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Les Îles Britanniques (Londres, les nationalismes et la crise) 18 janvier 2007. Séparatisme écossais. A l’occasion du trois – centième anniversaire de l’Acte d’Union des Parlements d’Edimbourg et de Londres, le correspondant du Monde relate l’événement en privilégiant l’actualité la plus récente. Dans le titre même apparaît le mot couple ; le mot désamour est utilisé dans le texte. Bien au contraire, l’union entre l’Angleterre et l’Ecosse entérinait à l’époque une démarche de logique et de raison. Elle n’officialisait pas un amour entre les deux nations. Que signifie ce type de personnalisation ? Pas plus que l’Angleterre l’Ecosse ne constitue un être doué d’intelligence et mu par des sentiments… Avant de reformuler les questions une nouvelle fois soulevées par le réveil en Europe d’un national – régionalisme – voir ici deux liens avec des papiers récents sur la Catalogne et la Wallonie – je relève que l’article du Monde présente une importante lacune. Celle-ci en dit long sur l’ignorance complète des Français sur l’histoire anglaise. Or la fin du XVII ème et le début du XVIII ème siècles correspond à une période essentielle : non seulement pour le Royaume Uni, mais au-delà, dans la grande histoire de l’Occident. Cette fenêtre historique s’étend de la grande peste à Londres (1666) suivie de la fin des guerres contre la Hollande (1674) jusqu’au milieu de la décennie 1710 : instauration de la maison de Hanovre [George I er (1714 – 1727)] et en France, mort de Louis XIV. Pendant près de quarante ans, l’Angleterre (bientôt rejointe par l’Ecosse) devient avant toutes les autres une monarchie parlementaire ; les Français en connaissent une variante aseptisée un siècle et demi plus tard, à partir de 1830 avec le roi Louis-Philippe. Sous l’autorité des derniers Stuart – Charles II, Jacques II puis sa fille Anne – et de Guillaume d’Orange, l’Angleterre connaît une révolution en douceur. Bien sûr, les querelles dynastiques ont affaibli la monarchie anglaise et précipité la montée en puissance du Parlement de Londres. Mais le pays change d’ère sans que le sang ne coule, bénéficie d’une paix religieuse relative garantie par des souverains officieusement catholiques (Jacques II). Il évite dans ce même laps de temps la guerre civile à l’intérieur, et les guerres continentales à l’extérieur. En mai 1679, le décret de l’ Habeas Corpus protège désormais le citoyen contre l’arbitraire du prince en interdisant l’arrestation d’un innocent présumé et l’utilisation de la question. Le Parlement se transforme, d’une simple chambre d’enregistrement en un lieu de débat contradictoire, dont la majorité soutient ou au contraire fait tomber le gouvernement. Des deux principaux partis naissants, tories et whigs, le second tire son nom des jacqueries écossaises. En 1689, la Bill of Rights approuvée par Guillaume III fige jusqu’à aujourd’hui le caractère constitutionnel de la monarchie anglaise. Le monde contemporain naît dans cette période… La question écossaise ne représente donc qu’un élément quasi anecdotique de cette histoire. Et l’Acte d’Union ne dissout même pas l’Ecosse : l’Acte d’établissement (en 1701) stipule par exemple que le souverain anglais doit protéger l’Eglise presbytérienne d’Ecosse au même titre que l’Eglise anglicane d’Angleterre. De ce long prologue, il reste la question centrale de l’indépendance de l’Ecosse, telle que

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Les Îles Britanniques (Londres, les nationalismes et la crise)

18 janvier 2007. Séparatisme écossais. A l’occasion du trois – centième anniversaire del’Acte d’Union des Parlements d’Edimbourg et de Londres, le correspondant du Monderelate l’événement en privilégiant l’actualité la plus récente. Dans le titre même apparaîtle mot couple ; le mot désamour est utilisé dans le texte. Bien au contraire, l’union entrel’Angleterre et l’Ecosse entérinait à l’époque une démarche de logique et de raison. Ellen’officialisait pas un amour entre les deux nations. Que signifie ce type depersonnalisation ? Pas plus que l’Angleterre l’Ecosse ne constitue un être douéd’intelligence et mu par des sentiments…

Avant de reformuler les questions une nouvelle fois soulevées par le réveil en Europed’un national – régionalisme – voir ici deux liens avec des papiers récents sur laCatalogne et la Wallonie – je relève que l’article du Monde présente une importantelacune. Celle-ci en dit long sur l’ignorance complète des Français sur l’histoire anglaise.Or la fin du XVIIème et le début du XVIIIème siècles correspond à une période essentielle :non seulement pour le Royaume Uni, mais au-delà, dans la grande histoire de l’Occident.

Cette fenêtre historique s’étend de la grande peste à Londres (1666) suivie de la fin desguerres contre la Hollande (1674) jusqu’au milieu de la décennie 1710 : instauration de lamaison de Hanovre [George Ier (1714 – 1727)] et en France, mort de Louis XIV. Pendantprès de quarante ans, l’Angleterre (bientôt rejointe par l’Ecosse) devient avant toutes lesautres une monarchie parlementaire ; les Français en connaissent une variante aseptiséeun siècle et demi plus tard, à partir de 1830 avec le roi Louis-Philippe.

Sous l’autorité des derniers Stuart – Charles II, Jacques II puis sa fille Anne – et deGuillaume d’Orange, l’Angleterre connaît une révolution en douceur. Bien sûr, lesquerelles dynastiques ont affaibli la monarchie anglaise et précipité la montée enpuissance du Parlement de Londres. Mais le pays change d’ère sans que le sang necoule, bénéficie d’une paix religieuse relative garantie par des souverains officieusementcatholiques (Jacques II). Il évite dans ce même laps de temps la guerre civile à l’intérieur,et les guerres continentales à l’extérieur.

En mai 1679, le décret de l’Habeas Corpus protège désormais le citoyen contrel’arbitraire du prince en interdisant l’arrestation d’un innocent présumé et l’utilisation dela question. Le Parlement se transforme, d’une simple chambre d’enregistrement en unlieu de débat contradictoire, dont la majorité soutient ou au contraire fait tomber legouvernement. Des deux principaux partis naissants, tories et whigs, le second tire sonnom des jacqueries écossaises.

En 1689, la Bill of Rights approuvée par Guillaume III fige jusqu’à aujourd’hui lecaractère constitutionnel de la monarchie anglaise. Le monde contemporain naît danscette période… La question écossaise ne représente donc qu’un élément quasianecdotique de cette histoire. Et l’Acte d’Union ne dissout même pas l’Ecosse : l’Acted’établissement (en 1701) stipule par exemple que le souverain anglais doit protégerl’Eglise presbytérienne d’Ecosse au même titre que l’Eglise anglicane d’Angleterre.

De ce long prologue, il reste la question centrale de l’indépendance de l’Ecosse, telle que

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présentée par Marc Roche. Le journaliste affirme que les indépendantistes pèsent d’unpoids grandissant, et que le nouveau Parlement ne provoque pas d’enthousiasme parmiles 5 millions d’habitants que compte le royaume. La dévolution – qui constitue uneversion locale de la décentralisation française – provoquerait même " un certaindésenchantement des deux côtés de la rivière Tweed." L’article se termine par un sondage:

"56 % des Ecossais contre 73 % des Anglais souhaitent rester dans le Royaume-Uni. Ils ne sont que 32 % en Ecosse à être favorables à une fracture ethnique auplan national. "

Il reste au géographe à replacer quelques lignes directrices. Comment peut-on distinguerun Ecossais d’un Anglais, si ce n’est par le nom de famille ? Or ce dernier ménage despièges, en cachant souvent des ascendances non locales. La langue ne peut constituer unegrille discriminatoire, car un pour cent seulement des habitants parle le gaélique (dans lesîles occidentales) et moins d’un tiers comprend, à défaut de les parler, les dialectes desLowlands – parmi lesquels le scot –.

L’Ecossais rural ne constitue presque qu’une curiosité touristique dans un pays où 90 %de la population est citadine. A l’inverse, presque un habitant du royaume sur trois vitentre les deux rias (Firths) de la Forth à l’est et de la Clyde à l’ouest, c'est-à-dire dans lesdeux aires urbaines d’Edimbourg et de Glasgow. En ajoutant les trois autres grands portsde Dundee, Aberdeen et Inverness (le plus septentrional), on englobe la moitié de lapopulation habitant en Ecosse. Qu’a-t-elle de spécifique ?

Au plan alimentaire, l’Ecosse dépend entièrement du reste de la Grande-Bretagne, ou ducontinent. L’imbrication économique de l’Ecosse dans un ensemble géographique pluslarge ne s’arrête pas à cet aspect. Marc Roche ne s’y trompe pas : le contexte économiquefavoriserait moins qu’il y a une vingtaine d’années le camp des indépendantiste :

"Avec la réduction du pétrole de la mer du Nord, les transferts financiers deLondres vers l'Ecosse ont pratiquement doublé entre 1999 et 2006. En raison d'unmode de répartition de l'impôt biaisé en faveur de l'Ecosse, les dépensespubliques en matière de santé, éducation ou transport y sont de 22 % plus élevéesqu'en Angleterre."

Quelques suppositions viennent éclairer le vote indépendantiste écossais : l’Angleterre nereprésente plus sans doute le modèle de référence, la possibilité de servir dans une arméeou une administration coloniales prestigieuses ayant disparu. Certes, le boom du pétroledans les années 1980 a probablement ouvert des perspectives nouvelles en Ecosse, sur lacapacité de l’économie locale à « voler de ses propres ailes ».

Mais n’y a-t-il pas plus insidieusement le rejet d’une Angleterre londonienne,cosmopolite et bigarrée, d’une monarchie anglaise vilipendée pour son immoralité, satiédeur protestante ? Et au fond, que proposent de constructif les indépendantistes du SNP: le retour aux clans, aux 650 tartans… ?

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4 mai 2007. Indépendantisme (pétrolier) écossais.

" Ce n’est pas l’affirmation d’une nouvelle identité écossaise qui représente unemenace pour l’Union. C’est le déclin continu en Ecosse, du sentiment d’identité

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britannique, la lente déliquescence du consensus établi sur ce que signifieréellement être britannique. "

J’extrais cette phrase du troisième paragraphe d’un long article intitulé Le petit frère veuts’émanciper, qui fait le point sur l’équilibre des forces politiques régionales à la veilled’un scrutin important dans le royaume d’Ecosse ; les résultats parviennent juste enFrance, et laissent entendre qu’à la suite du recul des travaillistes, le parti indépendantisteSNP [Parti National Ecossais] emporte la majorité des voix. [New Statesman (Londres),cité par Courrier International n°860 / Du 26 avril au 2 mai 2007 / P.16] Cette premièrephrase servira de prologue pour un nouveau papier sur le national – régionalisme enEurope, et sur l’Ecosse en particulier.

L’auteur, Allan Little, part de l’idée que le processus en cours en Ecosse ressemble moinsà la construction d’un édifice (ici, une Ecosse indépendante), qu’à la destruction del’immeuble britannique, partagé avec les Gallois et les Anglais. Les Etats séculairesconstituant l’Union européenne traversent une mauvaise passe. Des forces politiques d’unnouveau genre remettent en cause leur légitimité ; pour donner corps à leursrevendications (régionalistes, autonomistes, voire indépendantistes), ils présentent lesEtats – nations européens comme ravagés par une crise majeure.

A l’orée de cette période charnière, ces Etats du passé entreraient dans une sorte desénescence qui se terminerait par la recomposition du paysage géopolitique européen.Les nationaux – régionalistes s’en réjouissent, sentiment que je ne partage pas. AllanLittle avance l’idée judicieuse selon laquelle, chez les Ecossais, le sentiment d’identiténationale se perd. C’est à mon sens, sans exception de lieux, une évolution touchantl’ensemble des Européens, qui dépasse le seul cas des Britanniques.

Allan Little n’en disconvient pas au fond, puisqu’il explique un peu plus loin qu’il a été"vivement surpris du peu de place qu’occupe cette date [1707, proclamation de l’Acted’Union des couronnes anglaise et écossaise] dans la conscience collective des Anglais.Existe-t-il un autre peuple en Europe qui ne connaît pas la date de la création de sonpays ?" Jérémiade ne vaut pas démonstration.

Et pour reprendre le mauvais pli d’une personnification indue, bien peu de pays peuventse targuer d’un rapport dépassionné à l’égard de leur passé, sans discussions de leursorigines historiques. En France même, pays considéré comme LE modèled’enracinement, du temps long, de l’homogénéité territoriale, se posent quand même desquestions (sur la Corse, récemment) ; certains intellectuels français estiment que 1789marque un commencement intégral quand d’autres considèrent au contraire que cettemême année constitue une fin irrémédiable. Et puis ?

L’auteur apporte assez vite une deuxième idée à propos de l’Ecosse, selon laquelle lepétrole a joué un rôle de déclencheur dans les années 1970. Avant, le royaume vivait sousla tutelle anglaise ; après, Londres aurait chipé son pétrole. A l’occasion des électionsgénérales de 1974, Allan Little s’en souvient encore, « dans tous les lieux publics étaitplacardé le slogan ‘Ce pétrole est celui de l’Ecosse’ »

Reprendre sans l’amender cette affirmation me gêne un peu. Elle ne signifie rien, mêmesi l’auteur n’en souffle mot. Les puits d’exploitation off shore se situent en effet en pleinemer, très au large des côtes écossaises, à une centaine de kilomètres en moyenne. A cetitre, Edimbourg pourrait aussi bien faire valoir ses droits sur l’Ulster [voir carte] : le

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canal du Nord séparant l’Ecosse de l’Irlande a une largeur minimale de cinquantekilomètres. Ainsi, que l’on définisse autrement les limites des eaux territoriales en deçàdes deux cents miles marins, et le pétrole tombera dans une escarcelle commune : cellesdes eaux internationales. Géographiquement, ce pétrole est celui de la mer du Nord, deson soubassement géologique.

Imaginons une indépendance, ou en tout cas une large autonomie du royaume : je neserais pas étonné si, en cas de contestation avec les Norvégiens sur le partage desroyalties ou sur l’attribution de tel ou tel gisement, les autorités écossaises ne se tournentpas finalement vers Londres pour quémander un soutien et peser davantage dans unenégociation tendue avec les responsables politiques scandinaves ; indépendantisme àgéométrie variable du jeune adulte qui loge en chambre étudiante mais qui retourne leweek-end chez ses parents pour déposer son linge sale et récupérer des vêtementsrepassés. Un autre écueil se présente.

En mer du Nord, les gisements d’hydrocarbures les plus méridionaux s’épuisent – lesplus proches de l’Ecosse – et ceux qui laissent espérer des réserves plus importantes sontbeaucoup plus au nord, toujours plus loin de la Grande-Bretagne, en limite de plateaucontinental (c’est-à-dire à des profondeurs excédant deux cents mètres), au large del’archipel des Shetland. Pourquoi les habitants de cet archipel, lui-même à environ deuxcents kilomètres au nord de l’Ecosse ne détourneraient-ils pas l’exigence actuelle dedévolution à leur avantage ? Cette deuxième dévolution déclencherait sans nul doutel’hostilité des Ecossais de Grande-Bretagne, qui n’y voient pour l’heure qu’une sourceexclusive de richesses pour le royaume.

Allan Little use également d’un autre argument, celui très classique de l’apaisement. Ilrassure ses lecteurs sur ses interlocuteurs du SNP. Rassurez-vous, nous dit-il ensubstance, les premiers indépendantistes se moquaient du monde, avec leurs slogansextrémistes. Désormais, personne n’a plus rien à craindre, ils ont mis de l’eau dans leurvin. Mais les a-t-on jamais présentés (et se sont-ils eux-mêmes présentés) comme desgens dangereux, par leurs prises de position radicale ? Pourquoi faudrait-il prendre pourargent comptant cette promesse plus ou moins formulée, mais non argumentée ? Si lesindépendantistes écossais du SNP ont « purgé [leur] sentiment anti-anglais », queproposent-ils en remplacement ? L’habileté manœuvrière de communicants politiques nedissimule-t-elle pas un projet inchangé, et par conséquent vain ?

Car je terminerai par là, les méfaits des rois d’Angleterre ne se comptent pas siècle aprèssiècle ; ils n'ont d'égal que l'invariable incapacité des rois de France à soutenirefficacement leurs alliés écossais dans leur lutte contre les Anglais ! Mais toute cettehistoire remonte à plusieurs siècles et tombe sous le coup de la prescription. Depuis 1707,la Grande-Bretagne n’a connu qu’une histoire commune, difficile à démêler. Allan Littlerappelle que les Ecossais ont tiré prospérité de l’Empire britannique (fortune acquise parGlasgow dans le sucre et le tabac, aciéries et chantiers navals de la Clyde) et profit del’Etat – providence (NHS instauré dans l’immédiat après-guerre).

Pour l’auteur, la révolution thatchérienne a constitué un tournant, par le désengagementde l’Etat. Si son hypothèse se vérifie, la conclusion devrait terrifier. Une majoritéd’Ecossais attendraient d’un nouvel Etat centralisé à Edimbourg aides et subventions quel’ancien Etat britannique a soudain cessé de dilapider. « Chaque année, l’Ecosse dépense11 milliards de livres [16 milliards d’euros] de plus qu’elle ne collecte en impôts. » Avec

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pour seule source de financement les bénéfices tirés de l’exploitation pétrolière, certainsEcossais s’imaginent peut-être au Venezuela ; il ne faut pas confondre Chivas et Chavez !

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26 mars 2008. Liverpool. Le supplément féminin s'appelle Version Femina. Avec sonéquivalent qui présente les programmes de télévision, il accompagne 38 quotidiens deprovince dans un lot distribué chaque fin de semaine. Version Femina est vendu avec leFigaro et les autres journaux du groupe Dassault appartenant à sa filiale spécialisée dansla presse (l'ex groupe Hersant). A ce titre, il touche des millions de Français. La PQR(Presse Quotidienne Régionale) fidélise ainsi ses lecteurs à moindre coût, la publicitéfinançant une bonne part (?) des coûts de publication. Version Femina nécessite uneéquipe restreinte, qui réduit manifestement le travail journalistique à la portion congrue.Sa directrice de publication, Constance Poniatowski, annonce dès la page de garde sesexigences [1] Ne pas se prendre au sérieux et délasser ses lecteurs constituent de noblesobjectifs.

Il faut reconnaître qu'au tournant de la dernière page (voir n°311) en papier glacé vantantles mérites d'un matelas de grande distribution, le lecteur savoure sa disponibilitéd'esprit... Le cahier des charges a été respecté. Au fil des dossiers, leçons, photos demode, conseils, et autres fiches de cuisine, rien ne vient perturber la sérénité du lecteur,ou de la lectrice. Pas une fois en 60 pages, il (elle) n'a froncé les sourcils, relu une phrasetrop compliquée, cherché dans un dictionnaire le sens d'une expression scientifique,demandé à son entourage ce qu'il pensait de telle ou telle démonstration.

Le numéro de la semaine dernière n'échappe pas à la règle. Version Femina n°311promeut à tour de bras. Même entre les publicités, le journal fait de la promotion. Dans ledossier consacré à la mode, les filles balancent des regards faussement mystérieux,cherchant la décontraction sophistiquée de la haute couture, mais portent des vêtementsvendus par les grandes enseignes du prêt-à-porter. Inconséquent et pas cher. VersionFemina consacre également deux entrées à la sortie d'un film cherchant à exploiter lefilon d'un succès du siècle dernier en le transposant de Corse à Saint-Tropez.

On apprend ensuite en page beauté que "c'est le printemps, envoyez vous des fleurs ! ...Pour retrouver cette ivresse bucolique jusque dans vos pots de crème, vos fards àpaupières et même vos parfums, suivez-nous. " Un maquilleur passe le pinceau sur levisage d'une jouvencelle. Oui, la myopie peut-être opérée. Non, mon chien tombe sous lecoup de la loi " s'il a mordu ma voisine " (sic)... Suivent une dizaine de pages de publicitérégionale qui donnent l'impression d'avoir acheté un prospectus gratuit du genre que ceuxqui obturent la fenêtre des boîtes aux lettres.

Enfin, nous y voilà, en page 50, l'escapade touristique traite cette semaine de la capitaleeuropéenne de la culture pour l'année 2008. "Liverpool, une ville dans le vent." JulieChevalier signe un article qui s'écarte du standard de la presse anglo-saxonne. Lajournaliste a en effet choisi de se passer des liverpuldiens. Ni universitaire, ni journaliste,ni historien locale, le conseiller scientifique de la journaliste prénommée Elizabeth estdécrétée spécialiste des Beatles. Les quatre chanteurs ont quitté Liverpool aux premiersjours de leurs succès, mais peu importe.

Julie Chevalier remplit trois colonnes en mentionnant les étapes d'un pélerinage profanebalisé pour les touristes. Elle ne lésine pas sur l'adjectif bouche-trou : "fameux Fab Four",

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"fabuleuse épopée" "entrepôt victorien", "antre légendaire", "atmosphère survoltée". Sion récapitule, la visite Beatles à Liverpool compte quatre lieux : la maison d'enfance deJohn Lennon, le lieu d'un rendez-vous galant de McCartney, la réplique du Cavern Clubdans lequel les quatre Anglais ont commencé à donner des concerts, et un musée ad hoc.Cela peut sembler un peu court, mais la beatlemania aveugle sans doute le jeune retraitéà la recherche d'une destination de voyage pour un week-end. Liverpool ne recèle pas defontaine de jouvence, mais ses commerçants vendent de la nostalgie aux papy-boomers(le public de Version Femina ?).

On l'aura compris, l'article de Julie Chevalier présente des lacunes. Les briques rougesdes bâtiments industriels, les docks donnant sur l'estuaire de la Mersey, ou les églisescatholiques juste évoquées constituent pourtant l'âme d'une cité fille du commerce et de larévolution industrielle ; une sorte d'enfant du hasard. Le port de la côte occidentale del'Angleterre se développe en effet au XVIIème siècle, au rythme de la croissance deséchanges transatlantiques, en partie grâce à l'argent gagné dans le commercetriangulaire. Il concurrence alors le port de Londres [carte] : les bâteaux partant deLiverpool gagnent rapidement la haute mer en évitant le Pas de Calais et la Mancheinfestés d'embarcations battant pavillon fleurdelysé, ou affrêtés par des corsairesmalouins. Dans la foulée de la réforme élisabéthaine, les liens entre le royaume et sacolonie la plus proche, l'Irlande, se sont resserrés.

Dès le début du XVIIIème siècle, l'étroitesse du Old Dock aujourd'hui remblayé imposeun élargissement au sud et au nord. Au XIXème siècle, Liverpool devient le premierport anglais, lieu du transit d'un tiers des marchandises échangées dans le monde. Ilcolonise au siècle suivant l'autre rive de la Mersey. Reliée à Manchester, la capitale dutextile par chemin de fer (1830) puis par canaux (1895), Liverpool reçoit le coton etexporte le charbon.

Toutes les industries se concentrent, et la main d'oeuvre catholique afflue, venue d'Irlandeou de Pologne. Au sommet de sa puissance, en 1930, 850.000 habitants vivent àLiverpool. Officiellement, la ville en compte un peu plus de la moitié en 2002 (440.000habitants), le développement des suburbs ayant coïncidé avec le déclin industriel duport. La Merseyside réunit environ 1.400.000 personnes, dans ce qui forme l'aire urbainede Liverpool. Grâce à ces quartiers périphériques à fort taux de chômage bien éloignés ducentre gentryfié qui attire la journaliste de Version Femina, la ville occupe ordinairementdavantage la chronique criminelle que culturelle.

Julie Chevalier fait la réclame d'une ville branchée et nocturne, et pour cela fait la listedes endroits les plus recherchés pour dîner ou se rafraîchir les soirs d'août, lorsque lethermomètre affiche 15°C. Les bâtiments portuaires ou industriels réhabilités à grandfrais représentent autant de lieux détournés. L'aviation allemande a durement bombardéla ville en mai 1941. Après 1945, le gouvernement anglais pressé par la reconstruction(ex. de la cathédrale du Christ Roi) et obligé de soutenir les industries en déclin, alourdement investi dans ce reliquat d'empire perdu.

Liverpool est un écrin séduisant mais fragile, dépendant de l'argent public. La villedésindustrialisée attire désormais les activités comme les universités (50.000 étudiants)et les infrastructures de transport subventionnées (parmi lesquelles l'aéroport / RFI), lesimmeubles de bureaux construits grâce aux mesures de défiscalisation.

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En s'extasiant devant un hôtel accueillant des footballeurs du FC Barcelone et laconseillère diplomatique de George Bush, un restaurant japonais très couru, une tablecubaine ou française, Julie Chevalier révèle bien involontairement que la capitaleeuropéenne de la culture 2008 symbolise surtout une Angleterre en même temps hantéepar ses souvenirs, et déracinée, élitiste et cosmopolite, à la fois ville et décor de cartepostale. Une capitale pour papy-boomers.

En attendant, des centaines de milliers de lectrices (et lecteurs) de Version Femina auront(peut-être) réservé un billet d'avion pour Liverpool. Ceux et celles qui se contentent devoyager par la pensée n'ont retenu que des non - lieux, je le crains : les Beatles, les bars etles restaurants... Partout et nulle part.

[1] "Version Femina c’est l’invention d’un nouveau registre dans la presseféminine avec des valeurs fortes : proximité, ouverture d’esprit,implication, le tout développé avec optimisme. Version Femina, vous offrechaque semaine une lecture qui allie plaisir et pratique : actu people,culture, interview exclusive, mode, beauté et santé, psycho, cuisine etdéco, enfants, droit et argent...sans oublier des reportages et des dossiersspéciaux déco, bien-être, horoscope..."

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16 octobre 2008. Vieillissement (à Londres). Le dernier livre de David Lodge s'intituleLa Vie en sourdine parce qu'il était impossible de retranscrire le jeu de mot de l'auteur.Deaf Sentence aurait pu éventuellement se transformer en 'Condamné au silence' bienmoins amusant. Car l'allusion à la peine de mort n'échappera pas aux anglophones : deathet deaf s'interchangent facilement. Le sourd subit une coupure avec le monde audiblequ'il supporte mal. S'il succombe à ses démons, il rend autrui responsable de ses propresmalheurs. Les autres parlent aux autres, et je reste en retrait. On s'amuse sans moi devientvite on se moque de moi, de sorte que la surdité ressemble à une sentence prise par untribunal anonyme.

Le jeu de mot du titre souligne également que l'isolé reclus dans sa solitude réfléchit à sacondition humaine. Les ermites et religieux retirés du monde, les gardiens de phare oules bergers, les parents élevant seuls plusieurs enfants en bas âge partagent avec lessourds ce redoutable privilège. Seulement pour les premiers, il s'agit d'un choix. Au total,la compréhension de la condition humaine passe par une acceptation des fins dernières.Or ne plus entendre ou se retrouver coupé du monde signifie d'une certaine façon mourirun petit peu. Les sourds savent que le monde tournera après notre mort.

David Lodge considère manifestement aussi cette facette d'une demi-mort précoce, mêmes'il la dissimule sous un ton badin. Desmond Bates – le personnage principal de La Vie enSourdine – se désole in petto que les sourds fassent rire. Les aveugles susciteraient dansle même temps l'admiration ou la compassion. L'auteur fait mouche parce que la surditérenvoie pour un grand nombre de personnes (dans quelles proportions ?) à l'entrée dansl'âge mûr... Les personnes âgées pâtissent généralement d'une dégradation de l'ouïe, ceque l'on retrouve à plusieurs reprises dans le roman. On sourit en lisant les dialogues enforme de monologues, les questions provoquant d'autres questions (quoi ? Comment ?),les phrases détournées, les contrepèteries improbables, les prénoms broyées... Lapersonne âgée sourde tient lieu de condamné à mort, celui qui se trouve dans l'incapacité

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de rentrer, celui dont l'espérance de vie signifie l'absence d'améliorations.

Que l'on ne recherche pas dans ces quelques lignes une critique du roman de DavidLodge (voir celle du Monde, de TV5, ou Mediapart). Celui-ci se suffit à lui-même, et rienne m'irrite davantage que les résumés d'oeuvre. L'histoire d'un universitaire en pré-retraiteau nord de Londres ne peut se condenser. Puisque l'auteur publie depuis plus de deuxdécennies, les lecteurs connaissent ses points forts : une maîtrise rythmique, le sens de lamise en scène du milieu universitaire, et l'humour.

Il montre un talent indéniable pour disséquer les névroses de l'Occident. Le goût duparaître démultiplie les risques de devenir ridicule. L'obsession de la performancesexuelle renvoie à la misère affective moyenne. Les sociétés occidentales affirment unemodernité éloignée du christianisme, mais interrogent à longueur d'années les églises eten particulier l'église romaine sur la fidélité dans le mariage, le rapport père – fils, lanécessité d'obsèques religieuses pour les incrédules, les agnostiques ou les athées...

David Lodge fait encore la preuve dans La vie en sourdine de la force de la fiction, de sasupériorité ? Tout dans cette histoire ne mérite pas des éloges. Je pense plus précisémentà un passage dans lequel le personnage se rend en Pologne. Cette visite à Auschwitz mesemble presque incongrue, compte tenu du reste du récit. Certains y verront peut-êtrel'écho à un autre voyage, celui d'Alex Loom, l'étudiante nymphomane venue des Etats-Unis poursuivre sa thèse : discrète condamnation de l'Amérique et appel à resserrementdes liens distendus entre le Royaume-Uni et l'Europe continentale ?

On gagnera en tout cas à s'arrêter sur un thème central, celui du vieillissement. DavidLodge prend soin de ne pas confondre totalement cette question avec celle de la mort.Ainsi, le personnage principal a perdu sa première femme emportée par un cancer. Celle-ci meurt sans souffrir de sénilité. Dans La vie en sourdine, les hommes vieillissent moinsbien que les femmes, celles-ci témoignant d'une plus grande intelligence des situations.Elles se prennent en main et combattent le laisser-aller physique.

Elles ne butent pas sur un échec professionnel, tandis que les hommes se révèlentincapables de rebondir à l'âge de la retraite, se contentant ensuite de vivre dans lesouvenir de leur vie d'actifs. Le père de Desmond Bates, ancien musicien de jazz – band,ressasse ses souvenirs musicaux. Lui-même ne revient à la vie que quand on le sollicitepour encadrer un travail de recherche, ou pour donner des conférences à l'étranger. Dansle roman, les femmes dans leur temps prennent acte des changements et de la nécessité des'adapter, tandis que les hommes hors du temps s'accrochent au passé, bientôt incapablesde dominer le présent.

David Lodge s'attache néanmoins à éviter l'écueil du simplisme. Le vieillissementconcerne tout le monde, le jeune retraité en même temps que son vieux père approchantquatre-vingt dix ans. Le plus jeune se plaint tandis que le plus vieux fait preuve de plusde détachement ! Le vieillissement du père réveille la conscience du fils : lui qui habite àl'opposé de Londres, fait-il assez en lui rendant visite une fois par mois ?

Le père réside seul dans l'ancienne maison familiale décrépite : à chaque passage,Desmond Bates ressent de la honte – l'octogénaire s'habille comme un clochard – dudégoût devant la saleté, et surtout de l'énervement. Certes, l'incommunicabilité pourritinvariablement la vie en société, mais elle s'accentue avec l'âge. Un père et un fils seheurtent d'autant plus qu'ils sont vieux. Un miracle s'opère cependant. Le lecteur ne peut

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se consoler à la légère. Il n'identifiera aucune victime ni aucun bourreau dans La vie ensourdine. L'octogénaire, on le devine aisément, a fait des choix dans l'existence. Il ensubit sur le tard les conséquences.

Ses petits-enfants le supportent mal, celui qui le découvre un matin inanimé au pied del'escalier s'est rendu sur place parce que son père l'avait sommé de le faire. On ne sait siles petits-enfants ont montré de l'ingratitude, mais il semble que le grand-père s'en estdésintéressé. Au total, seul son fils lui rend visite. Le vieillard refuse de quitter sa maison.Il manque à plusieurs reprises d'y déclencher un incendie, mais n'échappe pas à une chutefatale. Celle-ci ne résout rien puisqu'il se retrouve à l'hôpital.

Le fait d'être propriétaire d'une maison dans la banlieue d'une des métropoles les pluschères au monde n'y change rien. La vente lui garantirait une vie meilleure, plus prochede son fils. Mais la maison a le dernier mot, seul personnage vraiment inquiétant duroman. En dépit de sa discrétion, le père de Desmond ne déclenche pas l'apitoiement, caril est égoïste. L'octogénaire se fiche complètement des tracas de son fils retraité, de sasurdité, du fait que la période de Noël sonne douloureusement pour un veuf ou quechaque déplacement de part et d'autre de Londres se transforme en périple fastidieux. Aufond, le vieillissement ne les soude pas, bien au contraire. La mort qui sonne finalementapporte seule la sérénité au survivant.

Merci David Lodge...

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20 novembre 2008. La crise à Londres. La sortie en salle du film Mes amis, mesamours de Lorraine Lévy date du début du mois de juillet 2008, libre adaptation duroman éponyme de son frère Marc. Ce film présente plusieurs défauts du point de vue durythme ou du conformisme du scénario (voir ici). Il réunit en revanche en quelques prisestous les clichés hexagonaux sur la capitale britannique.

Car les deux héros vivent avec enfant mais sans femme à Londres. L'un (Vincent Lindon)récemment arrivé, et l'autre (Pascal Elbé) installé depuis plusieurs années, se décident àpartager une maison. Ils désirent bénéficier d'un plus grand espace au meilleur prix, carles loyers londoniens dépassent l'entendement. Il n'y a rien à redire dans cette base dedépart et les comédiens captent l'attention du spectateur. L'idée de filmer la grande villelondonienne à la place de Paris ne peut que séduire, tant les cinéastes françaiss'intéressant à l'outre Manche se comptent sur les doigts d'une main (le Mur del'Atlantique).

Malheureusement, le récit s'enlise par la suite dans la description fastidieuse de la vie dece faux couple, le rapport parents - enfants, ou les relations qu'entretiennent Mathias etAntoine avec les femmes : l'ex-épouse, la copine de passage, la voisine fleuriste, laconfidente cafetière. Que retient-on de Londres dans Mes amis mes amours ?

Cette agglomération se réduit à une rue ponctuée de magasins tenus par des Français, àl'exception d'un bref tour d'horizon en taxi via le Parlement, la Tamise et Tower Bridge.Antoine - Vincent Lindon découvre à cette occasion sa ville d'adoption. Il a en effetacheté une librairie à un Anglais flegmatique habillé en tweed et muni d'un parapluie.Forcément, puisqu'il est Anglais. S'il avait été Grec, il aurait porté une jupe. Et puis ilpleut à Londres.

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Dans le film, les personnages habitent, mettent leurs enfants à l'école et travaillent dans lemême quartier : cela leur évite les désagréments de la vraie vie, l'encombrement quasiperpétuel de la ville à l'extérieur de la zone payante. Les trottoirs, prolongements desentresols aux vives couleurs empiettent largement sur une rue - décor, sans circulation,avec piétons et cyclistes. La langue de Shakespeare a cédé la place à celle de Marc Lévy.Les Londoniens raffinés, agréables et jamais raleurs se distinguent des Parisiens.Londres, ou le petit paradis terrestre. Il est vrai que Londres n'émerveille pas que lesFrançais. Woody Allen y situe trois de ses films les plus récents : Match point, Scoop etLe rêve de Cassandre.

Le géographe Roger Brunet place la métropole en tête de la dorsale centre - européenne- surnommée bien vite banane bleue - censée relier le bassin de Londres à l'Italie du Nordvia le Benelux et la Rhénanie. Les agglomérations concernées ont des points communs. ALondres, Milan, Francfort, Bruxelles, les moyens de transport sont développés et lesservices de très haut niveau. Comme souvent en pareil cas, les commentateurs ontdonné à l'intuition première de Brunet une dimension maximaliste et étouffante.

Le cofondateur de la nouvelle géographie (GIP-Reclus) basé à Montpellier neméconnaissait ni les limites physiques (présence de la mer du Nord ou des Alpes), ni leslimites géo-économiques (déclin des bassins miniers, de la sidérurgie et du textile) de sonschéma. Il a même nié par la suite avoir des arrière-pensées. Roger Brunet n'a pascherché à réhabiliter le centralisme parisien, en théorie mis à mal par l'attractivité de labanane bleue pour les régions de l'Est. Il n'avait pas davantage l'intention de promouvoirdes grands programmes d'équipement dans le bassin parisien : TGV - Est, troisièmeaéroport parisien, grandes voies de contournement de la région capitale.

Les disciples ont surinterprêté la pensée du maître. Au cours de l'été 2005, le ComitéInternational Olympique choisit Londres plutôt que Paris pour les JO de 2012. Outre lesmauvais perdants (ici), des Cassandre ont extrapolé. Paris était out, et la candidaturefrançaise oubliait la supériorité intrinsèque de l'adversaire. Pour Pierre Lellouche, Parisn'illumine plus le monde ; la banane bleue ressurgit.

En 2004, Claude Chaline et Delphine Papin [1] succombent aux idées à la mode pourétudier le Royaume-Uni. Sans doute y voient-ils un modèle, le fait que les Britanniques -en particulier ceux travaillant à Londres - surpassent des Français englués dans leursarchaïsmes et incapables de suivre la voie étroite suggérée par le sous-titre : L'exceptionbritannique. Les auteurs consacrent une partie entière à sonder les racines d'uneéconomie qualifiée de prospère.

Ils en dénombrent cinq : les fondamentaux du système économique contemporain, uneautonomie énergétique renouvelée, un secteur industriel simplifié, restructuré et sélectif,le poids prépondérant des services et l'ampleur des échanges d'une économie trèsexternalisée. Dans les faits, le Royaume-Uni a bénéficié des cours du pétrole soutenus(1991 - 2007), a perdu plus d'emplois industriels (automobile) qu'il n'en a créé : voir FullMonty. Chaline et Papin citent l'agroalimentaire, le papier, la chimie, l'électronique oul'armement.

Mais les sociétés évoquées (Cadbury, Unilever, ou BAE Systems) sont desmultinationales, dont les usines se répartissent sur plusieurs continents. Le montaged'ordinateurs ou de téléviseurs à partir de pièces détachées fabriquées en Asie dans des

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usines en partie financées par des aides publiques a déçu. On n'a observé aucun effetboule de neige en terme d'activités ou d'emplois. La vitalité des parcs scientifiques tantvantée par les auteurs dépend elle aussi des investissements publics.

Pour le reste, le gouvernement britannique a favorisé le secteur des services(tertiarisation), en partant des points forts de la place de Londres : allègement de l'impôtsur les sociétés et les particuliers, politique monétaire et financière dynamique visant àfaire du Royaume-Uni le pont entre l'Amérique du Nord et l'Europe continentale. Chalineet Papin en éludent les implications. Les banques, assurances, et autres activités liées à lafinance dopent l'immobilier et poussent vers le haut les coûts de main d'oeuvre, appeld'air pour des immigrés à la recherche de petits emplois précaires (comme les Polonaisrevenant chez eux désormais / source). La middle class londonienne repoussée loin dansles périphéries ou la désindustrialisation en découlent.

C'était avant 2007. Depuis, le vent souffle n'a pas changé de sens, mais les observateursjouent désormais aux censeurs... RBS et HBoS peinent à se recapitaliser. L'Etatnationalise la Northern Rock. La Barclays ne dément pas des rumeurs de refinancementinterne. Chacun guette une défaillance [source]. Virginie Malingre [2] détaille les étapesdu glissement de la livre sterling par rapport à l'euro, ou au dollar. Elle conclutsévèrement :

" La crise financière et économique, qui frappe le monde entier, sera plus violenteau Royaume-Uni. D'abord parce que son secteur financier et bancaire pèse lourddans son économie : il représente 14 % de son PIB si l'on tient compte desservices annexes comme la comptabilité, le droit ou encore le consulting. Ensuiteparce que les Britanniques se sont énormément endettés pour être propriétairesalors que les prix immobiliers s'envolaient. "

Le mal islandais frappe encore. Hugo Dixon et Edward Hadas [3] annoncentl'Apocalypse, mais décrivent ensuite un risque pour l'instant inconsistant : si l'Etatbritannique ne trouvait pas d'argent à emprunter... Il y aurait des conséquences graves.Certes. Cela étant, le chômage touche 5,8 % de la population active au troisième trimestrede 2008 : deux points en-dessous des taux français, tandis qu'une livre sterling s'échangeencore contre 1,2 euro et 1,5 dollar. En réalité, le Royaume-Uni demeure, même si lescritiques sont apparues.

Il reste une constante : la crise en France ? Allons donc ! [Le Figaro]. Londres, àl'extrémité de la banane bleue continue d'accueillir à bras ouverts les Français. Si l'on encroit Virginie Malingre...

"Ils prennent de plus en plus souvent l'Eurostar pour aller faire leur shopping àLondres. Chez Liberty, ce grand magasin chic aux abords de Regent Street, prèsde Picadilly, on en voit tous les jours. Ils viennent même acheter des marquesfrançaises. 'La semaine dernière, une Parisienne nous a acheté plein de vêtementsVanessa Bruno' témoigne ce vendeur. "

Il va falloir tirer les conséquences en France de ce qui passe de l'autre côté des frontières,par-dessus les frontières. A propos des nouvelles du monde, on attend encore le justemilieu entre l'admiration béate et le dénigrement systématique.

[1] Claude Chaline et Delphine Papin / Le Royaume Uni ou l'exception

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britannique / Ellipses (2004).

[2] « La livre sterling accompagne l'économie britannique dans sa chute. » / LeMonde / 15 novembre 2008 / Virginie Malingre

[3] « Le syndrome islandais guette le Royaume-Uni » / Breakingnews et LeMonde / 17 novembre 2008 / Hugo Dixon et Edward Hadas.

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21 novembre 2009. De l'histoire démographique britannique au bagne australien.Les colonies ont servi de terres d'expansion pour les Européens. Cet aspect passesouvent à l'arrière-plan, tant l'exploitation des richesses minières ou agricoles et la miseau pas des populations autochtones a retenu l'attention des historiens. Plus récemment,l'esclavage et la traite négrière ont été rangés dans la catégorie des crimes contrel'humanité. Dans la période qui a suivi la décolonisation, les nationalistes ontlogiquement mis en avant les fautes et crimes commis par les anciennes métropoles, pourrenforcer la cohésion des populations vivant dans des pays devenus indépendants.

Pour s'emparer de cette dimension supplémentaire de l'expansionnisme, il aurait falluaccepter l'inacceptable, c'est-à-dire que le colonisateur voyait dans ses colonies desterritoires peu denses, ou peuplés d'autochtones négligeables, ou - pire - n'appartenantque marginalement à l'espèce humaine. Avant les indépendances, les colonisateurs nepermettaient pas que l'on discute de leur présence et du bienfondé de leurs activités. Lacolonisation tombe dans l'oubli en Europe, et tourne au raccourci ailleurs. Dans la galeriede portraits du colonial figurent généralement le fonctionnaire - en particulier enuniforme - l'aventurier brutal et sans scrupule, ou encore le petit blanc cherchant à faireoublier quelque forfait loin de sa terre natale.

Dès lors, on oublie les exilés. Quelques uns se sont fondus dans le décor, comme ÁlvarNúñez Cabeza de Vaca, après son naufrage sur les côtes de Floride. Il y a ceux qui se sontleurrés sur les difficultés qui les attendaient sur place, ou ceux que l'on a plus ou moinstrompé. On dénombre par exemple 7.000 Français dans la vallée du Saint-Laurent à la findu XVIIème siècle, pour l'essentiel originaires du Poitou ou de Saintonge, dont estoriginaire le premier d'entre eux, Samuel de Champlain []. L'autorisation donnée parLouis XIV de déporter les filles du Roi, autrement dit les orphelines d'Île de France assurela pérennité du Canada français [Pierre Gauthier]. Dans la France des Lumières,Condorcet critique la peine de mort, mais l'exil en Louisiane vaut mieux que la peine degalère. Des milliers d'Acadiens se réfugient sur les bords du Mississippi après leurexpulsion du Canada dans les années 1770. Dans le roman de l'abbé Prévost, ManonLescaut finit ses jours près de la Nouvelle-Orléans, expulsée de France sur la demande dupère de son amant, le chevalier des Grieux.

Jusqu'au milieu du XXème siècle, des centaines de Français condamnés à la peine dedéportation ont vécu - sont morts souvent - à quelques encablures du continent (Mont-Saint-Michel, Belle-Île), ou à l'autre bout de la planète, dans le Pacifique, aux ÎlesMarquises ou en Nouvelle-Calédonie. L'Algérie et la Guyane ont cependant accueilli lamajorité des déportés : révolutionnaires de 1848, membres de la Commune, mais aussisimples criminels de droit commun. La France saignée à blanc par les guerres de laRévolution et de l'Empire évite, amère satisfaction, l'écueil de la surpopulation. L'entréeprécoce dans la transition démographique s'accompagne d'un tassement de son

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accroissement naturel, au contraire de ce qui se passe dans les Îles Britanniques. Celanous rapproche de l'Australie, et de sa place particulière dans l'histoire coloniale.

Car la population du Royaume Uni ne connaît pas du tout la même évolution que lapopulation française. Entre 1750 et 1820, elle passe du simple au double, de 7,5 à plus de15 millions d'habitants. Ce croît naturel résulte de la conjonction d'une forte féconditéavec une mortalité en baisse depuis la fin des troubles qui ont agité le royaume duXIVème siècle (guerre de Cent-ans) jusqu'au milieu du XVIIème siècle. Il impressionnefort les contemporains et a donné substance aux théories bien connues de Malthus. Lacrainte d'une surpopulation mortifère prend corps quand les richesses naturelles desÎles britanniques apparaissent limitées, à l'exception notable du charbon. En matièred'élevage, l'augmentation du cheptel constitue une réponse possible aux besoinsalimentaires. Mais du point de vue des cultures, le bassin de Londres regroupe l'essentieldes terres arables du royaume, avec la menace constante d'étés pluvieux qui mettentsouvent en péril les récoltes. Avant l'introduction des tracteurs et des engrais chimiques,la productivité reste médiocre. Face au surplus démographique, le Royaume-Uni réputélibéral opte par conséquent pour des méthodes radicales. 'Pauvre, au grand banquet de lanature, il n’y a point de couvert pour toi...' [Malthus cité par Alternatives économiques]

De l’autre côté de l’Atlantique, la Virginie ou le Maryland font d'abord office dedéversoirs [source]. Mais l’Australie devient assez vite une destination prisée pourdésengorger les prisons, vider les rues londoniennes des éléments indésirables ouperturbateurs, se débarrasser de ceux que personne ne réclame, les vagabonds, lesorphelins, les handicapés, etc. A la vitesse des navires à voiles, et avant l'ouverture ducanal de Suez, l'Île - continent présente comme inconvénient majeur, son éloignement dela métropole. Le Patriarch en 1870 rallie Sydney depuis Londres en 69 jours via le Capde Bonne-Espérance []. Le Royaume Uni s'étend sur 244.000 km², quelques milliersd'arpents par rapport à l'immensité australienne (7.687.000 km²), l'écart ne diminuantguère avec l'incorporation de l'Irlande.

L'Australie a un double atout par rapport au bagne guyanais. Le climat du littoral -l'intérieur désertique pèse peu à l'époque - tranche avec l'enfer équatorial de la guillotinesèche. Du point de vue des populations locales, le colonisateur compte pour rien desaborigènes qui ont délaissé les parties tempérées de cet immense territoire ; en apparence,au moins. Parmi les 160.000 convicts envoyés en Australie [source], beaucoup ontsurvécu. Ces derniers ont fondé leurs propres familles, tel Matthew Everinghamcondamné à sept ans de bagne pour avoir dérobé deux livres à un homme de loi.

Les îles satellites, comme Norfolk ou la Tasmanie complètent l'offre pénitentiaireaustralienne. Cette île méridionale de 90.000 km² n'est devenue une colonie normalequ'au milieu des années 1850. Entre temps, la population aborigène a disparu [source].Londres interdit finalement la déportation des condamnés en 1868. L'Australie accueilleau même moment un nombre croissant de migrants libres, bientôt majoritaires avec laruée vers l'or (1850-1880). Entre 1851 et 1870, la population blanche australienne triple,passant de 430.000 à 1.700.000 personnes [source]. Beaucoup ont déjà tenté leur chanceen Californie.

En Australie, le premier fond démographique a résulté d'une violence politique inouïe.Les chercheurs d'or (diggers) se mélangent aux convicts, souvent en rupture de ban,exclus de la société polissée d'Amérique du Nord ou d'Europe. Certains s'exténuent dans

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un labeur harassant et d'autres disparaissent dans des bagarres entre chercheurs ou avecdes représentants de l'autorité corrompus. Les uns et les autres sont les aïeuls desAustraliens actuels, fruits de la souffrance.

Tous détestent les aborigènes, qui leur rappellent leur misérable condition. Relégués dansun continent à l'écart du reste de l'humanité, les Australiens blancs ne veulent ni partager,ni même cohabiter. Classés comme Occidentaux de second rang, ils en surajoutent dansla haine du sauvage, du non civilisé, car eux-mêmes ont inconsciemment acceptésans regimber ces qualificatifs infâmants. Un convict écossais s'insurge :

" Bon nombre de ces sauvages oisifs ont droit à ce que l 'on qualifie de rations d'homme libre (...) On leur consent des vêtements dont ils se débarrassent à lapremière occasion et on les traite avec la plus singulière affection. Vous trouverezsans doute cela louable ; mais montre-t-on la moindre once d'humanité à l'égardde ces misérables convicts qui ont au moins le mérite d'être des chrétiens ? Non !" (cité par Michel Pierre, 1989, p. 175) [source]

Mais quand les aïeuls trinquent, les descendants dégustent. Incapables d'accepter l'autre,le non-blanc, les autorités australiennes multiplient les décisions inhumaines. Entre 1870et 1970, 100.000 enfants métis arrachés à leurs parents et placés en institution constituentla Génération volée. 500.000 orphelins ou enfants abandonnés - pour certains envoyés deGrande-Bretagne - prennent le même chemin entre 1930 et 1970. Beaucoup de survivantsracontent la dureté quotidienne, parfois les violences sexuelles, les sévices corporels.Pour tous, l'enfance reste un concept vague, à jamais perdu. Depuis la fin des années1990, le gouvernement travailliste de Kevin Rudd a entrepris d'ausculter le passé et dedemander des excuses : à la fin 2007 pour la génération volée, à la mi novembre 2009pour les Australiens oubliés. Les bourreaux ne sont-ils plus encore des victimes ?

L'humour ouvre des perspectives intéressantes, qui permet de s'accepter. Je tire monchapeau au sens de l'auto-dérision de cet Australien qui recense une série decomparaisons entre Anglo-Saxons. Lirai-je un jour l'équivalent hexagonal ? Laconclusion vaut davantage peut-être pour son deuxième degré.

" Les Américains : ils sont attachés à leur drapeau, à leur hymne et aveuglémentpatriotes. Les Canadiens : ils ne peuvent se mettre d'accord, ni sur les paroles deleur hymne, ni sur la langue à utiliser. Quand ils arrivent à se mettre d'accordpour chanter à l'unisson. Les Britanniques : ils ne chantent pas et préfèrent seretrancher derrière une fanfare pour suivre leur hymne. Les Australiens : ils sontextrêmement patriotiques autour de leur bière. [...]

Les Britanniques : ils sont légitimement fiers de leurs ancêtres. Les Américains :ils sont légitimement fiers de ce que font leurs concitoyens vivants. Les Canadiens: ils sont empressés à proclamer que certains Américains célèbres étaient enréalité de nationalité canadienne. Les Australiens : ils ne répugnent pas àreconnaître que beaucoup de leurs ancêtres étaient des hors-la-loi anglais, maisils s'interrompent après quelques bières. " [Traduction Geographedumonde /source]

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1er mai 2010. Birmingham.

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" La ville de Birmingham forme avec ses nombreux faubourgs industriels (le plusimportant, Wolverhampton, compte 256 600 hab.) une immeuse conurbation.Deuxième ville du pays pour son nombre d'habitants, l'un des plus grands centresindustriels du monde, c'est le pôle de gravité de toute l'économie des Midlands.La ville avait déjà une importance économique et commerciale au XVIèmesiècle ; elle s'est affirmée définitivement au XVIIème siècle grâce à l'exploitationdes gisements houillers des environs et à l'amélioration des communications.Birmingham possède d'importantes usines métallurgiques et mécaniques – lesplus grandes du pays – qui ont des productions diversifiées et hautementqualifiées : armes, moteurs d'automobiles (Austin), matériels ferroviaire etaéronautique. Il faut noter également les industries chimiques, les verreries, lesindustries alimentaires (confiseries, bière), textiles (rayonne), du caoutchouc etles célèbres bijouteries, qui datent de la phase artisanale du développementindustriel et qui occupent un quartier entier au nord-ouest du centre-ville. [...] Apartir de 1860, le déplacement des plus grandes usines vers les zonespériphériques – le long des voies de communication qui partent de la ville – et laconstruction de nouveaux et monotones quartiers résidentiels sur les terrainsainsi libérés ont profondément modifié l'aspect de l'agglomération. Pauvre enmonuments, Birmingham possède quelques collections d'art de grand intérêt(Museum et Art Gallery)."

Ces quelques lignes figurent à la page 843 de l'Encyclopédie Géographique de laPochothèque [Le Livre de Poche (1991)], dans l'article consacré au Royaume-Uni, et plusprécisément dans la partie traitant des Midlands. A l'époque, Margaret Thatcher habite au10, Downing Street. Celle dont on a dit qu'elle avait enterré l'industrie anglaise semble iciavoir échoué dans cette entreprise. A Birmingham, il apparaît au contraire que le premierministre anglais a seulement renoncé à investir des fonds publics pour tenter de sauverdes secteurs en perdition, ou jugés comme tels. Le déclin de l'emploi industriel précèdeson arrivée au pouvoir.

Le développement du tertiaire financier a certes été spectaculaire sous l'ère Thatcher.Fallait-il, alors qu'il semblait prometteur, s'en détourner par principe ? A Birmingham, entout cas, l'activité industrielle fait la fierté de tout le royaume à la fin des années 1980.Elle est diversifiée, compétitive et technologique. Les usines du XIXème siècle(sidérurgie et textile) cohabitent avec celles du XXème siècle finissant. Unereconversion s'opère au détriment des activités traditionnelles, grâce aux liaisonsterrestres avec le sud-est londonien. Du point de vue de la géographie urbaine, l'auteurprécise que si l'origine de la ville remonte au Moyen-Âge, l'explosion démographique deBirmingham coïncide avec l'exploitation du charbon tout proche. Nulle ombre ne ternit cetableau économique presque idyllique.

Nathalie Lacube s'est rendue à Birmingham beaucoup plus récemment [La Croix du jeudi29 avril 2010]. Son enquête prend toutefois des allures de manifeste politique sous lemode rien ne va plus.

Elle a croisé des accablés, des insolvables, dans la première agglomération anglaise aprèsLondres. L'expression de Broken society traduit dans le titre mérite sans doute uneillustration. Elle est dans toutes les bouches à l'occasion de la campagne électorale pourles législatives de ce début du mois de mai. En une vingtaine d'années, nombre d'usines

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ont tout simplement fermé leurs portes. L'acier anglais coûte plus cher que l'acier chinois.La main d'oeuvre anglaise ne peut rivaliser avec ses concurrentes asiatiques dans ledomaine du textile. Kraft a racheté Cadbury.

Mais le taux de motorisation des Britanniques est plus élevé en 2010 qu'en 1990 ou en1970. Même les plus modestes peuvent s'habiller avec du textile chinois bon marché. Lapollution de l'air, longtemps insupportable a beaucoup diminué. En bref, ladésindustrialisation ne présente pas que des aspects négatifs. Les Britanniques se sontenrichis, en moyenne. Il n'empêche que l'on ne reconnaît plus les Midlands industrielsprécédemment décrites.

Nathalie Lacube a rencontré des chômeurs – 8 % de la population active de Birmingham,comme dans de nombreuses régions françaises. Elle a interrogé des clients à la sortie d'unmagasin discount. Ceux-ci expriment la tristesse des parents qui ne peuvent tout offrir àleurs enfants.

"C’est juste que les enfants ont toujours envie de tout, et il est difficile de leurexpliquer qu’on ne peut pas se permettre d’aller au McDo souvent".

Beaucoup de familles peinent à rembourser leurs emprunts immobiliers. Le pourcentagede surendettement progresse. Les journaux se complaisent dans le récit de faits diversédifiants, un homme volant pour manger, un mari indigne abandonnant femme et enfants.Doit-on pour autant prendre au pied de la lettre l'idée d'une société en miettes ? Tous lesindices relevés par la journaliste valent en tout cas ailleurs qu'au Royaume-Uni, en Francepar exemple.

"Broken Society, ou Broken Britain, est un concept flou qui épouse les inquiétudesdu moment. Il recouvre pêle-mêle tout ce qui va mal : la pauvreté, les mèrescélibataires, la violence des jeunes, l’alcoolisme, les grossesses d’adolescentes,les vieux isolés, toutes les injustices sociales. Elles sont nombreuses dans un paysoù, selon une étude de la London School of Economics, les 10 % les plus richespossèdent, en patrimoine et revenu, plus de 100 fois plus que les 10 % les pluspauvres. Les familles populaires avec plusieurs enfants sont les plus frappées."

Je ne saurai trop recommander la lecture du dernier livre d'Alexandre Delaigue etStéphane Ménia (Pearson / 2010). On retrouvera dans le chapitre intitulé Mon pouvoird'achat s'est volatilisé les principaux mécanismes en jeu. Dans les vingt dernières années,la part des dépenses contraintes (emprunt immobilier ou loyer, assurance, impôt, eau,gaz et électricité) a progressé dans le budget des ménages occidentaux, au contraire dureste.

La part dévolue au logement explique en bonne partie ce changement. Les loisirs,l'alimentation ou la culture connaissent une évolution rigoureusement inverse. Au coursde la même période, les inégalités ont fortement progressé, essentiellement à cause del'envolée des plus hauts salaires. Nathalie Lacube observe que l'Etat britannique n'a pasréussi à bloquer cette évolution, malgré un effort financier continu en faveur des pluspauvres. Certes, « les profits des financiers de la City ont explosé », mais je doute fortque l'activité desdits financiers londoniens aient directement nui à l'activité industrielle deBirmingham.

Le dernier débat télévisé entre les trois représentants des grands partis de gouvernementinstruit sur une tout autre fracture. On a discuté non des conséquences d'une remise en

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cause de l'Etat-providence, mais de l'ampleur des coupes budgétaires. Vous avez ditdélétère ? Le plus instructif à mon sens dans l'enquête de Nathalie Lacube tient à ladescription d'une population blanche que l'on qualifiera de déclassée. Elle vit d'autantplus difficilement les difficultés qu'elle manque souvent de garde-fous : absence derepères supérieurs, flou identitaire, effacement des solidarités familiales, etc. La violenceet l'alcoolisme complètent parfois le tableau.

" 'Les jeunes immigrés ont des avantages qui peuvent manquer aux jeunesBlancs,' analyse Daniele Joly, directrice du Centre de recherches en relationsethniques de l’université de Warwick. 'Ils ont des réseaux sociaux et familiaux(NDLR : les mères isolées sont, en majorité, blanches). Ils ont un sens plus clairde leur identité. En outre, ajoute la sociologue, 'ils ont une meilleure capacitéd’analyse critique de la société. S’ils ne réussissent pas, ils peuvent incriminer leracisme ou la ségrégation, qui leur sont extérieurs, quand les Anglais de soucheont le sentiment qu’ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes.' Les Anglaisblancs se sentent exclus par leurs semblables dans leur propre pays, trahis parles élites. De plus, précise Daniele Joly, 'les musulmans boivent moins', alors quel’alcoolisme reste un fléau, en dépit des mesures prises pour limiter les abus dansles pubs. »

A Birmingham, les extrémistes du British National Party risquent fort d'attirer lessuffrages. Le BNP mêle les arguments séduisants pour les oubliés de la prospérité : rejetdes immigrés, haine de l'Europe de Bruxelles, méfiance vis-à-vis des élites londoniennesaccusées de vivre à l'écart du commun des mortels. Les primes et exonérationsgénéreusement octroyées aux députés du Parlement - l'affaire a récemment occupé lesunes de journaux - en a scandalisé plus d'un. L'inconnu réside dans la proportion de gensdésabusés ou furieux qui n'iront pas voter. Toute comparaison avec le continent n'est pasinutile...

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4 octobre 2010. Emigration irlandaise. En Lettonie, les urnes ont démenti lessondages. Le parti de centre gauche, censé rassembler les suffrages des Lettonsrussophones (un tiers des 2,3 millions de la République balte) a réuni 25,8 % des voix. Lapeur que la question linguistique [Surtout letton] n'envenime la gestion des effets de lacrise économique a visiblement fait perdre des voix au parti de la Concorde. Il y aquelques mois, la victoire de ce parti aux élections municipales de Riga, la capitale, aalimenté les rumeurs d'un financement par Russie unie, le parti de Vladimir Poutine.

L’Unité de Valdis Dombrovskis arrive en tête (30,6 %), mais discutera avec sesadversaires [source]. Le vainqueur a 39 ans - une paille ! - a exercé la fonction deministre des finances et siège au parlement européen. Il annonce courageusement le sanget les larmes : la prolongation de l‘austérité, et une rentrée dans la zone euro en 2014.C’est le candidat le plus présentable auprès des institutions internationales, en particulierl’Union Européenne et le FMI. La Lettonie bénéficie en effet depuis deux ans de prêtsgarantis d’un montant de 7,5 milliards d’euros.

"Ce plan s’est traduit par des réductions de salaires pouvant aller jusqu’à 50 %,ainsi que par des fermetures d’écoles, d’hôpitaux, de commissariats de police, dethéâtres, etc. La profonde récession (– 18 % du produit intérieur brut l’an

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dernier, soit la plus forte décroissance de toute l’UE) a fait grimper le chômage àprès de 20 %. Plutôt que de manifester leur colère – il n’y a eu qu’une émeute, le13 janvier 2009 –, les Lettons sont partis travailler à l’étranger par dizaines demilliers. " Les Lettons choisissent la rigueur et l’Europe. [Antoine Jacob (Riga)]

Les émigrés lettons ne se sont-ils pas abstenus ? La victoire relative de l’Unité ne résulte-t-elle pas précisément de l’austérité qui a poussé des milliers de Lettons à s’exiler enRussie ou ailleurs à la recherche d’une meilleure situation ? Moins de quatre centskilomètres séparent Riga de Saint-Pétersbourg, la deuxième ville russe [exemple]. Par lamer, Stockholm est encore plus proche. Dans le cas de la Russie voisine, on peutévidemment considérer que l’émigration résout les tensions diplomatiques, les Lettonsrussophones les moins prêts à parler la langue nationale vivant désormais de l'autre côtéde la frontière [source].

L’émigration est une protestation silencieuse impossible à couvrir par les médias friandsde manifestations monstres, d’affrontements à la grecque. A la Jamaïque, l’émigrationdistend les liens familiaux. Dans la campagne, au Bangladesh, on note l’importance destransferts financiers - en particulier originaire du Golfe - mais avec peu d’effets positifssur les salaires et même un impact négatif sur l’activité agricole. En Lettonie, si lesjeunes actifs diplômés émigrent, qui financera le redressement du pays ? La théorieéconomique s’intéresse bien aux questions des migrations. Contrairement aux idéesreçues, elle ne la considère pas comme une conséquence de facto positive de lamondialisation.

En Irlande, ce week-end, un salon consacré au travail à l’étranger [Working AbroadExpo] se tenait à Dublin. Sur place, les visiteurs ont pu prendre des renseignementsauprès de représentants des gouvernements canadiens et néo-zélandais. Les candidats audépart s’inquiètent pour leur avenir, et pour celui de leurs enfants.

"Je viens juste d’avoir une petite fille, Annabelle, mais je ne veux pas l’élever enIrlande. Quel futur lui garantit-on ici ? "

Une autre parle de son compagnon travaillant de plus en plus dur et de sa difficulté àtrouver un emploi après une naissance. Tous deux souhaitent obtenir un visa pour vivreen Australie. Une autre, qui termine ses études dans le domaine de l’assistance scolaireparle de partir au Canada.

" J’ai déjà trois copains qui y travaillent, bien mieux payés qu’ici. En Irlande,rien n’est fait pour nous retenir. Avec la crise, ce n’est même pas la peine dechercher quelque chose. [ Une enseignant et son mari refusent la facilité d’unemploi garanti. Ils estiment qu’il s’agit d’un avantage trompeur 'the lure of securepublic sector'...]   Je sais que beaucoup envient notre situation, mais ilsn’imaginent pas notre perte de salaire. Nous n’en pouvons plus. [Eux aussis’installeront en Australie... Irish Independent / traduction geographedumonde].

La presse irlandaise ne semble pas s’étonner, encore moins s’interroger sur la politiquedes gouvernements étrangers par ailleurs assez prompts à refouler une immigration nonblanche [source]. De fait l’Irlande a connu dans le passé des épisodes beaucoup plusspectaculaires. Persécutés pour leur foi, les Irlandais ont quitté l’île à différentes époques.L’émigration qui a suivi la Grande Famine de 1845 a surclassé les précédentes et lessuivantes. Entre 1845 et 1854, plus de deux millions d’Irlandais auraient pris alors le

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chemin de l’exil, les deux tiers environ à destination des Etats-Unis [source].

Compte tenu de ce que l’on a observé en Lettonie, il est utile de rappeler que l’émigrationirlandaise n’a pas apaisé les tensions politiques et religieuses. La déstabilisation socialeet la désagrégation de l‘économie vivrière consécutives de l’émigration de masse ont aucontraire accompagné la montée en puissance d‘un nationalisme revendicatif. Lemouvement des Fenians naît en 1858. A la veille de la Première Guerre Mondiale, lapopulation irlandaise dépasse quatre millions d’habitants, contre huit à l’apogéedémographique de l’Île en 1845. Ce seuil équivaut à celui de 1800 ou de 2010 [source].

Il a fallu l’intégration de l’Irlande dans la CEE pour voir le pays esquisser un rattrapageéconomique par rapport au reste du monde développé, en partie facilité par l‘octroi desubventions européennes. Les bases de la prospérité irlandaise sont toutefois apparuesbien fragiles, au début des années 1980 (deuxième choc pétrolier), et aujourd’hui vingt-cinq ans plus tard [source]. L’élévation spectaculaire de la qualification des actifs en uneou deux générations a suscité la croissance économique. Elle explique également le goûtpour l’expatriation en temps de crise. La fiscalité plancher et le boom immobilier ont étéles ingrédients de la réussite en trompe-l’œil des années 1990 [source]. Que lesinvestisseurs se retirent et les habitants de l’Île plongent dans le désarroi. Cela vaut aussipour les pays baltes ou pour l’Islande [Au loto islandais, personne ne gagne].

En Irlande, le secteur bancaire est aujourd‘hui sinistré. L'Anglo Irish Bank ne doit sonsalut qu’à l’intervention d’un Etat fortement endetté. Le déficit budgétaire atteindra untiers (32 %) du PIB en 2010 [source]. Pour rétablir l’ordre financier, l’augmentation desimpôts s’avère inéluctable, dans un contexte d‘augmentation du chômage. Au milieu desannées 1980, celui-ci a atteint le seuil fatidique de 25 %. Raison de plus pour émigrer :les émigrés dehors ! Une interrogation reste donc en suspens, derrière un premier constat.

L’émigration a été pour l’Irlande une chance à l’échelle de l’individu. Elle produira undésastre à l’échelle de la nation. En Grèce [El Zapatero], on se berce d’illusionschinoises, et en Lettonie, on vote. L‘émigration va de toutes façons réduire à néant lesefforts budgétaires des Etats pour réduire leurs déficits, tout en provoquant de fortestensions. Il y a un risque de faire reposer l’effort sur une frange réduite : ceux des actifsqui ne s’exilent pas…

*

26 décembre 2010. Londres (agglomération). Le film 'Another Year' rassemble à justetitre tous les suffrages. Les critiques détaillent l’histoire. Je devrais dire, ‘Ils tentent de lefaire‘, parce que le scénario de Mike Leigh ne s’appuie pas sur une intrigue. La camérasuit quelques personnages dans la banlieue sud de Londres. Des allusions répétées à laville périphérique de Crawley ou à l‘île de Wight ont sans doute titillé mes sensgéographiques.

Tom et Gerry forment un couple uni. Ils figurent la cinquantaine épanouie. Appartenant àla classe moyenne supérieure, les deux diplômés ont un travail dans le secteur public(expert géologue) ou parapublic (dans la santé) qui leur permet de vivre dans une petitemaison victorienne à la façade en briques, une maison assez proche d’une gare. Lesvisiteurs doivent quand même prendre une voiture pour leur rendre visite.

Un ingénieur travaillant dans les égouts de Londres, c’est tout un symbole ! La Tamisedrainait encore tous les effluents de la ville au XIXème siècle, au point de dégager une

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odeur si prégnante que le Parlement britannique a interrompu ses travaux durant l’été1858 (Great Stink), que le choléra tuait par centaines les Londoniens en 1849.L’ingénieur Joseph Balzagette imagine alors un système d’évacuation des eaux usées enlien avec la marée qui assainit définitivement la capitale. Dans 'Another Year', l’ingénieursauveur de l’Occident a cédé la place à un ingénieur dont un chacun moque lescompétences, au demeurant gentil mari, père attentif et ami fidèle.

Nos deux Anglais aiment plus que tout jardiner leur petit lopin à l’extérieur de la ville. Ilsy suivent le déroulement des saisons, amendent la terre, regardent pousser les fleurs,inspectent le mûrissement des tomates. Ce loisir innocent, par son rattachement à unmonde immémorial pourrait passer pour du passéisme ringard. La critique françaisepréfère encenser le cinéaste britannique en évitant de s’arrêter sur les plaisirs agrestes desdeux personnages. Lorsque Becker lorgne dans la même direction, elle suscite l’ironiecondescendante, les commentaires fustigeant une vaine réhabilitation du temps jadis.Pierre Murat, le critique de Télérama, synthétise cette incohérence relative,dithyrambique pour 'Another Year' Mike Leigh et assassin vis-à-vis du 'Dialogue avecmon jardinier' ['Les lendemains qui chantent']. L’idée de comparer les deux filmsdéclenchera sans doute chez lui une irritation cutanée.

Mais je me tairai sur la réussite essentielle du film, qui détaille comment l’amour irradienaturellement autour de lui, attire les isolés et console les esseulés. C’est un amour pur,altruiste, et néanmoins détaché de toute référence religieuse. On se doute en regardantTom et Gerry qu’ils ont pour nature d’être accueillants, qu’ils prennent plaisir à écouterles uns, à tolérer les incartades des autres ; sans juger mais aussi sans se complaire àl’excès. A l’évidence, le film séduit par sa dimension humaniste. D’aucuns percevrontune pincée de morale. Elle me semble difficile à percevoir. Lors d’obsèques d’une belle-sœur, le couple assiste à une cérémonie particulièrement funèbre sans se départir de sonflegme. Cliché assuré pour les Français.

Une dimension du film arrête mon regard à cet instant. Les spectateurs n’y ont peut-êtrepas prêté attention. Un personnage discret peuple ‘Another Year‘. Il s‘agit de la voiture.La voiture de l‘amie du couple, Mary, qui finit par en faire l‘acquisition. Elle croyaitrecommencer une nouvelle vie en redevenant conductrice. Sa petite citadine rouge la faitau contraire basculer dans le chaos. Elle fragilise son amitié avec Tom et Gerry. Elletombe en panne et provoque de multiples ennuis domestiques. La femme seule imaginaitdevenir plus indépendante, mais c’est l’inverse qui se produit. Elle se perd dans labanlieue, ne trouve pas son chemin dans Londres, doit transporter un ami encombrant.La voiture est un personnage inquiétant. La caméra tourne quelques instants de bouchonslondoniens.

C’est un autre enseignement du film. L'acquis essentiel de la modernité accable sesutilisateurs. La circulation les englue. La voiture se transforme même en linceul. MikeLeigh détaille en effet l’arrivée lugubre du convoi de voitures transportant le cercueil dela belle-sœur. Les deux limousines noires font penser à un cortège de mafieuxqu’affectionnent tant les films hollywoodiens. Elles contrastent de façon grotesque avecl’intérieur décrépi de la défunte. Dans la ville européenne qui a la première expérimentéla civilisation de la voiture, cette dernière m’est apparue soudain comme son fossoyeur.

Charles Rolls, mort il y a tout juste cent ans a illustré la disparition de l’âgearistocratique. Il fonde à Piccadilly sa première concession, puis crée la marque

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légendaire Rolls-Royce avec un associé en 1904. Mike Leigh montre dans ’AnotherYear’ des voitures Volvo. L’industrie automobile britannique a vécu. Quant au fils de ladéfunte, pris dans les embouteillages londoniens, il a raté l’heure des obsèques. Il rentredans la chapelle au moment où le rideau se ferme sur le cercueil partant à la crémation.Décidément, c’est un peu sombre pour souhaiter une autre bonne année 2011, avecquelques jours d'avance ?!

*

4 mars 2013. Irlande en crise (suite) Il y a près de trois ans, j'ai abandonné l'Irlande àson sort... Les émigrés, dehors. Face au désespoir, les Irlandais décidaient alors de quitterleur île. Au fond, personne ne s'en étonnait puisqu'il y avait une tradition populaire,comme une sorte d'appel du large : peu importait que depuis des décennies, les Irlandaispréférassent Londres à New York. Les Irlandais s'en allaient, mais ceux qui restaient surl'île, gardaient la barre ; le bateau tanguait, mais l'équipage se promettait de le fairetraverser la tempête de la dette. Il en avait essuyé d'autres, dans l'Atlantique furieux...

Et puis patatras... En ce début d'année 2013, beaucoup d'Irlandais (combien ?) estimentpouvoir s'en sortir en demeurant sur place, les pieds dans la tourbe. Avec de plus en plusd'insistance, des voix s'élèvent désormais à Dublin pour inverser le cours de l'histoire dela liquidation des actifs bancaires vérolés, probablement parce que le relèvementislandais (certes en demi-teinte) donne des idées aux Irlandais. Et si le contribuablefaisait pression sur ses élus pour en finir avec la transformation de la dette en impôts ?Le Monde titre dans ce sens : L'Irlande veut transférer une partie de la dette de sesbanques à l'Europe...

Eric Albert montre avec finesse que la question n'est pas réductible à un combat entreDavid et Goliath. A Bruxelles, au FMI et dans nombre de grandes capitales européennes,nombreux sont ceux qui saisissent les enjeux, prêts à faire entendre la voix de la sagesse,celle de l'acceptation résignée. Pour les raisonnables, un règlement administré de lafaillite bancaire doit être programmé, avec désignation collégiale des banques insolvables(le moins possible) et donc des clients privés & investisseurs floués.

Les Irlandais sortiraient alors de la période d'austérité en quelques mois. Ils ont reçu desaides, mais à l'automne 2008, Dublin a accepté de prendre en charge les 64 milliardsd'euros (40 % du PIB) de dettes des banques privées. C'est donnant, donnant...

"Selon Michael Noonan, le ministre de l'économie irlandais, [...] "L'Europe s'estengagée, le 29 juin 2012 , à briser le lien entre les dettes souveraines et bancaires ;cet engagement tient toujours". Le transfert pourrait porter sur un maximum de28 milliards d'euros, pris en charge par le Mécanisme de stabilité européen(MSE) : le fonds de secours mis en place en 2012 pourrait en principerecapitaliser directement les banques, selon des modalités qui divisent encore lesEtats de la zone euro. Mais Berlin et la Banque centrale européenne (BCE)bloquent cette demande. [Fin septembre, reculade des ministres de l'économieallemand, néerlandais et finlandais] Le MSE pouvait aider à recapitaliser lesbanques en cas de crise, mais pas de façon rétroactive : 'Les actifs hérités dupassé doivent être de la responsabilité des autorités nationales.'"

Posons le problème en termes simples. Trois banques en faillite programmée surviventencore, mais plus pour longtemps : Allied Irish Bank, Bank of Ireland et Permanent TSB

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(8 milliards d'€ de capitalisation, c'est-à-dire moins du tiers de leurs valeurs d'achat parl'Etat). Dublin souhaite qu'elles absorbent une partie de la tasse puis que le MSE lesachètent à un prix qui doit encore être fixé. Ceux qui sont favorables à cette solutions'expriment à mots couverts. Tous les autres se taisent, malgré quelques ronchonneries(d'après Eric Albert, du côté de Berlin et de la BCE).

De ce point de vue, dans les grandes banques parisiennes siégeant à la Défense, les avissont sans doute aussi tranchés qu'outre-Rhin, sans l'once d'un remords pour lecontribuable irlandais qui depuis trois ans assume seul les pertes des investisseurs. Maisau Monde on préfère désigner l'austère teuton. Il est vrai qu'interrogé d'un peu près par unjournaliste allemand, Wolfgang Schäuble marmonne distinctement. Et sa pensée se lit surses lèvres, entre ses dents serrées... 'Les Irlandais, on va leur casser les reins s'ils jouentce flonflon-là..." [Quand l'Europe sauve ses banques, qui paie ?]

Puisque l'on voyait plus haut resurgir les us et coutumes du passé, je ne peux que sourireà l'idée de ces fous ignorants qui prétendent aller sur le terrain de la confrontation. J'osepenser qu'ils sont peu nombreux. La population irlandaise a peut-être choisi de temps àautre l'exil. Mais elle n'a à aucun moment plié sous le joug étranger. L'Irlande a connuquatre siècles d'occupation depuis la période de la Réforme élisabéthaine jusqu'àl'indépendance au début des années 20.

Que l'on ne songe pas un instant à Paris, Berlin ou ailleurs que le numéro de dompteur debête sauvage impressionnera qui que ce soit par delà la mer d'Irlande. Il faudrait pour celades Européens prêts à s'installer dans les brûmes hivernales - en 1945 certains s'y sont plu- et une armée digne de celle envoyée par Cromwell (lien) ou Lloyd George (lien).

Les événements se succèdent, mais la géographie demeure. L'île ne bougera pas d'uniota à l'annonce d'une cessation des paiements, et ses habitants le pressentent. Je fais lepari que le gouvernement a réussi à faire avaler la pilule de l'austérité aux Irlandais,parce que l'euro suscite l'hostilité viscérale d'une partie de l'opinion publiquebritannique. Ce que Londres honnit, Dublin l'adore.

Que les Irlandais réalisent l'erreur de perspective - l'économique britannique étroitementimbriquée à celle de l'Eurozone (malgré la livre sterling) - et une ultime réticence sautera.Les Grecs, Espagnols, Italiens, Français et Allemands ne tarderont pas à effectuer lesmêmes calculs : assumer les pertes sans peur d'une nouvelle Grande Dépression dès lorsque celle-ci se développe sous leurs yeux... Et la crise de la dette européenne deviendra lacrise de la dette du couple livre-dollar, bien qu'il faille d'abord redouter une ruine chezl'épargnant européen emporté par la faillite de telle ou telle banque systémique.

Dans un second temps, on ne peut s'empêcher de repenser à la répartie cynique de JohnConnely, secrétaire d'Etat au Trésor de Nixon en 1971. Il parlait alors du poids du dollardans les échanges transatlantiques : 'C'est notre monnaie et c'est votre problème."