22
Les Lettres persanes Lettre XXXVII USBEK A IBBEN A Smyrne. Commentaire littéraire de la Lettre persane XXXVII (37) Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dan monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à u de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il orientale. J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictio résoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffr observer à la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, il n'est occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parl et les victoires, mais il craint autant de voir un bon généra aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il qu'à lui d'être en même temps comblé de plus de richesses qu' espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourr Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi ou plutôt l'oisiveté de ses courtisans, que les campagnes lab souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui don met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribut examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension des lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait f Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus d de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde du prince devant qui tous les trônes se renversent; ses armée ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisab

Les Lettres persanes.docx

Embed Size (px)

Citation preview

Les Lettres persanesLettre XXXVIIUSBEK A IBBENA Smyrne.

Commentaire littraire de la Lettre persane XXXVII (37)

Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps rgn. On dit qu'il possde un trs haut degr le talent de se faire obir: il gouverne avec le mme gnie sa famille, sa cour, son tat. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale.J'ai tudi son caractre, et j'y ai trouv des contradictions qu'il m'est impossible de rsoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une matresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occup depuis le matin jusqu'au soir qu' faire parler de lui; il aime les trophes et les victoires, mais il craint autant de voir un bon gnral la tte de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre la tte d'une arme ennemie. Il n'est, je crois, jamais arriv qu' lui d'tre en mme temps combl de plus de richesses qu'un prince n'en saurait esprer, et accabl d'une pauvret qu'un particulier ne pourrait soutenir.Il aime gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libralement les assiduits, ou plutt l'oisivet de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il prfre un homme qui le dshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met table, un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive tre gne dans la distribution des grces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mrite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension un homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement un autre qui en avait fui quatre.Il est magnifique, surtout dans ses btiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trnes se renversent; ses armes sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inpuisables.

A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.ecture de la lettre :Le roi de France est vieux. Nous n'avons point d'exemple dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps rgn. On dit qu'il possde un trs haut degr le talent de se faire obir: il gouverne avec le mme gnie sa famille, sa cour, son tat. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale. J'ai tudi son caractre, et j'y ai trouv des contradictions qu'il m'est impossible de rsoudre: par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une matresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer la rigueur; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique peu, il n'est occup depuis le matin jusqu'au soir qu' faire parler de lui; il aime les trophes et les victoires, mais il craint autant de voir un bon gnral la tte de ses troupes qu'il aurait sujet de le craindre la tte d'une arme ennemie. Il n'est, je crois, jamais arriv qu' lui d'tre en mme temps combl de plus de richesses qu'un prince n'en saurait esprer, et accabl d'une pauvret qu'un particulier ne pourrait soutenir. Il aime gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libralement les assiduits, ou plutt l'oisivet de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il prfre un homme qui le dshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met table, un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive tre gne dans la distribution des grces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mrite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension un homme qui avait fui des lieues, et un beau gouvernement un autre qui en avait fui quatre. Il est magnifique, surtout dans ses btiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trnes se renversent; ses armes sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inpuisables.Commentaire de la lettre :Montesquieu est un crivain du XVIIIme sicle, appartenant donc au mouvement des Lumires et connu pour tre, entre autres, l'auteur des "Lettres Persanes" en 1721. Cette uvre est un change de lettres entre deux persans nomms Usbek et Ibben qui, travers le genre pistolaire, donnent leurs avis sur la socit franaise de l'poque. Le texte intgral est paru tout d'abord Amsterdam en 1721, puis est arriv clandestinement en France six ans aprs la mort de Louis XIV, se montrant tre un grand succs parmi les franais. Le passage que nous tudierons est la Lettre 37, dans laquelle Usbek fait par de son avis sur le gouvernement Ibben, et plus prcisment sur la faon de gouverner de Louis XIV. Nous pouvons ainsi nous demander en quoi il est possible de parler de portrait critique. Nous verrons dans un premier temps que Montesquieu fait une critique indirecte du Roi et de sa Cour, puis que l'auteur lui adresse une succession de reproches.Problmatique :en quoi la satire de la monarchie franaise est-elle efficace ?I) Une efficacit du regard trangera) le regard tranger- noms persans, lieux persans, dates persanes : , souligne l'incohrence du roi, l'absurdit de sa conduite, son incapacit rgnerb) la dnonciation dun pouvoir arbitraire- pouvoir fond sur le bon plaisir du souverain (ex : relev des verbes de got et dopinion allusion aux perscutions des jansnistes, dfenseurs dune religion austre et ennemis des jsuites - noblesse/aristocratie : le roi a vcu la Fronde (rvolte de la noblesse au milieu du XVII) et, pour viter tout trouble, a dcid daffaiblir la noblesse en la domestiquant la cour.D) la gestion de l'tat- Montesquieu dnonce la ruine de l'tat provoque par le got du faste et des guerres incessantes (notez les paradoxes qui traversent le texte : 2 premiers paragraphes 2 arguments d'ordre racial (l.7-10) -> 2 paragraphes suivants 2 arguments fonds sur un raisonnement par analogie lis la sagesse des nations (l.11-17) -> 2 paragraphes suivants 1 argument sociologique (l.18-20) -> paragraphe suivant 2 arguments religieux et politiques faisant culminer la thse des esclavagistes et l'indignation de Montesquieu -> 2 derniers paragraphes2. Chaque argument des esclavagistes se dtruit lui-mmeTRANSITIONOn voit donc que la stratgie utilise consiste dmonter de l'intrieur chaque argument des esclavagistes en montrant son ineptie. Reste qu'en parallle, Montesquieu matrise aussi parfaitement tous les outils rhtoriques, et ceci rend son texte plus efficace.

II- LA MAITRISE DU PAMPHLET(Pamphlet = cour extrait satirique qui attaque avec violence les institutions)1. L'usage de l'antiphraseEx : l.3 : "Ils ont d " : en fait, aucune ncessit n'apparat dans la ralit : en aucun cas l'anantissement d'une autre ethnie ne peut justifier l'asservissement d'une race.2. La juxtaposition de petits paragraphes incisifsAvantage: On peut passer sans transition d'un domaine l'autre et donc accumuler en un minimum de temps diffrents arguments dcisifs.Ex : entre l'argument 6 et 7 : d'un raisonnement par analogie bas sur une perception gratuite des Egyptiens, on passe une rflexion qui parat venir d'une conversation entre mondains (l.18-21), ce qui permet Montesquieu d'gratigner au passage la passion des nations civilises pour l'or et de rappeler que, dans la traite des ngres, le troc se fait contre de la verroterie, et donc constitue un vol.3. Des traits de bouffonnerie ou de burlesqueIls apparaissent dans la prsentation comme d'irrfutables arguments qui ne rsistent pas l'analyse.Ex : Le rapport entre la couleur de la peau et l'essence de l'me (l.11)Ex : Les affirmations premptoires par rapport au symbolisme des couleurs (ironie dans l'emploi de la tournure emphatique "d'une si grande consquence") (l.16-17)4. L'utilisation habile de deux raisonnements par l'absurde(2 derniers arguments)l.21-23, Montesquieu prte aux esclavagistes le raisonnement suivant :-> Les chrtiens doivent traiter tous les hommes en frre-> Or nous ne traitons pas les noirs comme nos frres-> Donc les noirs ne sont pas des hommesCe qui conduit le lecteur une conclusion diamtralement oppose :-> Donc nous ne sommes pas de vrais chrtiensl.24-25, mme principe-> Les princes d'Europe font beaucoup de conventions inutiles-> Or ils n'en font pas en faveur des esclaves-> Donc c'est qu'il n'y a pas lieu d'en faire(Lecteur : Donc les princes d'Europe sont sans cur)

CONCLUSIONChaque argument de cette "plaidoirie " repose sur un argument vici qui le rend inoprant, et ceci permet Montesquieu de dnoncer diffrentes manires l'esclavage: La mauvaise foi Le dtournement de la religion L'gosme, le cynisme La prsentation comme sure d'arguments douteuxDe l'Esclavage des ngresest brillant dans sa forme, il est aussi gnreux et clairvoyant dans son ironie. Mais il faudra cependant attendre 1848 pour que l'esclavage soit dfinitivement aboli en France!

Au chapitre XV de De lesprit des lois , Montesquieu dnonce l'esclavage en une dmonstration qui doit sa force la forme choisie. Il s'agit en effet dune argumentation en neuf points successifs, souligns par une disposition en paragraphes et de nombreux alinas. Le caractre argumentatif du texte est annonc ds l'entre en matire, qui souligne une situation hypothtique. La dmonstration reprend alors les arguments que pourraient noncer les esclavagistes, mais en soulignant chaque fois leur caractre inadmissible, incohrent, absurde. C'est ce choix de dmonstration a contrario, ou par l'absurde, qui rend le texte difficile analyser. Et l'apparence de parti pris pro-esclavagiste conduit constamment retourner les propositions. L'ironie joue donc un rle essentiel.La lecture mthodique du texte mettra l'accent sur la structure et sur l'nonciation du texte, puis sur les incohrences successives du raisonnement.L'importance de la premire phrase et le type de texte :Il est essentiel de reprer la structure de la premire phrase et den tenir compte

* La prsence de Si :La phrase dbute par Si, ce qui attire l'attention sur l'ide d'une condition. Cette ide est souligne par le mode du verbe principal, je dirais. Le conditionnel prsent peut avoir ici valeur de potentiel (action ralisable dans l'avenir) ou dirrel dans le prsent (action irralise dans le prsent). La prsence de la condition, la volont de dfendre l'esclavage, clairent le choix modal. Il s'agit d'une pure hypothse, dun cas de figure impossible, d'une hypothse dcole de pure rhtorique.

* La dmarche argumentative :Elle s'exprime travers le choix lexical. Les termes soutenir et droit, le verbe dire, le prsentatif voici situent la dmarche dans une perspective d'argumentation, de discours structur, de volont de dfendre. La suite du texte s'annonce donc comme un plaidoyer en faveur de l'esclavage. Il s'agit pour le locuteur je, dnoncer des justifications de l'esclavage. Le lecteur attend donc une dfense en bonne et due forme. Il convient cependant de ne pas oublier l'hypothse premire et dtablir une relation (a priori paradoxale) entre la personnalit du locuteur et le contenu annonc de son discours.La structure du texte :Une fois analyse l'entre en matire, qui constitue une sorte de dclaration dintention, Il est intressant dobserver la forme que prend le discours argumentatif :

* Ponctuation et alinas :La premire phrase se termine par deux points qui ouvrent sur le premier argument. Les suivants occupent chacun un paragraphe nettement spar des autres par un blanc et par un alina. Cette division laisse penser que chacun d'entre eux aborde un argument diffrent. C'est ce que confirment l'observation et l'analyse des champs lexicaux.

* Les diffrents domaines abords :Chaque paragraphe est consacr un aspect particulier du problme de l'esclavage. Le premier argument traite de politique internationale (peuples dEurope, Amrique) dans un contexte de guerre (extermin) et dexploitation des terres conquises (dfricher tant de terres). Lesclavage est associ un contexte gnral de rivalit entre continents. Deuxime argument : (1. 5-6) : Argument conomique. Mise en vidence des problmes de cots de production (trop cher, travailler, produit).

Troisime argument : (1. 7-8): argument esthtique et gntique (noir, nez si crase).

Quatrime argument : (1. 9-10): argument thologique (Dieu, me).

Cinquime argument : (1.11-14) : argument ethnologique relatif certaines coutumes (essence de l'humanit, peuples dAsie, eunuques, noirs, rapport).Sixime argument : (l. 15 1 8) : autre argument ethnologique et gntique la fois (couleur de la peau Egyptiens, hommes roux >>>faisaient mourir).

Septime argument : (1. 19 21): argument ethno-sociologique relatif au comportement des Noirs et leurs gots (plus de cas, collier de verre, or, nations polices).

Huitime argument : (1. 22 24) : argument thologique envisag du ct des croyances humaines (il est en cela difrent de l'argument 4, mais en relation troite avec lui). Il sagit de l'impossibilit de considrer les Noirs comme des hommes.

Neuvime argument : (1. 25 28) : argument politique associ la politique des princes europens signalant leur peu d'intrt pour le problme de l'esclavage et le statut des Noirs esclaves.

Lobservation de ces diffrents paragraphes rvle la diversit des domaines dans lesquels Montesquieu va chercher ses arguments. Il s'agit de tous les aspects de la vie politique, religieuse, sociale, avec des incursions du ct de l'ethnologie. Cette diversit s'explique par la volont de tenir un discours persuasif et argument : toutes les raisons pouvant, en apparence, justifier l'esclavage sont donnes ici, avec un appel constant aux pratiques, aux opinions, aux rfrences les plus diversifies. Il importe alors danalyser la nature de ces arguments.Les arguments et leur fonctionnement :Il semble bien que Montesquieu ait regroup ici tout ce qui permet de justifier la pratique de l'esclavage, et la diversit des domaines envisags constitue autant de preuves du bien-fond de cette pratique. Mais une analyse attentive rvle le caractre inacceptable, pour diffrentes raisons, de cette argumentation.

* Les lments de la dmonstration :Si l'on reprend les diffrents arguments, on s'aperoit qu'on peut mettre en relief tout d'abord l'utilisation constante de liens logiques. On note la condition (serait...si, arg. 1), l'expression de la cause double de la condition (parce que, si..., arg. 8, car, si, arg. 9), l'expression de la consquence et des relations de cause effet (si cras quil, arg. 3, si naturelque les peuples, arg. 3, si grande consquence, qils..., arg. 6). Tous ces liens logiques font appel au raisonnement, aux connaissances, au constat. Ils mettent tous en relief une bonne raison de considrer que l'esclavage non seulement n'est pas rprhensible, mais se trouve utile et acceptable.

* Les arguments eux-mmes :On peut les regrouper ici. Lesclavage est prsent comme justifi : Par la ncessit de remplacer la main-duvre amrindienne (extermine) par une main- duvre noire Par le souci de rentabilit des producteurs de sucre : main-duvre moins chers prix de revient moins lev;

Par l'aspect extrieur des Noirs, qui justifierait quils ne soient pas considrs comme des hommes plaindre, surtout pas comme des chrtiens (arg : 3,4,5 et 8), encore moins comme des tres dots de rflexion (arg. 7): les arguments 3 et 6 qui prennent pour appui la fois l'aspect extrieur et des rfrences pseudo-culturelles (allusion aux pratiques des peuples dAsie et des Egyptiens) conduisent faire croire que l'on peut disposer de la vie des Noirs en toute impunit et que leurs souffrances et leur mort n'ont pas dimportance.Les points communs aux diffrents arguments sont ainsi d'une part leur apparence logique (structures syntaxiques nettement soulignes, mots de liaison, appel constant au raisonnement) et dautre part les justifications rcurrentes, prenant appui sur des rfrences apparemment solides si lon en juge par les domaines abords. Mais le lecteur est rapidement surpris : ce ne sont l quapparences et les raisonnements sont constamment vici.

* Un raisonnement constamment perverti :Les arguments numrs sont en ralit difficilement admissibles. Rvlateurs de la constante mauvaise foi des esclavagistes, ils sont contestables sur de nombreux plans : en particulier les liens logiques sur lesquels ils reposent ne sont pas cohrents. Ainsi, on ne peut pas justifier l'esclavage par la guerre, ni par une situation dextermination de populations. Il ny a pas l (arg. 1) de relation de cause effet absolue. On ne peut pas non plus associer la piti la couleur de la peau, ou l'appartenance au genre humain, et la Chrtient l'apparence esthtique. Affirmer que les Noirs ne sont ni des hommes ni des enfants de Dieu conduit remettre en cause la cration du monde. De mme, l'appel aux rfrences historiques, ethnologiques et culturelles (arg. 3 et 6) na aucune valeur : on ne peut pas fonder une dmonstration qui se veut logique (et donc acceptable par tous au nom de critres gnraux) sur des pratiques arbitraires (celles des Asiatiques ou celles des gyptiens) simplement nonces en dehors de tout contexte et prsentes de surcrot sous une forme dprciative et ironique (faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains, 1. 17).On peut ajouter que le caractre premptoire et dogmatique des assertions (ils ont d, 1. 3, il est presque impossible,1. 8, On ne peut se mettre dans l'esprit, 1. 9, On peut juger, 1. 13, Une preuve, 1. 19, Il est impossible, 1. 22), qui souligne a priori leur validit et la difficult de les contredire, sert plutt les rendre suspectes lorsque lon prend connaissance du contenu. La constante distorsion ironique entre le ton catgorique, l'apparence de cohrence logique et les lments mis en relation dtruit au fur et mesure la construction dmonstrative. Montesquieu s'ingnie en effet rapprocher des termes et des lments qui nont rien voir sur le plan logique et semer a et l dans sa dmonstration des lments perturbateurs trs significatifs. Le rapprochement nez si cras/presque impossible de les plaindre en est un exemple, de mme que dans le dernier argument l'allusion aux conventions inutiles (1. 27) ou l'hyperbole faisant des gyptiens les meilleurs philosophes du monde (1. 16). L'argument 8 est galement cruellement ironique puisquil conduit remettre en question une appartenance au christianisme, pourtant trs contestable : peut-on en effet oser se dire chrtien lorsquon maintient des hommes en esclavage ?Lobservation attentive des arguments, les effets de distorsion et de dcalage entre les propositions en apparence trs cohrentes qui les composent (cause / effet) font voir quil n'y a rien de cohrent dans l'ensemble de l'argumentation. Faux raisonnements, arbitraire, dformation de la logique, subversion de la pense, caractre spcieux et partial de la dmonstration : rien n'est rellement dfendable, rien ne tient. En montrant quel point la dmonstration que pourraient faire les esclavagistes est dvie et pervertie, Montesquieu rappelle ce qui fait que l'esclavage existe (cynisme, utilisation de la religion, de la culture, de l'histoire des fins de justification) et souligne a contrario les raisons qui expliquent quil est inacceptable.Conclusion :Le passage tudi ici est rvlateur sur un double plan. Il oppose en effet, travers une argumentation qui se veut un modle de persuasion tout en tant un contre-modle, la faon de raisonner des esclavagistes et celle de Montesquieu. La premire est pervertie, cynique, fausse sous une apparence de vrit. La seconde, philosophique, relevant de l'esprit dexamen et de la volont de faire rflchir avant de vouloir persuader, est trs reprsentative de la manire de procder des philosophes du Sicle des Lumires. En mme temps quil est informatif (il donne en effet les arguments faux concernant l'esclavage), ce texte fait rflchir sur la confusion entre dmontrer et persuader. Les partisans de l'esclavage cherchent persuader par des arguments errons. Montesquieu s'efforce de dmontrer le caractre spcieux de leur dmarche. Son entreprise ici est pdagogique ; dmonter un faux raisonnement fait rflchir la manire de mieux raisonner. En 1748, les lecteurs de Montesquieu pouvaient trouver dans ce texte une dnonciation faisant appel leur raisonnement mais aussi leur sensibilit. Ceux de notre poque peuvent toujours y trouver une mise en garde contre les faux raisonnements et les justifications spcieuses qui mlent l'affectif, les opinions, les superstitions, les croyances de tout genre et les parents de l'apparence satisfaisante et sduisante de la Lesprit des lois ou Du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, la religion et le commerce(1748)

Essai

Montesquieu confronte lectures et rflexions aux faits pour dmontrer que les lois juridiques qui rgulent les phnomnes sociaux (synthse de la nature et de la raison) sont les rapports ncessaires qui drivent de la nature des choses, comme lindique le titre complet de louvrage. Ainsi, les lois dpendent du climat du pays o elles sont dictes. Ayant prouv que les lois ne sont ni invariables ni arbitraires, il les analyse ; il distingue trois types de gouvernements dont chacun repose sur un principe, sur une passion (la rpublique sur la vertu, la monarchie sur lhonneur, le despotisme sur la peur). pris dun idal de modration et dquilibre, il opte pour une monarchie constitutionnelle o la libert politique serait garantie par la sparation des trois pouvoirs (lgislatif, excutif, judiciaire) car le pouvoir doit arrter le pouvoir, et par des corps intermdiaires subordonns et dpendants.

Commentaire

la fois juriste, philosophe, historien, politicologue, crivain et sociologue, Montesquieu se montre un penseur libral dont les ides sur les liberts et leur garanties institutionnelles, notamment la sparation des pouvoirs, inspires de lAnglais John Locke, sont dictes par un profond respect de la personne humaine et le got de rformes quitables. Il se rvle comme un modr n, passionn de liberts, tolrant, ouvert, novateur, ingal dans lart de confronter les systmes et les tres humains, de dmler qui influence quoi, de conclure sagement la sparation des pouvoirs, la haine de la tyrannie et des excs, au contrle des puissants par les esprits clairs. Sa typologie des rgimes politiques, qui relie chacun dentre eux une passion, est la fois normative et descriptive. Il a pu dire, dans la phrase qui clt lintroduction : Et moi aussi je suis peintre, et il fut le portraitiste du politique. Mais son rudition, si elle est pleine de charme et dintrt, la fait tomber dans lexemplomanie : il en mit tout simplement trop. Pour illustrer un fait, il a souvent eu recours, en des dizaines de pages, une plthore dexemples historiques. Un des auteurs les plus cosmopolites de son temps, il commenait presque toujours par les Romains, revenait souvent aux Grecs, poursuivait le dtour par les Francs, les Germains, les Perses, les Indiens dAmrique, les Chinois, etc.. Lopacit de Lesprit des lois tient aussi au problme du plan : DAlembert constata : Le dsordre est rel ; Voltaire se plaignit : Je cherchais un fil dans ce labyrinthe. Le fil est cass presque chaque article. Jai trouv lesprit de lauteur, qui en a beaucoup, et rarement lesprit des lois. Il sautille plus quil ne marche. La ralit des lois est complexe, et le tableau gnral que tenta den faire Montesquieu devient vite surcharg. En partie parce quil partit de la ralit pour thoriser. Quon le veuille ou non, la voie empirique impose toujours plus de nuances que la voie idaliste (plus propre Rousseau), o tout est logique, gomtrique, symtrique. De plus, la rdaction de louvrage sest tendue sur vingt ans, et le plan a t constamment retravaill, modifi : il en a souffert. Cependant, le retentissement de Lesprit des lois fut considrable, le succs immense, attest par vingt-deux ditions conscutives en quelques annes. Ctait une des uvres qu'attendait le XVIIIe sicle, sicle des sommes critiques. Elle suscita des attaques des jansnistes et des jsuites auxquelles Montesquieu rpondit par sa Dfense de Lesprit des lois (1750). En France, son libralisme fut jug trop impertinent, sa sagesse, trop critique. Si la marquise de Pompadour le protgea, les bigots fomentrent quelques cabales. Le Vatican le mit lindex parce quil dnonait lInquisition. Ce monumental ouvrage influa directement sur les vnements politiques de la fin du XVIIIe sicle, les Amricains lui devant en partie leurs liberts, leur fameuse Constitution rpublicaine, certains lgislateurs des assembles rvolutionnaires tenant en appliquer les conclusions, en particulier la ncessit de la sparation des pouvoirs comme un pralable de la libert politique. Aujourdhui encore, cette notion gniale reprsente un lment fondamental de toutes les dmocratisations. On ne saurait plus poser les problmes de ltat ni mme en dessiner les grandes structures partout dans le monde sans cette thorie constitutionnelle. _______________________________________________________________ (fausse) logique.