement à sa nationalité. Mais ce n’est pas là notre intention.

Que l’on donne au peuple le temps de comprendre la question ; qu’on le consulte par la voie des élections. C’est son droit, à moins que notre forme de gouvernement ne soit qu’une moquerie. Si la mesure est bonne, pourquoi craindre de la discuter ? Si la Constitution nouvelle que l’on veut nous donner doit durer des siècles, pourquoi ne pas essayer de la rendre aussi parfaite que possible ? Pourquoi tant nous presser de l’adopter, avant même que de la comprendre ?

En résumé, j’objecte à la confédération qui nous est proposée, premièrement comme Canadien, sans acceptation d’origine ; seconde-ment, comme Canadien français. D’un point de vue comme de l’autre, je considère la mesure comme une erreur fatale ; et, comme Canadien français, je fais encore une fois appel à mes compatriotes, en leur rappe-lant qu’ils ont entre les mains un héritage précieux, sanctifié par le sang de leurs pères, et que c’est leur devoir de le transmettre intact à leurs enfants, comme ils l’ont reçu.

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Hector-Louis Langevin (1826-1906)

Parrain politique de la région de Québec, à titre de député de Dorchester depuis 1858 et de maire de Québec de 1858 à 1861, Langevin partage avec Cartier la direction politique de la province de Québec et l’organisation du nouveau Canada. Comme Cartier, il participe aux trois conférences préparatoires à la Confédération, entre 1864 et 1866, et il prend activement part à l’élaboration de la Constitution de 1867.

À la mort de Cartier, le 20 mai 1873, Langevin hérite de la direction de l’aile québécoise du Parti, mais le gouvernement est alors ébranlé par le scandale du Paci-fique27, dans lequel il est personnellement compromis, et il est bientôt éclipsé par Adolphe Chapleau, nouvelle vedette des conservateurs québécois.

*

En 1865, durant les débats sur la Confédération, Langevin se fend d’un des plus longs discours de cette session, parlant presque cinq heures et ne reprenant son siège qu’à une heure et quart du matin.

Il termine son discours sur une défense vigoureuse de Cartier.

« ... nous ne pouvons rester Dans la position où nous sommes »

21 février 1865, Assemblée législative, Québec

En 1840, quand il s’est agi de faire l’Union des deux Canadas, nous n’étions pas dans une aussi belle position qu’aujourd’hui, puisque cette Union nous a été imposée malgré nous, et que

jamais nous n’avons été consultés à cet égard. On se rappelle qu’à cette

27. Lors de l’élection de 1872, le chef conservateur, John A. Macdonald, reçoit un appui financier important du président du Canadien Pacifique, une des deux compagnies qui tentent d’obtenir le contrat de construction de la ligne ferroviaire devant relier l’est du pays et la Colombie-Britannique.

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Hector Langevin, qui ne passait pas pour un rigolo, arbore ici, en mars 1876, une tenue plutôt fantaisiste. L’heure n’est cependant pas au carnaval dans Charlevoix où Langevin avait, deux mois plus tôt, fait son retour en politique à la faveur d’une élection partielle. Trois ans auparavant, il avait été emporté dans la chute du gouvernement de Sir John A. Macdonald où il était ministre des Travaux publics, lors du scandale du Pacifique Canadien. Mais sa victoire dans Charlevoix est contestée par son adversaire libéral qui allègue « l’influence indue » du clergé. La cause, qui a un retentissement considérable dans les milieux politiques et religieux au Québec, connaîtra son dénouement quand le juge Thomas Taschereau, de la Cour suprême, casse un jugement précédent et annule l’élection de Langevin. Langevin sera quand même réélu à l’élection partielle subséquente.

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époque notre langue a été proscrite pendant un certain temps, et que notre position fut aussi mauvaise qu’on put la faire. Nous avions bien l’égalité dans la Chambre, mais nous étions dans une position d’infério-rité comme peuple. Il est vrai que l’on n’a pas réussi à nous tenir sous le joug, mais ce ne fut pas la faute de ceux qui nous avaient imposé l’Union ; nous avons conquis la position que nous occupons aujourd’hui par notre énergie et notre constance, avec l’aide d’une partie des représentants du Haut-Canada.

Aujourd’hui, les choses sont bien changées ; nous sommes au milieu d’une grande révolution, mais une révolution pacifique, et nous sommes en mesure de délibérer pour savoir si nous changerons notre Constitution et de dicter nos conditions. Nous sommes appelés à régler nous-mêmes notre avenir, notre sort futur, et nous manquerions à notre devoir et à ceux que nous représentons si aujourd’hui nous refusions la position qui nous est offerte par les résolutions adoptées à la conférence de Québec.

L’honorable membre pour Hochelaga nous a dit, l’autre soir, que le plan de confédération avait été adopté et proposé par le gouvernement actuel seulement pour faire taire le cri de la représentation basée sur la population. Eh bien ! En supposant que cela soit réellement le cas, quel mal l’honorable membre peut-il y trouver ? N’est-il pas de la plus grande importance de faire cesser ce cri de la représentation basée sur la popu-lation, dans l’état où nous sommes aujourd’hui ? La représentation basée sur la population nous aurait donné, dans la Chambre, à nous, Bas-Canadiens, une position inférieure vis-à-vis du Haut-Canada, et aurait permis à ce dernier de législater pour nous, non seulement dans les affaires générales, mais aussi dans les affaires locales. L’honorable membre pour Hochelaga aurait dû être le dernier à reprocher au gouvernement actuel d’avoir, au moyen de cette mesure de Confédération, fait taire le cri de la représentation basée sur la population. En 1854, l’honorable membre a admis, d’après ses propres aveux, que la représentation basée sur la population était juste en principe ; et la conséquence de cette admission a été fatale. La conséquence a été que l’honorable membre a été obligé de continuer à marcher dans cette voie jusqu’à la formation de l’admi-nistration Brown-Dorion, en 1858 – administration qui n’a pas duré longtemps.

Ce gouvernement n’a pas duré longtemps, et je me réjouis d’avoir contribué, pour ma part, à le renverser ; car il est probable que, s’il se fût maintenu, la représentation basée sur la population nous aurait été imposée, et nous ne nous trouverions pas en ce moment dans la position

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que nous occupons – dans la position de faire nos conditions comme le Haut-Canada, et de prendre part aux négociations d’un traité avec les provinces inférieures. C’est pour cela que je me réjouis d’avoir contribué à renverser ce gouvernement.

[...] L’honorable membre avait donc changé d’opinion sur ce point ? Je ne lui en fais pas un reproche ; mais cela prouve qu’il agissait toujours pour le même motif – c’est-à-dire celui de faire taire le cri de la repré-sentation basée sur la population. Comment se fait-il donc qu’il trouve mal que le gouvernement actuel présente une mesure pour mettre fin à ces difficultés, et pour empêcher que nous ne soyons placés dans une position d’infériorité ? Mais la confédération n’a pas seulement pour but de faire disparaître les difficultés actuelles ; elle est devenue nécessaire, parce que nous avons suffisamment grandi, nous sommes devenues assez forts, assez riches et assez puissants – parce que nos produits sont assez nombreux et assez considérables – parce que notre population est assez forte, pour nous permettre d’aspirer à une autre position et chercher à obtenir, pour nos produits, un débouché aux ports de la mer.

Aujourd’hui, nous sommes dans un état de vasselage vis-à-vis des États-Unis, pour l’exportation de nos produits en Europe ; nous sommes à leur merci. Si demain nous avions quelque difficulté avec nos voisins, ils nous fermeraient la route de Portland, et nous serions, pendant près de sept mois de l’année, sans autre communication avec la mer que la longue et difficile voie ordinaire de terre. Ce n’est pas une position tenable et digne d’un peuple comme celui des provinces de l’Amérique britan-nique du Nord. Il faut en sortir, car c’est l’intérêt du Canada, des provinces inférieures et des États de l’Ouest.

L’honorable membre pour Hochelaga nous a dit qu’il était en faveur d’un plan qui réglerait les difficultés actuelles et placerait le Bas-Canada dans une position convenable ; mais il ne nous a jamais dit quel était ce plan. La seule chose qu’il ait jamais proposée est son plan de 1859, pour la confédération des deux Canadas ; mais ce plan n’aurait réglé qu’une seule difficulté et en laisserait substituer d’autres de la plus grande impor-tance – et entre autres celle de nos communications avec la mer.

Ce plan ne nous aurait pas permis, par exemple, de construire le chemin de fer intercolonial ; car il est presque impossible qu’une aussi grande entreprise réussisse si elle n’est pas entre les mains d’un grand pouvoir central, et s’il faut consulter cinq ou six gouvernements avant de la commencer. Mais la question de la confédération des deux Canadas n’est pas la seule qui se présente pour sortir de nos difficultés ; il y a dif-

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férents plans que je vais énumérer. Les uns proposent, par exemple, que nous restions dans la position où nous sommes aujourd’hui ; d’autres voudraient l’annexion aux États-Unis ; quelques-uns favoriseraient peut-être une indépendance complète ; d’autres, la confédération des deux Canadas ; puis enfin l’on propose la confédération de toutes les provinces de l’Amérique britannique du Nord. Eh bien ! Examinons un peu ces différentes propositions.

Il peut se faire qu’il y ait des membres qui désirent que nous restions tels que nous sommes. Les honorables membres pour Hochelaga et Lotbinière28 trouvent notre position excellente et nous l’ont dit dans leurs discours. Ils trouvent que nous sommes très prospères et que nous ne pouvons rien désirer de mieux. Pour moi, je crois que notre position actuelle offre un grand inconvénient : c’est que, si nous restons seuls, isolés, nous ne pouvons communiquer avec la métropole que par les États-Unis ; en restant seuls, nous ne pouvons aspirer à aucune position ni donner cours à notre ambition comme peuple.

D’un autre côté, nous avons, aujourd’hui, autant de systèmes de judicature qu’il y a de provinces ; avec la confédération, au contraire, ce défaut disparaîtra, et il n’y aura plus que deux systèmes : l’un pour le Bas-Canada – parce que nos lois sont différentes de celles des autres provinces, que nous formons un peuple à part, et que nous ne voulons pas des lois des autres populations – et l’autre pour le reste de la confé-dération. Toutes les autres provinces ayant les mêmes lois, ou au moins leur système de lois découlant de la même source, elles pourront avoir un même système de judicature ; et, en effet, une résolution de la confé-rence leur permet de décider qu’elles auront un même code et un même système judiciaire ; mais il est fait une exception en faveur du Bas-Canada et de nos lois.

Il y a aussi autant de tarifs différents que de provinces différentes, autant de règlements commerciaux et de douanes que de provinces. Il est vrai qu’un grand nombre d’articles passent en franchise aujourd’hui, mais il est aussi exact de dire qu’il y a autant de systèmes de douanes que de provinces.

Et les grands travaux coloniaux : n’est-il pas impossible aujourd’hui de les entreprendre, parce que les intérêts qu’ils affectent sont très consi-dérables, et qu’il faut consulter trois ou quatre législatures ? On comprend par là qu’il est presque impossible de concilier tant d’intérêts divers, à

28. MM. Dorion et Joly.

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moins de réunir en une seule législature les représentants de ces intérêts et des peuples qu’ils affectent – et nous ne pouvons atteindre ce but en restant seuls. Il y a aussi le cours monétaire et l’intérêt de l’argent, qui sont régis par des systèmes différents dans chaque province. Il y a un cours monétaire ici, un autre à Terre-Neuve, un autre à l’Île du Prince-Édouard, et ainsi de suite. Le chelin et le louis d’ici sont différents du chelin et du louis de Terre-Neuve ou de ceux des autres provinces mari-times. Mais, avec la confédération, toutes ces affaires seraient remises sous le contrôle d’une seule législature centrale – le cours monétaire deviendrait uniforme partout, et les capitaux pourraient être placés partout sans entraves. Il en serait de même des droits d’auteurs, des brevets pour les inventions mécaniques, etc.

En parlant du chemin de fer intercolonial, je n’ai rien dit du chemin de fer du Pacifique, parce que je crois que nous devons d’abord nous attacher à accomplir les travaux dont nous avons besoin actuellement. Plus tard, lorsque nos ressources et notre population auront suffisamment grandi, nous pourrons nous occuper du chemin de fer du Pacifique. Mais s’il devient nécessaire, nous pourrons espérer le faire en moins de 10 ans avec la confédération, au lieu qu’en restant seuls nous ne pourrions pas l’avoir peut-être en 100 ans. Je crois donc avoir fait voir les inconvénients du statu quo.

La conséquence nécessaire de ce que je viens de démontrer est que nous ne pouvons pas rester dans la position où nous sommes, que nous le voulions ou non. Il faut faire face à la question de la représentation basée sur la population ; il faut régler cette question. Dire que nous l’ac-corderons, c’est vouloir nous mettre dans une position d’infériorité, et, pour ma part, je ne consentirai jamais à placer ma section de la province dans cette position.

Il y a aussi l’autre solution que l’on oppose : celle de l’annexion aux États-Unis. Je ne crois pas qu’il y ait un seul membre en Chambre ou en dehors de la Chambre qui voudrait consentir à l’annexion du Canada aux États-Unis. Mais c’est une question qu’il faut examiner en parlant de celle de la confédération, parce que c’est une des solutions qui nous sont offertes, et qu’il nous faut faire un choix. Quelle serait donc notre position dans le cas où nous serions annexés aux États-Unis ? Il est vrai que nous deviendrions l’un des États indépendants de la confédération américaine ; mais nous en aurions tous les désavantages en même temps que les avantages. Il faudrait contribuer à payer l’énorme dette que les États-Unis ont contractée pour la guerre qui en désole une des plus belles

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parties ; il nous faudrait en payer l’intérêt et plus tard solder la dette elle-même, car je ne suppose pas que les Américains aient la moindre intention de répudier leur dette. Il faudrait que cette dette fût soldée, et pour cela il faudrait payer les impôts considérables pendant un grand nombre d’années pour l’intérêt et pour l’amortissement.

Ceux qui parlent de la dette que va créer la confédération devraient faire attention qu’elle ne sera qu’une bagatelle comparée à celle dont nous deviendrions débiteurs avec l’annexion. Pour 1 $ que nous paierons avec la confédération, nous en paierions six avec l’annexion. On dit que la dette sera énorme ; mais elle ne sera que d’une piastre contre 4 $ en Angleterre et 6 $ aux États-Unis. C’est là le côté financier de l’an-nexion.

Mais quel serait le sort des Canadiens français avec l’annexion aux États-Unis ? Il nous faut profiter de l’exemple des races françaises aux États-Unis, et voir quel sort a été fait aux Français dans la Louisiane. Que sont-ils devenus ? Que sont devenus leur langue, leurs usages, leurs mœurs, leurs institutions ? Après la guerre, c’est à peine s’il en restera assez pour que l’on puisse dire que la race française a passé par là. Au point de vue religieux, nous pourrions peut-être nous trouver dans une moins mauvaise position ; mais nous vivons aujourd’hui en paix et nous sommes parfai-tement à l’aise : catholiques et protestants ont les mêmes droits, la liberté religieuse, et ils vivent aussi en paix que s’il n’y avait qu’une seule religion dans le pays.

Nous ne pouvons pas rester dans la position où nous sommes ; la chose est impossible ; l’honorable membre pour Hochelaga le dit depuis dix ans, et il s’est engagé à la changer. Il a dit que la position n’était plus tenable en 1854 – et si elle n’était pas tenable alors, elle l’est encore moins en 1865.

J’en viens maintenant à une autre solution que l’on nous propose : celle de l’indépendance. Il peut se trouver des hommes, dans la Chambre et en dehors de la Chambre, qui seraient disposés à dire qu’il vaut mieux avoir l’indépendance que la confédération. Pour ma part, je crois que l’indépendance des provinces de l’Amérique britannique du Nord serait le plus grand malheur qui pourrait leur arriver ; ce serait les mettre à la merci de leurs voisins et les jeter dans leurs bras. L’indépendance nous rendrait maîtres de notre position, mais en même temps nous serions privés de la protection ; l’on peut facilement prévoir ce qui nous arrive-rait.

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L’honorable membre pour Hochelaga peut penser qu’il nous serait avantageux d’être faibles, mais je ne partage pas cette opinion : je pense qu’il vaut mieux être en état de faire face à l’ennemi, s’il nous attaque. Il faut bien comprendre que, sans la protection de l’Angleterre, nous ne pourrions rien. Et à part les frais que nous aurions à encourir pour pour-voir à notre défense, il y aurait encore d’énormes dépenses à faire pour entretenir convenablement nos relations avec l’étranger. Avec l’indépen-dance, et sans l’appui et l’aide de l’Angleterre, il nous faudrait entretenir une armée, avoir un gouvernement très dispendieux, entretenir des rapports diplomatiques avec les autres pays, et subvenir à une foule d’autres dépenses que nous n’aurons pas à faire avec la confédération. L’indépendance est donc hors de question pour le moment. Enfin, comme quatrième solution, il y a la confédération des deux Canadas, proposée par l’honorable membre pour Hochelaga.

[...] Je me résume, et je dis qu’il nous est impossible de rester dans la position où nous sommes ; que l’annexion aux États-Unis serait le plus grand malheur qui pourrait nous arriver ; qu’il est impossible et qu’il serait désastreux de songer à l’indépendance du pays ; que le plan de confédération des deux Canadas, tel que proposé par l’honorable membre pour Hochelaga, n’est pas désirable, et n’offrirait aucune garantie pour les droits du Bas-Canada ; mais que la confédération de toutes les pro-vinces de l’Amérique britannique du Nord serait préférable et est notre seul remède. Cette confédération aurait l’effet de nous donner plus de force que celle que nous avons aujourd’hui ; nous ne formerions qu’une seule nation, qu’un seul pays pour toutes les matières générales affectant nos intérêts comme peuple.

Mais quand je parle de nation grande et forte, je ne prétends pas dire que nous devions former une nation à part, et abandonner la pro-tection du drapeau britannique ; au contraire, j’espère que nous resterons bien longtemps à l’ombre de ce drapeau ; mais je veux dire qu’avec la confédération nous serons en meilleure position pour nous défendre et pour aider la métropole, dans certaines circonstances, que nous ne le sommes à présent.

Avec la confédération, le gouvernement central pourra faire exé-cuter sa volonté sur tout son territoire, et lorsqu’il s’agira, par exemple, d’organiser la défense du pays, il n’aura pas à consulter quatre ou cinq législatures différentes : il pourra l’organiser immédiatement et sans entraves.

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De plus, nous acquerrons une position que nous n’avons pas aujourd’hui vis-à-vis des peuples avec lesquels nous sommes en rapport. C’est en effet quelque chose pour les citoyens d’un pays d’avoir une position dans les contrées étrangères, et de n’être pas traités comme des hommes d’une position inférieure. Quand les Canadiens vont à Londres ou ailleurs en dehors de leur pays, ils n’ont pas de position, parce que nous ne sommes qu’une simple colonie ; mais, sous la confédération, nous serons protégés par l’Angleterre, et de plus nous aurons une position à l’étranger – la position que possède tout homme que forme partie d’une grande nation.

Cela ne prouve-t-il pas que la position d’un Canadien ou d’un autre habitant des colonies, en Angleterre, est une position d’infériorité ? Cette infériorité, nous voulons la faire cesser en présentant le plan de la con-fédération soumis à la Chambre.

[...] Mais on nous a dit : « Vous voulez former une nationalité nou-velle ! » Il faut s’entendre sur ce mot. Ce que nous désirons et voulons, c’est défendre les intérêts généraux d’un grand pays et d’une puissante nation, par le moyen d’un pouvoir central et fort.

D’un autre côté, nous ne voulons pas faire disparaître nos différentes coutumes, nos mœurs, nos lois : au contraire, c’est là précisément ce que nous désirons le plus protéger par la confédération. Sous le nouveau système, il n’y a aura pas plus raison qu’aujourd’hui de perdre notre qualité de Français ou d’Anglais, sous le prétexte que nous aurons tous les mêmes intérêts généraux, et nos intérêts de race, de religion et de nationalité resteront ce qu’ils sont aujourd’hui. Mais ils seront mieux protégés sous le système proposé, et c’est là encore une des plus fortes raisons en faveur de la confédération.

[...] L’honorable membre a dit que l’honorable procureur général « aurait son jour ». Il a raison ; mon honorable collègue aura son jour, il aura son heure comme feu sir Louis-Hippolyte La Fontaine a trouvé la sienne. Quand ce citoyen éminent occupait la position qu’occupe aujourd’hui l’honorable procureur général du Bas-Canada, l’opposition lui prodiguait les mêmes insultes et les mêmes reproches qu’elle adresse aujourd’hui à mon honorable ami. On l’accusait d’être traître à son pays ; on criait bien haut qu’il vendait ses concitoyens, qu’il était l’ennemi de sa race. Cependant, ce défenseur des droits et des institutions du Bas-Canada n’avait d’autre ambition que d’assurer à ses compatriotes la belle position qu’ils ont occupée depuis. Il a donc laissé dire les mécontents, et avant de descendre dans la tombe, il a eu le bonheur de voir reconnaître

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ses efforts patriotiques et la noblesse de ses intentions ; et quand sa dépouille mortelle a été conduite au champ du repos, tous ses concitoyens se sont empressés d’aller rendre hommage à ce grand citoyen, bénissant la mémoire de celui que personne ne considérait plus comme un traître, mais que tous acclamaient comme un des grands noms de notre histoire parlementaire.

Il en sera de même de l’honorable procureur général actuel du Bas-Canada. Il aura son heure, non pas comme l’entend l’honorable député de Lotbinière, qui se sert de cette expression comme d’une menace, mais en conservant cette confiance de ses concitoyens, qui est pour l’ho-norable député de Lotbinière une chose si incompréhensible. Pour nous, cette confiance de la part de ses concitoyens est une chose toute naturelle et que nous comprenons parfaitement. Toute sa vie, comme sir Louis-Hippolyte La Fontaine, l’honorable procureur général actuel du Bas-Canada s’est appliqué à sauvegarder et à promouvoir les intérêts matériels et religieux de ses concitoyens, et il vient de couronner cette œuvre gigantesque par la part si importante qu’il a prise à la nouvelle Constitution destinée à régir un des plus grands empires du monde, à cette Constitution sous laquelle toutes les races et toutes les croyances trouveront protection et respect. Il aura son heure, et, comme son devan-cier, son nom passera à la postérité comme celui d’un des plus grands bienfaiteurs de son pays.

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François-Xavier Perrault (1836-1905)

Après des études poussées en agronomie qui le mènent en Angleterre et en France, Perrault se dévoue avec constance au développement de l’agriculture et de l’économie.

Son incursion en politique est brève – un mandat comme député de Riche-lieu –, mais il lui permet de se joindre aux « rouges » de Dorion pour s’opposer à la Confédération.

*

En conclusion de la dénonciation du projet de Confédération, Perrault défend passionnément la réputation de Louis-Joseph Papineau, qui a abandonné la vie poli-tique une dizaine d’années plus tôt.

« son véritable but n’est que l’anéantissement De l’influence française

au canaDa »

3 mars 1865

J’espère pouvoir établir : premièrement, l’inopportunité d’un chan-gement constitutionnel ; secondement, le but hostile de la confédération ; troisièmement, les conséquences désastreuses de

l’adoption du projet de confédération. L’inopportunité d’un changement constitutionnel doit être parfaitement évidente pour tous ceux qui jettent un regard sur la prospérité actuelle du Canada, et pour tous ceux qui veulent étudier les progrès réalisés par le Canada-Uni depuis 1840.

L’honorable procureur général29 Est a dit que « l’Union avait ter-miné son œuvre ». Mais cela est-il bien sûr ? Quand on regarde le passé

29. Sous le régime de l’Union, certaines fonctions ministérielles étaient dédoublées pour représenter les sections est et ouest de la province du Canada.

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et qu’on le compare au présent, ne devons-nous pas être fiers de voir combien nous avons grandi depuis 1840, et de voir que, depuis 25 ans, nous avons rivalisé de progrès, progrès social et progrès matériel, avec les nations les plus avancées du monde ? Depuis vingt-cinq ans, nos pro-grès en politique ont été sans précédent dans l’histoire coloniale, et le Canada a donné le magnifique exemple de ce que pouvait un gouverne-ment responsable dans une colonie anglaise, malgré la diversité des races et des religions.

En 1840, nous sortions d’une lutte glorieuse dans laquelle, malheu-reusement, plusieurs têtes étaient tombées – d’une lutte entreprise pour obtenir le gouvernement responsable refusé jusque-là, et qui nous était alors accordé comme prix de la lutte. À cette époque, le Bas-Canada était mu comme un seul homme ; il avait envoyé en Angleterre des requêtes couvertes de 60 000 signatures, demandant le gouvernement responsable. Dans nos rangs, nous avions alors des hommes qui ne craignaient pas les luttes, des hommes habitués à résister à l’oppression, des hommes qui avaient grandi en luttant contre une minorité arrogante tendant à dominer la majorité – et ce sont ces hommes forts qui ont fait triompher notre nationalité et maintenu les droits du Bas-Canada, en obtenant le gouvernement responsable, en même temps que l’union nous était imposée.

[...] Quand nous sommes plus forts, plus instruits que nous ne l’étions il y a vingt ans, quand nous avons de nouveaux droits politiques, quand nous possédons librement le sol et que nous avons créé un système d’instruction publique comme celui que nous possédons, peut-on dire que l’Union a fait son œuvre et qu’il faut la briser ? Pour ma part, M. le président, je ne suis pas prêt à maintenir cette assertion [sic]. L’Union a été pour nous un grand moyen de progrès, puisqu’elle nous a permis d’obtenir tous ces résultats dans l’ordre social. L’honorable procureur général Est nous dit que la Confédération nous procurera des avantages matériels plus grands encore, et que c’est là tout ce que nous voulons. Je nie que les intérêts matériels soient la seule préoccupation de la popula-tion franco-canadienne ; nous plaçons avant eux la conservation de nos institutions propres. Mais même au point de vue de nos intérêts matériels, à part les avantages dans l’ordre social que nous a conférés l’Union, nous avons encore un vaste champ à parcourir dans la voie des progrès maté-riels que nous avons faits depuis 1840.

[...] S’il est vrai que les membres du gouvernement, depuis 1849, ont pu, par leur initiative et leur concours, obtenir la réalisation de ces

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réformes, pourquoi veut-on briser la Constitution qui a amené ces progrès et créer un nouvel état de choses qui diminuera notre influence, aujourd’hui si heureuse ? Ah ! C’est que, malgré notre prospérité maté-rielle, l’ancienne agression d’une race contre l’autre, l’ancien état d’antagonisme et de mauvais vouloir n’ont pas disparu. Le but que le gouvernement se propose d’atteindre en faisant ces changements est un vaste et noble but, je le reconnais ; c’est la création d’un immense empire qui sera une gloire pour nous et pour l’Angleterre. Mais il me semble que ce but ne sera pas le résultat nécessaire des moyens que l’on prend pour y arriver.

Tant que les grandes réformes dont j’ai fait l’histoire ont été sou-mises aux délibérations du Parlement canadien, nous avons vu les hommes publics s’en occuper exclusivement et travailler à leur réalisation ; nous avons vu les partis se ranger pour ou contre ces grandes questions : l’abo-lition de la tenure seigneuriale, l’élection des membres du conseil législatif, la construction de nos chemins de fer et de nos canaux, etc. Devant ces grandes questions, il n’y avait pas place pour les mesquines considérations personnelles et les misérables luttes de clocher. Mais aussitôt que les grandes réformes furent obtenues, aussitôt que tous ces projets furent réalisés, il n’y eut plus de raison d’opposition au gouvernement sur ces sujets ; cependant, il fallait créer des causes de mécontentement et d’op-position, afin d’arriver au pouvoir et de satisfaire quelques ambitions personnelles. C’est alors qu’on s’est adressé aux préjugés de races et de religion.

[...] Je ne crois pas qu’il y ait un seul représentant du Bas-Canada qui voulût changer notre Constitution actuelle, dans le sens de celle qu’on nous propose, s’il n’y était forcé par le Haut-Canada.

Nous abandonnons donc quelque chose de nos libertés et de nos droits dans cette nouvelle lutte contre l’esprit d’envahissement et de domination de la race anglaise ? Les honorables membres qui supportent [sic] la mesure nous disent qu’ils cèdent quelque chose de nos droits afin de sauver ce qu’il en reste du naufrage et de ne pas tout perdre dans un avenir plus ou moins rapproché.

Mais ce cri en faveur de la représentation basée sur la population était-il au moins sincère de la part de ceux qui s’en faisaient une arme contre nous ? Était-ce bien un remède aux maux dont ils se plaignaient ? Non, je ne le crois pas. C’était tout simplement une plateforme électorale pour arriver au pouvoir et consommer l’envahissement de nos droits médité par les chefs du mouvement. Je n’ai pas besoin de renouveler ici

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les arguments apportés contre la demande de la représentation d’après la population, dans plus de quatre-vingts discours prononcés en 1860, lors de la discussion de cette brûlante question ; mais je me rappelle cette discussion avec d’autant plus de plaisir qu’alors le Parti canadien-français a montré qu’il avait conservé quelque chose de l’obstination dans la lutte et de la persévérance dans la défense de nos droits, dont nos pères ont si souvent donné la preuve.

À cette époque, l’honorable procureur général (Est) méritait l’ap-probation de son pays, pour la résistance qu’il faisait à cette demande injuste du Haut-Canada, avec l’énergie et la ténacité qu’on lui connaît, car il s’était noblement constitué le champion de nos droits. Pourquoi vient-il donc aujourd’hui proposer un compromis avec ses adversaires d’alors ? Est-ce au moment où les chefs de l’opposition du Haut-Canada avaient, en entrant dans le gouvernement Macdonald-Sicotte, renié absolument le principe de la représentation basée sur la population, qu’il devait abandonner la lutte ? Est-ce au moment où le gouvernement Macdonald-Sicotte avait obtenu des écoles séparées en faveur des catho-liques du Bas-Canada, que le parti de l’honorable membre de South Oxford était à redouter ? Est-ce au moment où la loi des écoles séparées pour les catholiques du Haut-Canada constituait un triomphe que n’avait pu remporter l’honorable procureur général pendant tout le temps qu’il avait été au pouvoir, que l’honorable procureur général devait cesser la lutte, jeter ses armes et prétendre, comme Canadien français, que nous ne pouvions plus tenir sur la brèche, et qu’il fallait faire des concessions au Haut-Canada ? Est-ce que le gouvernement de M. Sicotte n’avait pas fait de la représentation basée sur la population une question morte ? Est-ce que tous les membres de ce gouvernement n’étaient pas tenus de l’opposer ?

Oui, l’honorable procureur général Est s’est rendu coupable d’une grave faute en renversant ce gouvernement, soutenu par une majorité hostile composée de Canadiens français. C’est à la suite de ce vote hostile que le Haut-Canada a eu le droit de réclamer de nouveau la représen-tation d’après le nombre, et qu’il faut aujourd’hui lui faire des concessions.

[...] L’honorable procureur général (Est) ne se rappelle-t-il pas ses arguments de 1860 contre ce principe ? Ne disait-il pas alors, pour faire voir que ce principe n’est ni juste ni reconnu dans la Constitution anglaise, que, s’il était appliqué pour le Parlement anglais, la ville de Londres aurait 30 députés à elle seule, au lieu de 16, et que l’Écosse enverrait au Parle-

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ment beaucoup plus de députés qu’elle n’en envoie aujourd’hui ? Ne disait-il pas encore que des bourgs pourris de quelques centaines d’ha-bitants avaient un représentant, et que des comtés qui contenaient 100 000 âmes n’en avaient pas davantage ? Est-ce que ces arguments si puissants alors n’ont plus la même valeur aujourd’hui ? Est-ce qu’ils ont moins de force depuis l’alliance de l’honorable procureur général avec l’honorable député de South Oxford ? Est-ce qu’ils ne peuvent plus être employés pour sauver notre constitution et nos libertés ? Comment se fait-il que le Parti qui a si longtemps vécu de son opposition au principe de la représentation basée sur la population dise aujourd’hui que c’est un principe juste et qu’il faut le concéder ?

J’avoue que je ne comprends pas pourquoi l’on cède aujourd’hui ce qu’on refusait en 1860. Il est vrai que je n’ai pas l’expérience des honorables députés qui occupent aujourd’hui les banquettes ministérielles, et qu’il vaut peut-être mieux plier aujourd’hui que d’être brisé demain ; mais quand j’étudie le passé, que j’examine le présent et que je songe à l’avenir qu’on nous propose, je ne vois dans le projet de confédération qu’un remède plus violent que le mal et qui, au lieu de faire disparaître les difficultés auxquelles on veut remédier, ne peut que produire les plus fâcheux résultats pour la paix et la prospérité de notre pays.

[...] Aujourd’hui le Canada, avec l’égalité sectionnelle, ne forme qu’un seul peuple dont les tendances et les aspirations sont communes ; mais avec la confédération il n’en sera plus ainsi : nous aurons une mino-rité contre une majorité, dont les tendances agressives se sont toujours manifestées chaque fois qu’elle a eu la puissance du nombre. Si les popu-lations de toutes les provinces étaient homogènes, si leurs intérêts, leurs idées, leurs croyances, leur nationalité étaient identiques, nous serions peut-être plus portés à accepter les dispositions peu judicieuses du projet qui nous est soumis – mais comme rien de tout cela n’est identique, nous croyons qu’il y a danger pour nous à les accepter.

Autrefois, la France possédait toute cette partie du continent, et les colons de cette époque – cultivateurs, pêcheurs, chasseurs ou coureurs de bois – parcouraient toute l’étendue de ces immenses possessions qui avaient nom la Nouvelle-France ; aujourd’hui que lui reste-il d’un terri-toire dont l’étendue égale celle de l’Europe même ? Une pauvre petite île située à l’entrée du golfe, un pied-à-terre pour ses pêcheurs, et quelques arpents de grève sur les côtes de Terre-Neuve. – Quand on étudie ce fait, quand on voit la puissance française complètement détruite sur ce con-tinent – n’avons-nous pas le droit de nous montrer sévères dans

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l’appréciation du projet de Constitution qui nous est soumis, et qui n’a d’autre but, je le répète, que de compléter l’œuvre de la destruction de l’influence de la race française en Amérique ? Est-ce que le passé ne nous a pas appris à nous défier de l’avenir ? Oui, la politique de l’Angleterre a toujours été agressive et a toujours eu pour but notre anéantissement comme peuple – et ce projet de confédération n’est que la continuation de l’application de cette politique sur ce continent ; son véritable but n’est que l’anéantissement de l’influence française en Canada.

[...] L’histoire impartiale nous le dit – comme elle dira aussi quels sont les moyens employés aujourd’hui pour anéantir notre race sur ce continent. L’histoire inscrit en lettres d’or, sur ses plus belles pages, les noms des hommes qui ont combattu pour les droits et les libertés des peuples ; mais aussi elle inscrit sur ses pages les plus sombres les noms de ceux qui vendent ces libertés et ces droits pour des titres, des honneurs, du pouvoir et de l’or.

Nous jouissons aujourd’hui d’un gouvernement responsable chère-ment acheté au prix d’un siècle de luttes héroïques, et, avant que de céder un pouce de terrain conquis, nous devons examiner ce que nous promet-tent les changements constitutionnels projetés. Profitons de l’exemple des peuples qui pleurent amèrement aujourd’hui la perte de leurs droits politiques, amenés par des changements constitutionnels du genre de ceux qui sont aujourd’hui proposés au Bas-Canada.

[...] Ce président de l’Assemblée législative à vingt-six ans, qui a lutté avec tant d’héroïsme pour l’obtention de nos libertés et de nos droits politiques, est le même qui, à une des dernières séances de cette Chambre, a été ignominieusement traîné devant cette Chambre par le député de Montmorency et l’honorable procureur général Est. Son nom, qui est vénéré par la nation tout entière comme celui de son libérateur, a été jeté comme une insulte à la figure des honorables députés de cette Chambre qui s’honorent de l’avoir pour chef et qui continuent aujourd’hui son œuvre de protection de nos droits politiques contre les sourdes menées d’une majorité hostile. Mais, ce vieillard qui a blanchi au service de son pays est à l’abri des insinuations menteuses qui n’arrivent pas plus à sa calme retraite qu’au cœur des amis sincères de notre pays. Là, ce grand patriote des mauvais jours, après avoir fait sa tâche, jouit en paix et avec orgueil de l’estime de ceux qu’il a su défendre de sa voix puissante aux époques néfastes de notre histoire politique. Contre un pareil homme, l’injure grossière, les calomnies éhontées retombent de tout leur poids contre ceux qui sont assez lâches pour s’attaquer à une de nos plus belles gloires nationales.

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Première Partie – L’émerGence (1793-1867) 127

Le nom de l’honorable Louis-Joseph Papineau est entouré d’une auréole brillante que les calomnies haineuses ne réussiront jamais à ternir. Sa mémoire est à l’abri de leurs atteintes envieuses, car elle est sous la garde du peuple qu’il a arraché à l’oppression systématique coloniale dont je fais l’histoire.

En vérité, il faut qu’une cause soit bien près d’être perdue pour que l’honorable procureur général (Est) ait recours à de pareils moyens pour la sauver. Il faut que le procureur général (Est) ait bien peu confiance dans sa cause pour soulever les préjugés de ses partisans, en traînant dans la boue une des plus grandes figures de notre histoire. Un pareil langage dans la bouche du procureur général est d’autant plus coupable, qu’il a été lui-même un des révoltés de 1837-38 et un des plus zélés partisans du grand patriote qu’il insulte aujourd’hui. N’a-t-il pas lui-même voté en faveur des 92 résolutions, ce monument impérissable des droits cana-diens ? Oui, c’est cet homme dont la tête fut mise à prix, cet homme qui fut obligé de fuir sa patrie et de demander à nos voisins le droit d’asile qu’il refuse aujourd’hui aux révoltés du Sud, c’est cet homme qui, devenu le procureur général de Son Excellence, a l’audace d’appeler ce grand homme « le bonhomme Papineau » et l’opposition dans cette Chambre, « la queue du bonhomme Papineau ! ». Je n’hésite pas à le dire, des expressions comme celles-là sont indignes de cette Chambre et indignes de la position du procureur général, qui a eu le triste courage de les laisser tomber de ses lèvres.

Ces expressions sont tout au plus dignes des carrefours, et il faut en vérité que le niveau de cette Chambre ait bien baissé pour qu’on ose ainsi souiller cette enceinte. Il faut avoir perdu tout sentiment de dignité pour avoir permis au procureur général de traîner ainsi sur notre parquet le nom d’un homme vénéré par tous les Canadiens vraiment français. Qu’on ne se fasse pas illusion : les opinions et les idées qui tendent au bonheur des peuples, de même que les hommes qui les soutiennent et luttent en leur faveur, sont toujours au-dessus des atteintes des calomnia-teurs et des envieux.

Et quel peut donc être le but du député de Montmorency et du procureur général en s’attaquant au nom de l’honorable M. Papineau ? Leur but est d’abord de jeter du discrédit sur l’opposition qui le représente, et ensuite de se grandir eux-mêmes en ramenant à leur niveau ces géants de notre histoire, auprès desquels ils ne sont que des pygmées. Car il y a deux manières d’être grand – la première consiste à rendre à son pays des services éminents et à se distinguer par une supériorité reconnue.

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Les Grands discours de L’histoire du Québec128

Mais comme le procureur général et le député de Montmorency n’ont ni l’étoffe ni la supériorité qui font les grands hommes, ils adoptent la seconde manière d’être grands.

Elle consiste à rapetisser et à briser tous ceux qui sont supérieurs. C’est ainsi qu’ils espèrent grandir en s’élevant sur les débris des réputations perdues par leurs calomnies envieuses et leurs attaques incessantes. Ils démolissent hardiment sans s’arrêter devant les noms qui personnifient toute une époque de notre histoire, et si une grande figure se dresse dans notre passé comme une statue de la gloire, de suite leurs mains sacrilèges la mutilent et, restés seuls debout sur ses tronçons épars, ils contemplent avec orgueil tous ceux qui, tombés sous les coups de leur vandalisme, gisent à leurs pieds. Tel est le motif qui explique les efforts faits pour abaisser ainsi une de nos plus belles gloires nationales.

[...] Mais lors même que le projet de confédération serait opportun, je maintiens que son but est hostile. J’ai fait l’historique de l’esprit d’en-vahissement de la race anglaise sur les deux continents. J’ai démontré l’antagonisme sans cesse existant entre elle et la race française. Notre passé nous a rappelé les luttes incessantes que nous avons dû faire pour résister à l’agression et à l’exclusivisme de l’élément anglais en Canada. Ce n’est que par une résistance héroïque et un heureux concours de circonstances que nous avons pu obtenir les droits politiques qui nous sont garantis par la Constitution actuelle. Le projet de confédération n’a d’autre but que de nous enlever les plus précieux de ces droits, en leur substituant une organisation politique qui nous est vraiment hostile. L’hostilité du projet de confédération admise, je maintiens que son adop-tion aura les conséquences les plus désastreuses. Imposer au Canada français cette nouvelle Constitution dont il ne veut pas, c’est tenter sa colère, et s’exposer à des collisions déplorables. [...]

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Deuxième ParTie

le nouveau Pays (1867-1960)

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Louis-Joseph Papineau (1786-1871)

Depuis une quinzaine d’années, Papineau vit retiré dans sa seigneurie de la Petite Nation, à Montebello, presque oublié. Il a eu, selon Lionel Groulx, « ce malheur suprême de survivre à son rôle, au besoin qu’on eut de lui ».

Mais quatre mois après la proclamation de la Confédération, le vieux lion rugit une dernière fois, griffant avec sa férocité légendaire la plus récente Constitution cana-dienne, après avoir longuement déchiqueté celles qui l’ont précédée.

Ce dernier tour d’horizon de l’histoire canadienne sera son testament poli-tique.

« ... toutes mauvaises »

17 décembre 1867, Institut canadien de Montréal

Vous me croirez, je l’espère, si je vous dis : j’aime mon pays. L’ai-je aimé sagement, l’ai-je aimé follement ? Au dehors, des opinions peuvent être partagées. Néanmoins, mon cœur puis

ma tête consciencieusement consultés, je crois pouvoir décider que je l’ai aimé comme il doit être aimé. Ce sentiment, je l’ai sucé avec le lait de ma nourrice, ma sainte mère. L’expression brève par laquelle il est le mieux énoncé, mon pays avant tout, je l’ai balbutiée sans doute sur les genoux de mon père. Dès qu’il m’eut entendu dire un mot, il vit que son fils ne serait pas muet, et qu’il fallait donner une bonne direction à son instruction. Cette direction, au temps où pays était plus moral que spé-culateur, était connue dans nos bonnes vieilles familles, et nous inspirait l’amour du pays et l’estime pour tout ce qui pourrait être pour lui une source de bien-être et de grandeur.

[...] le Canada, depuis qu’il est devenu anglais, n’a pas encore eu de Constitution. Il a eu une infinie variété de formes d’administration,

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toutes mauvaises. Chacune et toutes ne méritent et n’obtiendront de l’impartiale histoire que le mépris pour leurs défectuosités, et que la flétrissure pour les noms de leurs auteurs, qui organisaient l’oppression des majorités par les minorités.

Énumérons-les : Régime de la guerre ; trois mois en 1759. Régime soldatesque de 1759 à 1763 ; durée, quatre ans. Régime à patente royale, de 1763 à 1774 ; – durée, 11 ans. Régime parlementaire premier, 1774 à 1791 ; – 17 ans. Régime parlementaire second, de 1791 à 1837 ; – 46 ans. Régime soldatesque second – 1839 ; – un an. Régime parlementaire troisième, Conseil spécial ; – 2 ans. Régime parlementaire quatrième : Union des Canadas ; – 27 ans. Régime parlementaire cinquième, intro-nisé depuis quelques mois, et le plus coupable de tous. Voilà huit régimes bousculés les uns sur les autres en peu de temps par la meilleure des monarchies ; cette autorité principe de grande stabilité, dit-on, pour tout ce qu’elle touche.

[...] Ceux qui ont le plus crié : l’Union nous a sauvés, sont, dès qu’ils se trouvent engagés dans quelque embarras personnel, les premiers à se sauver hors de l’Union.

Ils ont été demandé une neuvième combinaison politique, à la même autorité dont ils ont blâmé les huit combinaisons politiques anté-rieures. Ils n’avaient pas mission de la demander. Ils étaient élus pour conserver la huitième combinaison, pour faire des lois ne dépassant pas les limites de l’autorité qu’elle leur conférait. Ils n’étaient pas un corps constituant.

S’il y avait eu quelque patriotisme chez eux, et qu’ils eussent cru les changements qu’ils ont obtenus utiles à leurs commettants, les plus intéressés dans la solution des questions qui doivent régler leur état social, ils se seraient fiés à la décision des intéressés. Ils n’avaient pas les moyens de soumettre leurs projets à la décision des intéressés, diront-ils. Soit ; ils ne pouvaient pas les réunir en convention ; encore moins le voulaient-ils. Ils étaient trop certains que leur plan serait rejeté dans au moins trois des provinces aujourd’hui confédérées !

Ils devaient au plus préparer leurs résolutions et demander au Parlement d’autoriser l’assemblée de conventions provinciales pour décider si elles seraient adoptées ou rejetées. Ils auraient été des manda-taires fidèles, au lieu d’être des usurpateurs.

Or s’ils redoutent le mot de convention parce qu’il est trop améri-cain – comme s’il était sensé de repousser une proposition éminemment

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raisonnable parce que les Américains l’ont consacrée par une heureuse expérience de plus de quatre-vingts ans, – ils devaient au moins dire :

Nous qui ne pouvons altérer l’acte en vertu duquel nous siégeons, nous qui ne pouvons fouler aux pieds les conditions d’après lesquelles nous avons été élus, nous annonçons pour une autre année des élections générales, qui auront pour objet de donner au peuple l’occasion de se prononcer sur le mérite ou le démérite du travail que nous avons préparé pour lui et dans son intérêt et non pour nous et dans nos intérêts.

Au lieu de cela, aller directement en Angleterre, c’est dire : nous reconnaissons votre pleine puissance ; nous nous en sommes toujours plaints, et nous y avons toujours recours.

[...] À première vue, l’Acte de confédération ne peut avoir l’appro-bation de ceux qui croient à la sagesse et à la justice du Parlement, à l’excellence de la Constitution anglaise, puisqu’il en viole les principes fondamentaux, en appropriant les deniers appartenant aux colons seuls et non à la métropole ni à aucune autorité dans la métropole.

Il est plus coupable qu’aucun autre acte antérieur. Il a les mêmes défauts, et il en a de nouveaux, qui lui sont propres, et qui sont plus exorbitants contre les colons que ne l’ont été ceux des chartes parlemen-taires ci-devant octroyées, ou imposées. Les autres ont été donnés dans les temps et des conditions difficiles et exceptionnels. La cession d’un pays nouveau, avec une majorité dont les croyances religieuses et l’édu-cation politique différaient profondément de celles de la minorité, pouvait laisser craindre que celle-ci ne fût exposée à des dénis de justice. La pleine et entière tolérance religieuse, le premier et le plus important des droits qui appartiennent aux hommes en société, n’avait pas été comprise ni admise à cette époque. L’Angleterre était persécutrice chez elle, folle et injuste ; elle fut folle et injuste ici, ici plus qu’ailleurs, car le droit public devait nous éviter ce mal. Elle l’ignora. Si elle s’était restreinte à des mesures protectrices pour les minorités, elle était à louer ; si elle a dépassé le but, si elle a opprimé la majorité, elle a fait le mal.

[...] D’autres actes parlementaires contre le Canada ont été des actes de rigueur, à la suite de troubles qui auraient été prévenus par une minime portion des concessions tardives qui leur ont été faites trop tard. Le mérite de ces concessions est mince et a peu de prix, parce qu’elles ne furent faites qu’après des exécutions qui furent des meurtres.

L’acte actuel a été infligé à des provinces qui étaient paisibles, où il n’y avait plus dans le moment d’animosités de races ni d’animosités

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religieuses à calmer. Là où personne n’était coupable, tous sont punis, puisqu’ils subissent une loi sur laquelle ils n’ont pas été consultés.

[...] Non, il n’est pas vrai que les dissensions politiques, qui ont été si acharnées dans les deux Canadas, fussent une lutte de races. Elles étaient aussi âpres dans le Haut-Canada, où il n’y avait qu’une nationa-lité, qu’ici, où il y en avait deux. Les majorités de toutes deux étaient les amis désintéressés des droits, des libertés, des privilèges dus à tous les sujets anglais. Elles s’exposaient volontairement à des diffamations men-teuses, à des colères dangereuses, à des vengeances sanguinaires quelquefois, de la part de minorités égoïstes, faibles par elles-mêmes, mais soutenues par la puissance des baïonnettes payées avec l’or du peuple, mais partout dirigées contre le peuple.

Les hommes les plus éclairés de l’Angleterre et de l’Amérique ont appelé nobles et justes les efforts que mes amis anglais et mes amis cana-diens, et moi et mes collègues en Chambre, et nos collègues par l’identité de principes et la communauté de dévouement dans l’Assemblée du Haut-Canada, avons faits pour délivrer nos pays de l’outrage et de l’op-pression. Il était dans les préjugés et dans les intérêts de l’aristocratie d’applaudir aux excès de la bureaucratie coloniale, noblesse au petit pied, singeresse des grands airs, copiste des pratiques, adepte du machiavélisme de ceux qui l’avaient installée. Le Parlement les a approuvés, la raison les a flétris. Le Parlement les a approuvés ! Mais n’est-il pas notoire que plus des neuf dixièmes de la représentation impériale restent étrangers à tout intérêt, à toute connaissance de ce qui se fait et de ce qui devrait se faire dans les colonies ?

[...] Par le nombre nous étions dix contre un dans les deux provinces. Par la moralité, par le désintéressement, par l’influence justement acquise, nous étions dix fois plus puissants que par le nombre. Les peuples anglais et irlandais, par ceux qui étaient leurs véritables et dignes représentants, nous ont approuvés ; les gouvernants et les gouvernés américains nous ont approuvés ; les hommes éclairés du continent européen nous ont approuvés ; mais surtout nos compatriotes, pour qui nous avons souffert et qui ont souffert avec nous, nous ont approuvés ; mieux que cela encore, notre conscience nous a approuvés.

Ceux qui aujourd’hui s’exilent en si grand nombre, parce que le dégoût pour les hommes et les mesures actuels les pousse à aller respirer un air plus pur, disent à l’étranger quels sont les stigmates que le colon porte au front ; quelles sont les entraves qui l’arrêtent dans sa marche vers le progrès ; les menottes qui enchaînent ces mêmes bras si peu pro-

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ducteurs sur le sol natal, gouverné par et pour l’aristocratie, si recherchés et si largement producteurs sur le sol affranchi ! Soyez-en assurés, ils préparent des angoisses et des déboires au ministre de la guerre. Ils pul-vérisent ses batteries de bronze par celles de la presse libre, par celles de la libre discussion. Ils donneront de plus en plus des consolations et des espérances aux opprimés : ils avancent l’heure des rétributions, l’heure des nobles vengeances, où le bien sera fait même à ceux qui ont pratiqué le mal.

Les privilégiés s’imaginent toujours que la prière et la plainte contre les abus qui leur profitent sont une invitation à les réprimer par la violence. Les hommes fiers, justes et éclairés, dont les convictions sont intenses parce qu’elles sont le résultat de fortes études et de longues méditations, ont foi dans l’empire de la raison, et c’est à la raison seule qu’ils deman-dent la correction des abus. Leurs efforts s’adressent à tous, aux puissants d’abord, pour leur inspirer de la sympathie pour le peuple souffrant et appauvri par les abus. Ils leur présentent la gloire et le bonheur à con-quérir, s’ils savent rendre la société de leur temps plus prospère et plus morale qu’elle ne l’a été dans les temps qui ont précédé.

Ils s’adressent à eux d’abord et de préférence, parce que leur esprit étant plus cultivé, ils seraient mieux préparés à pouvoir envisager les questions d’intérêt général sous tous leurs différents aspects et à les résoudre vite et bien si l’égoïsme ne les aveugle pas. Ils s’adressent ensuite aux masses, pour leur dire que le sabre n’est pas entre leurs mains, mais que la raison est le plus riche et le plus précieux des dons divins et qu’il a été départi à tous à peu près également, que la culture de l’esprit peut en centupler la fécondité et la vigueur ; que pour défricher la terre il faut la force physique éclairée par l’expérience, mais que pour faire de bonnes constitutions et de bonnes lois, et pour les appliquer sagement, il faut avant tout une haute raison, éclairée non seulement par des études sérieuses, mais surtout par le dévouement réel au pays, et par l’absence de toute convoitise personnelle, d’ambition ou d’intérêt.

Voilà ce qui se voyait autrefois, voilà ce qui est devenu rare, aujourd’hui que les fortunes acquises aux dépens du public, et surtout de l’honneur personnel, sont devenues si nombreuses ! Que ces reproches de propension à la violence viennent mal de ceux qui ont constamment recours à la violence pour empêcher la libre discussion de questions politiques ou sociales, violence physique au moyen de la loi, violence morale par l’anathème !

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[...] Bien aveugles sont ceux qui parlent de la création d’une natio-nalité nouvelle, forte et harmonieuse, sur la rive nord du Saint-Laurent et des Grands Lacs, et qui à tout propos ignorent et dénoncent le fait majeur et providentiel que cette nationalité est déjà toute formée, grande et grandissant sans cesse ; qu’elle ne peut être confinée dans ses limites actuelles ; qu’elle a une force d’expansion irrésistible ; qu’elle sera de plus en plus dans l’avenir composée d’immigrants venant de tous les pays du monde, non plus seulement de l’Europe, mais bientôt de l’Asie, dont le trop plein cinq fois plus nombreux n’a plus d’autre déversoir que l’Amé-rique ; composée, dis-je, de toutes les races d’hommes, qui, avec leurs mille croyances religieuses, grand pêle-mêle d’erreurs et de vérités, sont toutes poussées par la Providence à ce commun rendez-vous pour fondre en unité et fraternité toute la famille humaine.

Le grand fait est trop évident sur toute l’étendue de l’Amérique et dans toute son histoire, depuis sa découverte par Colomb ; il est trop inévitable, pour qu’on n’y reconnaisse point l’une de ces grandes indica-tions providentielles que l’homme ne peut se cacher, et sur lesquelles néanmoins il n’a pas plus de contrôle que sur les lois immuables qui gouvernent l’univers physique.

On doit y voir l’enseignement divin de la tolérance universelle et de la fraternité du genre humain. Sur cette base solide, l’homme du Nouveau Monde, qu’il soit homme d’État, philosophe, moraliste, ou prêtre, doit asseoir la société nouvelle et ses nouvelles institutions.

La patrie n’aura de force, de grandeur, de prospérité, de paix sérieuse et permanente, qu’autant que toutes ces divergences d’origines ou de croyances s’harmoniseront et concourront ensemble et simultané-ment au développement de toutes les forces et de toutes les ressources sociales. [...]

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Wilfrid Laurier (1841-1919)

Quand Papineau s’efface, une nouvelle génération de héros politiques occupe les tribunes. Les trois ténors de la politique québécoise durant le dernier quart du XIXe siècle – Wilfrid Laurier, Adolphe Chapleau et Honoré Mercier – ont presque le même âge et commencent leur carrière presque en même temps. Mais c’est Laurier qui va le plus loin, devenant le premier Canadien français à occuper le poste de premier ministre du Canada depuis la Confédération, et qui bénéficie le plus longtemps de la confiance de ses compatriotes, siégeant aux Communes pendant 45 ans, dont 15 comme premier ministre.

Selon le journaliste Ulric Barthe, qui a compilé tous les discours de Laurier, celui-ci, quand il en a un à prononcer, « se présente impassible dans une sorte de recueillement ». Il a aussi, selon l’historien Robert Rumilly « contracté à l’Université McGill un léger accent anglais, juste assez prononcé pour donner à sa diction une sorte de cachet personnel, et qui seyait à son genre », « conciliant l’élégance française avec la maîtrise de soi britannique ». Laurier dira d’ailleurs aux Communes, en 1916, « [...] je suis d’origine française, mais tous les jours de ma vie, je bénis mon père de m’avoir envoyé à l’âge de onze ans à une école anglaise1 ».

Phénomène rare dans notre histoire politique, il remporte le même succès auprès des auditoires francophone et anglophone. Après un discours sur la question linguistique au Manitoba, le Montreal Star, pourtant de sympathie conservatrice, avait salué le « silver-tongued Laurier », qualificatif qui allait le suivre pour le reste de sa carrière.

Il était porté par tempérament au discours bien préparé plutôt qu’à l’improvi-sation. Le journaliste et organisateur politique Israël Tarte, fervent conservateur avant de se joindre à Laurier, dit de lui : « M. Laurier ne parle bien que lorsqu’il a le loisir d’apprendre ses discours par cœur. »

Personne, cependant, ne conteste l’ascendant qu’il exerce sur les foules. Pour l’abbé Camille Roy :

La distinction de sa personne, sa haute taille, élancée et gracieuse, la correction de ses manières, le port noble de sa tête, l’expression fine de son visage, l’harmonie de sa voix,

1. Après la mort de sa mère, quand il était enfant, Laurier passe deux ans à New Glas-gow (qui deviendra Sainte-Sophie) où il fait ses classes en anglais et habite chez une famille irlandaise.

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la sobriété élégante de son geste contribuaient largement à l’autorité. Et au prestige de son éloquence.

Selon l’historien L.-O. David, cependant :

[...] il n’a ni la voix, ni le geste, ni la passion du tribun ; son tempérament comme sa nature se refusent à ces mouvements impétueux, à ces inspirations énergiques que l’on remarque chez certains hommes. Son éloquence vient plutôt de l’esprit que du cœur.

*

Depuis la Confédération, les conservateurs ont bénéficié de l’appui de l’Église du Québec, faisant passer les « rouges » pour des radicaux inspirés de l’anticléricalisme français.

Le pape Pie IX, souvent invoqué et même interpellé par des évêques canadiens sur des questions politiques, finit, en 1877, par désigner un premier délégué apostolique au Canada, Mgr Conroy, et il le charge de faire cesser « l’ingérence trop grande du clergé dans les affaires politiques » et d’exhorter les évêques à la prudence dans leurs rapports avec l’État.

En attaquant de front la propagande antilibérale, Laurier devient une figure nationale et s’affirme comme le successeur naturel de Dorion à la tête des libéraux du Québec. Quelques mois plus tard, le premier ministre Alexander Mackenzie lui confie la place du vétéran Joseph Cauchon, qui est propulsé lieutenant-gouverneur du Mani-toba. La carrière nationale canadienne de Laurier est lancée.

Chéri des foules au Canada anglais autant qu’au Canada français pendant sa longue carrière politique, le toujours élégant Wilfrid Laurier participe ici à l’une de ses dernières assemblées politiques, à Trois-Rivières.

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« ... le libéralisme catholique n’est pas le libéralisme politique »

26 juin 1877, Club canadien, Québec

Je ne me fais pas illusion sur la position du Parti libéral dans la province de Québec, et je dis de suite qu’il y occupe une position fausse au point de vue de l’opinion publique. Je sais que, pour un

grand nombre de nos compatriotes, le Parti libéral est un parti composé d’hommes à doctrines perverses et à tendances dangereuses, marchant sciemment et délibérément à la révolution. Je sais que, pour une portion de nos compatriotes, le Parti libéral est un parti composé d’hommes à intentions droites peut-être, mais victimes et dupes de principes par lesquels ils sont conduits inconsciemment, mais fatalement, à la révolu-tion. Je sais enfin que, pour une autre partie, non pas la moins considérable peut-être de notre peuple, le libéralisme est une forme nouvelle du mal, une hérésie portant avec elle sa propre condamnation.

[...] Quand nous nous serons fait connaître tels que nous sommes, quand nous aurons fait connaître nos principes tels qu’ils sont, nous aurons, je crois, obtenu un double résultat. Le premier sera d’amener à nous tous les amis de la liberté, tous ceux qui, avant comme après 1837, ont travaillé pour nous obtenir le gouvernement responsable, le gouvernement du peuple par le peuple, et qui, cette forme de gouvernement établie, se sont éloignés de nous, par crainte que nous ne fussions ce que l’on nous représentait, par crainte que la réalisation des idées qu’on nous attribuait, n’amenât la des-truction du gouvernement qu’ils avaient eu tant de peine à établir. Le second résultat sera de forcer nos ennemis véritables, tous ceux qui au fond sont des ennemis plus ou moins déguisés de la liberté, non plus à en appeler contre nous aux préjugés et à la peur, mais à se présenter franchement comme nous devant le peuple avec leurs idées et leurs actes.

Et quand la lutte se fera sur les pures questions de principes ; quand les actes seront jugés d’après leur valeur propre ; quand on ne craindra plus d’accepter ce qui est bien ou de rejeter ce qui est mal, de peur qu’en acceptant ce qui est bien, en rejetant ce qui est mal, on ne rende trop fort un parti à doctrines perverses et à tendances dangereuses, il m’importe peu de quel côté sera alors la victoire. Quand je dis qu’il m’importe peu de quel côté sera la victoire, je n’entends pas dire que je suis indifférent au résultat de la lutte. Je veux dire ceci : si la lutte tourne contre nous, l’opinion exprimée sera la libre expression du peuple ; mais j’en ai la conviction, un jour viendra où nos idées, jetées en terre, germeront et porteront leurs fruits, si la semence en est saine et juste.

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Oui, j’en ai la confiance, j’en ai la certitude, si nos idées sont justes comme je le crois, si nos idées sont une émanation du vrai éternel et immuable, comme je le crois, elles ne périront pas ; elles peuvent être rejetées, honnies, persécutées, mais un jour viendra où on les verra germer, lever et grandir, lorsque le soleil aura fait son œuvre, et suffisamment préparé le terrain.

[...] Je sais que le libéralisme catholique a été condamné par le chef de l’Église. On me demandera : qu’est-ce que le libéralisme catholique ? Sur le seuil de cette question, je m’arrête. Cette question n’entre pas dans le cadre de mon sujet ; au surplus, elle n’est pas de ma compétence. Mais je sais et je dis que le libéralisme catholique n’est pas le libéralisme politique. S’il était vrai que les censures ecclésiastiques portées contre le libéralisme catholique dussent s’appliquer au libéralisme politique, ce fait constituerait pour nous, Français d’origine, catholiques de religion, un état de choses dont les conséquences seraient aussi étranges que douloureuses.

En effet, nous Canadiens français, nous sommes une race conquise. C’est une vérité triste à dire, mais enfin c’est la vérité. Mais si nous sommes une race conquise, nous avons aussi fait une conquête : la conquête de la liberté. Nous sommes un peuple libre ; nous sommes une minorité, mais tous nos droits, tous nos privilèges nous sont conservés. Or, quelle est la cause qui nous vaut cette liberté ?

C’est la Constitution qui nous a été conquise par nos pères, et dont nous jouissons aujourd’hui. Nous avons une Constitution qui place le gouvernement dans le suffrage des citoyens ; nous avons une Constitution qui nous a été octroyée pour notre propre protection. Nous n’avons pas plus de droits, nous n’avons pas plus de privilèges, mais nous avons autant de droits, autant de privilèges que les autres populations qui composent avec nous la famille canadienne. Or, il ne faut pas oublier que les autres membres de la famille canadienne sont partagés en deux partis : le Parti libéral et le Parti conservateur.

Maintenant, si nous qui sommes catholiques, nous n’avions pas le droit d’avoir nos préférences, si nous n’avions pas le droit d’appartenir au Parti libéral, il arriverait de deux choses l’une : ou nous serions obligés de nous abstenir complètement de prendre part à la direction des affaires de l’État, et alors, la Constitution – cette Constitution qui nous a été octroyée pour nous protéger – ne serait plus entre nos mains qu’une lettre morte ; ou nous serions obligés de prendre part à la direction des affaires de l’État sous la direction et au profit du Parti conservateur, et alors, notre action n’étant plus libre, la Constitution ne serait encore entre nos mains

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qu’une lettre morte, et nous aurions par surcroît l’ignominie de n’être plus, pour ceux des autres membres de la famille canadienne qui com-posent le Parti conservateur, que des instruments et des comparses.

Ces conséquences absurdes, mais dont personne ne pourrait con-tester la rigoureuse exactitude, ne montrent-elles pas jusqu’à l’évidence à quel point est fausse l’assertion qu’un catholique ne saurait appartenir au Parti libéral ?

Puisque la Providence a réuni sur ce coin de terre des populations différentes d’origine et de religion, n’est-il pas manifeste que ces popula-tions doivent avoir ensemble des intérêts communs et identiques, et que, sur tout ce qui touche à ses intérêts, chacun est libre de suivre soit le Parti libéral, soit le Parti conservateur, suivant que sa conscience lui dicte de suivre l’un ou l’autre parti ?

Pour moi, j’appartiens au Parti libéral. Si c’est un tort d’être libéral, j’accepte qu’on me le reproche ; si c’est un crime d’être libéral, ce crime, j’en suis coupable. Pour moi, je ne demande qu’une chose, c’est que nous soyons jugés d’après nos principes. J’aurais honte de nos principes, si nous n’osions pas les exprimer ; notre cause ne vaudrait pas nos efforts pour la faire triompher, si le meilleur moyen de la faire triompher était d’en cacher la nature. Le Parti libéral a été vingt-cinq ans dans l’oppo-sition. Qu’il y soit encore vingt-cinq ans, si le peuple n’est pas encore arrivé à accepter ces idées, mais qu’il marche le front haut, bannières déployées, à la face du pays !

Il importe cependant avant tout de s’entendre sur la signification, la valeur et la portée de ce mot « libéral », et de cet autre mot « conser-vateur ». J’affirme qu’il n’est pas une chose si peu connue en ce pays, par ceux qui l’attaquent, que le libéralisme. Il y a plusieurs raisons à cela.

Nous n’avons été initiés que d’hier aux institutions représentatives. La population anglaise comprend le jeu de ces institutions, en quelque sorte d’instinct, en outre par suite d’une expérience séculaire. Notre population, au contraire, ne les connaît guère encore. L’éducation ne fait que commencer à se répandre parmi nous, et pour ceux qui sont instruits, notre éducation française nous conduit naturellement à étudier l’histoire de la liberté moderne, non pas dans la terre classique de la liberté, non pas dans l’histoire de la vieille Angleterre, mais chez les peuples du con-tinent européen, chez les peuples de même origine et de même religion que nous. Et là, malheureusement, l’histoire de la liberté est écrite en caractères de sang, dans les pages les plus navrantes que contiennent peut-être les annales du genre humain. Dans toutes les classes de la société

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instruite, on peut voir, effrayées par ces pages lugubres, des âmes loyales qui regardent avec terreur l’esprit de liberté, s’imaginant que l’esprit de liberté doit produire ici les mêmes désastres, les mêmes crimes que dans les pays dont je parle. Pour ces esprits de bonne foi, le seul mot de libé-ralisme est gros de calamités nationales.

[...] Certes, je suis loin de faire un reproche à nos adversaires de leurs convictions, mais pour moi, je l’ai déjà dit, je suis un libéral. Je suis un de ceux qui pensent que partout, dans les choses humaines, il y a des abus à réformer, de nouveaux horizons à ouvrir, de nouvelles forces à développer. Du reste, le libéralisme me paraît de tous points supérieurs à l’autre principe. Le principe du libéralisme réside dans l’essence même de notre nature, dans cette soif de bonheur que nous apportons avec nous dans la vie, qui nous suit partout, pour n’être cependant jamais complètement assouvie de ce côté-ci de la tombe.

[...] Jusqu’à 1848, tous les Canadiens français n’avaient formé qu’un seul parti, le Parti libéral. Le Parti conservateur, ou plutôt le Parti tory, comme on l’appelait, n’était qu’une faible minorité. C’est de 1848 que datent les premières traces des deux partis qui, depuis, se sont disputé le pouvoir. M. La Fontaine avait accepté le régime établi en 1841. Lorsque M. Papineau fut revenu de l’exil, il attaqua le nouvel ordre de choses avec sa grande éloquence et de toute la hauteur de ses idées. Je n’entreprendrai pas ici de faire la critique de la politique respective de ces deux grands hommes. Tous deux aimèrent leur pays, ardemment, passionnément, tous deux lui dévouèrent leur vie ; tous deux, par des voies différentes, n’eurent d’autre but que de le servir ; tous deux furent probes et désinté-ressés. Restons sur ces souvenirs sans chercher qui des deux eut tort et qui eut raison.

[...] Lorsque la scission entre M. Papineau et M. La Fontaine fut devenue complète, la fraction du Parti libéral qui suivit M. La Fontaine finit, après quelques tâtonnements, par s’allier aux tories du Haut-Canada ; alors, au titre de libéral qu’elle ne pouvait ou n’osait pas encore avouer, elle ajouta celui de conservateur. Le nouveau parti se donna le nom de libéral-conservateur. Quelques années s’écoulèrent, et de nou-velles modifications suivinrent ; le nouveau parti abandonna entièrement le titre de libéral, et ne s’appela plus que le Parti conservateur. Je ne sais plus de quel nom nous appelons ce parti. Ceux qui aujourd’hui semblent y tenir le haut du pavé, s’appelleront eux-mêmes : le Parti ultramontain, le Parti catholique. Ses principes se sont modifiés comme son nom. Si M. Cartier revenait aujourd’hui sur la terre, il ne reconnaîtrait plus son parti. M. Cartier était dévoué aux principes de la Constitution anglaise.

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Ceux qui aujourd’hui, parmi ses anciens partisans, tiennent le haut du pavé, repoussent ouvertement les principes de la Constitution anglaise, comme une concession à ce qu’ils appellent l’esprit du mal. Ils ne com-prennent ni leur pays, ni leur époque. Toutes leurs idées sont calquées sur celles des réactionnaires de France, comme les idées des libéraux de 1848 étaient calquées sur celles des révolutionnaires de France.

[...] C’est l’habitude, dans le parti, de nos adversaires, de nous accuser, nous libéraux, d’irréligion. Je ne suis pas ici pour faire parade de mes sentiments religieux, mais je déclare que j’ai trop de respect pour les croyances dans lesquelles je suis né, pour jamais les faire servir de base à une organisation politique.

Vous voulez organiser un parti catholique. Mais n’avez-vous pas songé que, si vous aviez le malheur de réussir, vous attireriez sur votre pays des calamités dont il est impossible de prévoir les conséquences ? Vous voulez organiser tous les catholiques comme un seul parti, sans autre lien, sans autre base que la communauté de religion, mais n’avez-vous pas réfléchi que, par le fait même, vous organisez la population protestante comme un seul parti, et qu’alors, au lieu de la paix et de l’harmonie qui existent aujourd’hui entre les divers éléments de la popu-lation canadienne, vous amenez la guerre, la guerre religieuse, la plus terrible de toutes les guerres ?

Encore une fois, conservateurs, je vous accuse à la face du Canada de ne comprendre ni votre pays ni votre époque.

Nos adversaires nous font encore un reproche : ils nous reprochent d’aimer la liberté, et ils appellent l’esprit de liberté un principe dangereux et subversif.

[...] Mais nos adversaires, tout en nous reprochant d’être les amis de la liberté, nous reprochent encore, par une inconséquence qui serait très grave, si l’accusation était fondée – de refuser à l’Église la liberté à laquelle elle a droit. Ils nous reprochent de vouloir fermer la bouche au corps administratif de l’Église, au clergé, de vouloir l’empêcher d’ensei-gner au peuple ses devoirs de citoyen et d’électeur. Ils nous reprochent, pour me servir de la phrase consacrée, de vouloir empêcher le clergé de se mêler de politique et de le reléguer dans la sacristie.

Au nom du Parti libéral, au nom des principes libéraux, je repousse cette assertion ! Je dis qu’il n’y a pas un seul libéral canadien qui veuille empêcher le clergé de prendre part aux affaires politiques, si le clergé veut prendre part aux affaires politiques. [...]

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Joseph-Adolphe Chapleau (1840-1898)

Chapleau se lance en politique active pour soutenir le projet de Confédération et appuyer le Parti libéral-conservateur que dirigent George-Étienne Cartier et John Alexander Macdonald.

De 1867 à 1882, il siège à l’Assemblée législative de Québec et il devient premier ministre en 1879. Réélu trois ans plus tard, mais n’ayant pas réussi à unir conservateurs et libéraux modérés, il accepte l’invitation de John A. Macdonald de poursuivre sa carrière à Ottawa, comme secrétaire d’État puis ministre des Douanes.

Le journaliste Ulric Barthe, pourtant très proche de Laurier, trouve que « l’élo-quence de Chapleau est plus animée, plus brillante, plus emphatique, plus nerveuse et plus théâtrale ».

Selon Camille Roy :

Chapleau fut probablement de tous nos orateurs politiques le plus capable de charmer et d’émouvoir un auditoire. Il avait de l’homme élégant toutes les qualités extérieures : un verbe harmonieux, une pose élégante, une tête au profil classique, une longue cheve-lure tombant avec grâce sur ses épaules, un geste énergique, une diction chaude, caressante ou passionnée : il se dégageait de sa personne, à la minute des grands mouvements oratoires, une sorte de magnétisme qui subjuguait même ses adversaires. Et cette action extérieure était au service d’une belle intelligence, servie par la plus prompte imagination. Chapleau maniait avec facilité la langue française. Quand l’éloquence de Chapleau manquait de substance ou d’idées, ce qui arrivait assez souvent, l’image, le sentiment, la voix et le geste suppléaient alors à la pensée et faisaient applaudir l’orateur.

Pour E.-J. Auclair :

Il est l’orateur le plus aimé des foules que nous ayons eu. Avec sa tête incomparable, sa chevelure de conquérant, son œil si clair et sa voix d’or, il électrisait à la lettre ses audi-teurs et il les ravissait. Quand il le voulut, il fut éloquent comme jamais personne chez nous ne l’a été. Il avait d’abord un physique irrésistible attrayant, doué en plus d’une imagination très vive et étonnamment fertile, l’homme de cœur s’il en fut, facilement accessible à toutes les passions, il parlait surtout aux sentiments, trouvait vite et natu-rellement les mots et les images qui prenaient l’âme, s’exprimait avec une chaleur, une abondance et une aisance qui masquaient parfois le vague ou le flou de la pensée et le laisser-aller du raisonnement.

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Et L.-O. David écrit :

S’il n’a pas été tout ce qu’il aurait pu être, il a quand même, pendant près de quarante ans, fait grand honneur à sa province et à son pays, par son esprit pétillant, son tact et son habileté, surtout par un talent oratoire exceptionnel, talent qu’il a souvent mis au service du droit, de la justice et des plus belles causes religieuses et nationales.

*

Ministre fédéral depuis 1882, Chapleau demeure le chef incontesté de tous les conservateurs du Québec, mais le libéral Mercier l’affronte à chaque détour. Ce discours férocement partisan donne une bonne idée de la violence verbale qui caractérise les assemblées contradictoires de l’époque. Celle-ci, convoquée par le premier ministre Mousseau, qui appelle son prédécesseur Chapleau, malade, à son aide, attire plus de 6 000 personnes et réunit une quinzaine d’orateurs, dont Mercier, qui est aussi souffrant. La faveur populaire donnera, cette fois, la victoire à Mercier, contre toute attente.

Durant une grande partie de leur carrière, les deux hommes se disputent l’hon-neur d’unir les libéraux et les conservateurs québécois sous une même bannière politique. C’est finalement Mercier qui mène le Parti national au pouvoir au lendemain de l’exécution de Louis Riel.

« ... Je n’ai Jamais voulu De coalition »

6 septembre 1883, Assemblée de Saint-Laurent

Au moins si ces petites gens mettaient, dans leurs attaques, un peu des formes que les bonnes traditions électorales nous ont laissées. Mais non :

Vil intrigant, menteur, spéculateur, pillard, trafiquant de principes, jobber éhonté, esclave, manipulateur de consciences, chef de bande de brigands, vampire, escamoteur de lettres, franc-maçon, ami des sicaires, des assassins, ami des forçats, hypocrite, rapinard, voleur.

C’est là la collection des mots doux – et c’est trié sur le volet – que le journal de M. le sénateur Trudel a faite à mon intention dans les 50 ou 40 numéros que j’ai parcourus hier. Pour sûr, ce n’est pas au Sénat qu’il a dû apprendre ce vocabulaire. Ce ne peut être non plus lors de son voyage à Paris ; on m’assure qu’il était plus « gentil » que cela aux Folies

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Bergère. Aurait-il, par hasard, comme l’innocent Vert-Vert2, fait la tra-versée en mauvaise compagnie ? Trouvez, si vous pouvez.

Pour moi, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir. Je ne sais qu’une chose, et vous serez de mon avis, c’est qu’un stock pareil ne peut pas venir d’un magasin bien propre.

Le Temps, ce boulet que M. Mercier s’est attaché au pied, le Temps est plus jeune et n’a pas encore de ces mots-là ; il est trop petit et n’a pas la bouche assez grande. Mais ça viendra ; voyez plutôt :

Cette outre gonflée de vent, qu’on appelle le secrétaire d’État, n’a pourtant jamais effrayé personne. En dehors d’un physique agréable et d’une voix sympathique, il ne possède rien qui puisse faire de lui un orateur même convenable. Les convenances, la grammaire, le bon sens même, n’ont jamais plus été maltraités par le dernier des marchands d’orviétan, que par ce charlatan politique, dont le seul mérite consiste à résonner comme une grosse caisse, et à faire ensuite circuler sa sébile dans les rangs de la foule, pour remplir son propre gousset. La vente du chemin de fer en est la preuve.

Voilà la politesse, la justice de mes adversaires ! Comme c’est agréable de faire la lutte avec de pareils hommes ! Comment ! J’ai été député plus de seize ans et j’ai cru siéger en Chambre avec beaucoup d’hommes de bon sens, j’ai été ministre huit ans ; j’ai été premier ministre près de trois ans. Je me suis laissé dire que j’avais fait mon devoir dans les diverses positions élevées que j’ai occupées. Il faut donc que le monde soit composé d’imbéciles et que seul le grand rédacteur du Temps soit un homme d’esprit... Celui-là peut ne pas faire de fautes de langage ; c’est assez qu’il fasse des « erreurs de jugement ». Que la terre de Notre-Dame-des-Anges lui soit légère !

[...] Et c’est là ce qu’ils appellent faire de la politique ! Mais qu’est-ce donc que la politique ? Jusqu’à présent j’ai cru que c’était la science des hommes et des choses appliquée à l’administration des affaires publi-ques ; je croyais que c’était l’art d’instruire le peuple et de le diriger vers ses destinées dans le monde. M’étais-je trompé ? Suis-je donc un naïf ? Il est vrai que j’étais bien jeune quand j’ai appris les éléments de la poli-tique. J’ai aimé la politique avant d’avoir connu les sentiers tortueux de l’intérêt, de l’ambition et de l’intrigue. J’ai étudié la politique avant d’avoir

2. Dans le poème Vert-Vert de Jean-Baptiste-Louis Gresset, un perroquet hébergé dans un couvent scandalise les religieuses en répétant des grivoiseries apprises de mauvais compagnons lors d’un voyage.

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compris la mesquinerie étroite, ou l’effronterie calculée qui s’y mêle trop souvent. Oui, la politique a eu mes premières affections et j’ai garde pour elle une fraîcheur de souvenir que le temps n’a pas encore desséchée. C’est peut-être une faute dans mon éducation politique ; c’est sans doute une faiblesse en vue du succès. Mais je vous confesse que je ne regrette pas cette faute, que je ne veux pas me guérir de cette faiblesse. J’ai, dès les premiers jours de ma carrière, aimé la franchise et l’amitié dans la politique ; je n’ai pas changé, je ne veux pas changer mon tempérament à cet endroit. Je sortais du collège ; j’avais, dans l’histoire de mon pays, appris que nos ancêtres par le sang sortaient d’une race dont on a dit avec raison : Gesta Dei per Francos, que Dieu s’était servi d’eux pour son œuvre, et que nos grands-parents adoptifs étaient des hommes qui avaient porté sur toutes les mers la gloire de leur nom et jeté dans tous les con-tinents la semence féconde de la liberté. Je crus alors que ce peuple du Canada, mélange de grandeur, de dévouement, de franchise et de fierté, valait la peine qu’on l’aime et qu’on l’instruise ; qu’on le fasse grand et robuste et qu’on se donne garde de le tromper, de le gâter et de l’avilir.

Voilà pourquoi depuis le premier jour où je parlai au peuple, jusqu’à ce moment où je vous adresse la parole, je n’ai jamais eu d’autre règle que celle-ci : pour avoir le droit de dire au peuple quels sont ses devoirs, il faut d’abord le respecter ; pour le commander, il faut l’aimer : pour avoir sa confiance, il faut être courageux et franc. Et je n’ai pas crainte d’en appeler à tous ceux qui m’ont entendu depuis vingt ans. J’en appelle à vous, messieurs, qui m’écoutez. Le peuple, le vrai peuple, non pas le peuple qu’on paie et qu’on avine, le peuple m’a toujours écouté, même quand il ne m’a pas suivi. J’ai pu me tromper, j’ai dû me tromper parfois : qui ne se trompe jamais ? Mais j’ai la satisfaction de me dire que ça n’a pas été par calcul, et je sais qu’on m’a su gré de ma bonne foi. Voilà pourquoi je n’ai jamais eu de défaillance ; voilà pourquoi le dégoût ne s’est jamais emparé de moi pour me faire abandonner ma tâche, bien que peu d’hommes aient eu autant de luttes à soutenir, de haines à braver, de bave à essuyer de la part de leurs adversaires. Je me suis toujours dit que le pays que j’aime vaut bien la peine que j’endure tout cela à son service. Souvent je suis revenu de ces mêlées éclaboussé, blessé, meurtri, mais jamais brisé. Qu’importe ? Ce n’est pas comme soldat de parade que j’ai gagné mes épaulettes, et si j’ai gardé mes blessures, j’ai aussi gardé mon drapeau.

Et je ne suis pas mort. Il y a quelques mois pourtant on me faisait mourir ; on sonnait mes glas avec un air de joie mal déguisée ; on prépa-

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Quand il pose pour la postérité en février 1885, Chapleau n’a pas encore 45 ans; il a siégé cinq ans à Québec, comme premier ministre de l879 à l882. Depuis ses premiers procès comme plaideur, et dans des assemblées politiques à partir de l’âge de 19 ans, il est reconnu pour ses traits agréables, sa longue chevelure, sa voix mélodieuse et son aisance devant les foules. À la Chambre des Communes, il s’affirme sans grande difficulté, contre Hector Langevin, comme le chef des conservateurs du Québec. Mais dans quelques mois, la pendaison de Louis Riel fait basculer le Québec et tout le Canada français dans le camp libéral.

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rait mon oraison funèbre et on commençait à dire du bien de moi, me croyant fini. Je suis revenu. Depuis ce temps, on s’acharne contre moi, on veut m’enterrer tout vivant : m’enterrer dans la boue, dans la fange, dans la haine, dans la calomnie. Je ne savais pas que mes ennemis avaient dans l’âme autant d’ordures, dans le cœur tant de fiel, au bout de leur plume tant de venin.

Mais on ne m’a pas enterré, et l’on ne m’enterrera pas encore. Je me porte mieux que jamais, et je suis venu ici, au milieu de ce peuple que j’aime, continuer ma tâche, qui est celle de vous faire du bien. Cette tâche, nous la ferons ensemble, et avec votre appui, nous la finirons vic-torieusement. À nous le travail, à tous la gloire et les bons résultats.

[...] L’opposition que nous font ces hommes ne serait pas impor-tante, sans le caractère qu’ils ont donné à ce qu’ils appellent leur mission politique. Ils se sont affublés du manteau de la religion, et avec cette dépouille, ils en ont imposé à nombre de gens honnêtes qu’il est difficile de désabuser.

Une singulière maladie s’est produite depuis quelques années dans notre pays. Du moment qu’un jeune homme lit dix pages de Veuillot ou de Joseph de Maistre, qu’il écrit deux ou trois lettres à un curé et un article dans la presse, ne voilà-t-il pas qu’il croit avoir une mission ? Il se fait apôtre ; il lui faut de suite une croisade. Or comme les barbares et les ennemis de la foi sont loin et que les projectiles du jeune Croisé ne sont pas de longue portée, ceux-ci tombent dans le voisinage ; et si un voisin charitable les lui rapporte en lui faisant remarquer qu’il a manqué le but, que les païens sont plus loin, vite il s’emporte, cherche querelle au voisin, l’accuse de pactiser avec l’ennemi et de trahir les grands intérêts religieux. Pas d’explications, pas de réponse, vous êtes marqué du sceau fatal. C’est vraiment ainsi que s’est produit ce que l’on a appelé la presse politico-religieuse, presse sans autorisation, presse malveillante, qui a fait plus de tort que beaucoup d’ennemis naturels de la religion, parce qu’elle n’a fait que froisser, que diviser les consciences, en faisant de l’exclusivisme, et en se posant comme seul défenseur intelligent des doctrines et de la hiérarchie.

Il y a deux choses dans la province de Québec qu’un gouvernement n’osera jamais attaquer : c’est la nationalité canadienne-française, c’est la religion catholique. Il y a trop de force dans ces deux puissances, il y a trop d’unité de sentiment à ce sujet dans la population pour qu’on aille s’y heurter. Voyez les gouvernements libéraux sortis des luttes politiques des trente dernières années. Malgré leurs dénonciations dans la presse

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et sur les hustings, lorsqu’ils n’étaient que l’opposition, malgré les idées de libre-pensée qu’affichent leurs plus puissants amis, vous les voyez se montrer dociles lorsque les questions religieuses viennent à se soulever. Ce n’est pas leur sympathie qui les fait agir, ce n’est pas leur bon vouloir, ce sont leurs intérêts ; c’est parce qu’ils savent que l’immense majorité de notre peuple est profondément et sincèrement catholique.

[...] Il est temps que l’opinion publique s’agite et fasse tomber ces masques. Il n’y a pas de pire exploitation que l’exploitation religieuse. Personne n’a le droit de faire servir à ses fins personnelles ce grand, ce puissant sentiment qui nous domine tous dans ce beau pays du Canada.

Dans un pays où il y a tant d’esprits honnêtes, de catholiques sin-cères, de disciplines du vrai et du droit, il est facile de se faire des partisans au nom de la religion. Mais malheur à qui se fera de la religion un esca-beau pour monter à des régions qui lui sont étrangères !

[...] Mais le mal est fait et ceux qui le condamnent aujourd’hui savent bien que la responsabilité qu’ils ont assumée est d’une gravité énorme. La faute d’une partie du clergé, car il y a eu une faute de com-mise, ce n’est pas de s’être intéressé à la chose politique, c’est son droit ; ce n’est pas d’avoir donné son opinion sur les questions politiques qui peuvent toucher à la morale, à la religion, c’est son devoir. Votre faute, Messieurs, c’est d’avoir laissé les politiciens entrer chez vous, dans cette forteresse de la société où la foi, la charité, la vertu devraient seules être admises. La faute, c’est d’avoir permis à quelques hommes, les uns plus convaincus qu’ambitieux, les autres plus ambitieux que sincères, de vous prendre pour leurs associés, pour leurs cautions, de vous faire leurs défenseurs tandis qu’ils ne devraient être que les vôtres, de se réfugier dans votre arche sainte, pour cacher leur faiblesse, pour éviter les désas-tres qui les menaçaient.

Enfin la faute, c’est de vous être offerts vous-mêmes pour recevoir les coups que leur témérité leur avait attirés. Prenez garde, ceux qui vous font commettre cette faute y ont leur intérêt personnel, et à cet intérêt ils ne craindraient pas de sacrifier la religion et l’Église. Ils sont insinuants, ils sont habiles, ils vous flattent, ils vous disent que vous seuls connaissez les vrais besoins du peuple. Oui, et c’est parce que vous les connaissez si bien que vous devez éviter de vous laisser entraîner à faire la besogne de ceux qui, eux, ne se soucient guère des besoins du peuple. Vous, vous représentez le dévouement, l’abnégation, le sacrifice, la charité enfin ; ceux qui veulent se servir de vous sont loin de représenter ces vertus aux

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yeux du peuple. N’allez donc pas couvrir impunément leur cause de votre nom, de votre mission et de votre caractère.

[...] Une fois pour toutes, et pour mettre fin à tous ces propos mal-veillants, je vous déclare que je n’ai jamais voulu de coalition. La coalition est un compromis entre deux partis politiques, par lequel les programmes respectifs de ces partis sont modifiés pour n’en faire qu’un seul, acceptable à tout le monde. On en a vu un exemple, dans ce pays, lors du programme de la Confédération. J’ai prêché l’union, la conciliation ; la coalition, jamais ! À ceux qui voulaient que je m’efface, M. Joly consentant à s’ef-facer, pour reconstituer un nouveau parti, j’ai toujours répondu que j’avais entrepris de diriger la province avec mon programme et que je n’enten-dais aucunement laisser ma tâche aux autres. J’ai demandé à tous les hommes de bonne volonté de se joindre à moi pour inaugurer un règne d’union parmi nous.

Cette union, nécessaire pour nous la minorité dans la Confédéra-tion, Cartier l’avait voulue quand il offrait loyalement une alliance au chef du Parti libéral bas-canadien, M. Dorion ; le Parti libéral lui-même en avait compris la nécessité quand il faisait cette tentative, maladroite si l’on veut, mais au moins très significative, de fusionner toutes les opi-nions en un grand parti politique qu’on baptisa pompeusement du grand nom de « National ». Cette union, je l’avais espérée, lorsqu’après les luttes fiévreuses de ce qu’on appellera désormais « la période Letellier », le peuple, fatigué de ces déchirements violents, effrayé de ces défaites et de ces victoires de parti, au bout desquelles il ne voyait que l’appauvrissement et la ruine, le peuple, dis-je, demandait à grands cris la réconciliation de ses enfants, l’union de toutes les forces vives de la nation pour un travail commun, le bien de la province par le développement de ses ressources matérielles et l’agrandissement de son influence politique et morale dans la Confédération.

[...] Oui, je voulais l’union, des conservateurs et des libéraux du Québec, je n’ai pas honte de l’avouer, et vous, M. Mercier, vous devriez être fier de déclarer que vous la vouliez aussi, au lieu de vous défendre d’un aussi beau sentiment. Décidément, vous commencez à me faire croire que vous n’étiez pas plus sincère sur cette question que vous ne l’avez été sur d’autres. Vous n’avez pas besoin de faire de l’argutie. Tout le monde sait que, dès 1879, vous étiez déjà prêt à rompre avec votre parti.

[...] Ce sont vos amis, vos journaux qui vous excusent et vous accu-sent. Moi qui sais votre pensée là-dessus, je ne vous blâme que d’une

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chose, c’est de ne pas avoir aujourd’hui la franchise de vos opinions d’alors. Voyons, pas de détours, pas d’arguties ; faites donc votre confes-sion pleine et entière ; ceux qui vous ont blâmé, ceux qui vous ont accusé vous pardonneront plus facilement, si vous voulez être franc.

Ah ! Messieurs, si je ne connaissais pas la versatilité des talents politiques de M. Mercier, si je ne l’avais pas vu à mes côtés, combattant les libéraux à outrance dès 1862, pour le voir ensuite se faire leur plus ardent défenseur ; si je ne l’avais vu un peu plus tard revenir timidement à ses premières amours, pour retourner encore à son vomissement d’im-précations contre ceux qui avaient eu ses premiers vœux, je serais étonné de lire non pas les déclarations des autres sur son compte, mais bien le récit de ses propres mouvements, depuis le jour où le pouvoir « fatal et fascinateur », lui a mis à l’âme une ambition sans bornes, et au cœur une soif ardente de posséder et de jouir. De ce moment, son rêve n’a pas changé, et chaque réveil importun n’a fait que soulever plus intense et plus vif le désir de voir le rêve se continuer.

[...] Au lieu de continuer ces dissensions misérables, réunissons-nous donc tous sous une même bannière, celle de la patrie. Que le prêtre enseigne la soumission à l’autorité et donne l’exemple par ses actes. Que nos compatriotes concentrent tous leurs efforts vers un même but, afin que nos gouvernants, libres enfin de ces mesquines attaques personnelles que l’on provoque de tous côtés, puissent consacrer leur temps, leurs efforts, leur intelligence et leur dévouement à donner la prospérité au peuple, la protection et la liberté à nos institutions, et à notre belle pro-vince la place élevée qu’elle doit occuper dans la Confédération.

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Honoré Mercier (1840-1894)

Mercier, a été, selon Lionel Groulx, « quelque chose comme un météore dans le ciel politique au Canada ». En fait, des trois astres de la politique canadienne-française qui brilleront à cette époque, c’est Mercier qui fulgure le plus rapidement et qui s’éteint le premier.

Il commence sa carrière comme député fédéral un an après l’élection de Laurier à l’Assemblée législative du Québec, mais leurs intérêts politiques respectifs les font bientôt changer tous deux de théâtre : Mercier, député fédéral de 1872 à 1874, entre à l’Assemblée législative québécoise en 1879, où il siégera pendant quatorze ans ; Laurier, lui, la quitte en 1874, deux ans seulement après son élection, pour entreprendre une carrière nationale.

C’est l’indignation provoquée au Canada français par la pendaison de Louis Riel, le 16 novembre 1885, qui donne à Mercier l’occasion rêvée de réunir les Qué-bécois sous la bannière du Parti national, qu’il a fondé l’année précédente, et de se faire élire premier ministre huit mois plus tard.

L’abbé Camille Roy a dit de lui : « Son éloquence était faite d’une pensée claire, précise, vigoureuse et d’une chaleur d’émotion qu’une diction lente et pénétrante faisait vibrer davantage. »

Laurier lui-même, dès 1877, affirme que Mercier est « un des plus puissants orateurs qui aient paru au Canada depuis Papineau ».

Dans Un panthéon canadien, un choix de biographies publié en 1891, Maximilien Bibaud écrit : « Il est dans les affections du peuple, l’héritier du grand Papineau. »

Même si sa gloire est de courte durée et que ses dernières années sont assombries par le scandale, il est certainement l’un des politiciens les plus aimés de l’histoire du Québec, et plus de 70 000 personnes le conduisent à son dernier repos.

*

Six jours après l’exécution de Louis Riel, l’émotion déborde toujours au Québec et de 30 000 à 50 000 personnes, selon les estimations – la plus grande assemblée jamais tenue dans la province – se réunissent le 22 novembre, sur le Champ-de-Mars, la plupart portant au bras le brassard noir du deuil.

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Les Grands discours de L’histoire du Québec154

Du haut de trois tribunes différentes, une procession d’orateurs, dont Mercier et Laurier, crient leur indignation pendant toute la journée, mais c’est Mercier qui prononce les paroles les plus mémorables. La brièveté de son discours, exceptionnelle pour l’époque, en augmente l’effet.

« ... un meurtre JuDiciaire »

22 novembre 1885, Champ-de-Mars, Montréal

Riel, notre frère, est mort, victime de son dévouement à la cause des Métis dont il était le chef, victime du fanatisme et de la trahison ; du fanatisme de sir John et de quelques-uns de ses

amis ; de la trahison de trois des nôtres qui, pour garder leur portefeuille, ont vendu leur frère.

En tuant Riel, sir John n’a pas seulement frappé notre race au cœur, mais il a surtout frappé la cause de la justice et de l’humanité qui, repré-sentée dans toutes les langues et sanctifiée par toutes les croyances religieuses, demandait grâce pour le prisonnier de Regina, notre pauvre frère du Nord-Ouest.

Nous sommes ici cinquante mille citoyens, réunis sous l’égide pro-tectrice de la Constitution, au nom de l’humanité qui crie vengeance, au nom de deux millions de Français en pleurs, pour lancer au ministre fédéral en fuite3 une dernière malédiction qui, se répercutant d’écho en écho sur les rives de notre grand fleuve, ira l’atteindre au moment où il perdra de vue la terre du Canada, qu’il a souillée par un meurtre judi-ciaire.

Quant à ceux qui restent, quant aux trois4 qui représentaient la province de Québec dans le gouvernement fédéral, et qui n’y représentent plus que la trahison, courbons la tête devant leur défaillance, et pleurons leur triste sort ; car la tache de sang qu’ils portent au front est ineffaçable, comme le souvenir de leur lâcheté. Ils auront le sort de leur frère Caïn.

3. Le premier ministre John A. Macdonald, s’était rendu en Angleterre à la fin de la session parlementaire.

4. Hector Langevin, Joseph-Adolphe Chapleau et Adolphe-Philippe Caron.

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En face de ce crime, en présence de ces défaillances, quel est notre devoir ?

Nous avons trois choses à faire : nous unir pour punir les coupables ; briser l’alliance que nos députés ont faite avec l’orangisme ; et chercher dans une alliance plus naturelle et moins dangereuse la protection de nos intérêts nationaux.

Nous unir ! Oh, que je me sens à l’aise en prononçant ces mots ! Voilà vingt ans que je demande l’union de toutes les forces vives de la nation. Voilà vingt ans que je dis à mes frères de sacrifier sur l’autel de la patrie en danger les haines qui nous aveuglaient et les divisions qui nous tuaient. [...] Il fallait le malheur national que nous déplorons, il fallait la mort de l’un des nôtres pour que ce cri de ralliement fût compris. [...]

Et puis, n’oublions pas, nous libéraux, que si la nation est en deuil à cause de l’assassinat de Riel, les conservateurs nos frères sont abîmés dans une douleur plus profonde que la nôtre. Ils pleurent Riel comme nous, mais aussi ils pleurent la chute et la trahison de leurs chefs. Eux qui étaient si fiers et avec raison, de Chapleau et de Langevin, qui voyaient dans l’éloquence de l’un et dans l’habileté de l’autre le salut du pays, sont obligés de courber la tête et de maudire aujourd’hui ceux qu’ils bénissaient hier. [...]

Chapleau a refusé la main d’un frère pour garder celle de sir John5 ; il a préféré les hurlements de quelques fanatiques aux bénédictions de toute la nation canadienne-française ; il a préféré la mort à la vie ; la mort pour lui, la mort pour Riel ; sa carrière est brisée comme celle de Riel, seulement celui-ci est tombé en homme, celui-là en traître !

5. Mercier avait offert à Chapleau de lui céder la direction du Parti national s’il aban-donnait le Cabinet fédéral.

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Joseph-Adolphe Chapleau

La décision du premier ministre John A. Macdonald de permettre l’exécution de Louis Riel secoue le Parti conservateur au Québec et compromet la carrière de Chapleau, l’héritier présomptif de Cartier.

Chapleau doit ici répliquer à une motion de censure proposée contre le ministère pour avoir permis l’exécution de Riel et il s’attaque en particulier à Laurier (député de Québec-Est) qui, avec l’aide d’Honoré Mercier à Québec, est en train d’unir la province de Québec sous la bannière des libéraux.

« prenez garDe »

24 mars 1886, Chambre des communes

La Providence permet que les passions humaines et le libre arbitre des hommes marquent les heures sombres dans l’histoire des nations. Louis Riel a écrit de sa main les pages les plus lamen-

tables de l’histoire du Nord-Ouest. Il a signé et scellé de son sang sur l’échafaud de Regina, le 16 novembre dernier, ces pages où se lit le récit des meurtres et des assassinats. Le gibet de Regina a projeté son ombre hideuse sur la jeune ville, aussi nommée en l’honneur de notre reine et l’on a déchiré le sol vierge de la province d’Assiniboïa pour recevoir le cadavre de celui qui avait semé le mécontentement et la discorde, qui avait fait germer la guerre et la dévastation dans ce pays qui n’aurait dû connaître que le bonheur tranquille du travail et de la paix. Fasse le ciel que cette sanction suprême donnée à la loi empêche les fauteurs de troubles d’imiter son exemple. Par malheur, de la cellule du rebelle, de l’échafaud et de la tombe du supplicié, il est parti un vent de révolte et le souffle empoisonné des animosités nationales qui ont envahi une de nos provinces et qui menacent encore, plus que nous le pensons, peut-être, la tranquillité future et l’avenir du Canada.

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Si je rappelle le souvenir de ces tristes événements, ce n’est que pour faire voir la malheureuse position dans laquelle se trouvent placés ceux qui, dans la province de Québec, ont épousé – les uns de bonne foi, les autres pour des intérêts de parti – la cause de la rébellion qui a fait renaître quelques-uns des plus mauvais jours de notre histoire politique. C’est le sentiment des dangers que cette crise nous faisait courir, qui m’a dominé pendant toute cette période et qui a écarté de mes lèvres et de ma plume les paroles indignées et les violents reproches qu’auraient justifiés peut-être les traitements auxquels mes collègues et moi avons été soumis pendant plus de trois mois.

Pendant ce temps nous avons vu une populace furieuse et affolée brûler nos portraits, nous pendre en effigie ; ces injures ont provoqué bien plus ma pitié que ma colère. À Montréal, on est allé jusqu’à exposer, dans une vitrine, mon portrait avec une tache rouge au front, pour indiquer que j’étais le meurtrier d’un de mes concitoyens. J’ai pardonné cette vilenie. [...] J’excuse facilement les attaques venant de l’agitation popu-laire, mais il y a des choses qui m’ont été pénibles. Ces démonstrations ont été montées par des personnes liées d’amitié avec moi et qui, dans leur for intérieur savaient que je n’étais ni un traître, ni un lâche.

Moi, un traître ! Il y a maintenant plus de 27 ans que je suis dans la vie publique et je pense être en droit de demander ce témoignage à mes amis et à mes adversaires que j’ai toujours été fidèle à mon souverain, fidèle à mon pays, fidèle à mon parti et fidèle à mes amis. Et c’est moi que l’on appelle un traître ! Ah ! S’il est une accusation que l’on ne puisse porter contre moi, c’est celle de trahison. Au contraire, l’on m’a souvent reproché même dans les journaux libéraux de pousser trop loin la loyauté et la fidélité en politique.

On m’a aussi appelé lâche. Il est pénible d’avoir à parler de soi, mais je puis bien dire que ceux qui m’ont lancé cette injure auraient peut-être senti leur cœur défaillir s’ils avaient eu à passer à travers les épreuves qui m’ont poursuivi depuis le 13 novembre dernier6. Avoir gardé son courage, comme j’ai gardé le mien, avoir affronté ce que j’ai affronté, avoir refusé ce que j’ai refusé, avoir fait ce que j’ai fait aurait dû, j’en appelle à ceux qui me l’ont lancée à la face, me mettre à l’abri de cette insulte.

Mais comme je l’ai déjà dit, croyant que je me trouvais en face d’une de ces positions qui ne se présente qu’une fois dans la vie d’un

6. Erreur de date ? Riel a été pendu le 16 novembre 1885.

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Les Grands discours de L’histoire du Québec158

homme, étant persuadé qu’un grand danger menaçait mon pays et mes compatriotes, j’ai banni de mon cœur et éloigné de ma plume toute expression de colère contre ceux qui m’avaient outragé.

[...] Je ne suis pas de ceux qui regardent comme mauvais tout sentiment national ; notre population est composée de différentes races et l’affirmation des droits d’une race n’est pas condamnable en soi ; la fierté qu’un chacun peut tirer de sa nationalité peut produire de bons résultats, mais, comme toutes les passions fortes, ce sentiment n’est pas sans danger. Comme tous les puissants ressorts qui agissent sur l’humanité, il a besoin d’être réglé, autrement il peut conduire à des résultats dange-reux.

Il en est du sentiment national comme de ces puissants agents de la science médicale : en petite quantité, ce sont d’excellents remèdes ; à haute dose, des poisons. Dans la question qui nous occupe, nos amis se sont laissés entraîner à un sentimentalisme exagéré et c’est ce qui nous a valu, dans la province de Québec, cette explosion d’animosité nationale d’une province contre une autre que nous déplorons tous et dont nous verrons la fin, je l’espère, lorsque cette Chambre aura prononcé sur cette affaire le jugement que nous attendons d’hommes dominés par un esprit de sagesse et de modération.

[...] L’honorable M. Laurier s’est efforcé en Chambre de faire oublier son discours du Champ-de-Mars, non en le répudiant, mais en le dépassant en audace ! Que trouvons-nous dans son dernier discours ? D’abord, une justification de l’insurrection, puis la mise en accusation des ministres pour avoir traité avec cruauté un homme qui combattait pour la liberté contre un gouvernement despotique, et enfin, en troisième lieu, j’ai été surpris de le voir démolir le beau monument qu’il venait d’élever à la gloire de son héros. Après lui avoir posé sur la tête l’auréole du martyre, il nous déclare que le gouvernement n’avait pas prouvé que Riel était sain d’esprit et que lui, M. Laurier, le croyait privé de raison, oubliant que son héros ne pouvait paraître devant le monde sous les doubles traits d’un héros ou d’un aliéné. Il doit être l’un ou l’autre et comme l’honorable député en a fait et un aliéné et un héros, toutes ses belles périodes perdent leur signification.

[...] J’ai été surpris d’entendre M. Laurier déclarer que ce qui mérite condamnation ce n’est pas la rébellion, mais le despotisme qui la provoque et que ce qui est détestable ce ne sont pas les rebelles, mais les hommes qui ayant le pouvoir en mains n’en remplissent pas les devoirs.

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L’idée que l’honorable député a énoncée ferait très bien dans un effort de rhétorique ; elle serait une très heureuse réponse à l’honorable ministre de la Milice, qui a dit haïr dans son cœur la rébellion et les rebelles ; ce pourrait être une superbe repartie dans un cercle de discus-sion ; mais cette déclaration, tombée de la bouche d’un conseiller privé, que ce qu’il hait ce n’est pas la rébellion, ce ne sont pas les rebelles, n’aurait jamais dû être proférée dans une assemblée délibérante.

L’honorable député a cru qu’il pourrait répondre au ministre de la Milice7 en disant que, si sir George Cartier, qui a conduit brillamment le Parti conservateur canadien-français, pendant nombre d’années, avait été présent et avait entendu les paroles de l’honorable ministre de la Milice, un de ses successeurs en office, il les lui aurait reprochées, car lui-même avait été un rebelle en 1837. J’aurais désiré que sir George Cartier pût être ici pour entendre cela. Il aurait pu dire, peut-être, que dans sa jeunesse, emporté par les idées de liberté, il s’était associé à un mouvement beaucoup plus justifiable que la rébellion du Nord-Ouest et qu’on a pu le trouver dans les rangs des rebelles ; mais cet homme d’État remarquable aurait sans doute répliqué à l’honorable député ce que je l’ai entendu dire un jour : que, s’il avait été pris les armes à la main et pendu, il n’aurait eu que ce qu’il méritait. L’honorable député ne saurait citer une seule parole de sir George Cartier justifiant sa révolte contre l’autorité, il ne l’a jamais entendu dire un mot dans ce sens.

Même sir George Cartier eût proféré de semblables paroles, c’eût été au sujet d’un événement auquel on ne peut aucunement comparer l’insurrection de la Saskatchewan en 1885 ; l’honorable député peut bien, par la magie de son éloquence, faire voir que la rébellion et les rebelles étaient justifiables alors, il ne convaincra jamais les fidèles sujets canadiens que la dernière insurrection du Nord-Ouest peut être à bon droit mise en parallèle avec le mouvement de 1837.

Je dois remercier l’honorable député et ses amis de n’avoir pas répété dans cette enceinte ce qu’ils ont proclamé par tout le pays, que les martyrs du Nord-Ouest devraient être honorés et exaltés à l’égal des victimes de 37-38, et qu’ils méritent la vénération, l’admiration et le respect de leurs compatriotes tout autant que ces héros. Mon honorable ami le député de Québec-Est n’aurait pu redire ces paroles ici. Il sait que ses vieux amis du Bas-Canada, qui ont pris part à l’agitation de 1837 et 1838, l’auraient répudié.

7. Adolphe-Philippe Caron.

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[...] Riel était un agitateur sans scrupule, organisant une rébellion contre sa souveraine, par ambition personnelle et pour son bénéfice propre, sous le prétexte de redresser des griefs publics. Riel était un conspirateur né, un affamé de pouvoir et de richesses ; frustré dans ses desseins mais non vaincu par sa première défaite, qui avait ébranlé son cerveau sans en extirper le germe d’une ambition morbide, il avait attendu patiemment l’occasion de revenir à la surface, jusqu’à ce que cette occa-sion lui fût donnée ; il connaissait parfaitement la nature de l’insurrection qu’il projetait et qu’il prêchait ; il connaissait parfaitement les graves responsabilités de ce mouvement, et il était disposé à accepter, comme conséquence de l’insuccès, la perte de sa propre vie.

Il considérait les prétendus griefs des Métis plutôt au point de vue des occasions que cela lui donnerait de reprendre le pouvoir au Nord-Ouest, qu’au point de vue de leur redressement. Il avait toujours soutenu que les privilèges de la compagnie et le gouvernement de la baie d’Hudson étaient une usurpation et que, partant, le gouvernement canadien, qui les avait acquis de la compagnie de la baie d’Hudson, n’était pas le maître légitime du Nord-Ouest et des Métis.

C’était un prétendant convaincu, quoique extravagant. Il avait foi en sa mission et, pour l’accomplir, il avait fait volontairement avec sa conscience un pacte de tuer ou d’être tué. Il avait mesuré la distance qui séparait son ambition du succès qui pouvait la couronner et il avait déli-bérément consenti, dans le cas où la chose aurait été nécessaire, à combler la lacune avec les cadavres de ses ennemis ou même de ses amis.

N’ayant pas le courage d’un soldat, il croyait en son adresse comme conspirateur. Il attendait le succès d’une surprise, non d’une bataille régulière. C’était un rebelle déterminé et dangereux. Si la rébellion, accompagnée du sacrifice de vies humaines, avec la circonstance aggra-vante d’avoir provoqué une guerre indienne, est passible de la peine capitale, Riel a mérité cette peine comme délinquant politique au plus haut degré.

[...] L’honorable député de Québec-Est, emporté, comme tant d’autres, par le cyclone populaire qui a ravagé la province de Québec, le 16 novembre, au Champ-de-Mars, à Montréal, a commis une de ces erreurs qui survivent à l’existence politique d’un homme. Il a fait alors la déclaration que, s’il avait été sur les bords de la Saskatchewan, il aurait été prêt à prendre les armes contre le gouvernement de Sa Majesté.

Sa déclaration a retenti dans toute la Confédération comme un appel aux armes pour une guerre civile et toute la milice du Canada a

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ressenti la chose comme une condamnation et une insulte. Le Parti libéral anglais de la province de Québec – et je dois lui rendre ce témoignage que sa fidélité à la souveraine est au-dessus de tout soupçon – le Parti libéral anglais de la province de Québec, dis-je, s’est levé pour protester solennellement et les libéraux d’Ontario se sont joints à ceux de Québec pour répudier une déclaration frisant la trahison dans la bouche d’un membre du Conseil privé.

[...] Animé de ce désir de la paix et de l’union, j’ai pris ma position en conséquence aux regards de mon pays ; et c’est sous l’impulsion de ce désir que j’en appelle à ceux de mes amis dont les sympathies ont été surprises et dont le sens scrupuleux de l’honneur a été effarouché par des allusions contre la fidélité exagérée que réclame le parti. C’est en toute confiance que je m’adresse à eux pour les supplier de ne pas se laisser entraîner par le cri populaire et de ne pas appuyer un mouvement dont les conséquences finales seraient un désastre pour notre parti, pour notre race, pour notre pays.

Un dernier mot et celui-là, c’est à ceux de ma nationalité qu’il s’adresse : « Prenez garde. » L’heure est solennelle. Le vote qu’ils vont donner sur cette question entraîne les plus grandes responsabilités. L’avenir de la province de Québec dépend de ce vote. J’ai déjà mis les honorables députés en garde contre le projet de créer une prétendue union politique des Canadiens français de tout le Canada ; j’ai dit que ce serait une démarche antipatriotique, pleine de dangers pour la Con-fédération et surtout menaçante pour ceux qui, simple minorité dans le pays, voudraient s’unir de la sorte sans égards aux opinions politiques. Cette vérité, je l’ai souvent répétée à mes compatriotes, mais jamais avec autant d’émotion que l’urgence me l’inspire ce soir.

Dans toute cette agitation, j’ai tâché d’être fidèle à ma patrie et à mon devoir. Je n’ai écouté les dictées de personne et je n’ai subi aucune influence pour apprécier les événements et les situations. Peut-être n’ai-je pas suivi les sentiers qui eussent convenu à mes intérêts personnels. Je ne le mentionnerais pas ici, si le chef des libéraux Canadiens français dans la province de Québec n’avait pas dit qu’il avait envoyé un député m’en faire la proposition, on m’a prié de devenir le chef de mes compa-triotes dans cette mission antipatriotique de réunir les Canadiens français de tout le pays en association politique. Cette offre, je l’ai refusée, parce qu’elle me paraissait pleine de dangers pour mes compatriotes.

[...] Non, le grand danger pour nous, c’est que nous convertissions notre minorité en faction et que nous fassions entre nous une alliance

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étroite qui serait désastreuse aux Canadiens français. C’est pourquoi je demande à mes compatriotes d’examiner cette question comme elle doit être examinée, de prendre les lois telles qu’elles existent, de peser les difficultés dans lesquelles se sont trouvés le ministre de la Justice et le gouvernement, et de ne pas juger d’après le sentiment, le sang, la croyance ou la nationalité. Il est naturel que les gens d’une province ou d’une race soient plus sensibles au sort de compatriotes qui sont de leur race et de leur religion.

Mais ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut juger ; et c’est pour cela que je n’ai pas dévié depuis quatre mois. Je n’ai pas voulu me faire aux hommes ni aux circonstances. J’ai compté sur la récompense due aux hommes qui ne fléchissent pas devant les cris de la multitude, et qui ne font pas reposer leur fortune politique dans le succès du moment. J’ai marché droit devant moi par le sentier qui me paraissait être celui du bon citoyen.

En suivant cette route sans détours, au milieu de cette crise pénible, j’espère ne pas avoir perdu les sympathies de mes amis, le respect de mes ennemis, ni la confiance de mon pays.

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Henri Bourassa (1868-1952)

Petit-fils de Louis-Joseph Papineau, Henri Bourassa est plus religieux que son aïeul prestigieux, mais il a hérité de la même éloquence et d’une plus grande facilité de dénoncer que de rassembler.

Laurier dira d’ailleurs : « Ayant connu M. Papineau, je peux, dans une certaine mesure, comprendre M. Bourassa. Ayant connu M. Bourassa, je peux, dans une certaine mesure, comprendre M. Papineau. »

L’historien Mason Wade souligne que : « comme Papineau, Bourassa était brillant orateur, mais piètre politicien, capable d’enflammer le peuple par son enthou-siasme intellectuel, mais incapable de collaborer avec d’autres hommes ».

Ayant commencé sa carrière dans le sillage de Laurier, qu’il admire, Bourassa s’en sépare et quitte son groupe parlementaire en 1899 sur la question de la partici-pation du Canada à la guerre des Boers, qu’il désapprouve au nom de l’indépendance canadienne.

Selon Omer Héroux, son collaborateur au journal Le Devoir qu’il avait fondé en janvier 1910, Bourassa écrivait peu de textes de discours :

Son procédé habituel, dans les circonstances les plus graves même, était autre : il médi-tait profondément sa matière, il traçait du discours projeté un schéma très méthodique, souvent aussi très détaillé : sa feuille de route, comme il disait. Pour le reste, il se fiait à sa facilité d’improvisation.

Quant au directeur du Droit, Esdras Terrien, qui l’a connu à Ottawa :

Son attitude n’était jamais morne, parfois calme, mais toujours animée, et dans les grandes envolées, qui étaient fréquentes, il se déplaçait de quelques pas, battait du pied, gesticulait fébrilement.

On le voit même, parfois, arpenter en gesticulant l’allée médiane à l’Assemblée législative ou la Chambre des communes.

*

À la séance de clôture du congrès eucharistique de Montréal, qui se tient dans la cathédrale Notre-Dame, un archevêque de Grande-Bretagne propose que le Canada contribue à affirmer le rôle de la langue anglaise au sein de l’Église catholique. Les délégués du clergé catholique canadien-français, pour qui la langue française est « la gardienne de la foi », sont profondément heurtés des propos du prélat anglais et ils

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demandent à Bourassa d’intervenir. Il prononce alors un des discours les plus retentis-sants de l’histoire québécoise.

Reproduit ici en entier, comme il a paru dans Le Devoir, il prend fin plutôt abruptement, l’archevêque de Montréal, Paul Bruchési, ayant suggéré à Bourassa de conclure.

« ... l’iDiome Dans lequel, penDant trois cents ans, ils ont aDoré le christ »

10 septembre 1910, Église Notre-Dame, Montréal

Depuis deux jours, dans ces séances mémorables, des apôtres de l’Église universelle vous ont énoncé les vérités de la foi et prêché le culte de l’Eucharistie : des chefs de l’Église cana-

dienne ont rendu témoignage à la religion vivante de leur peuple ; des prélats étrangers ont glorifié les magnificences du congrès de Montréal ; les hommes d’État canadiens ont assuré au représentant du chef de l’Église catholique qu’ici l’État s’incline devant le magistère suprême de l’Église.

Qu’on me permette de prendre ce soir une tâche, plus humble, mais non moins nécessaire – à moi qui ne suis rien, à moi qui sors de cette foule – à moi qui n’ai qu’une parcelle du cœur des miens à présenter au Pape – et d’accomplir au nom de tous ce que chacun d’entre nous fait lorsque après être venu à la table sainte chercher un regain de grâce et de vitalité, il formule dans son âme les résolutions qu’il a prises pour devenir meilleur et plus fort.

Qu’on me pardonne donc d’énoncer quelques-unes des résolutions que nous devons prendre aujourd’hui comme peuple, après avoir com-munié tous ensemble à la face de Dieu et des hommes dans le culte eucharistique.

Tout d’abord, faisons vœu de confesser notre foi dans nos actes publics. Que cette foi, qui éclaire nos consciences et fait battre nos cœurs, ne soit pas seulement la base de notre religion individuelle, mais l’inspi-ration de notre vie publique.

Combattons le danger qui nous menace peut-être plus ici que dans la vieille Europe, attaquée par ailleurs dans sa foi ; je veux dire le danger

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de la double conscience, qui fait que souvent des hommes qui adorent Dieu avec sincérité au foyer et à l’église oublient qu’ils sont les fils de Dieu lorsqu’il faut proclamer leur foi dans la vie publique, dans les lois et dans le gouvernement de la nation.

Au culte de l’argent, au culte du confort, au culte des honneurs, opposons le culte du devoir, le culte du sacrifice, le culte du dévoue-ment.

L’illustre archevêque de Saint-Paul nous disait hier que l’Amérique est appelée à résoudre plusieurs problèmes des sociétés futures. C’est vrai ; mais je crois également que l’Amérique peut encore apprendre quelques leçons des vieilles sociétés chrétiennes de l’Europe et qu’il me soit permis, comme Canadien, dans les veines de qui coule le sang de six générations de Canadiens, de demander à l’Europe de nous donner encore un souffle de son apostolat et de son intellectualité.

Je crois que, dans la recherche de ce culte de l’honneur, du dévoue-ment et du sacrifice, même nous, les Français de la Nouvelle-France, pouvons encore apprendre quelque chose à l’autel de la vieille patrie, dont l’évêque d’Orléans et l’évêque d’Angers nous ont parlé hier et ce soir en des termes qui n’indiquent pas qu’ils soient les chefs spirituels d’une nation morte.

Au culte de l’égoïsme, au culte du riche qui s’engraisse et qui dort, au culte du pauvre qui gronde et qui frémit, opposons le culte des œuvres sociales ; car la foi sans les œuvres est une foi morte, et Pie X, le pape de l’Eucharistie, a été précédé dans les voies de la Providence divine par Léon XIII, le pape des ouvriers.

Éminence, vous avez admiré le spectacle de quinze mille ouvriers canadiens adorant Dieu dans cette église et attendant de vos lèvres la parole des commandements suprêmes qui vous a été déléguée par le Père que nous vénérons tous. Nos ouvriers sont encore catholiques individuel-lement, mais nos unions ouvrières ne le sont pas ; et je croirais faillir à mon devoir et au rôle que j’ai assumé ce soir si je ne disais pas à mes compatriotes qu’il est urgent de veiller au salut des ouvriers, non seule-ment dans cette grande ville de Montréal, mais dans toutes les villes de la province de Québec.

Il ne suffit pas de dire à l’ouvrier : « sois chrétien, sobre et laborieux, bon père de famille et fidèle à ton patron ; redoute les sociétés sans reli-gion ». Nous devons encore obéir à la parole du Pape des ouvriers, lui donner des œuvres pratiques et lui prouver que la foi catholique n’est pas

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arriérée ni stérile ; que la foi catholique peut non seulement sauvegarder les droits de la conscience, mais encore s’allier fructueusement à toutes les organisations modernes qui permettent au travail de se protéger contre la tyrannie du capital.

Il faut prouver à l’ouvrier que la foi, greffée sur les organisations ouvrières, ne les affaiblit pas, mais leur donne une âme qui les fera vivre, vivre plus longtemps et produire des fruits plus nombreux et plus subs-tantiels que les groupements qui n’ont d’autre but que d’unir les ouvriers dans la revendication de leurs appétits et la recherche d’un salaire plus élevé.

Ici encore, l’Amérique – l’Amérique de l’illustre archevêque de Saint-Paul comme l’Amérique de l’éminent archevêque de Montréal – peut aller demander des leçons à l’Europe et en particulier à ce pays où la mentalité chrétienne, même dans le domaine politique, n’est pas morte, à ce vaillant petit pays de Belgique qui, comprimé pendant cinq siècles par les nations étrangères, a su conserver le double trésor de sa foi et de sa pensée nationale. La Belgique prouve aujourd’hui au monde entier que la profession des principes catholiques dans le gouvernement, dans les lois, dans l’administration, n’empêche pas un peuple d’être à la tête de la civilisation et d’offrir au monde la solution la plus pratique et la plus efficace des problèmes ouvriers et des questions sociales.

Mais s’il est un point sur lequel notre pensée doive s’arrêter parti-culièrement, s’il est un principe sur lequel, catholiques de toute origine, nous devons nous unir dans une commune résolution pratique, c’est celui de l’éducation chrétienne de nos enfants.

Ne laissons pas pénétrer chez nous – la brèche est déjà faite – cette notion fausse que la religion est bonne à l’école primaire, nécessaire au collège classique qui forme les prêtres, mais qu’elle n’a rien à faire dans l’école scientifique ou dans l’école de métiers. La religion fondée par le Fils du charpentier est peut-être plus nécessaire encore à l’ouvrier qui peine et qui sue, qu’à l’aristocrate de la pensée.

Oui, conservons intact, dans cette vieille province de Québec, le seul État de l’Amérique du Nord qui possède ce trésor, comme l’a si bien dit l’éloquent juge O’Sullivan, conservons intact ce trésor de l’éducation chrétienne qui ne consiste pas seulement dans l’enseignement concret et restreint des dogmes théoriques de la religion – si me permettent de m’exprimer ainsi les éminents théologiens qui m’écoutent –, mais qui consiste surtout, au point de vue de la foi pratique et vécue, dans la

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pénétration de toutes les sciences et de toutes les notions humaines par l’idée religieuse, par la foi au Christ, à ses enseignements, à sa morale.

Oui, nous nous glorifions à bon droit d’avoir conservé ce trésor dans la province de Québec ; mais de même qu’il y a un instant je vous prêchais l’évangile de la charité sociale contre le dur égoïsme de l’individu, je vous adjure maintenant de pratiquer la charité nationale et de vaincre votre égoïsme provincial.

La province de Québec ne mériterait pas son titre de fille aînée de l’Église au Canada et en Amérique si elle se désintéressait des causes catholiques des autres provinces de la Confédération.

Nous avons – et permettez, Éminence, qu’au nom de mes compa-triotes je revendique pour eux cet honneur – nous avons les premiers accordé à ceux qui ne partagent pas nos croyances religieuses la plénitude de leur liberté dans l’éducation de leurs enfants.

Nous avons bien fait ; mais nous avons acquis par là le droit et le devoir de réclamer la plénitude des droits des minorités catholiques dans toutes les provinces protestantes de la Confédération.

Et à ceux qui vous diront que là où l’on est faible, là où l’on est peu nombreux, là où l’on n’est pas riche, on ne doit pas réclamer son dû, mais le mendier à genoux, je réponds : catholiques du Canada, traversez les mers, abordez le sol de la protestante Angleterre, faites revivre l’ombre majestueuse d’un Wiseman, d’un Manning et d’un Vaughan, si dignement représentés par un Bourne, et allez voir si là les minorités quémandent la charité du riche et du fort.

Les catholiques anglais, fiers de leur titre de catholiques et non moins fiers de leurs droits de citoyens britanniques, réclament au nom du droit, de la justice et de la Constitution, la liberté d’enseigner à leurs enfants ce qu’ils ont appris eux-mêmes.

Et l’Angleterre a commencé à se convertir au catholicisme le jour où la minorité catholique, réveillée par le mouvement d’Oxford, a cessé d’être une minorité timide et cachée pour devenir une minorité comba-tive.

Nous aussi, nous sommes citoyens britanniques, nous aussi, nous avons versé notre sang pour conserver à l’Empire son unité et sa puissance, et nous avons acquis par les traités, que dis-je ? Nous avons acquis par l’éternel traité de la justice, scellé sur la montagne du Calvaire dans le sang du Christ, le droit d’élever des enfants catholiques sur cette terre qui n’est anglaise aujourd’hui que parce que les catholiques l’ont défendue

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contre les armes en révolte des anglo-protestants des colonies améri-caines.

Ayant formulé quelques-unes des déterminations que, j’espère, nous avons déjà prises comme nation et que nous fortifierons demain en faisant cortège au Christ-Jésus, je vous demande maintenant d’adopter avec moi une résolution d’un autre ordre.

Celle-ci n’a plus pour objet la revendication de nos droits et de nos relations avec ceux qui ne partagent pas nos croyances, mais l’union véritable de tous les catholiques dans la pensée d’une commune dévotion à l’Eucharistie, à la Vierge Marie et au Pape, que l’on a si bien définie ce soir comme les trois principaux chaînons de la foi catholique.

Je remercie du fond du cœur l’éminent archevêque de Westminster d’avoir bien voulu toucher du doigt le principal obstacle à cette union et d’avoir abordé le plus inquiétant peut-être des problèmes internes de l’Église catholique au Canada.

Sa Grandeur a parlé de la question de langue. Elle nous a peint l’Amérique tout entière comme vouée dans l’avenir à l’usage de la langue anglaise ; et au nom des intérêts catholiques elle nous a demandé de faire de cette langue l’idiome habituel dans lequel l’Évangile serait annoncé et prêché au peuple.

Ce problème épineux rend quelque peu difficiles, sur certains points du territoire canadien, les relations entre catholiques de langue anglaise et catholiques de langue française. Pourquoi ne pas l’aborder franche-ment, ce soir, au pied du Christ, et en chercher la solution dans les hauteurs sublimes de la foi, de l’espérance et de la charité ?

À ceux d’entre vous, mes frères par la langue, qui parlez parfois durement de vos compatriotes irlandais, permettez-moi de dire que, quels que puissent être les conflits locaux, l’Église catholique tout entière doit à l’Irlande et à la race irlandaise une dette que tout catholique a le devoir d’acquitter. L’Irlande a donné pendant trois siècles, sous la persécution violente et devant les tentatives plus insidieuses des époques de paix, un exemple de persévérance dans la foi et d’esprit de corps dans la reven-dication de ses droits que tout peuple catholique doit lui envier, au lieu de lui en faire reproche.

À ceux d’entre vous qui disent : l’Irlandais a abandonné sa langue, c’est un renégat national ; et il veut s’en venger en nous enlevant la nôtre, je réponds : non. Si nous avions passé par les épreuves que l’Irlandais a subies, il y a longtemps peut-être que nous aurions perdu notre langue.

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Quoi qu’il en soit, la langue anglaise est devenue l’idiome de l’Ir-landais comme celui de l’Écossais. Laissons à l’un et à l’autre, comme à l’Allemand et au Ruthène, comme aux catholiques de toutes les nations qui abordent sur cette terre hospitalière du Canada, le droit de prier Dieu dans la langue qui est en même temps celle de leur race, de leur pays, la langue bénie du père et de la mère. N’arrachez à personne, ô prêtres du Christ ! ce qui est le plus cher à l’homme après le Dieu qu’il adore.

Soyez sans crainte, vénérable évêque de Westminster : sur cette terre canadienne, et particulièrement sur cette terre française de Québec, nos pasteurs, comme ils l’ont toujours fait, prodigueront aux fils exilés de votre noble patrie comme à ceux de l’héroïque Irlande tous les secours de la religion dans la langue de leurs pères, soyez-en certain.

Mais en même temps, permettez-moi – permettez-moi, Éminence – de revendiquer le même droit pour mes compatriotes, pour ceux qui parlent ma langue, non seulement dans cette province, mais partout où il y a des groupes français qui vivent à l’ombre du drapeau britannique, du glorieux étendard étoilé, et surtout sous l’aile maternelle de l’Église catholique – de l’Église du Christ, qui est mort pour tous les hommes et qui n’a imposé à personne l’obligation de renier sa race pour lui rester fidèle.

Je ne veux pas, par un nationalisme étroit, dire ce qui serait le contraire de ma pensée – et ne dites pas, mes compatriotes – que l’Église catholique doit être française au Canada. Non mais dites avec moi que, chez trois millions de catholiques, descendants des premiers apôtres de la chrétienté – en Amérique, la meilleure sauvegarde de la foi, c’est la conservation de l’idiome dans lequel, pendant trois cents ans, ils ont adoré le Christ.

Oui, quand le Christ était attaqué par les Iroquois, quand le Christ était renié par les Anglais, quand le Christ était combattu par tout le monde, nous l’avons confessé et nous l’avons confessé dans notre langue. Le sort de trois millions de catholiques, j’en suis certain, ne peut être indifférent au cœur de Pie X pas plus qu’à celui de l’éminent cardinal qui le représente ici.

Mais il y a plus encore. Non pas parce que nous sommes supérieurs à personne, mais parce que, dans ses décrets insondables qu’il n’appartient à personne de juger, la Providence a voulu que le groupe principal de cette colonisation française et catholique constituât en Amérique un coin de terre à part où l’état social, religieux et politique se rapproche le plus de ce que l’Église catholique, apostolique et romaine nous apprend être

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l’état le plus désirable des sociétés. Nous n’avons pas au Canada – qu’on me pardonne de rompre avec les formules de la diplomatie usitées même en des lieux comme celui-ci – nous n’avons pas au Canada l’union de l’Église et de l’État : ne nous payons pas de mots. Nous avons, dans la province de Québec, la concorde, la bonne entente entre les autorités civiles et religieuses. Il est résulté de cette concorde des lois qui nous permettent de donner à l’Église catholique un organisme social et civil qu’elle ne trouve dans aucune autre province du Canada ni dans aucune autre portion de l’Empire britannique.

Grâce à ces lois, nos diocèses s’organisent, nos paroisses se fondent. Oh ! La petite paroisse de Québec, échelonnée depuis le golfe de Gaspé jusqu’au lac Témiscaminque, cette petite paroisse dont l’église au clocher joyeux est le centre, et qui faisait dire à l’éloquent évêque de Nancy, Mgr de Forbin-Janson : « Ô Canadiens français ! Peuple au cœur d’or et aux clochers d’argent ! » ; cette petite paroisse canadienne, où se concentre l’effort du plus humble comme du plus riche des citoyens catholiques, dont l’organisation, le mode d’impôts et le fonctionnement sont garantis par les lois de notre province, c’est l’assise sociale la plus forte de l’Église catholique en Amérique.

Nos lois reconnaissent encore dans la province de Québec seule-ment, autant que l’Église peut le désirer, la constitution et le libre fonctionnement des communautés religieuses.

Quel a été le résultat de cet état social ? C’est que, débarrassée des soucis matériels, n’étant pas obligée, comme dans le reste du Canada, aux États-Unis et dans la plupart des autres pays, de rechercher toutes sortes de moyens artificiels et incertains pour se constituer civilement et socialement, l’Église de Québec, en repos du côté légal et matériel, a pu donner la plénitude de son effort d’apostolat, et cet effort a dépassé de bien loin le diocèse de l’archevêque de Saint-Paul.

De cette petite province de Québec, de cette minuscule colonie française, dont la langue, dit-on, est appelée à disparaître, sont sortis les trois quarts du clergé de l’Amérique du Nord, qui est venu puiser au séminaire de Québec ou à Saint-Sulpice la science et la vertu qui ornent aujourd’hui le clergé de la grande république américaine, et le clergé de langue anglaise aussi bien que le clergé de langue française du Canada.

Éminence, vous avez visité nos communautés religieuses, vous êtes allé chercher dans les couvents, dans les hôpitaux et dans les collèges de

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Montréal la preuve de la foi et des œuvres du peuple canadien- français.

Il vous faudrait rester deux ans en Amérique, franchir cinq mille kilomètres de pays, depuis le Cap-Breton jusqu’à la Colombie-Anglaise, et visiter la moitié de la glorieuse république américaine – partout où la foi doit s’annoncer, partout où la charité catholique peut s’exercer, pour retracer les fondations de toutes sortes – collèges. Couvents : hôpitaux, asiles – filles de ces institutions mères que vous avez visitées ici. Faut-il en conclure que les Canadiens français ont été plus zélés, plus apostoliques que les autres ? Non, mais la Providence a voulu qu’ils soient les apôtres de l’Amérique du Nord.

Que l’on se garde, oui, que l’on se garde avec soin d’éteindre ce foyer intense de lumière qui éclaire tout un continent depuis trois siècles ; que l’on se garde de tarir cette source de charité qui va partout consoler les pauvres, soigner les malades, soulager les infirmes, recueillir les mal-heureux et faire aimer l’Église de Dieu, le pape et les évêques de toutes langues et de toutes races.

Mais, dira-t-on, vous n’êtes qu’une poignée ; vous êtes fatalement destinés à disparaître ; pourquoi vous obstiner dans la lutte. Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais ce n’est pas à l’école du Christ que j’ai appris à compter le droit et les forces morales d’après le nombre et par les richesses. Nous ne sommes qu’une poignée, c’est vrai ; mais nous comptons pour ce que nous sommes, et nous avons le droit de vivre.

Douze apôtres, méprisés en leur temps par tout ce qu’il y avait de riche, d’influent et d’instruit, ont conquis le monde. Je ne dis pas : laissez les Canadiens français conquérir l’Amérique. Ils ne le demandent pas. Nous vous disons simplement : laissez-nous notre place au foyer de l’Église et faire notre part de travail pour assurer son triomphe.

Après la mort du Christ, saint Pierre voulut un jour marquer la supériorité des Hébreux sur les gentils. Saint Paul, l’apôtre des nations, lui rappela qu’il devait être le père de toutes les races, de toutes les langues. Le Pape le comprit ; et depuis dix-neuf cents ans, il n’y a pas eu de pape hébreux, de pape romain, de pape italien, de pape français, mais le Pape, père de toute la grande famille catholique.

Montons plus haut, montons jusqu’au Calvaire, et là, sur cette petite montagne de Judée, qui n’était pas bien haute dans le monde, apprenons la leçon de la tolérance et de la vraie charité chrétienne.

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Les peuples de l’Antiquité, dans l’attente du salut, montèrent jus-qu’au Christ, pour en recevoir le mot de la rédemption éternelle. Depuis le Christ, toutes les races et toutes les nations, lavant dans son sang leurs préjugés, doivent s’unir pour constituer son Église. Que dans le Christ et dans l’amour commun de l’Eucharistie, toutes les races du Canada, ayant appris à respecter le domaine particulier de chacune, à conserver à chacune les forces d’expansion nationales qui lui sont propres, sachent enfin s’unir étroitement pour la gloire. De l’Église universelle, pour le triomphe du Christ et de la papauté ; et, ajouterai-je en terminant, pour la sécurité de l’Empire britannique, car c’est dans l’unité de foi des catho-liques canadiens, des Canadiens français surtout, que l’Empire britannique trouvera, dans l’avenir, comme dans le passé, la garantie la plus certaine de sa puissance au Canada.

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Thomas Chapais (1858-1946)

Défait à sa première et seule tentative électorale comme candidat conservateur, Chapais demeure actif en politique pendant plus de 50 ans à titre de conseiller légis-latif, de sénateur (les deux simultanément pendant 27 ans !) ou de ministre dans les gouvernements conservateurs et de l’Union nationale, de 1893 jusqu’à sa mort.

Il défend aussi rigoureusement les principes du nationalisme conservateur en tant que journaliste et professeur d’histoire émérite.

*

Le mouvement de résistance des Franco-Ontariens au Règlement XVII reçoit un appui vigoureux de l’élite nationaliste québécoise, dont Chapais est un des chefs de file.

« ils ne sont pas Des étrangers sur ce sol »

25 janvier 1915, Université Laval

Les règlements dont se plaignent nos compatriotes ontariens sont injustes, parce qu’ils violent à la fois le droit naturel des parents, parce qu’ils refusent à ceux-ci la liberté de faire enseigner à leurs

enfants d’une manière satisfaisante leur langue maternelle, la langue de leurs pères, la langue de la race dont ils descendent et dont le sang coule dans leurs veines. La langue d’un peuple est la gardienne de sa foi, la dépositaire de ses traditions, le signe distinctif de sa personnalité ! Elle est le lien qui relie entre elles les générations. Elle fait profiter le présent des expériences du passé. Elle maintient l’esprit de famille, et conserve chez les fils le culte des aïeux et la vénération des vertus ancestrales. La langue apprise sur les genoux de la mère, la langue des premiers balbu-tiements, des premières prières, des premières impressions reçues et communiquées, des premières leçons, des premiers raisonnements, des

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premiers essors d’imagination et des premiers efforts de réflexion, n’est-elle pas une discipline, une énergie vitale, une source de lumière et de force ? Comment le père et la mère, lorsque sonne l’heure de l’enseigne-ment public, de l’instruction scolaire, ne tiendraient-ils pas ardemment à ce que leurs enfants apprennent aussi parfaitement que possible cette langue qu’ils considèrent, à bon droit, comme un de leurs plus précieux héritages ? Et comment qualifier l’acte de ceux qui voudraient s’interposer entre ce vœu, entre cette volonté des pères de famille et leur réalisation ? C’est un attentat à la liberté paternelle, c’est une violation du droit naturel des parents.

Il ne servirait de rien ici d’invoquer un prétendu droit supérieur, celui de l’unité nationale. L’unité nationale peut exister, et elle existe, sans l’unité de langue et sans l’unité de race. L’univers entier, en ce moment, envoie son admiration passionnée à un pays, divers de race et de langage, mais un dans le patriotisme sublime qui immortalise l’héroïque Belgique pour les siècles à venir. Le Canada est un de ces pays où l’unité de race n’existe pas, mais où l’union nationale peut grandir dans la justice et la liberté.

Les règlements du Département d’éducation de l’Ontario ne violent pas seulement le droit naturel, ils violent le droit historique. Et ici nous ne pouvons retenir l’expression de notre étonnement devant la prodigieuse méconnaissance de notre histoire dont sont affligés trop d’hommes publics dans notre pays. Ils semblent véritablement scandalisés lorsqu’on leur parle des droits de la langue française au Canada. Mais ces droits sont écrits en lettres flamboyantes à toutes les pages de nos annales déjà plu-sieurs fois séculaires.

On parle, on écrit, et l’on enseigne le français au Canada, parce qu’il y a trois siècles, un Français qui s’appelait Champlain est venu ici fonder Québec, et semer le germe d’où devait sortir une nation chrétienne et française, sur les rives du Saint-Laurent. On parle, on écrit, et l’on enseigne le français au Canada, parce qu’il y a deux cent soixante-treize ans, un Français qui s’appelait Maisonneuve est venu ici fonder Montréal, poste stratégique destiné à devenir l’une des métropoles du monde. On parle, on écrit, et l’on enseigne le français au Canada, parce qu’il y a deux cent cinquante-six ans, un Français qui s’appelait Laval est venu ici instituer la paroisse canadienne, promouvoir l’enseignement des lettres et des arts, et implanter dans ce pays naissant des institutions religieuses et sociales qui ont traversé les âges. On parle, on enseigne et l’on écrit le français au Canada, parce qu’il y a deux cent cinquante ans, un Français

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qui s’appelait Talon est venu ici organiser, par ses fortes initiatives, l’ad-ministration, l’industrie et la colonisation canadiennes. On parle, on enseigne, et l’on écrit le français au Canada, parce qu’il y a plus de deux siècles, des Françaises qui s’appelaient Marie de l’Incarnation, Jeanne Mance et Marguerite Bourgeois, sont venues ici vouer leur vie au soula-gement de la misère humaine, à la formation religieuse et intellectuelle de la femme et de la mère canadiennes, des Françaises dont les œuvres perpétuées ont continué les bienfaits de génération en génération. On parle, on écrit, et l’on enseigne le français au Canada, parce que, durant un siècle et demi, nos explorateurs et nos apôtres, Jolliet, Marquette, LaSalle, Dollier, Galinée, Lamothe-Cadillac, Saint-Lusson, La Vérendrye, Le Caron, Viel, Brébeuf, Lalemant, Jogues et tant d’autres, ont promené le verbe français à travers le Canada tout entier, des rives laurentiennes jusqu’au-delà de la région des Grands Lacs, et que nos martyrs ont rougi ces flots et arrosé ce sol de leur sang versé pour la civilisation chrétienne. On parle, on écrit, et l’on enseigne le français au Canada, parce que, enfin, pendant cent cinquante ans, le Canada s’est appelé de ce nom radieux et rayonnant de gloire : La Nouvelle-France !

Voilà le premier fait historique qui doit s’imposer à l’attention de nos concitoyens anglais, s’ils veulent comprendre les origines de la ques-tion bilingue. Mais ce fait ne suffit pas ; il faut en considérer un autre, qui s’est juxtaposé au premier. Non seulement le Canada a été découvert, fondé, civilisé et christianisé par des hommes de race, de langue et de mentalité françaises, mais lorsque les décrets providentiels ont fait passer ce pays sous une autre souveraineté, et en ont fait un pays britannique, la nationalité fondatrice n’a pas abdiqué ; elle n’a pas voulu mourir. Et, après avoir constaté son origine et son œuvre, il faut constater sa survi-vance.

Ce n’est pas ici le moment de rechercher comment, par quelles causes, à travers quelles luttes, cette survivance s’est produite. Le fait est là éclatant et tangible, et cela nous suffit.

La survivance du français au Canada s’est affirmée, dès le lende-main du changement de régime en 1760, lorsque les généraux anglais vainqueurs, Amherst, Murray, Gage, ont publié leurs proclamations et leurs ordonnances en langue française. La survivance du français au Canada s’est affirmée en 1774, lorsque le ministère de lord North et le Parlement impérial, sous l’inspiration du général Carleton, décrétèrent le maintien de nos lois françaises. La survivance du français au Canada s’est affirmée en 1792, lorsque la Chambre d’assemblée du Bas-Canada

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décida que toutes les procédures parlementaires et l’impression des lois se feraient en français aussi bien qu’en anglais. La survivance du français au Canada s’est affirmée en 1848 lorsque le Parlement impérial, réparant une iniquité de l’Acte d’Union de 1841, révoqua l’article qui imposait des restrictions à l’usage de la langue française. La survivance du français au Canada s’est affirmée en 1867, lorsqu’à la demande des Pères de la Confédération fut promulgué l’article 133 de notre Constitution fédérale, en vertu duquel la langue française est proclamée l’une des deux langues officielles du Canada. La survivance du français au Canada s’est affirmée en 1871 lorsque, sur l’initiative de ce grand patriote, sir George Cartier, l’Acte du Manitoba mit la langue française sur le même pied que la langue anglaise pour les procès-verbaux législatifs et les procédures judiciaires, dans cette nouvelle province. La survivance du français au Canada s’est affirmée enfin en 1882, quand un de nos plus éminents gouverneurs généraux, le marquis de Lorne, illustre à la fois par ses hautes fonctions et sa royale alliance, affirmait avec éclat notre dualisme de langue par la création de la Société royale, qui comprend, à côté d’une section de lit-térature anglaise, une section de littérature française.

Dans cette énumération, je me hâte d’accuser moi-même une lacune, une lacune volontaire que j’ai commise afin de mieux mettre en lumière l’une des manifestations les plus éloquentes de la survivance du français au Canada. Cette survivance, et sa légitimité, et sa raison d’être, n’ont jamais reçu un plus magnifique hommage que celui dont la légis-lature de la province d’Ontario elle-même – connue alors sous le nom de Haut-Canada – voulut, il y a plus d’un siècle, consigner dans ses archives l’impérissable souvenir. C’était en 1793. Il n’y avait dans toute l’étendue de la nouvelle province qu’une poignée de Français, descendants des colons de Lamothe-Cadillac, établis aux confins du Canada, dans le district d’Essex. Écoutez ce que fit spontanément l’Assemblée législative haut-canadienne, toute anglaise, à l’exception peut-être d’un seul membre :

Ordre du 3 juin 1793. – Il est ordonné que les actes déjà adoptés ou ceux qui pourront être adoptés à l’avenir par cette Législature, soient traduits en langue française pour l’avantage des habitants du district de l’ouest de cette province et d’autres colons français qui pourront venir s’établir dans cette province, et que M. MacDonald, écuyer, membre de cette Chambre, représentant le comté de Glengarry, soit également employé comme tra-ducteur français pour cette fin et pour d’autres fins.

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Voilà ce qu’on peut lire dans le volume manuscrit des procès-ver-baux de l’assemblée du Haut-Canada, pour 1793, conservé dans la bibliothèque d’Ottawa.

Et si l’on veut un commentaire de ce document, qui comporte une si haute leçon de libéralité politique, en voici un dont l’autorité ne sera pas suspecte à nos concitoyens anglais de l’Ontario. Sir John Macdonald, qui avait cité cette pièce au cours d’un débat sur la langue française, dans le Parlement fédéral, il y a vingt-cinq ans, s’écriait aux applaudissements de toute la Chambre des communes :

Après un laps de temps de cent années, allons-nous montrer moins de libéralité envers nos compatriotes canadiens-français que leur en ont montré les quelques Anglais, les loyalistes de l’empire uni, qui se sont alors établis dans Ontario ? Non, M. l’Orateur ! Cette résolution couvrirait de honte les hommes qui ont essayé de dépouiller nos amis d’origine française de la province d’Ontario, des privilèges qui leur ont été accordés, il y a cent ans, par un corps d’hommes qui ne parlaient absolument que l’anglais.

Voilà quels sont les titres historiques de nos concitoyens français de l’Ontario. Ils ne sont pas des étrangers sur ce sol conquis par leurs pères à la civilisation et à la foi. Ils sont de bons et loyaux sujets britanniques, de bons et loyaux sujets canadiens. Leurs demandes ne sont ni extrava-gantes, ni subversives. Ils réclament simplement le droit de faire enseigner à leurs enfants, d’une manière efficace, dans les écoles construites et maintenues par leur argent, la langue qu’ils ont apprise sur les genoux de leurs mères, la langue de leurs aïeux, fondateurs du Canada, la langue de Bossuet, de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Berryer, de Louis Veuillot : l’une de ces langues reines dont l’influence et le prestige ne sont confinés ni à un peuple ni à un hémisphère.

En réclamant ce droit, ils sont en pleine tradition canadienne, tandis que leurs adversaires se battent en réalité contre trois siècles d’histoire. Or on ne se bat pas impunément contre l’histoire. L’histoire est l’enchaî-nement logique des faits, et la puissance des faits est irréductible.

Devrais-je m’attarder maintenant à démontrer que la tentative du gouvernement ontarien est impolitique ? De quoi avons-nous besoin, en Canada, à ce moment plus que jamais ? D’union, de bonne entente, de concorde, du ralliement de toutes les énergies, de toutes les volontés, de toutes les âmes, dans l’amour de notre patrie commune, afin qu’après avoir traversé la crise redoutable qu’elle subit, avec tout l’Empire britan-nique, elle puisse reprendre avec une vigueur nouvelle sa marche progressive dans l’accomplissement de ses destinées nationales.

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Eh bien !, je le demande à tout esprit impartial, est-ce avec une politique de compression, de restriction, d’oppression, qu’on peut assurer la concorde ? Est-ce que l’union se fait à coups de matraque ? Et le bâillon peut-il créer l’harmonie ? Non, l’oppression appelle la résistance ; la résistance engendre le conflit ; et le conflit détruit la paix nationale. Et c’est ainsi qu’au lieu de consacrer nos forces au progrès général nous les gaspillons à nous combattre, et nous nous épuisons dans des luttes intes-tines, funestes et désastreuses.

Vous savez, Messieurs, le mot que l’on prête à Talleyrand. À propos de l’un des actes les plus répréhensibles de Napoléon, dont il était le ministre, il se serait un jour écrié : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute. » Une faute ? Pour le politique réaliste et sceptique, c’était là le mal suprême. Une faute, c’est-à-dire quelque chose qui ne profite pas à son auteur, quelque chose qui nuit, quelque chose qui complique, quelque chose qui embarrasse, quelque chose qui frappe en retour. Messieurs, ne parlons pas de crime, si vous le voulez, mais n’est-ce pas incontestablement une lourde faute politique que cette campagne intempestive contre la minorité canadienne-française de l’Ontario ? Je n’invoquerai pas ici le témoignage d’un homme de ma race. Mais je donnerai la parole à un Anglais illustre :

Je dois assurer, s’écriait lord Elgin, que, pour ma part, je suis profondément convaincu du caractère impolitique de toute tentative de dénationalisation des Canadiens français. Généralement, ces tentatives ont un effet opposé à celui qu’on avait en vue, en ce qu’elles intensifient les préjugés et les animosités nationales.

Oui, c’est une faute politique que cet essai malheureux de restric-tion envers une langue qui a tous les titres au respect, à l’admiration, et à la sympathie des Canadiens de toute origine. C’est une faute contre le droit, c’est une faute contre la justice, c’est une faute contre la liberté, c’est une faute contre l’union nationale. C’est une faute que l’Allemagne prussifiée a commise contre l’Alsace et la Pologne, mais qui ne devrait pas être imitée dans un pays britannique.

Quelle anomalie et quel anachronisme, en ce moment, que cette lutte entre la majorité anglaise et la minorité française de l’Ontario ! Là-bas, dans les plaines glacées de la Flandres, les soldats des deux races fraternisent, rivalisent d’héroïsme, et versent en commun leur sang pour la liberté du monde. Les deux nations, longtemps séparées par des riva-lités d’ambition et d’intérêt, sont devenues deux nations sœurs. Leurs drapeaux s’entrelacent, leurs âmes se comprennent, leurs cœurs s’unis-

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sent, l’entente cordiale est devenue une alliance sacrée, cimentée par le sacrifice et auréolée par la gloire. Le monde contemple ce spectacle : la France qui acclame l’Angleterre, et l’Angleterre qui aime la France ! Écoutez ces émouvantes paroles publiées dans le Times par un brillant écrivain anglais :

À toutes les tristesses de cette guerre il se mêle pourtant une joie : l’amitié qui nous unit maintenant aux Français. Jamais deux nations n’en connurent d’aussi étroite... Nous admirons la France comme jamais encore nous n’avons admiré un peuple. Nous aussi, nous sommes vieux et expérimentés, nous rêvons, nous poursuivons de dangereux rêves ; mais nous n’avons pas été mis à l’épreuve comme les Français, nous ne savons si nous serions capables de supporter ce qu’ils ont enduré. Ce n’est pas seulement parce qu’ils ont survécu et conservé leurs forces, c’est parce qu’ils ont une force neuve... Nous sentions que la France, à l’heure actuelle, ne combat pas uniquement pour son propre honneur et pour son beau territoire, encore moins pour un triomphe sur un rival arrogant, mais bien pour ce qu’elle signifie dans le monde.

Lorsque l’amitié anglo-française trouve en Europe de tels accents, pourquoi faut-il que nous assistions ici à l’inimitié anglo-française ? Le Canada est notre patrie commune ; la Providence a mêlé nos destins ; elle a voulu associer nos deux races à l’œuvre du progrès canadien, de la grandeur canadienne. Mais cette œuvre ne saurait s’accomplir que dans le respect de la justice, et dans la pratique généreuse et loyale de la liberté. Voilà ce que nous demandons à nos concitoyens anglais de l’Ontario. Ils sont assez forts pour être justes, assez sûrs d’eux-mêmes pour ne pas redouter le libre essor d’une nationalité dont le patriotisme a fait ses preuves. Qu’ils s’inspirent des meilleures traditions britanniques. Qu’ils prêtent l’oreille aux enseignements et aux leçons des plus fameux hommes d’État de l’Angleterre : Pitt, Canning et Gladstone ; de nos gouverneurs les plus illustres : Dorchester, Elgin et Dufferin ; de leurs chefs les plus vénérés : Robert Baldwin, John A. Macdonald et Edward Blake. Et qu’ils donnent à la Confédération ce glorieux spectacle : une majorité qui s’incline devant le droit, et qui proclame que la force du nombre n’est pas le dernier mot de la science politique.

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Olivar Asselin (1874-1937)

Asselin n’a jamais réussi à se faire élire, mais son talent de journaliste lui a permis de répandre des idées qui n’étaient pas partagées par l’élite nationaliste.

Ainsi, ses deux grandes passions, le nationalisme et la gloire militaire, finissent par se heurter lors de la Première Guerre mondiale.

Bouleversé par l’occupation de la France et après maintes hésitations, il décide, en novembre 1915, de se porter volontaire. À l’invitation du ministre de la Milice et de la Défense, il lève, à Montréal, un bataillon d’infanterie canadien-français de 33 officiers et de 860 hommes et sous-officiers.

Mais sa famille nationaliste et surtout son maître à penser, Henri Bourassa, qu’il sert avec dévouement depuis des années, s’opposent avec véhémence à la partici-pation canadienne et dénoncent son geste.

« la vertu mystérieuse Du sang s’affirme »

21 janvier 1916, Monument national, Montréal

Parmi les arguments qu’on a employés auprès des Canadiens français pour les induire à s’enrôler, il en est que, pour ma part, je suis le premier à trouver bien étranges. Que je ne voie pas

d’intérêt pour le Canada à envoyer officiellement des troupes en Europe, il serait superflu de le répéter. Je m’en suis déjà exprimé en termes non équivoques, et aussi bien un des objets de ce discours est-il précisément de montrer comment cette manière de voir peut se concilier avec l’en-rôlement volontaire.

À quoi je fais particulièrement allusion, c’est d’abord la prétention que notre race, dans la présente guerre, ne fait pas son devoir. D’autres analyseront les chiffres pour établir que, parmi les Canadiens de naissance, par opposition aux immigrés, nous avons fourni plus que notre proportion

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numérique. Je veux croire le calcul exact. Il est exact si, comme tout l’indique, et comme M. le ministre de la Défense le déclarait ces jours derniers, les troupes canadiennes actuellement au front comptent huit mille de nos compatriotes. Il est exact si les noms canadiens-français qui, depuis quelque temps, surtout, figurent chaque jour en si grand nombre au tableau des morts et des blessés, ne sont pas inventés de toutes pièces pour stimuler le recrutement ; et quant à moi, tout tenté que je serais d’en douter en lisant certains journaux de Toronto, de Kingston, même de Montréal, je crois que, jusqu’à preuve du contraire, on peut tenir pour des certitudes, par exemple, que le lieutenant Quintal a été blessé deux fois au feu, que Dansereau, Macdonald, Chevalier, Roy, Barré et Leprohon ont été touchés par le plomb allemand, que le major Roy a donné sa vie pour sauver ses hommes ; que DesRosiers et DeSerres ont écrit à eux seuls une des belles pages de la bravoure militaire cana-dienne.

Mais il en serait autrement que je répondrais sans m’émouvoir aux dénigreurs de notre race : et après ? Tout chemin mène aux armes comme tout chemin mène à Rome. Les uns s’enrôlent par patriotisme, les uns par goût de l’aventure, les uns pour déposer, au milieu du fracas des batailles, le fardeau pesant de la vie.

D’autres, à la honte d’un monde contre qui leur sang s’élèvera au jour des rétributions sociales, sont forcés de demander au carnage la solde qui leur permettra de garder vivante pour ses petits, dans quelque réduit infect, une maigre femelle. Chez presque tous, le mobile sera plus fort, l’impulsion plus irrésistible, si, à défaut du bâton de maréchal que Napo-léon faisait entrevoir au plus humble de ses soldats, la recrue peut du moins espérer l’avancement compatible avec les conditions sans précédent de cette affreuse guerre.

Or, parmi les Canadiens français d’âge militaire, il y en a bien 90 pour cent qui, du fait que l’anglais est l’unique langue du commandement, ne pourront jamais espérer, quoi qu’ils fassent, obtenir dans l’armée le moindre avancement. M. le ministre de la Défense a compris qu’à des citoyens britanniques de langue française, et dont la langue est officielle en ce pays ou censée l’être, et qui cependant se voient presque partout exclus des hautes fonctions administratives au profit de gens qui ne con-naissent que l’anglais, l’on ne pouvait demander d’apprendre l’anglais pour le seul plaisir d’aller se faire tuer sur les champs de bataille euro-péens ; avec un bon sens dont il faut le féliciter, il a autorisé la formation de régiments canadiens-français.

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Faut-il cependant faire observer que, même dans les régiments canadiens-français, pour le soldat qui ne sait pas l’anglais, les plus hauts faits d’armes n’achèteront jamais que des grades inférieurs ? Ne perdons pas notre temps à chercher ailleurs pourquoi les Canadiens français ne s’enrôlent pas en plus grand nombre – je veux dire en plus grand nombre que des populations plus fraîchement émigrées du Vieux Monde, par conséquent, plus attachées au Vieux Monde. Une citation de temps à autre, une décoration par-ci, par-là, seraient peut-être, direz-vous, de nature à stimuler ceux que l’ignorance de l’anglais condamne à n’être jusqu’à la fin – souvent jusqu’à la mort – que les obscurs artisans de la réputation des autres. [...] Nous ne demandons pas ces comptes, mais nous nous croyons justifiables de constater que sur les 149 décorations militaires décernées ces jours derniers par le gouvernement anglais à des Canadiens sur la recommandation des officiers supérieurs de l’armée expéditionnaire, il y a exactement trois noms canadiens-français. Nous qui avons pris contact avec le haut commandement, nous le savons dési-reux de rendre justice à nos compatriotes.

Le peuple, moins renseigné, se dira peut-être que nos concitoyens anglais, gardant devant le sang versé pour une même cause leur outra-geante prétention à la supériorité, raclent le prix du sang, dans la présente guerre, avec la même âpreté qu’ils feraient d’un quelconque butin élec-toral. Et tant que la disproportion des chiffres n’aura pas été expliquée, ce sera ajouter l’outrage à l’injustice que d’accuser le Canada français de lâcheté ou seulement d’indifférence.

[...] De la Belgique, que vous dirai-je que vous n’avez jamais entendu ? Que vous dirai-je surtout que vous n’avez déjà dans le cœur et sur les lèvres ? Il circule bien des sophismes sur les origines et les causes du conflit actuel. Je ne sais pas si je n’ai pas lu dans des journaux que, dans cette guerre comme dans la fable c’est l’agneau qui a provoqué le loup. Mais par le besoin qu’il sent de se disculper, l’assassin s’accuse ; nouveau Macbeth, il fait trop souvent le geste de se laver les mains. Le sang restera.

Jusqu’à la fin des temps, la Belgique sanglante, belle de toute la beauté du droit outragé, se lèvera contre son agresseur, et tout homme ayant du sang de chrétien dans les veines s’écriera comme Clovis au récit d’un autre Passion : « Si j’avais été là ! » Nous ne voulons pas être de ceux qui diront dans vingt ans : « Si j’avais été là ! » Tant que le sang de la Belgique n’aura pas été lavé et l’assassin puni, notre sang à nous, notre vie, jeunes hommes de toute race et de tout pays qui avons sucé dans le

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lait de nos mères ou tiré de la lettre imprimée la juste notion du droit – nous surtout du Canada français que les conditions nouvelles de notre existence rendent frères de tous les persécutés – notre sang, notre vie, ne nous appartiendront plus.

Et maintenant, avec vous tourné vers d’autres sommets – les plus hauts que l’âme humaine ait encore atteints dans l’empire sur soi, dans le renoncement, dans le sacrifice – des mots plus forts, mais des mots forts et tendres à la fois, se pressent tumultueusement à mes lèvres. Dans sa claire robe d’héroïsme, faite de rayons et d’éclairs, et tellement mariée à sa chair que la chair en est diaphane, mère toujours jeune de cette Jeanne d’Arc qu’elle seule a pu porter dans ses flancs, ses beaux yeux tristes illuminés par la sereine conscience de la vérité, saignante et souriante, et terrible et douce, la France immortelle nous regarde.

Je pourrais, m’arrêtant sur ces paroles, attendre de votre cœur un jugement que votre voisin a peut-être jusqu’ici repoussé. Les colères de la France ont parfois épouvanté votre vieux sang conservateur et catho-lique (moi, je suis un homme de 938, et avec Péguy je m’en fais gloire) : son sourire a souvent scandalisé et irrité votre foi. Aujourd’hui qu’aux yeux émerveillés du monde elle conserve dans sa lutte pour l’existence, sous une sueur de sang, son éternel sourire, votre sang, votre cœur, tout votre être enfin rendu à lui-même, vous crie que vous l’aimez. Mais je me reprocherais comme une tromperie de capter par ce moyen votre assentiment. Je veux jusqu’au bout, et pour la France comme j’ai fait pour l’Angleterre, m’en rapporter uniquement à votre raison.

Vous avez parfois ouï dire, et peut-être avez-vous parfois lu dans les journaux : « La France officiellement ne fera jamais rien pour les Canadiens français, et donc nous ne devons rien à la France. » Ce rai-sonnement vaudrait contre nous si d’une part nous demandions à nos compatriotes autre chose qu’une contribution personnelle, n’engageant en rien leur jugement sur la politique du gouvernement canadien : si d’autre part il était vrai que la France ne peut activement aider le Canada français que par les moyens officiels. Mais il se présente immédiatement à vos esprits deux réponses.

C’est d’abord que le monde ne peut pas se passer de la France. D’autres nations, comme l’Angleterre, peuvent vanter aussi justement leur attachement à la liberté. D’autres, comme l’Italie, peuvent trouver dans un passé magnifique et dans une renaissance politique sans pareille

8. Le roi Louis XVI a été guillotiné en 1793.

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le motif des plus hautes ambitions, des plus enthousiastes espérances. D’autres, par les réserves de vie neuve et fraîche que nous savons qu’elles nous cèlent, provoquent en nous une attention sympathique, mêlée il est vrai de quelque inquiétude ; et c’est la Russie. D’autres enfin ont donné, jusque dans les œuvres de mort, des preuves, hélas ! irrécusables, de leur esprit méthodique et organisateur : et, inutile de prononcer leur nom, il s’est tout de suite vomi sur vos lèvres.

Mais ce qui fait de la France une nation unique dans l’histoire – supérieure à la Grèce par le sérieux et à Rome par le sens de la justice – c’est son culte inlassable et profond des idées. Tant que par spiritualisme il faudra entendre la subordination de la matière à l’esprit, non la pour-suite d’un but spirituel par les voies les plus misérables de la matière, la France sera la plus grande puissance spirituelle des temps présents. Nous allons nous battre pour la France comme nos pères allaient se battre pour le Pape en 1869 ; parce que, dans un âge où l’accroissement subit de la richesse économique a partout fait crever comme autant d’ulcères, la cupidité, l’égoïsme, l’envie, la haine, la France, victorieuse après l’épreuve qu’elle traverse en ce moment – non pas la France régénérée : la France recueillie, la France grave, sans peur et sans haine, abaissant son glaive et laissant déborder de son sein fécond sur le monde : « le lait des humaines tendresses » – sera plus que jamais nécessaire à l’humanité.

C’est ensuite que nous, les Français d’Amérique, nous ne resterons Français que par la France. Voilà une idée qui n’est pas nouvelle sur mes lèvres. Depuis seize ans que je tiens une plume dans la presse française au Canada, toujours j’ai eu les yeux fixés sur cette boussole. Pendant que d’autres, pour mieux couper de ses sources le Canada français, feignaient de croire tout l’esprit de la France enfermé dans de vaines formules lexicographiques, je n’ai cessé de crier qu’à moins d’un contact plus intime avec le foyer principal de la pensée française il n’y aurait pour nous pas de vie possible, pas de réaction, pas de lutte possible contre le matérialisme américain, poison de nos âmes, infection de notre esprit. La guerre dure depuis dix-huit mois, et déjà nous sentons autour de nous et en nous, par suite de la disparition graduelle du livre français, une raréfaction de vie intellectuelle. Nous éprouvons quelque chose comme ce refroidissement graduel que les Rosny ont imaginé qui marquerait sur la terre la fin de la vie.

[...] Déjà la vertu mystérieuse du sang versé s’affirme. Les nationa-listes canadiens-français les plus hostiles à la politique des expéditions militaires ne sont pas insensibles à son prestige tout-puissant. [...] oui, ce

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petit troupier à un sou par jour, il vaut mieux que vous, parce qu’il y est allé par la voie la plus courte et la plus rude. Mais vous qui, après des mois de fatigue gaiement acceptés, et quelques-uns d’entre vous décorés de glorieuses cicatrices, nous revenez encore tout imprégnés de la pous-sière sacrée des Flandres, vous qui portez si noblement un uniforme dont la couleur s’est pendant tant de mois confondue avec la terre de France, nos voix, nos gestes, nos âmes vous le crient : vous valez mieux que nous !

[...] Et nous les ouvriers de la onzième heure, nous qui arriverons pour récolter dans votre sang et dans vos sueurs, nous à qui le temps – et fasse le Ciel après tout que cela soit ! – ne laissera peut-être pas la joie de payer avec quelques gouttes de sang à l’Angleterre des John Bright et de Roebuck le tribut de notre fidélité, à la Belgique celui de notre admiration, à la France celui de notre amour, et qui pourtant avons offert à la cause de la liberté tout ce que nous avions : nous tous, officiers, sous-officiers et soldats du 163e et du 150e, et du 69e et du 57e et du 167e et du bel Hôpital Laval, nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons de vos godillots, petit pioupiou de la Légion étrangère, nous ne vous valons pas, héros des Flandres ! Mais s’il reste encore quelques-uns qui qualifient notre enrôlement de trahison, laissons-les dire : allons au feu d’un cœur alerte : n’en doutez pas, nous valons mieux qu’eux ! [...]

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Joseph-Napoléon Francœur (1880-1965)

Durant sa longue carrière politique, comme député libéral de Lotbinière de 1908 à 1936, dont six ans comme ministre dans le Cabinet Taschereau, puis à la Chambre des communes de 1937 à 1940, Francœur connaît son plus grand moment de célébrité quand il présente à l’Assemblée législative la première résolution parlementaire jugée favorable à la séparation :

Que cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte fédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada.

*

Quand « la motion Francœur » est soumise, les relations entre francophones et anglophones sont troublées par le Règlement XVII, imposé par le gouvernement onta-rien en 1912, qui limite l’enseignement du français aux deux premières années du primaire, indignant les Canadiens français partout au pays, et par la conscription militaire, imposée par le gouvernement conservateur de Robert Borden.

« notre façon De sentir et De penser n’est pas la même »

17 janvier 1918, Assemblée législative

Était-il opportun de faire cette motion ? Elle est, à mon avis, la résultante des discours, des écrits, des articles de journaux, de revues et de pamphlets faits et distribués contre la province de

Québec depuis trois ans. Une campagne systématique a été entreprise qui a atteint le maximum de violence au cours de la dernière campagne électorale. Dès le début de la guerre, on a commencé, dans les provinces anglaises, surtout en Ontario, à mettre notre loyauté en doute parce que le recrutement volontaire n’obtint pas ici le même succès qu’ailleurs,

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parce que les nôtres ne répondaient pas comme on l’aurait désiré à l’appel d’aller combattre, en pays lointains, pour la défense de la liberté et de la civilisation, il est vrai, mais sans connaître exactement les causes qui ont provoqué le conflit.

On le voit, la rage et la fureur les animent encore à notre endroit et unissent nos ennemis partout. Nous nous contenterons de leur répondre, avec un auteur célèbre : « La plupart des fureurs humaines ne sont que des souffrances inavouées et la bave que l’on crache aux autres vient d’une plaie dont on souffre soi-même... » Et je vous demande, Messieurs, pourquoi cette campagne contre la province de Québec ? A-t-elle mérité qu’on la traite ainsi ? Quel est en définitive le grand crime dont elle s’est rendue coupable ? A-t-elle été réellement un obstacle à l’union, au progrès et au développement de ce pays ?

Son seul crime, c’est d’avoir interprété autrement que ses conci-toyens d’autre origine la Constitution, c’est d’avoir dénoncé certains actes qui, d’après elle, non seulement ne contribuaient pas au succès de la guerre et au salut de l’Empire, mais en compromettaient plutôt l’issue de l’une et le développement de l’autre. C’est parce que ses habitants se sont montrés avant tout Canadiens ; parce qu’ils ont cru qu’il fallait d’abord développer ce pays dans l’intérêt même de l’Empire : que plus il sera prospère, plus il sera possible d’atteindre notre destinée : parce que surtout, avant d’accepter la conscription, ils ont demandé que le peuple fût consulté. Apparemment, ce sont là les causes de cette lutte contre nous, mais il y en a de plus profondes et de plus réelles.

Deux races supérieurement douées se partagent ce pays : la race anglaise et la race française. Depuis plus de cent cinquante ans, elles vivent et se développent l’une à côté de l’autre. Il y a eu, à certains moments du moins, collaboration intime pour établir entre elles une entente en vue d’atteindre l’idéal commun. Chacune dirigée par ses chefs a obtenu des succès appréciables qu’il serait futile de nier. Avec des men-talités différentes, en tenant compte de la nature humaine, de ses instincts et de la loi qui les régit, malgré les convoitises, les jalousies, les passions et les préjugés, nous avons pu vivre jusqu’à un certain degré dans une paix relative. Mais il faut bien l’avouer, il n’y a jamais eu pénétration. La différence de caractère est restée vive. Au reste, il n’en peut être autre-ment.

Notre façon de penser et de sentir n’est pas la même que celle de nos compatriotes d’origines différentes ; la langue, la croyance, les tradi-tions ancestrales nous inspirant des moyens d’action différents et

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quelquefois opposés pour arriver au même but. De là, des conflits et des frictions.

La Confédération est un compromis auquel on est arrivé pour essayer de les faire disparaître, il y a cinquante ans. Dans l’esprit de ses auteurs, elle devait assurer le respect des droits, des institutions, de la langue et des croyances des minorités. Les provinces devaient conserver leur autonomie, et chacune, dans l’ardeur d’une émulation réciproque, cherchant à devenir le facteur du progrès commun, devait assurer la prospérité de tous. Et c’est ce que pensait Cartier lorsqu’il disait :

Il n’y a pas à craindre que l’on cherche jamais à priver une minorité de ses droits. Sous le système de la fédération qui laisse au gouvernement central le contrôle des grandes questions d’intérêt général auxquelles les différen-ces de races sont étrangères, les droits de race ou de religion ne pourront pas être méconnus.

C’est ce que croyait également Brown lorsque le 8 février 1865, il disait :

Voici un peuple composé de deux races distinctes parlant des langues dif-férentes, dont les institutions religieuses, sociales, municipales et d’éducations sont totalement différentes ; dont les animosités de section à section étaient telles qu’elles ont rendu tout gouvernement presque impossible pendant plusieurs années ; dont la Constitution est si injuste au point de vue d’une section qu’elle justifie le recours à toutes espèces de moyens pour y remé-dier... Nous nous efforçons de régler pour toujours des différends à peine moins importants qui ont déchiré la république voisine et qui l’exposent aujourd’hui à toutes les horreurs de la guerre civile.

Plus loin, avec une conviction réelle, il ajoutait :

aussi, lorsqu’il nous sera donné de voir la mesure actuelle votée – la justice faite aux deux provinces, tout le monde placé sur un pied d’égalité, les intérêts locaux abandonnés au contrôle de chaque localité et les dépenses locales supportées par chacun – est-ce qu’il n’en résultera pas pour tous un sentiment de sécurité et de stabilité que nous avons cessé depuis longtemps de connaître et dont nous n’aurions pu jouir dans l’état actuel des choses.

À ces hautes considérations en faveur de la Confédération, M. A.-A. Dorion opposait l’opinion suivante :

Comment peut-on espérer que le Bas-Canada puisse avoir une grande confiance dans le gouvernement général qui aura des pouvoirs si immenses sur les destinées de cette province ? L’expérience démontre que les majori-tés sont toujours agressives et portées à être tyranniques et il ne peut pas

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en être autrement dans ce cas-ci... Je crains fortement que le jour où cette Confédération sera adoptée ne soit un jour néfaste pour le Canada.

M. J.-F. Perrault prévoit lui aussi des conflits :

Nous nous trouverons complètement à la merci d’une majorité hostile ; elle pourra nous supprimer, assimiler nos lois, suspendre nos juges, armer la milice contre nous et nous envoyer à l’échafaud ou en exil quand il lui plaira, malgré nos protestations et celles de la minorité canadienne-française dans le parlement fédéral.

M. Taschereau, plus tard juge en chef de la Cour suprême, termi-nait son discours sur cette grave question par ces paroles :

On s’apercevra bientôt que cette Confédération sera la ruine de nos insti-tutions. Nos descendants, au lieu de nous avoir de la reconnaissance pour ce que nous faisons aujourd’hui, diront que nous nous sommes gravement trompés et que nous avons fatalement erré en leur imposant cet acte néfaste.

M. Joly, député de Lotbinière, craint qu’il n’y ait pas assez d’homo-généité parmi les protestants et les catholiques français, anglais et irlandais parlant deux langues différentes.

Les liens les plus forts, dit-il, qui puissent réunir les citoyens d’un même État sont une même langue et une religion commune à tous. Nous n’avons ni l’une ni l’autre.

Et il termine ainsi son superbe discours :

D’un point de vue comme de l’autre, je considère la mesure comme une erreur fatale ; et, comme Canadien français, je fais encore une fois appel à mes compatriotes en leur rappelant qu’ils ont entre leurs mains un héritage précieux sanctifié par le sang de leurs pères et que c’est leur devoir de le transmettre intact à leurs enfants comme ils l’ont reçu.

Nous pourrions continuer nos citations qui ont un intérêt considé-rable dans les circonstances.

Sommes-nous en position de dire maintenant, après cinquante ans, si c’est Cartier et les autres favorables à la Confédération qui ont eu raison, ou si ce sont Dorion, Perrault, Taschereau, Joly et autres ? Ni en Europe, ni en Amérique, ni en aucun pays du monde on n’a pu rien fonder de durable en dehors de la liberté ; les auteurs de la Confédération l’avaient compris : ils en ont tenu compte autant que faire se peut lorsqu’ils constituaient en une immense agglomération les différentes provinces du Canada, les associant sur un pied d’égalité, afin de poursuivre et d’at-teindre dans le progrès et le développement d’une démocratie

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indépendante, unie à la couronne britannique, un même but, un même idéal !

C’est bien ce que pensait sir John A. Macdonald lorsque, le 17 février 1890, répondant à Dalton McCarthy qui proposait l’abolition du français à la Législature du Nord-Ouest, il déclarait éloquemment :

Je ne partage pas le désir exprimé dans certains quartiers qu’il faudrait, par un moyen quelconque, opprimer une langue ou la mettre sur un pied d’infériorité vis-à-vis d’une autre. Je crois qu’on n’y parviendrait pas si la chose était essayée et ce serait une folie ou malice si la chose était possible. La déclaration faite que le Canada est un pays conquis est une déclaration faite sans à-propos. Que le Canada ait été conquis ou cédé, nous avons une Constitution en vertu de laquelle tous les sujets britanniques sont sur un pied d’égalité ayant des droits égaux en matière de langue, de religion, de propriété, et relativement à la personne. Il n’y a pas de race supérieure, il n’y a pas de race conquise ici. Nous sommes tous sujets britanniques et ceux qui ne sont pas d’origine anglaise ne sont pas moins sujets britanni-ques.

Avons-nous répondu aux vœux des Pères de la Confédération ? La province de Québec en particulier a-t-elle respecté les engagements que comportait ce contrat d’association ? Les devoirs et les obligations qu’il imposait, s’y est-elle dérobée ou les a-t-elle remplis ? Nous pouvons, sans craindre d’être contredits, affirmer que nous n’avons reculé devant aucun devoir et que nous ne nous sommes soustraits à aucune responsabilité. La liberté que l’on nous a accordée, nous en avons joui, mais en respec-tant celle des autres ; notre autonomie, nous l’avons conservée et défendue sans jamais porter atteinte à celle des autres. Les droits de la minorité nous les avons respectés ici et nous avons exigé qu’ils le fussent ailleurs. Comme Brown l’avait exigé, nous avons voulu que tout le monde fût sur un pied d’égalité !

Aucune idée de domination n’est entrée dans nos revendications en faveur de l’usage de notre langue, du respect de nos droits reconnus par la Constitution ; aucun désir de conquête ne nous a animés dans nos aspirations. Toutes les luttes que nous avons faites avaient pour but la défense exclusive de ce que nous considérons être l’expression de la Constitution. L’histoire impartiale rendra aux Canadiens français le témoignage qu’ils sont demeurés avant tout Canadiens ! En certains quartiers, l’on ne peut pas comprendre cette mentalité. Si cette lutte continue, si au lieu de nous traiter comme des associés, on persiste à nous dénigrer, à nous considérer comme le fléau de la Confédération, un

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obstacle à l’union, au progrès et au développement du pays, cela ne peut aboutir qu’à un seul résultat : la rupture du pacte fédératif.

Personne ne soutiendra sérieusement que, si l’esprit de la Consti-tution n’est pas respecté, la lettre seule du contrat puisse suffire à maintenir l’association. Nos compatriotes d’Ontario, depuis la présentation de cette motion, nous demandent d’oublier la lutte qu’ils nous ont faite et de nous unir pour atteindre nos destinées. Pour réaliser cette union des races, nous sommes allés jusqu’à la limite extrême de la conciliation et des concessions ; nous avons même, quelquefois, fait des sacrifices au détri-ment de nos droits acquis et de notre fierté comme race. On ne nous en a pas tenu compte. Au cours des vingt-cinq dernières années surtout, nous avons tout tenté de bonne foi, sans arrière-pensée, pour obtenir cette union indispensable et la cimenter. Au moment où nous croyions nos efforts couronnés de succès, que la paix et l’harmonie étaient établies sur des bases solides, où nous pouvions enfin, dans l’oubli des mesquines querelles, travailler uniquement au progrès et au développement du pays, les mauvaises passions, les préjugés et les haines sont apparus de nouveau, et, véritable fléau, ont détruit à tout jamais la moisson que nous allions recueillir.

On nous a dit qu’en présentant cette motion c’était s’avouer décou-ragés, et même vaincus ; que le temps était mal choisi pour rappeler à cette province dans quelle situation elle se trouve exactement. On nous a dit, de plus, qu’en posant le problème de cette façon nous risquions d’ameuter davantage contre nous ceux qui, depuis des années, nous ont fait la guerre. Nous avons voulu exprimer le sentiment de la très grande majorité de notre population, qui est fatiguée d’être traitée de la sorte et qui croit que le moment est venu, ou de cesser ces luttes stériles, ou d’en accepter toutes les conséquences logiques. Cette résolution signifie à ses détracteurs que, si la province de Québec est de trop dans la Confédé-ration, elle est prête à causer de la chose et à prendre ses responsabilités. Elle n’a pas désiré cette éventualité extrême, mais elle n’a jamais reculé devant aucun sacrifice lorsque son honneur était en jeu.

La conclusion qui s’impose, nous la trouvons résumée dans les paroles d’un de nos compatriotes, le regretté Honoré Mercier, qu’il faut rappeler et appliquer à tout le pays : « Cessons nos luttes fratricides, unissons-nous » ; autrement, nous courons le danger de voir l’œuvre de cinquante ans irrémédiablement compromise.

Un journal des États-Unis, discutant il y a quelques jours la situa-tion de la province de Québec, se demandait ce que voulaient en

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définitive les Canadiens français. Ce que nous voulons, c’est vivre et laisser vivre. Vivre en observant non seulement la lettre de la Constitution mais surtout son esprit ; vivre selon nos goûts, notre tempérament et notre mentalité ; vivre en citoyens libres, conscients de nos devoirs et soucieux de nos responsabilités ; vivre en travaillant au progrès et au développement de notre province, convaincus que nous assurons ainsi le progrès et le développement du pays ; vivre en conservant notre langue, nos croyances, nos traditions, nos institutions et nos lois ; vivre enfin, en Canadiens loyaux et dévoués à la couronne britannique ! Laisser vivre ! Respecter chez les autres ce que nous exigeons que l’on respecte chez nous ; leur reconnaître la liberté dont ils veulent jouir dans l’exercice de leurs droits acquis ; les laisser parler et enseigner leur langue, garder leurs croyances et leurs traditions, et lutter même avec eux, si c’est nécessaire, pour la défense de cet héritage auquel ils tiennent autant que nous !

C’est ainsi que nous deviendrons véritablement une nation cana-dienne, où régnera cette « grande solidarité, constituée, comme on l’a dit, par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore ». Nous pourrons alors être protégés contre les causes de ruine qui nous menacent à l’intérieur en même temps que nous prévien-drons les dangers de l’extérieur.

Nous n’aurons plus seulement les apparences extérieures d’une nation dont les intérêts matériels sont le seul lien, mais nous en formerons une par la véritable union des cœurs et des âmes. Pourquoi ne pas réaliser cet idéal ? Pendant que nos soldats, sur la terre de France, combattent et meurent héroïquement pour la liberté et la civilisation, le respect des traités et des constitutions, l’indépendance et l’autonomie des peuples, nous ne devons plus donner ici le spectacle des luttes qui aboutissent à la négation de ces principes. Il faut être digne du sacrifice suprême de ces héros ! Leur mort est la plus grande leçon de patriotisme, profitons-en !

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Lomer Gouin (1861-1929)

Élu huit fois à l’Assemblé législative, deux fois à la Chambre des communes et premier ministre libéral de la province de Québec pendant quinze ans, de 1905 à 1920, Gouin ne laisse pas le souvenir d’un grand orateur, mais il répond à la résolu-tion de Francœur avec conviction.

« Ce discours du premier ministre aura une répercussion extraordinaire dans tout le Dominion et à l’étranger et cette motion était opportune », commente Francoeur lui-même. Se défendant d’être séparatiste, Francœur annonce qu’il a atteint son but et ne soumet pas sa résolution au vote.

« nous n’avons souffert De rien »

23 janvier 1918, Assemblée législative, Québec

Je désire rendre ma position très claire sur ce sujet. Je suis en faveur de la Confédération canadienne. Je considère le système fédéral comme le seul moyen possible pour administrer et gouverner notre

pays, si nous tenons compte de nos différences de races et de croyances, de la variété et de la multiplicité des besoins locaux sur notre immense territoire. Pour ces raisons, malgré certains événements qui sont survenus dans les provinces maritimes, affectant défavorablement la race cana-dienne-française, j’aurais de toute façon voté en faveur de la Confédération.

Pour être plus clair, je déclare que, si j’avais été partie aux négocia-tions de 1864, j’aurais certainement essayé, si j’en avais eu l’autorité, d’obtenir pour la minorité canadienne-française des autres provinces la même protection qui a été obtenue pour la minorité anglaise dans la province de Québec. Je n’aurais pas demandé cela comme une concession, mais comme une mesure de justice. Et même si on ne me l’avait pas accordée, j’aurais voté en faveur des résolutions de 1864.

Durant le débat de 1865, j’aurais demandé de nouveau cette mesure de justice, bien plus cette mesure de prudence. Et si je n’avais pas réussi, j’aurais encore voté pour l’acte fédératif, tel que voté le 13 mars 1865.

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Même à cette heure, en dépit des heurts qui se sont produits dans l’ad-ministration de notre pays depuis 1867, en dépit des misères faites à ceux de Québec et à ceux qui constituent la minorité dans les autres provinces, si j’avais à choisir entre la Confédération et l’Acte de 1791 ou l’Acte de 1840-1841, je voterais encore en faveur de la Confédération cana-dienne.

Il est bon de dire à ceux de la jeunesse, à ceux de l’âge mûr, aux anciens même qui n’ont pas le loisir d’étudier l’histoire de notre pays, que la Confédération ne fut pas le résultat d’un caprice, ni un acte de légèreté, mais la résultante d’une nécessité. Cet Acte fut accepté librement par la province de Québec. Elle en a profité, elle en profitera encore et il ne peut être question de changer un aussi bon régime. Sans Cartier, sans la volonté populaire du Bas-Canada, nous n’aurions pas eu la Confédération.

Avant 1865, depuis nombre d’années, le Canada-Uni marchait vers l’abîme ; l’administration était dans le chaos. Dès avant 1865, tous nos hommes d’État, tous ceux qui ont pris part aux affaires publiques recon-naissaient et affirmaient le besoin d’un changement dans notre système de gouvernement. L’Acte d’Union de 1841, avec ses misères, ne pouvait plus fonctionner. Pourtant, malgré l’injustice de son origine, malgré les luttes acerbes de 1840 à 1867, l’Acte d’Union n’empêcha pas le pays de grandir et de progresser au point de vue agricole, au point de vue de la colonisation, du commerce et de l’industrie.

[...] Voici donc 50 ans que nous vivons sous ce régime fédéral. Nous avons eu des difficultés, des heurts assez violents, c’est vrai ; mais avons-nous le droit cependant de n’être pas satisfaits, de dire que le système a failli ? Pour moi, je crois le contraire.

Quand je regarde les résultats obtenus, quand je vois les dévelop-pements réalisés, quand je fais l’inventaire des progrès de toutes sortes, je suis porté à dire comme sir Wilfrid Laurier, en juillet dernier, à la commémoration du cinquantième anniversaire de la Confédération, que les espérances des Pères de la Confédération ont été dépassées. Quand nous cesserons de déplorer ce qui nous divise et nous sépare, nous nous consolerons rapidement à la pensée du progrès que nous avons réalisé.

[...] Il semble que nous devrions nous féliciter des résultats que nous avons obtenus, comme province, et comme pays, depuis 1867. Avons-nous le droit d’être insatisfaits ? Je crois que non. La province de Québec a-t-elle été malmenée depuis 1867 ?

Dorion, l’une des plus belles et des plus nobles figures de ce temps, redoutait le système fédératif et craignait que la province ne fût noyée

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dans le grand tout canadien. Les adversaires du projet disaient, comme lui, que la Confédération n’était ni plus ni moins qu’un acheminement vers l’union législative. Peut-on dire aujourd’hui que ces craintes, que ces inquiétudes étaient fondées ? Voici 50 ans que notre province fait partie de la Confédération et l’union législative n’est pas venue. Nous avons légiféré et nous légiférerons librement au point de vue municipal et sco-laire, et jamais nous n’avons été molestés dans l’administration de nos lois civiles.

[...] Grâce à la Confédération, grâce à notre union avec des provinces sœurs, notre province a progressé, nous le constatons, d’une façon mer-veilleuse, et on ne saurait contester que c’est la Confédération qui a fait de Montréal la quatrième ville de l’Amérique du Nord par son importance. Croyez-vous que nous aurions pu, sans la Confédération, sans la concen-tration de nos efforts et de ceux des citoyens de l’Ouest et de l’Est, faire une ville d’une aussi grande importance que celle de Montréal ?

On craignait le traitement des minorités dans la province de Québec. Je crois qu’il n’est pas nécessaire de s’arrêter ici. Vous avez tous entendu, au cours de cette session-ci, les allocutions des députés repré-sentant les minorités de langue anglaise. Les uns après les autres, ils ont clairement témoigné de l’esprit de justice dont la majorité de cette pro-vince fait preuve envers les minorités.

Et si nous nous tournons maintenant vers les groupes d’origine française qui se sont établis dans les provinces canadiennes, peut-on dire que la Confédération leur a été défavorable ? Quelle est leur position ? Cette position serait-elle meilleure si nous n’avions pas eu la Confédéra-tion, et leur condition serait-elle meilleure si nous nous séparions des autres provinces ?

[...] Qu’arriverait-il si nous nous séparions ? Je ne voudrais pas laisser croire que l’honorable député de Lotbinière a voulu poser la question mais, puisque nous sommes engagés sur le sujet de la séparation, il est préférable à chacun d’exprimer exactement ce qu’il pense des valeurs du système et de ses possibilités de continuation.

Enfermés comme nous le sommes, sans accès à la mer pendant tous les mois d’hiver, dans quelle position serions-nous ? Comment pour-rions-nous défendre notre immense frontière ? Nous serions soumis aux tarifs des provinces sœurs qui seraient contre nous. Quels seraient les tarifs douaniers des provinces avec lesquelles nous commerçons aujourd’hui librement ?

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Quelle part de la dette nationale nous faudrait-il assumer ? Com-ment paierions-nous la dette qui nous tomberait sur les épaules ? Nous serions contraints de prendre part à la dette fédérale, comme nous avons été contraints de prendre part à celle du C.N.R., malgré que nous ayons tenté d’éviter cela. Enfin, dans quelle position seraient les nôtres en dehors du Québec ?

Qu’avons-nous eu jusqu’à maintenant ? Nous n’avons souffert de rien. Il est vrai que notre province a été trop souvent l’objet d’injustes attaques et que l’on ne nous a guère ménagé les injures. Mais est-ce que tout cela serait suffisant pour nous justifier de demander la rupture d’un pacte qui nous a permis d’obtenir les résultats dont je vous donnais tout à l’heure un résumé ?

[...] Nous nous plaignons des injures et des appels aux préjugés, mais nos pères n’ont-ils pas subi les mêmes misères sous tous les régimes, sous celui de 1760, comme sous ceux de 1764, de 1774, de 1791, de 1840, et surtout depuis 60 ans, toujours, toujours de la part des politiciens qui voulaient satisfaire leurs appétits de pouvoir et leurs ambitions de patronage ?

Les gens des deux races ont poursuivi leur tâche de bâtir le pays, malgré les actions des politiciens. Nous avons grandi parce que nos pères, ces colonisateurs, ces défricheurs, ces bâtisseurs se sont acharnés et ont rempli leur mission en dépit de toutes les batailles et de toutes les querelles. On nous a insultés, c’est vrai. Mais je persiste à le croire, que ce n’est pas la majorité, au contraire, que c’est le petit nombre. Je m’illusionne peut-être mais je pense, non, je crois que la population de ce pays, je crois que la population de toutes les provinces du Canada est en grande majorité composée de braves hommes.

C’est lord Acton, un lord anglais, qui disait : on mesure la liberté d’un pays à la liberté de sa minorité. Cela veut dire que si la minorité n’est pas bien traitée, elle n’est pas seule à souffrir, car tous ceux de la majorité qui ont l’esprit droit, le cœur juste et généreux, souffrent avec elle et comme elle. Nous ne pouvons oublier les qualités de ceux de nos compatriotes qui ont une origine différente de la nôtre. C’est grâce aux qualités de nos compatriotes anglais, que nous ne devons pas ignorer, c’est grâce à nos qualités, sans parler de nos défauts, c’est grâce à toutes les races si nous avons progressé par le passé, et c’est de la même façon que nous l’emporterons dans le futur. [...]

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Idola Saint-Jean (1880-1945)

Idola Saint-Jean fait partie de la première délégation du comité du suffrage provincial à Québec en 1922. Elle milite en faveur du mouvement des midinettes et se prononce pour la syndicalisation des institutrices rurales.

En 1927, elle fonde l’Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec et se présente sans succès aux élections fédérales de 1930, proposant une plate-forme politique explicitement féministe.

*

Cette allocution est radiodiffusée sous les auspices de l’Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec la veille de la présentation du projet de loi sur le suffrage féminin, qui devait être de nouveau défait, 47 députés votant contre et 21 pour.

« nous n’avons pas Démérité »

Février 1931

Demain la Législature sera saisie pour la cinquième fois du projet de loi demandant le suffrage pour les femmes de cette province. Demande juste et légitime qui, si elle est enfin

accordée, placera les femmes du Québec sur un pied d’égalité avec leurs sœurs des huit autres provinces du Canada.

Les femmes du Québec ont été les premières à la tâche et, si l’on retourne aux premières pages de notre histoire, on les voit travailler avec ardeur à l’œuvre admirable de colonisation.

Dans toutes les sphères de vie sociale, elles ont été les compagnes vaillantes des hommes, toujours à l’œuvre, donnant le meilleur d’elles-mêmes pour construire un pays appelé à jouer un grand rôle dans l’histoire du monde.

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Puissent nos législateurs quand ils seront appelés, demain, à donner un vote qui dira si oui ou non nous devons être admises à participer à notre vie politique, se rappeler qu’en 1705, la première manufacture de draps du Canada fut fondé grâce à l’initiative de Mme De Repentigny, qu’ils revoient par le souvenir l’œuvre de Marie Rollet, la grande patronne de nos agriculteurs canadiens : c’est Marie Rollet qui importe dans notre pays la première charrue, puis c’est une Jeanne Mance qui se constitue le trésorier municipal de Ville-Marie et qui trouve l’argent nécessaire pour amener ici un régiment chargé de défendre les colons contre les attaques désastreuses des Iroquois.

Fondatrices des premiers hôpitaux, fondatrices des premières écoles, ne furent-elles pas, ces femmes, que nous avons la gloire de nommer nos ancêtres, l’une ministre du Commerce, les autres ministre de l’Assistance publique, ministre de l’Éducation et j’oserais dire, ministre des Finances, remplissant ce poste de façon à rendre des points à bon nombre d’hommes grâce à leurs qualités d’organisation et de science économique.

Aucun homme, témoin de ce que nos pionnières accomplissaient à l’aurore de notre histoire, ne leur eut refusé l’accès au Parlement, s’il en eut existé un, alors.

Elles étaient consultées sur toutes les questions, ces femmes intelli-gentes et sages et, grâce à la coopération des hommes et des femmes de cette époque, nous jouissons aujourd’hui des progrès et du développement de notre Canada.

D’ailleurs, ce droit que nous réclamons ne l’avons-nous pas possédé jusqu’en 1834 ? Et n’a-t-il pas été exercé avec conscience et dignité ? Pour nous convaincre de la façon scrupuleuse avec laquelle nos grand-mères accomplissaient leur devoir de votantes, il nous suffit de nous rappeler les paroles que prononçait la mère de Louis-Joseph Papineau en déposant son bulletin de vote : « Je vote pour Louis-Joseph Papineau, mon fils, non parce qu’il est mon fils mais parce que je le crois qualifié pour représenter dignement notre race. » Voilà de la politique intelligente et saine.

Nous n’avons pas démérité, il me semble ; on nous retrouve aujourd’hui dans tous les domaines de la charité et du travail. Les con-ditions économiques nous jettent dans l’industrie, dans le commerce, dans l’enseignement, en un mot dans toutes les sphères d’activité. Il nous faut travailler pour vivre, alors, pourquoi sommes-nous condamnées à n’occuper que des places de subalternes ? Pourquoi ne pas nous permettre l’accès des professions et aussi celui des Parlements où se fabriquent les lois qui affectent la femme tout autant que l’homme. Pourquoi, je vous

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le demande, Messieurs, n’apporterions-nous pas nos qualités d’éducatrices quand se discute une loi sur nos écoles ? Pourquoi les mères n’auraient-elles pas le droit de donner un vote quand la Chambre étudie une loi concernant le bien-être de l’enfant, de la famille, etc. Ne sont-ce pas là des problèmes que la femme comprendra toujours mieux que l’homme ?

En toute sincérité, Messieurs, dites-nous, est-il des questions que vos mères, vos épouses, vos filles ne peuvent pas comprendre, même si elles ont une instruction très rudimentaire ? Et dites-nous, dégagés de votre égoïsme, qui vous apporte moins de bonheur que vous semblez le croire, dites-nous si vous seriez satisfaits si, un jour, la femme se proclamait votre souverain arbitre, et se chargeait, comme vous le faites béatement depuis des siècles, de vous dicter totalement votre ligne de conduite, se constituant l’unique juge de votre destinée.

Vous protesteriez à bon droit contre un tel état de choses, n’est-ce pas ? Eh bien, vous inspirant des paroles du souverain Maître : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent. »

Permettez-nous d’élire nos législateurs. Nous sommes des êtres humains responsables, veuillez nous traiter comme tels. Si une femme se rend coupable de quelque délit, vos lois la punissent, ce n’est pas le mari qui monte à l’échafaud, c’est elle qui expie sa faute, alors ne vous semble-t-il pas souverainement injuste qu’à côté de cela le code statue qu’une bonne mère, une bonne épouse ne possède pas le droit de conclure une transaction sans avoir au préalable obtenu la signature de son mari que celui-ci soit bon ou mauvais ? Vous rendez-vous compte que, d’après votre loi, une mère, séparée de son mari à laquelle la cour a confié la garde de ses enfants n’a même pas le droit de consentir à leur mariage, que ce droit est réservé exclusivement au père, même s’il est indigne de ce titre ? Sont-ce là des lois dignes d’un pays qui se prétend chrétien ?

Le bonheur de l’homme, disait il y a déjà longtemps le grand Victor Hugo, ne peut être composé des souffrances de la femme. L’égoïsme est la cause de tous les maux dont souffre l’humanité. Contribuer à établir notre société sur des bases de justice, c’est la meilleure façon de travailler à son bien-être.

Songez aux grandes vérités évangéliques, Messieurs nos législateurs, quand, demain, on vous demandera l’accès des femmes dans le domaine politique et le droit au libre travail, car le projet de loi pour l’admission des femmes au barreau sera aussi discuté demain.

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Au lieu de nous traiter en rivales dangereuses, laissez-nous devenir vos compagnes dans toutes les sphères d’activité. Soyez fiers de nos apti-tudes et laissez-nous mettre nos talents au service de notre province. La fierté nationale de tous les cœurs vraiment canadiens doit être flattée des succès remportés par les nôtres, qu’ils soient hommes ou femmes. En 1914, l’Université McGill accordait le premier diplôme de droit à une Canadienne, Mme Langstaff, qui arrivait première en droit criminel et en droit de corporation, les deux matières les plus difficiles de la Faculté. Mlle Marthe Pelland décrochait, l’an dernier, la première place de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Heureusement cette profession ne nous est pas fermée. Combien d’autres femmes courageuses et brillantes ne pourrais-je pas citer ici. Nées dans une autre province, ces femmes pourraient aspirer aux plus hautes situations, mais Québec les tient en tutelle et il ne leur est pas permis de donner leur rendement à notre société.

Pensez à toutes ces femmes, Messieurs, et que votre vote de demain soit libérateur. Dans l’intérêt de tous autant que de toutes, ouvrez géné-reusement la porte de l’arène politique et professionnelle aux femmes qui sauront rester dans la vie publique, comme elles le sont dans la vie privée, les dignes descendantes des Jeanne Mance, des Marguerite Bour-geoys, des Madeleine de Verchères et de tant d’autres qui ont contribué au développement de notre pays.

Puisque toutes les femmes d’œuvres et la légion des femmes qui travaillent sont unanimes à réclamer leurs droits politiques et leur droit au libre travail, n’assumez pas plus longtemps, Messieurs, la responsabi-lité de les tenir au rancart de la vie politique de leur province qu’elles aiment et au bien-être de laquelle elles veulent se dévouer.

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Adrien Arcand (1899-1967)

Diplômé de l’Université McGill et journaliste à La Presse, Arcand épouse les thèses raciales nazies avec enthousiasme et fonde, en 1934, le Parti national social chrétien, ce qui en fait le chef fasciste le plus notoire au Canada. Après quelques assemblées qui inquiètent les autorités, le Parti est interdit par la Ville de Montréal et, en 1940, Arcand est interné jusqu’à la fin de la guerre.

« Dehors ! vieille politique pourrie »

22 février 1934, Monument national, Montréal

Avec le ralliement de ce soir, nous entrons dans un mouvement qui, je le sais, sera long, laborieux et apparemment fort mou-vementé. Nous y entrons sans animosité contre personne, sans

amertume contre aucun individu, mais avec la détermination bien arrêtée de livrer une lutte sans merci contre des idées et des systèmes que nous savons mauvais, et la volonté ferme de faire triompher notre programme. Nous ne craignons pas les coups qu’on nous portera, pas plus que nous n’hésiterons à y répondre. Pour ma part, je me ferai toujours un devoir d’être au premier rang du combat, me fiant moins à la prudence humaine, qui règle si peu de choses, qu’à la Providence divine qui permet tout.

La vieille démocratie, par les mots d’ordre qu’elle a lancés, par son industrialisation intensive qui a complètement changé l’aspect du pro-blème économique, a créé des problèmes sociaux qu’elle ne peut pas régler, a suscité un mouvement qu’elle n’est plus capable de contrôler. La vieille démocratie a écarté graduellement les valeurs spirituelles qui autrefois conduisaient le monde civilisé et chaque pays en particulier, et a laissé s’y substituer la grande Internationale de l’or, qui aujourd’hui gouverne le monde et influe directement sur les destinées de chaque pays. La vieille démocratie a internationalisé et déchristianisé les peuples qui

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s’étaient confiés à elle, contrairement aux aspirations nationales et aux croyances chrétiennes des individus, créant ainsi un déséquilibre social et un chaos économique faciles à comprendre. Il faut, ou achever com-plètement la besogne et courir vers une civilisation nouvelle qui sera la négation absolue de toute spiritualité et le règne absolu du matérialisme, ou effectuer une réaction vers les grands principes chrétiens que la démo-cratie, de fait et par son action, a relégués à l’arrière-plan, et ce sera alors le règne de la « matière soumise aux valeurs spirituelles ». Le monde ne peut rester indéfiniment dans l’état où il est présentement, il doit choisir l’une des deux routes opposées et s’y engager résolument.

[...] C’est le programme que j’ai à vous exposer. Dans ses grandes lignes, et même dans une foule de détails, il est identique aux programmes des principales organisations corporatistes des autres pays : fascistes ita-liens, nazis allemands, cuzistes de Roumanie, francistes de France, fascistes d’Angleterre, nationalistes de Suisse, guardistes d’Australie, fascistes de Suède, Norvège, Bulgarie, Belgique, Danemark, etc., dont nous avons toujours surveillé attentivement l’action et l’évolution. Nous avons pris notre bien où nous l’avons trouvé. D’ailleurs, tous les partis corporatistes, partant des mêmes principes, aboutissent infailliblement aux mêmes conclusions, comme les partis socialistes qui, partant des mêmes données, parviennent aux mêmes conclusions. Cependant, on remarquera que notre programme est avant tout essentiellement canadien, qu’il est adapté à notre statut de Dominion britannique, qu’il est fait exclusivement pour les Canadiens. Je dois dire aussi que notre Parti, s’il a des sympathies légitimes pour les mouvements analogues dans les autres pays, est tota-lement indépendant, suprême dans son autorité et n’a aucune attache quelconque avec aucun groupe extérieur.

[...] Ici intervient la question de race. Depuis un siècle et demi, la démocratie nous prêche de ne pas faire de distinctions de races et de religions ; le sentiment internationaliste et la propagande juive ont fait de la question de race une question honteuse que des gens nobles doivent s’abstenir de discuter. Même, on nous a donné l’illusion que, toucher à la question de race, c’est toucher à de la dynamite. Pourtant, la même démocratie n’a jamais cessé de faire des distinctions de races, contre les nègres et les Japonais aux États-Unis, contre les Hindous et les Indiens canadiens dans notre pays, contre la Chinoise qui ne peut traverser nos frontières. Et cette politique hypocrite n’a servi vraiment qu’à une chose : ne pas faire de distinction contre le Juif, totalement inassimilable par sa race, fanatiquement antichrétien par sa religion. Lorsque nous voulons prononcer le mot « juif », retentissent immédiatement des clameurs contre

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le cri de race. Cependant, quand il s’agit de se faire reconnaître comme minorité par la Ligue des nations, les Juifs eux-mêmes font entendre le cri de race ; ils le font entendre pour justifier leurs congrès spéciaux, leurs appels aux fonds publics, leurs revendications pour un régime scolaire spécial, et un député juif de Montréal même disait, dans un discours récent, que les députés « juifs » doivent, avant tout, s’occuper des affaires juives à la Législature.

Quand nous parlons ici de races, nous ne parlons pas des branches particulières de chaque grande race. Nous avons en vue les grandes divisions générales reconnues mondialement : race noire, race jaune, race sémitique, race blanche. Les familles de la race blanche, qui sont ce qu’on appelle aryennes, ont leur personnalité propre, mais leurs instincts fon-damentaux sont les mêmes et on y trouve un terrain commun d’entente.

Emprisonné en 1940 jus-qu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale comme menace à la sécurité publique, le sympathisant nazi Adrien Arcand, qui se décrit lui-même comme le « fuhrer canadien », ne renonce jamais à son idéo-l o g i e a n t i - s é m i t e . À l’élection fédérale de 1949, il recueille 29 % du vote comme candidat de l’Unité nationale du Canada, parti qu’il dirigeait déjà en 1938.

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Si même on remonte à plusieurs siècles, on s’aperçoit que les tribus des Normands, des Celtes, des Angles, des Francs, des Germains, des Vikings, etc., qui ont formé plus tard les nations nord-européennes, étaient issues d’un stock commun dont nous descendons tous.

Puisque, avec la création d’une citoyenneté, le Canada doit s’en-gager dans ses destinées véritables, il importe de poser quelques questions. Le Canada devra-t-il être, dans l’avenir, un pays de jaunes, de noirs, de sémites, de croisements abâtardis, ou devra-t-il être un pays de race blanche ? Je crois que la réponse ne fait aucun doute dans l’esprit de tout Canadien authentique. Il ne s’agit pas, en principe, de déclarer inférieure une race qui n’est pas blanche, mais simplement d’avenir national et de protection de la race nationale. Nous concevons et admettons qu’un Canadien ne puisse ni ne doive devenir maire de Tokyo, ou chef d’une tribu de Zoulous, ou premier ministre de la Palestine, ou même que, comme Canadien, il ait le loisir d’annuler le vote d’un Turc en Turquie. Le Juif reste opiniâtrement juif, et pourtant nous le laissons avoir voix délibérante dans nos conseils nationaux ; le nègre, même s’il veut s’assi-miler, n’en reste pas moins nègre, et le fait qu’un nègre pourrait, par des moyens extraordinaires, devenir maire de Montréal ou Toronto, n’en serait pas moins un fait contre nature, au point de vue national.

Devant la création d’une citoyenneté nationale, la question de race se pose. Il faut la trancher résolument. Et nous estimons que c’est à nous, les races mères de ce pays, de trancher la question, et non aux nouveaux venus non aryens qui n’ont pris aucune part aux sacrifices d’organisation de ce pays. Juifs, noirs et jaunes ne pourront pas alléguer qu’on leur fait une injustice en leur enlevant ce dont ils jouissent, car la citoyenneté n’existe pas encore. Ils ont la sujétion britannique, ils la garderont ; elle leur assurera la protection de leurs personnes et de leurs biens honnête-ment acquis, mais ne leur assurera pas le droit de dire comment nous devons régler nos indigènes, nous considérons qu’elle est ici chez elle, qu’elle a des droits sacrés et inaliénables, et que la citoyenneté ne pourra être refusée à tout Indien émancipé.

Ajoutons, sur cette question de races, les considérations suivantes : le Parti national social chrétien considère la nation canadienne comme une entité organique qui doit rester maîtresse de son sort politique, social et économique ; qu’il ne sera permis à aucun groupe non aryen d’y acca-parer une influence exagérée pouvant mettre en péril la sécurité politique, sociale et économique des citoyens ; que numerus clausus (quota des races non aryennes) sera appliqué partout et chaque fois qu’il sera nécessaire,

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afin de préserver l’équilibre indispensable à l’unité et la stabilité natio-nales.

[...] L’Empire britannique n’est pas, en principe, et ne doit pas être, en fait, la chose d’un pays en particulier. C’est la résultante d’une union librement consentie par des pays autonomes et égaux entre eux. Pour le Canadien, l’Empire, c’est le Canada... plus d’autres pays qui nous con-cernent moins immédiatement mais avec lesquels nous avons formé une association ou commonwealth. Ces pays forment nos marchés naturels pour nos produits d’exportation, comme nous formons le leur. Par nais-sance, nous sommes impériaux, et c’est entretenir un injustifiable illogisme que de vouloir être anti-impérialistes, du moins aussi longtemps que nous consentirons à faire partie de l’Empire. La saine raison et le sens de l’honneur exigent que nous soyons impérialistes, parce qu’impériaux de par notre consentement.

D’ailleurs, le cri anti-impérialiste, comme tous les cris révolution-naires de gauche, est un cri judéo-libéral dont on trouve les traces premières chez Israël, parce que la juiverie cherche à disloquer toute force qui peut retarder l’avènement de son empire universel. Les Juifs soviétiques sont ceux qui crient le plus fort contre l’impérialisme. Pourtant que font-ils ? Ils travaillent à créer l’Empire universel bolchévique qui a déjà conquis les Russies, l’Ukraine, l’Arménie, le Turkestan, une forte partie de la Chine, qui a voulu à certains moments s’emparer de la Pologne, qui fait une propagande mondiale pour essayer d’amener tous les peuples à se fondre dans cet Empire, qui poursuit son impérialisme chez nous, secrètement, tous les jours.

Le monde est aujourd’hui la possession de quelques puissances d’argent, dominées par la Haute banque internationale de l’or, qui est juive. Ce sont ces puissances qui commandent sur la sphère internationale, qui commandent directement ou indirectement dans chaque pays. Ce sont ces puissances qui fixent les prix, qui règlent le sort économique et social des êtres humains, qui ont imposé la loi suprême à laquelle tout et tous doivent être soumis : la production. Non pas la production pour répandre plus de bonheur, mais la production pour les profits, pour les dividendes, pour grossir toujours le monopole des grandes puissances.

Nous avons exposé ce soir le programme national de notre Parti. Nous avons aussi des programmes de politique provinciale et de politique municipale qui se résument à l’application, dans des sphères moins importantes, des principes et de l’esprit renfermés dans le programme principal. Car chaque fois que nous en seront capables, nous ferons la

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lutte dans tous les domaines. La doctrine de notre Parti doit pénétrer partout, puisque c’est la meilleure, la seule bonne. D’ailleurs, il est néces-saire que tous les champs politiques soient conquis, car l’unité fasciste ne peut pas se contenter de la moitié ou des trois quarts du pouvoir combiné, pendant que le reste marcherait dans une direction opposée. Nous enten-dons prendre partout le pouvoir par des moyens constitutionnels, avec l’assentiment populaire exprimé par le mode électoral, et nous refuserons de nous soumettre à tout régime d’usurpation qui n’aura pas été mis au pouvoir par la volonté populaire.

Nous ne dédaignerons pas l’expérience du passé ni les conseils des gens âgés, mais nous nous appuierons surtout sur la jeunesse, car notre mouvement est un mouvement de jeunesse ; nos idées exigent des sacri-fices, un courage, un enthousiasme et une détermination que seule la jeunesse peut apporter, et nous feront appel à toute la jeunesse. D’ailleurs, nous considérons que la jeunesse a les premiers droits sur l’avenir et que c’est elle qui doit le préparer, suivant ses instincts naturels de race, suivant sa volonté. À toute la vieille politique corrompue qui a tant désorganisé notre époque, nous estimons que la jeunesse a le droit de crier : c’est toi, vieille politique pourrie, qui as fait nos malheurs ; c’est toi qui n’as pas su défendre notre héritage, qui l’as livré aux écumeurs et aux étrangers ; c’est à cause de toi que nous entrons aujourd’hui dans la vie sans même savoir comment nous pourrons gagner notre pain dans notre patrie ; c’est toi qui as gaspillé et gaspillé sans relâche, accumulant des montagnes gigantesques de dettes, étourdissant ton semblant de conscience par ces mots : la génération future paiera.

Eh bien !, la génération future, c’est nous ! C’est nous qui allons avoir à payer, à trouver l’argent, à régler le problème, à forger nos chances de vivre, à refaire complètement une structure nationale et sociale que tu as sabotée. Dehors ! Vieille politique pourrie, tu as déjà trop fait de mal, va-t-en, fais place ! Un siècle nouveau et des problèmes nouveaux demandent de jeunes courages et de jeunes bras, nous voici, déguerpis !

Dans l’état où nous sommes, ce ne sont pas des conservateurs qu’il nous faut, il n’y a plus rien à conserver ; ce ne sont pas des libéraux qu’il nous faut, l’étranger devenu notre maître a obtenu toutes les libertés et il ne nous reste plus, à nous, que la liberté de dépérir lentement sur la terre de nos pères. Ce qu’il nous faut, ce sont des rénovateurs, pour net-toyer la maison, refaire tout notre système de vie, organiser une renaissance réelle.

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La rénovation désirée par tous, seul notre programme en apporte la formule parce que seul il diagnostique les maux et donne les remèdes. Nous proclamons que nous devons devenir une nation, afin d’avoir une conscience nationale, une idée nationale, une mentalité nationale et une unité nationale, et nous sommes prêts à l’obtenir. Nous proclamons que les Juifs, qui n’ont pas respecté leurs conditions d’entrée au pays (devenir des colons et des agriculteurs), ont accaparé dans notre vie économique une puissance exagérée, dangereuse, et nous sommes prêts à rétablir l’équilibre. Nous proclamons comme antinationale l’influence indue qu’exercent sur notre pays les grandes combines internationales, et nous sommes prêts à en opérer le dégagement. Nous proclamons comme crimes d’une haute gravité l’exploitation des masses par une poignée de gros exploiteurs, la dépossession des petits propriétaires, l’étranglement du petit commerce, l’écrasement de la petite industrie, la disparition graduelle de la petite initiative privée devant l’invasion des grosses com-bines, le déracinement des cultivateurs, la dictature des puissances d’argent sur toutes les autres classes et sur notre politique, et nous sommes prêts à réprimer ces crimes et à y mettre fin. Nous proclamons que le communisme et le socialisme sont des erreurs et des dangers, et nous sommes prêts à en détruire la menace. Nous proclamons que tout homme qui travaille a le droit de jouir pleinement du fruit de son travail, qu’aucun parasite n’a le droit de lui en extorquer une part, si petite soit-elle, et nous sommes prêts à appliquer fermement cette justice.

Nous entrons dans la lutte politique, déterminés à en faire un combat à finir, jusqu’au bout, jusqu’au triomphe final. Car notre victoire ne fait aucun doute, ce n’est qu’une question de temps. Nos principes étant les meilleurs, ils ne peuvent pas perdre, ils doivent tout conquérir.

Nous savons que, dès le début, tous les partis politiques seront contre nous, parce qu’ils ont intérêt à perpétuer le régime de la crèche, de l’as-siette au beurre, du patronage corrompu, du favoritisme, de la division nationale, puisque la vie ne leur est possible que par la division. Nous savons que l’immense majorité des grands journaux seront contre nous, parce qu’ils subissent le chantage de la grande réclame, parce qu’ils ne pensent que par les grandes agences juives, parce qu’ils ont intérêt à voir se continuer la dictature de l’argent sur les masses. Nous savons que les trusts, les grandes combines, les organisations internationales nous feront la guerre par tous les moyens, parce qu’ils savent que l’établissement de la justice sociale marquerait la fin de leur suprématie. Nous savons que les Juifs et les puissances d’argent tenteront de susciter un fascisme de camelote contrôlé par eux, afin de brouiller les esprits.

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Mais toute cette opposition ne vaudra rien, devant la volonté des masses qui veulent un changement. Nous tablons sur ce qu’il y a de plus puissant, de plus fort et de plus réel dans notre pays : les instincts naturels de la race blanche, qui sont encore sains, et que toute la fange du maté-rialisme n’a pas encore été capable de tuer.

Vous, les vieux, qui, après une vie laborieuse et consciencieuse, finissez vos jours dans la gêne ou la misère ; vous, de la génération mûre, qui avez été trompés par tant de mensonges, qui avez donné tant de votre confiance à des régimes trompeurs et qui, aujourd’hui, êtes moins avancés après vingt ou trente ans d’efforts constants, qui voyez avec consternation qu’il n’y a plus de place pour vos propres enfants dans votre pays ; vous, femmes canadiennes, qui aviez fait tant de beaux rêves d’avenir pour vos petits et qui les voyez aujourd’hui errer dans la désespérance ; vous, les jeunes, qui vous trouvez subitement devant la vie sans héritage, sans possibilité d’aucune sorte, dépossédés de tout ce que vous avaient conquis vos pères, nous vous disons : rien n’est perdu, tout est possible, les rêves des vieux peuvent se réaliser, si simplement vous avez la foi, si vous voulez vous laisser allumer à la grande flamme que nous allons promener dans notre patrie. Et, quand vous aurez la foi, vous voudrez, vous ferez acte de volonté. Et ce que vous aurez voulu, vous l’aurez.

Avec nous, Canadiens, faites le grand acte national de foi qu’il faut faire ; faites le grand acte de volonté nécessaire. Unissez-vous autour de notre programme, qui détruira l’esprit de division si profitable à l’ennemi. Nous ne vous donnerons ni crèche ni assiette au beurre, mais nous vous rendrons votre héritage, votre place à la table de vos pères, vous rede-viendrez les maîtres dans votre patrie et, à quelque classe que vous apparteniez, vous aurez justice et vous aurez toute votre part.

À l’heure la plus critique de ton histoire, à l’heure où va surgir un monde nouveau, debout ! Canadien ! Que ta foi soit plus grande que les coups du destin ! Que ta volonté soit plus forte que les chocs de la tempête ! Debout ! Canadien ! Si tu veux vivre ta propre vie sur la terre que Dieu t’a donnée, si tu veux reprendre tout ce qu’on t’a enlevé, si tu veux qu’on te respecte et qu’on respecte tes enfants, si tu veux que le canadianisme règne enfin de façon absolue dans ta patrie, le Canada, eh bien !, accours dans nos rangs, marche avec nous, travaille avec nous, lutte avec nous ; nous te conduirons à ta victoire la plus éclatante et la plus durable : la conquête de ton âme nationale, de la confiance en toi-même, de ton héritage et de tes aspirations.

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Henri Bourassa

Au plus fort de l’agitation antisémite provoquée par Adrien Arcand, qui avait fondé le Parti national social chrétien un mois plus tôt, Henri Bourassa met ses con-citoyens et concitoyennes en garde lors d’un discours qu’il prononce à la Chambre des communes. Il n’a cependant pas toujours exprimé la même sympathie à l’égard des Juifs dans ses discours.

« ... une menace à toutes les minorités »

20 mars 1934, Chambre des communes, Ottawa

L’aide mutuelle, la tolérance et l’indulgence, entre les Églises, les classes et les races, entre les provinces, les villes et les commu-nautés rurales, et aussi entre les partis et les factions politiques,

sont aujourd’hui plus essentielles que jamais au Canada et ailleurs. Sans cet accord moral, ni loi, ni mesure, ni plan de réforme financière ou sociale, ne peuvent réussir à sauver la société.

À ce sujet, qu’on me permette d’ouvrir une courte parenthèse pour déplorer la vague d’antisémitisme qui passe maintenant sur la province de Québec. Elle a été soulevée par une poignée d’individus irresponsables. Puisse-t-elle tomber au plus tôt ! C’est si peu chrétien, si contraire aux meilleures traditions de la province de Québec, le premier pays dans l’Empire britannique où les Juifs reçurent des mains d’une majorité catholique et française, vingt-six ans avant de l’obtenir en Angleterre, la pleine reconnaissance de leurs libertés civiles, politiques et religieuses. S’il arrivait qu’un Canadien français, nanti de quelque jugement et d’un peu d’intelligence, fût tenté d’encourager cette propagande de haine, qu’il se rappelle qu’une attaque portée contre n’importe quelle minorité est une menace à toutes les minorités. Les Juifs sont une minorité dans la province de Québec ; mais les catholiques et les Canadiens français

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sont une minorité dans huit provinces sur neuf. Prenons garde aux réac-tions !

En terminant, puis-je exprimer le ferme espoir que toutes les forces du pays, morales, intellectuelles et matérielles, se coalisent sur un terrain d’entente mutuelle et de coopération pour faire face à la crise actuelle avec courage et désintéressement. Que tous et chacun fassent leur part de sacrifice pour sauver la nation de la voracité de l’égoïsme d’un trop grand nombre de ceux qui détiennent richesse et pouvoir, et par là con-tribuer à éviter de la déshériter. Que le spirituel l’emporte sur la matière !

Tous, Canadiens de langue française ou de langue anglaise, catho-liques, protestants, juifs ou gentils, élevons nos âmes vers le ciel et prions le Père de tous les hommes et de toutes les nations d’inspirer à nos chefs de l’Église et de l’État les desseins qui leur permettront de nous diriger dans la voie du salut. Mais pour accomplir ce devoir, les chefs doivent donner au peuple, qui réclame sa nourriture morale et matérielle, non pas la pierre de la force brutale et des lois sans âme, non pas les mots creux de conseils futiles, mais le pain divin de la justice et les moyens matériels de vivre et de laisser vivre.

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Lionel Groulx (1878-1967)

Sa vision messianique de l’histoire du Canada a fait du chanoine Groulx, auteur prolifique et conférencier inlassable, le maître à penser des nationalistes canadiens-français durant la majeure partie du XXe siècle.

« ... notre état français, nous l’aurons »

Juin 1937, Deuxième congrès de la langue française, Québec

Il y eut 1760. Nous perdons l’Empire. Mais nous gardons nos posi-tions paysannes. Repliés sur la terre laurentienne, nous allons nous cambrer les reins pour une œuvre aussi audacieuse, aussi émou-

vante que la conquête de l’Amérique : notre survivance française. Au lendemain du traité de Paris, nos pères, s’étant comptés, n’eurent pas de peine à se reconnaître pour le peuple le plus infime de la terre et appa-remment le plus inorganique.

Par bonheur, leur foi catholique les avait vertébrés ; elle les avait habitués à ne pas attribuer aux choses matérielles une valeur absolue, à vivre pour un idéal de dépassement. Leur culture, celle de la France du dix-septième siècle, leur avait fait une âme de force et d’équilibre. Leur propre histoire, sur leur propre terre, leur avait laissé dans l’esprit une image grandiose, d’exaltante fierté. Hier, appuyés sur leur paysannerie, ils étaient partis de là pour la conquête d’un continent ; retranchés aujourd’hui derrière les mêmes positions, voyez quelle ambition va concevoir ce peuple minuscule.

Dans un Empire étranger à sa foi, à ses lois, à sa langue, devenu par surcroît, à la faveur de la guerre de Sept Ans, la première puissance de l’Europe, un groupe de 65 000 gueux forme ce propos : rester soi-même, vivre sa vie, garder, porter son flambeau à soi. Ce sera une lutte

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de paysan : lutte de l’athlète trapu, patient, qui ne connaît ni l’usure physique, ni l’usure morale, et qui sait que, les pieds solidement plantés sur sa terre, il finira par avoir raison de l’adversaire. Suivez-le bien : la ligne maîtresse de son histoire est encore facile à découvrir. Pour formule inspiratrice de sa vie, de sa politique, il n’en veut qu’une : se dégager de l’étreinte du conquérant, se dégager un peu plus chaque jour, accroître, d’étape en étape, son autonomie, tendre, de toute la tension de son âme, vers la fierté d’un destin français.

Cette formule, je vous prie encore de la noter, embrasse assurément la défense des lois, la défense de l’école, surtout la défense de la langue. Mais elle embrasse bien davantage ; elle vise encore plus haut. Elle vise jusqu’au gouvernement, jusqu’à la plénitude de la puissance politique : tout l’ensemble par quoi un peuple peut sauvegarder ses attributs ou ses caractères nationaux, et s’assurer, avant toute chose, une vie organique, un plein épanouissement matériel et spirituel.

D’admirables arrangements providentiels vont aider l’effort du petit groupe audacieux. 1774 lui valait la liberté civile et religieuse ; 1791 lui apportait un commencement de liberté politique et, théoriquement, l’érection de sa province en État français ; suivent alors cinquante années de luttes pour l’amélioration de la liberté politique ; maîtres du Parlement, nous entendons aussi le devenir du gouvernement ; puis, en ce drame, deux péripéties tragiques : l’insurrection de 1837, l’annexion de notre province au Haut-Canada en 1841. Un an à peine nous suffit à parer le dernier coup ; nous transformons l’État unitaire en État fédératif ; en 1848, nous partageons, dans un cabinet de coalition, l’exercice de la puissance politique, suite de l’autonomie coloniale conquise en partie par les nôtres ; enfin, en 1867, nous faisons sauter les dernières lisières de 1841 ; le Bas-Canada ressaisit son individualité politique et nationale ; l’État de 1791 est reconstitué, avec ce complément qu’à l’exercice du pouvoir législatif nous joindrons désormais l’exercice de la puissance exécutive. Cette année-là, notre programme de 1760 : nous dégager pour nous réaliser, pour le profit et pour la joie d’un destin à nous, eût donc pu connaître un nouveau et solennel triomphe.

À cette étape de notre vie, que nous a-t-il manqué ? Quand plus que jamais nous avions besoin de ne pas perdre de vue nos lignes de force, pourquoi, chez nous, le magistère de l’Histoire a-t-il choisi cette heure pour se taire ? Au lieu de borgnes et de sous-ordre, que n’avons-nous alors mérité de la Providence des guides, des chefs, d’esprit assez solide et réaliste pour saisir la portée de la récente évolution politique, et, tout

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d’abord, pour retenir le sens de notre avenir, le seul autorisé par notre passé et ses constantes ?

Cette simple et heureuse fortune nous eût valu de voir naître, il y a soixante-dix ans, ce que nous avions alors demandé et obtenu : un État français, avec une politique française, nationale. Et aujourd’hui, en cette fin de juin 1937, nous ne serions pas ici, hélas, pour nous interroger avec angoisse sur notre sort, enregistrer surtout des reculs et des défaites, mais bien plutôt pour consolider nos positions et reprendre la ligne montante de notre histoire.

[...] Notre première position stratégique perdue ou compromise, avons-nous gardé les autres ? Qu’est devenue la mystique de notre destin français ? Je l’ai dit tantôt : 1867 aurait pu et aurait dû nous servir de tremplin pour un nouvel élan vers l’autonomie, vers un épanouissement toujours plus complet de notre réalité française. Pour étrange et défec-tueuse que soit la Constitution fédérative, et si confuse qu’on veuille faire l’idéologie nationale des « Pères » de la Confédération, il reste que 1867 consacrait de nouveau, en notre faveur, deux principes vitaux : celui du provincialisme et celui de la nationalité. Ici, dans le Québec, des institu-tions politiques incomplètes, mal définies, je le veux bien, étaient mises entre nos mains.

Je persiste à croire cependant qu’une race d’hommes virile, douée d’adresse, et surtout d’énergie, eût pu tirer de ces institutions à peu près ce qu’elle eût voulu. De ces races d’hommes, qui n’en connaît, en cette province même, que les textes ou les entraves constitutionnels n’eussent pas embarrassées ? Sans doute, pareille action exigeait-elle une condition essentielle : garder bien en vue nos constantes d’histoire, garder un pro-gramme de vie nationale. Élémentaire clairvoyance, minimum de sens politique après tout ; mais l’un et l’autre ont-ils bien dirigé notre jeu ?

J’accorde encore qu’il fallait harmoniser, coordonner centralisme et provincialisme. Mais harmoniser n’est pas, que je sache, toujours courber l’un devant l’autre, toujours sacrifier l’un à l’autre. Avons-nous fait ces distinctions ? Au lieu de nous solidement établir dans un provin-cialisme ouvert et loyal, prêt à toutes les collaborations, si l’on veut, mais intransigeant sur ses positions constitutionnelles, notre tendance la plus habituelle n’a-t-elle pas été plutôt de traiter le provincialisme comme quelque chose d’étroit et de mesquin, de regarder vers Ottawa plus que vers Québec, comme si, là-bas plutôt qu’ici, nous avions à jouer notre partie maîtresse ?

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Nous nous plaignons aujourd’hui de compter pour peu dans notre pays et d’être parfois profondément méprisés comme race. Mais nous-mêmes quel cas avons-nous fait de notre qualité de Canadiens français ? Il n’y a point qu’en certains salons de bourgeois anglomanes que le titre est assez mal porté. Pour la plupart de nos prétendus guides politiques, le type de Canadien français le plus chic, le plus orthodoxe, n’est-ce point le Canadien français passé à la lime, démarqué comme un vieux sou, ou encore le Canadien français raccourci au lit de Procuste, ce qui nous permet de dire si élégamment : le « Canadien tout court » ?

Avouons-le, en toute franchise : notre formule de vie nationale depuis 1867 n’a plus été de nous dégager le plus possible, mais de nous engager chaque jour plus avant, sans issue, sans retour en arrière possible. Tout de même que notre suprême tremblement n’a plus été de n’être pas assez Canadiens français, mais de l’être trop, quand nous ne sommes pas allés jusqu’à demander pardon de l’être. En ce moment, après quatre-vingts ans de cette application à nous effacer, à nous faire oublier, nous constatons notre éviction progressive de tous les services fédéraux ; quel-ques-uns s’alarment, et non sans raison, des prétentions envahissantes de l’État central ; on proclame le provincialisme, surtout le nôtre, en péril. Mais l’histoire dira que nous, Canadiens français, avons été plus que personne les fourriers de l’union législative.

Notre erreur a-t-elle été moindre sur le terrain provincial ? Sur la route de notre émancipation française, 1867 a-t-il vraiment marqué une nouvelle et glorieuse étape ? Qui oserait prétendre, sans cruauté, que nous sommes maîtres en cette province ? Qui oserait même soutenir que nous prenons tous les moyens de l’être ? Le refoulement de notre petit peuple hors de la plupart de ses positions stratégiques et, plus que tout le reste, peut-être, le désarroi de son esprit, son anarchie intérieure sur la question nationale, témoignent où nous en sommes.

Qui voudrait risquer une simple définition de notre doctrine natio-nale serait bien à plaindre. Patrie, patriotisme, nation, autant de mots dont nous cherchons encore le sens dans le dictionnaire. S’il nous arrive de croire à l’existence d’une patrie, nous ne savons où la localiser sur la carte. Et pour ce qui est de savoir si nous sommes ou ne sommes point une nation, il y aurait grande imprudence à plébisciter la question.

De l’inconsistance ou de l’incohérence de notre patriotisme, voulez-vous un signe entre quelques autres ? Voyez le bariolage d’oriflammes ou de bannières prétendues nationales que nous arborons en des jours comme ceux-ci. Nul peuple au monde n’a plus de drapeaux que les

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Canadiens français et, pour cela même, nul peuple n’en a moins, ni n’arbore davantage le drapeau des autres. Que dis-je ? Un peuple, nous ? Une nation ? Allons donc !... Un assemblage de confréries.

[...] L’orientation nationale pose aussi le problème politique. Abor-dons-le, en toute franchise, comme si, en ce pays libre, un prêtre avait le droit de prendre cette liberté autant qu’un clergyman. Notre constante sur le terrain politique et national, je l’ai assez répété et elle est assez manifeste : ce fut la passion de l’autonomie, le refus de nous laisser absorber ; une tension, dans toute la mesure légitime et possible, vers notre achèvement français. Autant dire que nous ne pouvons accepter aucunes lisières indues, de quelque part qu’elles viennent, fût-ce d’Ot-tawa.

La Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu’elle reste une confédération. Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays ; mais nous prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces et que nous ne sommes tenus de collaborer que si cette collaboration doit nous profiter autant qu’aux autres. Peu importe ce que pense là-dessus la vieille génération. Je sais ce que pense la jeune génération, celle qui demain comptera. À celle-ci prenez garde de donner à choisir entre sa vie, son avenir français, et un régime politique. Elle prétend bien n’être pas entrée dans la Confédération pour y vivre une vie nationale et culturelle appauvrie, mais plus riche ; non pour être un peuple moins français, mais plus français.

Pour ma part, je ne vois point quel texte constitutionnel, quelle obligation juridique ou morale, quel intérêt suprême du pays ou de l’État, nous imposent de mettre des bornes à l’essor de notre culture, à l’élan de nos aspirations françaises. En conséquence, nous refusons de nous sacrifier, nous seuls, au maintien ou à l’affermissement de la Confédéra-tion. Et, pour le dire tout net : le rôle de Cariatides naïves et serves geignant sous les corniches de pilastres branlants ne saurait être, pour un peuple, un programme de vie nationale.

Décidés à ne pas subir de lisières illégitimes du côté d’Ottawa, nous estimerons assez inopportun, sans doute, de nous en imposer nous-mêmes, dans notre propre province. C’est ici, dans le Québec, que nous jouons notre destin. Ici que nous avons la tâche de nous réaliser. Pour cette fin, en 1867, nous nous sommes dégagés de l’étreinte du Haut-Canada ; pour cette même fin, nous avons fait triompher le principe fédératif ; nous avons obtenu la résurrection politique du Canada français.

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Que déduire de ces prémisses, sinon qu’une politique canadienne-française, en cette province, n’est pas une politique facultative, ni simplement opportune, mais une politique nécessaire ? Pas une politique de provocation ; mais, pour le Canada français, sa politique naturelle, sa politique de droit. Si notre histoire a un sens, et elle a un sens, notre seul destin légitime et impérieux, l’aboutissant logique de notre effort de 177 ans, pour nous dégager et vivre notre vie à nous, le but nettement visé par la flèche indicatrice, par la ligne toujours montante de notre histoire, ne peut-être que celui-ci : constituer, en Amérique, dans la plus grande autonomie possible, cette réalité politique et spirituelle, suprême origi-nalité de ce continent, triomphe, chef-d’œuvre d’un splendide effort humain : un État catholique et français.

Au surplus, j’y insiste : cette création est pour nous de nécessité vitale. Pendant ces jours, il a été beaucoup question de la langue, de sa défense, de son illustration. Prenons garde qu’à tant exalter la langue l’on ne rétrécisse la question essentielle, qui est toute la question nationale.

Car il faut nous le tenir pour dit : nous ne planterons pas artificiel-lement l’amour de la langue dans le cœur du petit peuple. Aucun amour du parler maternel ne tiendra, en particulier, contre notre asservissement économique. L’œuvre urgente et première consiste à convaincre les Canadiens français qu’à rester français, non seulement ils ne sacrifient aucune de leurs chances d’avenir, mais que ces chances ils les assurent et les accroissent. C’est la fidélité à leur sang, à leur histoire, à leur culture, à toutes leurs énergies natives, doivent-ils apprendre, qui leur vaudra de créer le climat, les conditions les plus favorables au développement de leur personnalité humaine et culturelle, à la conquête de la dignité et de la fierté des peuples libres.

Or qui voudra soutenir que l’État ait le droit de se désintéresser d’un si grave problème de bien commun ? Qui voudra prétendre que les conditions dont je parlais, il y a un instant, vont surgir d’elles-mêmes, par le simple jeu du vieil automatisme libéral, sans l’intervention de l’État et de son pouvoir de coordination ? Un devoir absolu, un rôle sacré s’impose à l’État : préparer, favoriser les conditions matérielles et morales, l’harmonieuse combinaison d’une politique économique et sociale et d’une politique de l’esprit, par quoi les Canadiens français, fils authen-tiques du sol, immense majorité en cette province, atteindront leur fin d’hommes et leur fin de nation.

Que les bonne-ententistes se rassurent. Je n’oublie point, pour autant, ceux qui vivent à côté de nous. J’espère seulement qu’un de ces

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jours prochains nous apprendrons, nous de la minorité du Québec, à nous occuper de nos affaires sans en demander la permission au voisin. La bonne entente, certes, j’en suis ; et, pour en être, à défaut de mon esprit de catholique, il me suffirait de la tradition française en ce pays. Mais la bonne entente que je veux, c’est la bonne entente à deux. La bonne entente debout. Pas une bonne entente de dupes. Pas une bonne entente à n’importe quel prix ; doctrine de dégradation, où tout notre rôle consiste à émoucher le lion ; mais la bonne entente fondée sur le respect mutuel, sur l’égalité des droits. Et celle-là, j’oserai dire, l’ayant toujours pratiquée, et souvent seuls, cessons donc d’en parler comme si nous avions encore besoin de nous la prêcher ou de la mendier. Mais, comme un peuple libre et comme un peuple fier, ayons plutôt l’air, à l’occasion, d’être en état de nous en passer.

À ceux de nos compatriotes qui, à ce simple énoncé d’un État français, prennent une mine scandalisée, beaucoup moins inquiets du sort des leurs que du sentiment de la minorité, je dis :

Finirons-nous par découvrir que les Canadiens français comptent en cette province pour 2 500 000 âmes ? Qu’ils constituent près des cinq sixièmes de la population ? Que ce pays est celui de leurs pères ? Qu’ils ont le droit d’y vivre ? Et que la politique destinée à leur assurer la jouis-sance de ce droit ne peut froisser, en réalité, que ceux-là que froissent notre existence ou notre simple volonté d’exister ?

Je leur dirai encore :

En définitive, que demandons-nous autre chose que la liberté de faire, chez nous, ce qui se pratique dans toutes les provinces du Canada et voire de le faire plus libéralement qu’en ces provinces ? Il existe des minorités ailleurs que dans le Québec. Les Canadiens français comptent pour 400 000 peut-être dans l’Ontario ; les Acadiens forment le tiers de la population du Nouveau-Brunswick. Les bonne-ententistes voudraient-ils soutenir, par hasard, qu’il est chimérique, au Canada, de parler de traitement équitable pour les minorités, ou que, nous, du Québec, aurions besoin d’aller apprendre, en dehors de nos frontières, l’art de rendre justice à tout le monde ?

À nos compatriotes de l’autre origine et de l’autre culture, je tien-drais, d’autre part, ce langage que je n’estime ni impertinent, ni audacieux, encore moins injuste :

Nous sommes ici deux races, deux cultures, destinées à vivre l’une à côté de l’autre, à collaborer au bien commun de notre province et de

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notre pays. Vous, anglophones, êtes fiers de votre sang, de votre histoire, de votre civilisation ; et, pour servir le plus efficacement possible ce pays, votre ambition est de vous développer dans le sens de vos innéités cultu-relles, d’être Anglais jusqu’aux moelles. C’est votre droit ; et, ce droit, vous avez assez de fierté pour le prendre sans le mendier. Et, certes, ce n’est pas moi qui refuserai de vous donner raison. D’autre part, aussi fiers de notre sang, de notre passé, de notre culture, que vous l’êtes des vôtres, nous prétendons que notre droit est égal au vôtre. Nous voulons, nous aussi, nous développer dans le sens de nos innéités culturelles, être Fran-çais jusqu’aux moelles ; nous le voulons, ni pour des fins uniquement égoïstes ni par orgueil racique, mais pour apporter, comme vous, à notre pays, la modeste contribution de nos forces spirituelles, persuadés, comme vous, toujours, que pareil idéal de vie et pareille volonté ne constituent envers quiconque ni une provocation ni un défi. Et honni soit qui mal y pense !

Nous remettre en route vers ce grand avenir, nous ressouder à nos traditions, est-ce un vain rêve ? Vous entendez d’ici la réponse des défai-tistes : « Trop tard ! Dessein trop élevé, gageure trop audacieuse ! Tenir tête à un continent ! Être l’îlot que la mer ne submergera point quand déjà l’érosion fait tout branler... » Certes, que l’heure soit poignante et qu’il n’y ait pas un jour à perdre, je le sais trop. Quand le peuple voit les arbres montrer l’envers de leurs feuilles, il a coutume d’y percevoir l’an-nonce de la tempête prochaine. Nous sommes l’arbre aux feuilles à l’envers. Pour les peuples comme pour les arbres, je le sais aussi, il n’y a qu’un temps où, mal poussés, il y ait chance de les redresser.

[...] De grâce, que l’on ne réplique point, avec les défaitistes : « Trop tard ! Le peuple ne veut plus ! » J’aurai le courage de prendre ici la défense de notre petit peuple. Sans doute, se révèle-t-il parfois bien inerte, bien décevant. Mais l’histoire m’a appris que, d’ordinaire, il vaut autant que ses chefs. Au surplus, quand tout un peuple est endormi, c’est qu’il y a eu quelque part des endormeurs.

Je dénie le droit à ceux qui ne sont pas même éveillés de reprocher au peuple son sommeil. Trop tard ? Passons, Messieurs les dirigeants, autant de temps à faire quelque chose que nous en avons passé à ne rien faire ; dépensez, pour le réveil national, pour le redressement de la cons-cience collective, autant d’activité, autant de millions, autant d’esprit d’organisation et de propagande, propagande de husting9, propagande de

9. Anglicisme à la mode à cette époque, signifiant une assemblée électorale.

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radio, propagande de journaux, qu’il s’en est dépensé, en cette province, depuis soixante ans, pour nous insuffler les passions insanes de la poli-tique ; dépensez autant d’effort, pour nous éclairer et pour nous unir, que vous en avez dépensé pour nous aveugler et nous diviser ; et alors vous pourrez parler de l’apathie populaire.

Trop tard ? Mais vous ne voyez donc pas, vous n’entendez pas ce qui s’en vient ? Le souffle de grandeurs, le voici qui commence à soulever une génération. Notre avenir nouveau, la jeunesse la plus intelligente, la plus allante, la plus décidée, le porte déjà dans ses yeux. Voilà pourquoi je suis de ceux qui espèrent. Parce qu’il y a Dieu, parce qu’il y a notre histoire, parce qu’il y a la jeunesse, j’espère. J’espère avec tous les ancêtres qui ont espéré ; j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme dans son visage. Les snobs, les bonne-ententistes, les défaitistes, peuvent nous crier, tant qu’ils voudront : « Vous êtes la dernière génération de Canadiens français... » Je leur réponds, avec toute la jeu-nesse : « Nous sommes la génération des vivants. Vous êtes la dernière génération des morts ! »

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Maxime Raymond (1883-1961)

Député d’arrière-ban durant 17 ans à la Chambre des communes, moins connu que ses frères Aldéric, maréchal de l’air, et Donat, sénateur millionnaire et longtemps président des Canadiens de Montréal, de santé fragile, Maxime Raymond est placé à la tête des députés libéraux qui s’opposent à leur chef Mackenzie King, quand celui-ci veut imposer la conscription. En 1942, après un plébiscite qui a divisé clairement Canadiens anglais et Canadiens français sur cette question, Raymond, inspiré par l’abbé Groulx, fonde la Ligue pour la défense du Canada puis le Bloc populaire cana-dien pour combattre la conscription aux Parlements d’Ottawa et de Québec.

« pourquoi ne resterions-nous pas neutres ? »

9 septembre 1939, Chambre des communes, Ottawa

Avant de s’engager dans une guerre dont les conséquences seront pour le moins ruineuses, on a bien le droit de se demander pourquoi on irait se battre, pour quelle fin, dans

quel intérêt ?

Nous battre... Pourquoi ?

Pas pour défendre le territoire canadien, il n’est ni attaqué ni menacé. Pas pour repousser une agression contre l’Angleterre – c’est elle qui a déclaré la guerre à l’Allemagne.

Nous irons nous battre pour défendre le territoire de la Pologne, parce que la Grande-Bretagne, « pour faire honneur aux garanties don-nées et à ses obligations en vertu des traités », a décidé de déclarer la guerre à l’Allemagne à la suite de l’invasion de la Pologne.

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Mais sommes-nous obligés de nous battre chaque fois que l’Angle-terre décide de se battre ? Sûrement non. Pays souverain, on nous l’a dit et répété sur tous les tons, nous sommes libres. Où est la justification, alors ?

Nous n’avons pas d’engagement envers la Pologne. Si l’Angleterre a garanti les frontières de ce pays, y compris Teschen, que la Pologne a enlevé à la Tchécoslovaquie lors du démembrement de cette dernière en octobre dernier, en violant le pacte de Munich, à la manière de l’Alle-magne, cela ne nous regarde pas ; et je ne vois pas pourquoi nous serions appelés à payer une dette contractée par l’Angleterre, sans notre consen-tement, pour certaines considérations à son profit. Et quelle dette !

Au cours d’un débat sur la conscription aux Communes anglaises, le 8 mai dernier, M. Lloyd George a fait un appel urgent pour que l’An-gleterre presse les négociations avec la Russie, disant :

Sans la Russie, nos garanties données à la Pologne, à la Roumanie et à la Grèce sont les plus dangereux engagements qu’aucun pays ait jamais pris. Je dirai plus, ce seraient des garanties folles.

M. Chamberlain, en septembre dernier, a bien invoqué comme raison de ne pas intervenir en Tchécoslovaquie le fait que la Grande-Bretagne n’avait pas de traité avec ce pays, qu’il s’agissait de guerre dans un pays lointain, entre des gens dont il ne savait rien. Eh bien !, nous n’avons pas de traité avec la Pologne – la Pologne est encore plus loin que la Tchécoslovaquie – et les Polonais ne nous sont pas mieux connus que les Tchèques. De plus, nous n’avons aucun intérêt en Pologne.

Mais, nous dit-on, c’est la lutte pour la civilisation, pour notre liberté.

L’alliance tentée avec la Russie barbare, qui a fait table rase de toutes les libertés, était-elle dans ce but ? Les guerres d’idéologie, je l’ai démontré devant la Chambre, n’existent pas, il n’y a que des guerres d’intérêts qui finissent par un traité – le traité de Versailles, par exemple – permettant aux vainqueurs de se partager les dépouilles sans se préoc-cuper des conséquences économiques, financières, sociales ou politiques, pendant que les vaincus songent à la revanche. D’où l’expression : « La guerre sort des traités. »

[...] Nous entendrons d’habiles avocats, avec des trémolos huma-nitaires, dire qu’il faut se battre pour la démocratie, la liberté, un ordre social chrétien. Ce sont des mots dont on abuse trop souvent. Il n’y a pas longtemps, l’Angleterre et la France ont tenté de conclure un pacte

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d’assistance mutuelle avec la Russie, cet État antichrétien et matérialiste, redouté à cause de ses doctrines perfides, foyer de propagande révolu-tionnaire. Personne ne peut prétendre que les Soviets s’intéressent au sort de la démocratie dans le monde après l’avoir anéantie chez eux. C’est Staline qui a dit que la guerre extérieure ne pouvait avoir qu’un but : la révolution mondiale – Staline, qui, il y a deux ans, a fait fusiller ou dis-paraître deux maréchaux et quarante généraux soviétiques. Et si la France et l’Angleterre avaient réussi, nous nous serions battus avec les Russes comme alliés, sous prétexte de défendre la liberté et la démocratie. Quel spectacle !

On parle d’une coalition des démocraties pour faire échec à l’Al-lemagne. Il est amusant de constater que les pays qui font partie de cette coalition : Pologne, Roumanie, Turquie, Grèce, ressemblent à tout, excepté à une démocratie.

On nous demande de nous battre pour la défense de la liberté, quand ici même, au Canada, on proclame en plein Parlement que, du moment que « l’Angleterre est en guerre, le Canada est en guerre » – c’est-à-dire qu’on n’a pas même la liberté de vivre en paix, quand personne ne la trouble.

Je n’entends pas faire le procès des démocraties, mais, si l’on feuillette l’histoire de certaines démocraties, on se rend compte que les dictatures n’ont rien inventé, et qu’il y a certaines choses qu’elles parais-sent avoir apprises des démocraties ; on constate que rien ne ressemble plus aux dictatures que certaines démocraties.

Nous battre pour combattre le barbare Hitler devenu puissant et menaçant ? Qui a contribué à le rendre puissant ? Je l’ai déjà dit et démontré : depuis vingt ans, la Grande-Bretagne a été le meilleur avocat du redressement allemand.

[...] Quand l’Angleterre s’est-elle battue pour nous ? Jamais. Mais nous nous sommes battus deux fois en Amérique, contre les Américains des États-Unis, en 1775 et en 1812, pour conserver le territoire canadien à la couronne britannique, et nous n’hésiterons pas à nous battre encore à l’occasion, pour le conserver maintenant aux Canadiens et au roi du Canada. Nous nous sommes battus aussi au Transvaal pour l’Angleterre. Personne ne prétendra que c’était une guerre d’idéologie, celle-là. Quoi qu’il en soit des erreurs des démocraties et des méthodes hitlériennes, que nous condamnons tous, nous devons songer à nos intérêts.

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Quelles seraient les conséquences de notre participation ? D’abord, au point de vue politique, nous consacrerions la formule du premier ministre, avec toutes ses conséquences : « Quand l’Angleterre est en guerre, le Canada est en guerre. » Songez que la Grande-Bretagne a des placements d’une valeur considérable à protéger partout ; qu’elle à la tâche de défendre, sur terre, sur mer et dans les airs, un Empire mondial couvrant un quart de la surface du globe ; qu’elle occupe des postes stratégiques et commerciaux sur toutes les mers ; qu’elle doit défendre ses marchés contre la concurrence étrangère partout ; qu’elle a les plus grands intérêts de son Empire en Asie et sur les voies qui y conduisent, et doit, pour les protéger, avoir une politique qui couvre tout l’Est, y compris la mer Noire.

Quand on songe à tous ces intérêts et à toutes ces richesses qu’elle entend bien garder, et que, d’un autre côté, on voit des pays les uns ambitieux, les autres nécessiteux, on a une idée des causes de conflits dans lesquels nous pouvons être entraînés si nous consacrons la formule : « Quand l’Angleterre est en guerre, le Canada est en guerre. »

[...] Une troisième conséquence de notre participation serait la division à l’intérieur du pays.

Allons-nous risquer pareil enjeu ? Le Canadien du Québec est attaché à son sol, il l’aime et il est prêt à le défendre en aucun temps et mieux que n’importe qui, mais il est opposé à sacrifier sa vie, ses biens, l’avenir de ses enfants pour aider une puissance quelconque à accroître ou à conserver des richesses. Il est trop averti pour ne pas savoir que les prétendues guerres d’idéologie sont un leurre. Vouloir lui imposer un sacrifice qu’il n’est pas tenu de faire est une provocation.

Le pacte de 1867 ne comportait pas la défense des pays d’Europe, et le Canadien du Québec ne reconnaît pas d’autre devoir militaire que celui de défendre sa patrie, qui est le Canada. Ne l’incitons pas à vouloir y mettre fin en lui imposant d’autres obligations que celles qui en décou-lent.

[...] Non seulement le Parlement n’a pas mandat pour voter la participation, mais le peuple votant pour le très honorable premier ministre, sur la foi de cette déclaration, lui a signifié son opposition à toute participation à une guerre extérieure.

Et depuis 1935, les électeurs n’ont pas signifié autrement leur volonté. Au cours des élections complémentaires de Lotbinière, en décembre 1937, et de Saint-Henri, en janvier 1938, le candidat du gou-

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vernement a été élu sur la foi des déclarations des ministres que nous ne participerions pas à une guerre extérieure. Nous resterons chez nous, disait l’un d’eux.

Avant de parler d’aller se battre en Europe pour sauver la démo-cratie, qu’on commence à la pratiquer ici, d’abord. Si on veut modifier le verdict de 1935, qu’on soumette la question au peuple par un plébis-cite.

Lorsque les mesures en vue de mettre la milice, ou les forces navales, ou les forces aériennes en service actif en dehors du Canada viendront devant la Chambre, je me propose de demander que rien ne soit fait avant que les électeurs aient donné leur approbation par voie de réfé-rendum ou plébiscite.

On nous dit que notre participation sera volontaire. Je n’hésite pas à dire que la participation entraînera logiquement la conscription si la guerre se prolonge.

Le motif de notre participation, prétend-on, est le triomphe de la civilisation, la protection de notre liberté. Qu’arrivera-t-il dans six mois ou dans un an, ou plus, comme en 1914, si la guerre se prolonge et devient une guerre d’usure, si le volontariat ne suffit pas ? Notre liberté sera toujours en jeu, la civilisation restera toujours en danger. Si nous parti-cipons, c’est pour assurer les chances de victoire, il faudra donc y aller de toutes nos forces.

Une lutte ne se soutient pas avec des armes inégales. Si les pays ennemis possèdent des moyens de mobilisation armée, telle la conscrip-tion, qui leur assure des effectifs plus considérables et leur permet de combler les vides, il est fatal que, pour corriger cette supériorité, ceux qui les opposent se plient tôt ou tard, bon gré mal gré, aux mêmes pro-cédés. Personne ne peut prévoir ni la durée ni la fin de la guerre, mais nous pouvons envisager une guerre de longue durée, une lutte épuisante et meurtrière, et quand ceux à qui on aura fait appel, les nôtres ceux-là, seront au front et crieront au secours, que répondrez-vous, si le volonta-riat ne suffit pas ? Il ne s’agira plus seulement d’aider les autres mais les nôtres.

Quelle garantie pouvez-vous donner que la conscription ne sera pas établie alors ? Si nous entrons dans la fournaise, Dieu sait quand nous ne sortirons, et combien éclopés ! Et une fois de plus, nous nous serons ruinés et nous aurons sacrifié nos vies pour les autres.

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[...] Pourquoi ne resterions-nous pas neutres ? Nous imiterions l’attitude des États-Unis, nos voisins, pays d’Amérique comme nous, dont les intérêts sont à peu près identiques aux nôtres, qui a adopté une attitude de neutralité. Les États-Unis auraient-ils tort d’être neutres ? Qui pourrait le prétendre ? Les principes de civilisation et de liberté sont aussi chers au peuple américain qu’au nôtre. Les États de l’Amérique du Sud, l’un après l’autre, agissent dans le même sens. L’Irlande du Sud, membre du Commonwealth comme le Canada, mais tout près du champ de bataille, reste bien neutre ; pourquoi pas nous, qui sommes séparés du théâtre de la guerre par des océans ? Le Sud africain se contente d’accorder un appui moral.

Pourquoi ne pas adopter une politique qui nous place en dehors des conflits, comme la Belgique, la Hollande, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Suisse, la Finlande, etc. ?

Comparez la situation géographique de ces pays avec la nôtre. Nous sommes loin... loin... loin..., ils sont tout près. Tous ces pays à régime démocratique sont aussi attachés à leurs institutions gouvernementales que tout autre, ils aiment autant leur liberté et son aussi soucieux de la conserver que qui que ce soit ; et pourtant, ils restent neutres. Manquent-ils à leur devoir en proclamant leur neutralité ? Qui oserait l’affirmer ? Ils protègent leur liberté en restant neutres. Pays libres, ils agissent sim-plement suivant leurs intérêts, comme ceux qui font la guerre.

[...] Au lieu d’aller nous battre pour garantir les frontières fragiles et lointaines de la Pologne, à l’exemple d’autres pays, pratiquons une politique de neutralité.

Neutralité bienveillante à l’égard de l’Angleterre, de la France et de la Pologne, en leur fournissant les produits alimentaires nécessaires à leur ravitaillement et en leur fournissant les matières premières indispen-sables à leur économie.

Au cours de la Grande Guerre, les alliés se sont procuré les moyens de combat et de subsistance que leur offrait le reste du monde ; les sta-tistiques commerciales le démontrent. Le Reich lui-même n’aurait pas pu tenir jusqu’en 1918 sans le minerai scandinave.

Déclarons donc notre neutralité. Notre situation géographique nous y invite ; notre situation économique nous le commande ; notre intérêt nous fait un devoir. [...]

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Ernest Lapointe (1876-1941)

Député de Kamouraska de 1904 à 1919, Lapointe succède à son chef Wilfrid Laurier dans Québec-Est, qu’il représente de 1919 jusqu’à sa mort, 24 ans plus tard. À la disparition de Laurier, il s’impose comme chef des libéraux du Québec et devient le bras droit et le confident de Mackenzie King ainsi que son ministre de la Justice pendant douze ans.

Son intervention dans la campagne électorale québécoise de 1939, durant laquelle il promet que son gouvernement n’appuiera pas la conscription obligatoire, joue un rôle décisif dans la défaite du gouvernement de Maurice Duplessis, qui n’est au pouvoir que depuis trois ans.

Cinq mois après la mort de Lapointe, le gouvernement King autorise la cons-cription.

*

Le jour même de la déclaration de la guerre, Lapointe veut convaincre ses com-patriotes québécois des dangers de la neutralité.

« ... nous ne consentirons Jamais à la conscription »

9 septembre 1939, Chambre des communes, Ottawa

À ceux qui me critiquent aujourd’hui et qui prétendent que j’ai changé d’opinion, permettez-moi de dire que je leur montrerai volontiers le texte des discours que j’ai prononcés dans maintes

circonstances au cours de la guerre. Le changement d’attitude est survenu à propos de la conscription, question qu’on a malheureusement fait intervenir alors et qui a jeté en terre la semence de discorde dont nous récoltons même encore aujourd’hui les fruits amers. La guerre terminée, je suis devenu un propagandiste de la paix. J’ai toujours été un chaud

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Ernest Lapointe, à droite, présente ici son mentor Mackenzie King qui célèbre ses 20 ans comme chef du Parti libéral du Canada, le 22 mars 1939. Quelques mois plus tard, quand la conscription militaire envisagée par les libéraux fédéraux inquiète l’opinion québécoise, Lapointe intervient lourdement dans l’élection québécoise pour infliger à Maurice Duplessis sa seule défaite électorale.

protagoniste de la Société des nations. J’ai préconisé les principes qui l’inspirent, dans ma province et ailleurs, et je n’ai cessé de répéter à mes compatriotes qu’il était inutile de penser qu’en cas de grave conflit nous n’y serions pas entraînés, et que le seul moyen pour nous d’échapper à la guerre, c’était de travailler pour éviter ce fléau. Malheureusement, peu de ceux qui élèvent aujourd’hui la voix ont lutté alors pour la cause de la paix. Au contraire, ils ridiculisaient la Société des nations et les insti-tutions analogues.

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Je déteste la guerre dans mon âme et conscience, mais l’amour de la paix n’est pas synonyme d’ignorance ou d’aveuglement. Le premier ministre hait la guerre et il a consacré toutes ses énergies et ses efforts à favoriser les instruments de paix. Jusqu’à la toute dernière minute, alors que tout était sombre dans l’univers, il a envoyé des messages pour adjurer les dictateurs et le président de la Pologne de chercher le moyen d’éviter cette effroyable catastrophe. L’Angleterre a travaillé pour la paix. Je le sais ; j’ai assisté à plusieurs conférences depuis la fin de la Grande Guerre, à Genève et à Londres. C’est une calomnie honteuse que d’attribuer à l’Angleterre la responsabilité des événements qui ont abouti au conflit actuel. La France n’a cessé de travailler en faveur de la paix et on la calomnie lorsqu’on prétend qu’elle aussi a sa part de responsabilité dans le conflit. Ces deux nations ont si peu ménagé leurs efforts pour maintenir la paix qu’elles ont été en butte à d’amères critiques de la part de plusieurs de leurs citoyens respectifs à cause de ce que l’on appelait ironiquement leur politique d’apaisement.

[...] Lors de la dernière session, j’ai énuméré les raisons, sur les-quelles je ne reviendrai pas aujourd’hui, qui expliquent pourquoi, dans la pratique, le Canada ne pourrait rester neutre dans une guerre impor-tante qui engloberait l’Angleterre. Nous avons le même statut national ; le sujet britannique au Canada est aussi sujet britannique à Londres et n’importe où dans le Commonwealth britannique ; le sujet britannique en Angleterre est aussi sujet britannique au Canada. Nous utilisons dans tout l’univers les services diplomatiques et consulaires de la Grande-Bre-tagne. Quelques-uns des plus importants articles de notre Code criminel sont basés sur l’absence de neutralité dans les relations entre le Canada et la Grande-Bretagne.

La loi sur l’enrôlement à l’étranger que nous avons adoptée il y a environ un an démontre que le Canada ne peut pas rester neutre, du moins sans abroger cette mesure législative. J’aimerais que tous ceux qui font montre d’opinions et de sentiments élevés me répondent immédia-tement sur ces questions. Je le désirerais. Notre législation relative à la marine marchande repose sur notre alliance avec la Grande-Bretagne et sur nos relations avec ce pays. Si nous déclarions notre neutralité, il fau-drait fermer tous nos ports aux vaisseaux armés de la Grande-Bretagne, et en temps de guerre les vaisseaux marchands doivent s’armer pour naviguer les mers. Comme je l’ai dit l’an dernier, les citoyens de ma ville de Québec seraient obligés d’empêcher l’Empress of Britain de se rendre dans le port de Québec durant une guerre, parce qu’elle devrait être

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munie de canons pour se protéger en haute mer. Il faudrait empêcher tout enrôlement sur le sol canadien pour l’armée ou la marine anglaise.

Cependant, certains des agitateurs qui ont pris la parole à des réunions la semaine dernière ont déclaré : nous n’avons pas d’objections à ce que la Grande-Bretagne vienne enrôler des gens ici ; ils partiront et c’est l’Angleterre qui les paiera. Mais cela n’est pas possible. S’ils ne le savent pas, ils l’apprendront de ma bouche aujourd’hui. Nous serions tenus de défendre notre neutralité contre les navires anglais, les Canadiens seraient obligés de combattre les vaisseaux britanniques, s’ils désiraient rester neutres durant la guerre. Il nous faudrait interner les matelots anglais qui pourraient venir se réfugier dans nos ports canadiens. Y a-t-il des honorables députés qui sont d’avis que des Canadiens permettraient l’internement de matelots britanniques quelque part dans ce pays ? Nous avons signé des contrats et des ententes avec la Grande-Bretagne relati-vement à l’emploi des cales sèches de Halifax et d’Esquimault ; nous sommes liés par contrat. Ce n’est pas un état de neutralité. Nous pourrions abroger ces lois, annuler et rompre ces contrats et ces engagements, mais mon honorable ami est-il d’avis que la majorité des Canadiens permet-traient une telle chose en ce moment ?

[...] J’affirmerai même que la neutralité de la part du Canada dans les circonstances actuelles ne pourrait être qu’un geste favorable aux ennemis de l’Angleterre et de la France. À l’exception peut-être de l’Union des Soviets, nous possédons probablement les ressources les plus riches et les plus variées de matières premières nécessaires à la continuation de la guerre. Cette guerre, surtout au début, se fera en grande partie dans les airs. Les avions seront employés le plus possible à détruire les industries et les centres d’aviation de l’ennemi. L’industrie sera peut-être tellement mutilée dans les pays en guerre que le remplacement ne se fera que lentement et avec difficultés. N’allez pas oublier que la Russie semble prête à mettre ses ressources à la disposition de l’Allemagne. La vie ou la mort de l’Angleterre dépendra de nos ressources et toute neutralité dite favorable serait directement désavantageuse à l’Angleterre et à la France.

Je dis donc à tous les membres de la Chambre et à tous les citoyens du Canada qu’en ce faisant, en restant neutres, nous prendrions bel et bien parti pour Adolf Hitler.

D’aucuns disent que cela ne nous intéresse pas. Des gens s’expri-maient ainsi dimanche dernier, au moment même où les sous-marins

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ennemis torpillaient le paquebot Athenia qui transportait plus de cinq cents Canadiens dont la vie se trouvait exposée. Cela ne nous intéresse pas ! Le résultat de cette guerre nous intéresse à tous les points de vue, non seulement à cause de la possibilité dont mon honorable ami a parlé hier. Le Canada est la plus belle terre qui pourrait devenir la proie d’un ennemi à la fin d’une guerre. Mais que dire des Antilles, de Terre-Neuve et de toutes les autres possessions britanniques qui, au cas où l’Angleterre serait vaincue, passeraient sous la domination nazie ? Serait-ce dans l’intérêt du Canada d’avoir de tels voisins si près de lui ?

[...] Je crois donc qu’il existe présentement deux courants extrêmes d’opinion que nous devrions éviter et qui sont de nature à amener la désunion du Canada à un moment où le contraire est nécessaire. Il y a en premier lieu ceux qui veulent fermer les yeux à la froide réalité et disent que le Canada peut et doit rester neutre. Ils expriment cette opinion dans un langage que je voudrais un peu plus modéré à l’égard de l’An-gleterre, de l’Empire et de la France, langage qui, selon moi, n’est pas propre à favoriser l’unité au Canada. Et en vue de l’union, disent-ils – c’est ce qu’a déclaré l’honorable député qui m’a précédé – « pour l’amour de l’union, restons neutres ». Je vais dire à l’honorable député en quoi mon opinion diffère de la sienne. Je sais, et je crois qu’il devrait savoir, qu’en vue de l’union nous ne pouvons être neutres au Canada.

L’autre opinion est celle des gens qui, fermant aussi les yeux à la réalité, se font les protagonistes d’une politique qui désunirait le Canada, car de telles mesures ne seront jamais acceptées ou appliquées par et dans une partie très importante du pays. La province entière de Québec – et je parle ici avec toute ma responsabilité et la solennité que je puis donner à mes paroles – ne voudra jamais accepter le service obligatoire ou la conscription en dehors du Canada. J’irai encore plus loin. Quand je dis « toute la province de Québec », je veux dire que telle est aussi mon opinion personnelle. Je suis autorisé par mes collègues de la province de Québec dans le Cabinet – le vénérable leader du Sénat Raoul Dandurand, mon bon ami et collègue le ministre des Travaux publics, mon ami, concitoyen et collègue le ministre des Pensions et de la Santé nationale10 – à déclarer que nous ne consentirons jamais à la conscription, que nous ne serons jamais membres d’un gouvernement qui essaiera d’appliquer la conscription et que nous n’appuierons jamais un tel gouvernement. Est-ce assez clair ?

10. Arthur Cardin et Charles Gavan Power, députés libéraux du Québec qui promettent aussi aux Québécois que leur gouvernement n’imposera pas la conscription.

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Je vous le demande, n’est-ce pas servir le peuple canadien que de chercher, lorsque le pays est en guerre, à maintenir l’unité du côté où nous nous rangeons – unité représentée au sein du gouvernement par la province de Québec, et grâce à laquelle les mesures prises en vue d’aider la mère patrie et la France seront plus efficaces.

[...] Nous sommes prêts, pourvu que l’on comprenne bien ces points, à offrir nos services sans restriction et à vouer le meilleur de nous-mêmes au succès de la cause que nous avons tous à cœur. Et les gens de la pro-vince de Québec qui prétendent que la conscription sera adoptée en dépit des déclarations formulées par certains d’entre nous, ces gens, dis-je, aident l’ennemi en semant le germe de la désunion. Par leur conduite et par leurs paroles, ils diminuent l’autorité de ceux qui les représentent au sein du gouvernement. Quant aux insultes et aux injures des agitateurs – je m’en moque ! Elles ne m’éloigneront pas de mon devoir, ainsi que je le comprends grâce aux lumières du Ciel. Je les protégerai contre eux-mêmes, convaincu que la majorité de mes concitoyens du Québec ont confiance en moi...

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Maurice Duplessis (1890-1959)

Après trois mandats comme député conservateur de Trois-Rivières et trois ans comme chef de l’opposition, Duplessis fonde l’Union nationale, en 1936, pour rallier les libéraux mécontents du gouvernement d’Alexandre Taschereau, au pouvoir depuis 1920. Après l’avoir chassé par la dénonciation énergique des malversations de son administration, Duplessis défait son successeur Adélard Godbout.

Trois ans plus tard, il est victime de l’intervention musclée de ministres libéraux fédéraux dans l’élection de 1939 sur la question de la participation à la guerre. Il reprend le pouvoir en 1944 et le conserve jusqu’à sa mort le 7 septembre 1959.

Ses détracteurs ont largement réussi, après sa mort, à répandre le mythe de « la grande noirceur » pour décrire ses années de pouvoir, mais de son vivant, Duplessis, élu député neuf fois, dont cinq comme premier ministre, a mis une popularité et une habi-leté politique incontestables au service de l’autonomie provinciale et de la spécificité québécoise.

Pierre Laporte, journaliste à la Tribune parlementaire de Québec pendant les années Duplessis, a décrit ainsi son style oratoire :

Si on analyse sa phrase, ses idées, son vocabulaire, sa grammaire, il était certainement un des plus mauvais orateurs du Canada français. Il commençait des phrases qu’il ne finissait pas, répétait continuellement les mêmes choses, manquait remarquablement de vocabulaire, massacrait la syntaxe. Mais puisque l’art oratoire c’est principalement la faculté de convaincre, on peut dire que Maurice Duplessis était un bon orateur. Rares sont les politiciens qui savaient aussi bien que lui dominer un auditoire, l’enthousiasmer pour des idées parfois abstraites, l’ameuter contre l’adversaire, quelquefois pour des vétilles. Lancé dans ses grandes envolées oratoires, monsieur Duplessis donnait l’im-pression d’être debout sur un ressort. Chaque période, chaque phrase était marquée par un élan de tout son corps. Il parlait lentement pendant quelques minutes, préparait son auditoire, donnait l’impression de chercher sur quel terrain il allait attaquer, enflait la voix, puis se lançait soudain dans des périodes saccadées, parlait à la vitesse d’une mitrailleuse et terminait avec des propos à l’emporte-pièce qui arrachaient des applau-dissements à ses partisans.

*

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Surabondamment fortifié par l’alcool, a-t-on dit11, Duplessis lance sa première campagne électorale comme premier ministre par une violente attaque contre Ottawa devant 50 000 personnes, ce qui contribuera à sa seule défaite électorale comme premier ministre quelques semaines plus tard, à la suite de l’intervention décisive des ministres québécois du gouvernement de Mackenzie King.

« ... Je suis et serai touJours contre la conscription »

4 octobre 1939, Séminaire de Trois-Rivières

En 1867, des hommes appartenant à tous les partis politiques, à toutes les races et à toutes les religions se sont réunis pour dis-cuter, préparer et élaborer un projet d’union des différentes

provinces. Quelques-uns préconisaient l’union législative, c’est-à-dire un seul gouvernement à Ottawa pour toutes les provinces et pas de législa-ture provinciale. La grande majorité, cependant, décida que l’union législative serait désastreuse et injuste, particulièrement pour la province de Québec et il fut décidé qu’il y aurait une Confédération de provinces autonomes, c’est-à-dire que chaque province serait la maîtresse de ses destinées.

L’autonomie provinciale, c’est la garantie de sécurité pour les minorités et pour le respect de nos droits et de nos traditions, particuliè-rement en matière éducationnelle. L’autonomie de la province, nous la considérons aussi précieuse que la prunelle de nos yeux. L’union législa-tive, c’est la fusion, la centralisation et l’assimilation. L’autonomie, c’est la décentralisation, c’est le rempart de nos droits et de nos traditions.

La science a permis de découvrir des moyens d’opérer le cœur sans enlever la vie du malade ; mais je ne sache pas que la science ait décou-vert et pourra jamais découvrir le moyen d’enlever la moindre parcelle de l’âme, sans, du même coup, enlever la vie. Au point de vue adminis-tratif parlementaire, l’autonomie, c’est l’âme de la province, c’est l’âme de la race. J’aime mieux que la province de Québec soit administrée par

11. Au cours de son bref séjour dans l’opposition, Duplessis renonce à l’alcool, dont il a toujours été friand, ce qui porte un adversaire libéral à commenter plus tard : « Ce fut un jour funeste pour nous quand Duplessis arrêta de boire. »

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Québec et pour Québec, plutôt que la province de Québec soit admi-nistrée par Ottawa et pour Ottawa, et, tant que j’aurai un souffle de vie, l’autonomie de Québec demeurera intangible.

Depuis nombre d’années, des politiciens appartenant à différents partis politiques, par la parole, dans des entrevues, au cours de confé-rences, et par de nombreuses tentatives, se sont attaqués à l’autonomie des provinces et ont préconisé l’abolition des législatures et un seul Par-lement.

À la conférence interprovinciale de 1936, après notre arrivée au pouvoir – conférence à laquelle j’assistais – le ministre des Finances fédérales et l’administrateur de la Banque du Canada ont tenté, par des moyens détournés, de contrôler les finances de la province de Québec. Nous avons victorieusement résisté à ces tentatives habiles mais dange-reuses pour la province.

Depuis plusieurs années, les différents partis politiques à Ottawa ont oublié que la province de Québec payait trente pour cent des taxes et qu’elle était une des provinces pionnières de la Confédération. Les autorités fédérales appartenant à différents partis politiques ont accordé à certaines provinces de l’Ouest des millions et des millions de dollars, payés en grande partie par les vieilles provinces qui n’ont pas reçu du pouvoir central les subsides auxquels elles ont droit.

On a tenté d’affamer les vieilles provinces, particulièrement la province de Québec, pour mieux la centraliser, la fusionner et l’assimiler. En matière de chômage, les différents partis politiques à Ottawa n’ont pas fait leur devoir et n’ont pas donné à la province de Québec les subsides auxquels elle a droit, avec les conséquences, voulues par Ottawa, de créer des difficultés financières aux municipalités et indirectement à la province, dans le but de centraliser et de fusionner toutes les provinces dans un seul gouvernement fédéral.

Bref, depuis plusieurs années, les politiciens fédéraux de toutes couleurs se sont ingéniés à créer des difficultés aux provinces pour mieux accaparer leur autonomie et les centraliser à Ottawa.

Les mesures de guerre adoptées récemment ont pour effet d’em-pêcher la province d’emprunter ailleurs ; et d’un autre côté, à l’abri de ces mesures, Ottawa prend tous les moyens d’avoir l’argent canadien ; tentative évidente de centralisation et d’assimilation et contraire à l’auto-nomie de la province.

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Ottawa est allé plus loin et a même voulu centraliser la voix et les opinions. Lorsque nous avons déclaré la date des élections provinciales, qu’est-ce qui s’est produit ? Godbout est immédiatement parti pour Ottawa afin de recevoir les instructions de son maître, M. Lapointe. Je vous pose la question suivante : est-ce que le premier ministre de Québec doit être la créature d’un ministre d’Ottawa, quelle que soit sa couleur ?

L’autonomie consiste à faire administrer les affaires de la province par le gouvernement de la province, c’est ce que nous voulons ; la cen-tralisation et l’assimilation consistent à faire conduire les affaires de la province par les ministres d’Ottawa.

Tant que je serai premier ministre, je ne serai pas le pantin d’Ottawa et aucun ministre fédéral, quelle que soit sa couleur politique, ne gouver-nera la province de Québec. C’est le gouvernement de Québec qui doit gouverner la province de Québec et ce ne sont pas les ministres d’Ottawa qui ont droit de gouverner la province de Québec pour Ottawa.

Dans la lignée des nationalistes conservateurs, Maurice Duplessis défend avec passion l’autonomie des provinces pendant plus de 20 ans, et gouverne pour Québec, contre Ottawa. Ici, en octobre 1947, il profite d’un banquet donné en son honneur pour répéter sa conception des relations fédérales-provicniales

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Lorsque, dans l’entrevue que j’ai donnée en annonçant les élections générales provinciales, j’ai parlé d’autonomie, M. Lapointe se sentit pris d’une sainte colère et, avant même que j’aie tenu une seule assemblée, il a donné aux journaux l’entrevue que vous connaissez.

On me demande, dit M. Lapointe, si le gouvernement fédéral prendra part à la campagne provinciale. Voici ma réponse : les électeurs devront dire s’ils préfèrent M. Duplessis ou M. Godbout, et M. Lapointe continue : « Si cette lutte était restée strictement provinciale, je me serais abstenu de toute intervention. » Remarquez bien ces dernières paroles de M. Lapointe : il se serait abstenu de toute intervention dans la lutte.

Voyons jusqu’à quel point M. Lapointe dit vrai. D’abord pourquoi M. Lapointe serait-il insulté et provoqué parce que nous réclamons le respect de l’autonomie de la province ? Si parler de l’autonomie de la province l’insulte, il est évident qu’il n’est pas en faveur de l’autonomie.

M. Lapointe dit qu’il n’aurait pas participé à l’élection, mais qu’il soit donc logique et qu’il ne perde pas la mémoire. Il a toujours et sans cesse participé aux élections provinciales.

Aux élections générales de 1935, il a combattu pour M. Taschereau. En 1936, il a combattu pour M. Godbout. À la convention de 1938, il a été un des principaux personnages à cette convention. Il a fait choisir l’enfant bien-aimé de M. Taschereau, M. Godbout, comme chef, et il a alors carrément promis à M. Godbout tout son appui et tout l’appui du fédéral.

Que M. Lapointe soit logique et qu’il n’oublie pas la vérité.

Quant au gouvernement de l’Union nationale, nous ne sommes jamais intervenus dans aucune des élections fédérales qui eurent lieu dans la province de Québec. Dans toutes les élections provinciales, partielles, cependant, des députés fédéraux sont intervenus. Ce n’est pas nous qui provoquons M. Lapointe, c’est M. Lapointe qui nous provoque.

Nous avons toujours cru et nous croyons encore qu’un des bons moyens de conserver l’autonomie provinciale, c’est de commencer à nous occuper de nos affaires et c’est ce que nous avons fait et c’est ce que nous faisons.

La déclaration de M. Lapointe serait à l’effet qu’il aurait renié son filleul, M. Godbout, si nous n’avions pas défendu l’autonomie provinciale. Quelle logique ? Et quelle sincérité ?

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M. Lapointe continue dans sa déclaration : « M. Duplessis a cru non seulement devoir précipiter une élection dans une période critique, et semer les germes de discorde au moment où l’union nationale est un devoir sacré. » M. Lapointe oserait-il prétendre que la province de Québec n’a pas le droit de tenir des élections sans demander la permission à Ottawa ? Ce ne serait pas là l’autonomie de la province.

Est-ce que c’est mal de consulter le peuple ? Depuis que nous sommes au pouvoir, M. Godbout, le filleul de M. Lapointe et l’enfant bien-aimé de M. Taschereau, réclame des élections.

Nous considérions que la province de Québec a le droit de se pro-noncer en temps de guerre comme en temps de paix. M. Lapointe n’a pas beaucoup de mémoire. En 1916, il y avait deux ans que la Grande Guerre européenne durait et M. Gouin a décrété une élection provinciale générale. M. Lapointe y a participé et il n’était pas scandalisé à ce moment-là.

En 1917, le gouvernement fédéral a fait une élection en temps de guerre. M. Lapointe y a participé et il n’était pas scandalisé.

M. Chamberlain, premier ministre d’Angleterre, déclare que la guerre va durer trois ans, et M. King dit qu’il y aura une élection fédérale en 1940, en pleine guerre, et M. Lapointe n’est pas scandalisé. Et s’il est vrai, comme le dit le premier ministre d’Angleterre, que la guerre va durer au moins trois ans et ne finira pas avant 1942, comme nous avons été élus pour cinq ans, il faudrait des élections provinciales en 1941, en pleine guerre. Il est évident que les assertions de nos adversaires ne sont ni logiques ni franches.

MM. Lapointe et Godbout disent : un seul parti ; rouge à Québec et rouge à Ottawa. Nous, nous disons, une patrie ; patriote à Québec, patriote à Ottawa, et le patriotisme n’a pas de couleur.

Je demande au peuple de Québec de décider que la province n’est pas le « trailer » de la machine fédérale. Nous avons le droit de régler nos destinées, et, au point de vue administratif, nous sommes les maîtres de nos destinées.

On dira peut-être : vous allez isoler la province de Québec et les autres provinces vont se choquer contre nous. Nous respectons l’opinion des autres provinces, mais nous avons droit à nos opinions. La province de Québec n’est pas un jeune enfant dans la Confédération. La province de Québec est peuplée des descendants de doyens et des pionniers, non seulement de la Confédération, mais aussi de l’Amérique du Nord.

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Nous avons des droits d’aînesse, des droits de découverte, des droits de pionniers ; nous sommes chez-nous et nous entendons demeurer chez-nous. Mais les autorités fédérales poussent le désir de centralisation si loin qu’elles veulent même centraliser l’écho des voix québécoises et l’expression des opinions du Québec.

[...] Je n’ai pas d’hésitation à dire que je suis et serai toujours contre la conscription. La province de Québec est loyale et notre loyauté est enregistrée dans l’histoire en des termes éloquents. La meilleure façon d’être loyal, c’est d’être loyal à son pays et à sa province. M. Lapointe vous dit : « En votant pour Duplessis, c’est un vote contre la politique de guerre de M. Lapointe. » Je vous dis : En votant pour Godbout et Lapointe, c’est un vote pour la conscription, l’assimilation et la centralisation ; en votant pour Duplessis et l’Union nationale, c’est un vote pour l’autonomie provinciale et contre la conscription.

Nous faisons actuellement une des luttes les plus importantes de toute l’histoire de la province de Québec. C’est la lutte en faveur de notre autonomie, l’âme de nos pouvoirs administratifs et constitutionnels, c’est la lutte pour le respect de nos droits et de nos prérogatives, c’est la lutte pour la survivance de la population de Québec, c’est la lutte en faveur des libertés populaires et parlementaires.

Cette lutte, la population de Québec la fera avec la pondération et la modération traditionnelles et dans le respect de l’ordre ; cette lutte, nous la ferons contre la tutelle d’Ottawa, peu importe la couleur, contre les tyrans et les Hitler d’Ottawa, peu importe leurs couleurs.

L’Union nationale est composée de libéraux, de conservateurs et d’indépendants. Unissons-nous tous afin que, le 25 octobre prochain, une grande clameur, indépendante de la censure et au-dessus de la censure, une grande clameur enthousiaste fasse entendre clairement à nos ennemis que nous entendons rester maîtres chez-nous, que nous plaçons notre patrie avant les partis, que nous voulons que Québec soit conduit par la province de Québec et pour les gens de Québec et non pas que Québec soit conduit par Ottawa et pour les gens d’Ottawa, que nous sommes pour l’autonomie, que nous sommes pour la défense de nos droits, que nous sommes tous contre la conscription, parce que nous croyons que le devoir de la province c’est de continuer de travailler à des œuvres de construction et de recons-truction, mais jamais à des œuvres de destruction.

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Thérèse Casgrain (1896-1981)

Membre fondatrice du Comité provincial pour le suffrage féminin en 1921, Casgrain combat le clergé et l’élite politique de l’époque, en particulier Henri Bourassa, et réclame les droits juridiques des femmes et l’obtention de leur droit de vote aux élec-tions provinciales12.

Issue d’une famille riche et mariée à un politicien libéral prospère, elle devient vice-présidente de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF), ancêtre du Nouveau parti démocratique, et chef de son aile québécoise, le Parti social démocratique du Québec, de 1951 à 1957, ce qui en fait la première femme chef de parti au Canada.

Après onze défaites électorales, elle est nommée au Sénat canadien en 1970, par Pierre Elliott Trudeau, mais elle doit prendre sa retraite l’année suivante, ayant atteint l’âge de 75 ans.

*

Discours prononcé lors du Congrès de la Ligue marquant le premier anniversaire de l’obtention du droit de vote des femmes aux élections provinciales.

« le Droit De suffrage n’est pas une fin en soi »

25 avril 1941, Congrès de la Ligue pour les droits de la femme

Avec tous les sociologues – et, mon Dieu, même sans eux – nous savons que le rôle primordial de la femme est la garde du foyer. Hélas, une conception arbitraire et artificielle du foyer s’est

accréditée dans plusieurs esprits, si bien que pour eux le foyer évoque tout de suite, non pas une réalité vivante, non pas une institution humaine,

12. Les femmes peuvent voter lors d’élections fédérales depuis 1919.

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mais l’image puérile de quatre murs et d’un toit. Je ne sais pas d’équivoque plus répandue ni plus dangereuse, car elle substitue un symbole, qui est la maison, à la seule chose essentielle, qui est la famille même. Rien de moins neuf que d’assimiler la famille à une cellule du corps social : la sociologie chrétienne a introduit depuis longtemps cette figure dans son lexique. Cellule, oui, et cellule première, mais d’où émanent toutes les autres cellules autour de laquelle se groupent une infinité d’institutions dont elle est à la fois l’origine et la patrie ; cellule qui, par des voies nom-breuses, est reliée à la société tout entière qu’elle alimente et d’où elle tire en retour sa propre vie. Et si nous replaçons la famille dans son cadre véritable (Barrès ne disait-il pas que la nation est une grande famille de familles), ne voyons-nous pas que la femme doit participer à l’activité de tout le corps social pour défendre la cellule familiale dont elle a la res-ponsabilité ?

L’homme qui exerce au dehors un métier ou une profession, l’en-fant qui passe de longues heures à l’école, la femme qui se dévoue à des œuvres de bienfaisance ou d’hospitalisation : ces êtres humains, même hors de la maison, cessent-ils de constituer une famille ? Faudrait-il entendre que la famille se démembre le matin, à l’ouverture des classes et des bureaux, pour se reconstituer le soir seulement autour de la table ? Ou n’est-il pas plus sensé de dire que la famille reste la famille dans toutes ses ramifications, dans tous ses prolongements, comme l’arbre est lui-même dans toutes ses racines, ses branches, sa ramée.

Je ne parle pas ici de l’évolution des mœurs sociales et politiques qui, aux yeux de plusieurs personnes, justifierait à elle seule l’émancipa-tion de la femme. Je me borne à décrire l’interdépendance inévitable qui existe, qui a toujours existé entre le foyer et la société. Une loi inique, votée par une assemblée parlementaire à une très grande distance du foyer, atteint aussi directement la famille qu’une injustice particulière perpétrée contre l’un de ses membres. Voilà pourquoi, mesdames, la femme qui garde bien son foyer le protège aussi contre les ennemis du dehors. Ces ennemis de la famille, ils revêtent aujourd’hui les visages les plus divers : les uns se glissent dans l’école pour atteindre l’enfant ; les autres s’introduisent dans l’activité économique pour atteindre le chef de famille et lui enlever son droit au travail, au droit à un juste salaire, son droit à la propriété. Et c’est exercer son rôle primordial avec intelli-gence et courage, surtout avec utilité, que de combattre ces forces de dissolution où elles se trouvent. Lorsque la femme insiste pour faire reconnaître ses droits les plus élémentaires, elle songe infailliblement qu’il faut des armes pour garder le foyer contre ce qui le menace ; l’une de ces

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Thérèse Casgrain a été la grande dame de la politique canadienne durant plus de 20 ans ; elle prononce ici une conférence lors de l’Année internationale des droits de la personne, en 1967

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armes, et non la moins nécessaire, c’est le droit de suffrage. Nous l’avons obtenu il y a un an aujourd’hui, après une lutte apparemment infructueuse pendant plusieurs années. Au moment de cette victoire, on nous a dit en plusieurs milieux : « Maintenant que vous avez obtenu ce que vous demandiez, vous pouvez oublier votre labeur, vous reposer. »

Ces paroles me font penser à la conclusion des romans à l’eau de rose, où le héros finit toujours par épouser l’héroïne. Ce qu’on oublie, c’est que la véritable histoire commence seulement après le mariage. N’est-ce pas, mesdames ?

Cette invitation au repos part sans doute d’un bon naturel ; mais elle montre, hélas ! comme certaines gens ont mal compris la raison et le but de notre labeur.

Le droit de suffrage n’est pas une fin en soi, ne saurait être une fin en soi : c’est un moyen et, je viens de le dire, une arme défensive.

Aujourd’hui que nous possédons quelques-uns des moyens d’action dont nous étions privées autrefois, notre tâche véritable se dessine, nos responsabilités prennent corps, nos devoirs se précisent. C’est pour mieux nous renseigner sur la nature et l’importance de notre tâche que nous avons institué ce Congrès.

Nous avons choisi trois grands sujets de débat : l’éducation, le travail et le bien-être social. Il y a dans ces matières un vaste programme d’ac-tion politique et sociale. L’étroite corrélation dont je parlais tout à l’heure entre le foyer et les autres institutions sociales s’exprime tout particuliè-rement en matière d’éducation.

Ne tombe-t-il pas sous le sens que la famille et l’école, l’une pro-longeant l’autre, sont liées au point que les négligences de la première affaiblissent l’enseignement de la seconde, et que celle-ci ne peut se passer de celle-là sans compromettre l’avenir de l’enfant ? On admet qu’un très grand nombre de nos problèmes d’ordre économique et social sont, dans le fond, des problèmes d’ordre éducatif. La dangereuse orientation donnée par les États totalitaires attachés à la formation de l’enfance devrait nous inciter à redoubler d’efforts pour préparer notre jeunesse à nous, non pas aux tâches sanglantes de la guerre ou aux techniques brutales de l’inva-sion, mais aux responsabilités librement acceptées qu’elle assumera demain. Nous devrons collaborer intimement avec l’école pour cultiver dans le cœur de nos enfants l’amour de la famille et de la nation. Tracez des frontières sur des cartes géographiques : louez dans vos discours un pays de rhétorique et de convention.

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Ce n’est pas ainsi que vous façonnerez jamais une patrie : c’est en les gravant, ces frontières, dans l’âme et le cerveau de vos enfants ! Le patriotisme n’est pas, n’a jamais été une affaire de rhétorique ou de convention : c’est une émotion indéfinissable qui serre le cœur lorsqu’un étranger dit le nom de votre pays, une allégresse immense qui chante en vous lorsque vous foulez le sol natal, lorsque vous en aspirez l’odeur, lorsque ses contours et ses reliefs vous semblent des prolongements de vous-même. L’éducation familiale et scolaire inculquera cette notion d’une patrie réelle, d’une patrie vivante à notre jeunesse.

Dans l’incertitude générale de notre temps, l’héritage d’une édu-cation saine est le seul legs que nous soyons sûrs de transmettre à nos enfants. Le monde de l’après-guerre – et je ne me livre pas ici à la pré-diction de l’avenir, mais à un simple et froid examen des faits – le monde de l’après-guerre n’aura point de tolérance à l’égard des faibles, des mal formés, des incertains : ce sera un monde où triompheront seules les qualités intellectuelles et physiques. Nos enfants auront-ils reçu de nous les outils de leur succès et de leur bonheur ?

Le second problème dont le Congrès nous propose l’étude est celui du travail et, singulièrement, du travail féminin. La vie moderne a pour ainsi dire consacré le travail de la femme hors de la maison, à l’atelier, au bureau, au magasin, dans le commerce aussi bien que dans l’industrie.

Quelles sont les conditions de travail auxquelles la femme est assu-jettie dans notre société ? L’exploitation du travail féminin n’est pas une hypothèse : c’est une triste réalité trop de fois établie par les faits. Nous devons nous préoccuper de ce problème. À travail égal, salaire égal. Car rien au monde ne justifie de traiter différemment, toutes choses égales d’ailleurs, la main-d’œuvre féminine et la main-d’œuvre masculine. Au reste, n’est-il pas prouvé, notamment par le rapport de l’enquête sur l’industrie du textile, que l’avilissement du salaire féminin entraîne l’avi-lissement proportionnel du salaire payé à la main-d’œuvre masculine ?

Réclamer la juste rétribution du travail féminin, c’est donc sauve-garder un droit sacré, mais c’est aussi protéger la sécurité de la famille. Quant aux conditions de travail, il suffit, pour en saisir l’importance, d’avoir l’esprit chrétien ou le simple respect de la dignité humaine.

Le souci de sauvegarder la dignité humaine inspirera également nos débats sur le bien-être social. Nous examinerons trois aspects de ce vaste problème : l’urbanisme, l’hospitalisation et la protection de l’enfance. Que de maux, par exemple, engendre dans une grande ville l’existence honteuse du taudis ! Quels foyers de contagion physique et morale naissent

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tous les jours dans ces abris sombres, malpropres, où jamais n’entre un rayon de soleil ou une bouffée d’air pur ? Est-il besoin de répéter que le taudis est la plus grande cause de la criminalité juvénile et que la plupart des hommes et des femmes qui peuplent aujourd’hui les prisons ont vécu, enfants, dans ces trous sans lumière ?

Comment la femme, gardienne du foyer, se désintéresserait-elle du problème des taudis, d’un cancer qui ronge de plus en plus le tissu social et s’attaque à la vie même de la famille ? L’hospitalisation et la protection de l’enfance feront aussi le sujet de nos entretiens, et je ne crois pas utile de m’y arrêter pour l’instant.

Cette allocution, que je voulais brève, a pris insensiblement l’allure d’un discours. Je m’en excuse. Nous constatons aujourd’hui plus que jamais dans le passé l’étendue de notre tâche collective. Ce premier Congrès marque pour nous un anniversaire : il sera pour la même occa-sion un point de départ, s’il est vrai que notre labeur commence véritablement aujourd’hui.

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Maurice Duplessis (1890-1959)

Quand le trésorier James Mathewson propose le transfert au fédéral de l’impôt provincial et des taxes sur les « corporations » pour la durée de la guerre, Duplessis est hospitalisé depuis quatre mois.

Contre l’avis de son médecin, le chef de l’opposition se rend à la Législature pour défendre l’autonomie provinciale en invoquant habilement des idoles libérales.

« c’est la conféDération qui tient ses Droits Des provinces »

22 avril 1942, Assemblée législative, Québec

Sincèrement, je considère que ce projet de loi comporte un cham-bardement constitutionnel et financier, dont les conséquences pourraient être désastreuses pour notre province. En plus, elle

met en péril l’autonomie conquise par nos pères.

Ce débat ouvre tout un horizon sur le passé, car il rappelle les luttes que nos pères ont livrées pour obtenir le régime constitutionnel dont nous jouissons aujourd’hui. Ces luttes héroïques, nous n’avons pas le droit de les oublier.

Il rappelle le temps où les gouverneurs se réservaient le droit de dépenser les deniers publics comme bon leur semblait. Il rappelle aussi les droits que nos aïeux ont conquis au prix de luttes grandioses. Nous cédons, par cette entente avec Ottawa, des droits conquis au prix de luttes héroïques.

À l’Acte de Québec et aux dures luttes constitutionnelles pour le contrôle des deniers publics par les représentants du peuple a succédé l’Union du Bas-Canada. Lorsque le gouvernement constitutionnel fut établi après 1837, nous avons eu le Haut et le Bas-Canada, puis il y eut l’Union des deux Canada. La Confédération succéda à ce régime

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transitoire. Le régime de l’Union de 1840 s’étant montré inapte à assurer le bien du pays et des deux grandes races qui l’habitaient, des hommes d’État débarrassés de l’esprit de parti et n’ayant en vue que le bien général, sans distinctions de partis, de races et de religions, se sont donné la main pour tâcher de découvrir la forme de gouvernement qui serait le mieux adaptée aux besoins des provinces. Ils se réunirent pour discuter de notre avenir politique. C’est de leurs efforts qu’est née la Confédération. La discussion pour établir une Confédération en 1867 s’était faite dans le calme, par des hommes publics particulièrement compétents.

Aussi, l’on peut se demander aujourd’hui s’il est possible, qu’en une telle période de bouleversements, comme celle que nous traversons, les hommes publics puissent avoir la même clairvoyance, la même indépen-dance d’esprit qui marquait les hommes de 1867. Est-il possible de croire que nous puissions obtenir de la part des hommes publics les mieux disposés une meilleure garantie de sagesse que celle que nous avons reçue des Pères de la Confédération ? Est-il possible que nous portions une atteinte sem-blable à une œuvre conçue en des temps calmes par ceux que l’on a surnommés les Pères de la Confédération ? Je ne crois pas. Pouvons-nous trouver tout le calme nécessaire pour changer la Constitution du pays ?

De même que les provinces ont fait un marché de dupes lorsqu’elles ont abandonné en 1867 les droits d’accise et de douanes pour le plat de lentilles des subsides fédéraux annuels, il faut craindre que l’entente actuelle ne vaille guère mieux. L’opinion alors n’était pas unanime. Cer-tains hommes publics d’alors tenaient pour l’union législative.

En 1867, comme aujourd’hui, des gens prétendaient qu’il valait mieux n’avoir qu’un seul Parlement ; c’est-à-dire l’union législative. Mais les autres, la majorité, optèrent avec raison à l’idée d’une Confédération des provinces autonomes. C’est ce dernier point de vue qui a triomphé.

Et, il ne faut jamais oublier que dans l’ordre historique et législatif, les provinces ne sont pas les filles de la Confédération : la Confédération n’est pas la mère, mais elle est la fille des provinces. Ce sont les provinces qui ont donné naissance à la Confédération, qui l’ont rendue possible et viable.

Ce ne sont pas les provinces qui tiennent leurs droits de la Confé-dération : c’est la Confédération qui tient ses droits des provinces. Faut-il rappeler par exemple qu’en 1867, avant le pacte fédératif, les provinces avaient les revenus considérables des douanes et de l’accise ?

La Confédération n’a été possible que parce que les provinces ont consenti à faire des sacrifices. Elles ont accepté d’abandonner certains

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de leurs privilèges et droits au gouvernement, de sacrifier des revenus, ceux des douanes et de l’accise, pour ne garder que la taxe directe, à condition que le fédéral donnât en retour chaque année aux provinces certains montants suffisants pour leur permettre de poursuivre norma-lement leur voie et leur existence, de continuer l’œuvre commencé et d’assurer une bonne administration. Mais, ce transfert fut fait de par l’autorité des provinces.

Or, force nous est de reconnaître que cette promesse ne fut jamais respectée intégralement. Mais jamais les gouvernements d’Ottawa, quels qu’ils fussent, bleus comme rouges, et je vous prie de croire que je discute cette question sans aucune considération de partis, car elles doivent disparaître devant l’intérêt supérieur de la province, n’ont accordé aux provinces l’équivalence des droits que les provinces ont donnés au fédéral ou n’ont reçu de compensation suffisante pour ce qu’elles avaient cédé.

Il convient de reconnaître que, sous le gouvernement de sir Wilfrid Laurier, la situation s’améliora légèrement. Les subsides compensateurs du fédéral aux provinces ont été augmentés, mais c’est tout. Mais, même alors, le traitement financier ne fut pas suffisamment généreux. Mais jamais elles n’ont reçu le montant de revenus auxquels elles avaient droit en vertu de la convention. En 1871, sir Wilfrid Laurier disait : « Pour que le système fédératif ne soit pas un vain mot, il faut que les Législatures provinciales soient hors de tout contrôle du Parlement fédéral. »

Avec le nouveau bill, on consent à priver la province de revenus. On fait exactement ce qui a été fait en 1917, lorsque M. Borden était au pouvoir. En outre, on est en train de sacrifier l’autonomie de la province. On nous dit : « Toutes les provinces ont consenti ; pourquoi nous isoler. » Je réponds en citant les paroles de sir Lomer Gouin en 1917 : « On ne nous effraiera pas avec le mot isolement. Nous sommes les doyens au Canada. »

Ce projet de loi est une des pires menaces à l’autonomie du Québec. Certaines personnes se demandent pourquoi parler d’autonomie à ce sujet. Parler du mot autonomie peut faire rire certaines gens. L’autonomie est le droit et le privilège pour les provinces de s’administrer elles-mêmes au moyen des lois passées par leur Législature.

Mais, il ne faut pas cependant oublier que l’autonomie, c’est le pri-vilège précieux qui nous est donné à nous, minorité, de nous administrer soi-même par des lois que nous faisons nous-mêmes, suivant nos traditions, nos intérêts. C’est le privilège d’instruire nos enfants comme nous l’enten-dons et de la manière que nous le désirons, de diriger notre agriculture et

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notre colonisation, le développement de nos ressources naturelles, l’orga-nisation provinciale et municipale, suivant nos intérêts à nous.

Or, pour exercer ces droits, pour nous administrer nous-mêmes, il nous faut des revenus. L’argent, c’est le sang des provinces. Ces revenus sont aussi essentiels à l’autonomie que le sang pour le corps humain. Si nous abandonnons de nouvelles sources de revenus, nous mettons en danger le pouvoir de nous administrer nous-mêmes. Nous perdrons peu à peu les ressources nécessaires au maintien de notre système éducatif et une foule d’autres choses qui nous tiennent énormément au cœur.

L’Acte de l’Amérique britannique du Nord, qui reconnaît les droits de la minorité de s’administrer, le reconnaît dans les articles 92 et 93, où l’on reconnaît les droits exclusifs des provinces : droits aux contributions directes, au droit d’emprunter des deniers, sur l’instruction, la célébration du mariage, la colonisation, l’agriculture.

Prétendre que, si Québec tombait, pour fins d’administration, sous le régime de la majorité du pays, il jouirait des mêmes privilèges, serait une profonde erreur. Il est évident qu’il n’aurait pas autant, ni plus de garanties, qu’il en possède actuellement pour le respect de ses droits en matière d’éducation, si ces questions étaient décidées par une majorité qui ne professe pas nos croyances, qui ne parle pas notre langue.

De même, il serait stupide d’affirmer que nos hôpitaux, notre agriculture, nos écoles, nos usines, etc., qui tombent sous le coup des lois du travail seraient mieux administrés par exemple sous la seule égide fédérale, où l’élément canadien-français serait fatalement en minorité, que sous la direction immédiate de notre gouvernement.

Ces énoncés n’ont d’ailleurs rien de neuf. Les chefs de la race canadienne-française, les chefs de Québec se sont toujours rencontrés pour exprimer sur ce point les mêmes principes fondamentaux.

Je voudrais citer des témoignages d’hommes illustres, la plupart chefs du Parti libéral, qui ont déclaré que l’autonomie provinciale était essentielle au maintien de nos droits et à l’unité nationale. L’autonomie est un droit qu’on ne doit pas violer.

C’est Honoré Mercier qui, le 7 avril 1884, revendiquait fièrement la prééminence provinciale sur le fédéral dans le domaine historique. Il déclarait alors dans cette Chambre ce qui suit :

L’existence des provinces a précédé celle de la Puissance, et c’est d’elles que celle-ci a reçu ses pouvoirs.

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Les provinces possédaient le gouvernement responsable dès 1867 ; elles avaient leur législature, leurs lois et toute l’autonomie inhérente à une colonie. Les provinces ont délégué, dans l’intérêt général, une partie de leurs pouvoirs ; et ce qu’elles n’ont pas délégué et qui était et est d’une nature locale, elles l’ont gardé et le possèdent encore. Elles sont souveraines dans les limites de leurs attributions et toute atteinte portée à cette souveraineté est une violation du pacte fédéral.

Sir Wilfrid Laurier, parlant dans l’Assemblée législative, le 24 novembre 1871 disait :

Pour que le système fédératif ne soit pas un vain mot, pour qu’il produise les résultats qu’il est appelé à produire, il faut que les Législatures soient, non pas seulement de droit, mais de fait ; il faut surtout que la Législature locale soit complètement à l’abri de tout contrôle de la Législature fédérale. Si, de près ou de loin, la Législature fédérale exerce le moindre contrôle sur la Législature locale, alors ce n’est plus en réalité l’union fédérative que vous avez : vous avez l’union législative sous la forme fédérale.

C’est un fait historique que la forme fédérative n’a été adoptée qu’afin de conserver à Québec cette position exceptionnelle et unique qu’elle occupait sur le continent américain.

Le même sir Wilfrid Laurier disait à l’Assemblée législative de Québec, le 24 novembre 1871 : « Dans le domaine respectif de leurs attributions, les Législatures, tant locales que fédérale, sont souveraines et indépendantes les unes des autres. »

On dira qu’il ne faut pas se singulariser : qu’il ne faut pas affronter le fédéral, mais consentir des sacrifices, des concessions. Telle était pour-tant l’attitude de sir Lomer Gouin, en 1917, lorsque Ottawa, en vertu des mesures de guerre, a passé un arrêté ministériel défendant aux pro-vinces et aux municipalités d’émettre, de vendre ou d’échanger des débentures. Sir Lomer Gouin, alors premier ministre de notre province, a protesté hautement. Ces mesures de guerre sont aujourd’hui appliquées de la même façon par ceux-là qui les critiquaient dans le temps. Sir Lomer adopta un arrêté ministériel pour revendiquer le droit imprescriptible de la province de Québec de négocier dans ce domaine. Il n’eut pas peur du qu’en-dira-t-on.

Il ne faisait que suivre la politique de sir Wilfrid Laurier qui, dans un discours prononcé en 1883, disait : « Je le répète, chaque fois qu’on réussit dans ce Parlement (Ottawa) à dépouiller une province d’un droit qu’elle exerce, quelque insignifiant que puisse être ce droit, c’est un pas de plus dans le sens de l’union législative. »

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Alors comme aujourd’hui, des gens timorés disaient que notre province ne devait pas s’isoler, faire bande à part ; sir Lomer Gouin leur répondit fièrement en 1917, quand il déclara : « Nous sommes les doyens et notre peuple demeure le compagnon égal des autres Canadiens. »

Sir Wilfrid, en 1889, en Chambre, disait :

Pour notre part, nous avons toujours soutenu que le seul moyen de maintenir la Confédération est de reconnaître que, dans sa sphère, dans la sphère que lui assigne la Constitution, chaque province est aussi indé-pendante du contrôle du Parlement fédéral que l’est ce dernier du contrôle des Législatures provinciales.

Dans un discours prononcé à Toronto, en 1889, sir Wilfrid disait :

Le Parti libéral a toujours soutenu que la Législature provinciale relevait exclusivement de la population de la province dans laquelle elle avait été promulguée. Si l’on admet une fois que le Parlement fédéral a le droit de réviser et d’annuler les lois portées par un gouvernement local, autant vaut se débarrasser tout de suite de la Confédération et adopter immédiatement l’union législative. La doctrine fédérative comporte que chaque Législature, que ce soit une Législature locale ou une Législature centrale, doit être absolument indépendante. Si l’on empiète sur l’indépendance de l’une on détruit, à mon sens, complètement son utilité.

Pour bien faire voir l’intérêt vital que la province a dans le maintien intégral de ses prérogatives, voici ce que disait au Parlement impérial lord Carnarvon, en 1867, lors de l’étude du pacte confédératif à la Chambre des lords :

Le Bas-Canada est jaloux et fier, à bon droit, de ses coutumes et de ses traditions ancestrales ; il est attaché à ses institutions particulières et n’entrera dans l’union qu’avec la claire entente qu’il les conservera. Et c’est avec ces sentiments et à ces conditions que le Bas-Canada consent maintenant à entrer dans la Confédération.

Le bon sens même indique que la conservation de notre autonomie est essentielle à notre survivance à notre prospérité, à la sauvegarde de l’unité nationale et à notre progrès dans le développement de nos desti-nées. Protéger notre autonomie, c’est protéger notre droit de faire instruire nos enfants dans notre langue et notre religion. L’autonomie, c’est la forteresse de nos droits et de nos traditions. C’est pour nous le contrôle sur notre éducation, notre foi, nos coutumes et traditions, notre agricul-ture, notre colonisation, nos ressources naturelles. Nous ne pouvons céder notre autonomie pour des millions.

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On va invoquer l’argument que nous risquons de faire bande à part. Tel n’était pas le sentiment de fierté de sir Lomer Gouin, qui fut premier ministre de la province. Il répondait aux timorés qui se deman-dent pourquoi parler d’autonomie, lorsqu’il disait, en pleine crise, dans un article publié en 1917 dans la Canadian Annual Review :

La menace de l’isolement ne peut nous effrayer. Car personne n’est notre gardien. Au Canada, nous sommes les pionniers ; c’est ici qu’est notre demeure, notre terre natale et ici notre peuple reste le compagnon et l’égal des autres Canadiens.

Les Législatures doivent être affranchies de tout contrôle du gou-vernement central et que l’abandon d’une liberté provinciale est nécessairement un pas de plus en direction de l’union législative. Or, nous faisons justement la guerre pour empêcher le règne arbitraire des cen-tralisateurs. Car, la politique des États totalitaires est essentiellement centralisatrice. Nous ne voulons pas de nazisme au Canada. L’autonomie des provinces doit être respectée et, dans la province de Québec, l’auto-nomie est essentielle à notre survivance, au progrès de notre peuple et à la bonne entente entre les races.

Ce projet de loi soumis à la Chambre est un recul énorme au point de vue provincial, il est une brèche irréparable et véritable dans la muraille de notre autonomie provinciale. On fait valoir que le bill contient des phrases où l’on affirme garder notre autonomie.

Malheureusement, ce ne sont pas les mots qui comptent, mais les faits établis. Ce n’est pas la déclaration que nous entendons reprendre dans un avenir ignoré ; les droits que nous abandonnons, qui nous les assurera, lorsque nous les aurons perdus de par notre propre volonté ? Nous les livrons et rien ne nous garantit que jamais nous les pourrons reprendre. Sir Wilfrid Laurier disait que tout empiétement sur les droits de l’autonomie était un pas vers la centralisation, et la centralisation était la sœur jumelle du totalitarisme. C’est le système d’Hitler.

Sans doute la province n’est supposée abandonner la perception que pour la durée de la guerre et doit-on compenser les provinces par le paiement d’une somme fixe annuelle. Mais l’expérience de l’impôt fédéral sur le revenu imposé lors de la guerre de 1914-1918 n’est pas rassurante. On sait que, par l’esprit même du pacte confédératif, le gouvernement central se réservait les impôts indirects, et abandonnait aux provinces la taxation directe dont personne alors ne voulait.

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Mais, quand vint la guerre de 1914, le fédéral, à court de finances, décida de recourir à la taxation directe, en imposant une taxe sur les revenus. Le gouvernement promit alors solennellement d’abandonner cette taxe une fois la guerre finie. Mais quand vint le temps, on s’aperçut, un peu naïvement, que si la guerre était finie, il fallait tout de même la payer et que l’impôt sur le revenu restait plus nécessaire que jamais.

Il en sera évidemment de même pour cette guerre-ci, où la dette fédérale aura atteint un chiffre astronomique. Et il y aura d’ailleurs d’autres raisons encore plus impérieuses pour maintenir le statu quo.

Les provinces taxent revenus et corporations, mais de façon inégale, suivant les diverses provinces, en sorte que les impôts fédéraux affectent inégalement et injustement certaines parties du pays. C’est pourquoi le fédéral a demandé aux provinces de lui abandonner ces impôts afin d’établir une taxation égale partout.

Il y a donc à craindre que, la guerre finie, le fédéral, en face d’une dette énorme, garde ces taxes avec l’appui de l’industrie et du commerce, qui combattront par tous les moyens le retour à l’ancien système. Et on peut même prévoir que, si Québec tient ferme quand même, les autres provinces la laisseront démêler seule ses affaires. D’autant que l’impôt sur le revenu et la taxe sur les corporations sont destinés à devenir les plus fortes sources de revenus du pays et qu’Ottawa y tiendra tenace-ment.

On donne en somme au gouvernement fédéral une arme pour assommer les provinces. Qu’on appelle cela une suspension ou un abandon des taxes, il y a un fait bien clair.

Mais ce n’est pas avec des mots que l’on changera les faits. On doit se rendre compte qu’en vertu de cette loi nous abandonnons des garan-ties importantes, qui nous étaient essentielles pour faire respecter nos droits, tel le droit de taxer les corporations, de taxer les banques, qui, dorénavant tombent sous l’unique centralisation fédérale. Par exemple, en cédant à Ottawa la taxe sur les corporations, notre province, l’Assem-blée législative, les municipalités et les corporations scolaires n’auront plus le droit d’imposer de taxes sur le revenu personnel, ainsi que sur le revenu et les profits des compagnies, ni de taxer les banques. Ce sont des taxes indirectes que nous perdons.

Ainsi, la centralisation bancaire, pratiquée par le fédéral depuis quelques années, sera décuplée par cette entente. La province de Québec ne pourra plus taxer les compagnies d’électricité. Dans ce domaine, on ne doit pas oublier que nous serons placés dans une flagrante infériorité,

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puisque l’Ontario étant exempté des taxes fédérales sur ces compagnies, elles pourront retomber lourdement sur le consommateur québécois. Le gouvernement fédéral impose une taxe de plusieurs millions à nos com-pagnies d’électricité et cette taxe est absorbée par les consommateurs. C’est le libéralisme qui fleurit.

On ne semble pas se rendre compte que ces pouvoirs de taxer constituent non seulement une source de revenus, mais une arme que l’on est en train d’abandonner désormais à Ottawa, une arme qui est désormais perdue pour nous. La déclaration de principe du bill sur notre autonomie ne prévaut pas contre le fait brutal. Le trésorier provincial dit que la question de l’autonomie n’est pas en jeu. Quand un malade est mort, ce n’est pas un certificat du médecin à l’effet qu’il est en vie qui peut le ressusciter.

Le projet de loi mentionne bien que l’entente ne vaudra que pour la guerre. Cela est écrit en toutes lettres dans l’entente ; mais la population québécoise est payée pour savoir ce que valent les engagements les plus solennels, en face des faits brutaux.

L’honorable trésorier a dit : « J’ai obtenu cinq millions de plus que les autres comme compensation. » Tant mieux pour le trésorier. Cela prouve que les gens du fédéral n’étaient pas prêts à rendre d’eux-mêmes justice à notre province. Mais si l’argent est essentiel, nous n’avons pas le droit, même pour des millions, de vendre notre autonomie. Si l’argent est une considération importante, elle n’est pas l’essentiel. Il y a plus, c’est le droit de propriété, la possession de la forteresse, de la garantie.

L’homme qui, dans une transaction, abandonne son droit de pro-priété fait toujours un marché de dupes.

[...] Avec les faibles talents que la Providence m’a donnés, avec toute l’énergie dont je suis capable, avec tout l’amour que j’ai pour ma province, je suis prêt, comme chef de l’Union nationale, à travailler, à collaborer avec le gouvernement, ou avec n’importe qui, pour trouver les moyens voulus pour assurer au gouvernement fédéral les sources de revenus nécessaires pour la guerre. Mais je ne suis pas prêt à voter une mesure qui est meurtrière et dangereuse pour notre autonomie. Ce projet sera ruineux dans ses résultats. Je suis prêt à collaborer. Mais, il faudra que nous trouvions le moyen de rien sacrifier de nos droits. Je ne pourrai pas travailler à la suppression de notre autonomie. C’est pourquoi je ne peux approuver cette législation qui nous est soumise. [...]

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René Chaloult (1901-1978)

Nationaliste impatient et intransigeant – « frénétique » selon Conrad Black –, René Chaloult ne trouve jamais de formation politique qui convienne à ses idées. Il passe d’abord du Parti libéral à l’Action libérale nationale, se fait élire avec l’Union nationale en 1936, fonde le Parti national l’année suivante, devient député libéral en 1939, se joint au Bloc populaire en 1942, est élu libéral indépendant en 1944 et unioniste indépendant en 1948, visite brièvement le Crédit social et termine son parcours éreintant par deux défaites comme candidat nationaliste en 1952 et libéral indépendant en 1956. Il se rappelle au souvenir de ses compatriotes en se prononçant en faveur de l’indépendance du Québec en 1965. Mais son nom reste d’abord associé à son combat en faveur de la nationalisation de l’électricité et de l’adoption d’un drapeau québé-cois.

À sa retraite, Robert Bourassa a dit que Chaloult était l’orateur politique qui l’avait le plus impressionné.

« ... les causes De notre Déchéance... se réDuisent à l’esprit De parti »

21 octobre 1942, Monument national, Montréal

D’où nous vient ce sentiment morbide d’infériorité ? Serions-nous moins doués que les autres ? Nos origines françaises nous défendent de le penser.

La France de saint Louis, la France de Louis XIV, la France de Racine, la France de Pasteur ont pourtant réussi à régner sur l’Europe. Demain, la France meurtrie de Pétain, j’en ai l’irrésistible conviction, saura rétablir la raison et la paix dans un monde assoiffé de conquêtes.

Cherchons donc ailleurs les causes de notre dénuement. Assuré-ment, elles sont multiples et complexes. Toutefois, une lecture attentive de notre histoire ne les réduit-elle pas à une seule : l’esprit de parti ? Combien nous a valu de divisions, de contradictions, de volte-face, et

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même de trahisons, cette singulière et hideuse déformation de l’esprit ? Beaucoup trop de nos chefs politiques, guides naturels du peuple, au lieu de l’unir devant l’adversaire, se sont acharnés à le diviser en « bleus » et en « rouges ». Trop intelligents pour croire eux-mêmes à des partis que rien ne différenciait, ils ont consacré leur énergie à nous fanatiser, à exciter une partie de la population contre l’autre pour mieux l’exploiter à leur profit, quand ce n’était pas au profit de l’étranger.

C’est ainsi qu’ils sont parvenus, pour notre malheur, à substituer la mystique du parti à la mystique de la patrie. C’est ainsi qu’ils nous ont offert ce spectacle affligeant de Canadiens français alliés à leurs ennemis héréditaires pour mieux frapper leurs compatriotes. C’est ainsi que, pendant 75 ans, ils ont entraîné nos Canadiens français, que seuls des mots creux séparaient, à se bouder, à se détester et à se combattre pendant que leurs voisins grignotaient leurs droits constitutionnels chèrement conquis et les spoliaient ensuite de leurs richesses naturelles.

C’est à la faveur de ces divisions, vraisemblablement fomentées par l’Intelligence Service, avec la complicité de nos politiciens, que nous en sommes réduits à un état de servage économique.

[...] Bourassa rappelait, il y a quelques mois, cette conversation avec Laurier :

Mais, Monsieur Laurier, tenez-vous compte de l’opinion de la province de Québec ? – Mon cher Henri, de répondre Laurier, la province de Québec n’a pas d’opinions, elle n’a que des sentiments.

Québec n’a que des sentiments. Comment expliquer autrement cette idolâtrie des Canadiens français pour Laurier pendant un quart de siècle ? Car, n’est-ce pas Laurier qui fut le principal artisan d’un tel fana-tisme pour un parti politique dont la seule doctrine consistait, et consiste encore à n’en pas avoir ? N’est-ce pas Laurier qui, pour obtenir de la majorité canadienne le pardon et l’oubli de ses origines catholiques et françaises, a abandonné peu à peu les droits de nos minorités ? N’est-ce pas Laurier qui, lors de la guerre du Transvaal, a posé le fatal précédent de la participation aux guerres de l’Empire, dont, paraît-il, nous suppor-tons encore les conséquences ? N’est-ce pas Laurier enfin, « impérialiste à tout crin et anglomane convaincu », qui, d’après le témoignage d’Ar-mand LaVergne, entretenait « pour sa race un mépris sympathique et hautain » ; n’est-ce pas Laurier qui donnait à son peuple le triste exemple de l’abdication nationale, quand il affectait de parler le français avec un accent anglais ? Déjà, lui aussi, il souhaitait une éducation réaliste et pratique en vue, évidemment, de stimuler l’enseignement de l’anglais

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pour mieux précipiter notre assimilation. Notre ministre provincial de l’Instruction anglaise peut se réclamer d’un noble précurseur. Mais ici, à la différence de Jean-Baptiste, c’est le précurseur qui fut le plus grand. Québec n’a que des sentiments ! »

Nos Canadiens français autrefois bleu ciel s’étaient transformés en rouge enfer, comme on dit dans nos campagnes, en souvenir peut-être de Mgr Laflèche. Ils votaient pour Laurier. C’est que Laurier portait grand. Il conquérait les foules avec sa langue d’or... et sa chevelure d’argent. Aimable, indulgent, enjôleur : bref, c’était un véritable séducteur. Mgr Langevin s’en allait répétant : « du charme de cet homme, délivrez-nous Seigneur ». La puissance et la gloire de Laurier éblouissaient le peuple. Un premier ministre canadien-français, c’était la revanche des Plaines d’Abraham ! Notre réflexe d’infériorité se muait en sentiment d’orgueil, explique ce phénomène au grand congrès de 1893.

[...] Enfin, pensait-on dans les milieux libéraux, Laurier au pouvoir, et tout puissant, allait bientôt rétablir, en faveur de ses compatriotes du Manitoba, les écoles séparées, lui qui leur avait au moins promis justice « pleine et entière » pendant qu’il combattait la loi remédiatrice.

La déception ne tarda guère. Par son règlement Laurier-Greenway, il ne leur accordait pratiquement rien : il ne rétablissait pas les écoles catholiques et françaises, tout au plus leur concédait-il quelques satisfac-tions de détail. C’était une capitulation presque complète, au témoignage même du Star et de la Gazette, aussi fanatiquement francophobes dans ce temps-là qu’aujourd’hui. Mgr Langevin clama dans sa cathédrale de Saint-Boniface : « C’est aujourd’hui le plus triste jour de ma carrière épiscopale. » Et Mgr Laflèche, par le truchement de son journal Le Triflu-vien, s’écria : « La vérité est que les catholiques du Manitoba ont été vendus, que la province de Québec a été trahie, que ce soi-disant règlement n’est qu’une farce. »

L’incroyable, c’est que nos Canadiens français du Québec ne pro-testèrent que très peu : redoutables lions sous Tupper, Laurier les avait subitement métamorphosés en mouton. Beaucoup le sont restés. Si l’auteur de ce règlement infâme eût été un Anglais orangiste, quelle tempête digne de l’Énéide ; mais c’était Laurier, sir Wilfrid, l’homme au noble port et à la chevelure magique ; et, l’on était « rouge »... Québec n’a que des sentiments et de l’esprit de parti. Laurier n’avait-il pas raison ?

Un autre épisode de la vie de Laurier illustre plus nettement encore notre fétichisme : la guerre des Boers. On se rappelle qu’au jubilé de la

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reine Victoria, en 1897, Laurier, ébloui par les honneurs et les attentions qu’on lui prodiguait à titre de grand « colonial » –, c’est avec mépris que les Anglais mordent dans ce terme –, manifesta son lyrisme impérial. Il se proclamait avec ferveur « British to the core » et il ajoutait avec la fierté servile d’un domestique racé :

que les trompettes sonnent, que les feux s’allument sur les collines ; et dans toutes les parties des colonies, bien que nous ne puissions faire beaucoup, ce que nous pourrons faire nous le ferons pour aider l’Angleterre.

Les trompettes sonnèrent, en effet, plus tôt que ne le pensa Laurier, et les murs de Jéricho tombèrent. Joseph Chamberlain, ministre d’An-gleterre et promoteur de l’impérialisme anglais, décida de s’emparer des mines d’or et de diamant aux mains d’un pauvre petit peuple pacifique, les Boers. Aux coloniaux comme nous, on représentait qu’il s’agissait évidemment de civilisation et de chrétienté : c’était leur faire beaucoup d’honneur.

En 1885, lors de la guerre du Soudan, un premier ministre anglo-canadien, John Macdonald, refusa carrément à l’Angleterre le concours du Canada ; Wilfrid Laurier, lui, Canadien français, acquiesça bientôt au désir de Chamberlain. Ne lui fallait-il pas remplir ses obligations contractées à Londres, au jubilé de la reine, et payer un peu ses titres, honorifiques ?

Comme plus tard, et à son exemple, MM. Borden ou Meighen, il répondit en substance : « Aye, aye ready ». On mobilisa un premier con-tingent et on fit chanter moult messes, vous le pensez bien, pour obtenir l’absolution pendant le péché, comme dirait Daudet. On organisa à Québec, le 30 octobre 1899, décrété jour de fête civique, une éclatante manifestation. Laurier y prononça une pieuse allocution.

Écoutez-le bien : « Vous allez combattre, dit-il aux soldats, pour la cause de la justice, de l’humanité, des droits civils et la liberté religieuse. » Je vous garantis que j’ai cité fidèlement : je fais toujours de l’histoire. Il est vrai que tous les peuples, sous toutes les latitudes, au cours de tous les siècles et des deux côtés de la barricade ont toujours affirmé combattre au nom de la justice et de l’humanité. Nil novi sub sole ! Laurier fit tant et si bien qu’à la fin sir Charles Tupper, le vieux chef conservateur, finit par s’écrier : « Laurier est trop Anglais pour moi. » Mais, les libéraux du Québec suivaient toujours Laurier.

[...] Rappelons-nous cependant que, lors des élections de 1896, les libéraux dans Québec avaient qualifié les conservateurs d’impérialistes.

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Un vote pour Tupper, s’écriaient-ils, c’est un vote pour la participation aux guerres de l’Angleterre. Et, raconte Rumilly,

des orateurs libéraux firent frémir les citoyens et pleurer les mères en décrivant la mort atroce réservée à leurs enfants si jamais les Tupper et les Desjardins les envoyaient pour l’Angleterre, à la conquête des déserts africains.

Ne vous trompez pas, j’ai cité Rumilly...13.

À peine trois ans plus tard, c’était Laurier lui-même qui invitait ses compatriotes à participer à une guerre injuste en Afrique, où on leur réservait une place d’honneur... et de danger. La province de Québec, sympathique aux Boers, accepta d’assez bonne grâce la nouvelle politique impérialiste, qu’elle eût dénoncée comme un crime national sous Tupper. Le geste le plus grave de notre histoire, peut-être, à cause de ses consé-quences dont aujourd’hui encore nous supportons le poids, fut posé presque sans réactions populaires, envoûtés que nous étions par l’esprit de ce parti. Que signifiait pourtant l’affaire Riel, qui a si profondément remué notre peuple, auprès du redoutable précédent que constituait la guerre du Transvaal ? N’avais-je pas raison, au début de cette causerie, de dénoncer l’esprit de parti comme une calamité ? Avons-nous évolué depuis 43 ans ?

En 1914, M. Borden dirigeait un gouvernement conservateur. À l’exemple de M. Laurier, il nous engagea dans une nouvelle guerre impé-riale. Il imposa même la conscription. Les bleus du Québec, dans l’ensemble, pour ne pas nuire à leur parti, appuyaient ou ne dénonçaient pas cette politique impérialiste.

Mais les libéraux, alors dans l’opposition, et, naturellement, rede-venus Canadiens, combattaient, et avec quelle ardeur, on s’en souvient, la conscription et même la participation. Il faut relire aujourd’hui leurs diatribes enflammées. Je n’oserais pas répéter même le quart de leurs harangues politiques, trop nationalistes pour moi, parce que je craindrais de vous scandaliser. Le voudrais-je d’ailleurs que je ne le pourrais pas car les auteurs mêmes de ces discours, ou leurs complices, devenus hérauts de la liberté, m’enverraient prestement rejoindre votre ancien maire, Camilien Houde14.

13. Le prolifique historien Robert Rumilly est reconnu comme partisan des conservateurs puis de l’Union nationale.

14. Alors qu’il est maire de Montréal, Houde est arrêté pour avoir invité la population à refuser de s’inscrire en vertu de la Loi sur l’enregistrement national. Il est interné dans un camp militaire en Ontario durant quatre ans. Chaloult est aussi accusé pour le même motif en 1942, mais il est acquitté.

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Mais voilà que la situation est de nouveau renversée. Comme en 1899, c’est un gouvernement libéral qui a déclaré et conduit la présente guerre. Les libéraux sont redevenus impérialistes, ils favorisent la cons-cription, ils l’appliquent même tout en affectant de la combattre. Ils lancent des anathèmes contre ceux qui osent répéter une partie de leurs discours électoraux d’il y a vingt-cinq ans.

« Après avoir pendant vingt-cinq ans, affirme M. Maxime Ray-mond, couru vers le pouvoir avec le cri de la conscription, les libéraux ont imposé à ce pays un régime militaire pire que celui que nous avons connu de 1914 à 1918. »

C’est au tour des « bleus » québécois, s’il en reste, à se dire mainte-nant nationalistes, jusqu’à la prochaine guerre, vers 1960 ou 65, si alors leur gouvernement a le malheur de se trouver au pouvoir.

Les méfaits de l’esprit de parti vous donnent la nausée ? Que je vous comprends ! Je m’en excuse, mais je n’ai pas fini.

J’ai siégé pendant plus de six ans à l’Assemblée législative de Québec, trois ans sous chacune des deux administrations. J’y ai observé de près, et attentivement, nos deux vieux partis ; tantôt j’ai collaboré avec l’un, tantôt avec l’autre ; j’ai fréquenté assidûment les caucus et les comités ; j’ai connu leurs méthodes, leurs tactiques aussi bien que leurs secrets. Dans un livre ou dans une conférence, je vous présenterai un jour mon menu parlementaire et je vous assure que vous le trouverez varié : il ne manquera assurément ni de sel, ni de poivre et il vous enlèvera pour toujours, prenez-en ma parole, le goût de pactiser avec nos vieux partis.

Pour l’instant, qu’il me suffise de vous assurer que seules les manières de procéder les distinguent et que cette différence est surtout attribuable aux chefs : l’un est courtois, l’autre parvenu. Quant au reste, nos partis sont des frères jumeaux, que leur mère elle-même, la dictature écono-mique étrangère, qui les allaite pourtant tous les jours, ne saurait reconnaître. Ils se confondent au point, puis-je soutenir, qu’ils ne forment plus qu’un seul être à deux faces, et le malheur veut qu’on nous montre toujours la plus laide : celle du pouvoir.

Chez les deux, même absence de doctrine, même souci d’oppor-tunisme, même patriotisme affecté et prodigalité de promesses dans l’opposition, même trahison cynique au pouvoir, même indifférence pour le bien commun. Vous pensez que ces coteries se détestent ? Mais non, malgré les apparences, elles s’entendent admirablement. Et pourquoi

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pas ? Leurs bailleurs de fonds, leurs intérêts, leur politique sont exactement les mêmes. Je vous assure que l’étiquette seule les caractérise.

Que surgisse du peuple un mouvement généreux, désintéressé, soucieux du bien public, et, comme dans le passé, ils s’uniront pour le combattre. Il y a quelques décennies, se greffait sur le Parti libéral une aile radicale qui ne manquait pas de couleur et que dirigeaient les Dorion, les Doutre, les Laflamme, les Beaugrand ; on remarquait également l’aile ultramontaine du Parti conservateur, sympathique et pittoresque celle-là, composée des « castors », suivant l’expression du temps.

Mais aujourd’hui !... À moins que John-Charles Harvey15 prétende constituer à lui seul la gauche anticléricale de son parti. On ne peut toute de même pas comparer un pygmée à des géants : Beaugrand, Laflamme, Doutre étaient quelqu’un. John-Charles, ce n’est pas même quelque chose.

[...] Voici un dernier exploit de nos caméléons politiques : Nos vieux partis, l’un en 1936, l’autre en 1939, désireux de flatter le sentiment populaire pour s’emparer du gouvernement, se sont engagés verbalement et par écrit, de la manière la plus ferme à lutter contre le monopole de l’électricité. Tous les deux ont promis la nationalisation de nos ressources hydroélectriques. Or, une fois élus, ils n’ont pas combattu, ni tenté de combattre la concentration des richesses, mais par-dessus la démarcation officielle des lignes de partis, ils se sont alliés pour mieux nous asservir : que d’exemples à vous citer, si j’en avais le temps.

Il faut avoir assisté pendant six ans aux séances du Comité des bills privés (excusez le jargon parlementaire), il faut s’être opposé aux exemp-tions scandaleuses de taxes que des puissants et des riches quémandent chaque année et obtiennent souvent grâce à la complicité des deux fac-tions politiques, pour être convaincu que nos vieux partis sont également et totalement au service de la dictature, qui les commande tous les deux et les manœuvre comme des marionnettes, au gré de ses intérêts.

Depuis six ans, j’ai observé les trusts, j’ai connu leurs intrigues, leurs sourires et leurs menaces de chantage. Ils sont puissants au point que ce sont eux les administrateurs réels de la province et non le Parti libéral ou conservateur. Malheur à qui ose leur résister. Nous comprenons après cela qu’un changement de régime, sous le système des vieux partis, importe peu, puisque le véritable maître, lui, ne change jamais.

15. Romancier et journaliste, Jean-Charles Harvey s’oppose régulièrement au nationalisme et à l’influence de l’Église.

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On a prétendu que souvent les journalistes valaient mieux que leur journal. On pourrait concéder aussi que le député vaut presque toujours mieux que son parti. Ce n’est pas encore un brillant certificat, mais il reste que je connais, je vous l’assure, des députés fort honnêtes. Certes, ils ne sont pas tous également cultivés, également futés – ne vivons-nous pas en démocratie ? – et il s’en rencontre beaucoup parmi eux qui sont des partisans aveugles. Ce n’est plus le catholique et français de Mercier, c’est le catholique et rouge ou encore le catholique et bleu : l’étiquette politique passe souvent, en pratique, avant l’étiquette religieuse.

C’est pourquoi, plusieurs ne se rendent pas bien compte qu’ils changent de politique chaque fois qu’ils passent du pouvoir à l’opposition ou de l’opposition au pouvoir. Comme ils continuent de porter le même nom, ils s’imaginent défendre les mêmes idées. Quand ils aperçoivent autour d’eux un original qui apostasie pour rester fidèle à ses principes, ils s’imaginent, souvent de bonne foi, que leur trahison n’est qu’un péché véniel auprès de cette apostasie scandaleuse. Ainsi le noceur aviné voit l’univers tourner autour de lui lorsque, à la vérité, il est seul qui tourne.

Eh bien ! la voilà cette galerie édifiante de nos gloires nationales ! Si vous voulez la contempler plus à votre aise, relisez l’Histoire de la province de Québec, de Robert Rumilly. Vous vous convaincrez de la petitesse trop fré-quente de nos grands hommes et vous comprendrez la rude boutade d’Olivar Asselin, quand, devant la bêtise de l’esprit de parti, il trouvait juste d’inscrire sur notre pierre tombale : « Ci-gît un peuple mort de bêtise ! »

[...] Je ne voudrais pas toutefois vous laisser sous la déprimante impression que, depuis 75 ans, notre peuple n’a été gouverné que par des politiciens arrivistes et abdicataires. Dieu merci ! Notre histoire a enregistré de réconfortantes exceptions. La province de Québec a connu des chefs de grand caractère et de sublime désintéressement. Saluons, au passage Mgr Bourget, Mgr Laflèche, Mgr Langevin, Trudel, Tardivel, Lamarche, LaVergne, Bourassa, Mercier enfin, Mercier dont toute la vie s’inspire d’un amour fougueux pour sa race et sa religion. Honoré Mer-cier, il importe plus que jamais de ranimer chez nous ce souvenir lumineux et fécond. Chef de peuple aux conceptions nationales hardies, ce premier ministre québécois s’en allait partout, à Paris, à Rome, en Nouvelle-Angleterre répétant avec fierté et crânerie : « Cette province de Québec est catholique et française et elle demeurera catholique et française. » Il fut le premier et le seul de nos ministres à appliquer l’esprit de parti, véritablement conquérant et canadienne-française. Ne désespérons pas,

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nous comptons encore parmi nous, et plus que jamais peut-être, de véri-tables patriotes qui rejoignent les grandes figures du passé.

Puissai-je vous avoir convaincus que les causes de notre déchéance, étudiées à la lumière de notre histoire et des événements contemporains, se réduisent à l’esprit de parti. Si nous ne comptons aujourd’hui dans notre État français du Québec, que 2 millions d’habitants au lieu de 6 millions, n’est-ce pas attribuable au fait que trop de nos politiciens se sont beaucoup plus préoccupés de leurs coteries politiques et de leurs intérêts personnels que du progrès de l’agriculture et de la colonisation ?

Si nous sommes asservis économiquement par une minorité qui exploite et dilapide nos ressources naturelles, n’est-ce pas la faute de ces arrivistes qui, pour remplir leur caisse électorale et s’élever au pouvoir, ont vendu, souvent pour un plat de lentilles, une grande partie de notre héritage national aux étrangers ?

Si Ottawa nous traite de plus en plus en parent pauvre, si, en pleine guerre, livrée pour la protection des minorités et des faibles, on nous refuse obstinément notre part de représentation et d’influence, n’est-ce pas dû encore à cette partisannerie politique, qui nous a dressés les uns contre les autres au lieu de nous unir pour réclamer efficacement nos droits ?

Si, dans le champ fédéral plus particulièrement, nous avions renoncé plus tôt aux vieux partis pour former un bloc canadien-français, disposé à coopérer avec n’importe quel groupe pour le respect de nos droits historiques et constitutionnels, ne pensez-vous pas qu’en 1942 nous serions traités mieux que des serfs dans le pays que nos pères ont colonisé ? Car aucun parti à Ottawa, n’oublions jamais cette primordiale vérité, ne peut gouverner longtemps sans le concours des Canadiens français.

[...] Chacun à sa manière peut collaborer à l’œuvre de régénération politique. Du travail, de la ténacité, du désintéressement, de la mystique enfin : voilà tout ce qu’il faut pour provoquer dans notre peuple une véritable révolution spirituelle. Puisque c’est la politique qui nous a perdus, eh bien ! que la politique nous sauve ; mais la vraie politique, cette fois, celle qui s’inspire de générosité et de dévouement à la patrie, celle que votre sens national et social assure pour notre libération.

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Télesphore-Damien Bouchard (1881-1962)

Dès sa première élection comme conseiller municipal de Saint-Hyacinthe en 1905 jusqu’à sa mort à l’âge de 81 ans, alors qu’il était sénateur depuis 18 ans après avoir servi pendant 25 ans comme maire et 28 ans comme député à l’Assemblée légis-lative, et membre des Cabinets Taschereau et Godbout, « T.D. » Bouchard a représenté le type classique du « rouge » anticlérical et antinanionaliste.

*

Lors de son premier discours au Sénat, prononcé presque entièrement en anglais, Bouchard transforme une proposition en faveur d’un manuel scolaire unique pour tous les Canadiens en une dénonciation féroce des mouvements nationalistes québécois, en particulier celui de l’Ordre de Jacques-Cartier, une société patriotique secrète d’inspi-ration religieuse.

Ce discours suscite aussitôt une vague de protestations au Québec, qui réunit les sociétés Saint-Jean-Baptiste, les syndicats, les commissions scolaires, les conseils municipaux, les chambres de commerce, le clergé et la classe politique. Le 25 juin, lors du Congrès eucharistique qui se tient providentiellement à Saint-Hyacinthe, l’archevêque de Québec, Rodrigue Villeneuve, accompagné de onze évêques, s’en prend à Bouchard en présence d’un auditoire de 75 000 personnes. Devant le refus de Bouchard de faire amende honorable, le premier ministre Godbout lui retire la présidence d’Hydro-Québec, qu’il lui avait confiée deux mois plus tôt.

« les vers sont à ronger les racines De l’arbre De nos libertés »

21 juin 1944, Sénat, Ottawa

Si, au début de mes observations, je parle en français, c’est que, me levant pour la première fois dans cette honorable Chambre pour prononcer un discours, je désire d’abord rendre hommage

à ma langue maternelle et signaler ensuite ce fait important de la légalité de la langue française dans un Parlement d’allégeance britannique.

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Qu’il me soit permis de dire que je ne conclus pas du fait que la langue française est officielle dans ce pays qu’elle y serait obligatoire ; je ne suis pas de ceux qui voudraient imposer chez nous, aux Canadiens d’origine anglaise, l’obligation de parler notre langue de manière à ce que, sans s’imposer aucun effort d’étude, ils puissent comprendre tout ce qui se dit dans nos Parlements. La Loi constitutionnelle, et c’est juste, ne va pas plus loin que de rendre les deux langues principales de ce pays facultatives dans nos Parlements. Ceux qui désirent comprendre tout ce qui se dit ici, dans la Chambre des communes et dans la Chambre de la province de Québec, restent dans la nécessité d’étudier les deux idiomes.

J’admets, et par là je ne me rends qu’à l’évidence, que les Canadiens d’origine française ont beaucoup plus besoin d’apprendre une langue seconde pour leur développement économique que les Canadiens d’ori-gine anglaise ; l’anglais est parlé sur ce continent par tout près de 150 millions de population alors que nous sommes à peine 5 millions dont le français est la langue maternelle.

À chacun de décider si c’est son intérêt d’apprendre les deux lan-gues. Tout Canadien en viendra à cette conclusion s’il désire nécessairement comprendre les deux idiomes officiellement parlés dans nos deux Chambres fédérales ; autrement, il devra attendre la publication et la traduction du Hansard pour savoir ce qui s’y est dit.

Au cours de mes remarques, je reviendrai sur cette question pour signaler certains à-côtés que produit une mauvaise interprétation de l’histoire du Canada telle qu’on l’a enseignée et que l’on continue de l’enseigner dans les écoles de ma province.

Estimant que la parole a été donnée à l’homme pour communiquer ses idées à ses semblables plutôt que pour glorifier le coin de terre sur lequel le hasard l’a fait naître, que cette parole est en somme le simple véhicule de la pensée et qu’en honnête compagnie, comme disaient les gens du Grand Siècle, il est séant de parler la langue comprise de tous, je prendrai la liberté de continuer mon allocution dans la langue anglaise.

Je me soucie fort peu de l’opinion des gens à l’esprit étroit qui ne manqueront pas de me blâmer sévèrement d’avoir fait le gros de mon premier discours en anglais ; de ces mesquines attaques j’en ai vu bien d’autres au cours de ma longue carrière.

Cette langue je la parlerai en observant, mais bien malgré moi, le conseil d’un évêque de mon jeune temps monseigneur Laflèche, qui

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disait : « Parlez l’anglais, mais parlez-le mal. » Nos éducateurs comprirent ce qu’ils devaient nécessairement entendre de ces paroles : « Enseignez l’anglais, mais enseignez-le mal. » Non seulement ils comprirent le conseil, mais ils le suivirent fidèlement, à partir de nos petites écoles à aller jusqu’à nos universités.

C’est une mauvaise philosophie tirée de l’histoire mal enseignée de notre pays qui a inspiré à ceux à qui nos anciens gouvernants avaient confié l’éducation des masses, cette fausse mentalité qui a fait qu’après avoir quitté ma petite école, où elle n’avait pu encore pénétrer, je n’ai appris pratiquement rien de l’anglais dans mes classes d’études secon-daires ; le peu que j’en sais, c’est ce que j’ai pu m’assimiler à la lecture des journaux et des livres anglais qu’il m’a été possible de lire pour me tenir au courant des événements du jour et de la marche des idées con-temporaines. Aussi je m’excuse à l’avance des blessures que je pourrai infliger aux oreilles de mes honorables auditeurs, habitués à entendre parler la belle langue de Shakespeare telle qu’elle doit être par ceux qui en connaissent tous les secrets.

La motion qui est devant la Chambre a pour objet principal de trouver les moyens de mettre dans les mains de nos enfants de toute langue ou croyance un manuel où seraient relatés les principaux faits de notre histoire du Canada, conformément à la vérité, sous leur aspect véritable, et avec une interprétation qui tendrait à créer un réel esprit canadien dans toutes les parties de ce grand pays ouvert à toutes les espérances. Bien qu’il puisse exister des divergences d’opinions au sujet des meilleurs termes à employer dans le texte, afin d’avoir plus de chances de lui donner tout son effet, je crois que nous sommes unanimes sur la nécessité d’obtenir son but ultime : l’unité canadienne.

En cette Chambre, il n’y a aucun doute que nous sommes tous sincèrement pour l’unité du pays ; nous savons que les Canadiens ont tout à gagner à être unis. Mais pouvons-nous faire la même affirmation pour tous ceux qui sont en dehors de ces murs, même s’il semble y avoir unanimité dans les déclarations publiques de fidélité à l’allégeance cana-dienne et d’un désir sincère d’unité entre nos groupements ethniques distincts.

Je suis certain que c’est le manque d’unité dans l’esprit de notre peuple sur les questions nationales et quelques-unes des actions des générations montantes aussi éloignées du concept d’unité que les deux pôles magnétiques opposés, qui a amené mon honorable collègue à inscrire cette résolution sur l’ordre du jour, dans son ardent désir de servir son pays.

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Au cours de mon bref exposé, j’espère pouvoir démontrer qu’on doit le féliciter pour avoir amené cette question en temps opportun devant cette Chambre et le pays en général.

De même que mon collègue de la division de Sorel, je crois que le temps est venu depuis longtemps d’améliorer l’enseignement de l’histoire du Canada dans les écoles de la province de Québec. Il faut juger un arbre à ses fruits et je regrette d’être obligé de déclarer que les résultats obtenus à date sont loin d’être satisfaisants.

En réalité, ils sont plutôt décourageants pour ceux qui pensent et qui persistent à croire que nous pourrions édifier un vaste pays où les descendants de deux grandes nations et de deux grandes cultures pour-raient vivre et prospérer dans la paix et dans l’harmonie.

C’est en exposant ouvertement la situation actuelle dans ma pro-vince, en montrant notre histoire, telle qu’elle est à s’écrire et qui procède de l’histoire faussée que la génération passée et la nôtre ont apprise dans nos écoles, que je démontrerai jusqu’à tel point il y a urgence d’apporter un changement radical dans cet enseignement. L’histoire du Canada ne doit pas servir d’instrument à la propagande subversive dans les mains de ceux qui ont pour but d’amener la rupture du système confédératif et de renverser notre forme de gouvernement démocratique.

Je m’aperçois que plusieurs d’entre nous sont étonnés de ces décla-rations émanant d’un homme qui a été dans la politique active depuis plus de quarante ans. Je ne suis pas un visionnaire, loin de là, mais je pense que l’éternelle vigilance est le prix de la sûreté, comme on l’a dit, il y a longtemps. C’est pour avoir oublié cette règle que les grandes nations démocratiques sont maintenant plongées dans la plus terrible guerre dans les annales de l’humanité.

Le problème d’un manuel uniforme d’histoire du Canada peut paraître de peu d’importance aux esprits superficiels, mais, si nous allons au fond des choses, nous réalisons sans difficulté sa nécessité primordiale. Personne ne contestera que les opinions, même les croyances bien assises portant sur les questions nationales et religieuses, prennent presque tou-jours source dans nos écoles et le plus souvent dans l’enseignement de l’histoire.

[...] Le problème d’un manuel uniforme d’histoire du Canada apparaît simple aux plus âgés, à ceux qui ont beaucoup étudié et ont réalisé qu’ils vivent dans un monde nouveau. La plupart d’entre eux ont été amenés à voir les grands avantages qui se produiraient pour les deux

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races et les deux religions, si notre population était imbue de l’idéologie moderne et nord-américaine sur les bonnes relations qui doivent exister entre peuples d’origine et de croyances différents. Ils voient dans un enseignement plus exact de l’histoire du Canada un moyen efficace d’atteindre cet objectif : le manuel de faits essentiels accepté par chaque province tendrait nécessairement à aplanir la route de la bonne entente.

Mais, en réalité, la question est plutôt complexe quand nous avons à considérer que nous sommes loin, dans toutes les parties de ce grand pays, d’avoir mis de côté le vieil esprit de clocher de l’ancien continent. En réalité, quelques-uns parmi nous s’efforcent de reconstituer au pays un des petits royaumes provinciaux qui existaient en France au temps jadis, tandis que d’autres, inconsciemment inspirés par un esprit colonial latent mais invétéré, ne veulent pas réaliser que nous sommes depuis près d’un quart de siècle une nation véritable, et que le rejeton d’un grand arbre est lui-même devenu un chêne majestueux.

Rome ne s’est pas bâtie en un jour. Il n’y a pas à s’étonner que nous ne considérions pas du même œil les problèmes importants au sujet desquels devrait se réaliser l’unité d’opinion chez ceux qui ont droit de réclamer la diversité dans les domaines où non seulement elle peut, mais en réalité doit exister. C’est quand nous avons des distinctions à faire entre les choses au sujet desquelles l’unité devrait exister et les sujets sur lesquels la diversité est permise sans nuire à l’intérêt commun que nous pouvons voir la complexité du problème actuellement soulevé en cette Chambre.

Un homme bien intentionné doit concéder qu’il se produit des heurts d’une certaine gravité entre Canadiens d’origine française et anglaise. La différence de religion et de langue est, bien qu’il ne devrait pas en être ainsi, un champ fertile où les semeurs de discorde travaillent nuit et jour, mais la plupart du temps dans l’ombre. Ils oublient que le fondateur de nos deux religions a dit : « Soyons tous frères », et que sur les armoiries du Commonwealth des nations britanniques nous voyons encore inscrits les mots suivants : « Dieu et mon droit ».

[...] Le premier point que je voudrais prouver au cours de mes remarques est que notre histoire n’est pas écrite comme elle devrait pour ceux qui croient que l’harmonie entre les deux grandes races qui vivent dans ce pays est possible et même très désirable au Canada. J’ai donné un exemple caractéristique de notre histoire du Canada telle qu’elle est enseignée dans les écoles du Québec.

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Les déclarations contradictoires que j’ai citées démontrent claire-ment que cet enseignement ne peut être conforme aux faits et qu’il est donné avec l’intention de remplir la jeunesse de préjugés contre nos compatriotes de langue et de croyance différentes. Cela est anti-canadien, voire anti-chrétien. Le fondateur du christianisme n’a jamais demandé de soulever les hommes les uns contre les autres à cause des divergences de races et de langues.

La seconde proposition que je voudrais prouver c’est que ceux qui ont enseigné notre histoire canadienne dans le but de nous diviser sur les questions de race et de religion ont jusqu’aujourd’hui atteint leurs fins à tel point qu’ils ont compromis la paix à l’intérieur du pays.

C’est en imprégnant les esprits des générations présentes et passées des élèves de nos écoles et de nos collèges d’une histoire du Canada faussée et en interprétant d’une manière encore plus fausse les événements qui se sont passés réellement, que nous en sommes rendus à ce point. Il y a parmi nous des Canadiens de descendance française qui, à l’encontre de l’oiseau du désert qui enfouit sa tête dans le sable mouvant pour ne pas voir le danger, sont consentants à ouvrir les yeux en face d’une situa-tion sérieuse.

Nous pensons que le temps est arrivé, et prions Dieu qu’il ne soit pas trop tard, de mettre fin à une propagande subversive intensifiée par l’état de guerre dans lequel nous sommes plongés depuis maintenant plus de quatre ans ; cette propagande peut nous donner à brève échéance le régime des émeutes et peut-être la guerre civile avant longtemps.

Je ne puis accepter les vues de certains de nos concitoyens haut placés qui prétendent qu’il vaut mieux fermer les yeux sur les activités subversives se produisant dans le secret ou à ciel ouvert, chez ceux qui, animés par la haine de race insidieusement distillée dans les esprits des Canadiens français par un enseignement erroné de l’histoire du Canada, travaillent actuellement à ruiner les institutions gouvernementales.

Je persiste à croire que la grande majorité de mes compatriotes aiment leur pays tel qu’il existe d’après la Constitution et ne désirent pas un chan-gement d’allégeance, mais cette majorité est composée de citoyens paisibles et respectueux des lois et leur seul tort est de ne pas s’occuper des activités de ceux qui, dans l’ombre ou ouvertement, sabotent nos libres institutions. Les vers sont à ronger les racines de l’arbre de nos libertés ; seul l’observa-teur averti peut voir que les feuilles se dessèchent, mais si le propriétaire prudent ne trouve pas sous peu moyen d’enrayer la destruction qui se poursuit sous terre, avant longtemps le tronc tombera sur le sol.

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La fausse philosophie dont on a imprégné l’esprit des Canadiens français par l’enseignement tendancieux de l’histoire du Canada a con-duit nombre d’entre nous à désirer une forme indépendante de gouvernement. N’apercevant que les torts qui lui ont montrés, sous les couleurs les plus vives possibles, les historiens improvisés ou imaginatifs, on semble ne pas voir les avantages que nous a valus notre association avec le gouvernement britannique.

Changer la forme d’un gouvernement n’est pas tâche facile ; aussi, nos séparatistes ont fait appel à toutes les forces qui peuvent le plus attirer les masses : religion, race et cupidité. Le nouvel État serait catholique, français et corporatiste, pour que le travailleur catholique et français puisse devenir maître de ses propres destinées religieuse, sociale ou éco-nomique.

L’histoire nous enseigne que presque toutes les révolutions sont secrètes. Aussi, bien qu’il y eût de nombreuses prédications contre les sociétés secrètes, il y en eût une de fondée vers 1928, avec la bénédiction du clergé catholique canadien-français, sous le nom d’Ordre Jacques-Cartier, et ayant son bureau chef à Ottawa.

Des Canadiens français éminents furent invités à se joindre au mouvement, le but pratique et avoué de la Société n’étant pas une révo-lution, mais tendant à permettre aux Canadiens français d’obtenir leur juste part des emplois dans le service civil. Plus tard, lorsque l’Ordre de Jacques-Cartier décida de se répandre en dehors de la capitale, les acti-vités de l’Ordre devaient être employées à restreindre ce qu’on appelait les placements étrangers dans le commerce local, quand ce commerce n’appartenait pas aux Canadiens français. L’antisémitisme fut aussi appelé à la rescousse pour aider au recrutement des membres.

Finalement, les officiers les plus haut placés donnèrent dans le plus grand secret le mot d’ordre d’envahir le domaine politique et de contrôler les sociétés patriotiques, les gouvernements et les administrations publi-ques de tous genres.

L’appel fut bien accueilli et presque toutes les sociétés Saint-Jean Baptiste, les syndicats catholiques, les commissions scolaires des villes, les conseils municipaux, les chambres de commerce junior sont sous l’in-fluence directe de cette société secrète.

C’est grâce à son organisation occulte que l’Union nationale se hissa au pouvoir en 1936 pour nous donner le gouvernement le plus pauvre et le plus tyrannique que nous ayons connu dans l’histoire de

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notre province ; ce gouvernement essuya une éclatante défaite après trois années d’existence, le peuple ayant ouvert les yeux sur les turpitudes de la campagne de diffamation entreprise contre le Parti libéral par les ennemis de la démocratie.

[...] En 1937, comme aujourd’hui, nous étions dans un pays libre et tout le monde avait droit à ses opinions, mais je suis heureux de dire qu’il n’y a pas un pays dans le monde entier où la religion soit plus libre que dans la province de Québec. La grande majorité de mes compatriotes est entièrement satisfaite des présentes institutions gouvernementales et ne réclame pas de changements.

Ce que nous voulons, c’est la paix et l’harmonie entre nos peuples d’origine différente, et si j’ai cité ces mots, c’est pour démontrer qu’il existe un malaise, non seulement chez les masses en raison de leurs con-naissances erronées de l’histoire du Canada, mais aussi chez les esprits dirigeants pour que nous tenions les yeux ouverts sur les courants sous-marins qui produisent de tels remous à la surface troublée des eaux de notre vie nationale.

En 1944, la situation est passée de mal en pis. Un nombre toujours plus considérable de jeunes gens ont quitté l’école avec cette déformation d’esprit procédant d’un mauvais enseignement de l’histoire du Canada et la propagande secrète a augmenté en intensité.

Sous le régime de l’Union nationale, le premier rejeton politique de l’Ordre de Jacques-Cartier, on adopta en notre province des règlements pour réduire l’enseignement de l’anglais dans nos écoles et aussi une loi pour donner préséance au texte français dans nos statuts, quand la Cons-titution place le français et l’anglais sur un pied d’égalité. Pas un seul Canadien français doué d’un jugement sain n’avait jamais réclamé un tel changement, car nous étions satisfaits que l’esprit de la loi, tel qu’établi par une version ou par l’autre, constituait le meilleur guide pour aider à l’interprétation de loi ; le décret de nos isolationnistes causa une telle commotion dans les centres anglais de notre province que ceux qui l’avaient fait insérer dans les statuts furent contraints de le rappeler eux-mêmes.

Le mouvement contre l’enseignement de l’anglais dans nos écoles primaires avait pris une telle ampleur que les pères de famille s’aperçurent que leurs fils et leurs filles n’enregistraient aucun progrès dans la langue anglaise.

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[...] Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de m’attarder davantage sur le sujet pour convaincre mes honorables collègues qu’un enseignement erroné de l’histoire du Canada dans notre province a déjà fait tout le tort que pouvaient désirer ceux qui favorisent la désunion en ce pays entre peuples d’origines et de langue différentes.

Leur objectif ultime n’est pas uniquement la division du peuple sur les questions de langue et de religion, mais la rupture de la Confédération, l’abandon de l’idéal nord-américain plus humain d’une grande nation composée de peuples de croyances religieuses différentes et d’origines diverses pour revenir au vieux concept européen des petites nations de même religion et d’ascendante raciale identique.

Comme je l’ai démontré, le terrain est assez bien préparé pour une attaque de flanc sur nos institutions politiques. Les travailleurs clandestins ont déjà réussi à détruire le Parti libéral-conservateur québécois, l’ancien groupement des libéraux conservateurs avec les « castors » ou ultramon-tains de la vieille école a rendu cette tâche facile aux leaders de nos fascistes déguisés.

Les déclarations contre la guerre, la démocratie et le libéralisme n’ont pas encore réussi à renverser le Parti libéral de Québec. Nous ne savons pas encore quel effet produiront les efforts des ennemis jurés du libéralisme pour susciter des mécontentements au cours de la guerre.

Le Bloc populaire, dont le leader dans la province de Québec16 est l’un des ex-présidents des Jeunes Canada, maintenant les Jeunes Lauren-tiens, est l’instrument politique bien connu de l’Ordre de Jacques-Cartier ; il se pourrait qu’au dernier moment, si les amants de la liberté n’ouvrent pas les yeux en temps utile, ils verront jusqu’à quel point les activités souterraines ont miné nos institutions libres.

Certains me blâmeront publiquement d’avoir fait connaître mes vues sur l’histoire du Canada, telle qu’enseignée dans nos écoles du Québec, et spécialement d’avoir dévoilé ce qui se passe chez nos classes dirigeantes et populaires au sujet de la situation politique en levant le rideau où les acteurs s’exercent à répéter ce que plusieurs pensent devoir être une comédie, mais qui, dans mon opinion, peut bien aboutir à une tragédie nationale. [...]

16. André Laurendeau.

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André Laurendeau (1912-1968)

La brève carrière politique de Laurendeau (1944 à 1947) est inspirée et guidée par son ancien professeur d’histoire, Lionel Groulx. Après avoir combattu la conscrip-tion au sein de la Ligue pour la défense du Canada, il est choisi chef de l’aile québécoise du Bloc populaire canadien en 1944 et il se fait élire à Québec ainsi que trois autres bloquistes.

En septembre 1947, il abandonne la politique active et il entre au journal Le Devoir, dont il deviendra le rédacteur en chef en 1958. De 1963 jusqu’à sa mort en 1968, il copréside la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le bicultura-lisme.

*

Selon René Chaloult, son voisin de banquette à l’Assemblée, le premier discours de Laurendeau fit une forte impression sur les parlementaires, même sur les plus che-vronnés comme Godbout et Duplessis :

André Laurendeau se lève en Chambre pour y prononcer son premier discours. Subitement, cette enceinte bruyante devient silencieuse. Les députés se tournent vers le chef du Bloc populaire. Il est très jeune, distant et peu apprécié dans ce milieu. Le chef de l’opposi-tion, Adélard Godbout, est très attentif, tandis que le premier ministre, Maurice Duplessis, visiblement nerveux, feint de lire un journal, mais ne perd pas une parole de l’orateur... Jamais on n’avait entendu à l’Assemblée québécoise un discours aussi convaincant et aussi bien structuré sur la question du jour, l’autonomie de notre État. Duplessis, c’était visible, n’en revenait pas. Il en avait sûrement assez d’écouter avec attention sans le paraître et pendant près d’une heure, un député qui avait osé le combattre et qui exposait mieux que lui son sujet de choix. Quant à Adélard Godbout, il fut conquis sans délais.

« ... comme un état qui DéfenD sa vie »

14 février 1945

Je tiens à faire connaître immédiatement ma position en cette Chambre comme chef provincial du Bloc. Nous avons été, nous sommes et resterons parfaitement indépendants. Nous ne sommes

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pas ni ne serons liés à aucun groupe. Nous entendons demeurer entière-ment distincts. Nous l’avons promis au cours de l’élection et nous le réaffirmons aujourd’hui que nous sommes élus. Bien entendu, nous ne sommes pas des ministériels, nous siégeons comme un groupe parfaite-ment à part dans l’opposition.

[...] Comme un écrivain américain, je fais la différence entre le politicien et l’homme d’État. J’ai l’intention de remplir ma tâche en gardant inscrit dans ma mémoire les mots suivants : « Les députés doivent prendre leur travail au sérieux, car le politicien est celui qui pense à la prochaine élection et l’homme d’État est celui qui pense à la génération future. » Et c’est dans cet esprit que nous voulons accomplir notre mandat. Nous avons l’intention de penser au présent, à l’avenir et d’assurer l’avenir !

[...] Toutefois, tout le monde paraît oublier que personne n’a eu la majorité absolue aux dernières élections. Pourquoi ? Parce qu’il s’est produit dans la province un phénomène nouveau et unique dans notre histoire politique : 200 000 électeurs du Québec se sont déclarés insatis-faits des partis traditionnels, des deux vieux partis, parce qu’ils n’ont pas rempli leur devoir. Ils s’en sont détournés et ont voté pour un parti jeune. Le peuple a cherché ailleurs et est allé du côté du Bloc populaire canadien, dont on disait qu’il fomentait une révolution et dont la politique, en dépit des accusations proférées, n’offre rien de révolutionnaire.

Je ferai remarquer que, depuis les dernières élections, nous sommes ici, en effet, et il n’y a ni révolution, ni guerre civile. Cela surprendra peut-être certains prophètes de malheur. Cela montre qu’on a porté des accusations injustes. Les électeurs ont fait confiance au Bloc populaire. Nous voulons faire de la politique dans l’ordre, nous voulons présenter des revendications sociales déterminées ; nous voulons la justice, mais dans l’ordre.

Ces 200 000 électeurs se sont déclarés insatisfaits de la conduite de ses gouvernements. Des braves gens de chez nous, pas des révolution-naires, mais des ouvriers, des cultivateurs, des gens de la classe moyenne, toutes gens dont la voix n’est pas suffisamment exprimée ! 200 000 insa-tisfaits à cause des excès de l’effort de guerre et de l’appui que la majorité a servilement donné au gouvernement d’Ottawa et du manque de fermeté de l’opposition. Je suis fort heureux d’être venu siéger à côté du député de Québec-Comté17, qui a fait seul ici une belle lutte, et qui, pendant cinq ans, a eu le courage s’élever seul contre une députation hostile et de faire entendre la voix du Québec.

17. René Chaloult, député nationaliste indépendant.

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200 000 insatisfaits de la dictature économique qui n’a pas été ramenée à la raison qui continue d’asservir la province et à laquelle aucun des vieux partis ne s’est sérieusement attaqués ! Ils ne sont pas contents de voir encore les trusts aux positions de commande. Insatisfaits également des conséquences de cet effort de guerre excessif, des taudis qui désho-norent nos villes, des salaires antifamiliaux, d’une politique agricole dominée par les trusts qui en 30 ans a vidé les campagnes, du fait que les fils de cultivateurs n’ont pas été mis en moyen de rester sur la terre, de la petite propriété surtaxée ! Insatisfaits enfin du régime même des vieux partis qu’ils ont essayés à tour de rôle, qu’ils ont connus, dont ils ont appris l’impuissance et qui ne leur inspirent plus confiance.

C’est là vraiment un fait nouveau et unique. Même ceux qui ne partagent pas nos idées doivent le reconnaître comme on reconnaît un fait et s’apercevoir qu’il y a quelque chose de changé au pays de Québec. Que veulent-ils, ces 200 000 électeurs dont nous exprimons la voix ? Que nous ont-ils chargé de proclamer ici ? Car nous arrivons dans cette Légis-lature porteurs d’un message, le message de toutes ces voix non entendues, de toutes ces voix modestes étouffées dans le passé. Que veulent-ils ? Les électeurs ont réclamé une politique conforme aux désirs, aux besoins et aux intérêts de la majorité dans la province. Ils veulent une politique organisée expressément pour eux, en fonction d’eux – non en fonction de l’Empire, non en fonction des trusts, non en fonction des intérêts de parti !

Une politique pour eux qui sont le peuple et qui veulent autre chose que des miettes tomées de la table des tout-puissants ! Une politique pour eux qui sont la majorité et qui protestent contre une politique faite en fonction d’une minorité d’exploiteurs qui les dominent encore. Ils veulent une politique qui ne soit pas seulement proclamée, mais mise en action ; ils veulent une politique qui favorise les familles nombreuses, eux qui sont des pères de famille, à la tête de cette petite communauté qu’est la famille, la grande sacrifiée de notre siècle, parce que le Québec est le pays des familles nombreuses. Enfin, ce que ces 200 000 électeurs veulent, c’est trouver dans la seule Législature française d’Amérique qui réclame une place au soleil, sans hostilité contre quiconque, mais sans faiblesse, une politique conforme à leurs intérêts.

Dans ce but, une seule chose est nécessaire et urgente par-dessus tout. Cette chose, cet instrument, c’est la souveraineté intérieure absolue de l’État français du Québec, dans toutes les questions qui relèvent de sa juridiction, de ses finances et des droits qui lui sont reconnus. C’est-à-dire un véritable État où nous sommes la majorité. Le fait que nous ayons

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une Législature démontre qu’on a le droit d’exiger cela et doit nous permettre de doter la population d’une politique conforme à ses besoins, à ses aspirations. Par ce seul moyen, nous doterons la province de la politique qu’elle exige.

Dans un pays comme le Canada, où tout est divers : les régions économiques, les habitudes de vie, les intérêts, la culture, jusqu’à la reli-gion, j’estime que cette décentralisation, cette séparation est absolument nécessaire. Il ne s’agit pas non plus, dans nos relations avec Ottawa, de parler fort et de façon agressive. Québec est en effet un État où, quant au sujet de sa compétence, la législature locale est suprême et a la même autorité que le Parlement impérial.

Nous sommes ici des législateurs à l’intérieur d’un État qui peut, dans les sujets de sa compétence, traiter d’égal à égal avec Ottawa. Qui parle ainsi Les Laurentides18 ? Une feuille séparatiste ? Non, c’est le comité judiciaire du Conseil privé, soit la plus haute autorité juridique du Com-monwealth. Ce n’est pas faire preuve d’intolérance ou de séparatisme ; c’est revendiquer un droit strict.

Pourquoi cet État québécois ? Il convient de défendre ardemment cet État québécois qui vient de bien loin et auquel, après un siècle et demi de luttes, on doit être profondément attaché. Rappelons-nous des origines de l’État québécois, les luttes que nous avons livrées pour avoir ce que nous avons. Ce sont les premiers colons français qui nous ont apporté la semence et les premiers germes de cet État français du Québec. Puis, en 1760 est arrivée la conquête, une rupture d’avec le système français, nous étions forcés de prendre conscience de nous-mêmes et nous revendiquions le droit de parler notre langue et de pratiquer notre religion.

Nous pouvions alors opter : être ou ne pas être. En notre nom, nos ancêtres ont choisi d’être. Ils ont sauvé notre existence et assuré notre épanouissement futur, parce que déjà ils sentaient que nous sommes un peuple, une nation avec ses habitudes, ses besoins propres, sa conception de la vie. Ce fut la lutte admirable du petit paysan pour se faire recon-naître comme entité à l’intérieur du vaste Empire anglo-protestant. Puis, en 1774, nous devenions la province de Québec ; nous sommes admis dans l’Empire avec notre religion, nos lois et nos coutumes.

En 1791, le parlement de Westminster va doter ses colonies nord-américaines d’institutions parlementaires. Nous sommes maîtres de nos

18. Au cours des années 1940, l’abbé Lionel Groulx met sur pied les Jeunesses Lauren-tiennes qui propagent sa vision nationaliste.

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destinées et ce que nous avons conquis par des luttes aussi longues, nous devons le conserver, y tenir et le défendre avec opiniâtreté. Le Haut et le Bas-Canada seront-ils unifiés ? Allons-nous constituer ensemble un seul État ou les Canadiens posséderont-ils à l’intérieur du système colonial des institutions parlementaires à eux ? Chose étrange, les deux thèses s’affrontent à Westminster, chacune trouve son porte-parole. Je n’avais pas l’intention de vous citer ces vieux textes, mais en entendant hier certains appels à l’unité et à la tolérance du chef de l’opposition, j’y ai reconnu certaines affirmations faites à Londres, il y a plus de 150 ans, et j’ai compris une fois de plus qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Voici ce que disait Fox19 en faveur de l’unification :

On a prétendu que par ce moyen-là – constitution de deux États – on pourrait séparer les habitants anglais et français. Mais cela est-il désirable ? Ne devrait-on pas plutôt l’éviter ? Cela est-il conforme à la convenance politique ? Ce qui serait plutôt à souhaiter, ce serait que les habitants anglais et français du Canada s’unissent et se combinent comme en un seul corps et que les distinctions nationales puissent disparaître pour toujours.

Mais les Canadiens se défendent auprès du premier ministre Pitt20 et font pencher la balance de leur côté et Québec devient le siège du premier Parlement français d’Amérique. La lutte continue. En 1840, nous subissons un recul momentané, mais de nouveaux combats s’enga-gent qui aboutissent à 1867.

Ici, encore la même question s’est posée. Le nouvel État serait-il unifié ou fédératif ? Les Canadiens français ont dit non. Ce sont les Canadiens français qui ont fait valoir le point de vue qu’il devait y avoir une Confédération et non pas une union législative. Ce furent eux qui l’emportèrent.

Cent ans après Fox et Pitt, dans des circonstances différentes, nous nous affirmions avec la même conscience et nous remportions la victoire après un siècle de luttes pour gagner nos prérogatives.

Interprétant l’Acte de l’Amérique britannique du Nord, lord Watson pouvait écrire au nom du comité judiciaire du Conseil privé :

19. Secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle et généralement favorable aux colonies et à la Révolution française. Il passe aussi pour un des grands orateurs de l’histoire britannique.

20. William Pitt (dit le Second Pitt), premier ministre britannique durant les guerres napoléoniennes et adversaire de Fox, qui passe pour un des plus grands orateurs du parlementarisme britannique.

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L’Acte de 1867 ne fusionne pas les provinces et ne subordonne pas les gouvernements provinciaux à l’autorité centrale... Chaque province conser-vant son indépendance et son autonomie. Quant aux sujets spécialement réservés aux provinces par l’article 91, la Législature de chacune demeure aussi souveraine qu’avant l’Acte de l’Amérique britannique du Nord.

Voici maintenant un autre témoignage, celui de lord Haldane en 1919 (Manitoba Initiative and Referendum Act) :

De par l’Acte de 1867, chaque province devait conserver son indépendance et son autonomie et être placée directement sous la couronne. Son Parle-ment, dans les limites de sa juridiction [...] devait être souverain et posséder les mêmes pouvoirs qu’avait le Parlement impérial avant de les lui passer.

Bref, la province de Québec possède en fait la souveraineté inté-rieure. Nous devons combattre quiconque veut lui porter atteinte et diminuer ce pouvoir. Le chef de l’opposition21 a dénoncé, hier, ceux qui parlent du gouvernement fédéral comme d’un État ennemi.

Dans le passé, on a fait des efforts énormes pour diminuer notre État français. Par la centralisation, le gouvernement fédéral a tenté de s’installer chez nous et nous avons combattu pour l’en empêcher. Malgré toutes ces luttes, le Québec est resté maître chez lui. Il ne s’agit pas de considérer Ottawa comme un État ennemi, mais comme un État à qui l’on parle d’égal à égal. L’État du Québec, dans les domaines qui relèvent de sa compétence, est un État souverain qui n’est pas inférieur à celui d’Ottawa et qui peut et doit traiter avec lui.

Tout cela serait-il périmé ? Faudrait-il l’écarter d’un geste dédai-gneux, sous prétexte qu’il s’agit de notre maître le passé... fût-il démocratique ? Non, car si cette souveraineté de l’État québécois est quelque chose d’essentiel, c’est aussi la seule façon pour nous de doter Québec de la politique nécessaire à ses aspirations, à ses besoins, à ses intérêts, parce que c’est le seul moyen de doter Québec d’une véritable politique sociale, familiale et nationale que le monde moderne et notre situation particulièrement rendent aujourd’hui nécessaire.

Dans une certaine mesure, notre maître doit être le passé. Nous désirons rester maîtres de nous-mêmes, garder les clefs de la demeure, de l’édifice. Cette question peut paraître abstraite à un observateur superficiel. En fait, elle est liée à toutes les réalités concrètes de l’existence, au problème du pain quotidien.

21. Adélard Godbout, chef du Parti libéral.

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S’il ne m’est possible d’en parler sans une certaine émotion, c’est que cette souveraineté est aujourd’hui mise en péril ! Quiconque veut vivre ne doit jamais cesser de lutter. Le dur combat s’impose plus que jamais en face des empiétements successifs et réitérés d’Ottawa.

Les offensives centralisatrices d’Ottawa ont commencé à peu près tout de suite. Les partisans déçus de l’union législative essayaient de rattraper le terrain perdu. À cela s’ajoutait la vieille thèse assimilatrice des bureaucrates et des jingos dont nos pères avaient jadis subi les assauts. Nos juristes se sont défendus et le Conseil privé leur a donné raison.

Mais les centralisateurs ne sont pas abattus et ce qu’ils n’ont pas pu prendre d’un coup, ils tentèrent de le grignoter. Depuis 1917, on a assisté à une offensive centralisatrice d’Ottawa, qui nous a enlevé plusieurs pouvoirs et prérogatives et sapé la base de notre souveraineté. L’État central fit subir aux provinces des assauts répétés.

[...] Tout cela constitue une série d’essais d’empiétements pour réduire les pouvoirs de l’État provincial et qui tendent à lui enlever son arme, son moyen de se défendre, d’organiser sa propre vie, de donner à ses enfants la politique dont ils ont besoin.

Dans son offensive, Ottawa emploie plusieurs méthodes. Il y a d’abord le mode régulier par gradation : Ottawa demande aux provinces la permission de faire enregistrer par Londres un amendement constitu-tionnel et les provinces obtempèrent. En suivant le mode des amendements constitutionnels tels que les cessions de pouvoirs en vertu d’entente conclues entre l’État provincial et l’État central, comme pour l’assurance-chômage, on a enlevé à la province un droit absolument essentiel.

Remarquons ici que, dans notre province, l’ancien premier ministre a cédé ce droit après avoir consulté son exécutif et sur un simple échange de lettres. Il a sans doute estimé qu’il ne valait pas la peine de consulter la Législature !

En deuxième lieu, Ottawa, empiète brutalement sur notre domaine, sans avoir seulement consulté les provinces, comme dans le cas de l’impôt sur le revenu au sujet duquel sir Thomas White, le ministre des Finances de l’époque, avait dit, en 1917, que seul l’impôt direct était réservé aux provinces et que c’étaient les besoins dont on doit tenir compte en temps de guerre qui l’incitaient à instaurer un impôt sur le revenu.

En 1935, M. Bennett22 fit voter avant les élections toute une série de lois sociales qui furent plus tard déclarées ultra vires. Chose curieuse,

22. Richard Bedford Bennet, premier ministre du Canada de 1930 à 1935.

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ce n’est pas à la suite d’un acte des Législatures que cette législation fut contestée, mais pour des raisons politiques : M. King23 avait promis que, si le peuple le portait au pouvoir, il demanderait l’opinion de la Cour suprême sur la constitutionnalité de ces lois.

Soit dit en passant, M. King et les libéraux prononcèrent à cette occasion de magnifiques plaidoyers en faveur des souverainetés provin-ciales et ils défendirent l’autonomie avec une ardeur qui s’est malheureusement beaucoup refroidie depuis.

En troisième lieu, la méthode la plus dangereuse, c’est celle des octrois. C’est la méthode la plus sournoise, parce qu’elle consiste en somme à nous acheter. Ottawa s’avance à pas de loup, en s’ingérant dans les droits des provinces d’une façon insidieuse, comme un bon prince qui vient distribuer des faveurs et de l’argent. Il nous dit : vous aurez tant de millions, pourvu que vous passiez à Québec une loi de mon goût. C’est ce qui a été fait dans la loi concernant les pensions de vieillesse et toutes les lois de cette nature qui constituent une pression formidable sur les ministères.

[...] L’autonomie est mise en danger par tous les partis fédéraux. Seuls les créditistes fédéraux ont défendu l’autonomie des provinces et ont inscrit la décentralisation dans leur programme. Comme autre exemple de centralisation, j’attire aussi l’attention sur la portée de deux nouvelles mesures fédérales, la création du ministère du Bien-être national et la création du ministère de la Reconstruction. Ce sont deux domaines où les provinces sont souveraines et ces ministères nouveaux constituent une menace pour nous.

Si un homme qui ne s’intéresse pas aux questions constitutionnelles m’interrompt et me dit : ce que je veux, ce ne sont pas des textes de loi, mais du pain, je lui réponds : il s’agit précisément de votre pain quotidien, il s’agit de lois dont les conséquences se traduisent par des piastres et des cents. Il s’agit d’un instrument qui nous permettra de mieux défendre nos intérêts et notre idéal de vie.

Mais tout cela en somme, c’est normal. Que le fédéral ait tenté d’empiéter ainsi sur nos droits, cela se comprend. Ce qui se comprend moins, c’est que les provinces ne se soient pas défendues. La souveraineté, menacée à l’extérieur par des empiétements fédéraux, l’est plus gravement encore à l’intérieur par l’inertie des provinces.

23. William Lyon Mackenzie King, dixième premier ministre du Canada, de 1921 à 1930 et de 1935 à 1948.

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Dans le passé, nos administrations provinciales ont défendu notre souveraineté et notre autonomie sur le plan théorique. Certes, je ne sous-estime pas les luttes que les divers États provinciaux ont menées dans le Québec, en particulier sous le régime Taschereau et sous le régime Duplessis.

Mais, je constate que, sur ce plan, la réaction vitale du gouverne-ment de défense de notre souveraineté a paru considérablement s’affaiblir dans la province de Québec sous la dernière administration Godbout, qui a cédé les droits dans le domaine de l’assurance-chômage et dont le représentant s’est montré d’une faiblesse extrême à la Confé-rence fédérale-provinciale de 1941.

Le chef de l’opposition défendait l’autonomie provinciale dans les mots et non pas dans les réalités, comme son maître, M. King, qui donne aux nationalistes des mots et aux impérialistes la chose. Mais même quand les provinces se défendaient, elles le faisaient sur le terrain légal, en avo-cats, et surtout négativement. Car l’État québécois trahissait à l’intérieur ce qu’il défendait à l’extérieur. Les vieux partis n’ont pas défendu comme il convenait nos droits les plus sacrés.

Aucune des administrations provinciales n’a donné dans le passé la grande législation sociale et économique rendue nécessaire par notre époque et nos besoins spécifiques. Elles ont tout le temps attendu qu’Ot-tawa intervienne dans son champ d’action pour ensuite protester, parfois vainement, presque toujours trop tard.

L’autonomie provinciale, c’est en effet devenu de la protestation, c’est devenu une arme pour combattre le parti fédéral au pouvoir et pour faire de la petite et mesquine politique où des partis ennemis s’amusent à se créer de difficultés les uns aux autres et qui a servi aux administrations du Québec pour combattre le parti au pouvoir à Ottawa : M. Taschereau vs M. Bennett, M. Duplessis vs M. King.

Si nous revendiquons la faculté d’être maître chez soi, c’est pour être mieux traité. Les appels à l’autonomie qui ne sont que des tirades ne nous apportent rien. On s’est toujours arrangé pour faire croire au peuple que l’autonomie, c’est une noix vide. Je le répète. On n’a pas donné au Québec la grande législation familiale à laquelle nos familles aspiraient en vain.

Parcourez l’histoire des dernières années : c’est une succession lamentable de retards. L’État du Québec intervient toujours après l’État fédéral, qu’il s’agisse de pensions aux vieillards, de l’assurance-chômage, des allocations familiales, du problème de la santé, de celui des trusts.

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Le jour où le peuple aurait à choisir entre le principe de l’autonomie et la grande législation sociale qui lui apporterait des avantages matériels, il lui faudrait une somme de courage et de clairvoyance bien plus grande que celle manifestée par ses chefs pour choisir, en dépit de tout, l’auto-nomie, et repousser un avantage immédiat dans le dessein de sauver l’avenir.

Je dresse donc un acte d’accusation contre tous ces gouvernements passés qui prétendaient servir l’autonomie provinciale et qui, en fait, la desservaient en ne l’utilisant pas. Cela qui était vrai hier l’est bien davan-tage aujourd’hui, car c’est l’époque des grandes interventions de l’État.

Que cela plaise ou non, la situation faite à l’homme dans le monde moderne exige des interventions de plus en plus nombreuses du pouvoir politique. Qui devait intervenir chez nous ? Qui devait modeler notre vie ? Était-ce un État où nous sommes en majorité ? Était-ce un État où nous étions fatalement réduits au rôle de minorité ?

Ce devait être Québec. Trop souvent, ce fut Ottawa qui prit le devant dans ces domaines. La cloche d’alarme avait souvent sonné. Le peuple sentait depuis longtemps la nécessité de ces allocations, mais le gouvernement de Québec n’a pas bougé. Les pensions de vieillesse, les allocations familiales sont de grandes lois. Ceux qui ne nous les ont pas données sont responsables des empiétements d’Ottawa.

Chez nous, la désertion des campagnes, les salaires antifamiliaux, les taudis, la domination des trusts, tout appelait d’opportunes et sages interventions. Des économistes, des sociologues, des moralistes en éta-blissaient à la fois l’urgence et les bornes. Ottawa lui-même, par ses empiétements, aurait dû secouer notre léthargie. Mais non.

L’État québécois dormait. Le gouvernement de l’Union nationale croyait avoir accompli des merveilles en nous dotant des allocations aux mères nécessiteuses et du crédit agricole. Mais quant aux interventions vraiment radicales, les administrations se défendaient de ne pouvoir nous les donner en nous répondant :

« Pas d’argent. » Pas d’argent dans le Québec ! Et la guerre ? Et notre contribution à l’effort de guerre ? Et les centaines de millions d’im-pôts que le pouvoir central vient chercher chez nous ? Et les milliards versés aux emprunts ? Et nos ressources naturelles exploitées par les grands trusts ? On réplique : tout cela est très bien, mais cet argent s’en va à Ottawa. Le grand malheur de la répartition des pouvoirs et ce qui manque à l’État québécois, ce sont les pouvoirs de taxation.

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Québec a le pouvoir de légiférer dans le domaine social, mais nous n’avons pas juridiction suffisante pour taxer, pour obtenir les fonds néces-saires à l’application des législations que nous jugeons essentielles. C’est Ottawa qui possède actuellement les ressources financières qui permet-traient de réaliser cette législation. Québec a le pouvoir. Ottawa a l’argent et nous parvenons ainsi au cœur du problème.

Les juristes peuvent discuter à perte de vue sur l’interprétation de la lettre de la Constitution, mais l’esprit de la Constitution est clair et déterminant. Si Ottawa s’empare de tous les impôts tant directs qu’in-directs, alors il devient impossible aux provinces d’exercer aucun de leurs droits.

C’est là le cas limite et la preuve par l’absurde. Si la Constitution a donné aux provinces le pouvoir de faire de la législation sociale, son intention était assurément de leur donner les moyens de le faire sans quoi la Confédération serait un marché de dupes. C’est bien ce que recon-naissait implicitement sir Thomas White dans le texte cité plus haut. Son raisonnement implique que le fédéral, en période normale, n’a pas le droit d’épuiser la matière imposable.

Québec n’a pas d’argent, nous disaient les vieilles administrations inertes. Je le crois ! C’est que presque tout l’argent du Québec s’en va sous forme d’impôts à Ottawa. L’invraisemblable, c’est qu’une fois la guerre de 1914-1918 terminée, les provinces n’aient pas fait tout en leur pouvoir pour reprendre l’impôt direct, l’impôt sur le revenu, que venait de leur arracher Ottawa pour subvenir aux dépenses de guerre. Pourquoi la province n’a pas exigé le retour de son pouvoir de taxation cédé en 1917 ? Les lois sociales doivent être faites par Québec et, conséquemment, Québec doit avoir les moyens de payer.

Notre conduite dans le passé nous a réduits à l’impuissance par les empiétements d’Ottawa, par tout ce que nous n’avons pas su accomplir en temps utile, parce que les administrations passées n’ont pas fait leur devoir pour récupérer les pouvoirs de taxation et établir une politique sociale et familiale. Québec aurait dû lutter à fond, pied par pied, comme un État qui défend sa vie, l’intérêt de ses commettants, et qui le sait. Dans ce problème de la répartition des impôts de notre argent qui va plutôt à Ottawa qu’à Québec, ce qui permet à Ottawa d’avoir l’air de nous faire des libéralités avec nos propres deniers, dans ce problème réside vraiment le fond de la question. Il met en cause la survie de l’État du Québec. [...]

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Troisième ParTie

les imPaTiences (1960 à aujourD’hui)

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pierre bourgault (1934-2003)

Même s’il ne dirige l’éphémère Rassemblement pour l’indépendance nationale que de 1964 à sa dissolution en 1968 et qu’il ne réussit pas à se faire élire aux élections de 1966 et de 1970, Bourgault s’est imposé comme un des grands orateurs politiques de sa génération. Son passage au Parti québécois, en faveur duquel il avait sabordé le RIN, est considérablement compliqué par l’animosité de René Lévesque à son égard, ce qui contribue à le marginaliser et l’amène à abandonner l’action politique en 1973.

En 1994, invité par le nouveau premier ministre Jacques Parizeau à agir comme son « conseiller spécial en communications », il est remercié peu de temps après pour avoir dénoncé l’opposition quasi unanime des Québécois non francophones à l’indé-pendance. Il consacre les dernières années de sa vie à l’enseignement des communications et au journalisme écrit et radiophonique.

*

À tout le moins au début de sa carrière, Bourgault, qui donne l’impression d’improviser aisément, passe en réalité plusieurs jours à préparer ses discours et à les répéter, comme le comédien qu’il rêve de devenir dans sa jeunesse. Après la disparition du R.I.N., il fonde une « école d’art oratoire », qui ferme cependant bientôt ses portes.

« nous sommes la révolution »

Décembre 1961, Fraternité des policiers de Montréal

Le R.I.N. est un mouvement de libération nationale et non pas, comme certains sont trop portés à le croire, une vaste organisa-tion de chantage propre à nous obtenir des chèques bilingues,

un hymne national ou un drapeau distinctif.

Qu’on n’aille surtout pas imaginer que nous demandons le tout, certains par ce procédé d’obtenir au moins des miettes. Si nous voulons

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Les Grands discours de L’histoire du Québec286

le tout, si nous voulons l’indépendance, c’est qu’elle nous est indispensable et notre lutte continuera jusqu’à ce que nous l’ayons obtenue.

Nous ne sommes pas là pour revendiquer quoi que ce soit, ou pour donner une dernière chance à la Confédération. Elle est foutue votre Confédération, et vous auriez grand tort de croire que vous puissiez la ressusciter par des sourires et des courbettes.

Comprenez-moi bien. C’est l’indépendance que nous voulons, rien de moins, et nous l’aurons.

J’ai encore à dire à nos adversaires que la flatterie ne les mènera nulle part. Nous sommes conscients de nos qualités et de nos défauts, et nous avons surtout fini de nous comparer au Canada anglais. C’est au reste du monde que nous nous comparons aujourd’hui, et nous avons assez d’honnêteté pour nous avouer que le tableau n’est pas brillant.

Lorsque, dans un long éditorial, la Gazette de Montréal a le culot d’affirmer que le Canada français est trop grand pour se limiter à la seule province de Québec, nous serions bien tentés de répondre par le mot de Cambronne, mais nous nous retenons. Car peut-être faudrait-il le traduire en anglais pour être compris, et dans la langue de Shakespeare, ça fait vraiment vulgaire.

Quand la Gazette nous parle de la mission du Canada français en Amérique, il y a de quoi s’inquiéter.

Depuis au-delà d’un siècle, on nous endort sous le poids de notre vanité. On nous dit :

Débarrassons-nous de notre complexe d’infériorité. Nous sommes aussi bons sinon meilleurs que les Anglos-Canadiens. Bien sûr ils contrôlent l’économie du Canada, mais notre culture est plus forte que la leur. Ils ont l’argent mais nous avons le théâtre, la peinture et la littérature ! Ils ont le corps mais nous avons l’esprit !

Et nous, comme des paons, nous faisons la roue.

Non, mais vous vous rendez compte ! Quelle triste aberration a pu, pendant cents ans, nous asservir à ce fallacieux petit énoncé ?

Cette éternelle comparaison entre Canada anglais et Canada français a fait plus pour nous garder dans notre médiocrité que les lois les plus iniques et la mauvaise foi la plus évidente.

Bien sûr que nous avons tout l’esprit du Canda, mais cela ne nous suffit plus. Nous savons trop des grands mots et de la littérature.

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troisième Partie – Les imPatiences (1960 à aujourd’hui) 287

Nous écrivons des pièces de théâtre ? À la bonne heure ! Mais nous voulons aussi des salles de spectacle pour jouer nos pièces et de l’argent pour payer nos directeurs, nos comédiens, nos artistes.

Nous avons le meilleur système d’éducation au monde ? Évidem-ment. Au pays du Québec, cela va de soi. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais nos savants doivent quémander et faire du porte en porte pour obtenir le minimum qu’il faut pour acheter les quel-ques instruments essentiels à leur travail. 99 % de l’argent consacré à la recherche scientifique au Canada est dépensé au Canada anglais. 1 % pour les parias que nous sommes. Et nous nous plaignons lorsque nos meilleures intelligences prennent le chemin de l’exil.

Cessons donc de nous comparer au Canda anglais. Cela n’a toujours réussi qu’à excuser notre paresse et nos démissions collectives.

Depuis cent ans que nous sommes courbés sous le poids de notre vanité. Pas surprenant que nous rampions si bas !

Mais nous commençons à comprendre. Nous avons du moins bien compris cette petite chose toute simple : qu’aucune culture valable ne peut s’épanouir chez un peuple économiquement et politiquement asservi. Nous avons compris l’interdépendance de ces facteurs de vie.

La culture canadienne-française sera et grandira lorsqu’elle pourra appuyer ses réalisations sur une relative indépendance économique et sur la politique libre d’un État souverain.

Cette liberté économique et politique nous est niée par la Consti-tution canadienne. Il faudrait être bien naïf pour croire qu’il en serait jamais autrement.

Je mets en garde ici ceux qui voudraient me faire dire que j’expose l’indépendance du Québec comme une fin en soi, comme une solution à tous nos problèmes.

Depuis un an, dans toutes les occasions, nous disons exactement le contraire. Mais je le répète pour tous ceux qui refusent de nous entendre. L’indépendance n’est pas pour nous une fin en soi, elle est un moyen, un instrument, rien de plus. Après l’indépendance, nous retrouverons les mêmes problèmes qui sont ceux du Canada français aujourd’hui, mais alors nous aurons les moyens de les attaquer de front et d’essayer de les solutionner. Et surtout, ah ! oui, surtout, nous aurons les moyens de les solutionner nous-mêmes, dans le sens de notre esprit et de notre volonté !

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L’indépendance n’est qu’un instrument, mais instrument essen-tiel.

Mais revenons donc au début de cet article et répétons à nos adver-saires que la flatterie ne les mènera nulle part. Vous pouvez bien, messieurs, nous encenser et nous faire des compliments ; nous dire que nous sommes cultivés, et gentils, beaux et fins, aimables et agréables à vivre ; que nos enfants sont plus beaux que les vôtres et que l’Oratoire Saint-Joseph est un chef-d’œuvre, mais sachez qu’enfin nous avons désappris la vanité. Nous savons qu’il en est tout autrement et nous savons ce que ces cris d’admiration veulent dire : on en pousse de semblables devant les objets de musée.

Non, messieurs, nous ne sommes ni plus beaux ni plus laids que les autres, votre culture vaut bien la nôtre (enfin c’est ce que nous dit M. Scott Symons1) ; nous avons beaucoup à apprendre et aussi un peu à donner, mais nous sommes quand même différents de ce que nous étions hier.

Et là réside notre seule force. Autrefois, souvenez-vous, il vous fallait baisser les yeux pour voir ce pauvre peuple ramper. Mais aujourd’hui nous sommes debout et c’est droit dans les yeux que nous vous regar-dons.

Il ne faudrait pas croire non plus, messieurs du Canada, que, parce que de tempérament latin, nous sommes plus sentimentaux que néces-saire.

Lorsque vous nous dites que la sécession du Québec serait la mort du Canada, cela nous rappelle sans doute quelques souvenirs, dans l’état de béatitude où nous étions lorsqu’il était en pleine santé mais ne vous étonnez pas trop si aujourd’hui nous avons la larme moins facile qu’autre-fois.

Voyez-vous, ce que vous nous dites est peut-être vrai, mais notre réaction en est une bien anglaise : so what ?

En effet, si le Canada ne vit que par le Canada français, si nous ne pouvons l’amputer d’un seul de ses membres sans le précipiter soudain dans l’agonie, c’est qu’il n’a pas sans doute toutes les vertus qu’on lui prête.

Si le Canada ne peut vivre par lui-même sans le Canada français, cela ne prouve qu’une chose : c’est que nous aurions bien tort de continuer

1. Écrivain canadien (1933-2009), auteur de Place d’Armes et de Civic Square.

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une association qui nous forcerait à traîner après nous une nation mori-bonde.

Non vraiment. Nous avons trop de problèmes à régler nous-mêmes ; nous ne saurions nous embarrasser d’un tel poids.

Cela est bien dommage évidemment. Mais nous croyons que si le Canada avait réclamé son indépendance plus tôt, peut-être ne serait-il pas dans le triste état où nous le voyons aujourd’hui. Il ne faut quand même pas désespérer. Qui sait ? Une fois son indépendance acquise, le Québec prêtera peut-être au Canada, pour l’aider à survivre, un peu de l’énergie qu’il aura déployée pour conquérir sa liberté.

Je sens que j’accorde peut-être trop de temps à répondre à tous ces bons messieurs de la cause confédérale. Pourtant, je voudrais encore leur servir un petit avertissement, en toute amitié.

C’est que devant l’ampleur que prend notre mouvement, ce qui, à ce qu’il semble, n’a pas l’air de les réjouir, il ne faudrait quand même pas qu’ils perdent la tête.

Nous comprenons très bien leur excitation présente, mais nous souhaitons fort qu’ils en restent là. Nous leur recommandons donc de ne pas s’affoler et de rester calmes comme nous l’avons toujours été et comme nous prétendons le rester. Qu’ils ne s’inquiètent pas, nous n’allons quand même pas donner McGill aux Jésuites.

Nous leur conseillons aussi, pour qu’ils évitent d’accumuler trop d’amertume, qu’ils se réunissent à plusieurs, entre amis, et qu’ils écrivent dans les deux langues officielles du pays un petit livre à une piastre sur les vertus de la Confédération. M. Fisher2 pourrait le préfacer, et qui sait ? Il remporterait peut-être le grand prix de l’humour canadien !

Mais trêve de plaisanterie !

Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous parler entre nous, Canadiens français.

Il y a moins d’un an commençait la libération du Québec. Aujourd’hui, nous sommes la Nation, nous sommes la Révolution, nous sommes la Révolution nationale.

2. Douglas Fisher, député de la Co-operative Commonwealth Federation, puis du Nouveau Parti démocratique de 1957 à 1965. Lors d’une conférence sur la Confé-dération canadienne à l’Université Laval en 1961, il affirme que « la plus grande influence de la culture canadienne-française fut Maurice Richard et Lili St-Cyr » (une effeuilleuse américaine populaire à Montréal durant les années 1940 et 1950).

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Que ces mots n’effraient personne. Je m’empresse d’ailleurs d’ex-pliquer la signification exacte qu’ils ont pour nous indépendantistes, et particulièrement pour nous du R.I.N.

Nous sommes la nation ! À première vue, cela peut paraître pré-tentieux et gratuit. Mais si nous analysons la chose de plus près, nous nous apercevons vite que l’expression est logique et juste.

Une nation n’a d’existence que par la vie que lui communiquent ceux qui la composent. Nous croyons sincèrement, sans vanité, mais aussi sans modestie, représenter la vie même de la nation. Nous avons oublié les défaites, nous avons oublié nos malheureux complexes, nous avons fait taire nos futiles agressivités et nous nous consacrons tout entiers à redonner la vie, à redonner la fierté à notre peuple, à nous-mêmes, à la nation québécoise.

Par notre action, par notre foi et notre confiance dans le peuple québécois, nous sommes la vie même de la nation. Nous sommes la minorité bien sûr, mais nous croyons sincèrement que sans le désir de liberté qui nous habite et que nous faisons rayonner, le Canada français continuerait à mourir tranquillement sans même s’en apercevoir.

Nous sommes la nation parce que nous sommes la liberté de la nation. L’homme n’est rien, l’homme ne peut rien s’il n’a pas le pouvoir de choisir. L’homme n’a de valeur que par sa liberté. Il n’en va pas autre-ment des peuples. Un peuple asservi, un peuple en tutelle n’est rien de plus qu’un troupeau de bêtes qu’on mène au pâturage ou à l’abattoir.

Si nous analysons un peu plus profondément ce concept, nous verrons que ce qui fait l’homme c’est, plus que la liberté qu’il possède, son désir de liberté, dans quelque circonstance ou contexte qu’il se trouve.

Nous sommes la nation parce que nous représentons son désir de liberté. Nous représentons toutes les aspirations de la nation canadienne-française. Notre désir d’indépendance et de fierté s’incarne dans tous nos problèmes, qu’ils soient d’ordre économique, politique ou culturel. Il n’y a pas de solutions partielles. Tout se tient, et la nation est une, par notre désir de la faire s’épanouir dans l’équilibre, sans détriment pour l’un ou l’autre des éléments qui la composent.

La langue française au Québec ne pourra s’améliorer que si elle est utile et nécessaire. Elle sera nécessaire si on s’en sert pour gagner sa vie et pour entretenir des relations sociales. Pour qu’une partie de l’éco-nomie revienne aux mains des Canadiens français, il faut que la nation

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puisse contrôler son commerce, ses relations extérieures, son crédit, ses banques. Pour ce faire, il faut que l’État du Québec soit souverain, et libre d’agir dans le sens de ses intérêts.

Tous les problèmes se touchent et sont indissociables. Présenté de cette façon, le raisonnement peut paraître simpliste. On pourrait évidem-ment élaborer sur le sujet pendant des heures mais ce serait pour en revenir à ce petit énoncé tout simple. Trop simple peut-être pour ceux qui sont habitués à compliquer les choses à dessein par peur souvent d’arriver devant un problème précis auxquel ils n’auraient pas le courage de s’attaquer pour essayer de le solutionner.

Nous sommes la nation parce que nous refusons de la morceler, parce que nous voyons toutes ses misères mais que nous comprenons aussi ses aspirations. Parce que nous représentons la totalité de ses désirs.

Et enfin nous sommes la nation parce que nous sommes la volonté de la nation. Nous ne sommes pas inconscients des problèmes auxquels il faudra nous attaquer pour faire du Québec un pays vraiment libre. Nous ne refusons pas, au contraire, d’analyser dans leurs moindres détails les obstacles qui pourront se trouver sur notre chemin. Les difficultés seront nombreuses, nous le savons. Mais nous refusons de croire qu’elles soient insurmontables. Nous refusons de croire que ce peuple qui a lutté pendant 200 ans pour survivre, souvent dans les circonstances les plus difficiles, ne trouvera pas en son sein la force nécessaire pour franchir le dernier obstacle sur le chemin de la liberté.

Nous croyons en la nation canadienne-française. Nous croyons en notre propre puissance. Parce que nous avons jugé au départ que l’indé-pendance du Québec est non seulement souhaitable mais qu’elle est nécessaire, nous avons délaissé la peur, nous nous moquons des mauvais coups et, insouciants des moqueries et des sarcasmes, nous atteindrons le but que nous nous sommes proposé.

Nous sommes la volonté de la Nation. Nous sommes la Nation.

Nous sommes la Révolution. Ce mot me fait penser à ce qu’un ami me disait l’autre jour : « Tu sais que la Révolution française n’a jamais eu lieu. » – Comment ça ? lui dis-je. – « Eh oui, elle était tout à fait impen-sable économiquement. »

Elle a pourtant eu lieu la Révolution française, et l’américaine et la russe aussi. Évidemment, selon certains, le Québec ne souffre pas de

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comparaisons avec qui que ce soit. Selon ces gens, tout est possible dans tous les pays du monde, sauf au Québec.

Peur, lâcheté, insouciance, désintéressement ? Tout cela à la fois, dans des proportions plus ou moins grandes selon les personnes.

Mais malgré tout, et que cela plaise ou non, nous sommes la Révo-lution. Expliquons-nous bien vite avant que quelques-uns se mettent à crier qu’on veut les assassiner. « Changement brusque et violent dans la politique et le gouvernement d’un État. » C’est ainsi que Littré nous définit la Révolution. C’est clair, c’est propre et on sait à quoi s’en tenir. Pourtant, cette petite définition toute simple peut être interprétée de différentes façons. À partir de cette définition, je vais donc vous dire pourquoi nous affirmons que nous sommes la Révolution.

Il est indéniable que l’indépendance apportera un changement assez brusque dans la politique et le gouvernement du Canada, comme dans ceux du Québec. Je crois bien que la grande majorité ne chicanera pas pour accepter la première partie de cette définition et l’appliquer à notre action.

Mais il y a le petit mot « violent ». La plupart d’entre nous, et c’est normal, réagira devant ce mot en jetant les hauts cris, en jurant qu’il y a assez de guerres dans le monde sans en faire une ici, en s’imaginant des tableaux pleins d’horreurs et de détresse, en exhortant les séparatistes à rester calmes, et en voyant déjà les armées s’affronter. Beaucoup d’entre vous savez comme moi qu’il n’est d’ailleurs pas nécessaire de prononcer ces mots pour que tout de suite on imagine le pire. Aux yeux de certains, nous sommes méchants, sanguinaires et barbares, et c’est l’arme au poing que nous voulons atteindre notre but.

Rassurez-vous, nous n’avons pas de ces intentions. Notre action n’en est pas moins violente et le deviendra sans doute encore plus. Il existe à côté de la violence purement physique que nous réprouvons fortement, une violence faite à l’esprit, à l’intelligence des hommes. C’est cette vio-lence que nous pratiquons pour arriver à changer la politique et le gouvernement de notre pays. C’est l’esprit que nous attaquons, et c’est avec les mots et la raison que nous nous battons.

Et notre raisonnement est violent parce qu’il s’attaque à détruire des préjugés, des complexes de l’intelligence qui, trop souvent, chez beaucoup de personnes, leur cachent la réalité des circonstances et du contexte dans lesquels elles vivent. C’est faire violence aux gens que de leur dire que nous avons deux gouvernements dont un seul sert la nation

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canadienne-française. C’est aussi faire directement violence au gouver-nement canadien que de lui démontrer qu’il nous est inutile et que nous comptons nous en débarrasser le plus tôt possible.

Et la violence est d’autant plus grande dans les esprits qu’ils ne s’attendaient aucunement à voir se réveiller le peuple canadien-français brandissant à bout de bras son désir de liberté. L’esprit des hommes qui font la politique et qui composent le gouvernement canadien, par notre action, subit un changement brusque et violent. C’est dans ce sens que nous pouvons dire que nous sommes la Révolution.

Révolution pacifique, mais Révolution quand même. Révolution dans la raison et les sentiments, Révolution dans les habitudes, dans les structures, dans les cadres. Passage brusque et violent de la honte à la dignité. Passage brusque et violent de la médiocrité à la fierté. Passage brusque et violent de la servitude à la liberté. C’est ça la Révolution.

Nous sommes la Nation, nous sommes la Révolution, nous sommes la Révolution nationale.

Il y a quelque temps, quelqu’un me soulignait :

La Confédération, en fait, ce n’est qu’une affaire de trains. Elle a commencé en 1867 avec le Pacifique Canadien et elle finira cent ans plus tard avec le train du Centenaire.

Cela est une façon amusante de prendre ses souhaits pour des réalités. Mais comme on nous demande souvent quand se fera l’indépen-dance, je crois ce soir pouvoir vous apporter une réponse assez juste.

Je m’excuse d’insister, mais je devrai encore parler de nos adver-saires. Si vous voulez savoir, à six mois près, quand se fera l’indépendance, vous n’avez qu’à observer leurs réactions à notre mouvement.

Nous comptons six phases pour accéder à la souveraineté du Québec. Nous les avons établies d’après les réactions que nous avons pu observer et d’après les autres qui ne manqueront pas de suivre.

Premièrement : le silence. Cette phase a duré environ six mois, c’est-à-dire à partir de la date de fondation du R.I.N. jusqu’à l’assemblée publique du Gésu. On nous ignorait tout simplement.

Deuxièmement : le ridicule. Jusqu’à environ deux mois, on nous traitait d’illuminés, de rêveurs, de sentimentaux, et sur la simple affirma-tion que vous étiez séparatiste, un immense éclat de rire, infailliblement, vous répondait. Nous avons continué quand même.

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Troisièmement : les concessions. Nous sommes en plein dedans. Nous devons avouer que toutes ces étapes sont franchies beaucoup plus rapidement que nous l’aurons espéré. Cette troisième phase se poursuit aujourd’hui et nous ne pouvons prévoir exactement quand nous passerons à la suivante. Mais, au rythme où vont les choses, cela ne devrait pas tarder.

Quatrièmement : l’achat des consciences. Cela se fait avec de l’ar-gent, des offres d’avancement à son travail, ou encore par des propositions alléchantes de bénéfices quelconques, ne fussent-ils qu’honorifiques.

Cinquièmement : l’hostilité ouverte. Les dénonciations violentes commenceront. On nous fera passer pour des anarchistes qui veulent tout briser sur leur passage. On effraiera les gens en leur parlant de guerre civile, de massacre et de quoi d’autre encore. On invoquera Cuba, le Congo, l’Algérie. Remarquez que ces même gens crient sur tous les toits aujourd’hui qu’il ne peut y avoir aucun parallèle entre le Québec et ces pays. Mais pour le besoin de la cause, on change vite d’idée. Quoi qu’il en soit, cette cinquième étape est la plus importante. Il nous faudra être assez forts pour ne pas répondre à la provocation, assez calmes pour résister à la tentation d’envoyer tout promener, assez intelligents et lucides pour éviter les coups bas qu’on voudra nous porter. Une chose cependant pourra nous aider à garder confiance. C’est qu’alors la dernière étape ne sera pas loin.

Sixièmement : l’indépendance. Nous ne savons pas au juste combien de temps durera la cinquième phase. Mais ceux qui ont un peu le sens de la politique ou tout simplement une bonne connaissance des hommes pourront, à partir de ce moment, mette une date au jour de l’indépen-dance. Observez donc de près les réactions de nos adversaires et vous saurez assez exactement à quelle vitesse nous progressons et vous pourrez entrevoir le jour où le Québec sera libre. [...]

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Jean Lesage (1912-1980)

Après presque 15 ans de pouvoir ininterrompu, l’Union nationale semble encore bien en selle quand le ministre libéral fédéral Lesage devient chef du Parti libéral du Québec, le 31 mai 1958.

Mais les décès successifs de Maurice Duplessis, en septembre 1959, et de son successeur Paul Sauvé, en janvier 1960, ouvrent la voie du pouvoir à Lesage qui remporte les élections de juin 1960 par huit sièges seulement.

En 1962, il précipite des élections pour obtenir un mandat permettant la nationalisation des compagnies d’électricité et gagne cette fois une victoire décisive. Mais seulement quatre ans plus tard, la « Révolution tranquille » s’essouffle et l’Union nationale revient au pouvoir avec Daniel Johnson, qui meurt aussi en poste, en 1968.

De plus en plus contesté au sein de son parti, Lesage démissionne en 1969.

Le gouvernement Lesage se distingue par une modernisation profonde de l’ap-pareil gouvernemental et une affirmation du rôle de l’État, en particulier dans le domaine économique.

Raymond Garneau, qui rédige beaucoup de ses discours à partir de 1965, avant d’entreprendre lui-même une carrière politique, se rappelle un patron « particulièrement méticuleux » dans la révision des textes. Son style oratoire, cultivé depuis sa jeunesse, apparaît cependant à plusieurs comme grandiloquent et dépassé et, bien qu’il manifeste habituellement une aisance souveraine devant les foules, des collaborateurs l’ont parfois vu en proie au trac quelques heures avant un discours important.

*

Dans ce premier discours aux militants libéraux depuis la victoire du 14 novembre 1962, Lesage présente l’élection de son équipe en 1960 comme la « libération » du Québec et le long règne de Maurice Duplessis comme « la grande noirceur », expression qui fait fortune dans les médias et les milieux intellectuels.

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« ... tout rebonDit au granD Jour »

22 février 1963, Congrès annuel du Parti libéral du Québec, Château Frontenac, Québec

Oui, amis libéraux, ce fut une victoire – une victoire décisive de l’avenir sur le passé – une victoire qui permet à toute la province de poursuivre fièrement sa marche vers les horizons nouveaux

que lui a ouverts la libération du 22 juin 1960. Il n’y a que les quelques survivants du vieux régime qui ne s’en sont pas encore rendu compte et qui prétendent toujours limiter leurs horizons au passé !

Ces gens-là sont tellement aveugles qu’ils continuent d’affirmer qu’ils « montent » alors que le peuple les a repoussés dans les antres les plus reculés de l’opposition. Et le fait qu’ils ont en Chambre une repré-sentation quelque peu disproportionnée au vote reçu ne démontre qu’une chose : que la distribution des sièges n’est plus vraiment représentative de notre population et qu’il est grand temps d’y apporter des changements drastiques.

Le 14 novembre dernier, le Parti libéral du Québec a obtenu un pourcentage du vote populaire comme l’Union nationale n’en a jamais connu de toute son histoire, soit 56,4 %. Si l’on se rappelle qu’avec seu-lement 51,24 % du vote populaire, l’Union nationale avait fait élire 82 députés en 1948, ce ne sont pas 63, mais bien 90 députés libéraux qui devraient présentement siéger à Québec3 !

Nous n’en demandons pas tant. Il nous suffit d’avoir obtenu du peuple le mandat clair et précis dont nous avions besoin pour nous atta-quer de front à l’œuvre exaltante de la libération économique du Québec, tout en poursuivant avec plus de vigueur encore l’application intégrale du programme de gouvernement que nous nous sommes fixé.

[...] L’élection que nous venons de traverser victorieusement nous a permis de rendre compte de notre mandat au peuple du Québec. Nous l’avons fait dans les assemblées publiques, à la radio et à la télévision, également dans notre publicité écrite. Je pense surtout ici au « Manifeste 1962 » de notre parti et à la plaquette « Beaucoup en peu de temps », deux brochures que nous avons distribuées à profusion dans la province.

3. Trois ans et demi plus tard, Lesage dénonce avec encore plus d’amertume le système uninominal à un tour, utilisé au Québec depuis plus de 100 ans, quand il perd le pouvoir à l’Union nationale en dépit d’avoir recueilli un plus fort vote populaire.

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Comme vous le savez, elles dépeignent à larges traits l’œuvre de renouveau national que nous avons accomplie depuis juin 1960 et qui ouvre toute grande la voie à la libération économique qui va nous rendre enfin maî-tres chez nous.

Vous avez été vous-mêmes les propagandistes et les défenseurs de cette œuvre. Il n’est donc pas nécessaire que je reprenne ici l’énumération et l’analyse des accomplissements qui nous ont valu la confiance accrue de l’électorat. Je voudrais tout simplement répéter ici ce que je disais tout récemment aux jeunes libéraux. Nous avons entrepris de doter le Québec d’un gouvernement honnête, efficace et dynamique.

Pour y arriver entièrement, il nous faut absolument la collaboration éclairée des éléments de notre société qui partagent le même idéal que nous. Vous tous – militantes et militants libéraux – vous faites partie de ces éléments et je suis convaincu que vous vous empresserez d’accorder au gouvernement l’appui que vous ne lui avez pas ménagé jusqu’à pré-sent.

Il ne faut pas craindre de le dire et de s’en convaincre : notre parti court un risque. Il court le risque auquel ont à faire face tous les partis qui ont été élus pour en remplacer un autre dont l’inaction et le conser-vatisme étaient devenus la règle de vie. En prenant le pouvoir en juin 1960, il s’est trouvé en effet tellement de choses à reprendre, à corriger, à rebâtir, – il s’est trouvé tellement de retards à combler – qu’une très grande partie de nos énergies a dû être consacrée tout simplement à remettre de l’ordre et de la cohésion dans une administration vétuste, poussiéreuse et décadente.

Cela pourrait nous faire tomber tous ensemble dans une illusion qui serait désastreuse pour toute la province, car nous risquons d’oublier que c’est en fonction de l’avenir qu’il nous faut travailler et non pas seu-lement en fonction des négligences d’un régime déchu.

Jusqu’à présent, le gouvernement que j’ai l’honneur de diriger s’est attaqué aux deux aspects du problème dans la mesure de ses moyens. Il nous faut admettre cependant que nous sommes encore aux prises, dans bien des secteurs, avec les séquelles du régime qui nous a précédés. C’est cette double tâche : rattraper les retards et bâtir l’avenir, qu’il nous incombe de poursuivre. Pour cela, il nous faut conserver le dynamisme dont nous avons fait preuve jusqu’ici. Pour nous seconder et nous soutenir dans cette voie, nous comptons avant tout sur la Fédération libérale du Québec et ses membres affiliés.

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[...] N’oublions jamais, amis libéraux, que c’est un programme axé sur l’avenir – un programme qui était le reflet fidèle de notre courage, de notre volonté et de notre foi dans le Québec – qui nous a valu l’appui de l’électorat, d’abord en juin 1960 puis en novembre dernier. Tant et aussi longtemps que nous ferons preuve de détermination dans la recherche d’horizons nouveaux et des moyens d’en faire bénéficier le Québec, nous mériterons et nous conserverons la confiance populaire. Cette recherche doit se poursuivre non seulement à l’échelon du gouver-nement mais peut-être davantage encore à celui du parti.

Dans cet esprit, souhaitons que les délibérations de ce congrès portent tous les fruits que nous pouvons en espérer. Plus notre parti s’identifiera à la démocratie elle-même, plus il sera facile à la Fédération de prolonger ses ramifications dans toutes les couches de notre société. Plus il lui sera facile également d’attirer au parti les hommes dont ont besoin ses diverses commissions et ses nombreux comités de travail pour mener à bien les tâches qui leur ont été assignées et qui s’identifient à cette recherche dont je vous parlais il y a un instant.

Jean Lesage entre René Lévesque et Paul Gérin-Lajoie en octobre 1962.

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On a dit souvent de la Fédération libérale du Québec qu’elle était l’aile marchante de notre parti. Elle doit continuer de l’être. Mais je voudrais qu’elle soit davantage et surtout l’aile pensante du Parti libéral du Québec !

Il n’y a pas si longtemps, un journaliste a écrit qu’à mesure que sont connus les faits que révèlent les nombreuses enquêtes dans tous les domaines, notre population est mieux en mesure de se rendre compte – souvent avec étonnement – jusqu’à quel degré de profondeur nos pré-décesseurs avaient réussi à plonger notre province dans la « grande noirceur ».

C’est peut-être l’aspect le plus caractéristique du changement de vie que connaît notre province depuis le 22 juin 1960. Alors que, sous l’Union nationale, tout se passait dans l’ombre, que le peuple était main-tenu dans l’ignorance, et que l’on posait des lunettes noires sur le nez de ceux qui manifestaient l’intention d’y regarder de plus près, sous les libéraux tout rebondit au grand jour, tout est librement remis en question, tout se fait à la connaissance et au su de tous. Certains peuvent ne pas être d’accord avec nous, mais aucun ne peut prétendre être brimé dans sa liberté de pensée, de parole et d’action.

Au règne de la grande noirceur a succédé l’ère de la grande clarté.

Tous, qui que nous soyons, nous marchons désormais le front haut, en plein soleil, conscients de contribuer positivement et librement à la grandeur et au rayonnement, de l’État national des Canadiens fran-çais.

L’avenir est à nous. Sachons être à la hauteur de la noble tâche que comporte un tel défi.

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Paul Gérin-Lajoie (1920)

Ministre de la Jeunesse dans le gouvernement Lesage de 1960 à 1964, Gérin-Lajoie devient le premier ministre de l’Éducation du Québec depuis 1875. Il opère une profonde réforme scolaire en plus de s’intéresser aux questions constitutionnelles.

Mal servi auprès du public par une voix haut perchée et une petite taille, Gérin-Lajoie exerce cependant à l’interne un grand ascendant sur les orientations constitutionnelles et politiques du gouvernement Lesage.

Président de l’Agence canadienne de développement international de 1970 à 1977, il crée ensuite une fondation portant son nom qui se consacre à l’éducation dans les pays les plus pauvres.

*

Ce discours, prononcé devant les membres du Corps consulaire de Montréal, expose pour la première fois la thèse du « prolongement externe des compétences internes » (dorénavant « doctrine Gérin-Lajoie ») sur laquelle le gouvernement du Québec fonde encore son action internationale.

Ainsi, en matière de culture, de santé et d’éducation, le Québec, de qui relèvent ces secteurs selon la Constitution canadienne, aurait une voix internationale et pourrait conclure des traités indépendamment du gouvernement fédéral.

Tous les gouvernements qui se sont succédé au Québec ont épousé la thèse formulée par Gérin-Lajoie, agaçant parfois certains gouvernements fédéraux.

« le québec a, sur ce continent, sa vocation propre »

12 avril 1965, Hôtel Windsor, Montréal

C’est sans doute la première fois qu’un membre du gouvernement du Québec est l’hôte officiel du Corps consulaire de Montréal, le plus important du Canada.

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Je ne vous cacherai pas la joie que j’en éprouve personnellement. Et en ma qualité de vice-président du Conseil exécutif du Québec, j’ajouterai que j’interprète l’honneur que vous me faites ce midi comme l’indice de l’intérêt que vous portez à l’évolution de notre état fédéré, l’État québécois.

Vous constituez, sur notre territoire, une société de haute distinction qui assure la présence, auprès de nous, de gouvernements amis. Sans doute exercez-vous ici vos fonctions en vertu d’une autorisation du gou-vernement fédéral : mais vous êtes, à certains égards, plus près des autorités québécoises que de celles qui vous ont habilités à agir en qualité officielle.

En effet, d’une part, la juridiction de la plupart d’entre vous se borne à des circonscriptions entièrement comprises dans les limites ter-ritoriales du Québec ; d’autre part, cette même juridiction intéresse, dans une large mesure, des domaines relevant strictement de la compétence de notre État fédéré.

D’après la dernière convention de Vienne (article 5, paragraphe b), les fonctions consulaires consistent à favoriser le développement de relations commerciales, économiques, culturelles et scientifiques entre l’État d’envoi et l’État de résidence. Encore une fois, pour vous qui exercez votre juridiction ici, l’État de résidence est facile à identifier, c’est le Québec.

Plus loin, la même convention précise que vos fonctions vous habi-litent, entre autres, à agir en qualité de notaire et d’officier d’état civil, à sauvegarder les intérêts des mineurs et des incapables, ressortissants de l’État d’envoi, et à transmettre des actes judiciaires et extrajudiciaires ou à exécuter des commissions rogatoires. Par contre, selon la convention, ces charges se peuvent remplir pour autant seulement que le permettent les lois et règlements de l’État de résidence.

Effectivement, certains des aspects les plus importants de votre mandat s’appliquent, au Canada, à des domaines de compétence stric-tement provinciale et créent, entre les gouvernements des États fédérés4 et vous-mêmes, des liens réels dont notre propre gouvernement reconnaît d’ailleurs toute la portée.

Je rappellerai, à titre d’exemple, l’existence, depuis 1961, d’un décret ministériel (no 2012), octroyant aux consuls de carrière établis dans

4. Gérin-Lajoie désigne ainsi les provinces canadiennes.

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le Québec, et à titre de réciprocité, plusieurs privilèges d’ordre fiscal, tels que l’exemption de l’impôt sur le revenu et des droits sur les succes-sions.

Du reste, le Québec lui-même possède à l’étranger l’embryon d’un service consulaire, grâce à ces délégués généraux qui le représentent et exercent des fonctions souvent analogues aux vôtres. Dans deux villes, à Londres et Paris, les délégués généraux du Québec bénéficient en pratique des immunités et privilèges que le droit et l’usage accordent habituelle-ment aux fonctionnaires consulaires.

C’est d’ailleurs l’intention de notre gouvernement de proposer aux États intéressés la réciprocité de traitement par rapport à celui dont jouissent, en vertu du décret dont je vous ai parlé plus haut, les consuls de carrière exerçant leurs fonctions dans le Québec.

Le Québec n’est pas souverain dans tous les domaines : il est membre d’une fédération. Mais il forme, au point de vue politique, un État. Il en possède tous les éléments : territoire, population, gouvernement autonome. Il est, en outre, l’expression politique d’un peuple qui se dis-tingue, à nombre d’égards, des communautés anglophones habitant l’Amérique du Nord.

Le Québec a, sur ce continent, sa vocation propre. La plus nom-breuse des communautés francophones hors de France, le Canada français, appartient à un univers culturel dont l’axe est en Europe et non en Amérique. De ce fait, le Québec est plus qu’un simple État fédéré parmi d’autres. Il est l’instrument politique d’un groupe culturel distinct et unique dans la grande Amérique du Nord.

Depuis quelques années, la société québécoise s’est transformée à un degré qu’on n’aurait pu, hier encore, croire possible. Grâce à un état d’esprit nouveau et à une énergie débordante, cette société, à très grande majorité française de langue et de culture, sait désormais que la réalisa-tion de ses buts et de ses aspirations propres est à sa portée.

Dans tous les domaines, le Québec fait éclater ses structures tradi-tionnelles et s’achemine vers un destin conforme à sa personnalité. Dans tous les secteurs de l’activité, le Québécois s’est lancé fébrilement à l’ac-tion : il a reconnu que le concept d’un destin particulier suppose l’existence des moyens matériels et constitutionnels de réaliser ce destin. Cette maturation collective que connaît la société québécoise se double d’une maturation individuelle de ses citoyens. Le Québécois a assumé ses res-ponsabilités et pris son sort entre ses mains.

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L’économie, les ressources naturelles, l’éducation, l’organisation communautaire et sociale ont été les principaux champs d’action du nouveau citoyen québécois. Je rappellerai simplement, à titre de points de repère, la création des ministères de l’Éducation, des Richesses natu-relles et des Affaires culturelles, la mise sur pied de la Société générale de financement, la nationalisation de l’électricité, la création prochaine d’une sidérurgie, celle d’un régime universel de retraite et d’une caisse des dépôts, qui seront bientôt une réalité, et l’instauration de l’assurance hospitalisation, en attendant un régime complet d’assurance maladie.

En même temps, par son énergie et son dynamisme, le Québec a fortement transformé l’équilibre politique canadien. Depuis 1960, par exemple, de nombreuses conférences interprovinciales ont joué un rôle important dans l’évolution de l’équilibre des pouvoirs ; elles ont fourni au Québec l’occasion de prouver que les buts, les aspirations et les prio-rités qu’il s’est fixés ne coïncident pas toujours nécessairement avec les buts, les aspirations et les priorités d’autres régions de notre pays.

J’aimerais faire état d’un exemple qui nous touche de très près. Il y a un peu plus d’un mois, j’ai signé à Paris, avec les représentants du gouvernement de la République française, une entente sur des questions d’éducation. Depuis, on a fait grand état de cette entente et de nombreux observateurs se sont montrés étonnés de la « nouveauté » qu’elle repré-sentait sur les plans diplomatique et constitutionnel.

En réalité, cet événement a surtout démontré la détermination du Québec de prendre dans le monde contemporain la place qui lui revient et de s’assurer, à l’extérieur autant qu’à l’intérieur, tous les moyens néces-saires pour réaliser les aspirations de la société qu’il représente.

Ce bouillonnement subit du Québec, cet élan vers l’avenir, cet éveil de sa conscience collective, des observateurs de l’extérieur l’ont appelé « révolution tranquille ». Révolution moins tranquille qu’on ne l’a dit, révolution de comportement surtout, et par conséquent révolution pro-fonde et irréversible.

Cette révolution sociale devra-t-elle nécessairement se doubler d’une révolution sur le plan constitutionnel ? Il est devenu évident que le partage des tâches, établi au cours du siècle dernier entre l’État fédéral et les États fédérés, n’est plus toujours satisfaisant, du moins pour le Québec. Il est aussi devenu évident que les Québécois se sentent à l’étroit à l’intérieur de cadres constitutionnels vieux de cent ans et dont l’inter-prétation a souvent retardé sur les faits.

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Comme vous le savez, une commission parlementaire s’occupe actuellement à Québec d’étudier les besoins nouveaux de notre État fédéré et elle recommandera aux législateurs les modifications constitu-tionnelles jugées indispensables à l’épanouissement de la société québécoise. Il y a déjà, à ce sujet, des points sur lesquels l’unanimité semble se faire.

Il ne faut cependant pas croire que toute évolution soit impossible d’ici à ce que la nature des changements constitutionnels nécessaires ait été précisée. Il faut bien noter que la Constitution dont le Canada a été doté en 1867 et qui a subi depuis lors maintes épreuves devant les tribu-naux reconnaît aux provinces canadiennes le statut d’États pleinement et absolument souverains dans des domaines déterminés.

À l’appui de ma thèse, je citerai l’extrait suivant d’un jugement du Conseil privé, porté en 1883 :

Celles-ci (les provinces) ne sont d’aucune façon les délégués du Parlement impérial, ni n’agissent en vertu d’aucun mandat reçu de ce dernier. En décrétant que l’Ontario ayant droit à une législature et qu’il appartenait à son assemblée législative d’adopter des lois pour la province et pour des fins provinciales relativement aux sujets mentionnés à l’article 92, l’Acte de l’Amérique britannique du Nord lui conféra, non pas des pouvoirs qu’elle était sensée exercer par délégation ou en qualité d’agent du Parlement impérial, mais une autorité aussi complète et aussi vaste, dans les bornes prescrites par l’article 92, que le Parlement impérial, dans la plénitude de ses attributions, possédait et pouvait conférer. Dans les limites des sujets précités, la législature locale exerce un pouvoir souverain, et possède la même autorité que le Parlement impérial ou le Parlement du Dominion aurait, dans les circonstances analogues.

C’est dire que l’activité débordante que manifeste l’État du Québec depuis cinq ans dans les domaines qu’il n’avait pas jusqu’alors abordés ne doit apparaître en aucune façon comme révolutionnaire sur le plan constitutionnel.

En fait, le Québec ne fait qu’utiliser des pouvoirs qu’il détient. J’irai jusqu’à dire que le Québec commence seulement à utiliser pleinement les pouvoirs qu’il détient. Ce n’est pas parce qu’il a négligé dans le passé d’utiliser ces pouvoirs, qu’ils ont cessé d’exister. Dans tous les domaines qui sont complètement ou partiellement de sa compétence, le Québec entend désormais jouer un rôle direct, conforme à sa personnalité et à la mesure de ses droits.

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L’action gouvernementale actuelle déroge peut-être à l’habitude, mais elle ne déroge pas à l’ordre constitutionnel. Elle représente plutôt l’émergence d’un état d’esprit nouveau, je devrais dire l’expression nou-velle d’un état d’esprit et d’un désir de liberté qui n’ont pas cessé d’exister, à l’état latent, depuis 200 ans.

J’ai mentionné, il y a un instant, la surprise qu’a causée la signature, par la France et le Québec, d’une entente sur l’éducation. Cette entente est tout à fait conforme à l’ordre constitutionnel établi. Face au droit international, en effet, le gouvernement fédéral canadien se trouve dans une position unique.

S’il possède le droit incontestable de traiter avec les puissances étrangères, la mise en œuvre des accords qu’il pourrait conclure sur des matières de juridiction provinciale échappe à sa compétence législative. Ainsi en a décidé, il y a près de trente ans, un jugement du comité judi-ciaire du Conseil privé, jugement qui n’a jamais été infirmé.

Au moment où le gouvernement du Québec prend conscience de sa responsabilité dans la réalisation du destin particulier de la société québécoise, il n’a nulle envie d’abandonner au gouvernement fédéral le pouvoir d’appliquer les conventions dont les objets sont de compétence provinciale. De plus, il se rend bien compte que la situation constitution-nelle actuelle comporte quelque chose d’absurde.

Pourquoi l’État qui met un accord à exécution serait-il incapable de le négocier et de le signer lui-même ? Une entente n’est-elle pas con-clue dans le but essentiel d’être appliquée et n’est-ce pas à ceux qui doivent la mettre en œuvre qu’il revient d’abord d’en préciser les termes ?

En ce qui concerne les compétences internationales, la Constitution canadienne est muette. Si l’on excepte l’article 132, devenu caduc depuis le Statut de Westminster de 1931, il n’est dit nulle part que les relations internationales ressortissent uniquement à l’État fédéral. Ce n’est donc pas en vertu du droit écrit, mais plutôt de pratiques répétées depuis 40 ans, que le gouvernement central a assumé l’exclusivité des rapports avec les pays étrangers.

Il fut un temps où l’exercice exclusif par Ottawa des compétences internationales n’était guère préjudiciable aux intérêts des États fédérés, puisque le domaine des relations internationales était assez bien déli-mité.

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Mais de nos jours, il n’en est plus ainsi. Les rapports interétatiques concernent tous les aspects de la vie sociale. C’est pourquoi, dans une fédération comme le Canada, il est maintenant nécessaire que les collec-tivités membres, qui le désirent, participent activement et personnellement à l’élaboration des conventions internationales qui les intéressent direc-tement.

Il n’y a, je le répète, aucune raison que le droit d’appliquer une convention internationale soit dissocié du droit de conclure cette con-vention. Il s’agit des deux étapes essentielles d’une opération unique. Il n’est plus admissible non plus que l’État fédéral puisse exercer une sorte de surveillance et de contrôle d’opportunité sur les relations internatio-nales du Québec.

À côté du plein exercice d’un jus tractatum5 limité que réclame le Québec, il y a également le droit de participer à l’activité de certaines organisations internationales de caractère non politique. Un grand nombre d’organisations interétatiques n’ont été fondées que pour per-mettre la solution, au moyen de l’entraide internationale, de problèmes jugés jusqu’ici de nature purement locale.

De plus, la multiplication des échanges de toutes sortes entre les pays a rendu nécessaire l’intervention directe ou indirecte de l’État moderne afin de faire de ces échanges l’un des éléments essentiels du progrès, de la compréhension et de la paix entre les peuples. Dans plu-sieurs domaines, qui ont maintenant acquis une importance internationale, le Québec veut jouer un rôle direct, conforme à son vrai visage.

Comme celui de toutes les sociétés contemporaines, ce visage du Québec se transforme à un rythme accéléré. Non seulement est-il impen-sable, mais il est impossible d’arrêter ou de retarder cette transformation. Ce sont donc les institutions qui devront évoluer pour correspondre au visage nouveau de notre société.

Certains réaménagements de nos institutions sont possibles, certes, à l’intérieur des cadres constitutionnels actuels, qui nous ont convena-blement servis dans la mesure où nous avons su les utiliser convenablement. Par contre, d’autres nécessiteront des changements importants pour ne pas dire une révision générale de la Constitution elle-même.

5. Le droit de conclure des traités, un des attributs de la souveraineté des États.

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On parle actuellement du rapatriement de cette Constitution. Il est évident que ce rapatriement ne saurait en aucune façon être un point d’arrivée, un aboutissement recherché pour lui-même. Ce rapatriement, dans la perspective d’une politique à long terme, constitue un point de départ, la première étape d’un processus de modernisation dont le besoin se fait de plus en plus sentir d’une modernisation qui devra s’opérer au Canada, par des instruments entièrement canadiens.

Le comité parlementaire québécois de la Constitution a été saisi, depuis sa création, de la nécessité de réviser la Constitution dans des domaines comme celui du statut du lieutenant-gouverneur et de la Cour suprême, en matière de droit civil et de droit constitutionnel, comme le domaine des droits linguistiques, celui des banques et des affaires écono-miques, de la radio et de la télévision, de la compétence internationale et de combien d’autres matières.

La liste des domaines où des transformations s’imposent est loin d’être arrêtée. Au surplus, ce n’est pas seulement dans le partage des compétences qu’une révision s’impose, c’est tout autant dans l’esprit et dans la structure de nos institutions.

D’autre part, pendant que se poursuit le travail de recherche de formes constitutionnelles rénovées, le peuple du Québec et son gouver-nement, je le réaffirme, sont bien déterminés à utiliser au maximum et sans arrêt les rouages constitutionnels existants pour assurer le dévelop-pement du Québec selon les objectifs culturels et sociaux qu’il s’est fixés.

Je vous ai entretenus, de ces problèmes, non pas, vous le devinez, pour vous inviter à participer à leur règlement. Je vous en ai parlé pour vous montrer toute l’importance qu’ils ont et qu’ils auront de plus en plus dans l’évolution du pays et de l’État fédéré où vous êtes en poste. Je vous en ai parlé surtout pour vous faire voir dans quel esprit le Québec aborde l’avenir et comment il entend représenter et servir pleinement un peuple qui acquiert une conscience grandissante de son identité culturelle et sociale, et qui manifeste une volonté toujours plus ferme de poursuivre son destin particulier au sein du monde contemporain.

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Andrée Ferretti (1935)

Militante indépendantiste depuis 1958, Ferretti, née Bertrand, prône la supré-matie de l’action sociale sur l’activité politique au sein du Rassemblement pour l’indépendance nationale, qu’elle quitte en mars 1968 après un affrontement avec son président, Pierre Bourgault, pour fonder l’éphémère Front de libération populaire. Elle prend ensuite ses distances d’avec René Lévesque au Parti québécois. Durant les évé-nements d’octobre 1970, elle est emprisonnée pendant 51 jours. Elle se consacre plus tard à la littérature.

*

Le 1er juin 1966, à quatre jours des élections québécoises, 10 000 personnes se rendent écouter les candidats et candidates du Rassemblement pour l’indépendance nationale.

« la québécoise veut Désormais être l’égale D’un homme libre »

1er juin 1966, Aréna de Montréal-Nord

Bien qu’il ait un peu amélioré la condition de la femme mariée, le bill 166 n’a pas opéré de transformations profondes au Code civil et la femme mariée québécoise continue d’être traitée

comme une mineure.

Or, à l’article 150 du programme du RIN il est dit que la femme sera reconnue du point de vue juridique comme l’égale de l’homme et qu’elle jouira de tous les droits politiques et civils du citoyen.

6. La loi 16, que pilote la ministre Claire Kirkland-Casgrain en 1964, permet aux femmes d’exercer des actes juridiques sans le consentement de leur mari.

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Cette mesure pourrait déjà être réalisée à l’intérieur même des cadres politiques de la Confédération, si nous avions des dirigeants moins bourgeois et moins timorés, car le droit civil relève de la compétence des provinces. Pourtant, sans l’indépendance que signifierait cette égalité pour la femme québécoise sinon qu’elle serait désormais l’égale d’un homme exploité par des étrangers pour des intérêts étrangers, d’un homme dominé, dirigé par un gouvernement étranger, d’un homme colonisé.

Or, la femme québécoise veut désormais être l’égale d’un homme libre. Et seule l’indépendance peut faire des Québécois des hommes libres, parce que seule l’indépendance, en remettant entre leurs mains tous les pouvoirs politiques et économique de se diriger selon leurs pro-pres aspirations, selon leurs besoins, leurs intérêts, fera des Québécois des hommes responsables. Et un homme libre est un homme responsable de lui-même, maître de lui-même.

Le colonialisme, lorsqu’il frappe un peuple, ne l’atteint pas que dans ses institutions politiques, économiques, sociales et culturelles, il atteint chacun de ses membres au plus profond de son être ; il l’atteint psychologiquement. C’est pourquoi le colonisé se sent si souvent inférieur aux autres et se conduit par conséquent en inférieur. Le véritable drame du colonialisme se situe à ce niveau. Il infériorise les hommes, il les dés-humanise. Et le peuple québécois n’a pas échappé à ce phénomène et c’est pourquoi il n’a pas produit de grands penseurs, de grands écrivains, de grands pédagogues, toutes des branches de l’activité humaine où l’homme devient l’expression même de l’originalité et de la grandeur de l’âme d’un peuple.

Mais les Québécois se lèvent chaque jour plus nombreux qui refu-sent la domination, qui travaillent à leur libération et nous, les Québécoises, nous les aiderons à devenir des hommes libres ; nous nous aiderons à devenir des femmes libres pour que nos enfants vivent dans un pays enfin à nous.

Le 5 juin, les Québécoises voteront pour l’égalité dans la liberté, pour l’indépendance du Québec, pour le RIN7.

7. Le RIN et son allié indépendantiste, le Ralliement national, qui présentent 73 can-didats sur une possibilité de 108, remportent 5,5 % du vote populaire, mais ne font élire aucun député.

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Charles de Gaulle (1890-1970)

Quand le héros de la Résistance française durant la Deuxième Guerre mondiale débarque à Québec le 23 juillet 1967 pour participer à la célébration du centenaire de la Confédération canadienne, de Gaulle dirige les destinées de la France depuis 1958.

*

Après une visite à l’hôtel de ville de Québec (« ... toute la France, en ce moment, regarde par ici. Elle vous voit. Elle vous entend. Elle vous aime ») et avant celle à l’hôtel de ville de Montréal le lendemain, le général est l’invité d’honneur d’un dîner officiel offert par le gouvernement du Québec.

« ... un miracle De féconDité, De volonté et De fiDélité »

23 juillet 1967, Château Frontenac, Québec

Pour nous Français, que nous soyons du Canada ou bien de France, rien ne peut être plus émouvant quant aux sentiments que nous nous portons, ni plus important pour ce qui est de nos rapports

présents et à venir, que la magnifique réception faite ici en ma personne à notre commune patrie d’origine. Rien, non plus, ne saurait expliquer mieux que les nobles paroles que vous venez de m’adresser pourquoi et comment il est de notre devoir d’agir ensemble de telle sorte que ce que nous faisons de part et d’autre de l’Atlantique soit, en somme, une œuvre française.

Car, à la base de l’évolution qui est en train de s’accomplir en ce qui concerne à la fois le destin des Français canadiens et leurs liens avec la France se trouvent trois faits essentiels que rend aujourd’hui éclatants l’occasion de ma visite.

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Le premier, c’est qu’en dépit du temps, des distances, des vicissitudes de l’Histoire, un morceau de notre peuple est installé, enraciné, rassemblé, ici. Oui ! Un morceau de notre peuple, par le sang qui coule dans ses veines, par la langue qui est la sienne, par la religion qu’il pratique, par l’esprit, les mots, les gestes, les noms, les coutumes, le comportement, de ses familles, de ses hommes, de ses femmes, de ses enfants, enfin par la conscience profonde qu’il a de sa propre communauté.

Après qu’eût été arrachée de ce sol, voici 204 années, la souverai-neté inconsolable de la France, 60 000 Français y restèrent. Ils sont maintenant plus de 6 millions. Ce fut, sur place, un miracle de fécondité, de volonté et de fidélité. C’est pour tous les Français, où qu’ils soient, une preuve exemplaire de ce dont peut être capable leur puissante vitalité.

Une autre donnée de la situation où vous, Français canadiens vous trouvez par rapport à vous-mêmes et par rapport aux autres, tient à ceci que votre résolution de survivre en tant qu’inébranlable et compacte collectivité, après avoir longtemps revêtu le caractère de sorte de résistance passive opposée à tout ce qui risquait de compromettre votre cohésion, a pris maintenant une vigueur active en devenant l’ambition de vous saisir de tous les moyens d’affranchissement et de développement que l’époque moderne offre à un peuple fort et entreprenant.

Ce que l’on voit apparaître au Québec, ce n’est pas seulement une entité populaire et politique de plus en plus affirmée, mais c’est aussi une réalité économique particulière et qui va grandissant. N’acceptant plus de subir, dans l’ordre de la pensée, de la culture et de la science, la pré-pondérance d’influences qui vous sont étrangères, il vous faut des élites, des universités, des laboratoires à vous. Bien loin d’assumer, comme autrefois, que des rôles auxiliaires dans votre propre progrès, vous voulez en être les créateurs et les dirigeants et vous doter, en conséquence, des enseignants, administrateurs, ingénieurs, techniciens nécessaires.

Au lieu de laisser mettre en œuvre par des entreprises extérieures les vastes ressources de votre territoire, vous entendez les découvrir, les organiser, les exploiter vous-mêmes. En somme, compte tenu des diffi-cultés inévitables d’un tel changement, moyennant les accords et les arrangements que peuvent raisonnablement comporter les circonstances qui vous environnent et sans empêcher aucunement votre coopération avec des éléments voisins et différents, on assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en mains ses destinées.

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Qui donc pourrait s’étonner ou s’alarmer d’un mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l’équilibre de notre univers et à l’esprit de notre temps ?

En tout cas, cet avènement, c’est de toute son âme que la France le salue. D’autant mieux, – et c’est là le troisième fait dominant de ce qui se passe pour vous – qu’à la mesure que se révèle et s’élève le Québec, les liens vont en se resserrant et en se multipliant entre Français des rives du Saint-Laurent et Français des bassins de la Seine, de la Loire, de la Garonne, du Rhône ou du Rhin.

Que le pays d’où vos pères sont venus et qui lui-même, après d’im-menses épreuves, se trouve en plein essor de renouvellement fournisse son concours à ce que vous entreprenez, rien, aujourd’hui, n’est plus naturel. Inversement, rien ne le sera davantage demain que la part que les savants, les artistes, les cadres, que vous êtes en train de former, pren-dront à la marche en avant d’une France qui se rajeunit.

N’est-il pas, par exemple, aussi encourageant que possible que les universités de Québec, de Montréal, de Sherbrooke, et les universités de France soient en relations régulières et que nous échangions en nombre croissant des professeurs, des ingénieurs, des techniciens, des étu-diants ?

N’est-il pas caractéristique que l’Hydro-Québec, votre puissante entreprise nationale, collabore directement avec l’Électricité de France, qu’il s’agisse des recherches, ou bien de l’utilisation des hautes tensions où vous êtes passés maîtres, ou bien de l’emploi de l’énergie atomique pour produire l’électricité, ou bien de la construction du gigantesque barrage de la Manicouagan ?

N’est-il pas significatif que nous ayons décidé d’établir bientôt entre nous, par le moyen d’un satellite spatial, un réseau français de commu-nications, de radio et de télévision ?

Dans les domaines culturel, économique, technique, scientifique, comme dans l’ordre politique, l’action menée en France par la délégation générale du Québec, les contacts fréquents entre les gouvernants, mes entretiens avec vous-même, Monsieur le premier ministre, hier à Paris, aujourd’hui ici, organisent notre effort commun d’une manière chaque jour plus étroite et plus fraternelle.

En vérité, ce que le peuple français a commencé de faire au Canada quand, il y a quatre siècles et demi, Jacques Cartier y abordait au nom du roi François Ier ; ce que ce peuple y a poursuivi sous l’impulsion de

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Champlain, gouverneur nommé par Henri IV, et de ceux qui vinrent après lui ; ce qui y fut maintenu depuis lors avec une persévérance inouïe par une fraction française grandissante ; ce que celle-ci entend désormais devenir et accomplir de son propre chef et sur son propre sol, en liant l’effort qu’elle mène dans le Nouveau Monde avec celui qui déploie dans l’Ancien sa patrie originelle ; ce que les Français d’ici, une fois devenus maîtres d’eux-mêmes, auront à faire pour organiser en conjonction avec les autres Canadiens les moyens de sauvegarder leur substance et leur indépendance au contact de l’État colossal qui est leur voisin, ce sont des mérites, des progrès, des espoirs, qui ne peuvent, en fin de compte, que servir à tous les hommes. Mais n’est-ce pas dans l’ordre des choses, puisque ce sont des mérites, des progrès, des espoirs français ?

Après un défilé en automobile qui le mène de Québec à Montréal, aux côtés du premier ministre Daniel Johnson, de Gaulle inspire l’enthousiasme des nationalistes québécois, mais il sème l’émoi au sein du gouvernement canadien quand il donne l’impression d’appuyer l’indépendance du Québec par une courte déclaration, appa-remment improvisée, du haut d’un balcon de l’hôtel de ville de Montréal. La réaction indignée d’Ottawa l’amène à écourter son séjour au Canada.

« vive le québec libre »

24 juillet 1967, Hôtel de ville de Montréal

C’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville française de Montréal. Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue de tout mon cœur. Je

vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Outre cela, j’ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d’affranchissement vous accomplissez ici et c’est à Montréal qu’il faut que je le dise, parce que, s’il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis c’est la vôtre et je me permets d’ajouter c’est la nôtre.

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Si vous saviez quelle confiance la France, réveillée après d’immenses épreuves, porte vers vous, si vous saviez quelle affection elle recommence à ressentir pour les Français du Canada et si vous saviez à quel point elle se sent obligée à concourir à votre marche en avant, à votre progrès ! C’est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson, des accords, pour que les Français de part et d’autre de l’Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. Et, d’ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires, qui feront l’étonnement de tous et qui, un jour, j’en suis sûr, vous permettront d’aider la France.

Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j’emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu’elle en vaudra mieux.

Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre ! Vive le Canada français ! Et vive la France !

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François Aquin (1929)

Dans le Parti libéral de Jean Lesage, l’influence d’Aquin s’exerce habituellement discrètement. Toutefois, il connaît son heure de gloire (et l’opprobre de ses anciens collègues) quand il démissionne avec fracas du caucus.

*

En 1967, l’ancien président de la Fédération libérale du Québec (1963 et 1964) n’est député que depuis quinze mois quand la bombe de Gaulle éclate.

D’accord avec la déclaration du général, il ne peut cautionner le blâme que le caucus libéral, convoqué d’urgence par Jean Lesage, adresse au premier ministre Johnson pour avoir encouragé « des propos séparatistes ».

En demandant au président de l’Assemblée nationale d’être dorénavant reconnu comme un élu indépendant, Aquin devient le premier député indépendantiste à y siéger. Il y restera un peu plus d’un an puis il retournera tranquillement à la pratique et à l’enseignement du droit.

« ... l’homme qui a apporté ici l’étincelle »

3 août 1967, Assemblée nationale, Québec

Vendredi dernier, j’ai donné ma démission comme membre du groupe parlementaire libéral et comme membre du Parti libéral. Je n’ai pu, en conscience, approuver la déclaration du

parti concernant le voyage du président de Gaulle sur la terre du Québec. Le voyage du président, les propos qu’il a tenus, la franchise avec laquelle il est allé au fond des choses constituent un événement historique et un pas en avant dans l’accomplissement de notre destin.

Après avoir connu l’occupation du conquérant, la tutelle de l’étranger et les trahisons de l’intérieur, le peuple québécois considère depuis quelques années que l’État du Québec est l’instrument unique de

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son progrès. À cet État québécois manque l’affirmation internationale, affirmation aussi vitale pour un peuple que l’est pour un homme le besoin de communiquer avec les autres. À cet État québécois manque la matu-rité d’un statut constitutionnel propre qui lui donnerait tous les outils nécessaires pour transformer sa situation dans les sens de l’humain et dans le sens de la liberté.

Le général de Gaulle n’est pas venu ici nous dire quoi penser ni quoi faire. Il est venu offrir l’appui de la France à la marche de notre évolution nationale. Pourquoi refuser la main tendue ? Pourquoi brandir le mythe du Québec abandonné par la France, mythe qui a été fabriqué pour masquer la francophobie de nos notables et pour absoudre un conquérant qui pendant près d’un siècle a empêché par la force toute communication avec la mère patrie ? Pourquoi chercher refuge dans le juridisme classique de l’ingérence diplomatique ? Pourquoi s’effrayer de la réaction des forces qui veulent garder le Québec en servitude ?

Je suis de ceux qui ont accepté la main tendue. Charles de Gaulle a compris les aspirations profondes du peuple québécois désireux de libération et d’affranchissement. Il a saisi le tréfonds du drame vécu par nos compatriotes qui sont pauvres dans un pays riche, citoyens de seconde classe dans leur propre cité, forcés de travailler dans la langue des maîtres, étrangers sur le sol même de leur patrie, déchirés entre ce qu’ils sont et ce qu’ils voudraient être.

Au cri de « Vive le Québec libre », c’est de l’âme de tout un peuple opprimé et brimé qu’est montée soudainement comme une réponse l’acclamation triomphale du 24 juillet. Il devenait exorcisé, ce mot de liberté, qu’avant certains osaient à peine murmurer, ce mot de liberté qui appartient pourtant à l’humanité, qui appartient aux nations, qui appartient à l’homme.

Ce jour-là, le président a révélé le Québec à beaucoup de Québé-cois et il a révélé les Québécois au monde. La prise de conscience de notre situation ne peut que coïncider avec celle de tous ces autres peuples du tiers-monde qui, eux aussi, marchent vers leur réalité. Il en est des peuples comme des individus. C’est en creusant leur propre liberté que peu à peu le chemin s’ouvre vers les autres.

Le président de Gaulle, en consolidant l’unité culturelle de la fran-cophonie, a plaidé depuis longtemps la cause d’un nationalisme moderne, nationalisme progressiste, ouvert et pacifique qui l’emportera un jour ou l’autre sur le nationalisme bourgeois, territorial et guerrier des puissances colonisatrices. Cette cause, il l’a de nouveau plaidée sur toutes les routes

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du Québec. Et notre peuple, dont on se plaît si souvent à nous dire qu’il est noyé dans une mer de 200 millions d’anglophones, notre peuple s’est tenu debout. Il n’a pas craint les remous, il n’a pas craint les ressacs.

Il a répondu avec enthousiasme au message de décolonisation. Évidemment, pour ceux qui détruisent un peuple au Vietnam et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre de soi-disant accords militaires, pour ceux qui tuent à Aden, et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre du Commonwealth, pour ceux qui oppriment en Angola et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre de l’Otan, pour ceux que scanda-lise la soi-disant ingérence d’une parole fraternelle mais qui préfèrent l’envoi d’armées ou la livraison d’armes, la présence même du général de Gaulle en Amérique était un reproche vivant et ses paroles devenaient inacceptables.

Je voulais dire à mes collègues comment j’ai vu, comment j’ai compris, comment j’ai senti au plus profond de mon être les événements que nous avons vécus et qui préfigurent de grandes choses pour notre destin au Québec et notre destinée dans le monde.

La prise de conscience du peuple, comme peuple et comme peuple dans le monde, commande le respect de l’homme qui a apporté ici l’étin-celle. Elle commande aussi notre solidarité à tous, bien au-dessus des frontières partisanes autour du chef de l’État du Québec.

Celui-ci, vendredi dernier, a été, je le dis, égal à la situation dra-matique que nous vivons et il a agi comme un véritable chef d’État.

Vous comprendrez qu’il m’était impossible dans l’optique de ce que j’ai dit d’approuver la déclaration du parti de l’opposition. Reproche voilé mais direct au président de la République française, attaque parti-sane contre le chef de l’État du Québec, surenchère électorale, la déclaration dont je me suis dissocié avait de plus l’effet de cautionner le geste du gouvernement fédéral et de rassurer par le gel antidémocratique des options constitutionnelles du parti, de rassurer la réaction américaine et canadienne.

La solidarité partisane, l’efficacité dans un parti, le souci d’une carrière individuelle sont des objections qui ne tiennent pas lorsque dans l’histoire d’un homme se pose la question fondamentale d’agir suivant tout ce qu’il est.

Je siège maintenant ici seul, libre de tous les partis mais l’heure approche où chaque homme libre au Québec devra aller au fond des choses et dire le fond de sa pensée. Jamais n’a été aussi pressante l’œuvre

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de la libération du Québec, prisonnier d’une Constitution tombée en désuétude et qui tout en étant une entrave pour nous, est devenue un tremplin pour le gouvernement du Canada.

Abandonnons ces masques du statu quo que sont le changement de la Constitution canadienne et l’évolutionnisme conservateur du statut particulier. Ce n’est pas en points d’impôts que l’on bâtit le destin d’un peuple. Par-delà les arguties et les juristes et les experts fiscaux, au plus profond de lui-même, le Québec a choisi la liberté. La liberté suppose que l’État du Québec possède en propre la totalité des pouvoirs essentiels à transformer radicalement sa situation économique, sociale et cultu-relle.

Il y a plus d’un chemin vers la liberté, mais si l’incompréhension des communautés avec lesquelles nous sommes encore prêts à négocier d’égal à égal ne nous laissait d’autre option, demain il nous faudra choisir l’indépendance. Dans la construction de cette liberté, les structures éco-nomiques et sociales devront changer, devront transformer l’homme québécois et la femme québécoise qui deviendront collectivement res-ponsables de notre révolution dans la paix, dans la justice et dans l’amour.

J’ai voulu expliquer les raisons particulières mais aussi les motifs généraux qui m’ont amené à prendre une décision grave.

J’ai pensé au passé et au présent, mais surtout à l’avenir, car la vérité est dans l’avenir. Dans 25 ans, dans 50 ans, alors que depuis des décennies le Québec sera devenu une patrie libre, alors que, par-delà les sociétés colonisatrices révolues, il aura tendu la main aux autres territoires libres d’Amérique, d’Asie, d’Afrique et d’Europe, alors qu’il fera le poids de la mégalopolis française sur le sol des Amériques, des hommes et des femmes viendront dans cette enceinte et ils ne seront pas intéressés par les débats partisans que nous y avons tenus.

À notre sujet, ils ne se poseront qu’une seule question : est-ce que c’étaient des hommes libres ? Vive le Québec libre !

M. le Président, je vous demande le privilège d’occuper un autre fauteuil dans cette enceinte.

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Daniel Johnson (1915-1968)

La carrière politique du dernier premier ministre élu de l’Union nationale est l’histoire inhabituelle d’une rapide réhabilitation dans l’opinion. Élu une première fois en 1946, Johnson ne devient ministre que douze ans plus tard et subit entre-temps les sarcasmes des libéraux et des caricaturistes pour sa loyauté inconditionnelle à son parti et à son chef Maurice Duplessis.

Élu chef de l’Union nationale en 1961, il réforme cependant l’organisation et le programme du parti et, contre toute attente, il défait les libéraux de la « Révolution tranquille » en 1966.

Plus que tout autre premier ministre québécois, peut-être, Johnson a incarné l’ambivalence politique de beaucoup de ses concitoyens et concitoyennes en défendant la thèse de « l’égalité ou l’indépendance », fondée sur l’existence de deux « nations fon-datrices ».

Bon sang ne peut mentir : les deux fils de Daniel Johnson seront aussi premiers ministres du Québec – l’un souverainiste, l’autre fédéraliste.

*

Immédiatement après la « question de privilège » soulevée par François Aquin, Johnson prononce une déclaration ministérielle sur la visite du général de Gaulle.

« le québec n’en a pas été choqué »

3 août 1967, Assemblée nationale, Québec

On comprendra qu’en qualité de chef du gouvernement et de président du conseil des ministres, il nous revenait de parler au nom du gouvernement et de faire le point quant à ces cir-

constances que la province a vécues, circonstances historiques. Sans commentaires envers qui que ce soit, mais tout simplement pour que l’attitude de gouvernement soit consignée, je voudrais vous lire cette

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déclaration ministérielle, puisque c’est la première occasion qui m’est fournie de le faire devant les députés de cette Chambre.

Le président de la République française, le général Charles de Gaulle, a reçu de notre population un accueil triomphal, sans précédent et sans équivoque. Le gouvernement du Québec est heureux de l’avoir invité à nous visiter et son passage chez nous restera inoubliable.

À l’occasion de cette visite, le général de Gaulle a pu remarquer les progrès énormes que le Québec moderne a accomplis. Percevant comme peu l’ont fait avant lui l’esprit qui anime ce renouvellement, il a parlé d’affranchissement, de prise en main par le Québec de ses destinées, de Québec libre. Il reprenait ainsi, en des termes qui lui sont propres, des idées maintes fois exprimées par les récents gouvernements du Québec. Il a salué cette conviction, qui est de plus en plus celle du peuple québécois, qu’il est libre de choisir sa destinée et que, comme tous les peuples du monde, il possède le droit incontestable de disposer de lui-même en déterminant librement son statut politique et en assurant librement son développement économique, social et culturel. Il a noté le fait indéniable que le Québec est désormais engagé dans une évolution grâce à laquelle démocratiquement il devient chaque jour davantage lui-même.

Le Québec s’est réjoui de voir le président de la République fran-çaise s’appuyer sur les liens naturels qui l’unissent à la France pour l’encourager dans cette tâche et l’assurer de son appui. Courageux et lucide, le président de Gaulle a été avec nous au fond des choses. Le Québec n’en a pas été choqué.

Aussi nous faut-il déplorer amèrement que, sous la pression d’élé-ments extrémistes, le gouvernement du Canada se soit, pour sa part, cru obligé de faire une déclaration qui forçait notre invité à rentrer en France sans passer par Ottawa. Quant à nous, nous n’oublierons jamais qu’en des mots qui touchent le cœur de tous les Québécois le président de la République française a évoqué le problème de l’identité distincte du Québec et son immense effort d’affirmation.

Le Québec n’a jamais été une province comme les autres. Ce fait élémentaire que d’aucuns, au Canada, trouvent encore difficile à accepter, le monde entier maintenant le connaît. On ne pourra bâtir le Canada de demain sans tenir compte de notre situation particulière. On ne pourra non plus logiquement s’opposer au développement de liens directs plus étroits entre le Québec, la France et les autres francophones.

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Le gouvernement du Québec poursuivra l’objectif fondamental qu’il s’est fixé, l’adoption d’une nouvelle Constitution qui consacre la reconnaissance juridique et politique de la nation canadienne-française et qui confie au Québec, compte tenu de l’interdépendance caractéris-tique de notre époque, toutes les compétences nécessaires à l’épanouissement de son identité.

Bien sûr, de telles réformes ne peuvent venir du jour au lendemain, elles exigent beaucoup de réflexion et de nombreux échanges de vue. C’est dans cet esprit que, dès janvier dernier, le gouvernement du Québec a accueilli avec empressement l’annonce par le premier ministre de l’Ontario d’une conférence qui permettra d’engager les discussions nécessaires.

Le Québec vient de vivre des moments historiques. L’isolement dans lequel il avait été plongé depuis deux siècles est désormais chose du passé. Un lien vital qui s’était graduellement rétabli depuis les accords franco-québécois de 1965 vient d’être définitivement assuré. Des pers-pectives nouvelles s’ouvrent à notre peuple. Perspectives que rend possible son extraordinaire effort de persévérance et d’épanouissement.

C’est cette réalité fondamentale que le général de Gaulle a vue qu’il a su exprimer avec éloquence. Les Québécois doivent être à la hauteur de la situation qui est la leur. Ils doivent redoubler leurs efforts dans tous les domaines, être encore plus exigeants envers eux-mêmes et ne pas craindre, en cette seconde moitié du vingtième siècle, de manifester pleinement cet esprit d’entreprise et d’invention qui, après leur avoir permis de survivre, facilitera leur affirmation.

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Pierre Elliott Trudeau (1919-2000)

Entré tardivement en politique, le professeur de droit constitutionnel Trudeau succède à Lester Pearson à la tête du Parti libéral du Canada et devient premier ministre du Canada en 1968, trois ans seulement après son élection à la Chambre des com-munes.

Les élections générales du 25 juin 1968, qui suscitent un déferlement de « tru-deaumanie », lui donnent une victoire majoritaire. Au cours de son premier mandat, il fait adopter la Loi sur les langues officielles et il affronte la crise d’Octobre, causée par les deux enlèvements exécutés par le groupe révolutionnaire du Front de libération du Québec.

Mais lors de sa deuxième campagne électorale, le 30 octobre 1972, il frôle la catastrophe, son parti ne gagnant que deux sièges de plus que les progressistes-conservateurs. Le 8 juillet 1974, il retrouve une majorité, mais le 22 mai 1979, son parti est défait et, en juin 1979, il abandonne – une première fois – la direction du Parti libéral.

*

Devant 4 000 militants libéraux, Trudeau, qui n’est premier ministre que depuis cinq mois, adopte le ton agressif qui en fait vite la bête noire des nationalistes québé-cois.

« finies les folies ! »

19 octobre 1969, Hôtel Le Reine Elizabeth, Montréal

Nous vivons dans un climat confus, où la violence prend plus de place que l’échange et le dialogue pacifiques, dans un climat de confusion, où les gens ne sont pas sûrs de pouvoir s’exprimer

en toute liberté, parce qu’ils ne savent pas de quoi demain sera fait. Nous vivons dans un climat politique où le trouble et le désordre sont beaucoup trop fréquents. Et je sais que, au tout début, beaucoup de gens s’amusaient de voir éclater ici ou là une bombe, beaucoup de gens riaient un peu parce que le fédéral, comme on le disait, avait des problèmes et que le fédéral, comme on le disait, n’était pas respecté dans la province de Québec.

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Beaucoup de gens restaient assis sur la clôture et trouvaient cela un peu drôle. Mais tout à coup, ils se sont aperçus, à force de sourire devant l’illégalité et les tactiques de terreur, que c’était l’ordre social lui-même qui était brisé ; ils se sont aperçus que les mêmes forces de désordre qui, au début, essayaient d’affaiblir le pouvoir fédéral [...] et ils se sont aperçus que, au contraire, ce pouvoir fédéral était fort et qu’il se tenait debout, les mêmes fauteurs de trouble se sont mis à ennuyer d’autres secteurs de la population.

Et c’était le congrès de l’Union nationale à Québec, il y a moins d’un an, où les gens se sont mis à attaquer cette liberté d’un parti d’avoir un congrès. Et vous savez que je ne suis pas de ce parti-là, mais quand même c’est un droit démocratique pour un parti de tenir un congrès. Alors les mêmes gens qui avaient ri quand c’était le fédéral qui avait des ennuis, ils ont commencé à trouver cela moins drôle quand c’était l’Union nationale qui voyait son congrès menacé par une bande de voyous.

Et ces mêmes gens qui riaient, quand le fédéral était attaqué, trou-vaient cela moins drôle quand, à la Saint-Jean-Baptiste8, des voyous également et des terroristes ont semé le désordre et la terreur dans la ville.

L’année d’avant, c’avait été la faute du fédéral, mais cette année, ce n’était pas la faute du fédéral – on n’y était pas. Et ces mêmes gens trouvaient cela moins drôle quand ces désordres se sont installés à Montréal, il y a à peine 15 jours, au moment de la grève des policiers. Et, au moment où les policiers étaient en grève, tout à coup, on a vu sortir des bas-fonds une vague de terreur et de violence.

Et il y a eu aussi les autres conflits ouvriers où les secteurs de l’État sont aux prises avec des difficultés, qu’il s’agisse de l’Hydro ou des secteurs de l’éducation, ou des hôpitaux, on s’aperçoit, voyez-vous, que, dans une société, tout le monde doit être solidaire et qu’on ne peut pas encourager le désordre contre le fédéral et ensuite prêcher le respect de la loi pour le provincial ou le municipal.

Une société se tient. La paix est possible dans une société quand les lois sont observées, quand le dialogue civil est possible à tous les niveaux. Et on s’est aperçu, je le répète, que le climat social dans la pro-vince était en dégringolade. On s’est aperçu que le terrorisme qu’on avait mené contre le fédéral tout à coup s’attaquait au cœur même de la

8. L’année précédente, Trudeau, nouveau premier ministre, avait été la cible d’une manifestation violente en face du parc Lafontaine, à Montréal.

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province et au cœur même de la cité de Montréal. Et c’est ça, le climat qui règne aujourd’hui.

Où sont les promesses de 1960 ? Où est cette progression dans les affaires, dans la politique, dans l’université, qui nous donnait tant d’espoirs dans les débuts des années 60 ? Cela sombre dans le désordre social et dans le marasme économique également.

Vous savez, ça ne va pas bien économiquement dans la province. Je sais que ceux qui disent que, quand on parle de cela, on est à la remorque de la Chambre de commerce et on fait du terrorisme écono-mique. Eh bien !, on ne fait pas de terrorisme économique.

Voyez à Radio-Canada, il y a à peine quelques jours, une interview de David Rockefeller, chef d’une des plus grandes institutions financières au monde. On l’avait à Radio-Canada, et on a trouvé le moyen de lui demander quoi ? Est-ce que les investisseurs viendraient si le Québec était indépendant ? C’est une maladie de l’esprit, vous savez, à Radio-Canada – et je vais en parler un peu tout à l’heure de Radio-Canada s’il me reste du temps. Mais, pour le moment, on posait à M. Rockefeller la question : « Est-ce que les capitaux viendraient quand même ? » Point n’est besoin d’attendre l’indépendance pour savoir la réponse. Ils ne viennent pas maintenant.

Les statistiques dans le Québec actuellement montrent que les investissements de capitaux ne progressent pas au même rythme que dans les autres provinces, ne progressent pas au même rythme que dans tout le Canada.

[...] Ce n’est pas du terrorisme que je fais, ce sont les terroristes qui font du terrorisme économique et qui mettent la province de Québec dans une position telle que le marasme s’installe chez nous. Pas besoin de demander à M. Rockefeller si les capitaux viendraient : ils ne viennent pas. Et pas seulement des étrangers, mais des Canadiens eux-mêmes qui investissent moins chez nous que dans les autres provinces.

[...] Vous savez, la cause de tout ce séparatisme, c’est qu’on disait que les Canadiens français n’ont jamais de chance à Ottawa. Ça fait 100 ans qu’on essaie ; on n’a pas de chance, on ne sera jamais capable de faire là notre marque, alors replions-nous sur la province de Québec, lavons-nous les mains du million de Canadiens de langue française dans les autres provinces, faisons l’indépendance, on gouvernera tout seul notre affaire. Il faut d’abord savoir comment ça sera gouverné.

Si, encore une fois, si on en juge par le climat de terreur, le climat de violence, qui est le plus pur fruit du séparatisme depuis 10 ans, on peut

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penser que la ville dans laquelle on vivrait dans un Québec indépendant ne serait certainement pas réjouissante. Le ver est déjà dans le fruit. Le séparatisme est encore, et je vous le répète, un parti obscur et minoritaire qui n’a pas d’élu et qui n’élira pas un député, et déjà la pensée que ce serait possible est assez pour faire retourner le Québec en arrière.

Ils disent que le Canadien français n’a pas de chance à Ottawa, qu’on ne peut rien faire là-bas, alors replions-nous sur la province de Québec. Ce n’est pas ce qu’ont pensé les députés et les ministres qui sont parmi vous. Ils se sont dit : on va y aller, à Ottawa, et on va prouver ce que les Canadiens sont capables de faire, ce que les Québécois sont capables de faire à Ottawa. Ils ont relevé le défi de prendre en main cette administration fédérale.

C’est vrai, peut-être, qu’il y a 10, 20 ou 30 ans, les Québécois n’étaient pas forts à Ottawa, mais ils n’étaient pas forts à Québec non plus. On ne s’occupait pas beaucoup de la chose publique. L’État était une sorte d’ogre qu’il fallait redouter. Le gouvernement : le moins pos-sible.

Mais en 1960, et cela a été le grand mérite du Parti libéral provin-cial, ils ont montré que l’État pouvait parfaire les citoyens et que l’État était un instrument puissant d’émancipation et d’évolution pour un peuple. Et pendant que quelques-uns faisaient cela à Québec, d’autres l’ont fait aussi à Ottawa. Et ils ont également réussi. Oui. Et on n’a pas d’influence, les Québécois, à Ottawa ? J’entends toujours le contraire dans les autres provinces : il y a en a trop pour le Québec.

[...] Quand nous parlons des Québécois, nous les englobons tous, quelles que soient leurs origines, la langue officielle qu’ils parlent, leur religion, le lieu où ils habitent. Quand nous parlons des Québécois, nous les visons tous. Certains d’entre vous, je le sais, se sentent mal à l’aise devant la situation actuelle et certains commencent à sentir qu’ils cons-tituent une minorité. Vous entendez ceux qui vous disent que vous êtes minoritaires, et certains d’entre vous songent à partir.

Je vous dirai ceci : le sentiment d’appartenir à une minorité est sans issue. Le Canada est minoritaire sur le plan industriel. Nous formons une minorité parmi les nations riches ; vous n’avez qu’à regarder la vaste majorité des nations, qui elles sont pauvres. Et au Canada, les Canadiens français représentent une minorité tandis que les Canadiens anglais sont minoritaires au Québec et moi-même, à titre de Canadien français, je suis minoritaire dans la circonscription de Mont-Royal. Vous savez, le sentiment d’appartenir à une minorité est une vue de l’esprit. Ce n’est

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pas quelque chose de réel. Aux Canadiens français, j’ai souvent dit : vous constituez une minorité si vous en avez le sentiment, mais nous ne nous sentons pas minoritaires à Ottawa ; personne ne nous bouscule à Ottawa, et ne vous laissez pas bousculer au Québec.

[...] Et je parlais tout à l’heure de cette autre institution, Radio-Canada. Et là encore, l’argent des contribuables ne sert pas toujours aux fins de former un Canada uni et fort. Or c’est pour cela qu’on paye des taxes au fédéral. Et je ne veux pas passer sous silence le travail énorme qui a été fait par les nouveaux directeurs de Radio-Canada depuis deux ans. Et je sais que c’est un travail dur, et de tous les jours, pour essayer que sortent de cet appareil des opinions objectives et un petit peu moins séparatistes. Et je sais que c’est notre responsabilité, cela aussi...

Mais s’ils ne réussissent pas, on va les prendre nos responsabilités, nous au gouvernement. On mettra la clef dans la boîte. Vous savez, il ne faut pas penser qu’on ne le fera pas. Si c’est nécessaire, on peut en faire des programmes, et si on ne peut pas en faire des programmes, on fera voir des vases chinois ou japonais, et ça cultivera toujours les gens – au lieu d’écouter les âneries qu’ils nous servent.

[...] Et quant à nous, à Ottawa, je vous le répète, aucune crise nulle part au Canada ne nous laissera indifférents. On représente tout le Canada à Ottawa ; et parce qu’on vient du Québec, on est surtout inté-ressés à voir à ce que ça aille bien dans le Québec. Vous pouvez compter sur nous.

On ne laissera pas diviser ce pays ; ni de l’intérieur ni de l’extérieur. On ne permettra pas que des gouvernements étrangers viennent nous expliquer, à nous, ce qu’est la Constitution du Canada. On ne le laissera pas diviser non plus de l’intérieur, ce pays, parce qu’on y croit au Canada et on croit que ça appartient à tous les Canadiens, et on croit que ce pays, un des plus riches au monde, un des plus riches en ressources naturelles, un des plus riches par le standard de vie de ses habitants, par le degré d’éducation de ses citoyens, on sait que ce pays doit durer et on sait que c’est à nous, du gouvernement fédéral qui devons parler au nom de tous les Canadiens quand il s’agit de l’avenir du fédéralisme chez nous.

Et je vous le répète, aucune crise ne nous trouvera absents d’aucune partie du Canada, surtout pas du Québec. Et je vous le dis, quant à nous et quant à vous, j’espère, ça assez duré, les folies depuis quelques années. On veut maintenant travailler ensemble pour faire un pays libre, un pays prospère, et un pays uni. Finies les folies !

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Claude Charron (1946)

Élu à 24 ans, un des sept premiers députés du Parti québécois à l’Assemblée nationale en 1970, Charron a déjà fait la démonstration de ses talents oratoires comme leader étudiant.

Comme ministre, de 1976 jusqu’à sa démission en 1982, on le dit un des préférés du premier ministre René Lévesque.

*

Dans ses mémoires, René Lévesque dit de Charron :

Remportant comme en se jouant l’investiture puis l’élection, notre homme fit montre de dons qui le situent à mon avis au premier rang des plus grands orateurs que j’ai entendus. C’était le type achevé de l’éloquence, celle qui sent le public et se met aussitôt au diapason et, passant à volonté de l’émotion à l’humour puis à des développements d’une force et d’une rigueur sans pareilles, peut vous tenir subjugué aussi longtemps qu’elle le désire9.

Benoît Massicotte, qui a été directeur du Journal des débats de l’Assemblée nationale de 1964 à 1979, confiera pour sa part à l’auteur que Charron a été le meilleur orateur qu’il ait entendu durant cette période10.

Dans un courriel à l’auteur, Charron identifie son discours sur le discours inaugural de la session de 1975 comme « mon préféré à moi » :

J’avais mis mon âme et mon cœur dans ce discours, et on sent poindre le découragement et le désenchantement d’un jeune homme qui atteindra bientôt 30 ans et qui ne se doute pas du tout que « 15 novembre 197611 » s’en vient !

9. Attendez que je me rappelle, Québec Amérique, 1986. 10. Robert Bourassa et Brian Mulroney, à qui cette opinion a été rapportée, l’ont tous

deux contredite. 11. Jour des élections où le Parti québécois est porté au pouvoir.

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« ... le ramassis D’opportunistes et la barricaDe De satisfaits »

24 mars 1975, Réponse au discours inaugural de la session de 1975, Assemblée nationale, Québec

Monsieur le Président, ce n’est pas souvent que vous me voyez intervenir dans un débat avec un texte écrit.

J’ai même souvent découvert dans cette épreuve de l’écriture un défi encore plus vaste que celui de la parole dont fait abon-damment usage le ministre des Affaires culturelles*.

Mais j’ai voulu voir s’il arriverait toujours la même chose à ce qui se conçoit bien et si les mots pour le dire allaient venir aisément.

Non pas que les heures d’aujourd’hui aient à mes yeux, une telle clarté d’explication : au contraire, je nous sens de plus en plus nombreux que jamais dans la cage noire de la recherche, de l’analyse, et j’y retrouve, enfin, de tonitruants explicateurs d’hier dont les vérités médiocres ont fini pas se déchromer.

Pourrons-nous, Québécois, pendant que nous sommes dans l’obscur, découvrir l’immense lumière de fête que feraient chacune de nos minces allumettes ?

J’ai envie, ce soir, de vous parler d’un projet que nous sommes des milliers maintenant à avoir au cœur et à la tête. J’ai envie de vous dire, en même temps, que ce grandiose projet pour notre peuple est, au fond, d’une paradoxale banalité. Il s’agit, tout compte fait, de reconnaître ensemble que ce peuple est normal, qu’il est sain, solide, qu’il a de l’ima-gination, de l’esprit, les moyens qu’il faut à un peuple normal et qu’il doit avoir sa chance à lui de vivre comme n’importe quel autre peuple normal.

C’est vrai que nous n’en parlons plus souvent de ce projet qui, jusqu’à son accomplissement, demeurera le cœur de la vie de notre col-lectivité. Oh ! Non pas, et vous le savez bien, que l’idée de l’indépendance soit mise en veilleuse dans la tête des hommes élus ici pour la promouvoir, mais bien plutôt parce que la place qu’elle occupe maintenant à votre gauche, M. le Président, nous oblige à la déposer, à l’expliquer, à la véri-fier et à la présenter dans le quotidien, le va-et-vient, le jour après jour des désirs les plus simples jusqu’aux extravagances les plus olympiques,

.

* Denis Hardy

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et cette étape que nous devons faire dans des conditions que nous n’avons pas choisies demeure essentielle.

L’idée de la souveraineté du Québec devait, pour sa réussite, devenir une idée quotidienne, apparaître dans le quotidien de chacun de nos foyers.

Autant son cheminement clandestin, parfois violent, d’il y a une quinzaine d’années, autant son éclatement spectaculaire sur le terrain du choix démocratique d’il y a dix ans, autant ils n’ont pas, hélas, été toujours prévus par chacun. Des militants généreux de la première heure, d’autres qui, comme moi, ont vécu, participé à ces périodes de longues émotions, de virulents débats, où une idée était en train de tailler son chemin de cœur jusqu’à la tête des citoyens, ceux-là ont peut-être une nostalgie de l’époque où tout devait culminer à ciel ouvert dans le débat entre l’indépendance et le fédéralisme imposé.

Quand, il y a cinq ans, nous entrions pour la première fois dans cette Assemblée, notre enthousiasme a dû apprendre, s’il ne le savait déjà, que le long cheminement qui s’annonçait était, au fond, l’étape essentielle qui ferait la différence.

Je ne peux m’expliquer cette illusion de raccourci que nous tous, militants de l’indépendance, avons eue, à un moment ou à un autre, que par le climat qui régnait alors dans le Québec.

Notre pays achevait alors la longue mise à jour qu’on a appelée la Révolution tranquille. Déjà, l’ignorance collective que Duplessis nous avait laissée comme héritage paraissait battue en brèche par l’imagination, la détermination de nouveaux hommes. Sur tous les terrains, le moindre initiateur, la moindre créativité se sentaient porte-parole d’un vaste cou-rant et se défendaient comme s’ils avaient un peuple à défendre. Personne dans ce temps-là, M. le Président, ne perdait la mémoire. Tous se sou-venaient de l’anomalité de ce peuple, de son humiliation et de sa résistance.

Mais s’y joignait, au cours des années soixante, cette découverte de l’État comme outil moderne, autrement dit, l’utilité pratique d’une notion politique a fait naître l’indépendantisme officiel. Et cette décou-verte allait marquer pour longtemps la vie de notre collectivité.

Je ne crois pas être audacieux ce soir de parler ainsi de cette période de notre histoire, devenue un tabou dans plusieurs milieux, je dois le dire. Critiquer la Révolution tranquille, me dira-t-on, c’est faire le jeu des vieilles grenouilles libérales qui l’ont vidée de son sens comme on pille

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des trésors, c’est apporter de l’eau au moulin déjà bien graissé de tous ces conservateurs de fortune.

Mais, que les charlatans de l’étroitesse d’esprit ne me prennent pas pour un allié. Je dis au contraire que l’œuvre essentielle que nous avons faite à cette époque a eu des faiblesses qu’il nous faudra reprendre.

Par exemple, cette notion de l’État que nous sommes probablement une des dernières collectivités occidentales à entretenir comme mythe, probablement parce que nous n’en avons pas. Chez nous, l’État provin-cial n’avait été qu’un rempart culturel, une sorte de tribune pour nos rois nègres d’occasion. Il est devenu, au cours des années soixante, à notre grande surprise, un instrument de promotion collective.

Bien sûr, on ne peut pas faire croire à l’homme que cette émanation divisée, divorcée, conflictuelle, étrangère, le sert tout aussi bien que si l’État était indivis, unitaire, homogène et souverain ; d’où le choix tout à fait rationnel et logique de la souveraineté auquel la Révolution tranquille conduisait.

Mais on avait oublié, chez les étatistes, que l’État, toute création aliénante qu’elle soit par ailleurs, n’existe d’abord que par et pour l’homme, qu’il est une création humaine, fait pour servir l’épanouissement humain. La Révolution tranquille fut une révolution déclenchée d’en haut ; on le sait, on l’a déjà dit. Comme l’Union nationale nous avait abandonnés, on n’avait pas le choix.

Il y a des révolutions qui viennent d’en haut, là n’est pas la question. Elles sont plus longues à s’achever, ce qui est peut-être un gain considé-rable si elles deviennent inachevables, et elles se modifient considérablement, elles doivent d’ailleurs absolument se modifier. Un peu comme la loi du balancier, elles retournent vingt ans plus tard en haut, différentes de partout, pour avoir séjourné longuement avec ceux du peuple quelles avaient réveillés.

Prenons de la Révolution tranquille son geste fondamental. Prenons l’école publique et libre. Je ne serai jamais d’accord avec ceux qui pré-sentent ce moment de l’histoire du Québec comme une mesure imposée de l’extérieur. Il faut, avec eux, toutefois convenir que le développement économique du Québec, mené en ce temps-là comme aujourd’hui par l’investisseur étranger, risquait de subir son désintérêt si notre taux de main-d’œuvre qualifiée ne rattrapait pas une moyenne quelconque.

Mais je crois qu’il faut connaître très bien peu de notre histoire pour ignorer combien il était de l’intérieur, c’est le cas de le dire, de notre

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âme et de notre tête ce goût d’apprendre qui poussait sur la place publique les hommes les plus dynamiques et les plus dévoués de cette époque. Oh ! Peu d’entre eux sont restés, mais l’un d’entre eux en est toujours le chef remarquable.

Prenons le rapport Parent12, cette vieille brique faite de l’audace que donne un cerveau qui a faim et d’un ventre aussi qui veut s’enrichir comme qui s’instruit, disait-on. Commandées d’en haut et d’en bas, ce sont les réformes inévitables, tellement inévitables que les deux vieux partis les réalisèrent chacun leur tour, en les dénonçant violemment pendant le tour de l’autre.

Au fond, ces vieux partis, ils la craignaient tellement, cette réforme, qu’ils se devaient de la dénoncer, autrement dit réconforter la peur des autres parce qu’on a peur soi-même. Est-ce que la digue politique du XIXe siècle allait être assez forte ? Mais ils la firent quand même cette réforme, en la bâclant, en la diluant, en la négligeant ; des bases inache-vées, des recommandations oubliées, des réclamations écartées, des révoltes écrasées.

Les gestes du gouvernement d’en face sont singulièrement signifi-catifs à cet effet. Ses trois interventions majeures en éducation n’ont respecté en rien, parfois même sont allées à l’encontre des recomman-dations et du rapport Parent et des groupes les plus dynamiques de notre époque à nous. Parents, commissaires, enseignants, étudiants, personne n’avait le droit de contester le ciment des normes et le numéro de décisions qui font roucouler le ministre.

Et dire que ce sont ces tartufes qui s’insurgent contre le désordre, qui pillent le trésor public pour engraisser l’école privée. Premiers témoins de cet échec, ceux-là mêmes pour qui on disait bâtir le Québec. La Révolution tranquille s’était basée sur des postulats, mais en avait mani-festement oublié d’autres.

Une génération presque entière, complice dans sa musique et dans ses vêtements d’un mouvement mondial qui la nourrissait spirituellement, s’est d’abord mise à déserter l’école et le système, ensuite, ou, plutôt, elle a laissé l’impression de s’y laisser porter, amorphe, inutile, non décidée, et envahir en se gardant la tête ailleurs.

12. Du nom de son président, Mgr Alphonse-Marie Parent. Ce rapport, publié par le gouvernement Lesage en 1961, résume les travaux et les recommandations de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec.

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Plusieurs conviendront avec moi, qu’il y a dans les « dropouts » de l’école certains des jeunes Québécois les plus intelligents et les plus sains. La Révolution tranquille dans son cul-de-sac politique inévitable, étatiste sans État, perdait alors ses principaux appuis. Témoins colorés, résistants dénoncés, exceptions harcelées, les jeunes Québécois ont été les premiers à nous rappeler la limite du collectif sur le sens de l’humain.

Aujourd’hui, plus d’un qui les a dénoncés dit s’en inspirer. Avant-hier, c’était Cabano, hier, c’était Mont-Brun, demain ce sera l’ensemble du pays qui nous le rappellera13. La Révolution tranquille nous condui-sait tout droit vers un État, mais c’était d’un pays qu’on avait encore plus besoin. Les jeunes ne le savaient pas tous, mais c’est ce qu’ensemble ils nous disaient.

Aujourd’hui nous sommes à réinventer le collectif sur des bases nouvelles, avec même un vocabulaire nouveau, parce que nous avons redécouvert l’homme, l’avons rétabli comme entité fondamentale de nos mouvements collectifs.

Cette découverte, cette croyance exigeait, pour ce faire, une retraite d’un collectif imposé, d’une appartenance forcée par la publicité des riches et la médiocrité des gros. D’autant plus que le ramassis d’oppor-tunistes et la barricade de satisfaits qui devenaient le gouvernement d’après la Révolution tranquille, ce rempart d’impuissants conduits par un amnésique allait, entre autres choses, s’appliquer, par intérêt calculé, à diluer le sens du collectif parce que ça travaillait à long terme pour l’opposition. Il fallait donc presque déserter le régime où tout était iné-vitablement récupéré.

Les jeunes Québécois nous ont enseigné que nous sommes un des derniers coins de ce continent où l’on puisse encore faire la distinction entre ce qui est pain et ce qui est jeu ; dans un continent où il y a abon-dance des deux, ce n’est pas un mince privilège. Le choc, le décrochage qui a marqué la fin des années soixante n’était pas la révolution qu’on y voyait, ce n’était que la rupture qui devait conduire ou non à une profonde transformation qui, elle, n’est palpable qu’aujourd’hui.

Plusieurs ont pris le chemin confortable de la banalité commerciale ; d’autres ont poussé au bout leur séparation de la collectivité et en sont

13. Au milieu des années 1960, après un projet pilote de planification économique qui amène la fermeture de plusieurs paroisses du Bas-Saint-Laurent, la population se regroupe en Opérations Dignité pour relancer le développement de cette région.

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tristement devenus les citoyens les plus exploités et au fond, quoi qu’ils en pensent, parfois les moins libérés. Mais d’autres, enfin, ont procédé à ce réalignement en profondeur auquel l’évolution du Québec obligeait.

Aujourd’hui, des leaders différents occupent les terrains de base que les jeunes ont préférés aux postes officiels. Aujourd’hui, il n’y a pas un jeune Québécois qui, à un moment de sa vie, n’ait pas voulu, n’ait pas songé, n’ait pas rêvé de se trouver un jour au beau milieu de centaines de milliers de ses concitoyens, de sa terre à lui ou de la terre des autres, et trépigner de paix sur la même musique.

Bien des gens n’ont pas la moindre idée de la paix que leurs enfants entendent au bout de tant de bruit, mais pas plus qu’il y a des siècles les Anglais ne comprenaient pourquoi on s’entêtait et on aimait être des coureurs de bois. So what ?

L’éclosion des années soixante avait aussi multiplié les fronts où la bataille pour l’humain devait maintenant se livrer. La mort de l’unita-risme, de la vérité unique allait entraîner une multitude de lieux où les énergies allaient se déployer. Au fond, la victoire de la première bataille allait en entraîner des dizaines d’autres. Les énergies créatrices de notre nation se trouvaient poussées sur des dizaines de canaux différents allant du frustrant comité d’école jusqu’au cinéma le plus vivant et le plus épanoui.

L’insatisfaction que tous allaient, à un moment ou à un autre, éprouver, chacun devait apprendre à la contenir, l’organiser, la réprouver. La frustration accumulée sur le champ collectif devrait faire qu’au cours des dernières années de cette décennie la politique regagne la place qu’elle a déjà occupée parce que, c’est ce qu’on découvre maintenant, quelles que soient les victoires sur les divers fronts d’une société moderne, c’est par la politique, par le politique que la vie d’une société assume vraiment le changement.

Puissent-ils ne jamais l’oublier, ceux qui reprochent aux politiques leur lenteur à suivre ! Pendant que l’opposition, pour l’homme, met le temps à se réorganiser dans les structures que la Révolution tranquille lui a laissées, elle découvre, en même temps, l’importance d’avoir un partenaire autre que le gouvernement d’en face.

Parce qu’à l’origine de l’impuissance, comme de la désintégration morale du gouvernement actuel, il faut voir autre chose que ce que nous rappelait le chef de l’opposition, la dépendance où ce gouvernement se maintient.

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Nous sommes en face d’un gouvernement proprement réaction-naire, c’est-à-dire né en réaction à un événement. L’aboutissement du mouvement étatiste des années soixante devait être ou l’indépendance ou un gouvernement conservateur, médiocre, négatif, pour empêcher l’indépendance et il fut, ce gouvernement.

Ce gouvernement n’a qu’une vocation, n’a été élu que sur un mandat : empêcher l’indépendance du Québec. Ce parti, qui était celui du changement il y a quinze ans, devait devenir ce ramassis de conser-vateurs, parfois d’anciens adversaires de la belle époque. Mais où la nécessité du pouvoir fait cohabiter des hommes différents.

Ce gouvernement n’a qu’un mandat : empêcher la montée des forces neuves ; les combattre partout où elles s’expriment ; non seulement battre le mouvement de l’indépendance, mais surtout son esprit ; éteindre les revendications, maquiller les statistiques, tronquer les projets d’une administration tranquille, comme si on lui avait enlevé le feu sacré, s’in-cliner devant l’étranger, se servir comme un propriétaire.

Pourquoi, aujourd’hui, attendre l’avis, la lumière, le guide, d’un gouvernement précisément élu pour les défaire ? Qu’attendre de plus d’un gouvernement que l’on connaissait, qui s’identifiait, dont le finan-cement dangereux était connu et dont l’armature était éprouvée ?

Nous découvrons aujourd’hui, Québécois, que ce gouvernement sans mandat, sans vocation autre que d’empêcher le Québec d’arriver à lui-même, n’a pas d’âme, il est errant dans nos affaires et il lui faudrait au plus tôt un chef.

Que faisaient-ils, ces pleutres qui inondent les journaux, quand il y a dix mois, dix-huit mois, ils nous incitaient à les réélire pour empêcher ? Ne savaient-ils pas, ces démocrates du dimanche, qu’il faut à un peuple un idéal, une foi, et que cet idéal, cette foi, ne peuvent pas être d’être contre lui-même ?

L’illusion du raccourci dont je vous parlais, dont nous avons été victimes, c’est maintenant eux qui la connaissent. Le terrain était facile en 1970. N’importe quel argent pouvait faire de n’importe qui n’importe quoi. L’adversaire était fragile, pauvre, naïf, commençait à s’organiser ; tout était beau. Mais c’est autre chose maintenant, cinq ans après, que de faire vivre un gouvernement qui n’a été élu que pour empêcher.

Mais nous la bouclerons la boucle au cours des prochaines années, pendant que ce rempart artificiel continuera à se dessécher comme il est appelé à le faire. Nous la bouclerons la boucle, si nous puisons dans nos

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dernières luttes et chez nos plus jeunes concitoyens les leçons qui s’im-posent.

Non pas reprendre la Révolution tranquille, comme un fruit entamé qui nous reviendrait, mais bâtir un pays avec des humains qui en veulent un pour eux. Ne pas avoir peur d’affirmer que l’indépendance apportera du nouveau, du neuf, redire que le programme de l’indépendance pose les jalons d’une société plus humaine, plus souple et pourquoi pas plus riche.

Redire encore que ceux d’entre nous qui resteront voudront féro-cement leur réalisation parce que l’indépendance doit changer quelque chose, qu’elle changera la société québécoise, d’autant plus que ce mou-vement, j’allais employer l’expression idiote « compte dans ses rangs », non pas dans ses rangs mais devant lui, autour de lui, les éléments les plus dynamiques, les plus modernes, les femmes les plus éveillées, les agriculteurs les plus conscients, les travailleurs les plus sensibilisés.

Tous ces Québécois et Québécoises n’attendent de nous que la garantie du changement, l’engagement du changement. Notre avenir, à nous, comme au Québec, réside chez ces jeunes gens heureux, fiers, libres, dont tout le monde envie quelque chose, ne serait-ce que le sourire mais qui prennent pignon sur rue ça et là, dans nos quartiers, dans nos villes, dans nos campagnes et de qui, ce soir, j’avais envie de vous parler, telle-ment je suis, de toute mon âme, avec eux.

Je sais bien que ce ne sont pas là les propos d’un révolutionnaire ni d’un « peace and love » égaré mais ceux d’un jeune Québécois adulte, élu par la classe ouvrière de Montréal, qui croit depuis longtemps que le plus important demeure certes la paix intérieure de chaque humain mais qui croit encore à la nécessité de s’engager pour que les conditions maté-rielles et intellectuelles nécessaires à cette éclosion existent pour l’ensemble de la collectivité, et qui se sent tout proche d’un pays et de ceux qui y vivent.

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René Lévesque (1922-1987)

Journaliste à la radio et à la télé pendant près de 15 ans, Lévesque joint le Parti libéral du Québec en 1960. Il devient successivement ministre des Ressources hydrau-liques et des Travaux publics, ministre des Richesses naturelles et ministre de la Famille et du Bien-être social dans le gouvernement Lesage, où il impressionne par ses initiatives et sa passion réformatrices.

Il quitte le Parti libéral en octobre 1967 après un différend avec Jean Lesage au sujet du programme constitutionnel du parti. Il fonde alors le Mouvement souve-raineté-association et il devient, un an plus tard, président de son parti successeur, le Parti québécois. Après deux défaites électorales, il est finalement élu en 1976 lors de la victoire du parti et il est réélu en 1981.

Premier ministre de la province de Québec du 25 novembre 1976 au 3 octobre 1985, il meurt deux ans après son retrait de la vie politique, à l’âge de 65 ans.

Orateur passionné et convaincant, il préfère improviser à partir de quelques notes griffonnées par lui et il lit très rarement des textes préparés par d’autres. Cette méthode explique peut-être que c’est lui qui, en moyenne, a la phrase la plus longue et la plus complexe de tous les premiers ministres québécois des temps modernes, dont les discours ont été soumis à une analyse lexicométrique14.

Pour les interventions majeures, cependant, « tout ce qu’il écrivait était travaillé et retravaillé jusqu’à ce qu’il trouve le ton et le degré de nuance désiré, le mot ou l’ex-pression juste », selon sa collaboratrice Martine Tremblay.

14. Dominique Labbé et Denis Monière, Les mots qui nous gouvernent, Monière-Wollak Éditeurs, 2008.

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« ... cernés comme astérix Dans son village »

2 novembre 1977, Assemblée nationale française, Paris

Il s’agit d’un peuple qui, pendant longtemps, s’est contenté pour ainsi dire, de se faire oublier pour survivre. Puis il s’est dit que, pour durer valablement, il faut s’affirmer, il peut devenir souhaitable et

même nécessaire de s’affranchir collectivement. Il est donc arrivé, il y aura un an dans quelques jours, qu’un parti soit porté au pouvoir, dont la raison d’être initiale, et toujours centrale, est justement l’émancipation politique. Et quoi qu’on ait prétendu et qu’on prétende encore dans certains milieux qui n’ont guère prisé l’événement, les électeurs savaient

René Lévesque lors de l’élection de 1973. Derrière son chef défait une deuxième fois, Claude Charron, réélu avec une poignée de députés péquistes.

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fort bien ce qu’ils faisaient ; ils n’étaient ni ignorants, ni distraits. Et bien des gens, même chez ceux qui s’y opposaient, ont ressenti une grande fierté de cette victoire sur le chantage propre à tous les régimes qui se sentent menacés.

Il est donc de plus en plus assuré qu’un nouveau pays apparaîtra bientôt démocratiquement sur la carte, là où jusqu’à présent un État fédéral aurait bien voulu n’apercevoir qu’une de ses provinces parmi d’autres, et là où vit la très grande majorité de ceux que vous appelez souvent « les Français du Canada » : expression dont la simplicité, qui rejoint quelque chose d’essentiel, est pourtant devenue trompeuse en cours de route.

Mais commençons par tout ce qu’elle conserve d’authentiquement vrai. Sur quelque 2 000 kilomètres du Nord au Sud et plus de 1 500 de l’Est à l’Ouest, le Québec est, physiquement, la plus grande des contrées du monde dont la langue officielle soit le français. Plus de quatre sur cinq de ses habitants sont d’origine et de culture françaises. Hors de l’Europe, nous formons donc la seule collectivité importante qui soit française de souche. Nous pouvons, tant comme vous, évoquer sans rire nos ancêtres les Gaulois. Et, comme nous ne sommes pourtant que six millions au coin d’un continent comptant quarante fois plus d’anglophones, même qu’il nous advient de nous sentir cernés comme Astérix dans son village... et de songer aussi que l’Amérique du Nord tout entière aurait fort bien pu être gauloise plutôt que... néo-romaine.

Car ce fut un incroyable commencement que le nôtre. De la baie d’Hudson et du Labrador tout en haut jusqu’au golfe du Mexique tout en bas, et de Gaspé près de l’Atlantique jusqu’aux Rocheuses d’où l’on voit presque le Pacifique, c’est nous – et c’est donc vous en même temps – qui fûmes les découvreurs et aussi les premiers Européens à prendre racine. Les pèlerins du Mayflower n’avaient pas encore tout à fait levé l’ancre pour aller fonder la Nouvelle-Angleterre, que déjà Champlain avait érigé à Québec son habitation et que la Nouvelle-France était née.

Et plus, pendant 150 ans, guerriers et missionnaires, colons et coureurs des bois, écrivirent bon nombre des pages les plus extraordi-naires, sinon les mieux connues, des XVIIe et XVIIIe siècles.

[...] Quoi qu’il en soit, cette histoire-là, pendant un siècle et demi, elle fut la nôtre – et la vôtre également. Et je me souviens qu’en arrivant au dernier chapitre, celui qui se termine par défaite et conquête, on perdait le goût de savoir la suite, et l’on revenait plutôt inlassablement

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au début, parce que la suite, n’en déplaise à nos concitoyens d’origine britannique, ça nous semblait devenu en quelque sorte l’histoire des autres.

Car cette défaite, on l’a bien décrite en disant qu’elle en fut une au sens premier de l’expression, c’est-à-dire que quelque chose en sortit littéralement défait, démoli, et pour longtemps. Et ce quelque chose, c’était cette « aptitude à devenir une nation normale » qu’un intendant du roi, comme bien d’autres observateurs, avait noté dans un rapport à Versailles. Si la colonisation française, la plus faible, n’avait pas eu à se heurter à la plus forte qui était l’anglaise, l’évolution de ces Canadiens, dont personne d’autre alors ne portait le nom, les aurait menés à la pleine existence nationale tout aussi sûrement, et pas tellement plus tard, que les treize autres colonies plus populeuses qui devaient bientôt se baptiser les États-Unis.

Il ne s’agit pas ici d’idéaliser nostalgiquement cette toute petite société de quelques dizaines de milliers de pauvres gens qui, en 1760, eurent à subir dans la vallée du Saint-Laurent une domination étrangère destinée à demeurer longuement permanente. Comme toutes les autres colonies de l’époque, ce n’était encore que la dépendance d’une métropole à la fois naturelle et lointaine, et dont le pouvoir, une fois son œuvre accomplie, aurait cessé chez nous comme ailleurs, n’eut été la rupture de continuité. Déjà, en effet, la distance, le climat, les contacts suivis avec la population indienne, les aventures continentales, avaient façonné une mentalité et un mode de vie de plus en plus différents de ceux de la mère patrie. Il y avait là, en puissance, une nation, française bien sûr, mais de personnalité tout aussi capable de vivre sa vie, d’être présente au monde.

C’est cela que la défaite vint briser, mais sans parvenir toutefois à en effacer le rêve. Un rêve assez fort, quoique d’ordinaire inavoué, pour nourrir jusqu’à nos jours une identité et une idée nationales que, seuls, la faiblesse numérique et l’isolement total empêchèrent de se réaliser.

Mais bientôt le nombre se mit à augmenter, et la « revanche des berceaux » vint le multiplier si prodigieusement que le grand historien Toynbee affirmait un jour qu’à son avis, lorsque sonnerait la trompette du jugement dernier, deux peuples seulement seraient sûrs d’y être encore ; les Chinois... et nous.

Et tout le long de ce cheminement laborieux de la « survivance », une absence jusqu’à tout récemment nous avait toujours paru singuliè-rement criante et assez incompréhensible : c’était celle de la France. Il y

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avait entre nous depuis deux siècles, souligné plutôt qu’amoindri par la participation commune aux deux grandes guerres, un fossé d’ignorance et de méconnaissance que nos relations à peine épisodiques ne parve-naient qu’à creuser davantage.

Aussi n’est-il pas excessif, du moins pas beaucoup, de dire : « Enfin de Gaulle vint... » Non pas seulement, ni même surtout, pour ce « Vive le Québec libre », cet accroc prophétique qui retentit tout autour du monde. Il faut se rappeler que, bien avant, dès 1961, le général avait tenu à présider, avec le premier ministre Lesage, à de véritables retrouvailles entre la France et le Québec, et, sans doute poussé par sa passion pour le vieux pays et ce qu’il a produit de plus durable, il s’était donné la peine d’étudier le dossier de ce rejeton unique que nous sommes. Et ce dossier, je puis vous dire qu’il le connaissait à fond, mieux que quiconque, sauf les premiers intéressés.

Cette connaissance, elle était en effet parfaitement à la page. Ce n’était plus celle uniquement des « Canadiens » de l’Ancien Régime, ni des Canadiens français de naguère, mais c’était aussi celle des Québécois, comme on disait déjà de plus en plus. Car au cours de ces années 60, à la suite d’une maturation dont personne ne s’était trop rendu compte, c’était le Québec qui émergeait brusquement, le Québec tout court, et non plus la « Province de Québec », colonie intérieure dans le Canada fédéral. Émergence sans hostilité, d’ailleurs, ni la moindre intention revancharde, qui indiquait tout simplement une auto-affirmation dont l’heure avait enfin sonné, en attendant celle de l’autodétermination.

À cet éveil rapide, que nous fûmes nous-mêmes les premiers à juger étonnant, on a donné le nom de Révolution tranquille, ce qui n’était pas mal trouvé. Révolutionnaire, ce l’était réellement, si l’on accepte qu’un bouleversement fondamental puisse se passer de tueries et de ruines. Tranquille, par conséquent, marqué par cette continuité dans le chan-gement, même le plus radical, qui est l’une des caractéristiques de notre peuple.

Tranquillement donc, mais sur tous les plans, on assista à un déblo-cage aussi soudain que l’est au printemps, la rupture des embâcles sur nos rivières. Et le terroir se mit à fleurir et à produire comme jamais : une réforme aussi profonde que tardive de l’éducation, la mise en place d’une administration moderne, si bien organisée qu’elle donne elle aussi les signes d’un mal bureaucratique qui n’est pas que français, mais également une pensée sociale qui, sur quelques points majeurs, passait rapidement de l’arrière à l’avant-garde, et puis encore une conscience de plus en plus

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aiguë des responsabilités comme des enjeux essentiels de la vie écono-mique.

Et comme il est normal, tout cela fut annoncé puis accompagné par les artistes, une pléiade sans précédent d’écrivains, de peintres, de cinéastes, d’architectes, et surtout ces superbes poètes populaires, dont plusieurs sont bien connus en France, qui nous ont fait un répertoire de chansons dans lesquelles, sans oublier les vieux airs de vos provinces qui nous avaient bercés, nous retrouvons désormais notre visage et nos accents d’aujourd’hui, avec l’écho précis de nos réussites, de nos échecs et de nos projets. C’est ce Québec nouveau, renouvelé, que de Gaulle s’était donné la peine de voir. Contrairement à ce que d’aucuns ont pu penser, il n’avait pas eu à l’« inventer ».

Inévitablement, cette métamorphose se devait de susciter la création d’un instrument pour l’exprimer politiquement et essayer de la conduire à son accomplissement normal. Cet instrument, le Parti québécois, nous fûmes d’abord quelques centaines, puis plusieurs milliers, à le mettre au monde en 1967-68. Avec ces deux objectifs qui sont demeurés jumelés depuis lors : souveraineté et association. Soit un État québécois souverain acceptant, ou plutôt offrant à l’avance de nouveaux liens d’interdépen-dance avec le Canada, mais des liens à négocier cette fois librement entre peuples égaux, en fonction de leur évidence géographique et de leurs intérêts les plus indiscutables.

Ces deux objectifs, qui peuvent sembler contradictoires, sont en réalité parfaitement complémentaires, et s’ils comportent un pari, ce dernier nous paraît tout aussi logique aujourd’hui qu’il y a dix ans, alors que nous le faisions pour la première fois, en prévoyant aussi dès lors toutes ces stratégiques fins de non-recevoir qu’on nous oppose périodi-quement en dépit du bon sens. Devant tout changement qui dérange, même lorsqu’on sait au fond qu’il va falloir y passer, la première réaction de l’ordre établi est infailliblement négative. D’abord et aussi longtemps que faire se peut, on dit toujours : jamais. Comme le roi Canut qui se faisait fort d’arrêter la marée...

Voilà donc, en bref, l’option nationale inscrite depuis les débuts au cœur d’un programme politique dont chaque paragraphe, chaque mot même a été rigoureusement soumis à l’attention de tous les Québécois. Mais comme les autres, bien sûr, au-delà de ces questions existentielles mais assez quotidiennes qu’on règle – pour un temps – dans les Consti-tutions, notre peuple vit également tous les problèmes, les frustrations et les aspirations des hommes et des femmes de leur temps.

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C’est pourquoi nous devons nous efforcer aussi, en cours de route, de répondre le moins mal possible, avec les compétences que daigne nous accorder le régime fédéral, à ces exigences de nos concitoyens.

L’ensemble du projet de société que nous avons tenté de dessiner, d’autres que nous lui ont collé une étiquette européenne de marque : celle de la social-démocratie. Il me semble toutefois préférable de parler plus simplement de démocratie sans qualificatif, ce vieil idéal qu’on n’atteindra jamais complètement, qu’il faut donc poursuivre avec persistance afin de l’instaurer autant qu’on peut dans tous les coins de la vie où il fait encore si grandement défaut : dans le logement comme dans l’entreprise, pour les vieux comme pour les jeunes, pour les femmes, pour les con-sommateurs, pour les laissés-pour-compte de la croissance, mais d’abord et avant tout, et avec une rigueur toute spéciale, dans l’action politique.

Le droit d’être électeurs n’appartient qu’aux seuls citoyens. Il n’y a donc pas de raison – et nous en avons ainsi décidé dans une loi – de permettre aux sociétés ou aux syndicats ou à quelque « groupe de pres-sion » que ce soit, de se mêler financièrement de la vie des partis. C’est là pour nous, dans la situation où nous sommes, une exigence démocra-tique de base. Et si une vraie démocratie doit pouvoir s’installer partout, il faut, bien sûr, à une société que la tâche intéresse, la peine et entière liberté de le faire à sa façon, selon les priorités.

C’est ce besoin d’une liberté dont le synonyme le meilleur est à mon humble avis responsabilité, qui explique pour une très grande part notre objectif d’indépendance nationale. Qu’il s’agisse, en effet, de l’aménagement du territoire, de la sécurité sociale ou du progrès écono-mique, les interactions sont telles dans le monde moderne qu’on ne peut mener une politique cohérente et efficace si l’on ne détient que des mor-ceaux de compétence et des fractions des ressources fiscales. Cela appelle des moyens législatifs et financiers que le Québec ne possède pas actuel-lement et qu’il ne peut trouver que dans l’accession à la souveraineté.

Mais il y a de plus le souci constant, lancinant, même quotidien pourrait-on dire, de maintenir une identité linguistique et culturelle qui a perdu les vieilles sécurités d’un Québec isolé rural et prolifique, une identité qui est aujourd’hui exposée comme jamais aux grands courants continentaux de la culture américaine et qui risque, par surcroît, d’être « minorisée » par la politique d’immigration d’un état fédéral que nous ne contrôlerons jamais, ainsi que par le poids excessif au Québec d’une minorité anglophone dont les milieux dirigeants exercent depuis trop longtemps une influence proprement coloniale. Or, cette identité, après

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bientôt 400 ans, elle est comme l’âme à tel point chevillée à l’organisme du Québec que, sans elle, il n’aurait plus sa raison d’être.

Aussi, en attendant cette sécurité définitive que seuls nos propres institutions politiques sauront nous garantir, avons-nous été, dès les pre-miers mois, le troisième gouvernement québécois d’affilée à se voir dans l’obligation de présenter une loi pour la défense et la promotion d’une langue qui, dans un contexte normal, n’aurait jamais eu besoin d’une telle prothèse.

Et voilà donc pourquoi, dans un référendum que l’on tiendra avant les prochaines élections, et qui ne saurait évidemment impliquer que nous seuls, sera proposé le choix d’un Québec souverain, maître politi-quement de toute sa vie interne et de son devenir. À quoi absolument rien n’interdit d’assortir cette offre complémentaire que j’évoquais tout à l’heure, celle de négocier avec le Canada une association essentiellement économique qui serait non seulement aussi rentable pour lui que pour nous, mais non moins nécessaire à sa continuité pour peu qu’il y tienne.

De toute façon, le Canada en général sait bien maintenant, presque aussi bien que le Québec, qu’à tout le moins de profondes transformations sont requises. Le régime constitutionnel qui fut concédé à une poignée de colonies du siècle dernier est devenu un carcan. Derrière la fiction des dix provinces, deux peuples distincts, et qui ont l’un et l’autre le même droit à l’autodétermination, se trouvent non seulement à l’étroit mais en danger de s’empoisonner mutuellement de plus en plus, comme ces deux scorpions que Churchill évoquait naguère enfermés dans la même bou-teille. Voilà un quart de siècle que l’évolution du Québec pose la question avec une insistance sans cesse croissante. On l’a esquivée tant qu’on pouvait. Mais l’on est maintenant arrivé à un point où, d’échec en échec, l’accord est en train de se faire sur la nécessité d’un renouvellement politique. Plutôt qu’un mauvais compromis de plus, l’association lucide de deux peuples et de deux États que nous proposons, nous semble seule susceptible d’assurer de part et d’autre un avenir à la fois plus harmonieux et infiniment plus stimulant.

Il ne s’agit pas tant de détruire quelque chose qui est déjà condamné, mais de commencer à bâtir ensemble quelque chose de réaliste, de géné-reux et d’éminemment prospectif. Pour nous Québécois, en tout cas, c’est littéralement du droit de vivre qu’il s’agit.

Et cette exigence ne nous apparaît pas seulement naturelle et nor-male, ce qu’elle est à l’évidence, mais très clairement inscrite aussi dans

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un mouvement universel. Contre le risque de nouvelles hégémonies, contre les dangers de domestication des esprits, de folklorisation des cultures, la véritable chance d’un nouvel humanisme mondial doit passer par l’apport original et constructif des personnes nationales, dont nous sommes. En Amérique où nous tenons le coup depuis si longtemps, notre échec ou notre succès préfigure, à long terme, le succès ou l’échec d’autres peuples, également aux prises avec le mal et la rage de vivre, et qui cher-chent eux aussi leur voie.

À la France et à l’avenir de la langue et de la culture françaises, d’autre part, il ne saurait être indifférent que s’affirme, sur notre continent, un peuple libre qui puisse exprimer en français, mais avec son accent à lui, toutes les dimensions du monde d’aujourd’hui.

La France et la francophonie seront par conséquent d’autant plus fortes que sera également fort et sûr de soi ce Québec qui serait d’emblée au onzième rang sur plus de 150 pays pour le revenu national par habi-tant, et auxquelles ses ressources humaines aussi bien que matérielles promettent une carrière dont seule sa volonté peut fixer les limites.

Les Québécois, comme tout autre peuple normal, vont avoir bientôt à décider entre eux de leur statut politique futur et de leur avenir national. Considérant tout ce qui nous unit, nous attendons cependant de vous et de tous les francophones du monde, compréhension et sympathie. Quoi qu’il advienne, nous entendons maintenir et accroître avec votre peuple, sur un pied d’égalité, ces relations privilégiées si mutuellement fructueuses et bénéfiques à tous égards...

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Pierre Elliott Trudeau

Le gouvernement minoritaire de Joe Clark ayant été défait en Chambre le 18 décembre 1979, Trudeau, qui avait démissionné comme chef quelques mois plus tôt, accepte de reprendre la direction des libéraux et remporte une victoire majoritaire le 18 février 1980.

Trudeau quitte définitivement la vie politique le 30 juin 1984, mais il continue de se manifester lors des initiatives constitutionnelles entreprises par Brian Mulroney en 1987 et en 1992.

*

Moins d’une semaine avant le premier référendum sur l’indépendance du Québec, Trudeau défend énergiquement la position fédéraliste dans un discours décisif.

« un non, ça veut Dire Du changement »

14 mai 1980, Centre Paul-Sauvé, Montréal

Il y a très peu de cas, dans l’histoire des démocraties, où une partie de pays a choisi de décider pour elle-même si elle voulait, oui ou non, appartenir au pays auquel elle a toujours appartenu. Il y a

très peu de moments où cela s’est vu dans l’histoire des démocraties. Et je pense que tous ceux qui sont ici ce soir, tous ceux qui ont milité pour le non, depuis plus d’un mois, dans cette province, seront fiers de dire, lorsque nos enfants, et peut-être si nous avons de la chance, nos petits-enfants, nous demanderont, dans vingt, dans trente ans : vous étiez là, vous autres, en mai 1980. Vous étiez là au moment où le peuple québé-cois a été invité à se prononcer librement sur son avenir. Vous étiez là au moment où le Québec pouvait exercer l’option de rester dans le Canada ou d’en sortir. Qu’est-ce que vous avez fait en mai 1980 ? Non, c’est ça qu’on a répondu.

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Je voudrais, ce soir, vous inviter à réfléchir sur la question qui nous est posée et sur les conséquences des réponses que nous pouvons donner à ces questions.

Laissez-moi, peut-être une dernière fois avant d’entrer dans l’isoloir – laissez-moi relire le gros de la question. Il y a deux choses dans cette question : la première, c’est la souveraineté du Québec, et ça se définit dans la question même comme : le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir des impôts, et d’établir des relations extérieures... ce qui est la souveraineté.

Et si, dans cette salle, nous répondons non, il y a, dans d’autres salles, dans d’autres parties de la province, des gens qui répondent : oui ; qui veulent vraiment, honnêtement la souveraineté.

Je suis de votre avis : c’est une option erronée, c’est une option qui veut, comme le disait Jean Chrétien, que nous n’envoyions plus de députés québécois pour nous gouverner, dans le Canada : c’est une option qui veut dire : l’indépendance ; une option qui veut dire : la séparation du Québec du reste du pays. À cela notre réponse est non.

Lors d’un point de presse à l’Assemblée nationale, Pierre Elliott-Trudeau observe – de près – René Lévesque, devenu premier ministre l’année précédente.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec. (Photographie Daniel Lessard)

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Mais ce n’est pas à ceux qui sont pour ou contre la souveraineté que je voudrais m’adresser ce soir. Après le référendum, j’espère que nous continuerons de nous respecter dans notre divergence ; que nous respec-terons l’option qui aura été exprimée librement par ceux qui sont pour ou contre l’indépendance du Québec.

Donc, dans cette question, il y a la souveraineté et il y a tout le reste. Le reste, c’est une nouvelle entente. C’est l’égalité des peuples. C’est en même temps une association économique. C’est une même monnaie. C’est un changement par un autre référendum. C’est un mandat de négocier.

Et on sait bien ce qu’ils font, les regrattiers de oui.

Ils s’en vont chercher tous ceux qui vont dire oui à une nouvelle entente. Oui à l’égalité des peuples. Oui en même temps à une association. Oui en même temps à une même monnaie.

Oui à un deuxième référendum. Oui à un simple mandat de négo-cier. C’est à ces oui par fierté, à ces oui par incompréhension de la question, c’est à ces oui pour augmenter le pouvoir de négociation, c’est à ces indécis qui titubent sur le bord du oui que je m’adresse ici ce soir, parce qu’il faut se demander : qu’est-ce qui va arriver dans le cas d’un oui, comme dans le cas d’un non ? Et, c’est à ces indécis, à ces oui par fierté, c’est à ces oui fatigués et tannés qu’il faut, dans ces derniers jours, s’adresser.

Alors, voyons ça. Le gouvernement du Canada, le gouvernement de toutes les provinces se sont déjà exprimés clairement.

Si la réponse à la question référendaire est non, nous avons tous dit que ce non sera interprété comme un mandat pour changer la Cons-titution, pour renouveler le fédéralisme.

Ce n’est pas moi qui le dis tout seul. Ce n’est pas M. Clark. Ce n’est pas M. Broadbent15. Ce n’est pas seulement les neuf premiers ministres des autres provinces. Ce sont les soixante-quinze députés élus par cette province pour aller les représenter à Ottawa qui disent : un non, ça veut dire du changement.

Et je sais, parce que je leur en ai parlé ce matin à ces députés, je sais que je peux prendre l’engagement le plus solennel qu’à la suite d’un non nous allons mettre en marche immédiatement le mécanisme de

15. Respectivement chef du Parti progressiste-conservateur du Canada et chef du Nou-veau Parti démocratique.

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renouvellement de la Constitution et nous n’arrêterons pas avant que ça soit fait.

Si je m’adresse solennellement à tous les Canadiens des autres provinces, nous mettons notre tête en jeu, nous, députés québécois, parce que nous le disons aux Québécois de voter non, et nous vous disons à vous des autres provinces que nous n’accepterons pas ensuite que ce non soit interprété par vous comme une indication que tout va bien puis que tout peut rester comme c’était auparavant.

Nous voulons du changement, nous mettons nos sièges en jeu pour avoir du changement.

Voilà donc notre attitude dans le cas du non.

Mais, M. Lévesque m’a demandé : mais, quelle sera votre attitude dans le cas où la population québécoise répond majoritairement oui ? Je l’ai déjà donnée cette réponse. Je l’ai donnée au Parlement. Je l’ai donnée ici à Montréal, à Québec. Je la répète ce soir : si la réponse au référendum était oui, j’ai dit carrément en Chambre, à la Chambre des communes, monsieur Lévesque sera bienvenu de venir à Ottawa, où je le recevrai poliment comme il m’a toujours reçu d’ailleurs à Québec, et je lui dirai : il y a deux portes. Si vous frappez à la porte de la souveraineté-association, il n’y a pas de négociation possible. Il n’y a pas de négociation, parce que voyez-vous, M. Lévesque, l’association, ça prend au moins une autre personne pour s’associer. Puis, on sait que toutes les autres provinces, que tout le reste du Canada, que tous les partis à la Chambre de communes ont dit : non à l’association.

M. Lévesque continue de répéter : puis la démocratie, qu’est-ce que vous faites si le peuple québécois votait majoritairement oui ? Est-ce que vous ne seriez pas obligés par les lois de la démocratie de négocier ?

C’est comme si je disais à M. Lévesque : la population de Terre-Neuve vient de voter à 100 pour 100 de renégocier le contrat d’électricité avec le Québec. Vous êtes bien obligés, au nom de la démocratie, de respecter la volonté de Terre-Neuve, non ? C’est clair que ça ne marche pas ce raisonnement-là.

La démocratie peut exprimer le vœu des Québécois, mais ça ne peut pas lier les autres à vouloir faire, ceux qui n’ont pas voté dans les autres provinces, à vouloir faire ce que le Québécois décide. Alors, ce raisonnement, M. Lévesque, il n’y aura pas d’association. Maintenant, si vous voulez parler, si vous voulez parler de souveraineté, laissez-moi vous dire que vous n’avez pas de mandat pour négocier la souveraineté,

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parce que vous n’avez pas demandé, purement et simplement, aux Qué-bécois s’ils voulaient la souveraineté.

Vous avez dit : voulez-vous la souveraineté à condition d’avoir en même temps l’association ? Comme il n’y a pas d’association, vous n’avez pas de mandat pour faire la souveraineté, vous n’avez pas la clef pour ouvrir cette porte, puis moi non plus.

Moi non plus, je n’ai pas de mandat, parce que, voyez-vous, nous venons d’être élus le 18 février, il n’y a pas deux mois de ça, nous venons d’être élus en force par la province de Québec, précisément pour faire des lois pour la province de Québec. Alors, demandez-moi pas de ne pas en faire, demandez-moi pas de donner plein pouvoir au Québec.

Par contre, si M. Lévesque, par miracle, c’est le cas de le dire, frappait à l’autre porte et disait : j’ai un mandat pour négocier, je voudrais négocier un fédéralisme renouvelé, la porte serait grande ouverte. Je lui dirai : ce n’était pas la peine de tenir un référendum pour ça, mais puisque vous voulez ça, c’est ça que vous voulez négocier, entrez.

Voyons si vraiment c’est possible que M. Lévesque dise ça, parce que, qu’est-ce que les tenants du oui disent ? Les tenants du oui disent – et je l’ai demandé à M. Lévesque il y a une quinzaine de jours : qu’est-ce que vous ferez si la population vote majoritairement non ? Qu’est-ce que vous direz à ce moment-là ? Est-ce que vous respecterez la volonté populaire ou est-ce que vous allez prétendre qu’un non n’a pas la même valeur qu’un oui et qu’un non ne compte pas pour le moment mais qu’on fera d’autre référendum pour voir ?

J’ai demandé ça à M. Lévesque et voici ce qu’il a répondu : nous ne sommes pas pour refuser des graines d’autonomie pour le Québec, mais nous continuerons à tourner en rond. M. Lévesque, même si la population du Québec vote non, comme je pense qu’elle va voter non, n’allez-vous pas dire que c’est votre devoir puisque le peuple a rejeté la souveraineté et l’association, n’est-il pas de votre devoir d’être un bon gouvernement et d’empêcher le statu quo que vous blâmez tant et de vous joindre à nous pour changer cette Constitution ? M. Lévesque nous a dit : on va continuer de tourner en rond.

Eh bien, ça, ça devrait éclairer tous les oui pour augmenter le bargaining power, tous les oui par fierté, tous les oui parce qu’ils sont tannés. Si M. Lévesque ne veut pas de fédéralisme renouvelé, même quand le peuple vote non, c’est clair que si le peuple vote oui, il va dire : pas ques-tion de fédéralisme renouvelé. Et moi, je dirai : pas question de souveraineté-association.

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Ce qui veut dire que nous sommes dans une impasse et que ceux qui votent oui doivent le savoir dès maintenant que le oui va conduire soit à l’indépendance pure et simple, soit au statu quo, c’est ça l’option du oui : l’indépendance du Québec, la séparation du Québec, ou alors le statu quo, pas de changement, parce que M. Lévesque refuse de négo-cier.

C’est ça qu’il faut dire aux tenants du oui : si vous voulez l’indé-pendance, si vous votez oui, vous n’aurez pas l’indépendance parce que vous l’avez faite conditionnelle à l’association, conditionnelle à faire en même temps l’association.

Si vous voulez l’association, votre oui ne signifie rien, parce qu’il ne lie pas les autres provinces qui refusent de s’associer avec vous. Et si vous votez oui, pour le renouvellement de la fédération, votre oui sera perdu également, parce que monsieur Lévesque va continuer de tourner en rond.

Alors, c’est ça, voyez-vous, c’est ça l’impasse où cette question ambiguë, cette question équivoque nous a plongés, et c’est ça que les gens qui vont dire oui par fierté, c’est à ça qu’ils doivent penser. Oui par fierté veut dire qu’on soumet à son avenir à la volonté des autres qui vont dire non, pas d’association, et puis notre oui fier, on va être obligé de le ravaler.

Et puis ceux qui disent oui pour en finir, oui pour sortir, oui pour débloquer les négociations, ils se font dire dans la question même qu’il y aura un deuxième référendum, et puis peut-être un troisième, et puis peut-être un quatrième. Et c’est ça mes amis, c’est ça que nous reprochons surtout au gouvernement péquiste, ce n’est pas d’avoir voulu l’indépen-dance, c’est une option que nous rejetons et que nous combattons franchement.

Mais ce que nous reprochons au gouvernement péquiste, c’est de ne pas avoir eu le courage de poser la question : oui ou non, l’indépen-dance ? Oui ou non ?

Vous le savez, vous, les militants du non, vous savez les divisions que cause cette période référendaire. Vous le savez le partage à l’intérieur d’une même famille. Vous savez les haines entre voisins que cela crée. Vous savez l’écartèlement que ça produit entre les générations. Vous savez cette longue méfiance qui durera longtemps entre les tenants du oui et les tenants du non.

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Vous savez ce que c’est que l’épreuve référendaire. Eh bien, vous vous faites dire par le gouvernement péquiste qu’il y en aura d’autres référendums et que cette haine, cet écartèlement, ce gaspillage immense d’énergies de la province de Québec, ça va continuer avec cette question. Eh bien, nous disons non à cela. Non, ça ne va pas continuer.

Voici un parti qui était autrefois séparatiste, qui était autrefois indépendantiste, qui est ensuite devenu seulement souverainiste et ensuite pour la souveraineté-association, puis ensuite même par la souveraineté-association, ce n’est rien que pour négocier. Voici un parti qui, au nom de la fierté, a dit aux Québécois : « Tenez-vous debout, nous allons avancer sur la scène du monde pour nous affirmer. »

Et voici que ce parti, au moment de s’avancer sur la scène du monde, il a le trac et puis il reste dans les coulisses. C’est ça la fierté ? C’est ça un parti qui nous dit que ça va recommencer si la réponse est oui, qu’il y aura un autre référendum ?

Eh bien, c’est ça que nous reprochons au Parti québécois : c’est de ne pas avoir eu le courage de poser une question claire, une question à laquelle un peuple mûr aurait pu répondre, la question bien simple : voulez-vous sortir du Canada, oui ou non ? Non !

Eh bien, c’est parce qu’il savait, le Parti québécois, que la réponse de la grande majorité des Québécois à la question : voulez-vous cesser d’être Canadiens ? La réponse aurait été non, et c’est pour cela qu’il a raté son entrée sur la scène du monde.

Eh bien, nous le savons, il y a une réponse claire, il y a une réponse non ambiguë et cette réponse, c’est : non. Cette réponse, c’est non à ceux qui veulent, comme le disait, je pense, Camil Samson, nous enlever notre héritage et l’enlever à nos enfants. C’est non à ceux qui prêchent la séparation plutôt que le partage, à ceux qui prêchent l’isolement plutôt que la fraternité, à ceux qui prêchent, au fond, l’orgueil plutôt que l’amour...

Alors, il faut dire, indépendant même de toute cette question alam-biquée, il faut dire non à l’ambiguïté. Il faut dire non aux subterfuges. Il faut dire non au mépris, parce que c’est là qu’ils en sont rendus. On me disait que M. Lévesque, pas plus tard qu’il y a deux jours disait que dans mon nom il y a Elliott et puis Elliott, c’est le côté anglais et ça s’explique que je suis pour le Non, parce que, au fond, voyez-vous, je ne suis pas un Québécois comme ceux qui vont voter oui.

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Eh bien, c’est ça, le mépris, mes chers amis, c’est de dire qu’il y a différentes sortes de Québécois, c’est dire que les Québécois du Non ne sont pas d’aussi bons Québécois et puis ont peut-être un petit peu de sang étranger, alors que les gens du oui ont du sang pur dans les veines. C’est ça, le mépris, et c’est ça, la division qui se crée chez un peuple et c’est ça à quoi nous disons Non...

Bien sûr, mon nom est Pierre Elliott Trudeau. Oui, Elliott, c’était le nom de ma mère, voyez-vous. C’était le nom des Elliott qui sont venus au Canada il y a plus de deux cents ans. C’est le nom des Elliott qui se sont installés à Saint-Gabriel-de-Brandon où vous pouvez encore voir leurs tombes au cimetière, il y a plus de cent ans, c’est ça les Elliott. Et puis mon nom est québécois, mon nom est canadien aussi, et puis c’est ça mon nom.

Laissez-moi vous dire le ridicule dans lequel cette sorte d’argumen-tation méprisante de M. Lévesque tombe, puisqu’il choisit de qualifier mon nom. M. Pierre-Marc Johnson, c’est pourtant un ministre. Johnson, c’est-tu un nom anglais ou un nom français ? Et puis Louis O’Neil, son ancien ministre, et puis Robert Burns, et puis Daniel Johnson, c’étaient-tu des Québécois, oui ou non ? Et puis, si vous regardez aux noms, je voyais dans le journal d’hier, que le président des Inuits québécois, les Esqui-maux, ils vont voter Non, eux autres. Bien, savez-vous son nom ? C’est Charlie Watt. Ce n’est pas un Québécois ? Ils sont là depuis l’âge de pierre, ils sont là depuis l’âge de la pierre. Ce n’est pas un Québécois, M. Watt ?

Et puis d’après le journal d’hier, le chef de la bande des Micmacs, à Restigouche, quinze cents Indiens, son nom à lui : Ron Maloney. Ce n’est pas un Québécois ? Ca fait rien que deux mille ans qu’ils sont là, les Indiens. Ce n’est pas un Québécois ?

Mes chers amis, Laurier disait quelque chose en 1889, il y a presque cent ans, qu’il vaut la peine de lire, ces quatre lignes :

Nos compatriotes ne sont pas seulement ceux dans les veines de qui coule le sang de la France. Ce sont tous ceux, quelle que soit leur race ou leur langue, tous ceux que le sort de la guerre, les accidents de la fortune, ou leur propre choix ont amenés parmi nous.

Tous les Québécois ont le droit de voter oui ou non... Et tous ces non sont aussi valables que n’importe lequel « oui », peu importe la cou-leur de la peau ou le nom de celui qui vote. [...]

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René Lévesque

Quand le référendum qu’il a déclenché pour obtenir le mandat de négocier la souveraineté-association avec le gouvernement canadien16 est défait17, Lévesque doit affronter plusieurs milliers de partisans démoralisés, dont les réactions demeurent imprévisibles.

Selon Martine Tremblay :

en pleine possession de ses moyens juste avant de monter sur scène, il a été visiblement ébranlé par ce qu’il a vu dès son apparition sur la tribune. Ce qui explique probablement sa réaction plus émotive et plus chaleureuse que d’habitude, en présence de cette foule silencieuse qu’il a senti le besoin de réconforter.

Elle ajoute que Lévesque a « atténué encore les propos qu’il avait mis par écrit, quelques minutes plus tôt... » et il n’a pas prononcé les mots qu’il avait écrits dans son schéma de discours : « Nous ne respectons pas un résultat obtenu de cette façon. »

16. La question : « Le gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples ; cette entente permettrait au Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté et, en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie ; aucun chan-gement de statut politique résultant de ces négociations ne sera réalisé sans l’accord de la population lors d’un autre référendum ; en conséquence, accordez-vous au gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le Canada ? »

17. Résultat final : 40,44 % pour le « oui », 59,56 % pour le « non ».

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« à la prochaine fois »

20 mai 1980, Centre Paul-Sauvé, Montréal

Si je vous ai bien compris, vous êtes en train de me dire : à la pro-chaine fois. Mais en attendant, avec la même sérénité que tout notre comportement pendant la campagne, il faut quand même

avaler cette fois-ci. C’est pas facile. Je m’excuse d’avoir attendu pour venir vous trouver. Je dois vous avouer qu’on continue à espérer pendant long-temps parce que c’est... Je dois vous dire que c’est dur. Ça fait mal plus profondément que n’importe quelle défaite électorale et je sais de quoi je parle. Je dois vous demander d’écouter un tout petit peu ce que je crois qu’on doit se dire à la fin de la campagne.

Il est clair, admettons-le, que la balle vient d’être envoyée dans le camp fédéraliste. Le peuple québécois vient nettement de lui donner encore une autre chance. Il appartiendra dans les semaines et les mois qui viennent aux fédéralistes et d’abord, à Trudeau lui-même... Il leur appartiendra de mettre un contenu dans les promesses qu’ils ont multi-pliées depuis 35 jours. Ils ont tous proclamé que si le non l’emportait, le statu quo était mort et enterré et que les Québécois n’auraient pas à s’en repentir. En attendant de voir ce qui s’ensuivra, cette victoire du non, même si je dois répéter, parce qu’on s’en souviendra à ce point de vue là qu’elle est peu reluisante sur le plan du contenu comme sur celui des méthodes et en particulier, cette campagne scandaleusement immorale du fédéral lui-même. Cette campagne par laquelle on a piétiné sans la moindre hésitation toutes les règles du jeu que nous nous étions données entre Québécois.

Cette victoire du Non, malgré tout, il faut l’accepter. Mais aussi, au nom de l’immense majorité des générations montantes et de la force de l’âge aussi du Québec d’aujourd’hui et aussi, peu à peu, chez les Québécois d’autres origines dans les mêmes générations, il faut mettre les vainqueurs fédéralistes de ce soir en garde. En garde sérieusement contre toutes tentations de prétendre de nous manger la laine sur le dos et de prétendre de nous imposer quelque sorte de changements que ce soit qui ne soient pas le plus possible conformes aux changements que le Québec revendique depuis bientôt 40 ans. En tout cas, jusqu’aux pro-chaines élections, je peux vous assurer que le gouvernement va tâcher d’être vigilant comme jamais pour qu’au moins tous les droits actuels du Québec soient respectés et que tous changements ne prétendent pas

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empiéter d’aucune façon sur cette marge d’autonomie que le Québec de peine et de misère a réussi à s’assurer.

Et maintenant à toutes celles et à tous ceux qui ont fait cette admi-rable campagne du oui qui va rester pour quiconque qui a participé le souvenir le plus inoubliable de ferveur, d’honnêteté, de fierté justifiée et, malgré les calomnies, d’une fierté fraternelle et ouverte aux autres. Je vous dis : gardez-en le souvenir mais gardez l’espoir aussi. Acceptons le résultat puisqu’il le faut mais ne lâchons pas et ne perdons jamais de vue un objectif aussi légitime, aussi universellement reconnu entre les peuples et les nations que l’égalité politique. Ça viendra. Aujourd’hui du fond de la conscience que j’ai et de la confiance que j’ai aussi dans l’évolution du Québec qui va se poursuivre. Il faut dire que ce 20 mai 80 restera peut-être comme un des derniers sursauts du vieux Québec qu’il faut respecter. On est une famille très évidemment encore divisée à ce point de vue-là. Mais j’ai confiance qu’un jour, il y a un rendez-vous normal avec l’histoire que le Québec tiendra et j’ai confiance qu’on sera là ensemble pour y assister. Mais j’avoue que ce soir je serais bien mal pris pour vous dire exactement quand ou comment. La seule chose que je voudrais ajouter, c’est ceci : avec la même fondamentale confiance en nous et tenant compte du fait que demain il faut continuer à vivre ensemble et qu’il y a très évidemment de grosses divisions entre nous, est-ce qu’on pourrait ter-miner un peu cette soirée en chantant pour tout le monde ce qui reste la plus belle chanson québécoise. À tous, sans exception, à tous les gens de chez-nous. Si quelqu’un voulait l’entonner Gens du pays, moi je ne suis pas tout à fait en voix.

À la prochaine.

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Le 5 novembre 1981, après quatre jours de négociations dramatiques, le premier ministre canadien, Pierre Elliott Trudeau, arrache le consentement de neuf provinces à son projet de rapatriement de la Constitution canadienne. Lévesque se dit dans l’im-possibilité de signer le document au nom du Québec. Après le référendum de 1980, c’est son deuxième échec constitutionnel majeur et il quitte Ottawa dans un nuage de rage et d’indignation. Quatre jours plus tard, il ouvre la nouvelle session parlementaire à Québec par un discours de deux heures, entièrement écrit de sa main, dans lequel il continue d’exhaler sa frustration et son indignation.

Ce discours, d’après Martine Tremblay, a été « le plus difficile de sa carrière, plus difficile même que celui du 20 mai ».

« ... en une nuit De fourberies »

9 novembre 1981, Assemblée nationale, Québec

Cependant, avant d’aborder cette situation plus en détail de même que les mesures que nous entendons prendre pour en venir à bout, il faut d’abord faire le point, comme je m’y suis engagé,

sur cette crise constitutionnelle dans laquelle, depuis la semaine dernière, nous sommes désormais tout seuls à nous débattre.

Bien sûr, les injustices constitutionnelles, c’est-à-dire celles du régime politique, ce n’est pas comme les taux d’intérêt, on n’en voit pas les effets concrets tous les jours. N’empêche qu’une grande partie de nos chances de réaliser nos aspirations et même tout bonnement de réussir dans la vie, nos chances comme individus aussi bien que nos chances collectives seront toujours accrochées à une situation constitutionnelle. Et ce sera plus vrai encore pour ceux et celles qui nous suivront.

C’est pourquoi il me paraît important, si brièvement que ce soit, d’évoquer d’abord le cadre historique de ce qui se passe. Pour nous qui faisons partie d’une nation française minoritaire et seule de son espèce en Amérique du Nord, le Québec est à tout jamais notre seule patrie, le seul coin du monde où nous soyons vraiment chez nous. C’est pourquoi, en acceptant – on ne pouvait pas les y forcer – d’entrer dans le régime fédéral, il y a 114 ans, nos ancêtres avaient exigé des garanties afin de réduire les risques de l’entreprise.

Depuis lors, de façon permanente, l’État fédéral s’est toutefois efforcé de réduire ces droits et ces pouvoirs que nous assuraient ces

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garanties. Le rêve d’Ottawa et de sa puissante technocratie essentiellement anglophone, c’est en effet de centraliser ce pays au maximum. Ce rêve est fort répandu au Canada anglais, surtout dans la province d’Ontario, pour laquelle tout progrès de la centralisation est éminemment profi-table.

Or, depuis au moins une génération, cette tendance est venue se heurter de plus en plus durement à une évolution qui s’accélérerait au Québec et qui, par conséquent, pouvait de moins en moins se laisser contenir dans les limites trop étroites, dans l’espèce de carcan où l’on continuait à l’enfermer.

Il est frappant de noter, d’ailleurs, ceci : alors que le gouvernement Duplessis s’était contenté de défendre mordicus notre autonomie exis-tante, tous ceux qui lui ont succédé depuis 1960 se sont mis et se sont remis inlassablement à exiger aussi des compétences, des instruments additionnels pour accompagner cette évolution et lui assurer dans une foule de domaines de meilleures chances de succès. Inutile de rappeler qu’ils n’ont pas réussi. Au contraire, à mesure que la pression montait, le régime se braquait, se durcissait de plus en plus. C’est ainsi que, d’une part, la tendance centralisatrice et le goût féroce de remettre, comme on dit, le Québec à sa place ont atteint leur paroxysme avec le gouvernement Trudeau alors que, d’autre part, grandissait chez nous un parti souverai-niste pour les gens sans cesse plus nombreux qui avaient fini de croire à quelque renouveau du système qui puisse répondre à nos espoirs comme à nos besoins. Historiquement, d’ailleurs, dans l’évolution d’à peu près tous les peuples, ces phénomènes parallèles sont conformes à la logique la plus classique.

Voilà, en bref, comment nous en sommes arrivés d’abord au réfé-rendum. À commencer par les libéraux dans cette Chambre, eux qui partageaient les tribunes référendaires avec Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien et les autres, personne n’a le droit d’oublier les promesses qu’on faisait alors si solennellement pour arracher un non aux Québécois. Quand le chef fédéral mettait son siège en jeu et celui de tous ses collègues québécois, qu’il nous jurait qu’il y aurait du changement et qu’il deman-dait avec insistance au Canada anglais surtout d’en tenir compte, de quels changements pouvait-il bien s’agir sinon de ceux qu’on revendiquait depuis si longtemps ?

C’est apparemment dans cette perspective qu’au lendemain du 20 mai 1980 M. Trudeau déclenchait lui-même une grande ronde de négo-ciation. Il fallut en attendre la fin, au bout de deux mois, pour

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s’apercevoir que cela menait tout droit à l’échec et que cet échec avait été planifié d’avance avec un cynisme consommé. Après quoi, dans un geste d’une brutalité proprement totalitaire, sans mandat d’aucune sorte, sans l’ombre d’une consultation démocratique, Ottawa nous plaçait devant ses véritables intentions : un projet destiné à nous ramener en arrière comme jamais on n’avait osé le faire dans le passé. Ainsi les libé-raux provinciaux et une multitude de ceux qui les avaient suivis au référendum se découvrirent-ils les premiers trahis.

Je salue, comme il se doit, le sentiment de légitime défense et aussi d’indignation tardive, mais terriblement justifiée, qui amenait récemment l’opposition à se solidariser avec le gouvernement au lendemain de la décision de la Cour suprême. La motion que nous avons alors votée ensemble à l’unanimité des partis est aussitôt devenue notre guide essen-tiel pour la suite des événements. Est-il besoin de dire qu’elle était la devant nous la semaine dernière, tout le long de cette soi-disant rencontre de la dernière chance ?

En arrivant à Ottawa, nous avions aussi sous les yeux la décision de la Cour suprême. Un projet qui n’est pas interdit expressément par le droit écrit, y est-il souligné, peut quand même être interdit par les conventions, c’est-à-dire ces règles du jeu longuement reconnues et res-pectées auxquelles le principe même du régime accorde autant sinon plus d’importance qu’a n’importe quelle loi écrite.

Enfin, il y avait un accord, signé publiquement et en grande pompe, le 16 avril de cette année, par sept autres provinces en plus du Québec, sept provinces représentées par leur chef de gouvernement. Cet accord exprimait une volonté commune de résistance à l’abus de pouvoir d’Ot-tawa tout en permettant le rapatriement immédiat de la Constitution et, comme il se doit, il était assorti d’une formule d’amendement. Celle-ci proposait de remplacer le droit de veto traditionnel par une nouvelle forme de protection comprenant un droit de retrait assorti d’une compensation financière obligatoire. C’était signé et garanti.

Pour nous, c’était un compromis majeur que d’accepter le rapa-triement immédiat de la Constitution sans réclamer un nouveau partage des pouvoirs qui est exigé par tant de gouvernements du Québec qui se sont succédé depuis vingt ans au moins. Mais des signatures en bonne et due forme des chefs de gouvernement d’une majorité de provinces nous assuraient alors que cela n’irait pas plus loin sans consentement.

Ce consentement, nous l’avons effectivement accordé au deuxième jour de la conférence la semaine dernière, dans un ultime effort de com-

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promis. Avec ceux qui étaient encore nos sept partenaires, nous avons ajouté à cet accord du 16 avril un certain nombre d’éléments du projet de charte fédéral qui, selon nous, ne présentaient pas de véritable danger pour le Québec.

On atteignait ainsi la limite extrême des compromis ou des con-cessions acceptables. Une entente honorable, une entente vivable pour tous était donc à portée de la main.

Malheureusement, M. Trudeau a opposé à cette offre une fin de non-recevoir catégorique ; ce n’était pas un accord honorable qui l’inté-ressait. Ce qui a permis en quelques heures de voir d’abord s’amorcer l’effritement du front commun des provinces. Mercredi matin de la semaine dernière, à Ottawa, les discussions étaient donc dans une impasse. C’est supposément pour sortir de cette impasse que M. Trudeau a alors proposé, comme cela, que les discussions se poursuivent pendant deux ans aussi bien sur la formule d’amendement que sur la charte des droits et qu’au bout de cette période, s’il n’y avait pas d’entente, le choix soit laissé aux citoyens, au moyen d’un référendum où, par conséquent, l’accord du Québec aurait été indispensable.

Nous avons vu dans cette offre de M. Trudeau un moyen possible et respectable de sortir de l’impasse, un moyen, à première vue, démo-cratique et conforme aussi à la résolution de l’Assemblée nationale que nous avons votée ici. C’est ce que nous avons dit privément et publique-ment.

Moins de deux heures après, il s’est avéré que cette proposition n’était qu’une manœuvre faite avec la plus entière mauvaise fois pour, si on me permet de m’exprimer ainsi, achever le front commun en terro-risant les anglophones qui aiment surtout aller devant le peuple apparemment le moins souvent possible. En tout cas, ceux qui négocient de cette façon peuvent obtenir des résultats à court terme, mais ils devront être jugés par leurs compatriotes. Ce n’est pas, en tout cas, notre manière à nous et je n’ai pas l’intention d’en changer.

On connaît la suite. En deux jours de manipulation et de chantage intensif, l’opération fut consommée. Les sept provinces anglophones ont alors tout simplement capitulé pour rentrer au bon vieux bercail du « National Consensus » sous la houlette du « National Gouvernement ».

Toute l’ultime machination nocturne a d’ailleurs été décortiquée en détail par une foule d’observateurs professionnels. Cela ne donne pas un beau spectacle.

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[...] Pour nous, les règles d’une société démocratique sont une obligation et non pas un enjeu de marchands de tapis ; nos engagements et surtout notre signature sont pour nous des choses absolument sacrées qu’il faut respecter à tout prix. Jusqu’à maintenant, j’aurais cru qu’il en allait de même pour les autres.

Quoi qu’il en soit, cette farce macabre demeurera sans conteste un événement historique. Pas dans le sens qui poussait nos dix vis-à-vis à sabler le champagne à Ottawa après la signature de cet accord des autres. C’est un événement historique parce que le Québec a été honteusement trahi, c’est simple, et parce que les Québécois auront maintenant compris qu’aucun compromis qu’ils ont pu faire, comme citoyens ou par l’entre-mise de leur gouvernement, n’aura été suffisant pour que le Canada anglais reconnaisse notre caractère particulier, tout ce qui fait que nous ne sommes pas et que nous ne serons jamais une province comme les autres.

Comme dans toute crise, il y a eu la minute de vérité. Et ce qu’elle révèle des autres, c’est leur véritable attitude fondamentale à l’égard du Québec. Ils nous voient comme une force à contenir de toute façon, à écarter au besoin – on l’a vu cette nuit-là – mais jamais comme les repré-sentants d’un peuple sans lequel leur fédération n’aurait jamais existé, et sans lequel aucune entente ne saurait être authentique.

Ce qu’ils viennent d’essayer de faire ensemble, c’est un Canada sans le Québec, un Canada dont le Québec serait exclu tout en demeu-rant ligoté, et même, mieux ligoté que jamais. C’est l’illustration concrète, flagrante comme jamais, de l’existence de deux nations distinctes. La façon dont on a procédé nous a montré le peu de prix qu’elle attache à nos droits et à notre existence même.

Il est donc clair que nous ne pouvions absolument pas accepter cette nouvelle Constitution fabriquée en une nuit de fourberies. D’abord, parce qu’elle nous aurait forcés à accepter une limitation importante des pouvoirs exclusifs de l’Assemblée nationale en ce qui concerne la langue d’enseignement dans nos écoles. Je l’ai dit et je le répète : aucun gouver-nement québécois qui se respecte ne pourra jamais abandonner la moindre parcelle de ce droit absolument fondamental pour la protection du seul îlot français dans la mer anglophone du continent nord-améri-cain.

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Ensuite, cette formule limite sérieusement les pouvoirs déjà terri-blement insuffisants que nous possédons pour assurer que le développement économique du Québec se fasse d’abord au profit des Québécois. Sous le couvert hypocrite de garantir les droits à la mobilité – l’an dernier, ce qu’on retrouve dans cette charte, camoufle derrière ce titre noble « Charte des droits », est-ce que vous savez comment ça s’ap-pelait « powers over the economy », les pouvoirs sur l’économie, les pouvoirs additionnels, centralisés – on veut en réalité diminuer notre capacité de créer, ici au Québec, un plus grand nombre d’emplois en utilisant, par exemple, notre pouvoir d’achat pour avantager d’abord les nôtres. Il n’est pas question pour nous d’accepter une politique de mobi-lité pancanadienne qui charcuterait et qui rendrait inopérants nos programmes de promotion des entreprises québécoises en même temps que notre pouvoir de légiférer dans ce domaine. Il n’en est pas ques-tion.

Enfin, la troisième raison : la formule d’amendement sur laquelle on s’est entendu en coulisse, et là encore, en déchirant allégrement les sept signatures de chefs de gouvernement de provinces anglophones, non seulement enlève-t-elle au Québec son droit de veto traditionnel, mais elle permet que le Québec soit pénalisé s’il choisit, à l’encontre des autres, de conserver les pouvoirs qu’il possède déjà. Autrement dit, on ne pourra pas, en droit, arracher au Québec ses pouvoirs actuels, mais on pourra en rendre l’exercice de plus en plus pénible, en fait, puisqu’on nous pri-vera des ressources nécessaires pour les exercer.

[...] Voilà donc les raisons qui nous ont amenés à rejeter la formule d’Ottawa. Je suis certain que la très grande majorité des membres de cette Chambre – où, j’espère, j’en suis sûr, on ne déchire ailleurs les signatures – sera d’accord pour dire et dire clairement que nous n’avions pas d’autres choix et que cette formule est parfaitement inacceptable au Québec.

Certains voudraient que – même après avoir été isolés par des négociations qui se sont achevées dans notre dos et par de fausses ouver-tures faites sans aucune bonne foi – nous acceptions de reprendre la discussion avec les mêmes interlocuteurs. S’il s’agit de nous faire accepter l’accord d’Ottawa, il ne saurait en être question, pour les raisons que je viens de donner. Mais à ceux qui nous prient sans arrêt, depuis vendredi dernier, de répondre aux soi-disant ouvertures de M. Trudeau et d’ac-cepter tout de suite d’aller négocier, avec les voleurs de nos droits, une

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limitation des dégâts, on me permettra de les renvoyer simplement aux propos – il faut toujours suivre ce qui se passe dans le Canada anglais pour savoir – tenus en fin de semaine par le ministre Jean Chrétien, devant 500 militants libéraux réunis à Calgary, en Alberta, dans un excellent restaurant chinois. Ces propos sont rapportés ce matin à la une du Globe and Mail de Toronto. Je me permets de traduire en français l’essentiel de cette déclaration :

Le gouvernement fédéral – y énonce, paraît-il, d’abord, M. Chrétien – est déterminé à trouver un moyen de négocier avec le Québec afin d’obtenir son accord. Sans fournir aucune indication quant aux compromis qu’Ot-tawa serait prêt a faire, M. Chrétien a aussitôt prédit qu’à la fin, de toute façon, le premier ministre du Québec serait forcé de donner son accord.

Nous aurons – et je prierais les membres de cette Chambre d’écouter cette phrase, comme Québécois, venant d’un Québécois dans l’Ouest canadien – à être gentils et délicats, si on veut finir « la job », a dit le ministre, qui a ensuite provoqué l’hilarité générale chez son auditoire en évoquant la légendaire flexibilité de M. Trudeau. Puis, redevenant sérieux, M. Chrétien a indiqué clairement qu’en fin de compte le gouvernement du Québec devra bien reconnaître qu’il n’a d’autre choix que d’accepter le fameux « package des dix ».

Aucun gouvernement du Québec ne peut accepter d’être traité de cette façon ; c’est ça l’offre de négociation du premier ministre fédéral. Et on voudrait que nous participions allégrement à une pareille reprise de la farce et de la tricherie dont nous venons de sortir ? Non, la réponse est simple. Avant toute chose, Ottawa doit renoncer à tout ce qui, dans cet accord des dix, vient écorcher nos droits. Car, pour nous, la démarche d’Ottawa, malgré l’accord des neuf provinces, obtenu de la façon que nous savons, conserve son caractère unilatéral et inconstitutionnel. À notre avis, l’histoire et les précédents démontrent clairement que le con-sentement du Québec est absolument nécessaire au consensus requis pour qu’une demande à Londres respecte les conventions constitution-nelles établies. Le Québec est le foyer et le point d’appui d’une des deux composantes de la dualité canadienne et, sans lui, cette dualité canadienne n’aurait jamais existé.

Je rappelle simplement qu’on peut trouver un parallèle récent avec la situation actuelle. Lorsque le Québec a refusé, en 1971, l’accord de Victoria qui, lui aussi, avait reçu l’assentiment des neuf autres provinces et du gouvernement fédéral, cet accord a dû être abandonné. Il ne peut pas et il ne doit pas en être autrement cette fois-ci.

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De toute manière, avant de passer à l’état de nos réflexions sur la suite, il y a une mise en garde très précise qui s’impose. En fin de semaine, certains porte-parole de la communauté anglo-québécoise annonçaient leurs intentions de nous faire céder, à force de pressions, en matière d’éducation et d’accès aux écoles. Ils nous rappelaient que c’est avec leur argent qu’ils ont bâti et payé leurs institutions scolaires et tous les services dont ils disposent. Ils oubliaient seulement de noter que tout cela était relativement facile pour une minorité totalement dominante qui a profité ensuite à fond de l’héritage colonial mais aussi, et surtout, de la tolérance et du « fair play » du Québec français et de tous les gouvernements du Québec, ce qui fait qu’elle demeure à l’évidence la mieux traitée de toutes les minorités du continent nord-américain.

Or, pendant ce temps-la, qu’est-il arrivé, ailleurs au Canada, à ceux, à tous ceux avec qui on réclame maintenant, à cor et a cri, derrière Ottawa, ce qu’on appelle un « equal treatment », un traitement équiva-lent ? Qu’est-il arrivé à ceux pour qui on veut maintenant un traitement équivalent ? Nos minorités hors du Québec furent toujours traitées, par-tout, comme des immigrants appelés à se fondre dans le « melting pot » anglophone. Même au Nouveau-Brunswick et en Ontario, où leur poids relatif est le plus important, elles sont en recul constant. La minorité franco-ontarienne se faisait encore gifler tout récemment dans ce mar-chandage odieux où M. Trudeau troquait la reconnaissance institutionnelle du français contre l’appui du premier ministre M. Davis de l’Ontario.

En Ontario, comme ailleurs, les francophones ne contrôlent pas de commissions scolaires ; les francophones ne contrôlent pas de services sociaux organisés. La charte fédérale, sans rien offrir en ce sens, maintient de plus, quant à l’accès des enfants de ces francophones à l’enseignement français, le vieux critère avec lequel on les envoie promener si facilement : « where numbers warrant », là où le nombre justifie, ce qui n’a jamais été appliqué au Québec.

Dans un tel contexte, nos concitoyens anglophones ne se sentent-ils pas un peu gênés de réclamer pour eux-mêmes un « equal treatment » ? Le veulent-ils vraiment, en pensant à toutes les conséquences ? Il vaudrait peut-être mieux réfléchir encore. C’est ce que nous allons faire, quant à nous, continuer à réfléchir, mais aussi commencer à agir.

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Pour en avoir le temps et pour réévaluer aussi de fond en comble la participation québécoise à tous ces exercices fédéraux-provinciaux et aussi désormais, interprovinciaux, le gouvernement a décidé jusqu’à nouvel ordre de se retirer à tous les niveaux de ces réunions, le plus sou-vent inutiles et coûteuses, sauf celles qui sont directement liées à nos intérêts économiques et financiers. En novembre, le mois courant, le Québec n’assistera donc qu’à celle des ministres des Finances, si elle se tient toujours.

L’Assemblée nationale sera également appelée à réaffirmer, et avec une vigueur renouvelée, nos droits et nos exigences essentielles comme société nationale distincte. Ce n’est pas parce qu’on a foulé ignominieu-sement aux pieds sa récente motion ou résolution conjointe que le Parlement du Québec doit se sentir si peu que ce soit bâillonné.

Bien sûr, nous informerons – c’est déjà commencé – de notre mieux tous ceux qui, à travers le monde, nous écoutent avec la moindre sym-pathie de la façon dont on vient de nous traiter. Mais d’abord, nous tâcherons par tous les moyens de contrer ces dizaines de millions de dollars de propagande fédérale, ce lavage de cerveaux infernal qu’on inflige exclusivement aux Québécois. On reconnaît les votes minoritaires de la motion de l’Assemblée nationale, C’est normal. Je rappellerais simplement pour mémoire qu’il s’agit d’une somme potentielle de 35 000 000 $ qui étaient destinés à l’ensemble du Canada et que, paraît-il, on vire maintenant complètement pour laver les cerveaux exclusivement des Québécois.

D’autre part, nous continuerons à expliquer la position québécoise aux parlementaires britanniques qu’Ottawa veut utiliser pour finir de réaliser son coup de force. Et nous vous ferons part de toute autre action – et il y en aura, et bientôt – que nous aurons sûrement à envisager, à mesure que la réflexion et la préparation nécessaires auront porté leurs fruits, car jamais nous n’accepterons dans le tissu de notre vie collective les effets de ce coup de poignard.

J’ajouterai – et ici ça donnera l’occasion à l’opposition de manifester son appui, si elle le veut – que ce ne sera jamais fini tant aussi longtemps que notre peuple verra son épanouissement sans cesse entravé par un régime à la fois désuet et envahissant, et son évolution normale compro-mise par les obsessions centralisatrices qui ne cesseront jamais de s’y manifester.

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Cette fois-ci encore, après tant d’autres et depuis un an et demi qu’il était suspendu au-dessus de nos têtes, combien de temps, combien d’énergies, combien de ressources matérielles finalement dépensées en pure perte cet inqualifiable abus de pouvoir nous aura-t-il coûté ? Et il n’est pas vrai que c’est un mal qui passera avec les hommes qui passent. D’aucuns s’illusionnent encore à ce propos. C’est leur droit mais, quant à nous, c’est le mal du régime lui-même, un régime qui vieillit terriblement mal et dont le durcissement technocratique trahit à la fois une solide incompréhension de ce qui concerne les Québécois et une inaptitude croissante à répondre à leurs besoins. [...]

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Clifford Lincoln (1928)

Originaire de l’île Maurice, Lincoln réussit dans le domaine des assurances internationales en Afrique du Sud, en Rhodésie et au Canada, avant d’être élu à l’Assemblée nationale sous la bannière libérale en 1981 et en 1985.

Ministre de l’Environnement dans le gouvernement de Robert Bourassa, il démissionne, le 21 décembre 1988, en compagnie de ses collègues anglophones Herbert Marx et Richard French, aussi ministres, pour protester contre l’utilisation de la clause dite nonobstant par le premier ministre Bourassa pour imposer l’affichage unilingue français au Québec.

Il poursuit ensuite discrètement sa carrière politique à Ottawa où il siège comme député libéral de Lac-Saint-Louis de 1993 à 2004.

*

La loi 178 ou Loi modifiant la Charte de la langue française a été adoptée en catastrophe par le gouvernement de Robert Bourassa au lendemain de la décision de la Cour suprême du Canada selon laquelle le Québec ne pouvait plus interdire l’anglais dans l’affichage commercial, sauf s’il se prévalait de l’article 33 de la Loi constitu-tionnelle de 1982. Cet article, appelé « clause nonobstant », permet à un gouvernement provincial de déroger à la Constitution canadienne pour une durée de cinq ans.

Cette décision du premier ministre Bourassa perturbe naturellement la commu-nauté anglophone du Québec et ses représentants à l’Assemblée nationale.

« ... rights are rights are rights »

2 décembre 1988, Assemblée nationale, Québec

Si je suis du Parti libéral du Québec aujourd’hui, c’est que j’ai un attachement certain et profond envers le Québec, et j’en suis conscient. Je suis profondément attaché, comme nouveau Qué-

bécois, au Québec, cette terre qui a été tellement généreuse de me donner son accueil, la chance et l’honneur de servir ici, au Parlement du Québec,

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au sein du Conseil des ministres. En même temps, c’est aussi parce que ce parti est axé, dans l’article 1 même de sa Charte, sur toute la question du respect fondamental des droits individuels, du respect des droits humains et fondamentaux. C’est pourquoi je suis en politique aujourd’hui surtout.

Comme vous le savez, je viens de l’île Maurice, un tout petit pays dans l’océan Indien, aussi petit que le Canada et le Québec sont grands. Il y a quelque chose qui nous rejoint, une culture d’abord française et, ensuite, la conquête anglaise qui est venue remuer les passions, remuer les choses, laisser aussi de bonnes choses, un système judiciaire britan-nique, un système parlementaire britannique, mais, en même temps, une double culture.

J’ai vécu depuis mon plus bas âge dans les deux cultures. Je parlais aussi trois langues. Je lisais Hector Malot, Gerbault, Saint-Exupéry et, plus tard, Victor Hugo, Molière, Rostand. En même temps, je savais apprécier Stevenson, Conan Doyle, Scott, Wordsworth, Shelley, Shakes-peare. Pour moi, il n’y avait pas de contradiction là-dedans. Pour moi, la langue servait de trait d’union entre les races. Je venais moi-même d’une famille biculturelle et je m’y plaisais.

J’ai vécu plusieurs années en Colombie-Britannique et le fait fran-çais me manquait par-dessus tout. Je cherchais un cinéma en français, un film de Lelouch ou de Jacques Tati. On ne pouvait pas en trouver. Je cherchais une librairie française pour me trouver un livre en français. Je cherchais quelque chose d’indéfinissable qui était un ferment de cul-ture.

Je suis venu trouver ça par choix au Québec, un carrefour de culture où il y avait quelque chose, un ferment, un piquant, un flair, où je pouvais retrouver certaines valeurs que j’avais connues étant jeune.

On m’a appelé un leader de la faction ou du monde anglo-québé-cois. Je ne me considère leader de personne. Je suis seulement leader de moi-même, de mes idées. Je ne représente aucune faction, aucun groupe.

Pour moi, la chose la plus triste serait que ce débat qui nous retient aujourd’hui devienne un débat anglo-franco parce que je pense que ce serait la chose la plus malheureuse qui pourrait nous arriver, qui nous déchirerait au plus profond de nous-mêmes. Il ne faut pas que la langue devienne un sujet de discorde, mais plutôt un trait d’union entre les groupes.

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J’ai un attachement profond au Québec et je sais que c’est différent du vôtre, vous qui êtes nés ici pour la plupart. Je comprends que vos attaches vont ancestralement dans les générations de plusieurs centaines d’années, mais je peux vous dire qu’à ma façon j’aime aussi le Québec. C’est ma terre comme c’est la vôtre. J’ai choisi d’y vivre et j’ai choisi de porter une reconnaissance au Québec qui m’a accueilli avec tant de chaleur et de générosité.

Dans le caucus libéral, je n’ai toujours connu que des amis. On peut avoir des opinions différentes sur la question de la langue. C’est clair que certains députés ont des vues tout à fait opposées aux miennes, mais je respecte ces vues et je les comprends avec le plus profond respect.

Qui suis-je pour leur dire comment défendre le Québec, eux dont les familles, les ancêtres ont quitté les leurs pour cette terre du Québec depuis des centaines d’années ? Qui suis-je, moi, comme nouveau Qué-bécois, pour leur dire quoi faire ?

[...] L’enjeu, ici, n’est pas un enjeu d’affichage, ce n’est pas un enjeu d’anglophones et de francophones, c’est un enjeu de société qui va au plus profond même de l’engagement politique, c’est-à-dire dans la façon dont on conçoit les libertés et les droits individuels, les droits fondamen-taux d’une société. Ce n’est pas une affaire d’affiches en noir, en blanc, en rose ou en vert, mais c’est la question du droit d’un individu de vouloir mettre quelque chose sur une affiche s’il le veut.

La décision de la Cour suprême est issue d’un appel qui va très loin dans le temps, en février 1984, où, après cinq ans de labeurs qui ont retenu onze juges les plus éminents de notre société, les arbitres même que nous avons choisis pour arbitrer sur les questions d’équité, de justice dans la société, et qu’on dit les arbitres les plus objectifs qui soient, allant jusqu’à la sommité même de nos juges de la Cour suprême, ont dit : oui, les gens à qui on a retiré le droit d’afficher avaient un droit fondamental, une liberté d’expression et cela a été consacré dans les jugements succes-sifs de la Cour supérieure, de la Cour d’appel, enfin de la Cour suprême.

Ils ont dit : oui, nous pensons que la langue française, comme l’a dit le député de Gouin, est menacée, vulnérable, mais malgré cela, nous ne pensons pas que ce soit un objectif qui devrait faire dire qu’on doit restreindre, malgré tout, cette liberté d’expression qui est fondamentale. Faisons un accommodement afin que la langue française menacée, vul-nérable, soit plus protégée, qu’elle soit prédominante, mais ne restreignons pas les droits des autres.

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Là, nous avons appliqué une clause « nonobstant » et cela me désole par-dessus tout parce que, pour moi, c’est tout ce qu’il y a de contraire à mon engagement personnel de dire que nous avons une liberté et pour des raisons quelconques, quelles qu’elles soient, on les restreint, on les retire, on les soustrait. S’il faut appliquer une clause « nonobstant » dans la Loi 107 pour continuer des droits ancestraux qui étaient déjà là pour les parfaire, pour les solidifier, j’en suis.

Mais si c’est pour soustraire de ces droits, je suis tout à fait en désaccord. Certains diront, les anglophones, parce que c’est le cas des anglophones, mais cela ne m’intéresse pas qu’ils soient des anglophones, ça pourrait être des Chinois, des Italiens, des francophones, ça pourrait être n’importe qui, ce sont des humains pour moi d’abord.

Ils avaient un droit avant. Certains ont dit : mais là, on leur a donné la moitié de ce qu’ils voulaient, ils devraient être satisfaits. Mais retournons un petit peu en arrière. Voyons ce qu’était la question avant la Loi 101. Ces gens-là avaient un verre d’eau plein. Là, on dit : on leur donne quelque chose. Ils ont gagné. On va leur donner un verre d’eau à moitié. On dit : ils ont gagné. Mais eux disent qu’ils ont perdu le verre d’eau plein qu’ils avaient avant, qui était un droit qu’ils avaient eu au fil des siècles et que vous avez retiré par une loi qui a été déclarée par les sommités de l’équité et de la justice dans notre société comme étant tout à faire contraire à la justice et l’équité.

Donc, ce n’est pas un demi-verre qu’ils devraient gagner. Il faut qu’ils gagnent le verre plein pour qu’ils reviennent à la situation où ils étaient avant les jugements. C’est comme si vous disiez : je vous avais prêté 20 $ à une date quelconque. Je veux que vous me repayiez mes 20 $. Vous dites : non, pour une raison quelconque, je ne peux pas vous les donner, ce n’est pas le temps. Je vais vous en donner 10 $ et, ensuite on verra.

C’est tout le principe fondamental du respect d’un droit qui était acquis et qui est consacré aujourd’hui. Là, on dit : même la Cour suprême dans son jugement consacre la légalité de la clause « nonobstant ».

Mais ce n’est pas une question juridique, parce que les juges, dans leur sagesse, ont dit, après avoir examiné la chose, après cinq ans d’examen, que, malgré tout, il y a un droit fondamental qui doit être respecté, que le restreindre irait au-delà des objectifs de la préservation de la langue française, malgré son caractère vulnérable et menacé.

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Donc, on a saisi ce pouvoir des juges, par ce pouvoir juridique, on a nié ce jugement de la Cour suprême qui vient d’arriver. Cela m’étonne et je trouve cela un peu paradoxal que des juges qui travaillent dans ce domaine d’équité et de justice prennent cinq ans pour arriver à une décision et que nous, dans cinq jours, du 15 au 20 décembre, nous disions : les juges, vous avez fait ça, mais nous les politiciens, dans cinq jours, on va retirer ce que vous avez donné dans cinq ans de travail.

Je ne peux pas être d’accord avec cela ni avec le principe que, demain, j’ai une maison qu’on me retire. Je vais en cour plaider qu’on ne me retire pas ma maison, et la cour me dit : oui, vous avez droit à cette maison. Et le jour que la cour me dit cela, on me dit : pour des raisons quelconques, on va vous rendre le terrain seulement, la maison viendra plus tard. Je trouve cela inéquitable, inacceptable.

In my belief, rights are rights are rights. There is no such thing as inside rights and outside rights. No such thing as rights for the tall and rights for the short. No such things as rights for the front and rights for the back, or rights for East and rights for West. Rights are rights and always will be rights.

There are no partial rights. Rights are fundamental rights. Rights are links in a chain of fundamental values that bind all individuals in a society that wants to be equitable, and just, and fair. Rights are bridges that unite people in a society through a set of fundamental values, and the minute you deny those rights, you withdraw that bridge, and create a gap between members of that society by denying those fundamental rights that bind them together.

Rights are that delicate balance that equates the chances of people in a society, so that there is an equation between the rich and the poor, between the powerful and the weak, between the majorities and the minorities, between the State and the indivi-dual. Whoever tampers with a very delicate machinery of equity and justice in a society, which are expressed through rights, sets in motion a chain of events, which someone more audacious may tamper with even more. That chain of events could be disastrous for a society whose beliefs are based on a sense of equity and justice for all.

All of us are human beings first. We are not francophone, anglophone, rich, poor, weak and strong, first, we are human beings with rights.

And for me, I will fight until my last breath for the right of some person to do something that society says he has that right to do and, in that case, that person, be he English or French or Chinese or whatever, has that right to paint that sign on the exterior of his building, and I do not think it should be denied.

[...] J’aurais préféré fondamentalement – je le dis en toute sincérité – que tout reste comme c’était, plutôt que de faire quelque chose qui est

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encore plus humiliant et dire : à l’intérieur, vous êtes permis, mais à l’ex-térieur, ne vous affichez pas parce que cela, ça nous fait mal. Je ne pense pas que ce soit ce que les francophones pensent.

Je réalise comment la sécurité et la menace qui est devenue une perception ancrée dans le milieu francophone fait en sorte qu’on croit que le visage français va disparaître si on permettait ce droit.

Je pense différemment, mais je respecte profondément vos opinions. Ce que je n’accepte pas, c’est qu’on soustraie ce droit de façon que je considère arbitraire. Je pense que le visage linguistique du Québec, comme l’ont dit les juges de la Cour suprême, doit réfléchir la réalité du Québec. La réalité du visage du Québec c’est en grande majorité fran-cophone... Mais il y a aussi des endroits où les anglophones vivent. Eux aussi ont le droit d’avoir leur langue quelque part à l’extérieur pour pouvoir se sentir valorisés dans leur peau.

Je ne vois rien de mal là-dedans. Si demain matin la Cour suprême fédérale, où il y a une majorité d’anglophones, pour une raison quel-conque décidait que dans les langues officielles on allait dire : on peut afficher en français à l’intérieur mais, surtout, n’affichez pas en français à l’extérieur parce que nous, on est majoritaire. On a trouvé une excuse pour vous dire vous seriez outrés et moi aussi, parce que je ne pense pas que ce soit équitable.

Donc, je pense que, dans ces choses, parfois, on est majoritaires ici, parfois, on est minoritaires. Il faut réaliser que tous, partout dans le monde, nous sommes majoritaires ou minoritaires, mais nous sommes d’abord des individus et des humains. Que nous soyons anglophones ou franco-phones, on se retrouve partout devant les mêmes choix fondamentaux qui reviennent à l’individu.

[...] En fin de compte, il faut vivre avec soi. Il faut vivre avec sa conscience. Je suis ainsi fait. Il faut que je vive avec ma conscience. Je vais avoir à prendre une décision malheureuse pour nous tous.

Ce sera malheureux pour moi et ce le sera pour tout le monde. Parce que je dois vivre avec moi-même et avec ma conscience, je ne pourrai pas souscrire à ce projet de loi. La chose qui me peinera le plus, en prenant cette décision, c’est que ce soit vu comme une lutte entre francophones et anglophones. Cela niera tout ce que j’ai essayé de faire. Et ce que j’essaie de faire, c’est de faire représenter dans notre société ce message d’unité entre tous les groupes qui forment notre société.

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[...] En terminant, je voudrais vous dire que, dans cette décision très malheureuse que je vais prendre aujourd’hui, je reste d’abord fon-damentalement attaché à mes idéaux de libéral. Je vais rester comme membre du caucus libéral et je veux aussi rester comme membre de ce Parlement du Québec parce que, moi aussi, à ma façon, je suis un Qué-bécois attaché à cette terre profondément.

Cette année a été une année très éprouvante pour moi. Ma femme repose en terre québécoise : c’est le plus grand tribut que je puisse faire au Québec. Le Québec continuera d’être une terre qui va réunir les gens au lieu de les désunir.

Il faut qu’on continue à travailler ensemble à chercher des méca-nismes, et après le déchirement de ce vote, de tout ce qui s’est passé ici, j’espère qu’on va recommencer à essayer des solutions de travail ensemble.

Surtout, n’ayons pas peur des affiches extérieures, cela ne va pas changer le monde : cela se fait ailleurs dans le monde. N’ayons pas peur, surtout, d’être nous-mêmes parce que nous sommes confiants en nous-mêmes. N’ayons pas peur de nos parlers, ne soyons pas méfiants l’un envers l’autre.

Donc, mon message à vous tous, c’est un message de confiance dans l’avenir, c’est un message en vue de regarder, je l’espère, bientôt, une autre façon de faire revaloir ces droits que nous restreignons aujourd’hui, parce que ces droits sont beaucoup plus qu’une affiche, ce sont des droits fondamentaux qui vont au plus profond d’une société. Une société qui est forte, confiante et qui se respecte, se doit de les res-pecter.

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Lucien Bouchard (1938)

Ambassadeur du Canada en France depuis 1985, Bouchard répond à un nouvel appel de son condisciple de l’Université Laval, Brian Mulroney, qui le propulse direc-tement au poste de secrétaire d’État du Canada le 31 mars 1988. Il fait son entrée au Parlement canadien lors d’une élection partielle le 20 juin 1988.

Réélu lors des élections fédérales du 21 novembre 1988, il devient ministre de l’Environnement, mais il quitte le gouvernement un mois avant l’échéance de l’entente sur l’Accord constitutionnel du lac Meech.

Le 15 juin 1991, il est élu président et chef du Bloc québécois, qu’il a fondé pour porter le combat en faveur de la souveraineté du Québec sur la scène fédérale.

Pendant la campagne référendaire sur la souveraineté du Québec, à l’automne de 1995, il est nommé négociateur en chef du Québec dans l’éventualité de négociations avec le Canada par le premier ministre québécois Jacques Parizeau.

Le 12 janvier 1996, après la démission de Parizeau, il devient président du Parti québécois et premier ministre du Québec. Il ne déclenche pas de référendum au cours de son mandat, en l’absence de « conditions gagnantes », et se consacre plutôt à la réalisation du « déficit zéro ». Il démissionne le 8 mars 2001.

Passionné de littérature française, en particulier de Marcel Proust, il compose lui-même des discours élégants et d’inspiration élevée. Encore ambassadeur à Paris, il affirme à l’auteur qu’il serait possible de faire au Canada « une politique de la parole, comme le fait François Mitterrand » (de qui il a retenu le conseil de ne jamais employer le mot « défi » dans ses discours). Il s’inspire aussi des grands discours du premier ministre britannique Winston Churchill.

*

Le mardi 22 mai 1990, un mois avant l’échéance de l’Accord du lac Meech18, parce qu’il dit craindre que cette entente ne soit dénaturée, Bouchard démissionne de

18. L’Accord du lac Meech, négocié entre Brian Mulroney et les premiers ministres provinciaux le 30 avril 1987, proposait essentiellement cinq modifications à la Constitution canadienne :

1. Une reconnaissance du Québec comme société distincte et de l’existence des faits français et anglais.

2. Que le Québec et les autres provinces disposent d’un droit de veto à l’égard de certains amendements importants à la Constitution.

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son poste de ministre de l’Environnement et quitte le groupe parlementaire progressiste-conservateur pour siéger aux Communes comme député indépendant, en attendant de former le Bloc québécois. Il prononce le discours suivant à quelques banquettes du premier ministre Brian Mulroney, qui l’avait invité à faire partie de son gouvernement à peine deux ans plus tôt.

« ... les fourches cauDines De l’humiliation »

22 mai 1990, Chambre des communes, Ottawa

Je suis venu à la politique sur le tard, dans des circonstances diffi-ciles, mais animé des meilleures intentions. Deux raisons m’ont convaincu de descendre dans la fosse aux lions. La première, c’est

l’attrait du beau risque de coopération avec M. Mulroney. La deuxième, M. Mulroney lui-même. Il avait, par une chaude journée du mois d’août, en 1984, à Sept-Îles, pris l’engagement solennel de réconcilier ce pays. Je savais aussi qu’il avait rempli cet engagement en concluant, en 1987, avec tous les premiers ministres des provinces, l’accord qui permettrait au Québec d’entériner formellement le rapatriement de 1982.

L’objectif était clair : entrer dans l’équipe gouvernementale pour aider le premier ministre à obtenir la ratification à laquelle la mise en œuvre de l’accord était subordonnée.

C’est avec hésitation que je me suis moi-même rallié à l’accord. Car, dès 1982, il m’est apparu qu’un jour le Canada anglais aurait à payer le fort prix pour réparer le bris de confiance de 1982, aussi bien que le tort fait devant l’histoire à sa propre réputation. J’ai trouvé, en lisant l’accord la première fois, que le Québec avait fait bon marché de son humiliation et de sa juste indignation.

Mais, convaincu qu’on ne pouvait faire mieux, j’en arrivai à la conclusion qu’il fallait sortir du ghetto et de la prostration où nous avait

3. Le droit de retrait d’une province, avec compensation, de tout programme initié par le gouvernement fédéral dans un domaine de compétence provinciale.

4. Une reconnaissance accrue des pouvoirs provinciaux en immigration. 5. Que les trois juges québécois de la Cour suprême du Canada soient nommés par le

gouvernement fédéral sur proposition du gouvernement du Québec. L’accord n’est finalement pas ratifié par toutes les provinces canadiennes à l’intérieur

de la période de trois ans prescrite par la Constitution.

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confinés l’arrogante imposture de Pierre Trudeau. Je me suis dit qu’il fallait saisir l’occasion de tourner la page sur l’amertume de ce passé récent et commencer à écrire, avec Brian Mulroney, un chapitre lumineux où trouveraient leur place des actes de foi, des gestes de tolérance et des dialogues ouverts.

On me dira que ce n’était que des mots et que les mots ne veulent rien dire en politique. Mais il se trouve que je suis issu d’une famille, d’un milieu et d’une région où les mots parlent du cœur. Ce n’est pas un hasard, par exemple, si le mot générosité revient si souvent sur les lèvres du pre-mier ministre. C’est que, justement, c’est un être foncièrement généreux.

Je pensais aussi qu’à plus forte raison une signature, surtout de premiers ministres, était une chose sacrée. Par conséquent, je n’avais aucune raison de croire que l’Accord du lac Meech, revêtu des signatures des premiers ministres du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de Terre-Neuve, serait déshonoré. Il y a quelque chose de profondément choquant dans l’idée que les profanateurs mêmes des signatures de leurs prédéces-seurs tentent aujourd’hui de faire porter par Québec le poids de leur propre culpabilité. Et même le plus habile d’entre eux, M. McKenna, me fait penser au loup qui lance des appels empressés à la protection de la bergerie qu’il vient de saccager.

Tous ces messieurs savent toutefois fort bien que la négociation a eu lieu, que les compromis ont été faits et que le Québec en est sorti exsangue, après avoir tracé la limite extrême de ses concessions à l’endroit même où la fierté perd son nom.

Voilà pourquoi toute demande de concession additionnelle est une insulte à son sens de l’honneur. Or, le rapport de la commission parle-mentaire propose la banalisation du caractère distinct de la société québécoise par l’inscription, dans la même disposition, de l’égalité des communautés anglophones et francophones du Nouveau-Brunswick.

Je songe aussi à sa dilution encore accrue par la proposition d’une application conjointe de la Charte des droits et libertés. Je m’inquiète pareillement de la suppression recommandée de la règle de l’unanimité pour opérer la réforme du Sénat et de tous les dangers que laisse planer sur le veto du Québec la formule ambiguë d’un mécanisme « d’approba-tion régionale ».

Et surtout, je considère totalement inacceptable la recommandation d’attribuer au Parlement et au gouvernement fédéral non plus seulement

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un rôle de protection de la dualité linguistique, comme le stipule l’Accord actuel du lac Meech, mais bien un rôle de promotion.

Voilà pourquoi je ne puis supporter de garder le silence sur la stratégie gouvernementale qui fait de ce rapport la base de discussions pour convoquer une conférence des premiers ministres. Je ne doute pas des intentions de M. Mulroney, mais en conférant ce statut au rapport, le gouvernement fait une alliance objective avec ceux-là même qui veu-lent faire passer le Québec sous les fourches caudines de l’humiliation.

Ce rapport accrédite à peu près toutes les tentatives des ennemis de l’Accord du lac Meech pour le diluer et asséner le coup de grâce au Québec. Ce rapport n’aurait pas dû exister. Je le réprouve et je me vois contraint de quitter le gouvernement, avec douleur, avec déchirement, aussi bien que le caucus conservateur, pour siéger comme député indé-pendant.

J’adjure le premier ministre du Québec d’éviter le traquenard qui se trouve ainsi tendu pour lui. Je lui demande instamment d’épargner aux Québécois un autre camouflet, une autre atteinte à leur fierté, un autre ostracisme.

On me rendra cette justice que j’ai depuis deux ans donné un appui constant à M. Bourassa dans ses efforts pour protéger l’intégrité de l’ac-cord. Je luis dis ici, aujourd’hui, que s’il refuse d’assister à une conférence où sera déposé le rapport de la commission, il aura non seulement mon appui mais celui de tous les Québécois, de Montmagny à Rouyn, de Québec à Montréal, de Roberval à Baie-Comeau.

J’exhorte M. Bourassa à n’accepter comme cadre de discussions que la seule résolution adoptée par l’Assemblée nationale, dans un grand mouvement d’unité, prélude de l’élan nouveau qui portera le Québec vers la prise en charge de soin propre destin. Que les habiles, les pompiers incendiaires, les apprentis-sorciers de la politique qui viennent nous dire, ici à Ottawa, devant toute la population, devant l’histoire, à un moment de grâce de la vie nationale du Canada, au soleil levant du 3 juin 1987.

Trêve d’hypocrisie ! Que les vrais coupables se démasquent, ou alors, s’ils ont peur du plein jour et du jugement de l’histoire, qu’ils s’ins-pirent de Macdonald et de Cartier et qu’ils portent leur regard vers l’avenir, là où nos enfants ont rendez-vous, et qu’ils saisissent la main fraternelle que le Québec leur tend encore, peut-être pour une dernière fois. [...]

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Robert Bourassa (1933-1996)

Devenu, à 36 ans, le plus jeune premier ministre de l’histoire du Québec, l’éco-nomiste Robert Bourassa gagne les élections du 29 avril 1970 et remporte une victoire encore plus spectaculaire le 29 octobre 1973. Ses premières années au pouvoir sont marquées par sa volonté de moderniser la structure gouvernementale, mais son agenda est bousculé par des grèves massives dans le secteur public, la crise d’Octobre 1970 et les premières tentatives du premier ministre Trudeau de rapatrier la Constitution canadienne.

Sa défaite du 15 novembre 1976 ouvre la porte au premier gouvernement souverainiste de l’histoire du Québec. Après un exil volontaire en Europe, où il donne des cours, il reprend la direction du Parti libéral du Québec le 15 octobre 1983, redevient premier ministre le 2 décembre 1985 puis est réélu le 25 septembre 1989.

Ses deux derniers mandats sont largement consacrés aux négociations de l’Accord du lac Meech. Gravement malade, il doit quitter ses fonctions en janvier 1994 et il meurt le 2 octobre 1996.

Jean Claude Rivest, qui a peut-être été son plus proche collaborateur, avoue que Bourassa ne prenait aucun plaisir à parler en public et qu’il consacrait peu de temps à la préparation de ses discours. Aussi se contentait-il souvent de notes manuscrites plutôt que de textes préparés.

*

La courte mais dramatique déclaration que lit Bourassa à une Assemblée natio-nale très attentive, à l’échéance de l’Accord du lac Meech, est l’un des rares – peut-être le seul – discours qu’il ait rédigé seul.

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« ... quoi qu’on Dise et quoi qu’on fasse »

22 juin 1990, Assemblée nationale, Québec

On me permettra, au début, de signaler quand même, durant quelques secondes, l’excellent travail qui a été accompli dans cette première partie de la session cette année, qui impliquait

des lois très importantes pour l’ensemble des Québécois.

Sur le plan politique, toutefois, on doit constater qu’à l’ajournement de cette première partie l’Accord du lac Meech n’est pas ratifié. Donc, la résolution du Québec qui a été adoptée il y a trois ans moins une journée n’a plus d’existence juridique. Au nom de tous les Québécois, je veux exprimer ma plus profonde déception, déception qui s’explique par tous les efforts qui ont été faits par différents gouvernements depuis une dizaine d’années.

Il y a dix ans, à la suite du référendum du 20 mai 1980, le gouver-nement du Québec de ce temps, dirigé par M. Lévesque, avait fait plusieurs efforts pour réintégrer le Québec dans la Constitution cana-dienne. Il avait fait preuve, si je me réfère à une expression utilisée par le chef de l’opposition cet après-midi, d’une grande flexibilité, mais avec un résultat évidemment décevant, puisque le Québec avait été exclu de la Constitution canadienne.

En 1985, nous avons proposé au Canada anglais des conditions qui ont été jugées par tous comme étant modérées et raisonnables. À trois reprises, nous nous sommes entendus sur l’ensemble de ces condi-tions. Et je veux, à cet égard, remercier tous mes collègues qui ont appuyé le Québec. Et je signale encore le travail particulier qui a été fait par le premier ministre de l’Ontario, M. Peterson.

Le 9 juin dernier, nous avons une nouvelle fois signé une entente. Tous les premiers ministres se sont engagés à tout mettre en œuvre pour faire adopter la résolution avant le 23 juin. On doit constater que deux provinces ne l’ont pas fait et n’ont pas l’intention de le faire.

En 1987, il y avait eu une entente. À la suite de trois changements de gouvernement, la signature qui avait été donnée par les provinces n’a pas été respectée. Cette fois encore, en 1990, deux provinces qui s’étaient engagées à tout faire pour faire adopter la résolution n’ont pas respecté leur engagement. Jusqu’à 1985, on disait : « What does Québec want ? » Nous avons exprimé clairement les demandes du Québec. Et toute

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l’équipe du gouvernement, et je veux rendre hommage au ministre res-ponsable, le député de Jean-Talon, qui a fait un travail extraordinaire dans la réalisation de ce dossier et avec toute son équipe...

Donc, depuis 1985, la question est : « What does Canada want ? » Et on attend encore la réponse du Canada à cet égard.

Le Canada anglais doit comprendre d’une façon très claire que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est, aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement.

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Brian Mulroney (1939)

Un an après son élection à la direction du Parti progressiste-conservateur du Canada, Brian Mulroney remporte, le 4 septembre 1984, la plus grande majorité de l’histoire canadienne avec 211 sièges. Quatre ans plus tard, le Parti progressiste-con-servateur gagne une nouvelle majorité, une première pour les conservateurs depuis John A. Macdonald, premier premier ministre du Canada.

En neuf ans de pouvoir, Mulroney signe deux accords de libre-échange avec nos voisins du Sud et il réforme la fiscalité canadienne en remplaçant la taxe sur la fabri-cation par une taxe sur la valeur ajoutée, la taxe sur les produits et services.

Il tente aussi d’obtenir l’adhésion du Québec à la Constitution canadienne par l’Accord du lac Meech, qui échouera finalement à la dernière minute.

Une autre tentative d’unanimité constitutionnelle, l’Accord de Charlottetown de 1992 est l’objet d’un référendum national, lequel est défait dans sept des douze provinces et territoires. Mulroney quitte ses fonctions le 11 juin 1993.

Orateur puissant, il mêle souvent l’humour à l’indignation. Avant de prononcer ses discours, il les lit et les relit attentivement, souvent en soirée et en fin de semaine, et il demande parfois « de la poésie » à ses rédacteurs, en plus des inévitables « one-liners » avec lesquels il ouvre presque toutes ses prestations. Quand le temps le permet, il répète souvent son texte à voix haute avant d’entrer en scène.

*

Devant le vide créé par la non-ratification de l’Accord du lac Meech par deux provinces, le gouvernement du Canada doit répondre à l’inquiétude des milieux politi-ques. Le premier ministre Mulroney prend ici acte de la mort de Meech et tente de repousser un référendum sur la souveraineté-association vers lequel se dirige la Com-mission sur l’avenir constitutionnel et politique du Québec19, instituée par le premier ministre Robert Bourassa.

19. Communément appelée Commission Bélanger-Campeau, du nom de ses deux coprésidents, elle recommandera, un mois plus tard, un référendum que le gouver-nement québécois devra prendre à son compte pour en restreindre l’objet à de nouvelles propositions constitutionnelles, découlant de l’Accord de Charlottetown.

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« Des pays à temps partiel, ça ne tient pas Debout »

13 février 1991, Chambre de commerce de Québec

Il y a quelques mois, un de nos plus grands artistes, le peintre Jean-Paul Lemieux, est décédé, ici à Québec. Pendant plus de 50 ans, à des générations d’artistes, Lemieux a prodigué un conseil à la

fois simple et profond : « Regardez dans le pays où vous êtes nés », disait-il. Il ne peut y avoir de meilleur moment pour se rappeler tout ce qui a été accompli ici, tout ce qu’il nous reste à faire ensemble, et aussi pour penser à ce qu’on pourrait perdre à tout jamais en perdant notre citoyen-neté canadienne.

Pour certains, le Canada est une abstraction, une construction de l’esprit qui existe seulement en attendant qu’on ait une meilleure idée. Pour moi, le Canada c’est le pays que nos ancêtres ont bâti ensemble et qui nous a assuré le bien-être matériel, la sécurité culturelle et la justice sociale depuis 123 ans. C’est le pays qui a protégé nos valeurs, qui a porté nos espoirs et qui a exprimé notre personnalité dans le monde entier.

Mais voici que certains affirment aujourd’hui, avec une belle assu-rance d’ailleurs, que non seulement le Canada n’aurait pas répondu à nos aspirations dans le passé, mais qu’il faut en sortir au plus vite de crainte qu’il compromette notre avenir. D’après ces gens, le Canada serait non seulement un frein au développement économique et politique de ses citoyens, mais il pourrait même devenir le tombeau de la personnalité distincte des Québécois. Si ces personnes, apparemment sérieuses, pen-sent vraiment que nous sommes au bord du gouffre, que tout va mal, il me semble que ça vaut la peine qu’on regarde ça de près.

Examinons donc ensemble notre situation, de façon objective et lucide. Utilisons quelques critères – et il y en a bien d’autres – qui sont habituellement utilisés pour juger un pays comme le nôtre.

Malgré une population modeste en rapport avec notre superficie, nous avons bâti ici la huitième plus forte économie au monde. Nous faisons partie du Groupe des sept grands pays industrialisés. Parmi ces sept grands pays, de 1984 à 1989, seul le Japon a eu une croissance éco-nomique supérieure à la nôtre. Et aucun d’entre eux, au cours de cette période, n’a connu un taux de croissance de l’emploi aussi fort que celui du Canada. Le revenu « per capita » des Canadiens les place au deuxième rang parmi les 24 pays de l’OCDE à ce chapitre. Le revenu moyen de chaque famille canadienne l’an dernier s’élevait à 50 000 $.

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Entre 1978 et 1987, le pourcentage des salariés québécois travaillant dans des entreprises contrôlées par des francophones est passé de 55 % à 62 %. Sept points de pourcentage en neuf ans, c’est énorme. Les fran-cophones québécois, qui étaient encore sous représentés dans les postes de cadres chez eux, il y a à peine 20 ans, en occupent maintenant 80 %. Alors, il me semble qu’on n’a pas trop souffert économiquement parce qu’on est citoyen canadien.

Les 60 000 Français qui se trouvaient au Canada en 1759 sont devenus, aujourd’hui, 5 millions et demi d’hommes et de femmes qui vivent en français au Québec, où la proportion de francophones continue d’ailleurs d’augmenter. Aujourd’hui, plus de 93 % des Québécois parlent le français, comparativement à 85 % il y a 55 ans. Au cours de la même période, le pourcentage d’unilingues anglophones au Québec est passé de 14 % à 6 %.

Cette société distincte au sein du Canada, loin de se replier frileu-sement sur elle-même, exerce un nouveau dynamisme et une nouvelle confiance qui s’étendent bien au-delà des frontières du Québec et du Canada.

La récente entente entre Ottawa et Québec dans le domaine névralgique de l’immigration contribuera puissamment à la francisation des immigrants, à leur intégration dans la société québécoise et à la préservation du poids démographique des francophones au Canada. On n’a pas eu besoin d’un amendement constitutionnel pour arriver à ce résultat bénéfique. Il n’a fallu que de la flexibilité et de la bonne foi de part et d’autre pour que le fédéralisme réponde à un besoin démogra-phique particulier du Québec.

Plus de 800 000 francophones ont apporté le même amour et le même respect de la langue française dans les autres provinces cana-diennes. La francophonie canadienne, ce ne sont pas des fantômes, et ce n’est pas une invention de Statistique Canada ; ce sont des hommes et des femmes qui se sont battus, depuis des générations, pour conserver leur langue et leur culture et qui, aujourd’hui, avec fierté et espoir, veulent les transmettre à leurs enfants.

Je suis convaincu que la meilleure protection du français, la meilleure garantie qu’il va continuer d’exprimer le génie particulier de la majorité québécoise et de nos minorités francophones, demeure la stabilité des institutions politiques canadiennes et la prospérité économique qui en découle. Parce que le Canada, contrairement à beaucoup d’autres pays, a fait du respect de la diversité un de ses principes fondamentaux.

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Extrait d’un discours annoté par Brian Mulroney.

Brian Mulroney a livré certains de ses discours les plus passionnés pour défendre l’Accord du lac Meech, comme ici dans la Basse-Ville de Québec en 1988, où il martèle le lutrin de façon caractéristique.

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Le rayonnement de la langue française sera d’autant plus grand s’il se prolonge et se répercute dans les grands ensembles et dans les principaux forums internationaux. La poignée de Français qui se sont installés ici il y a trois siècles et demi seraient bien émerveillés, aujourd’hui, de voir que le Canada, deuxième pays francophone au monde, est, avec la France, un des principaux piliers de la francophonie internationale. Grâce au Sommet de la francophonie, que nous avons contribué à créer, le Canada met son expertise et ses ressources au service des francophones du monde entier.

Alors, où est-elle la vraie menace pour les francophones ? Est-ce qu’elle vient de leur appartenance au Canada, où leurs droits sont pro-tégés et leur identité respectée ; où ils peuvent s’épanouir à la largeur d’un continent et participer au rayonnement international d’un grand pays ? Est-ce que le repli sur soi ou la fuite par en avant est une meilleure garantie d’épanouissement ?

Contrairement aux sophismes qu’on entend parfois, l’histoire retiendra que la langue et la culture françaises ne sont pas venues mourir en terre canadienne mais qu’elles y ont trouvé l’espace et l’oxygène qui leur ont insufflé une nouvelle vie.

Depuis la création de la fédération canadienne, il y a 123 ans, des Québécois ont occupé le poste de premier ministre du Canada pendant 47 ans. Depuis que des Canadiens exercent la fonction de gouverneur général, soit depuis 1952, des Québécois ont été nommés à la tête de l’État pour plus de la moitié de cette période. Et à partir de la Cour suprême du Canada, où le juge en chef est un Québécois, on en retrouve, par exemple, comme greffier du Conseil privé – la plus importante res-ponsabilité de toute la fonction publique canadienne ; parmi les sous-ministres les plus influents ; à la présidence de Radio-Canada ; et aux plus hauts échelons de la diplomatie canadienne, dont notre repré-sentant aux Nations Unies.

Cinquante et un mille Québécois et Québécoises travaillent pré-sentement dans la fonction publique fédérale, où les francophones comptent pour environ 28 % des effectifs – une proportion supérieure à leur poids démographique. Et 32 % des postes comblés par décrets, c’est-à-dire les postes supérieurs de l’administration publique fédérale sont occupés par des francophones. Presque le tiers des ministres fédéraux viennent du Québec – une des plus fortes représentations québécoises à Ottawa depuis la Confédération.

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Peut-être que ça sert les ambitions politiques de certains de pré-tendre que les Québécois ne peuvent pas s’épanouir à l’intérieur du Canada. Mais ça ne correspond pas aux faits !

Comme Canadiens, nous avons reçu en héritage la liberté et la démocratie, que nous exerçons dans nos vies quotidiennes et que nous avons défendues, comme pays, à travers le monde. Cousue sur le sac à dos d’un étudiant en voyage ou sur l’épaule d’un soldat en mission – d’un pilote de Bagotville ou d’un soldat de Valcartier – la feuille d’érable proclame partout notre fierté d’être citoyens d’un pays qui a l’honneur de ses valeurs et le courage de ses convictions. Le Canada est un des pays fondateurs de l’Organisation des Nations Unies et nous somme engagés, depuis ce temps, à défendre son objectif de maintenir la paix et la sécu-rité mondiales.

Et quand on examine notre situation comme Canadiens, il faut aussi prendre acte des nouvelles réalités internationales. L’évolution politique, la prospérité économique d’un pays ne peuvent se concevoir sans tenir compte de ses relations avec les autres pays, de son intégration dans un monde en profonde et rapide mutation.

On ne vit pas en vase clos, tout seul dans notre univers. Si on se tourne vers l’Europe, par exemple, on voit les Français et les Britanniques qui creusent un tunnel sous la Manche pour rapprocher leurs pays. On voit les pays de la Communauté européenne qui s’unissent pour se donner un marché commun, une monnaie commune et une banque centrale.

Or, il se trouve que la voie que l’Europe est en train d’ouvrir pour elle-même, c’est une route que nous Canadiens avons déjà parcourue : nous avons un marché commun depuis 1867 ; nous avons une monnaie commune depuis 1870 ; et nous avons une banque centrale depuis 1934. Cela n’exclut pas que nous puissions en arriver à la création d’un véritable marché commun, marché, en quelque sorte, allant plus loin dans le sens de l’intégration actuelle. Mais, comme le premier ministre Bourassa l’a souvent rappelé, l’intégration économique, dont découle la prospérité, exige l’intégration politique.

[...] Je dis donc à ceux qui veulent aller dans le sens contraire du reste du monde, qui proposent des arrangements inédits : démontrez-nous donc comment votre plan pourrait améliorer le sort des Québécois et des Canadiens.

Dites-nous donc comment le Québec pourrait profiter d’une rup-ture avec les autres provinces alors que son commerce interprovincial est plus important que ses échanges internationaux. Ou pourquoi les

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contribuables de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et de l’Ontario accepteraient de continuer de transférer plusieurs milliards de dollars par année en péréquation à un Québec qui ne partagerait plus les res-ponsabilités des autres membres de la famille canadienne.

Ceux qui exigent un référendum précipité pour détruire le Canada ont l’obligation envers leurs concitoyens de définir précisément et com-plètement leurs solutions de rechange, d’expliquer comment les Québécois se tireront mieux d’affaire hors du Canada qu’à l’intérieur du Canada.

Parce qu’il ne faut pas s’y tromper : le vrai choix qui se présente aux Québécois est de demeurer citoyens du Canada ou de devenir citoyens d’un autre pays. Des pays à temps partiel, ça ne tient pas debout !

Et est-ce qu’on s’imagine sérieusement que le Canada va continuer de prospérer avec un régime politique capable seulement d’assurer l’in-tendance minimale ?

Parce que nous sommes la septième économie du monde indus-trialisé, nous avons réussi à conclure un accord historique de libre-échange avec les États-Unis. Et nous participons présentement à la négociation d’une entente semblable qui unira les États-Unis, le Mexique et le Canada, qui nous donnera un accès privilégié à un marché dynamique et prospère de 360 millions de personnes. Nous avons aussi conclu une entente de principe sur les pluies acides avec les États-Unis – et je peux vous dire que ça n’a pas été facile de convaincre l’administration américaine d’ac-corder la priorité à ce problème. Est-ce que les Américains auraient réagi aussi favorablement aux demandes d’une entité politique beaucoup plus petite ?

[...] Je sais qu’on n’aime pas être confrontés à ce genre de réalités dans certains milieux. Mais, est-ce qu’il y a un seul homme ou une seule femme d’affaires ici aujourd’hui qui serait prêt à jouer l’avenir de sa compagnie sans une étude approfondie des coûts et des bénéfices, sans une étude de marché sérieuse ? Est-ce que l’avenir d’un pays – d’un grand et puissant pays comme le Canada – ne vaut pas une réflexion au moins aussi sérieuse ?

Quoi qu’en disent ceux qui voudraient qu’on garde le silence pen-dant qu’ils démolissent le Canada, ce n’est pas faire du chantage économique que de demander aux Québécois de bien analyser la réalité avant de faire des choix qui engagent leur bien-être économique et l’avenir de leurs familles. Ça me semble, au contraire, être la prudence la plus élémentaire.

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Ma responsabilité, comme premier ministre du Canada, n’est pas de ménager les susceptibilités de ceux qui veulent le détruire ou l’aban-donner, mais de représenter les espoirs et la fierté de ceux qui veulent le préserver et l’améliorer pour leurs enfants et leurs petits-enfants.

Hier, à Toronto, j’ai dit très directement à ceux qui s’imaginent qu’il serait peut-être préférable que le Québec soit hors du Canada plutôt que de travailler à définir un nouveau Canada, qu’ils se trompent lour-dement.

J’ai réaffirmé qu’une négociation à sens unique n’est pas une véri-table négociation. J’ai aussi rappelé que l’intérêt de tous les Canadiens commande le maintien de certaines normes nationales. Et, dans des domaines de compétence partagée comme celui de l’environnement, nous devons absolument concerter nos actions dans l’intérêt commun.

Aujourd’hui, je dis tout aussi franchement aux Québécois : méfiez-vous des marchands d’illusions, de ceux-là qui vous disent qu’ils peuvent détruire un grand pays, puis le reconstruire sans difficulté, qui se disent capables, à eux seuls, de contrôler le cours de l’Histoire.

Si elle n’amène pas une amélioration démontrable de la situation économique, culturelle ou sociale des Québécois, pourquoi certaines personnes sont-elles si pressées de nous pousser vers la séparation ? Poser la question, c’est y répondre.

C’est notre avenir comme pays, notre prospérité et notre identité comme citoyens qui sont en jeu. Et nous allons regarder la réalité bien en face et, avec lucidité, détermination et ouverture d’esprit, voir ce que nous pouvons améliorer sans détruire ce qui vaut la peine d’être con-servé.

Et, en définissant ce que nous voulons possiblement faire séparé-ment, songeons aussi à la façon de conserver ce que nous avons déjà en commun : le respect des droits de la personne, la liberté d’expression, l’unité et l’harmonie entre citoyens et le droit de chaque personne à la satisfaction de ses besoins fondamentaux.

Au cours de notre histoire, comme Canadiens, il a fallu à plusieurs reprises trouver des accommodements honorables pour améliorer un régime fédéral ouvert et dynamique, malgré ses imperfections, et pour sauvegarder les acquis de notre expérience commune. C’est ce que nous devons faire maintenant.

C’est bien évident qu’il existe un malaise profond au Canada et que nous avons des problèmes difficiles et délicats à résoudre. On ne peut

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pas être premier ministre du Canada sans s’en rendre compte à chaque matin.

C’est pourquoi j’ai décidé de mettre sur pied un comité spécial de la Chambre des communes et du Sénat qui étudie présentement le mode d’amendement de notre Constitution avec la participation active de la population. Le Forum des citoyens – la Commission Spicer – de son côté, permet aux Canadiens et Canadiennes de définir eux-mêmes le genre de Canada qu’ils souhaitent pour eux et pour leurs enfants.

Le gouvernement du Québec recevra bientôt le rapport de la Commission Bélanger-Campeau et il étudie présentement le rapport Allaire. D’autres provinces ont aussi défini des mécanismes pour analyser le cadre politique canadien. Je n’ai aucun doute qu’il va émerger de tous ces groupes de travail et d’ailleurs des éléments de solution aux problèmes que nous connaissons présentement comme pays.

Quand un nombre aussi grand que possible de citoyens aura eu l’occasion de s’exprimer, quand les gouvernements des provinces qui le désirent se seront prononcés, que le gouvernement et le Parlement cana-diens auront eu le temps d’analyser les observations et les suggestions offertes, j’ai l’intention de proposer aux Canadiens un projet de pays qui pourrait déboucher sur un Canada reconstitué, fier de sa diversité et fort de son unité.

Aucune hypothèse, aucune suggestion ne sera rejetée a priori si elle vise le bien commun et l’amélioration de notre régime politique. Mais nous n’accepterons aucune formule qui postulerait le démantèlement du Canada. Nous sommes engagés dans un processus de réforme, pas une vente de feu des institutions canadiennes !

J’ai déjà affirmé que le gouvernement fédéral est disposé à discuter d’un réaménagement rationnel, dynamique et profond des responsabilités respectives d’Ottawa et des provinces, mais on ne pourra pas bâtir ensemble un nouveau Canada avec des menaces ou des ultimatums. Nous voulons faire en sorte que les Canadiens se sentent mieux à l’intérieur de leur pays, pas qu’ils se retranchent dans des enclaves séparées.

En juin dernier, le Canada a manqué un rendez-vous avec son unité. Je me souviens, comme si c’était hier, que nous sommes venus à deux doigts de réaliser cette unité constitutionnelle tant souhaitée par tous les Canadiens. J’ai mis toute mon énergie, toutes mes capacités dans ce beau projet de réconciliation et, comme beaucoup d’entre vous, j’ai ressenti une profonde déception quand il n’a pu être réalisé. J’en porte

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encore les cicatrices et je sais que beaucoup de Québécois en ressentent toujours une vive blessure.

Mais il n’y a que les prophètes de malheur pour prétendre – sou-haiter même – que l’insuccès d’une négociation constitutionnelle puisse signifier en elle-même la fin du Canada.

La Constitution canadienne a évidemment besoin d’une réforme importante et je suis prêt à l’entreprendre. Mais si la Constitution est défectueuse, le Canada, lui, ne l’est pas. Ce ne sont pas des parchemins griffonnés à Paris ou à Londres au XVIIIe ou XIXe siècle qui ont fait ce pays.

Ce sont des hommes et des femmes qui étaient déjà ici il y a des milliers d’années, d’autres qui sont venus de France et de Grande-Bre-tagne il y a des centaines d’années, puis ensuite de tous les horizons du globe. Ce pays repose solidement sur la détermination de ses pionniers et sur l’espoir de ses nouveaux citoyens. Nous n’avons pas défendu nos valeurs jusqu’à l’ultime sacrifice de nos fils et de nos filles au champ d’honneur pour les renier à cause d’un malentendu constitutionnel.

Nous vivons ensemble, en tant que Canadiens, depuis plus d’années que la plupart des nations et nous avons une des plus vieilles Constitutions écrites du monde. Nous avons, pendant ces années, bâti un pays qui a répondu aux besoins de la grande majorité de ses citoyens d’une manière peut-être inégalée dans le monde, et notre Constitution, conçue à l’origine pour répondre aux besoins du Canada au XIXe siècle, nous a bien servis dans nos efforts pour nous bâtir un pays prospère et dynamique.

Mais nous pouvons et devons, aujourd’hui, apporter les change-ments constitutionnels fondamentaux qui permettront au Canada de continuer de prospérer dans un monde en pleine mutation tout en faisant en sorte que les véritables aspirations de tous les Canadiens trouvent leur expression et leur concrétisation à l’intérieur d’un pays uni.

Le Canada, le Canada avec le Québec, c’est le pays de tous ceux et celles qui ont vu grand et qui ont vu loin. Dans la froidure de leur hiver, dans la solitude de leur éloignement, il y a bien longtemps, des hommes et des femmes voyaient déjà un grand pays, uni, prospère et fraternel. Aujourd’hui, à notre tour, regardons dans le pays où nous sommes nés et portons notre regard vers l’horizon. Nous verrons alors le même grand et beau pays, le pays que nous voulons laisser à nos enfants.

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Jacques Parizeau (1930)

Économiste auprès du gouvernement du Québec, Parizeau joint le Parti québé-cois en 1970 et il devient ministre des Finances des gouvernements de René Lévesque de 1976 à 1984. Il quitte alors ses fonctions en répudiant le virage de son chef, qui prône, sous le vocable de « beau risque », un réaménagement des rapports Québec-Canada dans le cadre canadien après les échecs (du point de vue du gouvernement péquiste) du référendum de 1980 et de la négociation constitutionnelle de 1981-1982.

Il est choisi chef du Parti québécois le 18 mars 1988 et il revient à l’Assemblée nationale en 1989 comme chef de l’opposition officielle. En septembre 1994, il est élu premier ministre.

*

Peu de temps après son élection, Parizeau se rend à Toronto pour expliquer, en anglais mais avec le même ton professoral qui caractérise ses discours, son projet sou-verainiste.

Le message est reçu plutôt froidement.

« alors, pourquoi attenDre ? »

22 novembre 1994, Canadian Club de Toronto

La dernière fois qu’il est venu au Québec, votre premier ministre a dit que les relations entre le Québec et l’Ontario n’étaient pas d’ordre seulement économique, mais social et personnel.

Il a raison. Je suis revenu aussi pour voir quelques vieux amis. Je travaille pour le gouvernement québécois depuis le début des années soixante et j’ai noué des amitiés avec certains des meilleurs et des plus brillants Ontariens... mais je ne voudrais pas ici briser des carrières en vous dévoilant leurs noms.

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L’Ontario et le Québec sont des partenaires, parfois rivaux, parfois alliés, depuis très longtemps. L’histoire, la géographie, l’économie, tout nous dit que nous continuerons de l’être, quelle que soit la décision que les Québécois et Québécoises prendront au sujet de leur avenir.

Vous aimeriez bien, je le sais, que notre partenariat continue dans la structure actuelle du Canada. Je souhaite, pour ma part, qu’il se pour-suive sur des bases nouvelles et différentes. Je n’ai pas grand espoir de vous convaincre aujourd’hui que ma proposition est meilleure que la vôtre.

Mais je suis revenu parce que je veux au moins que nous compre-nions mieux nos positions réciproques. Et je suis désolé de devoir vous dire que nous avons un long chemin à parcourir. Essayons de faire quel-ques pas aujourd’hui.

La grande question reste toujours la même : pourquoi ? Pourquoi y a-t-il deux fois plus de souverainistes aujourd’hui qu’il y a 15 ans ? Pourquoi les Québécois sont-ils enclins à élire autant de souverainistes à Ottawa et à Québec ? Pourquoi choisiront-ils l’an prochain, comme je le crois, de se donner un pays ?

Les sondeurs d’opinion et les sociologues ont examiné le phénomène sous tous les angles. La réponse est : les souverainistes québécois sont souverainistes parce qu’ils sont... Québécois.

Le Québec est notre communauté. Notre société. Notre identité. Quand nous nous situons, nous ne pensons pas en termes de Québec dans le Canada et dans le monde.

Non. Nous pensons, de plus en plus, en termes de Québec et le monde. Et nous le pensons chaque fois que nous vendons un métro en Asie du Sud-Est, que nous bâtissons un pont en Afrique, que nous avons un film en compétition pour la Palme d’or à Cannes, que l’une de nos compagnies d’informatique crée les effets spéciaux de Jurassic Park. Nous sommes membres de la communauté internationale en qualité de Qué-bécois.

Dans les années 60 et au début des années 70, ce n’était pas aussi clair. Pierre Trudeau et René Lévesque tenaient l’un l’autre un bout de notre fibre identitaire et tiraient fort, chacun de son côté. Au départ, Trudeau avait une bonne longueur d’avance. Soixante-dix pour cent des francophones québécois se disaient « Canadiens » quand on les interro-geait sur leur identité. Un quart de siècle plus tard, les proportions sont

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exactement l’inverse. Cet automne, 70 % des francophones québécois affirment que leur identité est « québécoise » et non « canadienne ».

C’est l’aboutissement d’une longue et constante évolution. Et c’est ça, plus que tout, qui fait de la souveraineté du Québec une force irré-sistible. Elle peut être combattue, écartée momentanément, retardée, mais, à un moment donné, tôt ou tard, l’identité québécoise se traduira en votes pour la souveraineté. Alors, pourquoi attendre ?

Mais qu’est-ce que ça signifie, au juste, l’identité ? C’est un sujet qui occupe et préoccupe une foule d’universitaires et d’écrivains cana-diens : l’identité canadienne.

Eh bien ! Prenons cet exemple justement. Pourquoi les Canadiens ne s’intégreraient-ils pas aux États-Unis ? Je ne le propose pas, je ne fais que poser l’hypothèse. Pourquoi pas ? Vous parlez la même langue, vos économies sont étroitement liées. Vous avez les mêmes débats au sujet du contrôle des armes à feu, de l’éducation, des minorités. Le chevau-chement entre votre culture et la leur est probablement sans équivalent dans le monde, en ce qui concerne deux pays voisins. La pollution n’a pas de frontières, alors pourquoi ne laisseriez-vous pas tout le dossier aux soins de l’EPA ?

Les détestez-vous ? Non. Êtes-vous étroits d’esprit parce que vous ne voulez pas partager le pouvoir politique avec eux ? Êtes-vous pour autant intolérants ? Xénophobes ? Tribaux ? Bien sûr que non. Ils ne font pas partie de votre communauté. Ils ne partagent pas votre identité. C’est tout.

Je crois, pour ma part, qu’il y a de solides arguments à faire valoir en faveur de l’identité canadienne. Je crois qu’il devrait y avoir – que dis-je ? Qu’il doit y avoir – un État canadien distinct en Amérique du Nord.

Mais alors ne pouvez-vous pas voir qu’il y a des raisons encore plus fortes pour l’existence d’un État québécois distinct en Amérique du Nord ?

Tocqueville disait que la langue est probablement le lien le plus fort et le plus durable qui unisse un peuple. Nous avons cette différence. Notre culture se nourrit quotidiennement d’un apport considérable d’autres pays francophones et présente une production tout à fait remarquable pour une petite nation. Le chevauchement de notre culture et de la vôtre est beaucoup moindre que celui que vous connaissez avec votre voisin américain.

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Notre différence s’inscrit dans notre système juridique, dans la variété de nos influences intellectuelles, dans le développement de ce que nous appelons la « concertation ». Vous avez vos « Credit Unions », je sais. Mais les nôtres sont le principal employeur privé. S’agit-il là d’un facteur déterminant ? Je n’en suis pas sûr. Mais je sais qu’aucun n’est plus important que notre volonté, au Québec, d’agir comme une nation. Cette volonté existe aussi chez vous. Elle s’est manifestée très clairement durant le débat de Meech, dans vos prises de positions à Charlottetown et lors des dernières élections fédérales.

Votre volonté nationale et la nôtre ne convergent plus. Elles nous dressent l’un contre l’autre presque chaque jour. Il faut que ça cesse.

[...] Un grand nombre de mes concitoyennes et concitoyens qué-bécois – une majorité, en fait – ont cru longtemps que notre volonté nationale pourrait trouver sa place dans l’État canadien. Ils ont demandé un statut spécial, qu’ils ont appelé « deux nations ». Plus récemment, on l’a appelé « fédéralisme asymétrique ».

Pour ma part, j’ai toujours été d’accord avec Pierre Trudeau là-dessus. Il pensait qu’un statut spécial pour le Québec n’était qu’une étape transitoire vers la souveraineté. D’autres, comme mon ancien patron, le premier ministre Jean Lesage, croyaient que seul un statut spécial pour le Québec pourrait sauver le Canada.

Nous ne le saurons jamais maintenant, n’est-ce pas ? D’abord, le rapatriement de la Constitution, puis les épisodes de Meech et de Char-lottetown ont montré assez clairement que le Canada n’a aucune inclination pour des provinces inégales.

M. Chrétien nous dit chaque semaine qu’il n’y a pas de réforme constitutionnelle en vue. Rien qui mijote, ni sur le rond avant, ni sur le rond arrière. Je pense même qu’il a jeté les chaudrons ! Le premier ministre du Canada exprime là un très large consensus canadien. Au sujet d’un traitement spécial pour le Québec, Roy Romanow disait l’autre jour et je le cite : « C’est trop explosif. Ça risque d’entraîner une réaction, un choc en retour extrêmement négatif à l’extérieur du Québec. » Il a raison.

Nous sommes donc arrivés à ce tournant critique où le rêve d’un Québec plus autonome au sein du Canada est mort et enterré. Où le seul moyen qui reste aux Québécois d’assumer leur différence est de devenir pleinement souverains, indépendants.

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[...] Quand 70 % de votre population francophone sent, en son âme et conscience, qu’elle est québécoise avant tout ; et quand elle veut que toutes les décisions soient prises à Québec, alors de deux choses l’une : ou cette population s’en va se donner un vrai pays ; ou bien elle reste et vous offre une interminable séance chez le dentiste.

L’impossibilité d’aboutir à un consensus significatif d’un océan à l’autre. L’impossibilité de réformer le Sénat. Ou de renverser la distribu-tion des pouvoirs fiscaux au pays. On ne peut fermer une base militaire, verser une subvention, remanier un Cabinet sans buter sur le Québec.

Comment faire pour rétablir notre partenariat d’une façon qui permettrait de satisfaire l’urgent besoin d’autonomie du Québec, en même temps que la volonté de cohésion et de réforme du Canada ?

D’abord, en reconnaissant quelque chose que nous avons vraiment en commun. Quelque chose que nous devrons grandement apprécier.

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Jean Charest (1958)

En septembre 1984, Charest, jeune avocat, entreprend comme député progres-siste-conservateur une carrière qui le mènera à la tête de son parti neuf ans plus tard, puis à celle du Parti libéral du Québec en avril 1998.

Après une première défaite contre son ancien collègue du gouvernement Mulroney, Lucien Bouchard, il devient le 29e premier ministre du Québec cinq ans plus tard.

Le 26 mars 2007, son gouvernement est reporté au pouvoir avec une minorité de sièges, une première depuis le gouvernement de Joly de Lotbinière en 1878.

Mais le 8 décembre 2008, il retrouve une majorité parlementaire quand il devient le premier premier ministre québécois à remporter trois mandats successifs depuis Maurice Duplessis (1944, 1948, 1952 et 1956).

Très confiant de ses talents oratoires, Charest préfère parler d’abondance que suivre un texte préparé.

Dans leur étude lexicométrique des discours de premiers ministres québécois, Dominique Labbé et Denis Monière constatent cependant que : « Charest se démarque de ses collègues par une surabondance des nombres. »

« où est l’avantage ? »

17 septembre 1995, Saint-Joseph-de-Beauce

Nous sommes aujourd’hui dans la Beauce, au cœur du Québec, pour rassembler ceux et celles qui, le 30 octobre prochain, voteront avec leur cœur pour le Canada.

La Beauce est riche en histoire mais elle est surtout riche en réali-sations. La Beauce fut la première région du Québec à inspirer toute une génération de nouveaux entrepreneurs. La Beauce est une réussite parce que les gens d’ici ont vu grand. La Beauce est une réussite parce que les gens d’ici ont vu loin.

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Pour les gens de la Beauce, le Canada n’a jamais été un obstacle. Pour les gens de la Beauce, le Canada a toujours été un tremplin. L’his-toire de la Beauce me dit que nos ancêtres avaient raison lorsqu’ils ont décidé ensemble de créer le Canada.

Pourtant, ce n’est pas ce que pensent Jacques Parizeau et Lucien Bouchard !

Dans un discours prononcé il y a quelques mois, Jacques Parizeau disait ceci au sujet du Québec :

[...] notre volonté d’agir vite et bien est souvent perdue dans l’immobilisme et la lourdeur d’un cadre politique qui nous dessert... Rester dans le Canada dans ces conditions, c’est accepter que le Québec, comme communauté nationale, comme peuple, meure à petit feu.

Je cite encore : « C’est grave ce que je vous dis et pourtant c’est vrai. »

Quand j’entends ça, je me dis, on doit être un vrai petit peuple faible, mourant, incapable de se développer, de s’épanouir, de grandir sans la souveraineté. Nous appartenons sans doute à une culture qui est sur le point de disparaître en Amérique.

Je me suis demandé s’il y avait, pour le Québec, des avantages évidents à être au sein du Canada. Et surtout, je me suis demandé qui pourrait mieux me les dire, ces avantages. Pour répondre à ce message de pessimisme de Jacques Parizeau, j’ai cherché à savoir où était rendu le Québec, surtout depuis le référendum de 1980. Heureusement, j’ai trouvé quelqu’un qui ne voit pas le Québec trop noir, comme aime le décrire Jacques Parizeau.

Permettez-moi de vous lire une citation :

Souvenez-vous lorsque je parlais de « garde montante », à la fin des années 70. On me regardait d’un air grognard, l’air de dire : « c’est pas parce qu’on vend quelques motoneiges, qu’on possède des épiceries et qu’on est bon dans les coopératives, qu’il faut se péter les bretelles... »

Alors cette garde montante, elle est montée : Cascades, Québecor, Jean Coutu, Sico, Agropur, Vidéotron... vous avez tous des noms à rajouter à cette liste.

Je cite toujours :

Il y a quinze ans, j’aurais dû creuser mes dossiers pour trouver d’autres exemples. Aujourd’hui, je suis embarrassé parce qu’il me faudrait des heures

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pour les nommer tous et j’ai peur de faire des jaloux... Je le répète : au Québec, le succès n’est plus l’exception. C’est la règle...

Au cours des 15 dernières années, ce succès est devenu encore plus éclatant, tant au plan social, au plan culturel, au niveau des affaires, que sur la scène nationale et internationale. Pour un « peuple qui meurt à petit feu », c’est pas mal.

M. Parizeau tient un double discours. D’un côté, il dit que nous sommes étouffés par notre appartenance au Canada et qu’il faut en sortir au plus vite. De l’autre, il vante avec preuve à l’appui, les succès éclatants du Québec dans à peu près tous les domaines.

Alors, c’est quoi la réalité ? On étouffe ?... ou on réussit très bien ?

De ces deux discours, le Québec que je reconnais et dont je suis fier est celui de la Beauce. Le Québec, dans le Canada, que je reconnais et dont je suis fier est celui de la réussite. Cette réussite a donné raison à nos ancêtres lorsqu’ils ont décidé de créer le Canada.

Le 15 août dernier, Jacques Parizeau disait, à Alma, que :

Le partenariat n’est pas possible sans la souveraineté. Le projet de société n’est pas possible sans la souveraineté. La reconnaissance de notre existence et de notre caractère comme peuple n’est pas sans la souveraineté. Notre présence au monde, le ménage de nos finances publiques, notre régionali-sation nécessitent tous la souveraineté.

Comment avons-nous pu faire pour obtenir tous ces succès que M. Parizeau décrit lui-même si bien, et tous les autres qui prendraient des heures à énumérer ?

C’est parce que la souveraineté, on l’a déjà dans bien des domaines, comme l’éducation par exemple. C’est parce que le Canada nous permet de grandir, de nous développer, d’innover.

La société québécoise est loin d’avoir été affaiblie depuis le non du référendum de 1980, alors que nous avons choisi le Canada. Jacques Parizeau lui-même le crie sur tous les toits.

Il nous dit d’abandonner nos acquis, nos droits, nos privilèges de Canadiens pour faire quoi ? Pour renégocier.

Pendant un an, nous avons eu droit à des commissions régionales, une commission nationale, les compromissions de Jacques Parizeau avec Lucien Bouchard, le préambule et les projets de loi. Richard Le Hir a beau sortir des pseudo-études, il reste toujours qu’aucun virage, aucune

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astuce, aucune manipulation ne peut masquer les conséquences réelles et dramatiques d’un oui.

M. Parizeau nous dit qu’après la souveraineté il va tenter de nous quêter une place à la Banque du Canada. Alors je vous le demande : où est l’avantage ?

Le Québec est déjà un partenaire à part entière de l’espace écono-mique canadien. Jacques Parizeau et Lucien Bouchard nous disent qu’après la souveraineté, ils vont tenter de nous négocier une place dans cet espace. Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Le Québec et les Québécois peuvent faire affaire partout au Canada. Pas de douane, pas de documents à remplir, pas de tarif. M. Parizeau nous dit qu’après la souveraineté il va tenter de nous négocier de bons tarifs douaniers. Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Lucien Bouchard et Jacques Parizeau se plaignent que le fédéralisme entraîne des dédoublements coûteux. Pour remédier à la situation, ils vont engager tous les fonctionnaires fédéraux au Québec le lendemain de la séparation. Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Dès le lendemain de la séparation, seulement au chapitre des sièges sociaux, nous perdrons au minimum 5 000 emplois. C’est pas moi qui le dit, c’est Richard Le Hir. Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Après la séparation, est-ce que nos impôts vont baisser ? Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Le lendemain de la séparation, ceux qui sont en chômage présen-tement vont-ils obtenir des emplois ? M. Parizeau ne peut rien promettre et ne peut garantir que le chômage n’augmentera pas. Alors, je vous le demande : où est l’avantage ?

Le 30 octobre prochain, Lucien Bouchard et Jacques Parizeau vous demandent de mettre sur la table votre passeport canadien. En échange de quoi ?

Après un an, je ne connais pas encore une seule bonne raison de voter en faveur de la séparation.

Mais ce qu’il y a de plus inquiétant encore, c’est le refus de Jacques Parizeau de dévoiler à la population québécoise, qui, elle, joue son avenir, le contenu des offres qu’il entend faire au Canada. Jacques Parizeau et Lucien Bouchard nous demandent un chèque en blanc. Il y a quelques mois seulement, Lucien Bouchard disait à ses propres militants qu’il n’allait pas lui signer de chèque en blanc, à Jacques Parizeau.

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MM. Bouchard et Parizeau nous demandent maintenant un chèque en blanc mais refusent de nous dire où ils vont aller magasiner, combien ils vont dépenser et ce qu’ils ont l’intention d’acheter.

J’aurais personnellement préféré venir à un grand rallye comme celui d’aujourd’hui pour parler de nos priorités, pour discuter de création d’emplois, de redressement des finances publiques, de l’avenir des pro-grammes sociaux, de la façon dont on se gouverne au Canada, et des changements que nous serons appelés à vivre dans les prochaines années.

Page annotée par Jean Charest d’un discours prononcé en Beauce.

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Les pressions fiscales sur tous les gouvernements, incluant le gou-vernement d’Ottawa, sont telles que la façon d’administrer le pays a commencé à changer dramatiquement, et ces changements ne vont aller qu’en s’accélérant.

Demandez à Mike Harris en Ontario ou à Ralph Klein en Alberta s’ils sont intéressés à tourner en rond pendant des mois pour discuter de changements. Ils veulent, comme moi, de l’action, des décisions, des solutions.

Lucien Bouchard et Jacques Parizeau attaquent le fédéralisme d’hier et c’est normal. Ils sont tous les deux des politiciens de la veille. Le statu quo existe, ils ont raison. Mais, c’est dans les rangs de leur parti qu’on le retrouve. Ironiquement, le seul gouvernement provincial au Canada qui ne s’est pas encore engagé à équilibrer son budget et qui se satisfait du statu quo est celui de Jacques Parizeau. Quand on est menotté dans un statu quo souverainiste comme le sont Jacques Parizeau et Lucien Bou-chard, on ne peut pas penser faire autre chose.

Mes droits de Québécois, de Canadien ne sont pas négociables et, surtout n’appartiennent pas à Jacques Parizeau ou Lucien Bouchard. Nous sommes des partenaires dans l’État canadien, des copropriétaires. Lucien Bouchard et Jacques Parizeau nous suggèrent de devenir des locataires avec aucune garantie sur le prix du loyer.

Ne vous laissez pas endormir par les belles paroles des souverai-nistes. Ils ont des défauts, mais ils sont de beaux parleurs. Demandez-leur simplement, précisément, sans détour, où sont les avantages ?

Le 30 octobre prochain, c’est ensemble que les Québécois et Qué-bécoises choisiront leur avenir.

Après le 30 octobre, nous pourrons enfin revenir aux vraies prio-rités.

Après le 30 octobre, nous allons continuer à bâtir ensemble le Québec et le Canada.

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Jean Chrétien (1934)

Élu douze fois à la Chambre des communes, Chrétien dirige successivement une dizaine de ministères dans les gouvernements de Lester B. Pearson, de Pierre Elliott Trudeau et de John Turner.

Le 27 février 1986, un an et demi après que son parti lui ait préféré le ministre des Finances John Turner comme chef, il quitte la Chambre des communes. Le 23 juin 1990, il est élu chef du Parti libéral du Canada, qui forme alors l’opposition officielle. Par ses victoires (majoritaires) en 1993, 1997 et 2000, Chrétien devient le premier chef de parti fédéral à remporter trois élections consécutives depuis 1945.

La diction douteuse de Chrétien – parfois même approximative en anglais –, son vocabulaire élémentaire et sa voix rauque prêtaient facilement à la caricature.

Mais lui qui dès l’âge de 15 ans voyageait de sa Shawinigan natale jusqu’à Québec pour entendre les ténors politique de sa région, J.-A. Mongrain et Maurice Duplessis, savait utiliser un ton gouailleur et des expressions familières pour se rap-procher de ses auditoires20.

*

Dans Passion politique, récit de ses dix ans comme premier ministre du Canada, Chrétien écrit au sujet du grand rassemblement des forces du non :

J’ai regretté alors de devoir m’en tenir strictement à mon texte, étant donné que la plupart de mes meilleurs discours, je les avais prononcés quand l’occasion historique m’incitait à m’exprimer avec passion, sans aucune note, mais le contenu de ce discours était trop important pour que je prenne le risque de travailler sans filet.

20. Dans son livre Dans la fosse aux lions, il écrit : « À cause de mon style populiste, j’ai toujours été mal vu par les intellectuels du Québec. On doit se rappeler que la vallée du Saint-Maurice est une région fertile en politiciens hauts en couleur, aux discours pleins d’humour, de blagues et d’expressions populaires : Duplessis, Maurice Bellemare et J.-A. Mongrain venaient de Trois-Rivières, René Hamel et Fernand-D. Lavergne de Shawinigan, Réal Caouette et Camil Samson de la Mauricie. Comme je me battais contre des populistes, il me fallait adopter leur style, ce qui contrariait et choquait nos intellectuels, qui soulignaient mes origines modestes et prétendaient que je n’avais pas d’éducation. »

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La dernière semaine de la campagne référendaire de 1995 sur la souveraineté du Québec apporte de nouvelles inquiétudes aux fédéralistes canadiens, des sondages laissant entrevoir une victoire du « oui ». Chrétien qui est resté relativement discret jusque-là, participe à un ralliement le 24 octobre, avant d’adresser le lendemain aux Canadiens un appel télévisé.

« ... aucun moyen n’est exclu »

24 octobre 1995, Auditorium de Verdun

Je me présente devant vous ce soir parce que, comme vous, fier Québécois et fier Canadien, je crois de toute mon âme et de tout mon cœur en notre grand pays. À titre de premier ministre du

Canada, je porte une lourde responsabilité, une responsabilité que nous partageons tous, en fait.

Mes amis, l’avenir de notre pays se jouera dans moins d’une semaine. Lundi, nous aurons à décider si le Canada que nous, Québécois, avons bâti ensemble continuera d’évoluer ou sera brisé. Nous aurons à choisir entre l’espoir et l’abandon, entre continuer ou décrocher. Rester ou partir, voilà l’enjeu du référendum. Serons-nous encore des Cana-diens ? Un choix lourd de conséquences. Pensez-y bien avant d’aller voter.

Le choix qui nous est proposé n’est pas celui d’un gouvernement ou d’un premier ministre dont on pourra se défaire dans quatre ans. Ce n’est pas un concours de popularité où l’on préfère certains individus plutôt que d’autres.

C’est le choix fondamental et irréversible d’un pays. D’un côté, les tenants de la séparation proposent un Québec qui rejette le Canada. De l’autre, nous proposons un Québec ouvert et fort dans un Canada uni.

Pour nous, tout est possible, nous ne rejetons qu’une chose : la séparation. Mes amis, c’est le Canada et notre héritage qui sont en jeu. Pensez-y bien avant d’aller voter.

Pour préserver notre pays au cours des jours qui viennent, nous aurons besoin d’autant de courage et de détermination que nos ancêtres en ont mis à le bâtir.

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Nous devons donner le meilleur de nous-mêmes pour nous assurer que chacun comprend l’enjeu et les conséquences de ce référendum.

Aujourd’hui, partout au Québec, les gens réfléchissent, ils pensent à leur avenir, à celui de leurs enfants et de leurs familles. Ils pensent à l’importance cruciale de la décision qu’ils ont à prendre et se posent des questions légitimes : Pouvons-nous mieux réaliser nos espoirs et nos rêves en bâtissant le Canada ou en le détruisant ? Pouvons-nous mieux réaliser des changements positifs et réalistes en bâtissant le Canada ou en le détruisant ?

Il n’y a qu’une réponse à ces questions, c’est de continuer à bâtir le Canada.

Je sais que certains s’apprêtent à voter OUI à une question ambiguë, parce qu’ils pensent que c’est la meilleure façon d’amener des change-ments au Canada. Ils pensent qu’un nouveau rapport de force serait établi de cette façon.

Ils pensent que tout ce que cherchent les séparatistes, c’est un mandat pour négocier à l’intérieur du Canada. Je leur dis qu’ils se trom-pent.

À ceux qui pensent que l’on peut voter OUI et rester dans le Canada, je vous demande d’écouter attentivement ce que disent MM. Parizeau et Bouchard. Il n’est pas question pour eux de renouveler le fédéralisme ou d’obtenir la reconnaissance du Québec comme société distincte. Ce qu’ils veulent, c’est un pays séparé. Le pays qu’ils préparent, ce n’est pas un Canada amélioré, c’est un Québec séparé. Pensez-y bien avant d’aller voter.

Depuis le début de cette campagne, nous demandons aux sépara-tistes de nous dire ce qu’il y aurait à gagner de la dissolution de notre pays ? Cela affectera profondément la vie de chacun d’entre nous, celle de nos enfants et de nos petits-enfants. C’est le devoir des gens respon-sables d’en parler.

Comment notre niveau et notre qualité de vie seraient-ils affectés ? Quelles seraient les conséquences de la séparation sur l’emploi et la croissance économique ? Comment les familles qui dépendent de ces emplois seraient-elles affectées ? Toutes ces questions ont été rejetées du revers de la main. Pourquoi ? Pensez-y bien avant d’aller voter.

La santé économique constitue une préoccupation constante des gouvernements.

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Les Canadiens ont toutes les raisons d’être fiers de leur pays à cet égard. Mais, le bien-être que ressentent les Québécois et les autres Cana-diens envers leur pays va bien au-delà de son succès économique.

Ceux qui ont voyagé à l’étranger savent ce que représente la citoyenneté canadienne sur la scène internationale. Ils savent que le Canada symbolise la paix, la prospérité et la fraternité.

Pensez-y bien, parlez-en dans vos familles et avec vos collègues de travail. Pensez à toutes les expériences de votre vie où le nom du Canada est associé.

Pensez-y, c’est un pays qui est en jeu, et pas n’importe quel pays. Le Canada est un pays unique au monde, le meilleur. Et le Canada est ce qu’il est aujourd’hui parce que le Québec y tient une place unique.

La dissolution du Canada serait l’échec d’un rêve. Ce serait la fin d’un pays qui fait l’envie du monde entier. Ce serait l’échec d’un pays qui constitue un modèle pour ceux qui bâtissent leurs institutions.

Le Canada s’est bâti sur des valeurs que vous connaissez bien. La tolérance, la générosité, le respect de la différence, la justice sociale et la compassion. Ces valeurs, les Québécois les partagent avec tous les Cana-diens.

Lundi prochain, il faudra décider si nous sommes prêts à laisser tomber le pays qui les incarne comme aucun autre au monde. Pensez-y bien avant d’aller voter.

Hier, j’étais à New York, aux Nations unies, où le Canada s’est taillé une place et un rôle extraordinaires. J’ai eu l’occasion de parler avec des chefs de gouvernement venant de tous les coins de monde. Aucun d’entre eux ne comprend que l’on puisse même songer à détruire le pays que les Nations unies classent au premier rang pour sa qualité de vie.

Chers amis, je suis un Québécois fier de ma langue, de ma culture et de mon héritage. Et je suis également un Canadien qui se sent chez lui partout au pays. Nos ancêtres, les vôtres et les miens, ont bâti un pays où la langue, la culture et l’identité françaises ont pu s’épanouir et s’af-firmer.

Ils ont bâti un pays où les Québécois, quelles que soient les injustices du passé, ont maintenant les instruments et le pouvoir pour se réaliser.

Ce grand pays n’est pas parfait, c’est vrai. C’est un pays qui doit continuer à s’adapter à la réalité moderne, c’est vrai ; un pays qui peut

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et qui doit encore s’améliorer, c’est vrai. Mais c’est un pays qui mérite qu’on se batte pour lui, qu’on fasse l’impossible pour le préserver.

Connaissez-vous une seule raison valable pour justifier qu’on lui tourne le dos ? Pensez-y bien avant d’aller voter.

Pour ceux qui cherchent de bonnes raisons pour dire NON à l’in-connu, et bien regardez autour de vous. Regardez ce que vous êtes. Regardez ce que vous avez au lendemain d’un NON.

Vous avez la garantie d’un pays souverain avec la citoyenneté canadienne, le passeport canadien et la monnaie canadienne. Un pays qui nous garantit instantanément un partenariat économique et politique qui nous permet de rayonner tant sur l’Atlantique que sur le Pacifique.

Un pays concret, tangible, que nous connaissons depuis longtemps et dont la principale constante tout au long de son histoire, c’est le chan-gement.

Pendant cette campagne, j’ai écouté mes compatriotes du Québec dire qu’ils sont profondément attachés au Canada. Cela dit, ils ont éga-lement indiqué, qu’ils désirent voir ce pays changer et évoluer dans le sens de leurs aspirations. Ils veulent voir le Québec reconnu au sein du Canada comme une société distincte par sa langue, sa culture et ses institutions. Je l’ai dit et je le répète : je suis d’accord. J’ai appuyé cette position dans le passé, je l’appuie aujourd’hui et je l’appuierai dans l’avenir, en toutes circonstances.

À l’aube du XXe siècle, au Canada, comme partout dans le monde, des changements sans précédent se profilent à l’horizon. Des changements économiques en raison de la mondialisation des marchés. Et des chan-gements politiques découlant de la volonté des citoyens d’exercer plus de pouvoir au niveau local. Tous les Canadiens veulent que leur pays change en profondeur pour répondre à leurs aspirations. De fait, le Canada bouge et change de manière à maintenir et à améliorer la qualité de vie de nos concitoyens.

C’est ainsi que nous faisons des changements pour stimuler la création d’emplois et la croissance économique. Des changements pour assainir nos finances publiques et protéger nos programmes sociaux pour les générations à venir. Des changements pour s’assurer que ce pays qui s’est construit sur des principes d’équité et de justice sociale continue de protéger à l’avenir ceux de notre société qui en ont le plus besoin. Des changements pour promouvoir le commerce international, ce qui se

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traduit également par des emplois pour les gens d’ici. Des changements pour promouvoir l’investissement, ce qui se traduit également par des emplois pour les gens d’ici. Des changements pour donner plus de flexi-bilité à notre fédération et bâtir une coopération efficace entre les gouvernements.

Partout dans le pays les plus industrialisés, les citoyens expriment leur volonté d’exercer plus d’influence sur les décisions qui affectent leur vie de tous les jours. Tous les niveaux de gouvernement doivent trouver les moyens de rapprocher la prise de décisions des citoyens.

Ce désir des citoyens pour une plus grande décentralisation est un défi auquel tous nos gouvernements, fédéral et provinciaux, doivent s’attaquer. Cette réalité est encore plus pressante à cause des contraintes budgétaires des gouvernements.

Il faut voir si les services sont dispensés au bon niveau de gouver-nement. Il faut également évaluer si certains services ne seraient pas mieux livrés par le secteur privé.

J’espère d’ailleurs que, dès le lendemain du référendum, le gouver-nement de M. Parizeau acceptera enfin de s’asseoir avec nous pour travailler à éliminer les chevauchements et les dédoublements de nos services. Des dix provinces, Québec est la seule qui ait refusé de procéder à cet exercice nécessaire pour éviter le gaspillage.

Pour assurer le changement et la modernisation du Canada, aucun moyen n’est exclu. Ce qui compte, c’est que ces changements soient réalistes et correspondent à la volonté des citoyens.

En votant NON, nous rejetons l’option de la séparation. Un NON n’équivaut pas à renoncer à quelque position que ce soit relative à la Constitution canadienne.

Nous garderons ouvertes toutes les autres voies de changement, y compris les voies administrative et constitutionnelle. Tout changement des compétences constitutionnelles du Québec ne se fera qu’avec le consentement des Québécois.

Ce qui importe, c’est que nous pourrons réaliser nos aspirations d’aujourd’hui et celles des générations à venir de façon pratique et réa-liste.

Nous pouvons déployer toutes nos énergies pour continuer à relever les défis d’aujourd’hui et de demain dans le Canada que nous connaissons, et où le Québec tient une place essentielle : ça, c’est l’espoir.

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Ou nous pouvons orienter nos efforts vers le démembrement d’un pays qui représente l’une des grandes puissances industrielles les plus avancées du monde moderne. Ça, je l’avoue, c’est désespérant. Pensez-y avant d’aller voter.

Je pense que c’est très clair, un Non ne signifie qu’une chose : le rejet du projet séparatiste de démantèlement du Canada. Un geste aux conséquences incalculables.

Et je répète avec fierté les mots prononcés il y a 15 ans par Jean Lesage, le père de la Révolution tranquille : « Le Canada, c’est mon pays, le Québec c’est ma patrie. »

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Lucien Bouchard

À la surprise de Bouchard lui-même, qui a éclipsé le premier ministre Jacques Parizeau comme principal porte-parole du « oui », le premier ministre Jean Chrétien lui offre l’occasion de répondre à son message télédiffusé.

Par coïncidence, les partisans du « oui » sont réunis ce soir-là à l’auditorium de Verdun, où ils applaudissent chaudement la longue intervention de Bouchard, qui rappelle en particulier les événements de la négociation constitutionnelle de 1981-1982 ayant mené au rapatriement de la Constitution canadienne sans le consentement du Québec et qui évoque déjà les paramètres des négociations d’après-victoire avec Ottawa.

« il est temps De prenDre nos responsabilités »

25 octobre 1995, Auditorium de Verdun

À cinq jours du référendum de lundi prochain, les Québécoises et les Québécois sont engagés dans une profonde réflexion sur leur avenir. Ils connaissent bien les enjeux de la décision qu’ils

ont à prendre.

Depuis des mois, ils savent à quoi s’en tenir sur les positions des deux camps. La campagne du oui est fondée sur la souveraineté du Québec, changement fondamental, dont dépendent tous les autres chan-gements. Parce que le Québec sera souverain, il pourra compter sur toutes ses ressources, tous ses impôts, pour assumer pleinement ses res-ponsabilités. Et parce qu’il sera souverain, il pourra discuter de peuple à peuple, d’égal à égal, avec son voisin du Canada anglais.

Du côté du non, on propose depuis le début de choisir entre un Québec souverain et le Canada tel qu’il est. Depuis le début, les dirigeants

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du camp du non refusent de proposer quelque changement que ce soit au régime canadien. Ils ont fait leur crédo de l’immobilisme. Encore samedi dernier, le premier ministre Chrétien rabrouait cavalièrement M. Johnson, le président du comité du non, qui lui demandait, d’ailleurs bien timidement, de prendre avant le référendum des engagements de changement.

Mais que se passe-t-il ce soir ? Ne venons-nous pas d’entendre le même premier ministre parler d’un vent de changement ? D’évoquer la reconnaissance du caractère distinct du Québec et le recouvrement de son droit de veto ? N’a-t-il pas aussi annoncé un vaste mouvement en provenance du Canada anglais lui-même ? Qu’est-ce donc qui a, à quel-ques jours du vote, dans l’imminence de la décision, qu’est-ce donc qui pousse M. Chrétien à mettre sa stratégie et ses discours au rancart ?

La réponse est simple : c’est la possibilité de plus en plus sérieuse d’un oui. Autrement dit, ce n’est pas un vent de changement qui passe sur Ottawa, mais un vent de panique. Voilà qui nous donne un avant-goût de l’effet d’un oui. Si la seule appréhension d’un oui, simplement possible, peut ébranler à ce point l’obstination d’Ottawa, songeons à la force politique que nous donnera un oui exprimé, le oui d’un peuple, le oui d’une solidarité.

Ces changements dont parle soudainement M. Chrétien, ils ne sont pas crédibles. D’abord parce qu’ils ne comprennent rien de concret, seulement de vagues promesses et des références ambiguës à la société distincte et au droit de veto. La société distincte de M. Chrétien, on la connaît, c’est celle qui ne veut rien dire. Pour lui, le Québec est distinct, mais il est égal aux autres provinces. Il est distinct mais ordinaire. Pour lui, le Québec, province distincte, comme les autres. C’est le concept inodore et équivoque que les Québécoises et Québécois ont massivement rejeté par le référendum de Charlottetown. La reconnaissance d’une société distincte qu’on trouvait dans l’Accord du lac Meech, c’est juste-ment, M. Chrétien qui l’a bloquée. Voilà une autre raison pour laquelle les propos qu’il tient aujourd’hui en catastrophe ne sont pas crédibles : c’est que lui-même ne l’est pas.

Cet homme, qui s’est dressé sur le chemin des Québécoises et des Québécois chaque fois qu’ils ont voulu se comporter comme un peuple, cet homme a mauvais grâce de tenter de nous faire croire ce soir qu’il envisage de reconnaître le caractère distinct du Québec.

Comment peut-il nous demander à nouveau de se mettre à sa merci par un deuxième non ? Celui qui nous demande ce soir un autre chèque

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en blanc sur notre avenir est le même qui a profité de notre faiblesse au lendemain du non de 80 pour déchirer la Constitution de nos ancêtres et nous en imposer une autre qui a réduit les pouvoirs du Québec dans le domaine de la langue et de l’éducation.

Cette Constitution qu’on nous a imposée porte les signatures de M. Chrétien, de toutes les provinces anglophones, mais pas du Québec. Le Parti libéral du Québec l’a refusée. Claude Ryan l’a refusée. L’Assem-blée nationale du Québec l’a refusée. Pourtant, c’est elle qui nous régit depuis treize ans, et qui continuera de nous régir si nous donnons à M. Chrétien le non qu’il sollicite. C’est elle qui a nié au Québec son statut de peuple. C’est elle qui cherche à fondre notre identité dans le tout canadien.

Comment qualifier l’attitude de M. Chrétien quand il nous dit maintenant que si on lui donne un deuxième non, si on se dépouille de toute force politique, si on renonce à notre solidarité de peuple, il n’ap-portera pas de modifications à la Constitution sans l’accord du Québec ?

Des mots durs nous montent aux lèvres. Nous ne les prononcerons pas. Mais nous jugerons tout cela en notre for intérieur. Nous ne serons pas dupes. Les promesses violées de 80 et l’odieux coup de force de 82 sont trop frais dans nos mémoires.

M. Chrétien, vous ne nous ferez pas le même coup deux fois. Nous n’allons pas vous confier l’avenir du Québec, nous n’allons pas vous donner raison sur René Lévesque, nous ne renierons pas le « maîtres chez nous » de Jean Lesage, nous n’allons pas répudier le beau slogan « Égalité ou indépendance » de Daniel Johnson père.

On entend comme par hasard depuis quelques jours des déclara-tions d’ouverture en provenance des provinces anglophones. M. Harris, le premier ministre de l’Ontario, a même fait miroiter une alliance des provinces anglophones avec le Québec pour contraindre l’État fédéral à la décentralisation.

Là encore, la mémoire vient à notre rescousse. On se rappelle l’alliance qui s’était formée autour de René Lévesque au lendemain du non de 1980. René Lévesque, qui venait de se faire dire non par son peuple, son peuple séduit par les promesses de MM. Trudeau et Chrétien, René Lévesque s’était tourné vers sept provinces anglophones. René Lévesque et le Québec, affaiblis et blessés par ce non débilitant de 80, avaient signé un accord avec sept premiers ministres provinciaux du

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Canada anglais. On connaît la suite. René Lévesque se retrouva seul sur la rive québécoise de l’Outaouais, abandonné par ses alliés. Tous se rappellent ce triste épisode de l’histoire du Québec et du Canada.

Ces supposés alliés, qui, au mépris de leur signature, allèrent, la nuit, trouver Jean Chrétien dans un hôtel d’Ottawa, pour consommer avec lui le pacte qui isola le Québec et l’expulsa de la famille constitu-tionnelle canadienne.

Non merci pour les alliances, nous y avons déjà goûté, les lende-mains sont trop amers. L’avenir du Québec ne peut être façonné que par les Québécoises et les Québécois eux-mêmes. Et si nous voulons prendre nous-mêmes nos décisions collectives, il nous faut récupérer tous nos pouvoirs et tous nos impôts.

Toutes ces questions de société distincte, de reconnaissance de ceci ou de cela, tous ces jeux de mots et toutes ces subtilités constitutionnelles ont assez duré. Nous avons gaspillé trop d’énergie et de temps dans ces chicanes stériles. Arrachons ces étiquettes de fédéralistes et de souverai-nistes, reformons nos rangs et mettons fin à ces divisions qui nous affaiblissent. L’appareil fédéral n’a été fort que de nos faiblesses.

Reconnaissons-nous pour ce que nous sommes : un peuple, un peuple vivant, fier, chaleureux et confiant. Il y a des choses qui ne se demandent pas. Il serait gênant de demander à nouveau au Canada anglais de nous reconnaître comme peuple. Tout cela est fini. Nous sommes au-delà des supplications. De toute façon, elles ne nous ont menés nulle part. Toutes nos demandes se sont brisées sur des « non » à répéti-tion. On pouvait nous dire non parce que, jusqu’ici, le poids politique du Québec n’a jamais pesé plus lourd que le simple poids d’un indi-vidu.

Mais, le jour où nous nous décernerons à nous-mêmes le statut de peuple, nous grandirons à notre dimension réelle. Ce jour-là, je nous le souhaite de tout cœur, sera lundi, le 30 octobre prochain.

Et puis dans les journées qui suivront, nous aurons notre premier rendez-vous de peuples. Deux peuples qui ne sont vraiment jamais ren-contrés, qui se connaissent mal, qui s’assembleront pour la première fois : ce sont les Québécois et les Canadiens. Ils se parleront avec respect ; les peuples souverains se respectent entre eux.

Ces deux peuples se parleront de leurs intérêts mutuels et de ce qu’ils voudront gérer en commun. Il sera question d’échanges commer-ciaux à maintenir et à intensifier, d’emplois à protéger et à créer, ils

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aborderont le partage de la dette contractée par Ottawa. Québec répétera qu’il remplira toutes ses obligations financières et se comportera de façon responsable. Il confirmera son engagement d’assumer sa juste part du fardeau commun.

On ne pourra plus dire non au Québec à propos de tout et de rien. Pour la première fois, on devra prendre au sérieux les intérêts québécois. On devra le faire parce que, dans l’autre plateau de la balance, il y aura les intérêts canadiens à protéger.

Deux peuples qui discutent de leurs affaires, c’est plus raisonnable que bien des politiciens. Car, advenant un oui, ce n’est plus une personne seule qui s’assoiera à la table des négociations face au Canada anglais.

Le mandat de négociateur que m’a confié M. Jacques Parizeau, j’aurai l’honneur de l’exécuter fort de l’appui du peuple du Québec, qui aura donné un mandat de souveraineté à M. Parizeau et à son gouver-nement. C’est pourquoi la négociation d’un partenariat apparaît possible, si elle se situe au niveau des intérêts et de la légitimité du peuple du Québec.

Le partenariat n’est pas un troisième niveau de gouvernement : c’est l’assurance d’une harmonisation des différentes instances qui seront créées pour régir les ententes sectorielles qui interviendront : le transport terrestre, les voies fluviales, les questions douanières, le partage de la dette, la monnaie, etc.

Il faudra un organisme léger pour coordonner le fonctionnement de ces ententes ; ce sera le secrétariat permanent. Il faudra un forum pour discuter des améliorations à apporter aux ententes et des élargissements possibles aux champs d’action mis en commun ; ce sera l’assemblée par-lementaire.

Il faudra une instance décisionnelle pour constater et mettre en vigueur les consensus qui se dégageront ; ce sera le conseil des ministres, où les deux États souverains, discutant d’égal à égal, devront décider à l’unanimité. Et sur leur territoire respectif, ces deux États seront souve-rains et se donneront les politiques que chacun d’eux jugera appropriées pour lui. Finies les chicanes.

Chez nous au Québec, nous pourrons nous occuper de nos affaires, adopter nos politiques, de façon cohérente et efficace. Nous pourrons enfin nous pencher sur des questions qui exigent une attention plus vigi-lante de nos gouvernements, trop souvent distraits et paralysés depuis trente ans par les péripéties des chicanes constitutionnelles.

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Bien sûr, ce ne sera pas le paradis. Beaucoup de travail nous attend. La réussite du projet souverainiste exigera beaucoup de rigueur, de cohésion, de dialogue, de concertation, mais la solidarité sera à notre porte.

Après le oui que j’espère, nous serons tous ensemble, gens d’affaires, travailleurs, cadres, femmes, hommes, jeunes et moins jeunes. Nous réussirons parce que nous pratiquons l’économie de marché et parce que nous sommes des démocrates. La société que nous voulons construire, elle se fondera justement sur la meilleure part de notre patrimoine.

Notre plus cher sujet de fierté, ce qui constitue l’assise la plus solide de la collectivité québécoise, c’est l’adhésion aux valeurs démocratiques. Citoyens et citoyennes à part entière, et à statut égal, tous les Québécois et toutes les Québécoises sans exception jouiront de garanties constitu-tionnelles fondamentales. Ce sera notre Constitution, notre Charte des droits et libertés, et nous allons les adopter nous-mêmes.

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés démocratiques, notre Constitution et notre Charte seront rédigées par une commission formée à parts égales d’hommes et de femmes ; c’est le projet de loi déposé récemment à l’Assemblée nationale qui en comporte l’engagement.

Et quoi qu’il advienne au Québec, quelque régime politique qu’il choisisse, il pratiquera la tolérance et l’ouverture aux autres. Cet enga-gement démocratique, je n’en doute pas qu’il se manifeste au lendemain du référendum, que le oui ou le non l’emporte. Je suis fermement con-vaincu que tous s’inclineront, avec respect, devant le verdict démocratique, comme ce fut le cas en 80.

Pays souverain, nous serons en prise directe avec la réalité interna-tionale et chaque pays comptera un ami de plus, le Québec.

Lundi prochain donc, nous devons tous faire un choix important pour le Québec, pour notre avenir et celui de nos enfants. Les choses doivent changer au Québec. Le temps est venu de cesser de demander la permission et de quémander. Seul le oui peut apporter le changement. Il est temps de prendre nos responsabilités.

Je voterai oui parce que c’est le geste d’un peuple qui se respecte, qui a confiance en lui-même et qui se tient debout. Je voterai oui afin de protéger notre culture, notre langue française, mais aussi le genre de société que nous avons développé ici au Québec et qui nous distingue du Canada.

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Au lendemain d’un oui, il n’y aura plus qu’un seul camp au Québec. Il n’y aura plus de souverainistes, ni de fédéralistes, il n’y aura que des Québécois et des Québécoises, unis, confiants et fiers.

Fort de sa solidarité de peuple, le Québec pourra, pour la première fois de son histoire, négocier d’égal à égal un nouveau partenariat avec le Canada. Ce sera la fin des discussions stériles. Ce sera surtout le début d’une nouvelle relation entre deux voisins, deux peuples qui se respectent. Les liens économiques étroits avec le Québec forceront le Canada à s’asseoir et à discuter.

Désormais, le Québec n’aura plus besoin de crier. Il n’aura qu’à parler, calmement et avec assurance, pour se faire entendre.

Je vous demande de donner à M. Parizeau, de me donner, lundi prochain, un mandat fort pour négocier d’égal à égal un partenariat entre un Québec souverain et le Canada. Je compte sur vous.

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Jacques Parizeau

Dans l’analyse qu’il improvise, sur le coup de la déception, après le mince échec21 du référendum qu’il a déclenché22, Parizeau prononce une phrase qui suscitera de très fortes réactions.

À la retraite, il résiste mal à la tentation de commenter l’action de ses successeurs, en particulier auprès des auditoires étudiants.

« par l’argent puis Des votes ethniques »

30 octobre 1995, Centre des congrès de Montréal

Mes amis, c’est raté, mais pas de beaucoup. Puis c’est réussi, c’est réussi sur un plan. Si vous voulez, on va cesser de parler des francophones du Québec, voulez-vous ? On va

parler de nous. À 60 %, on a voté pour. On s’est bien battu, et nous, on a quand même réussi à indiquer clairement ce qu’on voulait.

Puis on a raté par une petite marge, quelques dizaines de milliers de voix. Bon ben dans un cas comme ça, qu’est-ce qu’on fait ? On se crache dans les mains et on recommence. J’aurais bien voulu que ça passe. J’aurais tellement voulu comme vous tous que ça passe. On était si proches du pays. Bon ben, c’est retardé un peu... Pas longtemps, pas longtemps ! On n’attendra pas 15 ans cette fois-là. Non, non.

21. Résultat final : 49,42 % pour le « oui » et 50,58 % pour le « non ». 22. La question : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert

formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 13 juin 1995 ? »

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C’est quand même beau ce qui s’est passé, de voir dans les assem-blées l’une après l’autre ces jeunes dont on disait que l’avenir de leur pays, ça n’a pas d’importance (pour eux) et qui venaient de plus en plus nombreux en disant : le pays, on veut l’avoir et, tant que les jeunes pen-seront ça, on l’aura le pays.

C’est vrai, c’est vrai qu’on a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent puis des votes ethniques, essentiellement. Alors ça veut dire que la prochaine fois, au lieu d’être 60 ou 61 % à voter OUI on sera 63 ou 64 % et ça suffira. C’est tout.

Mais là mes amis, dans les mois qui viennent, on va écouter. Il y a des gens qui ont eu tellement peur que la tentation de se venger ça va être quelque chose et là, jamais il ne sera aussi important d’avoir à Québec ce gouvernement du Parti québécois pour nous protéger jusqu’à la pro-chaine !

L’indépendance du Québec reste le ciment entre nous. Nous vou-lons un pays et nous l’aurons !

Maintenant mes amis, on entre dans une phase, dans les jours et les semaines qui viennent, où on va avoir, chacun d’entre nous, le goût de mettre le poing sur la table quand ce n’est pas autre chose. Restons calmes, mes amis. Résistons aux provocations. Comme disait il y a quel-ques jours le premier ministre du Canada, on va en manger une belle. Vous n’avez pas idée qu’est-ce qui vont nous faire baver. Résistez à ça. Soyons calmes, souriants. Pas moutons, souriants. [...]

On va l’avoir, notre pays ! Là, je n’ai pas l’ombre d’un doute.

Quant à vous, les plus jeunes, dans une immense majorité, vous avez voté pour le pays. Mais là, je vais m’adresser à mes vieux camarades de combat, les gens qui ont mon âge, qui cherchent le pays depuis des années et des années et je leur dis : ne vous découragez pas, les jeunes eux commencent là-dedans, ils viennent d’avoir un échec mais par si peu. Ils vont y arriver bientôt, mais vous, les vieux camarades de combat, restez dans les rangs. On a besoin de vous, la souveraineté, on y touche.

Dans les jours qui viennent, on va se faire injurier, on va se faire dire que nous ne savons pas ce que nous voulons. On va dire : mais oui, on voit bien, ils sont comme d’habitude. Non, non ! On n’est pas comme d’habitude. N’oubliez jamais les trois cinquièmes de ce que nous sommes ont voté oui. C’était pas tout à fait assez, mais bientôt ça sera assez. Notre pays, on l’aura !

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Soyez calmes, soyez souriants, même si ce n’est pas facile et dites-vous que c’est de cette solidarité qui, de plus en plus, s’étend entre nous, année après année entre les générations, entre les gens aussi bien de droite que de gauche, entre les syndicalistes et ses PME qui, à toutes fins prati-ques, nous font vivre.

C’est entre nous, les artistes et les étudiants, les syndicalistes et les patrons, les chômeurs et ceux qui travaillent. C’est entre nous que nous allons d’abord dans l’immédiat, ici au moins, au Québec, ne pas sacrifier au mouvement vers la droite qu’on voit envahir le reste du Canada. On ne sacrifiera jamais ça.

Nous allons démontrer qu’on est capables encore, à défaut d’un pays, de monter une société française qui a le cœur à l’ouvrage et le cœur accroché à la bonne place jusqu’à ce que, enfin, on prenne notre revanche et qu’on se donne un pays à nous. [...]

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Paul Desmarais fils (1954)

Le financier milliardaire Paul Desmarais père exerce depuis une quarantaine d’années une influence discrète mais souvent décisive sur les gouvernements canadien et québécois.

Ses deux fils, Paul et André, assument graduellement et conjointement la direc-tion de la société de portefeuille familiale, Power Corporation, à partir du début des années 1980.

Paul fils est aussi membre du conseil d’administration et du comité de direction de nombreuses compagnies au Canada, aux États-Unis et en Europe.

Les interventions publiques des dirigeants de Power Corporation sont rarissimes, hormis lors de l’obligatoire assemblée annuelle de l’entreprise.

*

La presque victoire du « oui » au référendum de 1995 inquiète les milieux d’af-faires. Après avoir consulté les anciens premiers ministres Robert Bourassa et Brian Mulroney, Desmarais décide de se manifester.

« la Diversité nous est naturelle »

28 mai 1996, Chambre de commerce du Montréal métropolitain

L’intégration des économies nationales et régionales, la globali-sation des marchés et l’internationalisation des compétences ne sont pas des théories de futurologues. Ce ne sont pas non plus

des phénomènes qui ne se manifestent qu’en Europe, en Asie ou « ailleurs ». Ces notions définissent la réalité exigeante que vivent toutes les grandes entreprises et que doivent maîtriser toutes les administrations publiques. Une réalité qui touche le producteur comme le consommateur, l’employeur et l’employé, les pays et les villes.

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On aurait tort, cependant, de penser que tout se décide à notre insu dans la nouvelle économie mondiale ; que nous sommes comme emportés par une vague irrésistible qui nous poussera éventuellement à bon port ou qui nous submergera pour de bon.

Il est vrai que les individus et les sociétés qui ne sont pas prêts à modifier non seulement leurs méthodes d’agir, mais jusqu’à leurs façons de penser, risquent de subir les effets des changements économiques sans pouvoir les contrôler, mais il est également vrai que les personnes et les groupes qui auront l’audace et la clairvoyance de se préparer et de s’ajuster aux changements économiques pourront en profiter grandement.

Cela veut dire notamment que nous devons plus que jamais faire preuve d’ouverture et résister à la tentation de nous isoler. On ne réussit pas aujourd’hui parce qu’on est Américain, ou Allemand, ou Japonais... ou Québécois. On réussit quand on peut affronter la concurrence, d’où qu’elle vienne.

Il faut donc stimuler l’esprit d’entreprise, le goût du risque. Qu’on encourage l’initiative et qu’on récompense l’effort. Cette recette n’est pas nouvelle, mais elle demeure la base du progrès économique et social.

Je suis de ceux qui croient que la nouvelle génération de Québécois et de Québécoises pourra accomplir de grandes choses, ici et partout où on lui donnera la chance de se mesurer à la concurrence, si, toutefois, la voie ne lui est pas bloquée par les vielles craintes et les anciennes attitudes qui menacent toujours de ressurgir du passé.

À cet égard, l’esprit protectionniste est loin d’être mort. On n’a qu’à se tourner vers les États-Unis ou certains pays d’Europe pour voir que les forces protectionnistes relèvent la tête. Les protectionnistes se drapent souvent dans le manteau de la sauvegarde de l’identité nationale, mais cette attitude cache parfois des motivations aussi négatives que la méfiance envers les étrangers, la peur du changement, la crainte de ne pouvoir soutenir la concurrence.

Nous, Québécois, ne sommes pas plus à l’abri de ce réflexe de repli que nos voisins du Sud ou nos partenaires d’outre-Atlantique.

Plus que jamais, nous devons former des alliances stratégiques, trouver de nouveaux partenaires chez les francophones bien sûr, mais aussi parmi nos compatriotes anglophones qui depuis des générations contribuent puissamment au développement économique du Québec.

Alors que le monde est en train de créer et de cimenter des blocs économiques et politiques toujours plus gros et toujours plus forts, com-

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ment nous, Montréalais, nous Québécois, nous Canadiens, pourrions-nous espérer réussir en divisant nos forces ?

Nous ne réussirons pas non plus si cette conjoncture amène une partie de la population à rester figée par les incertitudes et les interroga-tions face à l’avenir ou à se défiler discrètement.

Pour réussir ensemble, nous devons travailler ensemble. Et pour réussir sur la scène mondiale, nous devons unir nos forces et rassembler toutes nos ressources.

Cette Chambre a donné un exemple éloquent de l’utilité de la collaboration entre les groupes linguistiques en concluant une entente bénéfique avec le Montreal Board of Trade en 1992.

Le Canada lui-même est devenu une grande puissance économique, malgré la dispersion d’une population relativement modeste sur un immense territoire, grâce à la richesse et à la diversité de ses ressources naturelles et grâce au travail et à la collaboration de plusieurs groupes culturels différents.

Bien sûr, nous devons être nous-mêmes et le gouvernement qué-bécois doit demeurer fidèle à sa responsabilité et à son devoir de protéger le caractère français du Québec, notamment en assurant le rayonnement de la langue de la majorité.

Mais nous devons aussi développer notre connaissance de la langue anglaise qui nous aide, comme citoyens de Montréal, à nous inscrire dans les grands courants internationaux. Îlot de francophones au milieu d’une mer anglophone – prisonniers de notre géographie en quelque sorte – nous devons jeter des ponts, tisser des liens pour assurer notre succès partout sur ce continent.

Je suis convaincu que le fait d’être exposés à deux cultures, d’être familiers avec deux systèmes de valeurs, d’êtres marqués à la fois par le pragmatisme et le sang-froid anglo-saxon ainsi que la rationalité et le côté latin de nos origines françaises nous donnent à nous, Québécois, un avantage appréciable. Nous pouvons agir comme un pont entre l’Amé-rique et l’Europe.

La diversité nous est en quelque sorte naturelle, ce qui nous permet d’approcher plus facilement de nouvelles cultures et de pénétrer de nou-veaux environnements.

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Je ne me suis jamais senti moins francophone parce que je connais-sais l’anglais, pas plus que Power n’a renoncé à être une compagnie canadienne parce qu’elle réussit aux États-Unis et en Europe.

La meilleure façon pour les anglophones de faire en sorte que les francophones n’en viennent pas à craindre l’assimilation ou la margina-lisation est de démontrer qu’ils sont prêts à faire l’effort d’apprendre – et d’utiliser ! – la langue française, ce que fait heureusement un nombre grandissant d’anglophones. Au Canada, à l’extérieur du Québec, près de 2 000 000 d’étudiants suivent des cours réguliers en français, et près de 300 000 autres sont inscrits à des cours d’immersion française.

Nous ne saurons jamais combien de malentendus, combien de communications ratées auraient pu être évitées si, dans le passé, les Canadiens avaient eu la même sagesse d’apprendre une deuxième langue officielle que les jeunes Canadiens et Canadiennes d’aujourd’hui.

Les gens d’affaires travaillant à Montréal savent que les lois linguis-tiques peuvent être gênantes, mais nous devons reconnaître que la connaissance d’une autre langue n’est pas une obligation à subir ; c’est une condition de réussite dans une société mondiale.

Entre compatriotes, la langue ne devrait pas être une barrière, elle devrait être un pont.

Il est vrai que nous avons des problèmes sérieux à affronter à Montréal : des infrastructures vieillissantes, des taux de chômage et de pauvreté trop élevés, un ralentissement des investissements pour n’en nommer que quelques-uns. Beaucoup de ces problèmes découlent direc-tement du climat d’incertitude politique auquel nous avons été et sommes toujours soumis. Bien sûr, ce n’est pas le seul facteur sur lequel nous pouvons agir directement et rapidement.

Je ne crois pas que la séparation soit une option valable pour le Québec. Je me réjouis d’ailleurs de l’intention exprimée, dès le début de son mandat, par le premier ministre du Québec de donner la priorité à la relance économique plutôt que de tenter de nous entraîner dans une autre croisade pour la souveraineté.

Aucune ville au Canada n’a autant souffert de l’incertitude politique et économique que Montréal. Toute autre période de flottement, dont les effets néfastes sont cumulatifs, ne ferait qu’aggraver la situation.

Au milieu des années soixante-dix, ce climat d’incertitude a fait fuir des sièges sociaux, des capitaux, détourné des investissements et éloigné

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environ 300 000 de nos concitoyens en plus de paralyser beaucoup de nos propres énergies.

Le résultat serré du dernier référendum a aussi fait réfléchir bon nombre de Québécois et de Québécoises sur leur avenir. Pour certains, ce qui était impensable il y a quelques années ne l’est plus. Nous con-naissons tous des amis, des collègues qui ont, pour la première fois, envisagé la possibilité de déménager hors du Québec. Les départs et même les possibilités de départs, même s’ils sont plus discrets, n’en sont pas moins insidieux.

On ne réglera pas les problèmes économiques de Montréal à coups de référendums sur l’indépendance. Il s’en est tenu deux en l’espace de 15 ans, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on ne s’en trouve pas plus prospère et certainement pas plus uni.

Au contraire, le résultat le plus certain et le plus dangereux d’un éventuel vote en faveur de la séparation serait que non seulement le Canada s’en trouverait divisé, mais que les Québécois eux-mêmes le seraient entre eux, au sein de leurs familles et entre amis.

Je ne me fais pas à l’idée que ma génération puisse être plongée dans ce climat malsain pendant 25 ou 30 ans.

Le temps presse et la tâche à accomplir est grande. Les années, les mois qui viennent seront déterminants pour l’avenir de Montréal.

Mais n’oublions jamais que nous possédons déjà des atouts majeurs. L’éveil de l’entrepreneurship au Québec il y a une vingtaine d’années, ce qu’on a appelé Québec Inc., signalait une volonté et une aptitude des francophones à occuper beaucoup plus le terrain économique. Beaucoup d’entreprises qui ont participé à cet éveil collectif forment aujourd’hui l’ossature d’un secteur économique renouvelé. Quelques-unes n’ont pas réussi ; c’est la loi du marché et la nature des affaires.

Mais le chemin est maintenant ouvert plus largement à tous ceux et celles qui veulent réaliser leur potentiel en contribuant à l’essor éco-nomique de leur communauté.

On n’a qu’à regarder autour de nous ce midi pour reconnaître des représentants des industries les plus dynamiques au Canada, de compa-gnies mondialement reconnues comme Bombardier, SNC-Lavalin, Quebecor, Téléglobe, Vidéotron, Canam-Manac... et Power !... et beau-coup d’autres qui se battent sur les marchés mondiaux, et qui gagnent.

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L’histoire récente nous enseigne que les francophones québécois ont tout ce qu’il faut pour réussir dans ces domaines dont ils ne sont plus exclus.

Jamais dans notre histoire une génération d’entrepreneurs, de gestionnaires, de professionnels québécois n’a-t-elle été mieux préparée à exprimer tout le génie et toute la fierté de notre société, ici et sur tous les continents.

Les gouvernements doivent tout mettre en œuvre pour permettre à cette génération de réaliser tout son potentiel. L’avenir de ces jeunes, notre avenir, et l’avenir du Canada en dépendent.

Le monde où nous entrons nous donne une chance exceptionnelle. La mondialisation, la libéralisation des échanges, le progrès technologique peuvent nous offrir une croissance aussi forte que celle que nos parents ont connue dans l’après-guerre.

On peut même espérer commencer à rembourser les dettes héritées des années soixante-dix et quatre-vingt, quand nous avons voulu tricher avec la réalité en nous endettant et en croyant aux mirages de l’inflation. Déjà nos gouvernements ont pris conscience des limites de leur action et de la précarité de leur situation financière. Beaucoup ont éliminé leur déficit ; les autres s’y emploient. C’est un progrès important. Mais pour éliminer les dettes énormes que nos administrations traînent comme un boulet, il faudra adopter des stratégies qui permettront de dégager des surplus à long terme.

Nous serons capables de porter ce fardeau à la condition que les querelles du passé ne viennent pas nous couper de l’avenir. C’est la requête que ma génération formule auprès de celle qui l’a précédée.

Nous voulons nous mobiliser en vue des combats de demain : éco-nomiques, techniques, mondiaux, et non ceux d’hier.

Nous devons aussi libérer ces énergies et ces ressources qui sont présentement paralysées par les guérillas politiques et les canaliser vers la solution des problèmes urgents et graves, comme la pauvreté et le chômage. Ce n’est pas tout de vouloir profiter des nouvelles réalités économiques ; il faut aussi aider ceux et celles qui ont besoin d’aide pour s’y adapter.

Aussi, tout ce que nous demandons à nos gouvernements, c’est de pratique ce qui est la noblesse de la politique, c’est-à-dire des compromis intelligents.

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Si on nous donne les mêmes chances et les mêmes avantages qu’ont nos concurrents, nous serons capables de faire passer le Québec et le Canada dans les années 2000 à la tête du peloton des sociétés modernes.

Le Québec, le Canada, le monde, voilà où nous voulons nous faire valoir. [...]

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Jean Charest

Ancien chef d’un parti politique fédéral et premier ministre du Québec, en plus d’être l’initiateur du Conseil de la fédération, qui regroupe tous les premiers ministres provinciaux, Charest énonce sa perspective du fédéralisme canadien.

« ... un pays Jeune, touJours en construction »

8 novembre 2004, 40e anniversaire de l’ouverture du Centre des arts de la Confédération, Charlottetown

Ce centre a été inauguré en 1964 afin de souligner le 100e anni-versaire de la conférence des Pères de la Confédération.

Lorsque j’ai reçu l’invitation du professeur Symons, afin de vous parler du fédéralisme canadien, je ne savais pas que nous aurions eu, dans les jours précédant cette rencontre, deux conférences des pre-miers ministres.

Le moment est donc bien choisi pour une discussion sur l’état du fédéralisme canadien, ses espérances et ses défis.

On dit que l’histoire est un éternel recommencement. On s’en convainc aisément lorsqu’on se réfère aux sources de nos débats, qui nous ramènent à l’Acte de Québec de 1774.

L’élection de mon gouvernement, en avril 2003, a été accueillie par nombre de Canadiens comme un défi lancé à ceux qui voulaient séparer le Québec du Canada. Mais ce qui n’était peut-être pas aussi manifeste, c’est que l’élection de mon gouvernement constitue également un défi pour ceux qui tentent de maintenir le statu quo au sein de la fédé-ration. L’élection de mon gouvernement est en fait un défi pour ces deux

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groupes et pour tous ceux qui ont choisi d’ignorer notre histoire com-mune.

Le Canada est un pays jeune, toujours en construction, toujours à l’état de potentiel.

Nous allons continuer la construction du Canada à la condition de tenir compte des fondations de l’édifice et en respectant ce qui touche les fondements mêmes du Canada.

Dans la première partie de mon discours, j’aimerais que vous vous joigniez à moi pour vous remémorer ce qui a permis la réussite du Canada.

Les Canadiens ont, très tôt dans leur histoire, pris une décision, fait un choix qui, au fil du temps, a fini par définir l’essence même de ce que nous sommes.

Nos ancêtres ont décidé, dès le départ, de fonder un pays sur le principe même du droit de parler une autre langue, de prier différemment, d’appliquer un système juridique autre qui s’inspire du Code civil français, d’appartenir à une culture différente et de permettre à cette culture de s’épanouir. L’Acte de Québec de 1774, adopté il y a plus de 200 ans, soit près d’un siècle avant la Confédération, est sur ce point le document le plus fondamental de l’histoire du Canada. C’est l’assise sur laquelle le partenariat canadien s’est construit à l’origine. L’esprit de cette loi a défini ce pays dès sa création. Il constitue l’une des décisions les plus éclairées qui aient jamais été prises au Canada.

Les Canadiens devraient réfléchir à ce choix qui s’est opéré très tôt dans leur histoire. Nous devrions réfléchir à la manière dont il nous définit, comment la culture et la langue françaises et la présence d’une province francophone au sein de la fédération ont permis à l’ensemble des Cana-diens d’étendre leur influence et de jouer un plus grand rôle dans la communauté internationale.

Dans le passé, d’aucuns dans ce pays ont prétendu que la recon-naissance des deux langues officielles et identités culturelles était un obstacle à l’élaboration d’un but commun pour ce pays, une vision com-mune s’inspirant de valeurs partagées. À court terme, ils ont peut-être cru avoir raison. Mais nous savons aujourd’hui à quel point ils étaient dans l’erreur. Il ne leur a pas effleuré l’esprit que leurs enfants vivraient dans « le meilleur des mondes » de la mondialisation.

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Que leurs enfants seraient appelés, s’ils voulaient déployer pleine-ment leur potentiel dans ce monde du XXIe siècle, à apprendre non pas une, mais plusieurs autres langues, si possible.

Les Canadiens sont par nature sensibles à un monde où la diversité est la norme. Les Canadiens, en raison de leur histoire, ne tiennent pas pour acquis que les autres pensent à leur manière, que les autres voient les choses différemment.

Sur ce plan, le Canada est un pays qui s’est mieux préparé que nul autre que je connaisse à faire face aux défis du XXIe siècle. Ne pas recon-naître ce simple fait serait un grand appauvrissement.

Pour les Québécois en particulier, le Canada est une réussite pré-cisément à cause de la place que leur pays a réservée à notre langue, à notre culture, à notre identité, non seulement pour survivre, mais aussi pour s’épanouir et prospérer au point où nos artistes, nos universitaires, nos entrepreneurs sont reconnus et célébrés dans le monde entier.

Si l’on se tourne vers l’avenir, plusieurs tendances importantes se sont affirmées quant à la manière dont le fédéralisme évolue. Entre autres, la tendance à la codécision et à la cogestion entre les paliers de gouver-nement fédéral et provincial est déjà un reflet de la maturité du pays qu’est le Canada.

Pour que cela soit possible, il faut néanmoins que chaque palier de gouvernement comprenne bien son rôle, là où son intervention peut être utile et efficace et, en fin de compte, qu’il soit entièrement imputable de ses décisions envers son peuple. En d’autres termes, le respect des com-pétences de chaque gouvernement est une condition indispensable au succès de ce pays.

Dans un discours que je prononçais en 1999, j’invitais les Canadiens et leurs dirigeants à commencer à se préparer à un gouvernement libéral pour le Québec, pour que nous puissions ensemble bâtir pour le Canada un programme qui soit le reflet de notre histoire, de nos espoirs et de nos aspirations pour l’avenir.

Le message que je leur transmettais était le suivant : préparez-vous à tenter, rapidement et de manière décisive, de résoudre les problèmes qui perdurent depuis longtemps entre le Québec et les autres gouverne-ments au Canada.

Pour ce faire, je veillerai à ce que le Canada respecte l’esprit du fédéralisme. Je veillerai à ce que le Canada résiste à la tentation de la centralisation.

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J’aimerais maintenant revenir aux débats sur la Confédération. En 1865, ainsi parlait George Brown, un des Pères de la Confédération :

Nous devions opter pour une union fédérale ou abandonner les négociations. Non seulement nos amis du Bas-Canada sont contre cette idée, mais il en va de même pour la plupart des délégués des Provinces maritimes. Un seul choix s’offrait à nous : l’union fédérale ou rien.

Pour Brown, le seul Canada possible était un Canada fédéral. Pour un autre Père de la Confédération, sir John A. Macdonald, la conclusion était la même. Il disait, le 6 février 1865 :

Maintenant, en ce qui concerne les avantages respectifs d’une union légis-lative ou fédérale, je n’ai jamais hésité à donner mon opinion personnelle. J’ai maintes et maintes fois déclaré en Chambre que, si possible, je croyais qu’une union législative était préférable.

J’ai toujours soutenu que si nous pouvions nous entendre pour avoir un gouvernement et un Parlement qui légiféreraient pour l’ensemble de ces peuples, ce serait le meilleur, le plus économique, le plus vigoureux et le plus fort système de gouvernement que nous puissions adopter.

Mais en réfléchissant au sujet de la conférence, et en discutant de cette question comme nous l’avons fait, sans ambages et avec le désir d’aboutir à une conclusion satisfaisante, nous avons constaté que ce système était irréalisable. En premier lieu, il ne recueillerait pas l’assentiment du peuple du Bas-Canada, parce que celui-ci avait l’impression que dans leur position de minoritaire – parlant une autre langue que la majorité dont il se démar-quait également par sa nationalité et sa religion –, en cas d’union des provinces, ses institutions et ses lois risquaient d’être assaillies, et ses asso-ciations ancestrales, dont il était si fier, étaient menacées.

Nous avons alors constaté que toute proposition qui comportait l’absorption de l’individualité du Bas-Canada, si je puis employer cette expression, ne serait pas favorablement accueillie par son peuple.

Nous avons également constaté que même si leur peuple parlait la même langue et jouissait du même système législatif que le peuple du Haut-Canada, système basé sur le droit coutumier d’Angleterre, les diverses Provinces maritimes n’étaient pas du tout disposées à perdre leur indivi-dualité, à titre d’organisations politiques distinctes, comme on l’avait constaté dans le cas du Bas-Canada.

Nous avons donc été contraints de conclure que nous devions soit aban-donner toute idée d’union, soit concevoir un système d’union dans lequel chaque organisation provinciale serait dans une certaine mesure protégée. De telle sorte que ceux qui, comme moi, étaient en faveur d’une union législative, ont été contraints de modifier leur point de vue et d’accepter le

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projet d’une union fédérale comme étant la seule voie réalisable, même pour les Provinces maritimes.

Quelques années après, en 1871, Wilfrid Laurier donnait au débat canadien des airs familiers :

Pour que le système fédératif ne soit pas un vain mot, pour qu’il produise les résultats qu’il est appelé à produire, il faut que les législatures soient indépendantes, non pas seulement de droit, mais de fait. Il faut surtout que la législature locale soit complètement à l’abri de tout contrôle de la légis-lature fédérale.

Si, de près ou de loin, la législature fédérale exerce le moindre contrôle sur la législature locale, alors ce n’est plus en réalité l’union fédérale que vous avez, mais l’union législative sous la forme fédérale.

Le débat sur le fonctionnement du Canada est à notre vie politique ce que la Neuvième symphonie de Beethoven est à la musique : un classique indémodable.

Je le dis avec un sourire, parce que c’est le propre des fédérations. Ce qui fait leur force, c’est que ce sont des systèmes dynamiques, toujours en adaptation par rapport à leur époque.

Mais qu’est-ce donc qu’une fédération ? Allons à la définition. Une fédération, c’est une association de deux ordres de gouvernement qui sont chacun souverains dans leurs champs de compétence. Et les champs de compétence de ces deux ordres de gouvernement sont définis par la Constitution.

Par ailleurs, ce partage des responsabilités étatiques n’est pas le fruit du hasard. Il obéit à une logique qui peut être parfois la promotion de la diversité, parfois l’introduction de poids et contrepoids pour améliorer la qualité de la démocratie et, parfois, l’idée de la subsidiarité : quel ordre de gouvernement est le mieux placé pour livrer tel ou tel service ?

Une fédération n’est donc pas hiérarchisée par opposition à un État unitaire comme la France, par exemple. Au Canada, le gouvernement fédéral n’est pas le patron des provinces. Chacun dans ses domaines de compétences les deux ordres de gouvernement rendent compte de leurs actions à leur électorat.

J’ai des comptes à rendre aux Québécois dans les domaines qui relèvent des compétences du Québec. Je n’ai pas de comptes à rendre au gouvernement fédéral. Le gouvernement fédéral a des comptes à rendre aux Canadiens dans les domaines de ses compétences. Il n’a pas de comptes à rendre au gouvernement du Québec.

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C’est cela une fédération. Une fédération, par essence, est donc un système politique pluriel et asymétrique. Chaque gouvernement doit pouvoir faire les choses comme il l’entend pour assumer ses responsabi-lités.

Faire partie d’un État fédéral, ce n’est pas être enrégimenté dans un moule unique. C’est faire partie d’une communauté qui partage un territoire et des valeurs communes dans le respect de la différence de chacun de ses partenaires.

Je suis venu vous dire aujourd’hui qu’il est nécessaire que le Canada renoue avec l’esprit du fédéralisme et se détourne de ses tentations cen-tralisatrices Je suis venu vous dire que l’avenir de la fédération canadienne, c’est... le fédéralisme !

Disons-le autrement. Ce qui nuit à la fédération, ce n’est pas que le Québec veuille faire les choses à sa manière. Ce qui nuit à la fédération, c’est quand on veut que les provinces et les territoires soient tous identi-ques.

Je vois cinq principes qui devraient habiter l’esprit fédéral au Canada.

Ces principes sont d’ailleurs porteurs de leçon non seulement pour la gouverne au sein d’une fédération, mais également, plus globalement, pour la gouverne en ce XXIe siècle.

Dans un premier temps, je vous énonce ces cinq principes : le res-pect ; la flexibilité ; la règle de droit ; l’équilibre ; la coopération.

Le premier principe qui doit être mis en avant pour raviver le fédéralisme canadien est donc le respect.

Il n’y a pas de saine coopération sans un profond respect de chacun des partenaires. Respect des compétences de chacun, respect des choix de chacun, respect de l’intelligence de chacun.

Le gouvernement du Québec, comme celui des autres provinces, ne constitue pas un sous-ordre de gouvernement. Et le gouvernement fédéral n’est pas à lui seul le gardien suprême du bien commun. Dans une fédération, chaque partenaire est gardien du bien commun dans ses domaines de compétence.

Sur cette question, le jugement n’appartient pas au gouvernement fédéral, il appartient aux citoyens.

Le deuxième principe du renouveau du fédéralisme est la flexibi-lité.

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L’uniformité est l’utopie du XXe siècle. La voie du XXIe siècle est la flexibilité, le respect des différences et l’asymétrie.

C’est vrai dans le monde. C’est vrai au Canada. Si le Canada est né fédéral, c’est précisément pour organiser l’asymétrie, la différence et le respect des particularités des partenaires de cet immense pays. D’ailleurs, chaque province qui s’est jointe au Canada a été traitée dif-féremment.

Le troisième principe, c’est le principe du droit.

Flexibilité ne veut pas dire absence de règles. Nous vivons dans une société de droit et cela doit demeurer. Au Canada, nous devons concilier nos pratiques avec le droit et le droit avec nos pratiques. Cela implique la possibilité d’aller devant les tribunaux, lorsqu’il y a désaccord sur les principes applicables.

C’est normal et légitime. Un débat juridique serein et sobre est parfois préférable à une dispute politique stérile qui s’éternise. Une déci-sion d’un tribunal peut débloquer des dossiers, comme le renvoi sur les congés parentaux.

Le gouvernement du Québec ne se privera de ce recours au besoin.

Un État de droit, c’est un État au sein duquel il est possible de demander aux tribunaux de nous éclairer.

Par ailleurs, la nécessité de concilier le droit et la pratique peut aussi impliquer celle de modifier nos règles, si elles ne correspondent plus à ce qui est désiré.

Le quatrième principe : l’équilibre, l’équilibre fiscal et l’équilibre politique.

Sur ce point, je vais élaborer davantage.

Il ne peut y avoir de fédération équilibrée à long terme si un ordre de gouvernement se trouve dans une situation qui dénature le rapport entre les deux paliers de gouvernement.

Au Canada, il y a un déséquilibre fiscal. Ce déséquilibre n’est pas une invention, mais une réalité admise par tous les partenaires du Con-seil de la fédération, par trois partis politiques fédéraux et par la majorité des députés élus à la Chambre des communes.

Dans les années 1990, le rétablissement des finances fédérales a coïncidé avec une détérioration des finances des provinces. Le

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gouvernement fédéral a réglé son problème en coupant dans les transferts aux provinces.

Selon une étude du Conference Board réalisée à la demande du gouvernement fédéral, les surplus fédéraux, pour la période comprise entre 2004-2005 et 2014-2015, soit une période de dix ans, totaliseront 166 milliards de dollars.

Le gouvernement fédéral a des revenus supérieurs à ses besoins, alors que les provinces et les territoires, dont plusieurs sont déjà en déficit, ont des besoins supérieurs à leurs revenus. Il y a un déséquilibre entre les revenus et les responsabilités de chacun.

Le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral est devenu, à la faveur du déséquilibre fiscal, un pouvoir d’intrusion dans les champs de compétence des provinces.

D’autre part, dans une fédération où la solidarité est une valeur fondamentale, comme la nôtre, nous devons également veiller à maintenir un équilibre fiscal entre les différentes régions du pays. Mais cela doit se faire, évidemment, dans le respect des principes du fédéralisme.

Au Canada, il existe un moyen par excellence destiné à redistribuer la richesse entre les partenaires afin que chacun soit en mesure d’offrir des services de qualité et une fiscalité comparables, et ce, aux citoyens dans toutes les régions du pays. Il s’agit de la péréquation.

La péréquation n’est pas un simple programme gouvernemental fédéral. C’est un volet de la Constitution. C’est une obligation constitu-tionnelle. Je dois vous dire que nous avons encore du chemin à faire pour remplir pleinement cette obligation qui participe à l’essence même de notre pays.

Le dernier principe, c’est la coopération.

Notre époque se caractérise par une très grande mobilité des biens et des personnes. Elle se caractérise aussi par l’émergence de problèmes suprarégionaux et souvent transnationaux comme l’environnement, la sécurité ou certaines questions relatives à la santé publique.

Gouverner n’est plus une activité qui s’accomplit en vase clos, comme à l’époque où le concurrent était de l’autre côté de la rue. L’in-terdépendance est devenue une réalité incontournable. Gouverner aujourd’hui, c’est coopérer. Et coopérer, dans un contexte fédéral, ça veut dire travailler ensemble sur des enjeux communs en reconnaissant que chacun peut aussi avoir des intérêts particuliers.

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Au Québec, par exemple, nous insistons sur l’importance de la participation des provinces, sur le plan international, aux négociations de traités internationaux qui touchent nos compétences. D’autres pro-vinces partagent cette revendication aussi fondée que sensée. Personne ne devrait contester le fait que le Canada est plus fort lorsque les provinces et les territoires peuvent s’exprimer.

Rappelons-nous que, même si Ottawa aimerait signer à son gré tous les traités, il ne peut les mettre en œuvre s’ils relèvent de la compé-tence des provinces. La coopération s’impose. Par ailleurs, nous croyons que, lorsque le gouvernement du Québec est le seul gouvernement com-pétent pour appliquer un engagement international, il est normal qu’il soit celui qui prenne cet engagement.

En somme, il revient au Québec d’assumer, sur le plan international, le prolongement de ses compétences internes : ce qui est de compétence québécoise chez nous est de compétence québécoise partout. Cela dit, les divers gouvernements ont toujours pris soin d’exercer leurs compé-tences à cet égard dans le respect de la politique étrangère canadienne. C’est ça la coopération !

La coopération, c’est aussi, par exemple, l’Accord sur le commerce intérieur signé par toutes les provinces et le gouvernement fédéral. C’est le travail qui se fait sur le plan de la réglementation du commerce des valeurs mobilières. La coopération, peut également être les provinces qui font front commun en santé.

Mes amis, ces cinq principes, respect, flexibilité, respect de la règle de droit, équilibre et coopération, doivent être mis en œuvre afin de dynamiser le fédéralisme dans son essence.

Réviser l’esprit du fédéralisme exige un modèle qui corresponde au développement de chaque société au sein de la fédération.

L’intérêt des Québécois dans la fédération canadienne sous-entend que cette fédération réussisse à respecter la différence du Québec.

Le Canada doit respecter l’esprit du fédéralisme pour le bien-être de ses citoyens. Cet esprit de coopération et d’ouverture envers les diffé-rences est ce dont nous avons besoin pour relever les défis avec succès.

[...]

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Stephen Harper (1959)

Peu de choses semblaient prédisposer ce jeune homme studieux à rechercher les plus hautes fonctions politiques. Pourtant, Harper est le seul premier ministre fédéral de l’ère moderne à parvenir au pouvoir après avoir participé à la fondation d’un nou-veau parti politique.

Il est élu pour la première fois en 1993, dans la circonscription de Calgary-Ouest, sous la bannière du Parti réformiste du Canada. Il annonce en 1997 son retrait de la vie politique et il prend la tête d’un groupe de pression d’inspiration conserva-trice.

En 2002, il accède à la direction de l’Alliance canadienne, créée sur les bases du défunt Parti réformiste. Il est élu lors d’une élection partielle et il devient, le 21 mai 2002, chef de l’opposition officielle à Ottawa.

Il négocie avec le progressiste-conservateur Peter Mackay la fusion des deux partis, qui se concrétise en décembre 2003, et il sort gagnant de la course à la direction du nouveau Parti conservateur du Canada en mars 2004.

De retour aux Communes comme député et chef de l’opposition aux élections générales de juin 2004, il arrache deux victoires – sans majorité – en 2006 et en 2008.

Très concentré dans la préparation de ses discours – comme en toutes choses – et bien que férocement partisan, il préfère le ton calme du professeur aux envolées oratoires. Chef de parti, il améliore rapidement sa maîtrise du français et commence la plupart de ses interventions, même à l’étranger, dans cette langue.

*

Le « fédéralisme d’ouverture » proposé ici aux Québécois passe pour avoir suscité une nouvelle sympathie à l’égard des conservateurs de la part des électeurs québécois, un peu plus d’un mois avant l’élection qui les mènera au pouvoir avec dix députés du Québec, dix de plus qu’à l’élection précédente.

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« ... le berceau politique Du canaDa »

19 décembre 2005, Chambre de commerce de Québec

Québec et sa région est le cœur du nouveau parti conservateur au Québec.

[...] Avec votre aide, je crois que nous pourrons faire de belles surprises le soir de l’élection, ici à Québec et dans la région. Vous pourrez enfin être représentés par une équipe dont vous pourrez être fiers et en qui vous pourrez avoir confiance. Au sein d’un nouveau gouvernement ; un gouvernement intègre et dynamique, un gouvernement conserva-teur.

[...] Il y a plusieurs raisons qui justifient une contribution généreuse du gouvernement fédéral au 400e anniversaire de Québec. La principale, selon moi, est le fait que l’anniversaire de Québec est un anniversaire qui concerne tous les Canadiens. La fondation de Québec, c’est aussi la naissance de l’État qui est devenu le Canada.

We must never forget that Canada was founded in Quebec City and founded by franco-phones.That is why I say that Quebec is the heart of Canada – and the French language an undeniable part of the identity of all Canadians, although I admit that some of us cannot speak it as well as we should.

[...] Depuis bientôt 400 ans, les Québécois ont démontré ce qu’on peut réaliser avec de la solidarité, du courage et de la vision. En débar-quant ici, Champlain ne s’est pas mis à dire : ça ne marchera pas : c’est trop loin, il fait trop froid, c’est trop difficile.

Non : Champlain et ses compagnons ont travaillé fort parce qu’ils croyaient dans ce qu’ils faisaient ; parce qu’ils voulaient préserver leurs valeurs ; parce qu’ils voulaient construire une communauté durable, sécuritaire, plus grande. Et ils ont réussi à bâtir une ville et un pays, qui sont aujourd’hui admirés et même enviés partout dans le monde.

Québec, c’est aussi le berceau politique du Canada. Et c’est normal que ce soit ici que commence le grand changement qui est nécessaire pour ramener l’intégrité au gouvernement et le respect du véritable esprit de la fédération canadienne.

Les citoyens de Québec ont souvent donné le signal du changement, du renouveau. Le 23 janvier, Québec pourra être à l’avant-garde d’un vrai changement.

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[...] Un gouvernement conservateur va mettre fin aux scandales libéraux, des scandales qui ont sali la réputation du fédéralisme au Québec et permis à des profiteurs de s’enrichir aux dépens des contribuables. [...] C’est pour cela que ma première priorité comme premier ministre sera la loi sur l’imputabilité fédérale.

[...] Et nous allons reformer le mode de financement des partis politiques fédéraux selon le modèle instauré par René Lévesque au Québec.

[...] Au lieu de la vieille attitude paternaliste et arrogante pratiquée par les libéraux fédéraux, et de l’obstruction aveugle et stérile du Bloc québécois, un gouvernement conservateur va pratiquer un nouveau fédéralisme d’ouverture. Nous reconnaîtrons l’autonomie des provinces et les responsabilités culturelles et institutionnelles spéciales du gouver-nement du Québec. Nous respecterons les compétences fédérales et provinciales telles que définies dans la Constitution canadienne.

[...] Je sais, par exemple, que le gouvernement Charest aimerait un plus grand rôle pour le Québec en ce qui concerne ces compétences à l’UNESCO. Selon le modèle du Sommet de la francophonie, un nouveau gouvernement conservateur va inviter le Québec de participer à l’UNESCO.

Nous travaillerons à éliminer le déséquilibre fiscal entre Ottawa et les provinces. Samedi, on pouvait lire dans La Presse :

chez les partis fédéralistes. Les conservateurs de Stephen Harper sont les seuls, jusqu’à maintenant, à reconnaître franchement l’existence d’un déséquilibre fiscal.

Les libéraux ne veulent pas ; les bloquistes ne peuvent pas ; seuls les conservateurs vont le régler.

Nous allons encadrer le pouvoir fédéral de dépenser, dont ont tellement abusé les libéraux fédéraux. Ce pouvoir de dépenser exorbitant a donné naissance à un fédéralisme dominateur, un fédéralisme pater-naliste, qui est une menace sérieuse pour l’avenir de notre fédération.

Le déséquilibre fiscal n’est pas seulement un problème budgétaire, une question de gros sous. C’est le fonctionnement et l’esprit même de la fédération canadienne qui est en cause.

Nous allons aussi collaborer avec le Conseil de la fédération pour améliorer le fonctionnement de notre régime fédéral.

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Nous adopterons une charte du fédéralisme d’ouverture pour concrétiser notre engagement envers une fédération plus efficace et mieux équilibrée. Et nous maintiendrons une attitude d’ouverture envers des discussions générales visant à renforcer la fédération canadienne et à intégrer le Québec dans la famille constitutionnelle quand les circons-tances y seront favorables.

Nous allons procéder étape par étape. Un gouvernement conser-vateur va travailler avec le gouvernement du Québec afin de bâtir un Québec plus fort au sein d’un Canada meilleur.

Ensemble, nous pouvons réaliser un vrai changement.

Pour Québec ! Pour le Québec ! Et pour le Canada !

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Nicolas Sarkozy (1955)

Président de la République française depuis le 6 mai 2007, Sarkozy pratique une politique internationale activiste fondée notamment sur un rapprochement entre la France et les États-Unis.

Il délaisse aussi la politique traditionnelle française de « non-ingérence, non-indifférence » envers le Québec, imaginée par le ministre Alain Peyrefitte en 1977 pour signifier que la France ne s’opposerait pas une éventuelle démarche québécoise vers la souveraineté.

*

Préoccupé par la crise financière mondiale, le président français écourte sa visite au Sommet de la francophonie de Québec en octobre 2008.

Son parti pris en faveur de l’unité canadienne, exprimé lors d’une conférence de presse23 en compagnie du premier ministre Stephen Harper et dans un discours à l’Assemblée nationale du Québec, indispose cependant certains ténors du mouvement indépendantiste en même temps qu’il réjouit les formations politiques fédéralistes.

Des mains canadiennes discrètes ont tenu la plume par moments pour modifier l’ébauche originale préparée à Paris, qui contenait notamment une longue référence au général de Gaulle.

« ... les Canadiens sont nos amis, et les QuébéCois, notre famille »

17 octobre 2008, Assemblée nationale, Québec

Merci beaucoup. J’ai bien conscience que ces applaudisse-ments sont pour la France, et c’est en cela que je les accueille avec beaucoup d’honneur.

Comme l’a demandé votre premier ministre, c’est donc sans accent que je m’exprimerai devant vous.

23. Il déclare notamment : « Franchement, s’il y a quelqu’un qui aimerait dire que le monde aujourd’hui a besoin d’une division supplémentaire, c’est qu’on n’a pas la même lecture du monde. »

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De cette tribune où s’exprime pour la première fois un chef de l’État de mon pays, je veux d’abord adresser à tous les Québécois le salut fraternel du peuple français. Je dis « fraternel » parce que l’histoire a fait de nous, Français et Québécois, des frères. Parce que vous tenez, vous, Québécois, une place privilégiée dans le cœur des Français, parce que quatre siècles d’une histoire, souvent tumultueuse, n’ont fait que renforcer ce lien unique qui existe entre nous et parce que c’est dans cette profonde affection réciproque qu’au fond chacun est le plus fidèle à lui-même.

Nous savons, Québécois et Français, que l’identité d’une nation, comme celle d’une personne, se fonde sur la mémoire. Je veux dire ici d’ailleurs, au Québec, comme je l’ai dit en France, que le mot « identité » n’est pas un gros mot, car, s’il n’y avait pas d’identité, il n’y aurait pas de diversité. Et à celles et ceux qui, à travers le monde, plaident pour davan-tage de diversité, je veux dire qu’ils n’ont rien à craindre de l’identité, car la diversité, c’est le respect des identités.

Et la belle devise du Québec, Je me souviens, comme elle serait utile aussi dans mon pays. Et nous devons effectivement nous souvenir que la Nouvelle-France, fondée il y a 400 ans, a été la première implan-tation permanente française hors d’Europe à un moment où les Français se consacraient, sous le grand règne de Henri IV, à la reconstruction d’un pays ravagé par les guerres de religion. Nous devons nous souvenir de ces pionniers qui sont venus chercher ici une vie meilleure, de ces héros dont la statue orne la façade de votre Assemblée, à commencer bien sûr par Champlain, le génie, le génie fondateur.

Grâce à leur audace, grâce aux relations d’amitié qu’ils ont nouées avec les nations amérindiennes, la Nouvelle-France a recouvert la plus grande partie de l’Amérique du Nord. Nous devons nous souvenir de ce qu’a dû être l’arrachement du lien avec leur mère patrie vécu par les Français du Canada, mais aussi de ce combat farouche pour maintenir une langue, pour maintenir une culture, pour obtenir des institutions démocratiques et pour être respectés.

Nous devons nous souvenir du débarquement de Dieppe, de ces jeunes hommes, oui, du Québec, du Canada et d’autres pays qui sont venus chez nous pour donner leur vie pour la liberté, au cours de deux guerres mondiales, et qui reposent toujours en sol français. Je suis venu vous dire que le peuple de France n’oubliera jamais leur sacrifice.

Nous devons nous souvenir du parcours exemplaire accompli par le Québec au cours des 50 dernières années, de la rapidité stupéfiante avec laquelle les Québécois ont su adapter leur société, moderniser votre

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économie, bâtir une identité nationale fondée sur une langue commune et un projet commun. Vous n’imaginez pas que ce que vous avez fait en 50 ans en France, a fait comme impression de stupéfaction de la rapidité des résultats que vous avez obtenus.

Chers amis québécois, vous rayonnez, aujourd’hui, dans le monde entier par vos succès économiques et pas simplement par vos créations culturelles et au fond vous avez gardé la même audace que démontraient vos ancêtres dans la découverte d’un nouveau continent.

Vous incarnez, par vos entreprises, vos technologies, vos universités, vos laboratoires, vos artistes, une modernité humanisée, une modernité respectueuse de vos racines comme de l’environnement, et cette moder-nité, vous l’incarnez et la conjuguez en français.

Alors, le 400e anniversaire de Québec a été un succès éclatant. Il a suscité une mobilisation exceptionnelle des Français ici comme en France, et je veux remercier à mon tour tous ceux qui ont participé à cette mobi-lisation, au premier rang desquels Jean-Pierre Raffarin, président du Comité français pour les célébrations du 400e anniversaire. Et chacun comprendra que je tienne également à saluer Alain Juppé dont la fidélité au Québec est ancienne, qui a vécu et enseigné ici et qui, si j’ai bien compris, revient à Québec pour la troisième fois. Cette année, me voilà enfoncé, mais je n’ai pas dit mon dernier mot sur l’année prochaine.

Au fond, je vous demande, amis Québécois, de voir que, derrière l’enthousiasme exprimé par mes compatriotes, il y a l’expression d’un amour profond pour le Québec et d’un sentiment d’admiration.

À vous, représentants d’une nation qui est le cœur de l’Amérique française, mais aussi à tous les francophones de ce continent, qui ont dû lutter pour ne pas perdre leur identité, je veux vous exprimer, au nom du peuple de France, notre admiration, admiration d’avoir su préserver l’identité qui est la vôtre, admiration pour cette capacité à poursuivre vos rêves avec l’audace des pionniers dont vous avez gardé l’esprit.

Ce que la France sait au fond d’elle-même, c’est qu’au sein du grand peuple canadien il y a la nation québécoise avec laquelle elle entretient une relation d’affection comme il en existe entre les membres d’une même famille.

Et, si j’avais à résumer mon sentiment le plus profond, qui est celui de beaucoup de Français, je dirais que les Canadiens sont nos amis, et les Québécois, notre famille. Et les peuples français et québécois sont comme deux frères, séparés un temps par le destin mais réunis aujourd’hui

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par un dessein commun, celui de développer leur vision originale du monde, en français, dans un monde où la vraie richesse est la diversité, un monde divers, une vision originale du monde, et de surcroît sans sectarisme, sans repliement sur soi et à l’image du Québec d’aujourd’hui, un Québec qui, sûr de son identité, n’a pas peur de s’ouvrir aux autres.

Car le message qui est le vôtre, il est grand, il est utile parce qu’il conjugue respect de l’histoire et amour de l’avenir, identité et modernité, il conjugue défense farouche de son identité, de sa langue et sa culture, mais refus du repliement sur soi. Le peuple québécois n’est pas sec-taire.

Je pense que ce qu’il y a de plus original dans votre héritage – per-mettez cette remarque très personnelle – c’est cette capacité à être sûr de soi suffisamment pour être ouvert aux autres. Quelle leçon dans un monde où trop souvent l’identité est vécue comme un repliement sur soi, où trop souvent l’amour de ce que l’on est vécu comme détestation des autres ! Ce n’est pas le message du peuple québécois.

Mais je voudrais dire également que notre relation n’a rien à voir avec la nostalgie. Bon, peut-être c’est ma conception de la rupture, mais j’aime les anniversaires, j’aime les commémorations. Je les respecte bien sûr, et c’est mon devoir de chef de l’État. Mais être fidèle aux anniversaires et aux commémorations, c’est regarder l’avenir, pas simplement le passé. Et ce que nous avons à faire ensemble, c’est l’avenir.

Nous devons, au-delà des contacts officiels, impliquer les entreprises, les universités, les acteurs de la vie sociale, les collectivités locales. Nous devons entraîner d’autres partenaires loin de toute ingérence dans les choix faits par l’autre. C’est une relation mature, mature, entre partenaires égaux qui ont décidé de faire un chemin ensemble. Nous sommes des partenaires égaux. J’ai bien aimé l’image du rameau, mais je sais que le rameau est devenu un arbre.

Et cette fidélité qu’il y a entre nous, elle est sur un pied d’égalité, et nous n’avons pas à exclure qui que ce soit. Notre relation est cohérente avec la place que la France occupe au sein de l’Union européenne. Vous ne nous demandez pas de choisir Québec ou Union européenne, et notre relation est cohérente avec l’amitié qui lie la France et le Canada.

Et c’est parce que cette relation est fraternelle, familiale, légitime, sans ambiguïté entre Français et Québécois que son approfondissement s’impose.

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Il faut renforcer notre coopération économique. C’est un sujet de préoccupation du premier ministre. Il a raison. Les investissements croisés, les partenariats d’affaires sont la clé de voûte. La France est aujourd’hui le deuxième investisseur étranger au Québec, et les entreprises et inves-tisseurs du Québec sont très présents en France.

Il faut aller beaucoup plus loin, car c’est sur la base de ces relations économiques que nous inscrirons durablement nos relations fraternelles et c’est sur cette base-là que nous serons à la hauteur de ceux qui nous ont précédés.

Il faut renforcer notre coopération dans le domaine des hautes technologies. Et je suis très heureux de la rencontre des pôles français et québécois de compétitivité en 2010. Que nos chercheurs travaillent ensemble, que nos chercheurs inventent ensemble, que nos chercheurs déposent ensemble des brevets en français, et, à ce moment-là, nous serons nous-mêmes à la hauteur du passé qui a été le nôtre.

Renforçons notre coopération en matière d’environnement. Et, comme le monde a besoin que tout le Canada soit engagé dans la pré-servation des équilibres de notre planète, eh bien !, que le Québec montre l’exemple et défende cette idée que la planète est aujourd’hui en danger.

Renforçons notre coopération en matière de santé. J’attache une importance particulière à la collaboration engagée entre organismes de recherche québécois et français pour la lutte contre ce fléau qui est la maladie d’Alzheimer.

Renforçons notre coopération culturelle. Ces milliers d’enseignants français venus au Québec à partir des années soixante, ces milliers d’étu-diants français actuellement au Québec, ils témoignent de quoi ? De la qualité exceptionnelle de vos universités. Ce sont ces liens humains qui font la force de la relation entre la France et le Québec. Et l’Office franco-québécois pour la jeunesse, qui fête ses 40 ans cette année, accomplit un travail remarquable en ce sens.

Jamais les Français vivant au Québec n’ont été si nombreux. Eh bien, pour mes compatriotes vivant au Québec comme pour les Québé-cois installés en France, la question de l’accès aux professions revêt une importance absolument cruciale. Et ce fut votre première préoccupation, la première fois que nous nous sommes vus.

Et nous avons décidé de négocier une entente visant à faciliter la reconnaissance des qualifications professionnelles entre la France et le

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Québec. Cette négociation a été menée en un temps record. Elle a abouti à un texte que je signerai dans quelques instants avec le premier ministre Jean Charest. Il sera immédiatement mis en œuvre par des textes signés en même temps par plusieurs organisations professionnelles. C’est une étape historique. À quoi sert-il de dire qu’on s’aime si le diplôme qu’on a dans un endroit où on amène suffisamment d’amour mais pas assez de droits ?

Nous devons fortifier ce pont entre les deux rives de l’Atlantique que Champlain et les fondateurs de la Nouvelle-France ont établi. Oui, nous devons construire une communauté transatlantique moderne animée par un axe francophone.

Nous travaillons à rapprocher les ensembles dont nous faisons partie. La France travaille, en tant que président de l’Union, à faire comprendre à l’ensemble de nos partenaires que nous avons intérêt à cette communauté transatlantique entre l’Europe et le Canada. La France est votre ambassadeur, et le Québec doit être notre ambassadeur pour faire comprendre à tout le Canada que c’est l’intérêt d’avoir un pont, une communauté transatlantique.

Nous voulons rapprocher les francophones d’Amérique. C’est l’objet du Centre de la francophonie des Amériques voulu par le Québec et dont l’aménagement intérieur a été offert par la France.

Et puis je veux dire également ce qu’à mes yeux représente la francophonie. La francophonie, ce n’est pas seulement une langue pour communiquer parce qu’une langue, c’est plus qu’un langage, c’est une communauté de valeurs. La francophonie, c’est une façon de penser. La francophonie, ce doit être une vision du monde. La francophonie, ce doit être pour nous, en partage, des valeurs intellectuelles et, j’ose le mot, des valeurs morales. La francophonie, ce doit être pour nous tous une certaine idée de l’humanisme, de l’universalisme, de la rationalité. La franco-phonie, c’est la solidarité entre le Nord et le Sud. La francophonie, c’est l’aspiration à des valeurs d’éthique et d’équité qui doivent être au cœur de la refondation du système financier international que la France veut promouvoir avec tous ses partenaires européens.

Oui, le monde va mal, nous devons refonder un capitalisme plus respectueux de l’homme. Et quel meilleur endroit choisir pour appeler à cette refondation que cette Assemblée, au Québec, vous, dont l’histoire témoigne de l’attachement aux valeurs de l’humanisme, de la diversité, de l’ouverture, de la démocratie et de la tolérance, un monde plus res-pectueux de la planète, plus respectueux des générations futures.

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Oui, je vous appelle à en finir avec un capitalisme financier obsédé par la recherche effrénée du profit à court terme, un capitalisme assis sur la spéculation et sur la rente. Il faut réintroduire, dans l’économie, une éthique, des principes de justice, une responsabilité morale et sociale. Il faut refonder un capitalisme sous peine de voir le système le plus efficace que l’on ait inventé être contesté et vaciller sur ses bases.

Et, si la francophonie est bien ce qu’elle doit être, c’est-à-dire l’as-piration à une politique de civilisation à l’échelle mondiale, alors, dans les circonstances actuelles, la francophonie a un rôle absolument irrem-plaçable à jouer.

Et je veux dire ma conviction que la plus grande erreur que ferait le monde, face à la crise que nous connaissons, serait de ne voir, dans cette crise financière, qu’une parenthèse et croire qu’une fois les marchés calmés et les banques sauvées tout pourra recommencer comme avant. Eh bien !, cela, la France ne l’acceptera pas, parce que ce serait parfaite-ment irresponsable.

Que le Québec donne sa vision du monde nouveau qui va émerger des bouleversements en cours, vous qui êtes au carrefour, vous qui avez pris ce qu’il y a de mieux aux États-Unis... et ce qu’il y a de plus intéres-sant en Europe...

Et pas simplement pour ce qui concerne la finance ou l’économie, mais aussi pour ce qui concerne, dans ce monde nouveau, la politique et la société. Ce monde nouveau ou bien nous arriverons à le réguler, à l’organiser, à le moraliser, et alors, de cette crise, sortira un progrès pour l’humanité, ou bien nous n’y parviendrons pas, et le chacun-pour-soi, les égoïstes, les fanatismes, la logique d’affrontement prévaudront, et alors ce monde sera peut-être pire que celui que nous avons connu.

La question qui se pose : saurons-nous être à la hauteur des défis que nous propose le monde nouveau qui s’annonce ? Ou bien nous par-viendrons à nous doter des institutions nécessaires pour gérer le monde global dans lequel nous vivons et partager le pouvoir entre les anciennes puissances industrielles et les grands pays émergents ou bien le désordre du monde ira en augmentant, et personne ne contrôlera plus rien.

Nous sommes en 2008, au XXIe siècle. Eh bien !, au XXIe siècle, on ne peut pas continuer avec les institutions et les principes du siècle précédent.

La francophonie, c’est, à l’âge de la mondialisation, la diversité culturelle opposée à l’uniformisation, opposée à l’aplatissement du monde.

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C’est pourquoi la francophonie restera une priorité de la diplomatie française comme elle l’est pour le Québec.

Et permettez-moi de vous dire que, dans toute ma vie politique, j’ai suffisamment été un ami des États-Unis d’Amérique, cette grande nation. Il ne s’agit pas de désigner un responsable, il s’agit simplement que, demain, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.

Nous devons donc tirer toutes les conséquences avec nos amis américains, mais ils doivent comprendre aussi qu’ils ont des partenaires, qu’ils ne sont pas seuls dans le monde, et qu’ensemble nous devons regarder l’avenir, que chacun y ait sa place parce que nous avons besoin de tout le monde pour garantir la paix et la prospérité au XXIe siècle.

Alors, la France a besoin du Québec, la France a besoin du Québec qui avec courage porte haut les valeurs de la francophonie.

La France a besoin du Québec qui témoigne que l’on peut allier le respect de la tradition et l’esprit de la conquête.

La France a besoin du Québec qui n’a pas peur de l’avenir, qui n’a pas peur du changement, qui n’a pas peur du changement, qui n’a pas peur de l’ouverture, qui n’a pas peur de la modernité.

La France a besoin du Québec qui est pour toute la francophonie une force d’entraînement, une force de proposition, je dirais même un exemple.

La France a besoin du Québec dont les entreprises participent à ce combat linguistique, quand nombre d’entreprises françaises choisissent l’anglais comme langue de travail.

Alors, sans doute, le Québec a aussi besoin de la France, de la France dont dépend l’avenir de la francophonie, de la France qui est décidée à prendre ses responsabilités en Europe et sur la scène du monde, sans arrogance.

Mais nous disons à l’Europe et au reste du monde : regardez-nous, Français, nous sommes en train de changer. On nous disait conservateurs, nous démontrons le contraire. On nous disait frileux face à l’avenir, nous démontrons le contraire. Mais la France veut participer à ce débat, veut porter les convictions européennes qu’il y a une autre façon d’organiser le monde.

Et cette France-là, elle va aller plus loin dans l’amitié, dans la con-fiance avec le Canada et dans la fraternité avec le Québec.

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Entre la vieille nation qui puise dans sa grandeur passée la force de son renouveau, je veux dire la France, et le jeune peuple québécois qui a gardé l’esprit entreprenant des pionniers, notre alliance ne peut être que féconde.

À une condition, c’est qu’on la tourne vers l’avenir, cette alliance, et pas vers le passé, cette alliance.

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annexe

premiers ministres Du québec Depuis la conféDération

Pierre-Joseph-Olivier Chauveau Conservateur 1867-1873Gédéon Ouimet Conservateur 1873-1874Charles-Eugène Boucher de Boucherville Conservateur 1874-1878Henri-Gustave Joly de Lotbinière Libéral 1878-1879Joseph-Adophe Chapleau Conservateur 1879-1882Joseph-Alfred Mousseau Conservateur 1882-1884John Jones Ross Conservateur 1884-1887Louis-Olivier Taillon Conservateur 1887Honoré Mercier Libéral 1887-1891Charles-Eugène Boucher de Boucherville Conservateur 1891-1892Louis-Olivier Taillon Conservateur 1892-1896Edmund James Flynn Conservateur 1896-1897Félix-Gabriel Marchand Libéral 1897-1900Simon-Napoléon Parent Libéral 1900-1905Lomer Gouin Libéral 1905-1920Louis-Alexandre Taschereau Libéral 1920-1936Adélard Godbout Libéral 1936Maurice Duplessis Union nationale 1936-1939Adélard Godbout Libéral 1939-1944Maurice Duplessis Union nationale 1944-1959Paul Sauvé Union nationale 1959-1960Antonio Barrette Union nationale 1960

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Les Grands discours de L’histoire du Québec448

Jean Lesage Libéral 1960-1966Daniel Johnson (père) Union nationale 1966-1968Jean-Jacques Bertrand Union nationale 1968-1970Robert Bourassa Libéral 1970-1976René Lévesque Parti québécois 1976-1985Pierre Marc Johnson Parti québécois 1985Robert Bourassa Libéral 1985-1994Daniel Johnson (fils) Libéral 1994Jacques Parizeau Parti québécois 1994-1996Lucien Bouchard Parti québécois 1996-2001Bernard Landry Parti québécois 2001-2003Jean Charest Libéral 2003-

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ISB

N 9

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Histoire québécoise

Les grands discours

de L’histoire du Québec

Paul TerrIeN

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Ce livre n’a pas vraiment d’auteur, des milliers de personnes l’écri-vent depuis plus de deux siècles. Avec des mots, des idées et des sen-timents qui ne concordent pas toujours, qui s’opposent même très souvent, mais qui ont fini par exprimer – et expriment toujours – ce qu’un peuple a voulu devenir depuis qu’il a pris conscience de ce qu’il était.

De nos premiers parlementaires jusqu’à l’actuel président de la République française, les orateurs ici rassemblés peignent un tableau flamboyant de l’histoire du Québec.

Ils se sont appelés Canadiens, Canadiens français puis Québécois, selon les époques, mais tous ceux et celles que nous entendrons dans ces pages ont surtout voulu donner un nom à l’avenir.

PAul TeRRien a écrit de nombreux discours pour des personnalités politiques pendant une vingtaine d'années. il est présentement directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères du Canada.

de L’histoire du Québec Les grands discours

Paul TerrIeN

l'auteur révise ici une ébauche de discours avec le premier ministre Brian Mulroney, pour lequel il a travaillé de 1987 à 1993.

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démocratie et institutions parLementairesCollection dirigée par louis Massicotte