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1 Les Lectures-Croisées du GREP Midi-Pyrénées en partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse Événement Lectures croisées 2016 Nos Andalousies Histoire, Littérature, Poésie, Musique dans l’âge d’or espagnol au travers des communautés juive, chrétienne et musulmane. Présenté par Nadine Picaudou-Catusse, Elizabeth Rouch, Nicole Gauthey, et Mohammed Habib Samrakandi, animateurs du GREP Poèmes lus par Samir Arabi et Georges Ifergan, Illustrations musicales au luth par Thierry Di Filippo au grand auditorium de la Médiathèque José Cabanis de Toulouse Samedi 28 mai 2016 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 05 61 13 60 61 Site : www.grep-mp.fr

Les Lectures-Croisées du GREP Midi-Pyrénées en …€¦ · tous les trois ensemble, ... Le discours amoureux d'Ibn Arabi Mohammed Habib Samrakandi, ... cultures sous le regard

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Les Lectures-Croisées du GREP Midi-Pyrénées

en partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse

Événement Lectures croisées 2016

Nos Andalousies

Histoire, Littérature, Poésie, Musique

dans l’âge d’or espagnol

au travers des communautés

juive, chrétienne et musulmane.

Présenté par Nadine Picaudou-Catusse, Elizabeth Rouch, Nicole Gauthey,

et Mohammed Habib Samrakandi, animateurs du GREP

Poèmes lus par Samir Arabi et Georges Ifergan,

Illustrations musicales au luth par Thierry Di Filippo

au grand auditorium de la Médiathèque José Cabanis de Toulouse

Samedi 28 mai 2016

GREP Midi-Pyrénées

5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6

Tél : 05 61 13 60 61

Site : www.grep-mp.fr

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Événement Lectures croisées 2016

Nos Andalousies :

poésie mystique

andalouse

Présentation générale par Nicole Gauthey, vice-présidente du GREP

et responsable des Lectures Croisées

Pourquoi ce thème….

Le GREP, cette année, a déjà eu l’occasion de montrer combien l’œcuménisme

pouvait lui tenir à cœur dans ces temps troublés que nous traversons.

Le colloque que nous avons organisé en début de saison avait en effet pour

titre : « Quel Humanisme pour le XXIe siècle ? », il témoignait bien de cette même

préoccupation.

Les trois monothéismes y étaient interrogés dans leurs différences et leurs points

communs, et la succession de conférences et de débats à propos de cette

« aventure monothéiste » (pour citer le titre de l'étude qu’en a faite Isy

Morgensztern) se concluait sur cet espoir d’humanisme que chacun d’entre eux, et

tous les trois ensemble, ne cessent de préconiser.

Aujourd’hui, le travail, appelé « Évènement » qui clôture « Lectures

Croisées 2016 » poursuit donc en droite ligne une préoccupation qui est celle du

GREP, mais aussi celle de nous tous, avec sans doute, en ce qui concerne « Nos

Andalousies » un angle d’attaque très différent, puisqu’il nous en fait faire le

chemin par le détour de la poésie mystique du Moyen-âge espagnol

Cette « aventure monothéiste » donc, qui entremêle les trois religions, avait déjà

bien commencé dès le XIe siècle dans ce qui a pu s’appeler l'« âge d’or ? », avec

des guillemets et un point d’interrogation. Mais nous y reviendrons…

C’est donc au nom du GREP mais aussi en mon propre nom que je salue ce

travail qui ouvre tout un continent littéraire mal connu, et qui surtout apparait à

point nommé dans un grand renouveau du sentiment religieux et dans cette France

d’aujourd’hui, elle aussi multiculturelle et elle aussi plurielle. Je le salue d’autant

plus qu’il pose le « parti-pris », un peu a contre courant, d’aborder ce sujet en tant

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qu’utopie, mais une utopie qui, dans l’Espagne andalouse, a pu par moments être

réalisée.

Ce rêve, avec tous les aspects contradictoires qu’il peut recouvrir, je vous

propose de le retrouver aujourd’hui à travers la poésie mystique andalouse :

hébraïque, arabe et espagnole.

Au cours de cette soirée «Lectures croisées» exceptionnelle (à la Médiathèque

José Cabanis) nous avons alterné (et parfois superposé) des présentations de grands

poèmes, par des animateurs du GREP (Nadine Picaudou-Catusse, Elisabeth

Rouch, Mohammed Habib Samrakandi et Nicole Gauthey), des lectures de ces

poèmes, en français et dans leur langue originelle (hébreu, arabe, espagnol) par

Georges Ifergan, Samir Arabi et Nadine Picaudou-Catusse, et des illustrations

musicales improvisées au luth par le guitariste toulousain Thierry Di Filippo (que

l'on pourra retrouver en allant sur le site du GREP www.grep-mp.fr)

Introduction historique Nadine Picaudou-Catusse

Le Cantique des Cantiques Elisabeth Rouch, Georges Ifergan

Poésie mystique juive : Yehuda Halévy,

Samuel Ibn Nagrila, Le Zohar,

Salomon Ibn Gabirol Nicole Gauthey, Georges Ifergan

Poésie soufie.

Le discours amoureux d'Ibn Arabi Mohammed Habib Samrakandi,

Samir Arabi

Poésie mystique chrétienne :

Jean de la Croix Nadine Picaudou-Catusse

Interludes, accompagnements

et conclusion musicale au luth Thierry Di Filippo

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Introduction historique par Nadine Picaudou-Catusse

Pourquoi avoir choisi, sous ce titre peut-être énigmatique : Nos Andalousies, de

vous donner à entendre et à penser des textes de poésie mystique venus d’Al-

Andalus, l’Espagne musulmane médiévale ? Pourquoi avoir décidé de vous les

faire entendre, pour partie au moins, dans les langues de l’origine, l’hébreu,

l’arabe et l’espagnol ?

L’exercice est exigeant sans doute. C’est qu’il est à la mesure de l’ébranlement

de nos consciences et de nos vies consécutif aux drames qui ont marqué l’année

2015 en France. C’est qu’il cherche à répondre à l’interpellation de l’événement.

C’est qu’il exprime le besoin impérieux d’opposer à la barbarie, à l’intolérance et

à l’ignorance, les armes de la connaissance et les vertus de la poésie.

Pour affronter aujourd’hui les défis de l’altérité, pour penser une interculturalité

capable de nourrir un authentique vivre ensemble, nous avons donc choisi

d’esquisser un pas de côté, de situer le questionnement dans un ailleurs, un

ailleurs dans l’espace aussi bien que dans le temps, qui est celui de l’Andalousie

médiévale, que les Arabes appelaient al-Andalus.

Pour clarifier les choses, nous vous proposons d’abord quelques repères

chronologiques. Ils nous conduisent, comme vous le voyez, du début du VIIIe

siècle, en 711, à l’arrivée des musulmans dans la péninsule ibérique, jusqu’à la

chute du dernier royaume musulman d’Espagne, celui de Grenade, et à l’expulsion

des juifs en 1492. Il faut y distinguer des moments très différents : il y a le temps

des Omeyyades entre 756 et 1031, une dynastie venue de Syrie qui fuit l’Orient

passé aux mains des Abbassides de Bagdad ; puis le temps des petits royaumes

musulmans des Taïfas qui voit l’éclatement territorial d’al-Andalus ; l’arrivée

enfin de deux dynasties berbères venues du Maghreb, les Almoravides à partir de

1086 puis les Almohades à compter de 1147 pour répondre à l’avancée de la

reconquête chrétienne (la Reconquista), qui s’est amorcée avec la prise de Tolède

en 1085. A compter de 1264, l’Andalousie musulmane se réduit au royaume de

Grenade jusqu’à sa chute finale en 1492. L’histoire d’al-Andalus stricto sensu

s’inscrit entre ces deux dates 711-1492, mais nous avons pris le parti de prolonger

cette chronologie jusqu’à l’expulsion, en 1609, des morisques, ces chrétiens

espagnols d’origine musulmane, lorsque triomphe l’Espagne du refus de l’altérité,

construite sur le fantasme de la pureté de sang (la limpieza de sangre).

L’histoire d’al-Andalus est l’objet de polémiques souvent violentes où se mêlent

controverses savantes et passions communautaires et c’est de là, de ces

polémiques là, qu’il nous faut partir.

Certains en effet développent une vision irénique de la coexistence harmonieuse

entre musulmans, juifs et chrétiens et célèbrent la convivencia entre les trois

communautés. L’Espagne musulmane serait le lieu mythique et le modèle par

excellence d’une tolérance religieuse exemplaire et d’un dialogue harmonieux des

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cultures sous le regard bienveillant de princes arabes cultivés, ce que l’on a parfois

appelé « l’esprit de Cordoue ». Certains d’entre vous ont peut-être vu à cet égard

le film de l’Egyptien Youssef Chahine, sorti en 1997, sous le titre Le Destin, qui

mettait en scène un Averroès de fiction, tout d’intelligence et d’ouverture,

emblème de la coexistence inter-communautaire en lutte contre le fanatisme

religieux. Le cinéaste convoquait le paradigme andalou pour mieux dénoncer la

violence islamiste qui frappait alors l’Egypte.

D’autres, à l’inverse, s’acharnent à détruire « le mythe d’al-Andalus ». Ils

rappellent que, dans l’Espagne médiévale comme dans toute société musulmane

ancienne, chrétiens et juifs étaient réduits au statut infériorisant de dhimmis, à la

fois soumis et protégés du pouvoir : c’est juste, à condition de préciser que

l’infériorité juridique ne se traduit pas toujours par une infériorité sociale. Ils

soulignent l’existence, au demeurant incontestable, d’épisodes de violences et de

persécutions, en particulier sous le règne de la dynastie fondamentaliste des

Almohades, venue du Maghreb au XIIe siècle. Ils récusent au total l’image d’une

Andalousie paradis de la tolérance et de la coexistence entre les groupes.

Dans le contexte contemporain de crispation et de repli identitaire, célébrer le

mythe de la convivencia est un acte politique, c’est vouloir faire d’al-Andalus un

antidote au choc des civilisations, c’est affirmer que le temps est venu de

mobiliser, contre la haine et la barbarie, nos Andalousies intérieures. Mais à

l’inverse, dénoncer le mythe, récuser la vision d’un âge d’or andalou n’est pas

moins politique et risque aujourd’hui de nourrir le refus de l’autre.

Alors faut-il choisir entre ces deux postures ainsi grossièrement situées ? Nous

avons préféré déplacer le questionnement ? Ne pas opposer radicalement le mythe

à l’histoire, mais d’une part, historiciser le mythe, c’est à dire s’interroger sur sa

construction au fil du temps, tout en cherchant d’autre part à repérer, dans la

réalité historique d’al-Andalus, quelques signes pour nos temps d’inquiétude.

1. Le mythe

Le mythe d’al-Andalus est complexe. Il est fait de sédimentations successives

qui lui confèrent des sens et des usages très différents selon la période considérée,

selon qu’il s’agit en particulier d’un mythe littéraire arabe ou d’un mythe politique

espagnol.

Le mythe littéraire arabe est premier. Au cours des siècles omeyyades, les

poètes arabes qui chantent les richesses et les beautés de l’Andalousie en font un

condensé des vertus de l’Orient musulman. Comme si, dans ce lointain Occident

de l’islam, al-Andalus récapitulait en elle les trésors de l’Orient perdu dont elle

porte l’écho. L’Andalousie est ainsi d’emblée le nom d’une identité exilée qui

nourrit une première écriture de la nostalgie.

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Mais c’est la dislocation du califat de Cordoue au XIe siècle qui ouvre à une

identité seconde d’al-Andalus, devenu cette fois l’objet même de la perte. Au gré

de la chute progressive des principautés arabes d’Espagne sous les coups de la

reconquista chrétienne, les musulmans d’Espagne prennent l’habitude d’égrener

les noms des villes perdues, scandés par la formule : « Que Dieu les rende aux

musulmans ». La lamentation sur les jardins perdus d’al-Andalus devient dès lors

un topos littéraire pour dire la douleur de la perte et les affres de l’exil. Depuis

lors, l’épisode andalou hante la littérature arabe, à la fois métaphore de l’âge d’or

disparu mais aussi figure d’une métaphysique de l’absence.

Le mythe politique espagnol est tout autre, c’est celui de « l’Espagne des trois

cultures ». Il s’enracine initialement dans les royaumes issus de l’expansion

chrétienne, en ces lieux frontière entre chrétienté et islam.

D’abord à Tolède après sa reconquête en 1085 par Alphonse VI de Castille et

Léon. Tolède qui, sous le règne éclairé d’Alphonse VI, devint le relais vers

l’Europe des textes de l’Antiquité grecque : la Bagdad des Abbassides les avait

traduits du grec à l’arabe, Tolède les traduira de l’arabe au latin. L’école de

traduction de Tolède sera ainsi l’un des berceaux de la Renaissance européenne.

C’est aussi là que le Coran fut pour la première fois traduit en latin en 1143.

Un siècle plus tard à Séville, conquise par les chrétiens en 1248, Alphonse X le

Sage se met en scène en protecteur des trois religions. On le voit sur nombre de

miniatures jouant aux échecs avec un musulman ou un juif, écoutant des musiciens

musulmans ou juifs, ou encore dirigeant, un livre à la main, une équipe d’érudits

des trois religions. Autant d’images de propagande qui attestent peut-être avant

tout de sa volonté d’asseoir sa légitimité sur ses nouveaux sujets juifs et

musulmans, ces musulmans que l’on nomme mudejar, d’un terme venu de l’arabe

qui signifie les domestiqués, désormais soumis à un pouvoir chrétien. Il fera

également graver les inscriptions du tombeau de son père dans les trois langues, le

castillan, l’hébreu et l’arabe.

Dans l’Espagne moderne cette fois, c’est le débat sur l’identité historique du

pays qui convoque à son tour le mythe d’al-Andalus. En témoigne la polémique

entre deux intellectuels républicains espagnols exilés au lendemain de la victoire

du franquisme : Claudio Sanchez Albornoz et Amerigo Castro, deux hommes qui

ont tous deux mal à l’Espagne. Pour l’un, Albornoz, la péninsule ibérique ne fut

que la « croisée des chemins » pour les trois monothéismes et l’Espagne se

consolida comme nation dans et par la reconquista chrétienne. Pour l’autre,

Amerigo Castro, auquel on attribue d’ailleurs généralement la paternité de la

notion de convivencia, l’identité espagnole est née au contraire de la coexistence et

de la fusion entre les trois apports juif musulman et chrétien. Aujourd’hui,

l’écrivain espagnol Juan Goytisolo, prix Cervantès 2015, sur lequel je reviendrai

dans mon intervention finale, se réclame de cet héritage de « l’Espagne des trois

cultures ». Son ami Carlos Fuentes écrit à son propos :

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« Pour Goytisolo, métisser c’est cervantiser et cervantiser c’est islamiser et

judaïser. C’est embrasser à nouveau tout ce qui a été expulsé et pourchassé, c’est

retrouver la vocation de l’inclusion et transcender le maléfice de l’exclusion. »

2. Réalité historique d’al-Andalus

Mais alors, par-delà les dimensions multiples du mythe, que retenir de la réalité

historique d’al-Andalus pour nourrir nos interrogations d’aujourd’hui, sur quoi

nous arrêter ?

Faut-il s’arrêter sur un modèle de cohabitation quotidienne des populations de

religions différentes ?

Je rappelle qu’il y a les chrétiens, dits mozarabes (arabisés) qui parlent le

roman, une langue issue du latin populaire et qui se fractionnera peu à peu en

castillan, aragonais, catalan, andalou... tout en se mâtinant d’arabe. Mais ils sont

majoritairement ruraux et l’élite religieuse chrétienne a été encouragée à émigrer

dans les royaumes chrétiens du Nord, si bien que la vie intellectuelle y est assez

peu développée. Avec l’époque des taïfas puis des dynasties berbères, la

conversion ou l’exil disperseront largement la communauté mozarabe.

Il en va tout autrement des Juifs de Sefarad (d’Espagne), très anciennement

implantés dans la péninsule ; persécutés sous les Wisigoths, ils trouvèrent

incontestablement une plus grande protection sous la domination arabe,

s’arabisèrent dans la langue, les mœurs et les pratiques du quotidien et jouèrent un

rôle culturel éminent, un rôle politique aussi parfois, que l’on songe à Ibn Shaprut

médecin, poète et diplomate du calife omeyyade Abderraham III au début du Xe

siècle, ou à Samuel Ibn Nagrila, rabbin, grammairien et poète, devenu vizir du

souverain de Grenade en 1038 puis commandant en chef de l’armée. Toutefois son

fils Joseph ibn Nagrila, vizir lui aussi, périra victime du pogrom de Grenade en

1066. Plus tard, au XIIe siècle, les persécutions almohades poussèrent nombre de

juifs à émigrer vers Tolède ou Saragosse... ou vers l’Orient musulman, ainsi de

Moshe ibn Maïmun (le philosophe juif Maïmonide) réfugié … dans l’Egypte de

Saladin.

Au total le modèle d’une cohabitation harmonieuse de populations de religions

différentes semble avoir concerné quelques périodes privilégiées, sous le califat

omeyyade de Cordoue, dans certains royaumes musulmans des taifas comme dans

le royaume chrétien de Tolède après la reconquête de 1085. Mais l’on pourrait lui

opposer le pogrom de Grenade en 1066 ou les persécutions almohades du XIIe

siècle.

En revanche, il n’est guère contestable que la civilisation arabe ait constitué le

cadre d’un dialogue des cultures, voire de transferts culturels qui se sont opérés

entre les élites des trois communautés. On ne saurait trop souligner à cet égard

l’importance des grandes langues de civilisation dans les rencontres de l’esprit.

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L’arabe d’al-Andalus fut de celles-là. L’Andalousie musulmane fut ainsi le

berceau d’une civilisation arabe qui a diffusé ses modèles culturels dans

l’ensemble des populations, par-delà les clivages religieux.

C’est vrai dans les manières du quotidien ( les modes vestimentaires, l’usage des

parfums, la cuisine)

C’est vrai dans la musique ; c’est vrai dans l’architecture dite mudejar qui imite

le style arabe et qui d’ailleurs se prolonge dans les terres redevenues chrétiennes.

Songeons que c’est après la reconquête chrétienne que l’Alcazar de Séville est

élevé par des artisans maures, comme on dit alors, ou que la synagogue de Santa

Maria la Blanca est reconstruite à Tolède avec l’autorisation du roi Alphonse X, le

financement de la communauté juive locale et le savoir-faire maure.

C’est vrai encore dans les plus hautes productions de l’esprit, qu’il s’agisse des

sciences (médecine, pharmacologie, botanique, agronomie, mathématiques,

astronomie) ou des débats théologiques qui suscitent de violentes polémiques sur

le mode de la disputatio. On dialogue, on polémique, chacun pense détenir la

vérité et cherche à en convaincre l’autre, mais n’oublions pas que c’est sur la base

d’un univers intellectuel commun, nourri par l’héritage philosophique grec.

C’est vrai enfin de la poésie sur laquelle nous allons revenir.

Mais écoutons Moshe ben Ezra au début du XIIe siècle :

« Quand les Arabes se furent rendus maîtres de la péninsule d’al-Andalus, en la

conquérant sur le pouvoir des Goths, les Israélites qui s’y trouvaient apprirent, au

cours des temps, les diverses branches du savoir. Grâce à leur constance et à leur

application, ils apprirent la langue arabe, ils purent scruter leurs œuvres et

pénétrer au plus intime de leurs compositions. Ils devinrent parfaits connaisseurs

de leurs disciplines scientifiques, et, en même temps, ils se délectaient de

l’enchantement de leur poésie. A partir de là, Dieu fit que les Israélites purent

comprendre les secrets de la langue hébraïque et de sa grammaire (…). Là où

l’imitation fut la plus parfaite fut dans l’art de la poésie, car ils assimilèrent leurs

procédés et furent très sensibles à leurs merveilles. »

Les Juifs, qui savaient l’arabe, se mettent donc à l’école des Arabes. Dans le

domaine de la poésie, ils reprennent des genres et des thèmes profanes qui

contribuent à détacher la poésie hébraïque de la seule liturgie, ils introduisent dans

leurs vers la métrique arabe, fondée sur la combinaison de syllabes longues et de

syllabes courtes, ils approfondissent aussi la grammaire de l’hébreu en s’inspirant

largement du travail des grammairiens arabes. Car la pratique de la poésie est alors

indissociable de l’exploration même de la langue. Pour Dominique Urvoy,

spécialiste de l’occident musulman médiéval, « Les Juifs d’Espagne prennent

appui sur une civilisation nouvelle pour se constituer une culture propre ».

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C’est un domaine très spécifique de la production poétique que nous avons

choisi d’approfondir aujourd’hui, celui de la poésie mystique, juive, musulmane et

chrétienne, tant les échos semblent nombreux d’une tradition religieuse à l’autre,

tant les textes que nous allons vous présenter sont remplis de résonances secrètes

que nous nous proposons de vous faire entendre.

3. Poésie mystique

Mais avant de terminer cette introduction j’aimerais dire un mot des

interrogations et des controverses qui traversent la question de la mystique en

général, de l’approche mystique du religieux, dans la mesure où ces interrogations

touchent directement à notre sujet.

Un premier questionnement pourrait se formuler ainsi : faut-il penser la

mystique comme un type universel d’expérience spirituelle, un mode singulier

d’accès au divin qui, par delà la diversité des traditions et des cultures religieuses,

toucherait à un fonds commun de l’expérience humaine ? Pour le dire autrement,

l’attitude mystique serait -elle une manière de constante anthropologique ?

Ou doit-on postuler, à l’inverse, l’impossibilité d’assimiler le langage d’une

tradition spirituelle à celui d’une autre. Il y aurait donc non pas une mystique mais

des mystiques, indissociables des dogmes propres à telle ou telle tradition

religieuse, indissociables aussi des traditions culturelles propres à tel ou tel groupe

humain.

Nous ne trancherons évidemment pas sur cette question mais ce que l’on peut

affirmer, c’est que, dans tous les cas, les phénomènes mystiques semblent

s’épanouir dans des moments de crise des religions instituées, lorsque les hommes

se trouvent confrontés au silence troublant des prophètes, au suspens ou à la

clôture des révélations, lorsqu’ils cherchent les chemins permettant de retrouver ce

qui a été perdu ou masqué par l’accumulation des dogmes et des exégèses, par le

ritualisme et le légalisme.

La deuxième observation que je voudrais faire porte sur la double dimension du

phénomène mystique, qui est à la fois le témoignage d’une recherche spirituelle

intériorisée, d’une aspiration de l’homme à une communion directe avec le divin

qui passe par la déprise des désirs et des passions du moi jusqu’à l’anéantissement

de l’âme en Dieu. Autrement dit qui relève de l’expérience intime.

Mais qui est aussi une théologie, une théologie qui serait recherche du sens

caché de la Révélation, autrement dit recherche d’une dimension ésotérique de la

connaissance de Dieu et de sa création, une dimension qui ne relèverait pas du

registre intellectuel de la connaissance mais du registre de la contemplation et de

l’illumination. Cette deuxième dimension est sans doute plus présente dans les

mystiques juive et musulmane que dans la mystique chrétienne, mais je ne

voudrais pas anticiper.

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C’est en réalité à la confluence de l’expérience mystique et de la pratique

poétique que nous avons choisi de nous placer.

Le mystique, dans sa quête de l’absent éternel, tente de donner forme, dans le

langage, à l’ineffable d’une expérience spirituelle que le langage ne peut contenir.

Le poète quant à lui s’affranchit des conventions de la langue qui font obligation

aux mots de signifier, il dé-naturalise, il dé-territorialise le signe pour le

transformer en pur signifiant gros de toutes les significations possibles, pour

retrouver l’innocence perdue du langage. Car la parole poétique surmonte la

séparation du mot et de la chose, l’objectivation du monde dans le langage, elle

fait en quelque sorte du langage un recours contre lui-même

Le poète Philippe Jacottet écrit : « Sans doute est-ce l’intuition de l’insaisissable

comme source de la parole qui rapproche poésie et mystique », car le poème

pointe à la fois vers un au-delà et vers un en-deçà de la parole qui le traverse et le

déborde. Pour le dire autrement, la parole poétique ne signifie pas, elle manifeste

et c’est à ce point que se situent les convergences entre expérience mystique et

expérience poétique, à la source même de la parole créatrice, aux racines de

l’ambiguïté originelle du langage. Le poème comme « aventure de l’aube » pour

reprendre les mots du poète espagnol José Maria Valente. Mystique et poésie

partagent donc une même expérience de la parole.

Nous avons souhaité commencer par un texte très antérieur aux lieux et aux

temps dont nous traitons ici, mais un texte source, un texte connu de tous, lyrique

et incandescent, le Cantique des cantiques ou plutôt peut-être le Chant des chants.

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Le Cantique des cantiques par Elisabeth H Rouch

(poèmes lus par Georges Ifergan)

Le Cantique des cantiques est dit « de Salomon » car il est prêté au roi

Salomon, auteur réputé de nombreux psaumes. Et « des » cantiques est, non un

génitif, mais un superlatif d’excellence pour un chant de la passion d’aimer et de

la splendeur du monde, d’une épaisseur sémantique telle qu’on a pu le qualifier de

théologico-érotique.

Pourquoi ouvrir avec lui aujourd’hui ? Parce qu’il est plate-forme voire matrice

majeure de métaphores poétiques, au carrefour proche-oriental et méditerranéen

des cultures et des langages qui nous occupent aujourd’hui.

Shîr ha-shîrîm en hébreu, Cantus cantorum ou Canticus canticorum, Song of

songs, le chant par excellence. En latin, si cantus = chant, canticum = chant

religieux en langue vulgaire.

Incantation et enchantement de l’état amoureux et des noces, il leur esquisse un

statut dès l’aube du monothéisme. La référence à ce texte est dès lors permanente,

mais complexes son interprétation et sa légitimation.

Précision sur le corpus

C'est un texte assez bref, environ dix pages de nos formats moyens.

Sa lecture linéaire est quasi impossible : monologues alternés de l’époux et

l’épouse (dite : la Sulamite), duos, chœurs ; enchainement bariolé de versets

narratifs, descriptifs, prescriptifs, incantatoires, quelques répétitions. Texte métis

donc, souvent réorganisé au cours du temps pour plus d’intelligibilité dramatique

ou artificiellement ramassé en saynète amoureuse.

E. Renan par exemple dit identifier jusqu’à onze instances de paroles quand

certains croient pouvoir le balayer comme un duo avec chœur…

Ses origines

Des analogies et des sources sont établies dans la littérature du Proche-Orient :

l’Egypte du XIIIe siècle av J-C (le Moyen empire et Akhenaton dont s’inspire en

son temps l’administration du roi David et de Salomon) ; les textes hiérogamiques

de Sumer, de Babylone, d’Assyrie, de Syro-Phénicie (cultes païens et folklore

nuptial), d’Inde et Perse peut-être en amont ; et l’Inspiration Palestinienne surtout :

il s’agirait de textes du Xe au VI

e siècle, rassemblées vers le V

e av J-C par un

judéen.

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Son statut canonique :

Comment et pourquoi ce texte fait-il entrée et autorité à la Synagogue et à

l’Eglise ?

Dans le judaïsme, il constitue un des Cinq Rouleaux réservés par la liturgie

juive à certaines fêtes. Il est lu le vendredi soir avant d’entrer dans le Shabbat,

commémorant l’achèvement de la création et rappelant la sortie de l’esclavage ; et

au 8ème

jour de la Pâque, célébration de cette même délivrance et de l’amour de

Dieu et d’Israël.

Son entrée dans le Canon juif des écritures, d’abord objet de discussion, fut

acquise définitivement au synode de Jamnia (vers 90-100). Son attribution à

Salomon joua un rôle décisif pour sa canonicité. Il passe donc du Judaïsme

rabbinique au Judaïsme hellénistique… et de là au Christianisme.

Les chrétiens se déchirent au IIe siècle pour la définition de leur corpus propre

qui s’opère à travers Irénée de Lyon, vers 200, 0rigène au IIIe siècle, Jérôme au

IVe, enfin aux conciles de Carthage (393 et 402), avec intégration définitive dans

l’Ancien Testament.

Ce texte est dès lors le plus lu et le plus commenté de la mystique juive et de la

mystique chrétienne (dans le monde musulman, les échos semblent plutôt provenir

du fond d’imprégnation archaïque commune).

Quoiqu’il en soit et de façon patente, le Cantique des Cantiques est l’incantation

pour et la célébration de retrouvailles… mais les retrouvailles de qui ?

Si nous écoutions

(Textes proposés à la lecture en hébreu et en français : L’épouse, III, 1-5

et L’époux, IV, 1-7) tous ces textes sont à retrouver plus loin.

Sa littéralité

« Celui qui lit le Cantique des Cantiques comme un texte érotique attire sur lui

le malheur » dit le Talmud. Il est pourtant indéniable, au premier degré de lecture,

que le désir du corps comme du cœur habite le texte. Tension de l’attente, du

furtif, de la part manquante, de l’absence de l’aimé, de l’exil. Le champ lexical

relève du désir amoureux et profane, la célébration du monde semble païenne.

Voici un bref inventaire lexical, non exhaustif :

-La maison, le jardin, le monde.

-La maison, le palais, les colonnes, l’appartement, le cellier, la chambre, la

couche, le lit, la litière, le palanquin…

-Un mobilier de marbre, de bois de cèdre et de cyprès, de l’or, de l’ivoire, de

l’argent, de l’onyx, des saphirs…

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-Un jardin et des vignes généreuses, des arbres et des fruitiers : noyers,

pommiers, grenadiers, palmiers, aloès, troène, figuiers ; mais aussi des roses, des

narcisses et des lys qui deviennent des éléments comparatifs de la beauté des

corps.

-Abondance et générosité des champs et des troupeaux, de la nature et de la

faune sauvages: lions, léopards, renards, colombes, faons, biches, gazelles,

chèvres, tourterelles.

-Fluidités et liquidités : il y a l’eau (fleuve, ruisseau, fontaines, source) ; le miel

et le lait coulent à flots, les jus aussi.

-Dans le même registre sensuel abondent les parfums et les arômes : aloès,

mandragore, cannelle, cinabre, l’encens, la myrrhe, le nard, le safran… On peut

aller pieds nus, et parler.

- Je ne prends pas le temps d’exploiter les couleurs (noir, blanc, rouge), et ne

souligne qu’en passant la toponymie précise des territoires évoqués.

-Dans cette ambiance de ruissellements et de délice, le corps peut se dénuder, la

tunique tombe, et le corps est admiré: seins, ventre, joues, yeux, mains… et la

consommation érotique semble explicite, qu’en pensez-vous ?

Ecoutons à nouveau (L’épouse, IV, 16 et L’époux, V, 1)

Et Dieu dans tout ça ?

Comme a pu demander Napoléon… Une seule occurrence, et bien incertaine ; et

on peut aussi s’étonner, même en lecture profane, que la fertilité de ces corps, la

procréation et la famille ne soient pas évoquées.

Alors, dans le corpus religieux, à quel prix ?

Si tant il est qu’il n’y a pas de vérités mais seulement des interprétations, ici

l’Occident s’en est donné… à cœur joie ! Rapide parcours des perspectives :

-naturaliste : collection plus ou moins bien collée de chants d’amour profanes,

familiers aux prophètes eux-mêmes

-historicisante (Luis de Leon, Jacobi, Herder) : le chant se rapporterait au

mariage du roi Salomon avec une princesse étrangère

-mythico-cultuelle : recyclage de textes hiérogamiques de rituels sacrés de

cultes antérieurs

- allégorique :

interprétation juive : là où tout texte relève de 70 sens, l’allégorie dominante

reste celle de l’amour de Dieu pour Israël et de leur fidélité mutuelle. On repère

des allusions à l’histoire du peuple hébreu, l’exode, l’exil, au retour en Terre

Promise. On entend l’écho d’Isaïe dialoguant avec sa vigne, de Jérémie, etc.

15

Derrière l’épithalame charnel, le spirituel. La Sulamite peut être Israël, Dieu

l’époux, le mari, l’épousée peut-être Jérusalem ou la communauté des croyants. Le

Zohar au 13ème peut y lire l’union de deux sefirots, l’homme et la femme, et tout

le contenu de la foi d’Israël, attente eschatologique incluse. Quand l’âme aime, la

nature tressaille…

interprétation chrétienne, dominante jusqu’au XIXe siècle, hésitante et plus

discrète ensuite : amour de dieu pour l’humanité, amour d’Adam et d’Eve, du

Peuple de Dieu pour la Terre Promise, de Dieu pour l’Eglise (Cyprien), pour la

Vierge (Ephrem, Ambroise), pour l’âme fidèle (Origène, Bernard de Clairvaux,

Jean de la Croix), de l’âme pour l’âme, et jusqu’à l’amour du Christ pour sa mère,

un peu scabreux, chez Claudel…

Dès le haut Moyen- Âge la mystique s’empare du matériau linguistique qui

véhicule Dieu en quelque sorte comme sperma dei quand la Vierge est forma dei

(Dieu est le Verbe, le Logos qui ensemence).

Au XIIe siècle, la redécouverte de la théologie orientale et du Cantique des

Cantiques, en particulier chez les Cisterciens (traces dans 86 homélies de Bernard

de Clairvaux) vivifie la lecture religieuse, mais passe aussi en langage vulgaire ;

lequel pénètre en retour le registre sacré et ensemence largement le profane :

chassé-croisé complexe. On peut même penser que ce texte n’est pas resté étranger

au fin’amour des troubadours…

Aux XVe et XVI

e siècles, ferme reprise en main ecclésiologique et théologico-

politique : la référence littérale ou allégorique au Cantique des Cantiques semble

se rétracter. En fait elle se réfugie plutôt dans la mystique espagnole (à suivre !), et

même dans l’orthodoxie protestante.

S’acheminant vers notre conclusion : quelques propositions, une dernière

écoute, et une question

On peut considérer le Cantique si sacré dans les formes premières du

monothéisme qu’on ne soit pas en droit de le lire n’importe où, n’importe quand et

pour toutes les oreilles (fidèles et infidèles, adultes et enfants, ici par exemple et

même un jour de Shabbat !).

Nous nous sommes aujourd’hui autorisés de notre conception de la laïcité d’une

part et de la poésie de l’autre pour le lire comme matrice majeure d’inspiration

dans tout l’espace monothéiste assurant un statut au discours amoureux et du corps

amoureux

Noua suivons en cela Henri Meschonnic, poète contemporain (et traducteur du

Cantique) affirmant (dans Pour la poétique) :

16

« Le vieux faux problème du sens propre des mots…

Le droit à la littérarité, la spécificité de l’œuvre comme texte…

le texte comme forme-sens, sens dans tous les sens, et sans hiérarchie de

sens…

qu’un texte dans son signifiant est l’inconscient du langage. Il fait ceci,

qu’il dure, et on ne peut pas en épuiser le pourquoi. Sa connaissance est

infinie ».

Dernière écoute, ainsi alertée, déférente mais libre

(L’épouse, V, 3-8 et L’époux, VII, 1-9

Pour conclure

Ce texte étrange, la poésie dans son ensemble et la mystique l’ont porté bien

plus loin que lui-même, et sorti de temples souvent rivaux. Il constitue une

cristallisation majeure, dans la tradition occidentale, de la thématique de l’Eden ou

du jardin des délices, évidemment de bien plus large extension dans le temps et

l’espace.

Dans le Cantique des Cantiques les époux se désirent, se cherchent, se croisent,

se manquent. Au pied de la lettre, on peut trouver torride ce diffèrement.

Spirituellement, il peut dire le terrible de notre condition

Si ce n’est Dieu que les hommes ont en partage (Yahvé, Dieu, Allah, l’Etre ou

le Rien, ce dont nous ne déciderons pas ici !), du moins ont-ils en partage le

langage du désir de ne plus faire qu’Un en l’Autre, du désir de la présence pleine,

de l’enchantement dans la beauté des choses ; et du soupçon qu’il y a pour chacun

de nous (individu ou collectif) de l’inatteignable, du manquant, du perdu, de l’exil.

Quelque chose de cet ordre et en partie de cet héritage hante la mystique et la

poésie.

Question : si les dieux les amants ou les terres originelles n’étaient pas

toujours-déjà en retrait ou partis ou perdus, aurions-nous la littérature ?

Une consolation ?

17

18

19

(version française de Adolphe D. GRAD, édité chez Maisonneuve et Larose, Paris, 1970)

20

Poésie mystique juive :

Yehuda Halévy, Samuel Ibn Nagrila, Le Zohar,

Salomon Ibn Gabirol par Nicole Gauthey

(poèmes lus par Georges Ifergan)

Après cette première partie sut le Cantique des Cantiques qui est en quelque

sorte la « matrice » de la poésie hébraïque, c’est par un poème de Juda Hallevi

(1075-1141) que je voudrais commencer.

Je l’ai choisi parce qu’il nous parle de l’exil, thème majeur dans la poésie

hébraïque et aussi majeur dans toute la pensée juive.

(lecture du poème Sion)

On retrouvera le poète Yehouda Hallevi tout à l’heure, mais complétons d’ores

et déjà ce qui vient d’être lu par ce qu’il écrivit encore lui-même, quelques années

après, alors qu’il était aux portes de Jérusalem. Il a alors 60 ans, il a en effet quitté

Cordoue, et c’est depuis Alexandrie qu’il écrit ce texte magnifique sur la fierté

d’avoir retrouvé la liberté, avec des mots que tout homme qui a quitté la servitude

pourrait reprendre à son propre compte (je le cite) : « J’en ai fini pour toujours de

ramper sur les mains, tête courbée, en présence d’hommes ! Je me suis fait un

chemin au cœur de la mer, vers le lieu où les propres pieds de Dieu trouvent un

repos, où je peux déverser mon âme et mon chagrin. »

Le Moyen-âge espagnol marque une apogée de la pensée juive pour des raisons

complexes et contradictoires : les multiples pressions apportées par les autres

religions, une forte immigration qui vient grossir les communautés en place en

Espagne depuis longtemps, des périodes de répit dans les rejets et humiliations

subies, des périodes de presque insouciance et de presque intégration.

Mais tout autant, à d’autres moments et à l’inverse : des difficultés qui

favorisent l’éclosion d’une poésie de refuge, Dieu étant l’ultime ressource dans un

univers hostile. On assiste alors à toute une stratégie de résistance spirituelle, de la

part d’un peuple dispersé, sans assise territoriale, privé des attributs de la

puissance politique

Les auteurs qui sont arrivés jusqu’à nous aujourd’hui sont surtout Nagrila,

Gabirol et Hallevi. Ils font fleurir des poèmes profanes ou sacrés entre le XIe et le

XIIIe siècles. On trouve alors d’une part des poèmes dont l’homme est l’unique

acteur avec ses plaisirs, ses petitesses, ses peines, ses peurs, et aussi son panache ;

et d’autre part des poésies sacrées et/ou liturgiques où l’homme est face à Dieu.

Ce Dieu si particulier des Juifs, il faut en parler : un Dieu inconnaissable, dont le

nom ne peut pas même être prononcé, un Dieu avec lequel la relation de l’homme

21

juif est très particulière. En effet, dans toute la poésie mystique hébraïque, on ne

décèlera jamais aucune trace de la moindre fusion avec Dieu. Il y a interdit total

dans la religion juive de la moindre fusion avec Dieu. Aucune extase, aucune

union de type mystique. Le judaïsme proscrit par principe la confusion de l’ordre

humain et divin. Donc jamais aucune illumination. Mais plutôt ce qui peut

apparaître comme un projet de « collaboration » entre Dieu et l’homme, ce projet

ne passant jamais par aucun état sentimental : la connaissance de Dieu est

uniquement conceptuelle. Mais c’est un point majeur justement de ce rapport à

Dieu. Il faut souligner ici toute l’importance dans le judaïsme de ce concept de

« connaissance »

Le judaïsme met cette connaissance au centre du rapport entre l’homme et

Dieu. La connaissance est le don le plus important que l’homme ait reçu de Dieu.

On verra cette idée apparaître très fortement au XIIIe siècle avec les Kabbalistes.

En effet, dans la seconde partie de ce travail, j’aborderai (très modestement) le

Zohar, dont le titre en français est « livre de la splendeur » et qui constitue une

partie de ce qu’on appelle la Kabbale

Mais revenons aux poètes et à la poésie

(Lecture « Rose d’équinoxe » de Samuel Nagrila en hébreu et en français)

Puis

Lecture seulement en français)

Jette tes regards sur moi, mon Dieu

Ecoute ma prière et fais-y attention

Souviens toi de la promesse que tu fis à ton serviteur,

Ne me prive pas de mon espérance

Tend moi la main

Tu es ma force et mon amour tu m’as toujours aimé et tu as adouci mes

douleurs

Si maintenant je dois traverser les eaux, ne m’abandonne pas,

S’il me faut traverser le feu, empêche que je me brûle…

Si tu ne vois pas en moi de vertus suffisantes,

Fais le Seigneur, pour les miens pour mon fils, et ma colombe…

On voit bien que, dans cet exemple de poésie sacrée, Dieu est au centre de

l’inspiration du poète dans sa relation avec l’homme qui lui demande sa

protection. Ce qui pousse le poète à écrire c’est sa foi en Lui et le poème est

l’expression de son sentiment religieux,

Le poète se fait l’interprète de tous les Juifs conscients que l’exil est le

châtiment de leur péché et qui donc demandent à Dieu son pardon et son

22

indulgence. Tout un lyrisme religieux où peuvent se dire la peur, l’angoisse de

l’homme devant Dieu, en particulier au moment du Jugement…

En voici encore un exemple, (seulement en français) :« Oh Dieu qu’est ce que

l’homme ». Il a été écrit par un des plus grands poètes du Moyen-âge, Ibn Gabirol,

je vous en lis quelques extraits :

Oh Dieu ! Qu’est ce que l’homme ?

Rien que chair et sang..

Ses jours l’ombre passant

Son errance qu’il ignore…

Il se couche et s’endort…

Oh Dieu qu’est ce que l’homme ?

Oui un arbre mité

Et lorsque vient la mort, un fétu éclaté

Mannequin de limon dont poussière est le corps,

Soudain son heure vient : il se couche et s’endort

Qui est Gabirol ? Né en 1020, mort en 1057, il est le plus grand et le plus

prolifique poète de son temps (500 poèmes profanes et sacrés). Il est aussi le plus

conscient aussi de sa propre valeur, il dit de lui même :

Je suis le prince dont la poésie est esclave

Je suis le luth des poètes et des musiciens

Mon chant est une couronne pour les rois

Un diadème sur la tête des princes…

Gabirol évoque ses aspirations, ses recherches, ses souffrances, la tristesse de

l’exil. Il sait aussi combien il est important pour les poètes de son temps de

glorifier le mécène dont il dépend, et nous allons l’écouter en hébreu puis en

français dans un poème dont le titre est : Regarde le soleil. ll y pleure la mort de

son mécène assassiné.

(Lecture : Regarde le soleil)

Ailleurs, c’est la problématique de l’exil et du jugement de Dieu que Gabirol

excelle surtout à traduire : il donne dans le poème dont le titre est « La couronne

de Royauté » sa vision globale du monde. Et dans ce qui est appelé « La

confession du pécheur à l’heure du Jugement » il écrit ce qui est appelé en hébreu

un piyyutim, une élégie, où il demande pardon.

23

Ce poème que vous allez entendre est encore lu aujourd’hui et depuis 9 siècles

et demi, dans les synagogues le jour de Kippour

(Lecture en hébreu et en français de La couronne de Royauté)

Revenons à Hallevi, dont le poème Sion a ouvert ce travail (1075-1141)

Sa poésie illustre bien le fait que les thématiques choisies par les poètes sont très

dépendantes des conditions sociales que leur communauté traverse : Hallévi,

devant le sort de plus en plus précaire des Juifs d’Andalousie, pense maintenant

que seul leur départ pourra être pour eux une solution.

Il le dit dans ce poème :

(Lecture de Sion dans les 2 langues).

Il illustre bien la fameuse phrase qui, dans toute la diaspora, clôture depuis

toujours toutes les fêtes juives : « Cette année nous sommes ici, l’an prochain à

Jérusalem »

Il faut bien noter que deux grilles de lecture se mêlent, se succèdent, se

complètent : celle qui souligne, comme nous venons de le voir, le lien très fort

avec le contexte historique et social de ces poètes dans les communautés

auxquelles ils appartiennent et celle qui traduit l’importance de l’alliance entre

Dieu et l’homme

De ce fait, on pourra trouver une alternance de poèmes célébrant les jardins,

l’amour et le vin, et de poèmes où, dans ce dialogue permanent avec Dieu, le poète

demandera l’expiation de ses fautes et la rédemption, et surtout la fin de la

dispersion qui est son lot, depuis la première destruction du Temple de Jérusalem

en 70, et qu’il ne cessera jamais de pleurer, et que tous les juifs ne cesseront de

commémorer (le verre cassé sous le dais nuptial).

Pour finir cette première partie, une remarque sur la langue : il faut souligner le

métissage des poésies arabes et hébraïques. Il y a un triple lien entre elles :

prosodique, stylistique, (cette langue ornée et fleurie de la culture courtoise

musulmane), et aussi thématique, puisque dans une certaine mesure les juifs et les

arabes étaient contraints par les mêmes conventions sociales et culturelles de la vie

de cour.

Faisons maintenant un saut de deux siècles dans le temps : deux siècles plus tard

apparait le Zohar (ou «Livre de la splendeur»). Encore une fois, la parution du

Zohar souligne ce lien très fort entre l'histoire évènementielle des Juifs andalous et

l’écriture par les Kabbalistes du Zohar. Il faut sans doute croiser pour comprendre

ce que Julia Kristeva appelle « cet incroyable besoin de croire » avec les grands

orages de l'histoire juive de ces années-là. On rencontre une fois de plus cette

passerelle que nous avons déjà soulignée…

24

C’est peut-être une stratégie de résistance spirituelle qui pousse les Kabbalistes

à créer l'univers ésotérique de la Kabbale. Le Zohar parait en Espagne à la fin du

XIIIe siècle, comme un ensemble de textes brefs, écrits en Araméen, langue

sémitique. Il est constitué de deux grandes parties : l’un décrypte la Torah, l’autre

analyse les symboles cachés derrière trois Livres de la Bible : Quohelet, Ruth et

Jérémie.

l’auteur, anonyme prétend être un célèbre rabbi du IIe siècle, Shimon BarYohai.

En fait, après de nombreuses aventures et de nombreux siècles, le manuscrit passe

de mains en mains et réapparait, redécouvert par Moise de Léon.

De quoi parle-t-il ? Les juifs de ce temps sont pris dans de terribles difficultés

de vie et dans de terribles débats… Voici quelques unes des interrogations qu’ilsi

se posent dans cette Kabbale, dans laquelle nous allons tres modestement tenter de

pénétrer, des questions qui sont celles des hommes de ce temps : Dieu nous a-t-il

oubliés en exil ? Qui nous ramènera à Sion ? Le messie viendra-t-il ? Que faire

pour hâter sa venue, comment mériter sa venue ? Comment résister au mal, aux

désirs ?

Le Zohar tente de trouver dans la Torah la réponse à ces questions, et plus

particulièrement s’interroge sur la présence de Dieu dans le monde.

Sa méthode est claire : il s’agit de trouver dans la Torah un sens caché en

décryptant la symbolique des personnages et des situations. Il s’agit de mettre à

jour le sens volontairement caché des fables, paraboles, petites histoires avec

morales de la Torah : un travail de déshabillage et de mise à nu, une recherche

éperdue du message de Dieu.

Ce qui montre bien que le véritable sens de ce qui est dit est en réalité caché et

que seules l’étude et de la recherche pourront permettre d’aller au-delà de ce qui

est dit

Ce « caché» et ce «perdu» du message de Dieu viendrait pour les Kabbalistes

de ce qu’ils nomment le « retrait » de Dieu. Dieu se serait retiré pour laisser… de

la place. Il aurait contracté le divin en lui-même afin de laisser de la place au

monde. La lumière de Dieu aurait alors été contenue dans des vases. Mais à cause

d’un trop plein de lumière, ces vases se seraient révélés trop fragiles pour pouvoir

la contenir et pour la conserver. Les vases se seraient donc brisés. Les écorces de

lumière auraient été éparpillées. Le peuple juif aurait pour tâche de rassembler les

morceaux épars (le mot Tikkoun en hébreu désigne les écorces de sens).

Donc, pour les kabbalistes, là serait la « mission » du peuple juif : chercher

indéfiniment les écorces de sens que Dieu aurait laissées et par cela travailler à

changer le monde et à le rendre meilleur

Pour les kabbalistes c’est la mission de chacun, même à sa petite place, puisque

pour eux, la marche du cosmos, sur laquelle ils s’interrogent tellement, pourrait

être modifiée par l’action des hommes.

25

Conclusion

On voit à quel point cette incursion dans le monde peu connu de la poésie

mystique du Moyen Âge espagnol a pu faire surgir des mondes et des arrière-

mondes, tout un continent d’interrogations, pour le moins sensibles.

Cet âge, dit « Age d’or », restitue pour nous cette utopie perdue dans laquelle les

trois religions s’entrecroisent et s’unissent ;

Citons le poète Edward Said, ce qu’il nous dit résonne tout particulièrement :

Toutes les cultures sont liées les unes aux autres. Et il continue ainsi : nulle n’est

unique ou pure…toutes sont hybrides, hétérogènes, extraordinairement

différenciées et non monolithiques.

Pendant le Moyen-âge espagnol, en Andalousie, des musulmans, des juifs et

des chrétiens ont peut-être su inventer, par moments, le métissage et la tolérance.

On peut en conserver l’utopie. Comment ne pas saluer aujourd’hui cette leçon de

morale et de sagesse, même si elle est recueillie au milieu des ruines et des

tombeaux, accumulés au fil du temps... Cela reste néanmoins un rêve qui trouve

encore un retentissement pour tous les hommes de tous les pays, et pour tous les

siècles.

C’est avec l’islamologue J. Berque que j’aimerais conclure, parce que ce qu’il

dit est très beau : J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous

portons en nous, à la fois les décombres amoncelées… et l’inlassable espérance.

Sion Juda Hallevi (avant 1075-1141)

Ne veux- tu point savoir le sort de tes captifs

Restes de tes troupeaux, qui recherchent la paix… ?

De l’occident, de l’orient, du nord et du midi

Qu’ils soient lointains ou qu’ils soient proches,

Ils t’envoient leur salut…

Et te salue aussi le captif du désir

Dont les pleurs sont pareils aux rosées de l’Hermon

Et qui voudrait (tellement) en arroser tes monts…

Je suis comme un chacal

Pour pleurer ta douleur,

Mais quand je rêve à mon retour vers toi,

Je suis comme une lyre

Et je chante tes chants…

… que je passe ta forêt Carmel !

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En Galaad, que je m’arrête !...

… ton air est la vie que l’âme respire !

La poussière insipide y est… myrrhe sauvage…

Les sucs, les élixirs,

Tes cours d’eau, tes rivières !

D’aller nu et nu-pieds, je m’emplis du désir

Comment aimer encore le manger et le boire ?

Et le lustre du jour, comment le trouver beau ?

Tu attaches les cœurs de tous tes compagnons

Ta paix est bien leur joie

Ton néant (est) leur douleur… et ta destruction les fait pleurer sur toi.

Rose d’équinoxe Samuel Nagrila ( 993 1056)

Amis, rassemblez vous : le temps est si étale…

Les jours et les nuits sont égales

Et la terre de broderies et d’atours princiers

Vous voyez se fleurit !

Buvez devant la rose au bouton sang vermeil

Le bon sang de la treille !

Regardez son feuillage : tout mêmement uni…

La feuille en est pareille au minois parfumé d’une jeune merveille

Plaqué sur le visage empourpré de l’amant…

Regarde le soleil Ibn Gabirol

Regarde le soleil quand vient le soir, si rouge,

On le dirait drapé de grenat, d’amarante…

Il se répand au Nord, coule vers le midi,

Puis couvre le Ponant d’une pourpre violente.

Et la terre qu’il quitte

Toute nue…et qu’il fuit

S’assoupit sous l’abri de l’ombre de la nuit….

Le firmament s’attriste

Et s’obscurcit le ciel…

Il a pris le silice,

En deuil de Jequtiel

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La couronne de royauté Ibn Gabirol

Mon Dieu, ma faute est trop lourde à porter

Que feras tu pour ton nom réputé ?

Si je n’espère pas en ta miséricorde,

Qui donc, si ce n’est toi, (pourra) me l’accorder ?

Souviens- toi que c’est toi qui m’as fait de glaise

Que c’est toi qui m’éprouves de tentations mauvaises

Ne me rappelle donc pas mes forfaits

Ne me fais mas manger le fruit de mes méfaits..

Et pendant que tu pèses mes erreurs,

Mets, sur l’autre plateau (l’ensemble) de mes malheurs

A l’heure où tu te rappelles mes vices, mes séditions,

Souviens toi de mon dénuement et de mes privations.

O Dieu qu’est ce que l’homme ? Ibn Gabirol

O Dieu ? Qu’est ce que l’homme ?

Rien que chair et que sang…

Soudain son heure vient : il se couche et s’endort…

O Dieu

Qu’est ce que l homme ?

Oui, un arbre mité

Et lorsque vient la mort, un fétu éclaté !

Un mannequin de limon

Dont poussière est le corps

Soudain son heure vient : Il se couche et s’endort…

Mon cœur Juda Hallevi

Mon cœur est en Orient

Et je suis à l’extrémité de l’occident…

Comment goûter les mets ? Et comment les aimer ?

Respecter mes serments et tenir mes jurements ?

Oh comme il serait doux

De quitter l’Espagne et tous ses biens

Tant il me serait cher

D’aller voir la poussière du temple dévasté

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Poésie soufie :

Le discours amoureux d'Ibn 'Arabî par Mohammed Habib Samrakandi

(poèmes lus en arabe par Samir Arabi)

Tu es à jamais voyageur (Ibn 'Arabî 1165-1240)

On croit que l'on fait un voyage et c'est le voyage qui nous fait (Nicolas Bouvier 1929-1998)

Ce texte et son contexte

Ce texte est trop personnel pour obéir au style académique. Il convient donc de

le prendre comme un témoignage. Cette posture d'écriture m'a été dictée après

une rencontre du GREP-MP. Je me suis laissé conduire par l'ambiance fraternelle

du groupe constitué pour mettre en place une manifestation autour de nos

Andalousies.

Ibn 'Arabî est l'un des hommes les plus représentatifs de cette aventure

civilisationnelle caractérisée par une tolérance relative baptisée à juste titre par

les historiens d'Espagne des Trois Cultures.1 Ibn 'Arabî, ce voyageur sans

bagages, a plusieurs fois chanté, dans ses poèmes l’amour du pays, le hub al-

watan qu'il célèbre, c'est pour lui sa «petite» patrie qu'il a chérie : al-Andalous,

l'extrême occident de l'Islam. Il manifeste maintes fois sa dette envers les maîtres

andalous et maghrébins qu'il a connus.

Le soufisme2 qui se revendique de l'Ecole d'Ibn 'Arabî n'a jamais cessé de

rayonner. Et rien ne permet de penser que l’univers confrérique soit voué à une

extinction rapide. L'implantation des institutions initiatiques ésotériques en

contexte postmigratoire témoigne du caractère vivant de cet islam pluriel. C'est

dire combien est essentiel de faire connaître ce pluralisme qui traverse les

sociétés travaillées par le fait islamique3. Socialiser cet aspect vivant d'islam soufi

1 La revue universitaire toulousaine Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire- a publié trois volumes

sur l'élaboration de ce concept de l'Espagne des Trois Cultures. Ont contribué à ces publications

d'éminents universitaires du Maghreb, de l'Espagne, de France, de l'Allemagne et des Etats-Unis. Ce

projet a été rendu possible grâce à l'écrivain Juan Goytisolo et le Professeur Bartolomé Bennassar.

2 « le soufisme est d'abord une pratique et une voie à suivre sous la direction d'un ou de plusieurs maîtres

spirituels. Il implique des pratiques spécifiques, la purification de l'âme, l'acquisition des vertus, le

cheminement vers Dieu à travers les stations et les états jusqu'à la réalisation d'un amour et d'une

connaissance de Dieu qui caractérisent le saint et font de lui, avec la permission de Dieu et de son

cheikh, un maître appelé à conduire à son tour les hommes sur la Voie. » (Gril, Denis, 2007, « Le saint

et le maître ou la sainteté comme science de l'Homme, d'après le Rûh al-quds d'Ibn 'Arabî », p. 55-106,

In Saint et sainteté dans le christianisme et l'islam. Le regard des sciences de l'homme. Maisonneuve et

Larose-Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, p. 55.

3 Voir notre récente thèse qui porte sur cette dimension de l'islam confrérique à Toulouse : Etude

comparative de l'islam confrérique soufi dans la France contemporaine : Le cas de la 'Alawiyya-

Darqâwiyya-Shâdhiliyya, 28 nov. 2015. Sous la direction de : ALBERT, Jean-Pierre, Directeur d’études

à l’EHESS, Toulouse.

29

suffit à remettre en cause les fausses représentations courantes dans l'opinion

publique occidentale qui consistent à croire en l'existence d'une communauté

musulmane potentiellement dangereuse. C’est cette image que produisent des

militants communautarisés qui cherchent à inventer et à instrumentaliser

politiquement des croyances en réalité plurielles. L'islam est né pluriel et le

demeura, comme c'est le cas dans les autres monothéismes abrahamiques. Mon

témoignage a pour ambition de montrer que la République laïque est dans son

droit le plus légitime de construire progressivement un islam adapté aux données

de l’ordre public présent dans la société française. Il n’y a point d'inquiétude à

avoir, les musulmans s'adapteront comme ils l'ont prouvé au cours de l'histoire.

Il convient donc de faire peur à la peur en faisant confiance aux citoyens,

héritiers de Condorcet, à nos universitaires et chercheurs, dotés d'un savoir

scientifique respectable sur le fait islamique. La société civile doit s’exprimer,

comme cela se fit lors de rencontres au GREP-MP qui a donné, dans le passé, la

parole à d'éminents spécialistes (Mohammed Arkoun, Bruno Étienne,

Abdelwahab Meddeb, Michael Barry, Dominique Urvoy, etc.).

Le lecteur francophone peut librement accéder à l'œuvre d'Ibn ‘Arabî, au

soufisme et à ses maîtres. Il découvrira l'un des aspects les plus féconds du

patrimoine musulman. Il aura le bonheur de lire, de méditer sur les écrits

spirituels qui font écho à l'héritage d’autres civilisations. Distinguons donc pour

unir et non pour établir une hiérarchie de valeurs non fondées sur les données ni

de l'histoire ni de la raison.

Ibn 'Arabî : Lumières sur le parcours d'un initié

C'est à Murcie dans le sud-est de l'Espagne que naquit Ibn 'Arabî le 7 août

1165. L'Empire almohade est déjà au pouvoir. Fils d'une illustre famille arabe de

lettrés et d'initiés du côté des deux parents, ce fut de son oncle paternel qu'il vint

à la Voie soufie. Ibn 'Arabî a reçu la lumière aussi de son autre oncle qui avait

gouverné la ville de Tlemcen. Après l'occupation de Murcie par les Almohades,

la famille d'Ibn 'Arabî alla vivre à Séville. Ibn 'Arabî avait huit ans lorsque tous

ces changements eurent lieu. Le fils de l'Andalousie intégra la liste des ouvrages,

accompagnés des résumés, mentionnant les maîtres qui les lui avaient enseignés.

Ibn 'Arabî a occupé la fonction de secrétaire auprès du gouverneur de Séville.

Ibn 'Arabî épousa une jeune fille nommée Maryam qui partageait avec lui son

inspiration à suivre la voie. Il s'est initié à la Voie soufie en 1184, à l'âge de 20

ans. Son ouvrage intitulé Les Soufis d'Andalousie est entièrement consacré aux

Maîtres qui ont marqué sa vie4. Ibn 'Arabî signale, avec une grande affection

parmi ses guides soufis, des femmes et des gens du commun, qui l'ont

accompagné dans son chemin de réalisation spirituelle. Pour cet intellectuel

4 Ibn 'Arabî, Les Soufis d'Andalousie ( Rûh al-quds et ad-Durrat al-fâkhirah), introduction, traduction

par R.W;Austin ( Version française par Gérard Leconte), éditions orientales, 1979 [ 1971].

30

occidental, il est impensable pour tout être doué d'intelligence, de faire

l'économie de l'initiation et de penser pouvoir acquérir la maturité spirituelle sans

être d'abord passé par l'épouvantable condition de l'apprenti et par l'épreuve de

l'initiation. Malgré le recours au même modèle d'initiation, à l'itinéraire type,

enrichi d'innombrables variantes, jamais deux «voyageurs» (sâlik) ne passeront

par la même route. Et Michel Chodkiewicz de conclure que le Mi'râj du Prophète

est une référence majeure. celle-ci est jalonnée d'ahwâl (états), de maqâmât

(stations), de manâzil (demeures), etc.5 Ce sont ces pérégrinations à la rencontre

de figures charismatiques qui ont façonné la personnalité d'Ibn 'Arabî. Sa halte à

la Mecque en 1202 fut décisive. Durant son séjour dans la proximité de la Ka'ba

(de la Pierre Noire), il lui fut donné la preuve qu'il était lui-même le Sceau de la

Sainteté muhammadienne, ce qui confirma l'inspiration qu'il avait eue à Fès en

1195.

Le choix symbolique d'Ibn 'Arabî

Ibn 'Arabî a laissé une œuvre immense qui continue à interpeller, à questionner

l'intelligence humaine en raison de sa portée universelle. Ibn 'Arabî a embrassé la

Voie soufie et s'est soumis aux contraintes du voyage initiatique, constructeur

d'une personne penseur-libre et frère-tolérant à l'écoute d'un libre-penseur. Ibn

'Arabî a consciemment explicité de quel point de vue il parle et ce qu'il pense des

philosophes et des 'ulémas exotériques. Ibn 'Arabî a écrit sous l'inspiration

créatrice et qualifie ses écrits comme des textes conformes à la Loi (sharî'a), ce

qui offre au lecteur l'occasion de découvrir le vaste champ des interprétations

possibles en milieu soufi. La Loi, en milieu soufi, sert d'assise à la Voie (Tarîqa),

qu'il faut suivre pour parvenir à la Réalité véritable (Haqîqa). Le progrès dans la

Voie spirituelle se réalise sans rendre caduque la Loi. Il est question ici de la

pieuse crainte révérentielle (hayba) et nullement de peur d'un châtiment, car selon

le soufi, Dieu est dispensateur de tout bien (Râziq). Le juridisme, sous ses formes

extrêmes, qui a légiféré et qui continue à le faire au nom de Dieu dans tous les

secteurs de la vie humaine -privée et publique-, n'a cessé de combattre le

soufisme et ses figures emblématiques, comme Hallâj (IX-Xe siècles) ou

5 Chodkiewicz, Michel, 1986, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn 'Arabî,

p.182.

Pour une excellente synthèse sur le recours au modèle prophétique du voyage nocturne de Muhammad

de la Mecque à Jérusalem et de son ascension céleste, lire le chapitre suivant : Le corps et le poème.

De l'Echelle de Muhammad aux voyages spirituels d'Ibn 'Arabî, in Jihad Hassan, Kadhim, 2008, Le

labyrinthe et le géomètre. Essais sur la littérature arabe classique et moderne, suivis de sept figures

proches. Editions aden, p.53-76. Et pour l'actualité de ce voyage initiatique muhammadien en situation

postmigratoire, lire notre travail universitaire intitulé : 2002, Le voyage nocturne de Mohammed. Sa

représentation individuelle et sociale chez les Musulmans de Toulouse, Mémoire de DEA

d'Anthropologie sociale et historique de l'Europe-Méditerranée, [sous la direction de Jean-Pierre

Albert, EHESS], 134 p.

31

Ibn 'Arabî. Ce qui explique l'opposition des milieux soufis à ce strict juridisme,

au nom des valeurs de la vie intérieure.

Il s'agit pour nous de rappeler à la fois les contours de la pensée ésotérique d'un

guide spirituel sans occulter les limites d'une telle posture à un moment donné de

son histoire et de celle du contexte culturel de son époque. Ibn 'Arabî, on le sait

grâce au formidable ouvrage de Claude 'Addas6, manifeste une méconnaissance

de la philosophie arabe. S'ajoute à cela son ignorance flagrante de la philosophie

grecque. Ses allusions à Platon, Socrate ou Aristote sont toujours vagues. Quant à

ses notions du néoplatonisme, il les doit essentiellement aux œuvres d'Ibn

Masarra et aux Epîtres des Frères de la Pureté. Ibn 'Arabî avait en revanche

quelques notions relatives à la philosophie et à l'ésotérisme juifs, et notamment à

la Kabbale, en plein essor en Andalousie à cette époque. Claude 'Addas émet

l'hypothèse que c'est vraisemblablement au cours de rencontres avec les lettrés

juifs parlant l'arabe qu 'il les a acquises.

Au désintérêt pour la philosophie (falsafa) s'ajoute celui de la théologie

spéculative (kalâm). Ce qui explique l'absence de textes polémiques sous la

plume d'Ibn 'Arabî. Il estime que le kalâm n'est nécessaire qu'à peu de gens : un

spécialiste par pays est largement suffisant. Sa correspondance avec le célèbre

théologien Fakhr al-Dîn Râzî (m.1209) témoigne de l'importance limitée qu 'il

accorde à cette discipline. Il est allé jusqu'à proposer à Fakhr al-Dîn Râzî de

renoncer à la réflexion spéculative pour adhérer à la Voie. Pour Ibn 'Arabî, écrit

Kadhim Jihad Hassan, seul celui qui double l'effort de son intellect par une

démarche intérieure sera à même d'appréhender les multiples facettes de l'être et

du devenir7.

En conclusion de cette brève note relative à l'attitude Ibn 'Arabî à l'égard des

philosophes qui s'adonnent à la réflexion spéculative, il établi une exception pour

«Platon le Sage», selon son qualificatif, car, écrit-il, il a expérimenté les états

spirituels et de ce fait, il est semblable aux hommes du dévoilement et de la

contemplation. Ibn 'Arabî le nomme le «divin Platon» (Aflatûn al-ilâhî). Le

recours exclusif à l'intellect ('aql) n'offre qu'une part de la vérité. C'est dans ce

sens qu'il convient de placer la science de l'imaginal, chère à Ibn 'Arabî et

magistralement mise en valeur par Henry Corbin, dans son livre l'Imagination

créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî''8. Ibn 'Arabî distingue l'imagination

conjointe de l'imagination dissociable. Dans le cas de la première, elle est liée au

sujet imaginant, elle disparaît avec lui. Quant à la seconde, l'imagination

séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante au plan de l'être qui

est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-images. «Extérieure» au

6 Addas, Claude, 1989, Ibn 'Arabî ou la quête du Souffre Rouge, nrf-Editions Gallimard, p.138.

7 Jihad Hassan, Kadhim, 2008, Le labyrinthe et le géomètre. Essais sur la littérature arabe classique et

moderne, suivis de sept figures proches. Editions Aden, p.67. 8 Corbin, Henry, 2006 [ 1958], L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî''. Préface de

Gilbert Durand, éditions Médicis-Entrelacs, 398 p.

32

sujet imaginant, elle peut être vue par d'autres - qui doivent être des mystiques-

dans le monde extérieur. C'est l'imagination séparable, autonome, qui concerne

plus directement l'imagination «créatrice» en expérience mystique. Le soufisme

considère le cœur (qalb) comme le siège où se produit la vraie connaissance,

l'intuition compréhensive, la gnose (ma'rifa) de Dieu et des mystères divins.

L'organe de la science ésotérique ('ilm al-Bâtin) et par conséquent le centre

propre de l'amour. Grâce à l'imagination active du gnostique ('ârif), créateur des

objets, producteur des changements dans le monde extérieur, le sujet-créateur se

transforme en transformant le monde. L'exemple des récits et de la poésie d'Ibn

‘Arabî est un exemple vital à faire partager pour un Vivre Ensemble.

Amour divin, amour humain

Ibn 'Arabî a laissé un «Traité de l'Amour», tiré de son monumental ouvrage

intitulé «Kitâb al-Futûhât al-Makkiyya» (Les Illumination de la Mecque)9. Ibn

'Arabî présente un traité organique, exhaustif et attrayant sur l'amour envisagé

sous tous les aspects possibles : divins, spirituels et naturels ou physiques. Il

décrit de manière vivante les attributs des amants véritables, comme il témoigne

de sa propre expérience amoureuse et celle d'autres maîtres et poètes. Il est utile

de préciser au lecteur non habitué aux textes des soufis que l'amour dont il est

question ne se limite pas au divin. Dans les écrits d'Ibn 'Arabî, la frontière semble

difficile à identifier entre l'amour porté à Dieu, avec ses différentes variantes et

celui que nous manifestons envers un être humain (l'ami, le disciple, le Maître ou

la bien-aimée...).

Ibn 'Arabî va très loin dans les différenciations des manières d'aimer : aimons-

nous Dieu pour Lui-même, pour nous-mêmes, pour ces deux raisons, ou ne

l'aimons nous pour aucune des raisons que nous venons de mentionner ? écrit

Ibn 'Arabî.

Si la question de l'origine de l'amour préoccupe tout cheminant sur la Voie

spirituelle, celle de sa finalité semble fondamentale. L'amour peut porter sur un

grand nombre d'individus ou sur peu d’êtres.

Ibn ‘Arabî nous apprend à ce sujet que « s'il se révèle possible que l'amant

aime plus d'une personne, il aura aussi la possibilité d'en aimer une multitude »,

ce qui fut son cas.

«Trois demoiselles tiennent ma bride et la maîtrisent.

Chacune compénètre mon cœur de toutes parts ( Ibn 'Arabî) ».

9 Ibn 'Arabî, 1997, [rédaction en 1203] et [1988] Les illuminations de la Mecque- Anthologie présentée

par Michel Chodkiewicz. Textes choisis, présentés et traduits de l'arabe sous la direction de Michel

Chodkiewicz avec la collaboration de Cyrille Chodkiwicz et Denis Gril. Cependant, j'ai utilisé la

traduction de Maurice Gloton du 'Traité d'amour'' ( Albin Michel, 1986) et L'interprète des désirs

traduit aussi par Maurice Gloton ( Albin Michel, 1996).

33

Il ira plus loin à propos des effets de l'amour : «Je ressentis moi-même

l'extrême subtilité que l'on peut trouver en amour. Tu éprouves une affection

intense ('ishq), une passion pénétrante (hawâ), un désir ardent (shawq), une

emprise d'amour (gharâm), un épuisement total (nuhûl), un empêchement de

dormir et de savourer la nourriture. Tu ne sais pas en qui ni par qui cela arrive.

Ton Bien-Aimé ne se montre pas à toi d'une manière distincte. Telle est la grâce

la plus détectable que je ressentis par expérience directe (shwaq).»

Ibn 'Arabî, soucieux d'embrasser toutes les formes d'amour, fait écho à la

célèbre aventure amoureuse de Qays pour Laylâ. La légende retenue par

l'arabisant André Miquel crée un mythe : celui de l'amour parfait et impossible.

Celle-ci nous dit qu’au désert d’Arabie, dans la seconde moitié du VIIe siècle,

circulent des poèmes chantant un amour parfait et impossible. Leurs auteurs, sous

divers noms, se veulent, d’une tribu à l’autre, les meilleurs dans le genre, et pour

avoir vécu cet amour, et pour le dire. La légende, elle, nous parle d’un jeune

homme, Qays, de la tribu des Banû ‘Amir, qui tombe amoureux de sa cousine

Laylâ. Tout devrait concourir à leur bonheur : ils n’ont aucune crainte quant à

l’accord de leurs familles, portées, comme les autres, à ce type de mariage entre

cousins. Mais voilà… Qays est poète, et il décide de chanter son amour à tous

vents. Ce faisant, il enfreint une règle majeure du code bédouin. Dès lors, tout

s’enchaîne : le refus de la famille, le mariage forcé de Laylâ, son départ de la

tribu, Qays sombrant dans la folie et allant vivre avec les bêtes du désert, sa mort

enfin, d’épuisement et de douleur.

Ibn 'Arabî relate à leur sujet ceci : Laylâ s'offrit à Qays le poète qui la désirait

à grands cris : Laylâ ! Laylâ ! Il saisit de la glace qu'il plaça sur son coeur

brûlant qui la fît fondre. Laylâ le salua alors qu 'il se trouvait dans cet état et lui

parla ainsi : «Je suis celle que tu demandes, je suis celle que tu désires, je suis ta

bien-aimée, je suis le rafraîchissement de ton être, je suis Laylâ ! » Qays se

retourna vers elle en s'exclamant : «Disparais de ma vue, car l'amour que j'ai

pour toi me sollicite au point de te négliger ! »

L'histoire amoureuse de Majnûn Laylâ (Le fou d'amour pour Laylâ) inspira

également à Louis Aragon(1897-1982) son recueil qu’il a en référence intitulé Le

Fou d’Elsa et dans lequel l’amant est, à l’instar de Majnûn, l’objet d’une

transfiguration. Louis Aragon publie chez Gallimard en 1963, ce long et

magnifique poème, dépassant les conflits entre la chrétienté et l’islam en

façonnant l’Europe unie et pluraliste en perspective et où il jeta les bases

utopiques d'une nouvelle Andalousie.

Comme ce dernier, il devient littéralement «habité» par son amour et ne vit

plus que par lui : «Un jour, Elsa, j’ai cru te perdre. Cette agonie, pour moi,

n’aura jamais de fin ».

34

Ibn 'Arabî, l'interprète des désirs

Ibn ‘Arabî écrivit un livre quelque peu particulier : L'Interprète des Désirs.

Celui-ci se dégage nettement, comme le souligne à juste titre Pierre Lory, de

l'ensemble du corpus de notre auteur. D'abord en raison de la circonstance qui l'a

fait naître : une expérience fulgurante d'un amour spirituel suscitée par la

rencontre avec la jeune soufie iranienne Nizhâm bint Rustum. Il est donc

question dans cet ouvrage d'un jaillissement vécu, exprimant des scènes de la vie

bédouine, le départ des caravanes, l'arrêt des campements et ses traces effacés par

le souffle matinal, les empreintes des chameaux et l'art de les faire agenouiller,

les voyages de nuit pour éviter la chaleur torride, la clarté nocturne de la pleine

lune, le ciel constellé d'étoiles, les animaux qui hantent les lieux isolés, le

frémissement de la nature, la rare pluie désirée. Cette référence dépouillée des

nomades, renvoyant aux origines de l'Arabie d'Ibn 'Arabî, mais aussi les images

poétiques inspirées de sa chère andalousie.

Ibn 'Arabî introduit les chapitres de ses «Illuminations de la Mecque» par des

poésies. Dans celui consacré à l'amour, la partie poétique représente la partiela

plus importante. Michel Chodkiewicz explique les raisons de cet usage chez le

Shaykh al -Akbar par le fait que le langage poétique est le prolongement d'une

pensée métaphysique livrée à des interprétations multiples. Les poèmes en

question sont indissociables du reste des chapitres des Futûhât al-Makkiyya

(Illuminations de la Mecque).

Lectures

Salut à Salma ( extrait) :

3 Ils voyagèrent dans les ténèbres,

la nuit ayant laissé tomber ses voiles.

Alors, je lui parlai ainsi, moi l'amant

éperdu,

l'Exilé, l'esclave de l'amour.

La religion de l'Amour ( extrait)

13 Mon cœur est devenu capable

D'accueillir toute forme.

Il est pâturage pour gazelles

Et abbaye pour moines !

14 Il est un temple pour idoles

Et la Ka'ba pour qui en fait le tour,

Il est Tables de la Thora

Et aussi les feuillets du Coran !

35

15 La religion que je professe

Est celle de l'Amour.

Partout où ses montures se tournent

L'amour est ma religion et ma foi !

Les trois aspects de l'aimé ( extrait)

(3) Pendant un temps, on me nomme

Pasteur de gazelles dans le désert,

Pendant un autre, on m'appelle moine

Ou encore astrologue

(4) Mon aimé, sous trois aspects, se montre

Bien qu'il soit unique.

De même, les [trois] Hypostases

Deviennent une par l'Essence.

Arabe et Persane ( extrait)

(5) Avec grâce, elles charment

Par leurs sourires et leur riante bouche :

Lorsqu'elles embrassent,

leurs lèvres gourmandes

Exhalent de suaves parfums.

(6) Elégantes, pieds et mains nus,

les seins bien formés

Arrondis et gonflés,

Elles offrent de beaux présents.

La complainte de la colombe ( extrait)

(11) O combien la séparation

Avec la peine d'amour cause ma ruine !

O combien la dureté du mal d'aimer,

Avec la rencontre de l'aimé, paraît légère !

Mohammed Habib Samrakandi est psychosociologue du fait islamique

et Docteur en Anthropologie historique du fait confrérique soufi. Il dirige la

revue universitaire Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire (PUM). Il est

Chef de projet «Cultures du Monde» au service d'art et de cultures au CIAM et il

enseigne à l'Université de Toulouse Jean Jaurès.

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Poésie mystique chrétienne :

Présentation de Jean de la Croix

par Nadine Picaudou-Catusse

(poèmes lus par Nadine Picaudou-Catusse)

Nous sommes dans une Espagne bien différente de l’Andalus médiévale, dans

l’Espagne d’un Siècle d’or qui s’étend des années 1525 aux années 1648, dans

l’Espagne de la paix retrouvée après les épreuves de la reconquista et les guerres

civiles du XVe siècle, dans une Espagne prodigieusement enrichie par l’afflux des

métaux précieux d’Amérique.

Mais le Siècle d’or espagnol est aussi « le grand siècle des âmes », celui de

l’effacement de l’idéal chevaleresque, dont témoigne le Quichotte, celui de la

Contre-réforme triomphante, celui de l’Inquisition qui pourchasse

impitoyablement les crypto-judaïsants et crypto-musulmans, autrement dit ce qui

reste de la mémoire indésirable de « l’Espagne des trois cultures ». Mais qui

pourchasse aussi les « vieux-chrétiens », suspects d’hérésie : érasmistes,

alumbrados (illuminés) et autres adeptes de l’oraison mentale.

Et le Siècle d’or espagnol est aussi celui de l’exaltation mystique.

C’est dans cette Espagne-là que naît Jean de la Croix. « Ce petit Castillan

maigre et brun » pour reprendre les mots de Bartolomé Benassar, est le fils d’un

hidalgo déclassé devenu tisserand et d’une modeste paysanne. Il naît en 1542 dans

un bourg de Vieille Castille. Celui qui n’est encore que Juan de Yepes est très tôt

orphelin de père. En 1563, à l’âge de 21 ans, il entre chez les Carmes de Medina

del Campo et entame, quelques années plus tard, des études de théologie et de

philosophie à l’université de Salamanque afin de devenir prêtre. A partir de 1567-

1568, Thérèse d’Avila le convainc de participer à la réforme du Carmel qu’elle

vient d’entreprendre, et qui donnera naissance aux Carmes Déchaux (pour

Déchaussés), ainsi nommés parce qu’ils ne portaient, en toute saison, que de

légères sandales, par souci de revenir à une conception plus exigeante de leur foi.

Nommé en 1572 confesseur des Carmélites de l’Incarnation d’Avila, le couvent

que dirigeait Thérèse, il est enlevé en 1577 par les Carmes non réformés qui le

séquestrent, neuf mois durant, dans leur couvent de Tolède, dans des conditions

très éprouvantes, pour tenter de le ramener à l’orthodoxie de l’ordre du Carmel.

C’est là qu’il compose le début de son œuvre poétique, avant de s’évader et de se

réfugier en Andalousie. Il fondera au total une quinzaine de couvents, dont celui

des moniales de Grenade avec Anne de Jésus, en 1582. Il meurt en 1591, à l’âge

de 49 ans, en butte aux tracasseries de l’ordre et à d’intolérables souffrances

physiques, au terme d’une vie aussi aventureuse qu’éprouvante.

37

Il laisse une œuvre poétique brève et fulgurante. Outre une dizaine de romances,

cinq poèmes dont les trois majeurs que j’aborderai : Le cantique spirituel, Nuit

obscure et Flamme d’amour vive. Trois poèmes que je citerai dans la traduction de

Jacques Ancet dont le propos n’est pas, selon ses dires mêmes, d’aller vers Jean de

la Croix mais plutôt de le faire revenir vers nous, de chercher le retentissement en

nous de cette voix unique, Jacques Ancet pour qui la traduction (je cite encore )

« n’est pas de faire passer mais faire se rencontrer ».

Outre ses poèmes, Jean de la Croix a écrit quatre traités doctrinaux à l’intention

des religieuses d’Avila ( La montée du Mont Carmel, La nuit obscure de l’âme, Le

Cantique spirituel et Flamme d’amour vive) dont les titres, vous le voyez, font

directement écho à sa poésie sans qu’il s’agisse toujours de commentaires

systématique de ses poèmes.

Notons qu’il faudra attendre 1630 pour que paraisse la première édition

espagnole des ses œuvres, témoignage de la volonté de marginalisation d’une voix

jugée hétérodoxe par l’Espagne officielle de l’orthodoxie et de l’Inquisition.

1. La mystique de Jean

La mystique de Jean s’inscrit dans une longue tradition chrétienne dite

apophatique, c’est-à-dire fondée sur une théologie négative qui dit ce que Dieu

n’est pas. C’est la longue tradition du « Dieu caché », de l’inconnaissable radical

en qui sombrent tous les discours, toutes les images, toutes les pensées, ce qui a pu

faire parler à propos de ce courant, « d’agnosticisme chrétien ».

« Dieu est une nuit pour l’âme » écrit Jean. Mais Dieu a le pouvoir de brûler les

cœurs, de les enflammer d’amour et de se laisser, par là, pressentir, éclairer

obscurément.

Dieu est néant mais le néant qu’est Dieu est un tout qui seul permet de penser

l’unité des existants. De par sa vacuité même, Dieu est inclusif du tout. Tout est en

Dieu, ce qui n’est pas dire simplement que le monde est métaphore divine, mais

dire que toute créature est substantiellement en Dieu. « Lorsque Dieu se réveille en

l’âme (écrit Jean) elle connaît les créatures par Dieu et non Dieu par les

créatures », dans un mouvement de remontée vers la source de tous les êtres qui

permet la transfiguration du monde et la réunification du sensible.

« Dieu est une nuit pour l’âme » écrit le poète mystique gémissant de désir et

d’absence. Dès lors, l’unique voie vers Dieu est celle de la contemplation, cet

« état de connaissance générale amoureuse » selon les mots mêmes de Jean, qui,

par-delà tout savoir et tout affect, permet d’appréhender obscurément le Dieu total

vers lequel marche le mystique. Jean parle « d’obscure lumière de la

contemplation divine » : obscure lumière, l’un de ces nombreux rapprochements

des contraires qui jalonnent les textes de Jean car l’oxymore est la figure de base

de l’ineffable mystique.

38

« Dieu est une nuit pour l’âme ». La métaphore de la nuit, omniprésente,

obsédante, brille comme un astre noir au cœur de la poésie de Jean qui écrit encore

en 1587, dans une lettre aux Carmélites de Baeza : « Il n’est point de chemin qui

ne conduise à la nuit ».

Cette thématique de la nuit s’origine dans une nuit bien réelle, celle du 3 au 4

décembre 1577, lorsque Jean est enlevé à Avila par les Carmes opposés à la

réforme de l’ordre, qui le conduisent, les yeux bandés, jusqu’à Tolède où ils le

séquestrent. Jean est alors plongé dans une longue nuit de neuf mois, nuit terrible

et nuit bienheureuse à la fois, qui le fait sortir de lui-même et du monde, et qui

déclenche aussi l’écriture poétique.

Mais dans la poésie de Jean, l’image de la nuit est polysémique, elle figure aussi

bien Dieu lui-même que les étapes du chemin vers lui : à la nuit purifiante, celle

des sens et de l’esprit, succède la nuit illuminative, celle de l’union avec Dieu.

Il faut donc parler non pas de la nuit mais des nuits de Jean comme autant de

moments d’une expérience initiatique.

Le premier moment s’identifie à la voie du dépouillement, du détachement, du

dessaisissement, au cours de laquelle l’homme se déprend d’abord des besoins et

des appétits des sens. La nuit amère des sens conduit au deuxième moment de la

voie purifiante, la nuit de l’esprit, nuit terrible, au cours de laquelle l’individu sort

de lui-même, meurt à lui-même, se dépouille des contraintes du moi et des facultés

de l’âme (entendement, mémoire, volonté). La nuit est ici doute, errance, détresse,

avant que, écrit Jean, « l’âme ne devienne libre, désembarrassée et délassée de

toutes les connaissances et pensées ».

Au terme de ces deux moments de purification, des sens puis de l’esprit, l’âme

parvient à la nuit sereine de l’illumination et de l’union avec le divin. Ici, la

métaphore de l’union physique des amants sert à exprimer l’union mystique, qui

est suprême métamorphose de l’aimée en l’Aimé transformée. Cette union est

restauration de la plénitude qui précédait la création, mouvement réunificateur de

l’être indivis de l’origine.

Dans le poème Flamme d’amour vive, poème court et intense écrit dans un

présent éternel, dans un crescendo allant du cri d’amour à l’abandon total en Dieu,

l’expérience de l’union avec le divin est celle d’une flamme vive, d’un brasier

ardent qui consume. Le feu divin est tour à tour assimilé à une « brûlure de miel »,

à une « torche de lumière » qui embrase l’âme et change la mort en vie. Ailleurs il

sera assimilé à une fontaine, à une source vive : « Je sais bien la source qui coule

et fuit malgré la nuit. »

39

2. La Poésie de Jean

Lecture de Noche oscura, (les cinq premières strophes en espagnol puis la

totalité du poème en français : voir les poèmes plus loin)

On pourrait en quelques lignes résumer ainsi l’argument : dans la nuit, une

femme s’échappe de chez elle sous un déguisement pour aller rejoindre son amant

dans un lieu isolé, sans autre lumière que celle de son cœur. Là, elle s’unit à lui et

s’endort dans son étreinte. L’union des amants laisse place, dans la lumière de

l’aube, à la paix du désir comblé.

Mais Nuit obscure est un poème allégorique. La sortie de la maison, de nuit, est

la métaphore du détachement de l’âme d’elle–même et du monde. L’échelle

secrète est celle de la foi qui élève l’âme vers Dieu, de degré en degré. Les quatre

dernières strophes enfin chantent l’union de l’âme avec Dieu, la transfiguration

opérée par l’amour :

« Oh nuit qui a uni / l’ami avec l’aimée, / l’aimée en l’ami même

transformée »

Le poème Nuit obscure peut ainsi être lu comme un « abrégé fulgurant de

l’itinéraire mystique ».

Pourtant, c’est d’abord une parole poétique. Car le poème n’est pas pure et

simple transcription, traduction en mots de l’expérience mystique, ni Nuit obscure

ni aucun autre. Du reste la poésie de Jean est une poésie construite, savante,

élaborée, aux antipodes d’une quelconque « écriture automatique » qui se voudrait

simple traduction en mots d’une expérience psychique intérieure. Elle est à

l’évidence pétrie d’influences littéraires.

Celle du Chant des chants d’abord : on retrouve ainsi dans le Cantique spirituel

dont je vous lirai des extraits dans un instant, l’esthétique du fragment, ce

caractère choral où les voix se répondent, la confusion des identités aussi, les

changements d’espace et de temps, tout comme les multiples métaphores : de

l’Epoux et de l’Epouse, du jardin, de la colombe, du cerf blessé, des lys …

On dit que, quelques instants avant de mourir, Jean aurait demandé que l’on

interrompe la prière pour les agonisants et qu'on lui lise ces versets du Chant des

chants :

J’entends mon Bien-Aimé qui frappe,/ Ouvre-moi, ma sœur, mon amie ma

colombe parfaite / Je suis à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi : Il

paît son troupeau parmi les lys.

Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, / Comme un sceau sur ton bras /

Car l’Amour est fort comme la Mort, / les grandes eaux ne peuvent l’atteindre /

ni les fleuves le submerger.

L’autre influence est celle de la poésie de la Renaissance, poésie savante et

précieuse venue d’Italie et passée notamment en Espagne par Garcilaso de la Vega

et sa poésie lyrique italianisante.

40

Il faudrait y ajouter pour certains chercheurs la tradition poétique soufie. Asin

Palacios par exemple considère que l’on ne peut penser la poésie de Jean hors de

la tradition mystique musulmane conservée par les morisques castillans, sans

parvenir toutefois à retracer une filiation claire entre les deux.

Il faudrait enfin mentionner l’influence de la tradition populaire, celle des

chansons, coplas et villancicos dont on retrouve les rythmes et les ritournelles

parfois. On sait que certaines strophes du Cantique spirituel ont probablement été

composées d’abord mentalement par Jean dans sa cellule de Tolède comme des

cantilènes nourries de souvenirs fragmentaires de chansons.

Mais, au-delà même de la question des influences, c’est-à-dire au-delà d’une

parole qui se tisse dans l’épaisseur culturelle d’un temps, à un niveau plus

fondamental, le poème, aucun poème, n’est la transcription directe d’une

expérience, quelle qu’elle soit, autrement dit aucun poème n’est l’expression

d’autre chose que lui même. Car tout poème est lui même expérience, il est

expérience d’un dire l’indicible. Dans la poésie de Jean de la Croix, nous n’avons

pas seulement affaire à un ineffable de l’expérience mystique. Nous avons affaire

à une parole poétique en ce qu’elle exprime toujours un impossible à dire. Et il

faut ajouter que l’oralité a directement partie liée avec cette expérience de

l’indicible. Car dans la parole poétique oralement proférée, le mouvement ne

s’ordonne pas à partir du sens des mots mais à partir d’une organisation musicale

du poème. Ainsi par exemple dans Nuit obscure on ne peut qu’être frappé par la

prolifération de la voyelle a, en particulier en assonance à la fin de chaque vers

(relire la première strophe en espagnol) qui contribue je crois à faire entendre la

plainte de ce désir d’amour proféré par l’âme, qui est le signe même de la présence

de l’Autre en soi, le signe de ce qui parle en soi, qu’on le nomme Dieu, comme le

font les mystiques, corps ou inconscient. Jacques Ancet quant à lui parle d’un

« dire qui fait signe vers l’infini qui le déborde ».

Lecture du Cantique Spirituel : Les trois premières strophes en espagnol, puis

l’ensemble en français, puis reprise des deux dernières strophes en alternance de

l’espagnol et du français.

3. Un nouveau pas de côté

J’aimerais terminer par un nouveau pas de côté. Je disais tout à l’heure que

certains chercheurs avaient voulu rapprocher la poésie de Jean de la Croix de la

tradition poétique soufie sans parvenir toujours à en prouver les modes de filiation.

A défaut de preuve historique il existe un lieu de fiction où cette filiation se

réalise. Je veux parler du roman foisonnant et sinueux du romancier espagnol

contemporain Juan Goytisolo, paru en 1988 sous le titre Las virtudes del pajaro

solitario (Les vertus de l’oiseau solitaire).

C’est l’histoire d’une quête où se mêlent étroitement l’érotisme et le sacré, au

travers d’espaces et de temps discontinus. Dans une écriture qui subvertit les lieux

41

et les temps, qui mêle différents niveaux de réalité, qui obéit à la logique du rêve

comme à la troublante polyvalence du langage, Juan Goytisolo construit son

roman autour de la figure de Jean de la Croix en son cachot de Tolède, Jean de la

Croix érigé en victime symbolique de toutes les violences, de toutes les

persécutions, inquisitoriales ou totalitaires, en héros en somme de l’éternelle

insurrection de l’esprit contre les pouvoirs.

Dans la fiction imaginée par l’auteur, un professeur d’arabe fait parvenir au

poète emprisonné quelques vers de mystiques musulmans écrits sur un papier

palimpseste où Jean écrira à son tour quelques vers de son Cantique spirituel. Un

hommage spécifique est rendu à Ibn Farid, le poète soufi égyptien du XIIe siècle

connu pour sa poésie d’inspiration bachique. Son ouvrage le plus connu, Eloge du

vin, chante l’ivresse mystique et le désir d’union spirituelle dans la langue de

l’amour humain. (lire p. 133-134 « Un beau jour… intimement se fondre »)

Le romancier y ajoute ensuite l’idée de fragments de textes que Jean aurait

déchirés pour les soustraire à ses censeurs, fragments qui seraient des éléments

d’un traité perdu de Jean intitulé Traité des propriétés de l’oiseau solitaire, c’est-

à-dure le titre même du roman de Goytisolo (Lire p. 93-94, « Qu’allait-il advenir

de moi…. pour les disperser en menus morceaux. »)

Au demeurant, les métaphores poétiques de Jean de la Croix irriguent

l’ensemble du texte de Goytisolo. (Lire p. 105)

Ainsi Juan Goytisolo rétablit-il, par la grâce de la fiction il est vrai, le fil

interrompu de l’héritage d’al-Andalus au cœur de l’Espagne chrétienne.

Jean de la Croix (Extraits des Poésies)

Noche oscura (Nuit obscure)

En una noche oscura Dans une nuit obscure

con ansias en amores inflamada par un désir d’amour tout embrasée

oh dichosa ventura ! oh joyeuse aventure

sali sin ser notada dehors me suis glissée

estando ya mi casa sosegada quand ma maison fut enfin apaisée

a escuras, y segura Dans l’obscur et très sûre

por la secreta escala dizfrazada par la secrète échelle déguisée

oh dichosa ventura oh joyeuse aventure

a escuras y en celada dans l’obscur et cachée

estando ya mi casa sosegada quand ma maison fut enfin apaisée

apaisée

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En la noche dichosa Dans cette nuit de joie

en secreto que nadie me veia secrètement car nul ne me voyait

ni yo miraba cosa, ni mes yeux rien qui soit

sin otra luz y guia sans lumière j’allais

sino la que en el corazon ardia. autre que celle en mon cœur qui brûlait

Aquesta me guiaba Et elle me guidait

mas cierto que la luz del mediodia plus sûr que la lumière de midi

adonde me esperaba au lieu où m’attendait

quien yo bien me sabia moi je savais bien qui

en parte donde nadie parecia. en un pays où nul ne paraissait

Oh noche que guiaste ! Oh nuit qui a conduit

Oh noche amable mas que la alborada ! nuit plus aimable que l’aube levée

Oh noche que juntaste oh nuit qui a uni

Amado con amada, l’ami avec l’aimée

amada en el Amado transformada ! l’aimée en l’ami même transformée

Contre mon sein fleuri

qui tout entier pour lui seul se gardait

il resta endormi

moi je le caressais

de l’éventail des cèdres l’air venait

Du haut du créneau l’air

quand sous mes doigts ses cheveux s’écartaient

avec sa main légère

à mon cou me blessait

et chacun de mes sens me ravissait

En paix je m’oubliai

j’inclinai le visage sur l’ami

tout cessa je cédai

délaissant mon souci

entre les fleurs de lis parmi l’oubli

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Cantico espiritual (Le cantique spirituel)

Canciones entre el Alma y el Esposo

(Chants entre l’Ame et l’Époux)

Esposa Épouse

Adonde te escondiste, Mais où t'es-tu caché

Amado, y me dejaste con gemido ? me laissant gémissante mon ami

Como el ciervo huiste toute tu m’as blessée

habiendome herido ; tel le cerf qui bondit

sali tras ti clamando, y eras ido. m’ayant blessée

criant je suis sortie tu avais fui

Pastores, los que fuerdes Pâtres qui monterez

alla por las majadas al otero, là-haut sur les collines aux bergeries

si por ventura vierdes si par chance voyez

aquel que yo mas quiero, qui j’aime dites-lui

decilde que adolezco, peno y muero. que je languis je souffre

et meurs pour lui

Buscando mis amores Mes amours poursuivrai

ire por esos montes y riberas à travers les montagnes les rivières

ni cogere las flores les fleurs ne cueillerai

ni temere las fieras ne craindrai lions panthères

y pasare los fuertes y fronteras. et passerai les forts et les frontières

(…)

Pourquoi l’ayant meurtri

n’as-tu pas soulagé ce cœur blessé

et me l’ayant ravi

pourquoi l’avoir laissé

sans emporter ce que tu as volé

Mon tourment calme-le

puisque à l’apaiser nul ne suffira

et que te voient mes yeux

car tu es leur éclat

et je ne veux les avoir que pour toi

Époux

colombe reviens-moi

voici le cerf blessé

qu’au tertre on aperçoit

qui au vent de ton vol s’aère et boit

44

Épouse

Mon ami les montagnes

les vallons ombragés solitaires

les îles incroyables

les bruissantes rivières

les sifflements si pleins d’amour de l’air

Le calme de la nuit

Toute proche du lever de l’aurore

Musique sans un bruit

solitude sonore

repos amour le souper qui restaure (...)

Sur tes traces lancées

les jeunes filles suivent le chemin

d’étincelles touchées

des arômes du vin

exhalaisons de ton baume divin

Au profond du cellier En la interior bodega

de mon ami j’ai bu et je sortais de mi Amado bebi, y cuando salia

parmi cette vallée por toda aquesta vega

et plus rien ne savais ya cosa no sabia

ayant perdu le troupeau que j’avais y el ganado perdi que antes seguia

Là son cœur m’a offert Alli me dio su pecho

là exquise science m’a enseignée alli me enseno ciencia muy sabrosa

et à lui toute entière y yo le di de hecho

moi je me suis donnée a mi, sin dejar cosa

là j’ai promis d’être son épousée alli le prometi de ser su esposa

(…)

.