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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 15 mai 2010. Nouvelle série n° 71 Yves Saint Laurent par Marie-Noël Rio et Jean Ristat Serge Fauchereau et les avant-gardes Aragon et l’art moderne Un entretien avec Jack Ralite Dessin d’Yves Saint Laurent. Fondation Pierre Bergé -Yves Saint Laurent

Yves Saint Laurent - les-lettres-francaises.fr

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Page 1: Yves Saint Laurent - les-lettres-francaises.fr

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).

Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 15 mai 2010. Nouvelle série n° 71

Yves Saint Laurent

par Marie-Noël Rio et Jean Ristat

Serge Fauchereau et les avant-gardes

Aragon et l’art moderne

Un entretien avec Jack Ralite

Dessin d’Yves Saint Laurent.

Fondation P

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Page 2: Yves Saint Laurent - les-lettres-francaises.fr

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 15 mai 2010. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie)Correcteurs et photograveurs : SGP.

164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 5 juin 2010.

ÉDITO

Badiou et la Conférence de Londrespar Jean Ristat

Appel pour les Lettres françaisesJe soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises

Je verse : ............................................................................................................................................................................. ..............................................................................................................................................................................................................

Nom : ............................................................................................................................................................................. ..............................................................................................................................................................................................................................

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Adresse : ........................................................................................................................................................................... .....................................................................................................................................................................................................................

Tél. : courriel : ............................................................................................................................................................................. ...............................................................................................................................................................................................

Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex

Yves Saint Laurent : Love. PageIJean Ristat : Éditorial. Page II

Marie-Noël Rio : À la recherche d’Yves Saint Laurent. Page IIIJean Ristat : Les griffes du malheur. Pages IVJean Ristat : La terre se souvient du ciel. Page IV

Gérard-Georges Lemaire : L’âge d’or des avant-gardes. Page VJosette Rasle et Serge Fauchereau : entretien. Page VChristophe Mercier : Sur les sentiers du journalisme. Page VIJean-François Nivet : Le gris Modiano. Page VIStéphanie Loncle : L’histoire est-elle jamais finie ? Page VIGérard-Georges Lemaire : Herman Melville après Moby Dick. Pages VIIFrançois Eychart : Un portrait de femme allemande. Page VIIFranck Delorieux : La forêt du paysage mental. Page VIIIRachid Mokhtari : Gaza, Alger, Nantes : des maisons et des exils... Page VIIISidonie Han : Le quotidien en psychiatrie (chronique). Page VIIIFrançoise Hàn : Un poème d’amour et de mort (chronique). Page IXYves Buin : Serge Sautreau, la ferveur du style. Page IXMathieu Levy-Hardy : Quand l’Orient s’est levé. Page XSidonie Han : Espaces et temps mêlés. Page XJacques-Olivier Bégot : La standardisation de l’écoute. Page XBaptiste Eychart et Gilbert Achcar : La Shoah et la question de la Palestine : discours et réalité (I) (entretien). Page XIJean-François Poirier : Pour le Benjamin en BD : ein Chapeau ! Page XIOlivier Barbarant : Saluer la beauté. Page XIIFranck Delorieux et Gianni Burattoni : Aragon dans les gale-ries (entretien). Page XIIJustine Lacoste : Des nuages comme métaphores de la peinture. Page XIIIGiorgio Podestà : La jolie Madeleine de Marcel Proust. Page XIIIGeorges Férou : L’art contemporain existe-t-il ? Page XIIIJosé Moure, Gaël Pasquier, Claude Schopp et Claire Denis : Le plaisir sensoriel de la lecture (entretien). Page XIVGaël Pasquier : Nuit d’ivresse. Page XIVJosé Moure : L’Afrique à fleur de peau. Page XIVClaude Glayman : Phil Glass et Franz Kafka. Page XVFrançois Eychart : L’art de Rojdestvenski. Page XVJean-Pierre Han et Jack Ralite : Jack Ralite et l’amour de la lecture (entretien). Page XVIJean-Pierre Han : Sur la route d’un chef-d’œuvre. Page XVI

La conférence de Londres organisée par Badiou et Žižek s’est tenue, l’an passé, du 12 au 15 mai. Les philosophes qui ont accepté d’y participer se devaient « d’être convain-

cus que le mot “communisme” peut, et sans doute doit conserver, fût-ce au prix d’un examen sévère de son usage politique et historique au XXe siècle, une valeur affirmative, positive, dans le champ des idées et des projets ». Ils s’opposaient « à l’opinion commune qu’associé comme il le fut à diverses formes de terreur, ce mot est désormais condamné ». Les seize interventions, ras-semblées dans un volume sous le titre l’Idée du communisme, sont toutes d’une indéniable richesse. Leur diversité même, ce que le texte de présentation de l’ouvrage appelle « dispositifs de pensée souvent très hétérogènes », est pour le lecteur une source incomparable de réflexions. Entendons-nous sur ce point qu’il ne faut pas s’attendre à y trouver des recettes pour changer la société, « créer de nouveaux possibles ». Il ne s’agit donc pas d’un nouveau manuel de « prêt à penser communiste », mais de la tentative de définir « un cadre de recherche, de pensée, de travail, absolument inédit pour la politique » (Judith Balso). Cela suppose de se « tenir à distance de l’État » (J. B.). La question de l’État, de son articulation au Parti, de sa transformation, de son devenir ou de son dépérissement est présente dans toutes les interventions des participants à la conférence. C’est-à-dire aussi, et en même temps, la question de la politique, « de la circulation entre philosophie et politique ».

Il n’est pas possible de rendre compte ici avec précision de toutes les contributions, mais en revanche, il faut souligner leur convergence : le mot « communisme » doit être gardé et son actualité est saisissante (pour reprendre l’expression de Badiou). Actualité telle – au regard du succès de la conférence et des nombreux travaux philosophiques qui l’entourent – qu’un grand média comme le journal le Monde lui a consacré un dossier sous le titre « Communisme, un spectre philosophique ». Quelle image le discours à la mode veut-il imposer ? Non sans habileté, il va s’attacher à l’intitulé de la conférence de Londres, l’Idée du communisme . Le mot « Idée » évidemment vient de Platon. Jean Birnbaum, l’auteur du principal article du dossier, s’emploie à manier l’ironie. Le mot communisme « résonne moins dans les rassemblements de masse que dans les meetings savants ». Il reprend l’expression de Bernard Pudal dans les Communistes français de 1956 à nos jours : le com-munisme, un monde défait. Il appelle même François Furet à la rescousse : « Le destin actuel de cette espérance (com-muniste) semble donner raison à Furet : elle se confond de plus en plus avec une pure “idée”. » Ainsi les interventions de Jacques Rancière, de Jean-Luc Nancy, de Toni Negri, de Terry Eagleton, pour ne citer qu’eux, sont-elles renvoyées dans « le ciel des idées ». Tout cela n’est donc qu’élucubrations de philosophes, en dehors du « réel », des luttes sociales. Et notre critique de donner la leçon en invoquant « la dimension existentielle de l’engagement comme insurrection charnelle, comme soulèvement de l’âme ». Celui qui est d’abord visé ici est évidemment Badiou, et son « platonisme ». Au nom pro-bablement d’une conception académique de la philosophie de

Platon. Badiou ne fait pas mystère de ce qu’il nomme son « platonisme du multiple ». Je conseille donc, avant toute prise de position, de lire son livre Logiques des mondes. Certes, cela demande du temps, de l’effort. Mais on ne peut se contenter de citer à tort et à travers De quoi Sarkozy est-il le nom ?, et ignorer ses ouvrages fondamentaux dans lesquels la mathéma-tique occupe une place centrale : « La mathématique, c’est la pensée du multiple comme tel. » Ou encore : « Le philosophe doit aimer ce monde mathématique où le concept est si fort qu’il ridiculise l’intuition. » C’est à partir de la souveraineté du concept que nous retrouverons ce que Platon appelle « Idée ». Badiou parle donc de l’« Idée du communisme ». La majuscule ici est importante. L’Idée du communisme n’est pas une idée du communisme parmi d’autres : « Le mot communisme a le statut d’une Idée […] il dénote une synthèse de la politique, de l’histoire et de l’idéologie. » Ou, dit autrement : « L’Idée, c’est vraiment la conviction qu’une possibilité autre que ce qu’il y a peut advenir. » Un autre monde est possible, ne cesse-t-il de répéter. Discours incantatoire ? Le lecteur qui voudra y réfléchir tirera sans doute profit du texte de Badiou, le Compagnon lointain, dans le beau numéro d’hommages que la revue Lignes vient de consacrer à Daniel Bensaïd. Ne serait-ce que par l’exposé de leurs désaccords philosophiques : « Quand nous étions très fâchés, je pouvais voir en lui un révolutionnarisme passéiste et fictif, et lui voir en moi un messianisme creux. »

Je ne cherche pas à polémiquer avec Jean Birnbaum, mais je m’étonne qu’il puisse écrire qu’avec Badiou, Žižek et les phi-losophes de la conférence de Londres, l’idée communiste est « en apesanteur dans les hautes sphères de la philosophie radical chic. Au risque d’une certaine amnésie et de quelques non-dits ». L’amnésie, les non-dits, on le devine, concernent le stalinisme. Que je sache, moi qui lis et relis ses travaux, Badiou n’est pas avare de critiques. Et comment ne pas lui donner raison lorsqu’il montre que « les choses ne vont pas de la philosophie à la politique, mais de la politique réelle à la philosophie », qu’« il faut être lié aux gens, et singulièrement aux masses populaires, à des ouvriers, à des employés, à des habitants des foyers et des cités. » Radical chic, vraiment ?

Qu’il y ait débat, voire même contradictions, entre les tenants de la politique d’émancipation (la politique communiste) n’a rien d’étonnant : de quelles nouvelles formes d’organisation avons-nous besoin ? Faut-il reconstruire les principes ? Ces questions, entre autres, se posent à nous dans un temps d’obscurité et de confusion. Relisons Marx : « De même que la solution d’une équation algébrique est donnée dès qu’elle est clairement et correctement posée, la réponse à une question est indiquée dès que celle-ci constitue une question réelle. »

Alberto Toscano n’a sans doute pas tort de penser que notre tâche aujourd’hui est de faire de la question du communisme une question réelle.

L’Idée du communisme, de Badiou / Žižek.Nouvelles Éditions Lignes, 350 pages, 22 euros.La revue Lignes, « Daniel Bensaïd ». Nouvelles Éditions Lignes, 19 euros.

Erratum :Le texte de Jean Ferrat publié en une des Lettres françaises d’avril 2010 est sous copyright Jean Ferrat-Gérard Meys.

Page 3: Yves Saint Laurent - les-lettres-francaises.fr

YVES SAINT LAURENT

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . I I I

Le Petit Palais, en association avec la Fonda-tion Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, présente, jusqu’au 29 août, une rétrospective de l’œuvre

du couturier. La commissaire générale, Florence Müller, historienne de la mode, a travaillé sous l’autorité de Pierre Bergé, et magnifiquement travaillé. Quinze salles organisées chronologiquement et thématiquement, dont chacune présente un ensemble de vêtements assorti de documents photographiques, de dessins et de films. Près de trois cents modèles qui résument quarante ans de haute couture, de 1962 à 2002. Saint Laurent : l’inventeur du caban, du trench-coat, de la vareuse, du smoking, de la saharienne, du costume pantalon, du jumpsuit, qui ont transformé la vie des femmes, Saint Laurent qui disait : « Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme, ce sont les bras de l’homme qu’elle aime. Mais pour celles qui n’ont pas eu la chance de trouver le bonheur, je suis là. »

« La mode est ce qui se démode », disait Jean Coc-teau. « Les modes passent, le style demeure », renché-rissait le couturier. Il ne s’agit pas de mode ici, mais de style, d’élégance, de beauté. Pas un vêtement qui ait pris une ride, pas un que je ne voudrais éperdument porter.

Impossible de parler de tout, de la reconstitution de l’austère studio, des costumes de Catherine De-neuve pour Belle de jour, de Bunuel, des photogra-phies de Jeanloup Sieff, de la Vilaine Lulu… Dans cette éblouissante déambulation, deux salles m’ont particulièrement émue, « Dans le miroir de l’art » et « Le dernier bal ». La première est une évocation des peintres et des poètes avec lesquels vivait Yves Saint Laurent, un exercice de l’admiration, qui est une rare et haute vertu. Peintres, comme Georges Braque, qui lui inspire des robes extraordinaires où s’accrochent une guitare et des colombes, Pablo Picasso et ses explosions de couleurs, Henri Matisse, sa blouse roumaine et ses papiers découpés, Vincent Van Gogh et ses iris, ses tournesols brodés sur des tailleurs du soir. Et Pierre Bonnard, Fernand Léger, Serge Poliakoff, Tom Wes-selman… Tableaux aimés devenus vêtements. En 1965 déjà, les robes en hommage à Piet Mondrian avaient fait la sensation de la collection. Et puis il y a les poètes, comme Louis Aragon, qui lui inspire cet ensemble du soir au paletot couleur de nuit brodé des mots « les Yeux d’Elsa » ; ou Guillaume Apollinaire qui écrit « Tout terriblement » sur du velours. Ou Jean Cocteau, qui s’y entendait en élégance. C’est là peut-être que l’on voit le mieux la marque de fabrique d’Yves Saint Laurent : sa capacité à transformer tout ce qui le touche – une image, une sensation, une réminiscence, un mot, un air de musique, une odeur, une couleur, l’allure d’une femme… – en quelque chose qui est un vêtement, mais aussi bien davantage qu’un vêtement parce qu’il conserve la trace de ce qui l’a fait naître, songe, émotion, et qu’il en est une interprétation gracieuse et sans poids.

La salle du « Dernier bal » met en scène soixante-huit somp-tueux vêtements, dominos, robes de bal et tenues d’opéra, puisés dans les quarante ans de production du couturier. On entend la voix poignante de Maria Callas. Le décor est un immense montage photographique de la scène du bal dans le Guépard, de Visconti, image de la mort annoncée de la vieille aristocratie contemplant sa propre agonie. En décembre 1971, Yves Saint Laurent avait inventé des robes merveilleuses pour le légendaire bal Proust, donné par Marie-Hélène de Rothschild, au château de Ferrières. Ici, devant la foule des costumes admirables, l’on songe à la scène sublime des déesses à l’Opéra, dans le Côté de Guermantes, venues voir la Berma jouer Phèdre. Et l’on contemple la fin d’un monde, celui de la haute couture, morte avec les adieux d’Yves Saint Laurent, en 2002.

Au printemps 2000, le groupe Gucci, dans la nébuleuse de François Pinault (Pinault Printemps La Redoute…), qui partage le marché du luxe avec son rival, Bernard Arnaud (Louis Vuitton Moët Hennessy Hermès Dior…), a pris le contrôle d’YSL, la maison et le nom. En octobre, Tom Ford, venu de chez Gucci, une maison moribonde qu’il a relancée dans le genre porno soft clinquant, présente le premier défilé Yves Saint Laurent sans Yves Saint Laurent. C’est un show hypermédiatisé. Ford n’est pas un styliste (1), mais peu importe : les défilés de haute couture sont désormais des événements publicitaires destinés à

valoriser la production de masse d’une marque, prêt-à-porter, accessoires, parfums, production parfois fort médiocre vendue dans le monde entier à des prix grotesquement élevés, destinée à une vaste clientèle qui croit ainsi acheter son accès à la distinction.

L’élégance, la beauté, le savoir-faire séculaire se sont évanouis dans les mains de financiers illettrés. Le luxe véritable a disparu au profit d’une illusion.

Le récit de cette disparition, dans le dernier tiers du livre, est le seul passage intéressant de Saint Laurent mauvais garçon, que viennent de publier les Éditions Flammarion. Sans doute parce que Marie-Dominique Lelièvre est à son aise dans le monde des vainqueurs. Auteur de biographies de Françoise Sagan (2) et de Serge Gainsbourg, elle est surtout « portraitiste » au quotidien Libération. Cela marque. Voilà un livre vite fait et mal fait, tout occupé de ragots, plus intéressé par les motifs sex, drugs, money et people qui intéressent les tabloïds que par la recherche difficile de la vérité.

Dès la première page, le ton est donné : « Yves Saint Laurent, c’est le tonton pédé de province. » Plus tard, elle décrit sa « tête de fayot », son « regard sournois », « le petit curé de l’avenue Mon-taigne », le « provincial », la « Bovary oranaise »… Le temps du couturier a duré « à peu près une décennie » – et peu importe qu’il ait créé deux à quatre collections par an pendant quarante ans, peu importe qu’il ait inventé 15 000 modèles de haute couture : la messe est dite, le pauvre garçon n’aura eu un peu de talent que dix ans. Du reste l’auteur, qui se vante d’une garde-robe composée, « pour l’essentiel, de jeans et de pulls marins », ne s’intéresse guère à la production de ce grand travailleur, sinon la plupart du temps pour la persifler. À la lire, il aura surtout perdu son temps, bu, fumé, sniffé, baisouillé, pleurniché, etc. En outre, il n’aura jamais été que la créature Pierre Bergé, la personnification du Mal (parce qu’il n’a rien fait pour flatter l’auteur ?), Pierre Bergé qui a « un très gros kiki », répète-t-elle, après Thadée Klossowski, et que Christophe Girard surnomme « Madame Tupperware ». Voilà donc le programme de ce livre qui est un exercice de la haine et du mépris, où les mots qui revien-nent le plus souvent sont « revanche » et « vengeance ». Aveux ?

Madame Lelièvre, qui n’aime rien de ce qui est grand et beau, s’acharne à transformer la tragédie en méchant fait divers. Elle a interrogé beaucoup de gens, surtout ceux qui n’aiment pas le couturier, cite toutes sortes d’articles sans les vérifier, se fait l’écho complaisant de rumeurs nauséabondes. Elle a beaucoup lu les ma-gazines de psychologie, aussi a-t-elle une explication rapide et sans appel pour tous les tourments de l’âme (« Masochiste, Yves est plus cérébral que sensuel » ou « Nostalgique de l’Afrique du Nord, il s’encrapule avec de jeunes Arabes » ou encore « Quand on ne se confronte pas à la douleur, on cesse de grandir, rongé par les poisons du passé »…), et invente-t-elle des dialogues dont on doute qu’ils puissent jamais avoir été prononcés par quiconque tant ils sont nunuches et convenus. Elle cite Salvador Dali et Paul Morand, mais elle n’aime pas Proust. D’ailleurs, dit-elle, « si Yves lisait davantage, et autre chose que Proust, il serait différent. Plus fort, mieux construit ». Elle sait. Elle sait tout, elle connaît Proust au point de dire de Jacques de Basher qu’il « ressemble au baron de Charlus » ! C’est impressionnant.

Madame Lelièvre n’admire qu’elle-même ou des gens comme Alain Minc, dont la réussite rouée l’épate. Elle est incapable de se représenter et, a fortiori, de comprendre quelqu’un qui est différent d’elle, de ses valeurs et de ses codes. Assez vulgaires, à l’image de cette « nouvelle élite » à laquelle elle se sent appartenir et dont elle répercute la petite morale toute faite, les petites licences, la grossièreté en guise d’esprit, l’homophobie et le racisme ordinaires. Elle sait tout sans se donner la peine d’apprendre parce qu’elle est informée d’abord par le préjugé. Dans les années quatre-vingt, par exemple, Yves Saint Laurent et ses clientes ont la même odeur, celle d’« une bourgeoise pas fraîche », et la gauche est forcément « caviar » – l’au-teur, on s’en doute, néglige de mentionner le défilé Saint Laurent à la Fête de l’Humanité, en 1988, le soutien sans faille que le couturier apporta quinze ans durant, avec la plus grande discrétion, à la revue Digraphe, les costumes qu’il donna souvent à des compagnies de

théâtre fauchées, la garde-robe qui fit d’Aragon, qu’il admirait, le vieux monsieur le plus élégant de Paris… Mais elle suppute : « La jeunesse idéologique d’Yves Saint Laurent a-t-elle flambé au soleil noir de l’OAS ? C’est probable. » Sans étayer cela sur autre chose que son intuition. Et quand elle s’aventure à évoquer Louis XIV et Colbert ou la fin de la guerre d’Algérie, les années soixante-dix ou « le jeune président en rupture » Valéry Giscard d’Estaing, ce sont d’affligeants propos de comptoir.

Ce n’est pas une biographie, on l’aura compris, mais un roman de gare ou un feuilleton pour Voici. Un livre bâclé non seulement par son auteur, qui ne sait sans doute rien faire de mieux, mais aussi par son éditeur, qui fait sans doute des écono-mies en supprimant les relectures, littéraires ou typographiques, de sorte que les fautes d’orthographe, de syntaxe, les coquilles s’accumulent, comme les contradictions d’une page à l’autre (l’époux du mannequin Victoire est rédacteur en chef de Paris Match page 22, journaliste page 61…), les erreurs grossières (conversion fantaisiste des dollars en euros, description ridicule d’un Pierre Bergé qui « présente » le président Mitterrand aux designers – et non l’inverse, ce qui montre bien la politesse de l’auteur), les méchants jeux de mots, une montagne de clichés (comme « Ouvrir son intérieur, c’est se mettre à poil » ou « le ré-sistant, un terroriste qui a réussi »)… Et tant et tant de phrases du genre « Toujours silencieux, Yves ne parlait jamais » ou « Comme un enfant cruellement trahi, il se prend la tête » ou encore « Malgré sa blouse blanche, Yves reste gauche »… Arrêtons là.

« Les morts sont sans défense », disait Elsa Triolet. Ce livre épouse la stratégie typique de la presse de caniveau, qui consiste à prendre une célébrité et à la traîner dans la boue : double publicité. Il ne vaudrait pas la peine que l’on s’y attarde s’il ne s’attaquait à un mort.

Marie-Noël Rio

(1) Voir la critique de Franck Delorieux dans le n° 68 des Lettres françaises.(2) Saint Laurent mauvais garçon, Marie-Dominique Lelièvre, Flammarion, 318 pages, 19 euros.Catalogue de l’exposition 40 euros, Petit Journal 4 euros.

À la recherche d’Yves Saint LaurentL’expostion Yves Saint Laurent au Petit palais du 11 mars au 29 août 2010 et la publication

des Lettres à Yves de Pierre Bergé témoignent de l’envergure du créateur que fut Saint Laurent. Marie-Noël Rio et Jean Ristat rendent justice à l’homme et à l’artiste.

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YVES SAINT LAURENT

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . I V

J’ai vu, le vendredi 9 septembre, la grande scène de la Fête de l’Humanité se muer, en quelques minutes, en un théâtre des méta-

morphoses et des enchantements. Ce lieu ma-gique peint en noir se confondait avec la nuit. On n’y voyait alors pas d’étoiles. Pour tout décor, au-dessus du grand escalier, le sigle rouge YSL, trace flamboyante du soleil à son coucher. Ou un aéronef, posé là entre la voûte céleste et la terre. Une grande allée prolongeant le plateau proprement dit allait se perdre dans la foule im-mense. Puis la musique emplit l’air et la voix de la Callas transfigura la nuit. Les mannequins se posèrent comme des étoiles (couleur de l’arc-en-ciel), ce fut le miracle. Avec Yves Saint Laurent, ce soir-là, la terre se souvint du ciel. Quarante déesses vinrent nous visiter. Elles avaient pris les couleurs de nos cinq continents.

Et telle était la magie que les mots s’étouffent dans la gorge et que la profération et l’exclama-tion seules parviennent à franchir mes lèvres. Il y a des moments où la beauté apparaît et s’impose à tous. Oui, j’ai reconnu la beauté

et je l’ai saluée comme le peuple réuni sur la pelouse de La Courneuve. Les applaudisse-ments allaient et venaient, comme on dit des vagues de l’océan. Tantôt ils s’apaisaient, puis la rumeur s’amplifiait jusqu’au délire. Il y avait dans cette présentation des collections Yves Saint Laurent une majesté et une grandeur telles que la grande scène, pour reprendre le mot de Mallarmé, devint un temple. Songez à l’apparition au sommet du grand escalier de cette femme voilée. N’était-ce pas la déesse Isis ou Aphrodite elle-même ? Une sorte de tragédie au cours de laquelle les dieux se réconciliaient avec les hommes.

Il n’est pas dans mon intention de décrire ici les seize tableaux qui nous furent présentés. Je dévoile simplement les images que ce spec-tacle a fait naître en moi. J’ai vu de vivantes sculptures, un art en mouvement et, à certains égards, un art total. Je m’explique. Le génie d’Yves Saint Laurent ne met pas le corps entre les parenthèses d’un vêtement. Bien au contraire il nous en restitue le caractère sacré.

Art total ? Avec Yves Saint Laurent le corps devient peinture (par exemple les modèles ins-pirés de Braque ou de Van Gogh), poème (Jean Cocteau). On ne dira plus défilé mais ballet, puisqu’avec lui le corps écrit. Coloriste admi-rable ! Son art porté à la perfection invente sans cesse dans le classicisme et la rigueur. Moderne parce qu’il est de tous les temps.

Le peuple réuni à La Courneuve ne s’y est pas trompé. L’art d’Yves Saint Laurent s’enra-cine dans la nation et en même temps reconnaît les cultures et les traditions de tous les pays (modèles russes, asiatiques, etc.). Pendant cette heure qu’il nous a offerte, nous nous sentions meilleurs et plus grands. La fausse question posée par la petite bourgeoisie est celle de la possession. Qui peut acheter de tels vêtements ? On a compris qu’il suffisait de regarder pour participer. Comme on regarde un tableau de Braque ou de Picasso. Le luxe doit être l’affaire de tous. La beauté est à nous. Ce soir-là nous l’avons assise sur nos genoux, comme disait Rimbaud.

Et lorsque parut le dernier modèle « à la colombe », on ne pouvait s’empêcher de le lire comme un message de paix et d’amour. Le maître mot de Saint Laurent est love. Il nous a donné les ailes de l’amour, à nous hommes dont le pays est le vaste monde peuplé d’étoiles. Son costume découpé comme un papier ouvrait une fenêtre sur le ciel.

N’oublions pas la grande ombre d’Aragon dont le cœur battait encore en nous. Aragon qui aimait Saint Laurent, le défendait et portait ses couleurs. Aragon à qui nous devons, d’une certaine façon, d’avoir vécu ce moment où le peuple de France salua la beauté et la fit sienne. Il sacra Yves Saint Laurent. C’était à pleurer de bonheur.

« Un peuple témoignait de sa transfiguration en vérité. » Mallarmé encore.

J. R.

Ce texte a fait l’objet d’une publication dans l’Humanité du 20 septembre 1988.Je le dédie à la mémoire de Michel Boué.

La terre se souvient du ciel

Voilà un livre qui ne peut laisser le lecteur indifférent, me disais-je après avoir relu, toujours avec la même émotion, les Lettres à Yves, de Pierre Bergé. Certes, le sentiment

qui m’animait en l’ouvrant, pourquoi ne pas l’avouer, relevait de la curiosité. D’autant que je venais de terminer la pseudo-biographie de Marie-Dominique Lelièvre, laquelle m’avait donné la nausée. Et c’est peu dire. Pierre Bergé ne sortait pas grandi de cette médiocre entreprise de démolition et j’imagine que c’est à lui qu’elle fait référence en déclarant au JDD à propos d’Yves Saint Laurent : « On a fabriqué un personnage : l’artiste foudroyé par son génie. »

Mais quelle importance au regard de l’histoire de ces deux hommes, de part en part animée par l’amour et le goût de la beauté ? Car les lettres de Pierre Bergé à Yves Saint Laurent sont, à l’évidence et avant tout, des lettres d’amour. Écrites après la mort de l’artiste, après cinquante années de vie commune, elles n’ont « qu’un but : faire un bilan, celui de notre vie ». Tout ce qui doit et peut être dit de l’aventure d’une vie est ici raconté sans détour, avec mesure et une grande pudeur.

« Oui, nous avons traversé des orages et connu des naufrages mais nous n’avons jamais douté de ce toujours. (…) Ce toujours qui m’a fait recueillir ton dernier souffle et te fermer les yeux. Ce toujours auquel j’ai été fidèle même si le prix fut parfois cher à payer. » Et Pierre Bergé de s’interroger : « Oui, je t’ai protégé de toi-même. Parfois trop ? C’est ce que prétendent certains, y compris quelques amis. Mais savent-ils et que savaient-ils ? Peu de choses en fait (…). Ce rôle, je le sais, m’allait comme un gant. Le tien t’allait bien aussi. Tu avais décidé d’être l’amant de la mort. »

Il me revient soudain à la mémoire les images de ma pre-mière rencontre avec Yves Saint Laurent et Pierre Bergé dans un bar, un soir à Marseille. Au début des années soixante-dix, probablement, à l’occasion d’un ballet de Roland Petit, la Rose malade, dont j’avais écrit le livret d’après l’œuvre de William Blake. Maïa Plissetskaïa en était l’incomparable étoile. La ti-midité d’Yves Saint Laurent répondait à celle du jeune homme que j’étais alors. Je le sentais mal à l’aise au milieu de la foule des noctambules et pressé de rentrer rapidement. Pierre Bergé l’ayant compris s’empressa de lui donner satisfaction. Je ne rapporte cette petite anecdote que pour faire écho à l’allocution prononcée par Pierre Bergé, à Saint-Roch, pour le premier anniversaire de la mort d’Yves : « Celui que j’ai connu, celui que vous avez connu, parlons-nous du même ? (…) Chacun de nous entretient avec lui, avec son souvenir une relation unique. »

Il y a dans ces Lettres à Yves une indéniable hauteur de vue qui conjugue l’admiration, le respect, la lucidité et l’amour. Aucun pathos donc, mais un cœur mis à nu dont on devine le tremblement douloureux. Pierre Bergé a bien reçu la leçon de Stendhal dans De l’amour : « Je fais tous les efforts possibles pour être sec. Je veux imposer silence à mon cœur qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté la vérité. » La force du livre de Pierre Bergé tient donc à sa qualité d’écriture au service d’un senti-ment amoureux profond et d’une intelligence aiguë qui ne s’en laisse pas conter. Autrement dit, et l’on comprend qu’il ait cité Stendhal, ce qui l’anime est la recherche de la vérité. Non pas

celle d’un autre qui s’appelle Yves Saint Laurent mais la sienne, à lui Pierre Bergé : « Ne nous y trompons pas, chercher l’autre c’est se chercher soi-même. C’est vouloir la paix avec soi. » Cela demande en outre de l’honnêteté, laquelle ne va jamais sans courage : « La mort pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses (…). À ces questions-là, ai-je répondu il le fallait ? Je n’en suis pas sûr. »

On voit bien que le propos de l’auteur porte au-delà d’une simple recollection de souvenirs. Le travail de deuil qu’il a entrepris le conduit à insérer son expérience personnelle dans une perspective plus universelle, à regarder plus loin que soi. La lettre du 8 mai 2009 est à cet égard, me semble-t-il, exemplaire : « Notre sexualité, nous ne l’avons jamais cachée ni exhibée. Il n’y a pas de honte à avoir, ni de fierté à en tirer même s’il existe la Marche des fiertés. (…) Je n’oublie pas tous ceux qui ne peuvent pas vivre au grand jour, qui sont obligés de se cacher (…). C’est pour eux que je me suis engagé dans ce combat pour la défense de l’homosexualité. Nous, nous n’en avions pas besoin, nous avons eu de la chance. »

On peut d’autre part s’interroger sur la conception du créa-teur que développe Pierre Bergé tout au long de ces pages. S’il me semble juste d’affirmer que « la création est d’abord une lutte contre soi, ensuite contre tout et contre tous », faut-il aller jusqu’à dire que les vrais (génies) sont des martyrs ? Cette idée,

romantique, ne me convainc pas tout à fait. Je lui préfère celle, plus classique, à la Boileau ou la Ponge, d’artisan… Même si je suis sensible à ce qu’André Breton m’écrivait, il y a bien longtemps : « Il y a l’étoile ou bien elle n’y est pas, qui a bien peu à faire avec nos appréciations qualitatives et qui n’a sûrement pas plus de chances d’être celle du “salut” que de la perdition. Mais voilà : elle vous tient à sa merci ou non, on saura après. »

Je sais bien qu’un certain discours tend à s’imposer au-jourd’hui : les chefs-d’œuvre n’existent pas plus que les génies. Et de là à médicaliser les génies, par exemple en les considérant comme des monomaniaques, il n’y a qu’un pas franchi sans vergogne par la « médiocratie » et l’inculture dominantes. Il faut donc choisir son camp. Je n’hésite donc pas, on l’a compris.

Je n’irai pas plus loin dans l’analyse des Lettres à Yves. Il faut à un moment donné savoir se retirer discrètement, et laisser méditer Booz « Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe… » Maintenant, au lecteur d’ouvrir ces lettres qui lui sont aussi adressées et d’entendre dans le secret de son cœur la voix d’un homme bien pareil à lui. Je pense à Aragon : « Celui qui le vin d’amour / Dans son verre a réchauffé / A droit d’avoir le cœur lourd / Sans dire contes de fées / Quand vient la fin de son jour. »

Jean Ristat

Pierre Bergé, Lettres à Yves. Éditions Gallimard, 110 pages, 12 euros.

Les griffes du malheur

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Page 5: Yves Saint Laurent - les-lettres-francaises.fr

LETTRES

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . V

Avant-gardes du XXe siècle, art et littérature, 1905-1930, de Serge Fauchereau. Flammarion, 594 pages, 49 euros.

C’est une somme, le travail de toute une vie. Serge Fau-chereau, écrivain, historien d’art, commissaire d’ex-position, traducteur, auteur d’essais sur la littérature

et d’anthologies, est depuis des décennies l’un des meilleurs spécialistes des mouvements d’avant-garde. Ce livre a d’abord le mérite de ne pas reproduire le canevas traditionnel qui consiste à faire de Paris le centre exclusif de la création mo-derne au début du XXe siècle. Pour preuve, il le commence avec l’expressionnisme allemand. Cet excentrement de la pensée esthétique en Europe est riche de conséquences puisqu’il nous oblige à revoir de fond en comble notre vision de l’art de cette période. Ensuite, il en vient à la question du cubisme qui cette fois est bien une affaire parisienne, mais la lie au futurisme qui voit le jour en 1909 et donne naissance à une forme d’expression baptisée le cubo-futurisme. Au chapitre suivant, il nous fait traverser l’Atlantique et nous révèle comment les artistes et les écrivains des États-Unis perçoivent ces nouvelles données théoriques et les développent…

La précieuse culture encyclopédique de Serge Fauchereau lui permet de traiter avec le plus grand soin et en détail des courants mal connus en France comme le vorticisme anglais ou l’acméisme russe. Plus tard, il nous entraîne dans des régions du globe dont nous connaissons bien mal les mouvements, les hommes et les femmes qui ont contribué à forger leur propre modernité, et leurs œuvres bien sûr.

En choisissant de ne plus dissocier l’art et la littérature comme on a pu le faire, il fait valoir l’étroite interférence de ces deux domaines. Il nous explique la part essentielle qu’Ezra Pound a pu jouer entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Il nous présente une figure haute en couleur comme celle de Vincente Huidobro, grand poète chilien, celle aussi, fascinante, de l’Es-pagnol Ramon Gomez de la Serna, célèbre pour ses tertullias au Café Pombo. Cela d’ailleurs se vérifie par la multiplication des revues liées à ces cercles, comme Martin Fierro à Buenos Aires, Cuba Cubista à La Havane, Dada à Zurich, LEF en Union soviétique, pour ne citer que celles-là.

Il nous fait voyager dans le continent latino-américain en nous faisant faire la connaissance du groupe mexicain du stridentisme ou du mouvement anthropophagiste brésilien. Il nous enseigne les faits et gestes des surréalistes dans le monde

entier, mais aussi des constructivistes russes. Ce faisant, il dresse de nouvelles cartes de la connaissance des pensées et des réalisations de ces hommes et de ces femmes téméraires qui ont changé de fond en comble l’esthétique de leur temps et qui nous ont si profondément influencés, même si nous sommes maintenant si loin d’eux.

Serge Fauchereau ne s’arrêtera certainement pas là. Son livre ne peut se terminer. Il fera encore et toujours la découverte d’une association de créateurs méconnus ou d’un poète injustement oublié par la postérité. Il développera aussi des chapitres qu’il n’a fait qu’esquisser (comme l’intense activité des groupes d’avant-garde à Prague pendant les années dix et vingt). Quoi qu’il en soit, tel qu’il est, son ouvrage est incontournable. C’est une vraie bible vivante, un ouvrage de référence dont nul d’entre nous ne peut se passer s’il veut comprendre ce monde si divers, si riche et si passionnant. Il a su reconstituer ce puzzle gigantesque avec une immense érudition, mais aussi une capacité d’analyse et de synthèse remarquable. La vision d’ensemble ne l’empêche pas de ne pas mettre de côté de ce qui n’entre pas dans des caté-gories arbitraires. Cette entreprise titanesque vaut d’être saluée pour l’une des plus importantes accomplies depuis longtemps.

Gérard-Georgers Lemaire

L’âge d’or des avant-gardes

Josette Rasle. L’intérêt pour les avant-gardes historiques n’a pas faibli et vous avez beaucoup écrit sur elles. Cependant, votre dernier ouvrage Avant-gardes du XXe siècle, 1905-1930, n’est pas un bilan mais plutôt une remise en question du concept même. Vous vous attachez à en montrer les limites, voire le conformisme. Pouvez-vous ex-pliquer en quoi celui-ci vous apparaît aujourd’hui comme une falsification historique ?

Serge Fauchereau. Des affinités ont toujours amené des gens à se regrouper pour mener une action commune. Dans le domaine de la culture, les romantiques ont peut-être été les premiers à s’internationaliser : chez Delacroix on ne ren-contrait pas seulement Hugo, Gautier, Berlioz et George Sand mais aussi le peintre anglais Constable, le poète allemand Heine, les compo-siteurs Chopin et Liszt… L’originalité quelque peu enfantine du surréalisme un siècle plus tard est d’avoir voulu être un groupe fermé pratiquant l’exclusion. Ce concept d’avant-garde, aux impli-cations combatives, semble s’être installé à partir du symbolisme. Il s’est imposé avec Apollinaire, Picasso, Stravinsky et, pendant vingt-cinq ou trente ans, il a désigné la culture novatrice, celle du cubisme, du constructivisme, du surréalisme et d’un bon nombre d’ismes occidentaux. Par la suite, le concept perd sa raison d’être puisque ni Sartre, ni Pollock, ni Stockhausen ne pensent en termes d’avant-gardisme. Il faut d’ailleurs tenir le plus grand compte de novateurs peu soucieux d’appartenir à un groupe, comme Joyce, Jouve, Michaux, les peintres Solana, Magnelli, les mu-siciens Varèse, Prokofiev, le sculpteur Brancusi. L’innovation ostensible n’est pas un critère de qualité : Proust, Pirandello, Claudel, Bartok, Bal-thus, Bruno Schulz, Juan Rulfo ou Marcel Carné sont plus intéressants que tel petit avant-gardiste dûment accrédité. Une avant-garde suppose un mouvement en avant ; or la culture change mais elle ne progresse pas ; la technique change mais Picasso n’est pas plus avancé que Velasquez ni Fellini plus que Fritz Lang.

En effet, deux des qualités de cet ouvrage sont son inlassable curiosité et sa faculté à intégrer les inclassables, ceux qui travaillent aux côtés des avant-gardistes tout en restant indépendants. Et ce qui est vrai pour les hommes, l’est aussi pour les pays. En étudiant des mouvements, qui pour-raient sembler marginaux comme, par exemple, l’ultraïsme en Espagne, vous leur donnez une

place dans la modernité, et prouvez ainsi que, non seulement, les formes et les idées circulent mais que la modernité n’est l’affaire ni d’une nationalité ni d’une personne ou d’un groupe isolé…

Serge Fauchereau. L’absence de curiosité pour ce qui se fait ailleurs que ce qu’on met sous nos yeux au quotidien est moins l’effet d’un natio-nalisme plus ou moins inconscient que d’une indolence intellectuelle. Les idées et les formes circulent indépendamment des pays, des langues, des cultures même. Je m’en tiens à l’échelle occi-dentale, mais c’est à l’échelle de toute la planète qu’il faudrait observer le phénomène. Si on est peu curieux de tant de créations étrangères, c’est parce que l’histoire de la culture depuis des siècles est faite par les Anglo-Saxons, les Français, les Allemands et un peu les Italiens, et tous se sont d’abord occupés d’eux-mêmes, avec l’approba-tion du marché. Je souhaite étendre l’histoire de la culture à un plus vaste territoire, aller voir en Scandinavie et chez les Baltes et toute l’Amérique du Sud. Le Mexique est beaucoup plus riche de ses artistes et ses musiciens que de quelques mil-liardaires ; la Belgique a beaucoup plus à offrir que Magritte et Tintin, dont je ne nie pourtant pas les mérites. Et ainsi de suite. De toutes les façons, les bouleversements économiques vont refaire l’histoire ; et de grands pays, comme le Brésil, ayant échappé au colonialisme politico-économique, vont pouvoir révéler leur originalité.

Est-ce que cela n’implique pas une révision de certaines valeurs ?

Serge Fauchereau. Assurément. L’histoire telle que l’ont faite trois ou quatre puissances culturelles dominantes a négligé des œuvres im-portantes. Quelle chance a une œuvre née aux confins de l’Europe où il n’y a pas de marché de l’art et quasiment pas d’édition ? On a au contraire gonflé certaines valeurs : l’exploitation anecdotique d’une vie tragique et pittoresque a pu faire de Frida Kahlo une artiste très médiatisée auprès du grand public. Parfois s’élèvent déjà de l’étranger des propos blasphématoires contre des icônes jusqu’ici intouchables : on ose dire qu’An-dré Breton est parfois pompeux et ennuyeux et on finira par mettre en doute l’importance des jeux de mots de potache de Marcel Duchamp, dont l’apport est ailleurs. En élargissant le panorama, on découvre non seulement des nouveaux champs d’investigation mais aussi des déplacements, des coïncidences dans l’apparition des formes et des

idées chez des personnes qui ne pouvaient pas se connaître. L’esprit du temps gouverne les individus autant que l’esprit des lieux.

Vous songez à l’anthropophagisme brésilien ou à diverses formes de l’indigénisme de l’Amé-rique latine ?

Serge Fauchereau. Effectivement. C’était là une revendication d’autonomie. Ainsi des Mexi-cains ou des Péruviens, des Cubains, se fondant sur le marxisme, empruntaient à des esthétiques européennes pour en faire quelque chose de singu-lier, enraciné dans une culture locale séculaire ou née du métissage – ce métissage qui, à un niveau supérieur, sera peut-être un moyen de résistance à l’impérialisme linguistique et culturel de l’industrie de masse hollywoodienne que singe aujourd’hui tout l’Occident… Mais déjà l’Orient nous impose ses clichés, sa violence. Tôt ou tard l’Afrique va s’en mêler si, comme je l’espère, on lui en laisse les moyens. Les facteurs politiques et économiques, les guerres, les coups d’État affectent la culture, bien évidemment.

Justement, vous écrivez que, dans la culture, il n’y a ni haut ni bas mais un mouvement dans les deux sens. Fantômas…

Serge Fauchereau. Oui, Fantômas. Je ne confonds pas la culture populaire et la culture de masse telle qu’on la fabrique aujourd’hui. Le créateur de Fantômas ou celui de Superman voulait distraire et non pas créer un produit de grande diffusion commerciale. Allumant la té-lévision à Tallinn la semaine dernière, je suis tombé sur un film de Harry Potter ; c’est-à-dire qu’en Estonie comme en France, comme en Chine ou en Argentine, on peut diffuser le même produit habile, avec tous les ingrédients nécessaires assemblés par une équipe pour séduire le plus grand nombre. Puissance du commerce et de la publicité… Pour revenir à Fantômas, remarquez que, dans le feuilleton comme dans le film de Feuillade, les cubistes puis les surréalistes avaient vu tout un potentiel d’invention poétique. On ne lit pas Fantômas comme on lit Dostoïevski. Le Marteau sans maître de Boulez ne s’écoute pas comme une chanson de Brel ou de Sinatra, mais on peut aimer l’un et l’autre. La question de la destina-tion d’une œuvre est cruciale ; il arrive cepen-dant que des œuvres sans prétention retiennent plus que d’autres, qui prétendent au grand art.

Duke Ellington est finalement plus complexe et plus divers que Gershwin, et Offenbach plus que Bizet. On ne peut oublier Charlie Chaplin ni ces spectacles de marionnettes que concevaient de grands artistes un peu partout à travers le monde.

On est habitué à plus de spécialisation. Or, accessibles ou difficiles, vous, vous envisagez tout ensemble, la littérature, les arts plastiques, la mu-sique et les arts du spectacle. Cette démarche, plutôt inhabituelle dans le monde de la critique, n’est cependant pas nouvelle chez vous

Serge Fauchereau. J’ai une curiosité enthou-siaste pour divers domaines. Aussi dès mon pre-mier livre, Lecture de la poésie américaine, paru en 1968, il y avait déjà tous ces rapprochements et, donc, Eliot, Faulkner et Cummings avec Francis Ponge, le nouveau roman, Charlie Parker, Alex Katz… À l’époque c’était instinctif. Peu à peu, c’est devenu pour moi une méthode. Pour com-prendre la culture et rester optimiste quant à son avenir, je ne peux pas réfléchir autrement, non sans garder un véritable intérêt pour des travaux plus spécialisés qui se publient. Il y a tellement de choses passionnantes, hier comme aujourd’hui. Pour moi, c’est comme découvrir des fruits in-connus ou méconnus qu’on a plaisir à partager.

Votre dernier chapitre annonce une suite. Est-ce que ce sera la fin des avant-gardes ?

Serge Fauchereau. Non, pas exactement. Dans le volume suivant auquel je travaille, en gros 1925-1940, je montrerai comment les mouvements vont s’étaler, notamment le surréalisme qui va gagner d’autres pays, depuis la Tchécoslovaquie jusqu’à la Scandinavie et l’Amérique latine. Par réaction, des peintres et des sculpteurs vont se regrouper pour s’opposer à l’abstraction ou, au contraire, à la figuration. Des écrivains ou des photographes vont rejeter l’expérimentation systématique pour se préoccuper de la crise socio-politique. Des écrivains comme Aragon, Brecht ou Auden, des cinéastes comme Jean Renoir, des peintres comme Ben Shahn sont engagés dans les affrontements politiques des deux côtés de l’Atlantique. En réac-tion contre l’internationalisme avant-gardiste, de très intéressants mouvements régionaux organisés vont naître en France, dans les îles Britanniques et surtout aux États-Unis. Je crois que ces retours de balancier sont pleins de sens.

entretien réalisé par Josette Rasle

Entretien avec Serge Fauchereau

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LETTRES

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . V I

Colette journaliste Éditions du Seuil, 380 pages, 21 euros

Paysages et Portraits (1958), Contes des mille et un matins (1973) : deux volumes posthumes de Colette, déjà, étaient consti-

tués de textes exhumés des journaux dans lesquels ils étaient restés jusque-là enfouis. La roman-cière elle-même, pourtant, n’avait pas renâclé à composer des recueils originaux à partir de textes publiés dans la presse : dès 1917 (les Heures longues) et jusqu’à 1944 (Paris de ma fenêtre), en passant, entre autres, par Dans la foule (1918), Aventures quotidiennes (1924) et Prisons et Pa-radis (1932), elle avait compris que ces articles de circonstances méritaient de durer, et que le travail de la journaliste ne déparait pas l’œuvre de l’écrivain.

Mais, entre 1893 et la fin de sa vie, Colette aurait écrit plus de 1 260 (!) articles, et il n’est pas surprenant que, plus d’un demi-siècle après sa disparition, deux spécialistes et amoureux de son œuvre aient encore de quoi concocter un fort volume d’inédits.

Colette journaliste couvre toute la carrière de Colette, de ses premiers articles (notamment un article sur Zola, paru en 1893, et signé par son premier mari, Henry Gauthier-Villars, – le fameux Willy) à une rêverie sur le lin, qui date de 1951.

On est impressionné par le spectre couvert par Colette écrivant pour la presse : elle donne des critiques théâtrales (on connaissait déjà les articles constituant la Jumelle noire), dispense des conseils de maquillage (on sait qu’elle-même avait ouvert un institut de beauté), tient son « Journal », tente d’apaiser, avec une sagesse

septuagénaire, les douleurs de l’Occupation. Certains articles – sur la paresse, sur la neige, sur un incendie – sont de longs poèmes en prose, qui ne dépareraient pas la Maison de Claudine ou les Vrilles de la vigne.

Mais les textes les plus frappants de ce volume sont ceux dans lesquels Colette fait véritable-ment un travail de reporter, et rend compte de l’actualité. L’article dans lequel elle imagine ce qu’est la vie d’Édouard VIII et de Mrs Simpson après l’abdication et l’exil en France, est presque un petit roman.

Les sommets de ce volume sont sans doute – mais tout est affaire de goûts – les deux en-sembles constitués par ses reportages sur la pre-mière traversée du paquebot Normandie (1935) et sur le procès d’Eugène Weidmann (1939).

Les impressions de Colette débarquant aux États-Unis et sa découverte de New York n’ont rien à envier à celles de Paul Morand à la même époque. Quant à la relation du procès Weid-mann, on peut y voir un modèle de ce que devrait être le travail d’un grand reporter. Colette borne ses descriptions à quelques traits, quelques détails (les mains de Weidmann, que celui-ci dissimule, l’une dans sa poche, l’autre derrière son dos). Elle essaie, avant tout, de pénétrer les mystères de l’âme de l’assassin. Elle ne porte pas de ju-gement moral : elle tente juste de comprendre ce qui se cache derrière cette apparence lisse

et absente, cette « méprisante somnolence ». Lorsque Weidmann, enfin, accepte de parler, de raconter ses crimes, et se met à pleurer, on est ému comme dans le Journal d’un curé de campagne, quand la comtesse finit par accepter de brûler les souvenirs de son enfant mort, et accueille la grâce qui descend en elle. Sous la plume de Colette, Weidmann devient un héros de roman – et, curieusement, le héros d’un roman qu’on verrait plutôt signé Mauriac ou Bernanos.

Voici les dernières lignes du dernier article, la minute précédant l’exécution : « Weidmann le suivait entre ses deux gardes. Avant de descendre les degrés qui ne le mèneraient plus nulle part, il leva la tête vers un vasistas ouvert. Il eut le temps de humer une gorgée, une seule, de la nuit de printemps, où la lune marquait minuit dans un ciel pur. »

On imagine plutôt la fin d’un roman que celle d’un article de Paris-Soir, et ces quelques lignes donnent tort à Jean Paulhan, qu’on a connu plus perspicace, qui affirmait que Colette était « une grande journaliste égarée dans le roman ». On dirait plus justement d’elle que, journaliste, elle resta avant tout une pure romancière.

Espérons qu’un éditeur courageux donnera aux responsables de ce volume l’occasion de publier un jour, enfin, l’intégrale de l’œuvre de Colette journaliste.

Christophe Mercier

Sur les sentiers du journalisme

L’Horizon, de Patrick Modiano, Gallimard, 171 pages, 16,50 euros.

On sort toujours de la même manière de la lecture d’un roman de Modiano. Habillé de gris. Comme il y a le bleu de Klein,

le noir de Soulages, il y a le gris de Modiano. L’impression est durable. Deux à trois heures d’exposition suffisent. Depuis quarante ans, la dis-tance est la même, cent cinquante pages de phrases simples, riches de « plis secrets ». L’homme n’est pas marathonien. Mais ses personnages souffrent de toute éternité. Le temps les habite, le temps les ronge. Ils forment une impressionnante cohorte de corps en détresse et tissent, chacun à leur ma-nière, l’histoire douloureuse d’un siècle épuisé. On les retrouve, invariablement, allongés dans une chambre d’hôtel à regarder le plafond dans lequel ils s’absorbent comme un lecteur dans un roman ou un cinéphile impatient de voir s’animer la toile magique. Le passé les assaille, les torture, parfois, voluptueusement. Chassés par la haine du logis, ils arpentent des boulevards et des rues, regardent des devantures d’immeubles, montent et descendent quantité d’escaliers, rencontrent des concierges, se nourrissent de cafés, notent des numéros de téléphone et des adresses dans des carnets usés, s’attardent devant des vitrines qui leur renvoient le fascinant reflet d’un monde révolu. Leur mémoire est peuplée de fantômes. Ils sont minés par « la pensée de ce qui aurait pu être et qui n’avait pas été ».

Ce sont ces fantômes qui habitent le nouveau personnage de Modiano, et cette pensée qui le hante. Bosmans, c’est son nom, est au soir de sa vie. Il marche dans les rues d’aujourd’hui comme il marchait dans celles d’hier. Il ressemble à un nuage. Il est fait de bribes de souvenirs. Un nuage ne peut que rencontrer d’autres nuages. Jadis, il a rencontré l’éclair. Une femme. Dans le métro.

Un jour d’émeute, et de répression. Un de ces accidents de la vie qui comble une vie. De solitaire, le voilà solidaire. Maintenant, chaque soir, il va chercher la jeune femme à la sortie de son bureau. Elle a un nom sorti d’un livre de Simenon. Elle s’appelle Margaret Le Coz. Elle est traductrice, elle parle peu, elle est remplie d’énigmes. Elle travaille avec de louches individus au comporte-ment inquiétant, manières de rogatons de la rue Lauriston, qui parlent beaucoup. Elle ne pose jamais de questions. Il se contente d’être avec elle en recherche d’équilibre. « Il n’y a pas de connaissance des êtres », dit un personnage de Malraux. Ils se découvrent une fraternité d’inquié-tude. On n’use pas la moleskine du Flore. On ne refait pas le monde. On habite de petites chambres dans des quartiers lointains. On fréquente le bar de Jacques l’Algérien. Elle redoute un homme qui la recherche, qui la retrouve, qui la menace, qui la force à la fuite. Il est harcelé par une mère clocharde et son avide compagnon échappés des poubelles de Fin de partie.

Comme toujours chez Modiano, les passés et le présent se mêlent. Et l’âge, avant les féroces maladies oublieuses des hommes comme des pays, attise les désirs de savoir, de « franchir les barrières invisibles du temps ». Le néant, voilà l’ennemi. Avant de sombrer corps et âme, Jean Bosmans s’accroche à la trace de celle qu’il a aimée et qui a disparu, gare du Nord, dans un train de nuit, avalée par l’horizon. Il s’entête. Lui, l’ancien libraire des sciences occultes, piste les signes. Ils le conduisent à Berlin. Il approche. Il brûle. Le mur est tombé. Le sablier s’est vidé. Le jour se lève sur un paysage d’été. Devant lui, une librairie. Au milieu des livres, une femme vieillie. L’histoire ne serait-elle qu’un bégaiement ? Il ne reste à Bosmans que quelques pas pour se retrouver derrière le miroir, ce « mur invisible », et rattraper, enfin, l’apaisant horizon.

Jean-François Nivet

Le gris ModianoUn homme se penche sur sa jeunesse. Ou comment

Patrick Modiano, parti il y a quarante ans de la place de l’Étoile, se retrouve à l’Est.

Les Effondrés, de Mathieu Larnaudie, Actes Sud, avril 2010, 18 euros, 179 pages.

Ceux qui aiment s’aventurer en dehors des sentiers battus de « la littérature du moi », trouveront un plaisir ju-

bilatoire à la lecture de ce court roman qui a précisément pour objet l’autre, le radi-calement autre, à savoir des membres de la bourgeoisie capitaliste qui vivent de la spéculation et du pouvoir, et, qui, un beau matin de 2008, ont découvert l’ampleur de la crise qu’ils avaient provoquée et se sont retrouvés, une fois n’est pas coutume, sur le banc des accusés. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés par la stupeur ou l’ahurissement devant l’effondrement du système auquel ils croyaient, du dogme libéral sur lequel ils avaient construit leur fortune et leur pouvoir.

Mathieu Larnaudie excelle dans l’exercice du portrait en situation. L’originalité de la démarche tient au point de vue adopté, celui de l’après. Ce sont des « effondrés » qu’il décrit : il les saisit dans leur chute, au cours de l’interrogatoire mené par une commission d’enquête, au moment où la police procède à leur arrestation, ou encore à l’instant où ils doivent tenir un discours condamnant des pratiques immorales jusque-là célébrées pour leur modernité et leur audace. Le contraste entre l’arrogance de toute une vie et la mé-diocrité de leur chute est d’une saisissante vérité. En toile de fond plane le souvenir d’un autre « effondrement », ô combien mis en scène à la fin du XXe siècle. En effet, les traces

matérielles et idéologiques des adversaires du capitalisme semblent persister à hanter le monde des personnages décrits dans ce roman malgré les efforts fournis par ces antihéros pour en éradiquer tout souvenir. Ainsi il ne reste plus rien du palais de la République à Berlin. À sa place, il y a un trou béant qui continue à imposer à la chancelière, rêveuse, la présence de ce qui fut détruit.

Entre ce passé toujours présent et ce pré-sent en train de s’effondrer, le narrateur fait discrètement apparaître un autre espace pour le moins intéressant. En racontant la crise au passé, il relègue en effet le capitalisme dans un temps très lointain, où certains croyaient que « l’histoire était finie », et où existaient des gens capables d’accumuler des quantités colossales de capital et, soudain, de se suicider quand le château de sable s’effondre. C’est un bien doux plaisir que nous procure la sug-gestion que ce temps-là n’est plus et qu’un autre présent est possible, voire nécessaire.

L’art de Mathieu Larnaudie consistant à faire surgir par l’ironie la minable vérité des puissants a quelque chose de stendhalien ; c’est un régal pour les lecteurs. Nul doute que l’auteur a déniché là une galerie inépuisable de personnages qu’on espère retrouver, servis par le même talent, au cœur, cette fois, d’un récit de plus grande ampleur. D’ici là, on gardera précieusement le souvenir de cette lecture. Un sourire au coin des lèvres, on est comme étonné de voir quelques-uns de ces puissants traîner encore, çà et là, leurs montres et leurs costumes de luxe : on les croyait pourtant effondrés…

Stéphanie Loncle

L’histoire est-elle jamais finie ?

Une brillante peinture des figures emblématiques du monde de la finance et du pouvoir politique,

à l’heure de leur effondrement.

DR

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LETTRES

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Paula T, une femme allemande, de Christoph Hein, traduit par Nicole Bary. Éditions Métailié, 418 pages, 22 euros.

Livre après livre et loin des clichés dis-tillant confort ou tranquillité, Chris-toph Hein nous donne à connaître son

Allemagne. Bien qu’elle ait disparu, la RDA fait évidemment partie du tableau car avoir vécu en RDA reste une marque de fabrique intellectuelle distinctive qui oblige tôt ou tard tout auteur à se justifier ou à prouver son innocence. En fait, la lutte avec le modèle social qu’incarnait la RDA se poursuit post mortem, comme si l’état actuel du système vainqueur avait besoin de réanimer le fan-tôme du vaincu pour masquer le mensonge par lequel il s’est imposé. C’est ce constat que reprend Christoph Hein quand il affirme : « Le capitalisme se portait à merveille quand il avait en face de lui un empire socialiste. Il est devenu démesuré. La démesure a tou-jours été le début de la fin. C’est ce qui risque d’arriver. On aura un ordre économique qui sera probablement très capitaliste, mais qui s’accommodera très bien d’un manque de démocratie. »

Il a pourtant été un des écrivains de RDA qui mettaient le doigt sur ce qui fait mal. Le Joueur de tango, l’Ami étranger, la Fin de Horn portent témoignage de ce combat pour un État démocratique. Qu’il ait été perdu ne retire rien aux qualités de ceux qui l’ont mené. Ils ne plaidaient pas pour eux mais pour tous.

L’évolution de Christoph Hein l’amène à replacer les affaires de la RDA dans leur contexte plus général. Cette évolution, déjà perceptible dans Prise de territoire, se poursuit avec Paula T. La parenthèse RDA se gomme quelque peu. Non pas qu’elle ait complètement disparu, cela n’est pas possible à l’échelle d’une génération, mais nombre de caractéristiques s’inscrivent maintenant dans un horizon plus large. En clair, les défauts de la RDA étaient aussi ceux de l’Allemagne telle que l’histoire l’a façonnée. Au niveau littéraire, cette inflexion l’amène à considérer que la coupure entre les écrivains des deux États n’a pas de sens. Günter de Bruyn, Christa Wolf, Heiner Müller, Stefan Heym, Volker Braun appartiennent à l’Allemagne, tout comme Günter Grass.

À certains passages de Paula T, le lecteur peut se demander si l’histoire concerne la RDA ou la RFA car bien des détails s’appliqueraient aussi

bien à la RFA. Certains personnages jouissent d’une qualité de vie fort sensible. Ils disposent de voiture, louent des habitations pour passer des vacances au bord de la Baltique, donnent des réceptions, s’appuient sur des notables… On pourrait multiplier les exemples. En même temps, certains conflits plus idéologiques sont typiques de la RDA. Mais une des caractéristiques qui rend cette Allemagne quelque peu floue dans son identité réside dans le fait que les personnages ne se pensent pas (ou très peu) citoyens de la RDA, c’est-à-dire d’un État théoriquement « ouvrier et paysan ». Quand des problèmes politiques sont posés c’est le plus souvent sur la base de conflits privés qui sont déplacés au plan politique, car c’est là un moyen décisif de prendre avantage sur un adversaire.

La vie et la mort de Paula sont restituées tan-tôt par son récit, tantôt par les compléments apportés par l’auteur. Ce double éclairage donne sa profondeur et son tragique à une histoire qui se veut emblématique du destin des femmes, avec des touches liées à la RDA. Paula est une femme empêchée. Ayant fait le choix de devenir peintre et non pas infirmière, elle sacrifiera tout, amours, enfant, etc. à cette passion. Sa vie entière est un combat contre ce qui l’écrase et qui s’avérera

finalement trop lourd. Pèsent sur elle le poids de l’histoire qui a mis la femme devant les four-neaux, au service de l’homme, la personnalité du père, le fonctionnement de la famille, l’état d’esprit petit-bourgeois qui gangrène la société. Et en ces domaines, l’« État ouvrier et paysan » a fort médiocrement fait reculer les tentacules du passé. La décision de Paula de donner libre cours à sa passion en entrant à l’École des beaux-arts de Berlin est peut-être ce qui l’aide le mieux, mais là encore les intrigues, les blocages politiques produisent leurs effets mortifères avec l’affaire de cette toile idéologiquement incorrecte qui pourtant exprime ce que Paula portait de plus vivant en elle et qu’elle devra cacher. Se mutilant ainsi pour longtemps.

Dans ses tentatives multiples pour se faire reconnaître par une société hostile, et qui ajoutera l’obstacle de la loi du marché après la réunifi-cation, Paula est prisonnière d’un combat qui l’use et aura raison d’elle. La seule exception à ce constat concerne les amours qu’elle partage plus ou moins clandestinement avec d’autres femmes. Avec, là encore, un cortège de déboires.

La richesse de ce roman en fait un jalon im-portant au sein d’une œuvre importante.

François Eychart

Un portrait de femme allemandeLe dernier roman de Christoph Hein met en évidence les difficultés pour une femme de réussir

sa vie quand elle se veut aussi artiste.

Bartleby le scribe, Billy Budd, marin et autres romans, Œuvres tome IV, d’Herman Melville, édité sous la direction de Philippe Jaworski avec David Lapoujade et Hershel Parker. Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 578 pages, 62,50 euros.

La réputation d’Herman Melville (1819-1891) repose sur Moby Dick, paru en 1851 : il passe, à juste titre, pour son chef-d’œuvre. Ce grand roman épique, qui est l’histoire

de la quête obsessionnelle du capitaine Achab qui entraîne ses hommes d’équipage à la poursuite homérique (et biblique) de la mythique baleine blanche, a fait de lui le plus grand écrivain de la mer. Dans ce domaine, il n’a d’égal au XIXe siècle que Victor Hugo (les Travailleurs de la mer), puis Joseph Conrad et, enfin, dans une moindre mesure Pierre Loti. Cette réputation, confirmée par ses grands livres, dont, dans ce nouveau volume de « la Pléiade », Billy Budd, marin et Benito Cereno, mais surtout par Mardi et Redburn (tous les deux publiés en 1849), a fait oublier qu’il a écrit sur bien d’autres sujets que le vaste océan. Par exemple, il s’intéresse à la période de la guerre d’Indépen-dance des États-Unis, avec Israël Potter (1855), un ouvrage qu’il compose peu après l’échec cuisant de Pierre et les ambiguïtés, un roman ambitieux sorti de presse en 1852. En racontant les aventures malheureuses de ce combattant de la première heure, qui rentre en Amérique après avoir vécu diverses tribulations en Angleterre sans connaître la moindre reconnaissance de ses compatriotes, Melville a écrit un roman « historique ». Il y fait preuve d’une certaine amertume envers ces Américains qui ont vite fait d’oublier les sacrifices de ceux qui leur ont permis de s’émanciper de la tyrannie de la perfide Albion.

Mais ce que révèlent les Contes de la véranda et les contes non recueillis de son vivant est encore un autre aspect de sa personnalité – et peut-être le plus fascinant. Il continue bien sûr à parler de la vie des navigateurs – il demeure fasciné par cet univers qui représente une partie essentielle de son existence –, mais il rédige aussi des récits intimistes ou liés à l’observation de la société de son temps.

Par exemple, Moi et ma cheminée (écrit vers 1855) est un petit ouvrage plein d’humour et d’une sagesse aux résonances caustiques, sinon caricaturales. Le héros de l’histoire entretient une relation étroite et profonde avec la grande cheminée qui occupe toutes ses pensées. Cet homme marié coule des jours heureux avec son épouse et ses deux filles. Il voue un amour immodéré à cette pièce de maçonnerie que sa femme n’aime pas et voudrait voir abattre alors que lui aimerait l’ouvrir pour faire un grand vestibule. Il finit par faire venir un spécialiste : cet

individu, Hiram Scribe, se fait passer pour un architecte. Il lui révèle que la cheminée, objet du litige, devrait sans nul doute contenir un cabinet secret. Notre homme soudoie l’imposteur pour obtenir un certificat de conformité. Cela ne met pas fin à ses problèmes, mais il peut poursuivre ce dialogue privé et possessif avec sa cheminée, âme de sa maison, et fumer sa pipe en toute quiétude devant l’âtre…

Plus étrange encore est le récit de l’existence de Bartleby qui donne son nom à la nouvelle. Ce conte assez bref rédigé en 1853 nous fait pénétrer dans l’étude d’un homme de loi. Ses employés sont surtout des copistes portant des noms ridicules comme Din-don et Pincettes. Tout commence à New York, dans le réalisme le plus pur. On découvre l’univers confortable et bien organisé de l’avoué où évoluent ces hommes dévoués et un peu ridicules, c’est vrai, mais le travail suit son cours. Tout se passe sans la moindre anicroche jusqu’au jour où Bartleby refuse résolument d’accomplir sa tâche. L’avoué veut le renvoyer, mais Bartleby ne part pas. Il cherche à l’amadouer en lui faisant différentes propositions. Mais elles n’ont pas plus d’effet. En désespoir de cause, l’avoué décide de déménager pour ne plus souffrir de sa

présence obsédante et inquiétante. Bartleby finit dans une prison (the Tombs) et s’y laisse mourir de faim. Il y a là la description d’une relation absurde et terrible au monde qui n’est pas sans faire penser à la nouvelle de Franz Kafka, Un artiste de la faim.

Au fur et à mesure de la publication des œuvres d’Herman Melville dans la « Bibliothèque de la Pléiade », on prend toute la mesure d’un écrivain qui a voulu explorer les régions les plus étranges de la pensée humaine : il aime mettre en scène la folie ordinaire autant que la folie extraordinaire. La singularité de sa démarche, apparue à l’âge mûr, a été masquée par la démesure de ses grands romans. Achab est aussi insensé que Bartleby, sinon plus, mais dans un tout autre registre, tragique et grandiose. Ils ont en commun leur acharnement incompréhensible, qui retient toute notre attention, autant que les actions folles qui en résultent. C’est vrai, l’épopée de Moby Dick relativise la démence d’Achab parce que ce capitaine a la puissance d’un prophète de la Bible. Quant à Bartleby, il ne fait que mettre en évidence l’étrangeté d’un refus radical et sans appel du monde où il vit, un monde caractérisé par sa pure et simple banalité.

Gérard-Georges Lemaire

Herman Melville après Moby Dick

DR

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Disparitions bucoliques, de Michèle Lesbre, Gianni Burattoni. Éditions Le Promeneur. 51 pages, 11 euros.

Qu’est-ce que le paysage ? Littré le définit comme une « étendue du pays que l’on voit d’un seul aspect ». Mais dans le récit de Michèle Lesbre,

Disparitions bucoliques, cette étendue ne se donne pas à voir d’un seul coup d’œil. Elle se compose au fur et à mesure de la marche – ce texte marche. Nous le découvrons en même temps que l’auteur et il s’efface, se brouille comme dans les sortilèges du rêve au fur et à mesure qu’il disparaît pour l’auteur. On connaît l’expression de « paysage mental ». Ici, le paysage réel, concret, avec ses hauts arbres, se mêle au paysage mental. Ils ne font qu’un et se produisent réciproquement à tel point que le paysage devient une personne avec sa pensée propre. « Je n’ai jamais douté que la nature avait une mémoire. » Le corps est sans cesse en alerte : des musiques reviennent, la sonate Au clair de lune, de Beethoven, qui provoque des larmes qui font frémir la forêt, des odeurs flattent les narines, celle du jasmin par exemple, si bien que cette promenade expérience est une confrontation charnelle à la nature : « Je me suis arrêtée et j’ai tendu l’oreille, il me semblait entendre la respiration des arbres, la forêt était un grand corps en éveil, je me sentais en empathie avec ce corps, je voulais me fondre en lui. »

Il semble que Michèle Lesbre connaisse l’idée de Gianni Burat-toni selon laquelle « avant de paysager, il faut dépayser ». Mais peut-être

n’est-ce qu’une coïncidence qui justifie amplement ce travail à quatre mains. Les dessins de notre ami Gianni Burattoni répondent au texte, sans

l’illustrer, placent leurs pas dans ceux du texte. Le paysage se révèle en « disparaissant ». Nous avons tantôt la silhouette d’animaux

– cerf, loup, sanglier – tracée en camouflage ; tantôt une flèche qui court, verte et camouflée, sur plusieurs pages ; au début,

deux silhouettes de paysages, toujours en camouflage, lan-cent la pointe dure des conifères. Le paysage est dévoré

par le camouflage, « disparaît » avec le camouflage qui le donne à voir. Dans le Petit Robert, « camou-flage », que Littré ignore, est entre « camomille » et « camouflet » : « La forêt était presque à mes pieds et une étrange rumeur émanait d’elle, comme si une ville entière était recouverte de ce voile naturel et que j’allais y être plongée d’un seul coup, avec cette violence que la nature peut avoir, une violence que les hommes savent si bien copier et lui rendre, à moins que ce ne soit l’inverse. »

Nous sommes dans un théâtre où le spectateur se doit d’être acteur de cette expérience. Le livre s’ouvre et se referme sur un rideau en camouflage

vert. Il s’ouvre et se referme sur un rêve. « J’ai réalisé alors que le rêve m’avait entraînée dans les labyrinthes

d’une nature que seule ma mémoire pouvait atteindre, inaccessible au promeneur ordinaire. Toutes les traces

en apparence disparues de ma lointaine enfance dans ces lieux délaissés persistaient cependant, ombres en coulisse,

fulgurance dont j’avais été l’unique et passagère spectatrice, et que la nature avait englouties à nouveau, dès mon réveil. »

Franck Delorieux

LETTRES

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Il est toujours agréable et surprenant de découvrir certains sujets dans une bande dessinée. Le quotidien d’un hôpital psychia-

trique dans les années soixante-dix fait partie de ceux-là. La folie est toujours très bien gardée, et il semble que peu de gens s’y intéressent, à part le gouvernement lorsqu’il s’agit de pointer du doigt les dangereux schizophrènes ou ceux qui travaillent dans le secteur de la psychiatrie. De ceux-là justement, il est question dans HP, de Lisa Mandel. Paru à l’Association, dans la col-lection « Espôlette », ce petit livre est le premier tome d’une série consacrée aux témoignages d’anciens infirmiers en hôpital psychiatrique. Lisa Mandel n’a pas choisi son sujet au hasard, elle interroge ici sa mère et son beau-père, ainsi que leurs anciens collègues ou amis.

De cette démarche singulière, naît un ou-vrage tout en simplicité, dont le trait épuré, parfois enfantin mais jamais naïf, laisse la place à une série d’anecdotes, entrecoupée de témoignages. La force d’HP, c’est de ne jamais tomber dans l’outrance, ni dans le racolage, avec un sujet qui, pourtant, fait naître toutes sortes de fantasmes. Cette simplicité appa-rente n’empêche pas la violence et la cruauté de l’institution d’apparaître dans toute sa perversité. Car ce qui ressort de ces 84 pages, c’est l’impuissance de tous face à une structure hiérarchisée et conçue moins pour soigner que pour écarter la folie de la société. Ces infirmiers ont le rôle ingrat de gardiens de l’ordre social ; certains tentent d’humaniser leur relation aux patients, alors que d’autres ne semblent pas

atteints de la moindre compassion. On suit le parcours de chaque individu, avec ses doutes, ses regrets ou ses fiertés. On découvre aussi comment ils sont arrivés là, souvent avec une formation trop sommaire, et comment ils en repartent, marqués par leur séjour.

En prenant l’angle du vécu, du quotidien des travailleurs de ces hôpitaux, Lisa Man-del empêche le misérabilisme ou la grandi-loquence. Elle se contente de rappeler et de montrer ce qu’il en est. Et ce constat a des résonances terribles ; il renvoie autant à la question des psychotiques qu’à celle des soi-gnants, ceux du bas de l’échelle qui sont le prolétariat de ces usines à interner. Les ré-flexions ouvertes dans cette bande dessinée sur les conditions de travail dans les institutions

psychiatriques résonnent avec les politiques d’aujourd’hui, où le psychiatre est en passe de devenir un auxiliaire de police. Antonio Ta-rantino écrit en introduction, à Passion selon Jean : « Il y a de la tension entre l’Être qui est dans la Parole – auquel un Moi-Lui schizo-phrénique semblerait puiser mystérieuse-ment – et le simple fait d’être dans un ordre parlé, réel et logiquement conclusif : l’ordre de l’infirmier Jean. » On ne saurait mieux résumer le propos de Lisa Mandel, qui rend enfin accessible l’intérieur de ces lieux que l’on voudrait oublier.

Sidonie Han

HP, tome I l’Asile d’aliénés, de Lisa Mandel. L’Association, 84 pages, 13 euros.

Le quotidien en psychiatrieCHRONIQUE BANDE DESSINÉE

la Maison du Néguev. Une histoire palestinienne, de Suzanne El Farrah El Kenz. Éditions APIC, Alger, 2009 ; prix Yambo Ouologuem (Bamako, 2010).

Suzanne El Farrah El Kenz, dans la Mai-son du Néguev, une histoire palestinienne, dépasse la simple consignation autobio-

graphique pour l’inscrire dans une extrême fascination poétique – non politique – d’un pays perdu, quêté, rêvé, retrouvé, senti, et pas seulement arpenté dans sa mémoire et son ac-tualité. L’auteur a quinze ans quand, avec sa mère et son petit frère, venus d’un riche pays pétrolier où travaille le père, elle mesure la portée du mot « occupation » à l’échelle de la maison familiale du Néguev, à Beer Sheva,

une localité de Gaza. Une « occupation » du lieu intime par laquelle se répercute dans son ampleur celle du pays tout entier : « Je ne sais pas si je comprenais bien le mot mais il me faisait souffrir. Littéralement souffrir. »

Défaite de son lieu d’enfance, elle s’enracine à Alger : la fac, l’amour, les luttes politiques estu-diantines des années 1980 mais aussi les drames de Sabra et Chatila. Un autre exil survient, les années noires. Son époux, Ali El Kenz, sociologue, est contraint à l’exil. C’est d’abord la Tunisie puis la France, à Nantes, où l’auteur apprend la mort de sa mère orpheline du Néguev. Des exils se superposent, se sédimentent, se télescopent : « Le Néguev loin derrière, Alger la Blanche n’est que brume ; Gaza poussière. Nantes est clean : de l’en-nui aseptisé. » L’appel de Beer Sheva est comme une prière d’aube d’un muezzin de Jérusalem.

Dans « Gaza, l’obession-2009 », un fragment poétique, l’auteur psalmodie sa ville natale, Gaza, personnifiée, comme en un retour au « ventre-mère », la ville martyre, la ville héroïque, la ville bombardée, la ville des siens, la ville Sphinx : « Encore Gaza. Toujours Gaza. Gaza de nouveau. Elle revient comme un boomerang. Déterminée à frapper et prête à mourir. Oui, mais elle meurt et vit en même temps. Hostile et accueillante à la fois, meurtrie, sanguinolente, la chair en lambeaux. Mais elle crie comme de joie, ma Gaza. Ma Gaza ! » Un deuxième pélerinage au Néguev pour honorer la mémoire maternelle ? La narratrice n’y résiste pas. Moins par nostalgie, plus par le désir de se retremper dans l’humus de son peuple, des siens.

Elle tient la main de son fils comme le fit sa mère pour elle devant la maison du Néguev

à jamais disparue : elle abrite une synago-gue. La narratrice ressent « une immense joie » l’envahir dans les rues de Jérusalem malgré le mur. Pourtant, la fissure est là, une hantise l’habite : « Ma hantise était de passer pour une étrangère. Je voulais qu’ils (les gens) soient persuadés que j’étais d’ici depuis l’aube des temps, que j’étais l’une des leurs, que je ne m’étais jamais écartée de leur chemin, que j’avais toujours partagé leurs joies et leurs peines… Que ni mes ancêtres ni moi-même n’avions jamais quitté ces lieux chéris ». Un pélerinage à l’origine de ce roman où les mots, les images, la syntaxe émotive construisent une fascination poétique de la terre palestinienne.

Rachid Mokhtari correspondant des Lettres françaises à Alger

Gaza, Alger, Nantes : des maisons et des exils…

La forêt du paysage mental

DR

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«Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? » Ainsi commence Le roman de Tristan et d’Iseut reconstitué par l’érudit Joseph Bédier (Piazza,

1 900). Le Tristran de Gérard Cartier débute, lui, comme un récit autobiographique : « Je traduisais Heaney », dit l’auteur, qui a fait paraître en 1996 la Lanterne de l’aubépine, du prix Nobel Seamus Heaney. Puis il évoque une Irlande « Oubliée dans les nuages / Comme une main de géant au poing refermé », son peuple dou-loureux. Apparaît alors, pour conjurer les lamentations, le nom de Tristran (une des nombreuses variantes médiévales du nom du héros). Simultanément, Gérard Cartier aborde la destinée de l’Irlande, la terre d’Iseut : « Je pétrissais la matière d’Irlande », pas seulement la matière des contes, mais un pays concret. Il répercute dans le monde actuel « cette voix irritée / Qui nous cherche dans la nuit comme / Du fond d’une fosse » et qui, au travers d’une légende ancienne, dit des vérités d’aujourd’hui. C’est une constante chez ce poète d’entrelacer les époques, qu’on se souvienne, par exemple, du Désert et le monde (Flammarion, 1997). Ici, il y a des ponts de fer, une auto poussée dans l’eau boueuse, Tristan et Iseut peuvent se retrouver dans une mansarde, un galetas où vacille une ampoule, leur amour est le même qu’au pays du roi Marc.

Quand le texte dit « Je suis Tristran / Ce triste siècle a gâté mon sang », qui est ce je, sinon l’auteur ? Mais le je auteur parle au nom de tous, interrogeant un amour où s’insinue la notion chrétienne de faute, une terre où tout s’enfouit dans la tourbe. Il en appelle aux vieux Béroul, Thomas, Grégoire de Strasbourg, Eilhart von Oberg, mais aussi à Blake et Soupault ensemble. Plus universel encore : l’exil de Tristan renvoie à celui de Du Fu, qui vécut en Chine au VIIIe siècle.

De manière indissociable, le sort des manuscrits qui nous sont parvenus s’entremêle à la légende. Une page intitulée « L’ori-gine » met en parallèle les scripteurs : « Ils avaient longtemps préparé leur affaire, trempé dans la chaux des peaux de veaux mort-nés » et les amants : « Longtemps ils diffèrent leur désir, ce sont d’abord d’étranges aventures. » Constamment menacé, l’amour de Tristan et Iseut (Tristran et Ysé, pour Gérard Cartier)

finit dans la mort. Des manuscrits, « le livre se perd, dévoré par les cafards », « De 13 000 vers ne restent que 3 000 ».

Il ne s’agit pas de mises en parallèle mais d’entrecroisements, de même dans la structure de l’ouvrage, où deux tables des matières coexistent : celle des cinq parties, celle des treize pages portant titre, qui interrompent, à l’intérieur des parties, la suc-cession des poèmes numérotés. Elles sont en prose pleine, alors que les autres pages sont, soit en vers, soit en prose écartelée, trouée de blancs.

Sous la plume de Gérard Cartier, le « vous plaît-il d’en-tendre », passé au milieu du livre, ne promet pas d’enchante-ments :« Vous vouliez des histoires et rêver vous vouliez oublier ce siècle qui recule dans l’ombre et se dessèche comme un bloc de tourbe ses terribles passions fibres déjà et goudron écoutez… »

C’est bien de notre siècle qu’il s’agit et Tristran ne nous laisse pas l’oublier. Dans la légende, une ronce vive unit les tombes de Tristan et d’Iseut. Coupée, elle repousse. La poésie est la plante vivace qui unit les siècles.

L’inachevé de soi est le titre d’un ouvrage où l’amour, la mort, le monde difficile à vivre sont vus et dits par la peinture et la poésie, dans un vis-à-vis entre les tableaux de Pierre Du-brunquez et les poèmes de Claude Ber. Les tableaux, différents, en sont un seul, « rêvé, perdu de vue, retrouvé à tâtons, le même toujours, de toile en toile poursuivi », écrit Pierre Dubrunquez. Les poèmes, de vers en prose, poursuivent de même « cette plénitude perdue », lui répond Claude Ber. Le livre est le lieu de rencontre des deux recherches.

Auteur de La mort n’est jamais comme (2004), grand poème de l’irréparable déchirure du monde à la mort de l’autre, Claude Ber sait les limites du langage : « Nul n’a ferré les mots à notre cœur. » Or la poésie s’emploie à forcer ces limites, non de loin ou de haut, mais de « l’immensité captée dans un miroir de poche », quand jardin, ménage, cuisine sont « au socle du son. Tout près du chant. À s’y fondre. S’y fondant. Parfois ». Mais sans angélisme : « Aux branches du langage, des pendus et des fruits ». Le langage

ne peut faire qu’il ne contienne aussi la cruauté des léopards, des grizzlis, des tigres du Bengale et des loups blancs de Laponie. Et plus redoutable encore, la cupidité, la cruauté humaine, plus raffinée que celle des bêtes. C’est la vie tout entière que l’écriture de Claude Ber assume, cette vie qui inclut une interrogation sur la mort : « Ça s’étend en nappe le néant ou ça se crispe en poing sur la figure ? » Pas de dissertation théorique, le langage est concret dans ses évocations d’enfance, sensuel pour dire « un gros orage charnu et bref » et ce rêve d’éternité : « Une non-cessation d’être ». Sans dieu à supplier, sera-t-il précisé.

Il est fait appel tant aux anciens, au père disparu, à d’antiques coutumes de Toscane, qu’au mythe médiéval de Lancelot du Lac, pour montrer la continuité de l’aventure humaine, sans cesse en mouvement vers « une trouvaille du futur ». Et presque pour finir : « La barque d’Ulysse rentrée au port. Avec son tangage de mémoire. Ses flancs repus d’aventures. Ses possibles à narrer. L’inabouti increvable. » Presque, parce qu’il n’y a pas de fin à l’énumération passionnée de tout ce qui se lève ou relève autour de nous.

Fin d’une revueAutre Sud publie son numéro ultime : la revue succombe,

comme d’autres, aux contraintes économiques. Dédiée à la mé-moire de Jean-Max Tixier, membre du comité de rédaction décédé en octobre 2009, cette livraison a pour invité Jacques Ancet, avec une « Ode au recommencement » inédite, un « Dessin de la vie d’un écrivain » par François Bon et diverses autres études. En seconde partie, les poètes d’Autre Sud dressent un bilan des douze années de la revue.

Tristran, de Gérard Cartier. Obsidiane, 2010. 118 pages, 15 euros.L’Inachevé de soi, de Claude Ber et Pierre Dubrunquez. Éditions de l’Amandier, 2009. 48 pages, 25 euros.Autre Sud, n° 47, décembre 2009. 160 pages. Tous les numéros sont disponibles à l’unité à 16 euros. Éditions Autres Temps, parc d’activités de la plaine de Jouques, 200, avenue de Coulins, 13420 Gémenos. Courriel : [email protected].

Un poème d’amour et de mortCHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Serge Sautreau, né en octobre 1943 à Mailly-la-Ville dans l’Yonne, nous a quittés le 18 mars. Avec lui disparaît l’un

des poètes les plus accomplis, les plus stylés (et grand amoureux de la langue française) de ces quarante dernières années.

Après des études à Joigny, il rejoint la classe d’hypokhâgne au lycée Condorcet, puis il opte pour la Sorbonne, en 1963, où il fait la connaissance d’André Velter, lui-même, venu de Charleville-Mézières. Entre eux naît une amitié fulgurante et le partage d’un coup de foudre poétique qui aboutira, trois ans plus tard, au long et magnifique poème à deux voix, Aïsha, publié chez Gallimard et préfacé par Alain Jouffroy. Suivra, deux ans après, des mêmes, l’Ode à Jean Jeannerot. Simultanément, tous deux s’étaient engagés à l’extrême gauche.

Le duo sera ensuite intégré pour quelque temps aux réunions du comité de direction des Temps modernes, où il signera ses textes sous le pseudo de Patrice Cortese avant de se lancer dans une série d’Accélérations plurielles, prélude à la publication, en 1973, De la déception pure, manifeste froid « 10/18 », où furent adjoints Jean-Christophe Bailly et moi-même. Ce mani-feste inaugura une « Collection froide », d’abord chez Seghers puis chez Christian Bourgois. Le texte de Serge Sautreau, Éloge de l’indifférence, traduit alors en cette occurrence sa position de l’après-mai 1968 proche de sa fin. C’est un regard désenchanté, non dépourvu d’humour, sur les idées qui l’animèrent au cours de cette période. Des quatre protagonistes du Manifeste, il était le plus doué et le plus apte à produire cette poésie ciselée et vibrante qui le caractérise (1).

Au gré de ses voyages, il va poursuivre seul sa quête poétique. Formentera sera l’un de ses paradis, puis il arpentera l’Afghanistan lors de

retrouvailles avec André Velter, ce qui sera l’oc-casion de deux publications communes, dont Dâr-Î-Nûr. Il séjournera également à Sanaa, au Yémen. Attiré par l’Orient, il trouva dans une lecture attentive des textes de Shankara et de ses disciples la ressource d’aller en Inde, où il se rendit à plusieurs reprises. S’il revendi-quait d’être « mystique profane », il n’exhibera jamais ni posture ni attitude trop explicites dans le registre du mysticisme. Il préférait la discrétion et refusait le prosélytisme. Ses mots, cependant, parlaient pour lui, empreints d’une grande exigence et de rigueur. En cela, il fut un styliste indiscutable.

Sa curiosité de chercheur de lumière aimanta sa rencontre avec Wilfredo Lam pour les Aba-lochas, mais aussi sa fréquentation d’Adonis, dont il effectuera diverses traductions, et celle de Sayd Bahodine Majrouh. Cocréateur de la revue Nulle Part, comme il le fut, en 1975, de Fin de siècle, il participera à l’établissement d’une anthologie de la poésie indienne contemporaine avec Zéno Bianu et Richelle Dassin.

Très imprégné de surréalisme et surtout du Grand Jeu, il était très proche de la pensée de René Daumal tout en étant fin connaisseur d’Henri Michaux et de Fernando Pessoa. Il n’était pas qu’auteur de poèmes. Il recourut à la

prose, écrivit une des plus belles lettres d’amour qui fût jamais écrite, Paris, le 4 novembre 1973, produisit des recueils de nouvelles tels la Séance des 71 (Gallimard) ou Après-vous mon cher Goetz (Atelier des Brisants) et son dernier livre, Nicoléon, où il pourfendit le système Sarkozy qu’il abhorrait. Il ne négligera pas non plus une certaine poésie incisive. En témoigne son ouvrage le Sel de l’Éden (La Passe du vent), où il fustige la « déesse économie ». Il publia des volumes plus conséquents encore, comme le remarquable les Rituels du naufrage (Hier et demain), une histoire de naufrages, et le Rêve de la pêche (Plon), éloge et introduction à l’halieutique (l’art de la pêche à la truite), peut-être son meilleur livre, lyrique et métaphysique.

Serge Sautreau, fidèle aux préceptes surréa-listes, mit en pratique la non-dissociation de l’art et de la vie. Noble pari, il n’eut en aucune manière d’autres activités lucratives en dehors de celle que pouvait lui rapporter l’écriture. On devine qu’il vécut par choix, et non sans bonne humeur apparente, sur la corde raide de la pré-carité, bien que son talent l’eût amené à être le « nègre » de quelques best-sellers.

Retiré depuis plusieurs années dans une bourgade du Cantal pour une sorte de retraite méditative, il fut toujours éloigné des galéjades mondaines et des duplicités salonnardes. Nul doute qu’il apparaîtra avec le temps – et désor-mais il conjugue l’éternité – comme l’un des plus importants poètes de sa génération, au verbe parfait, emblématique d’un bonheur d’écrire sans rien qui le démentit. « Les océans prochains seront des aveugles sans phosphore. »

Yves Buin

(1) Lire en particulier : l’Autre Page (Seghers) et le Gai Désastre (Christian Bourgois).

Serge Sautreau, la ferveur du style

Serge Sautreau avec André Velter.

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LETTRES / SAVOIRS

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Inch’Allah. Le souffl e du jasmin, de Gilbert Sinoué. Éditions Flammarion, 431 pages, 21 euros.

«On peut discuter des opinions, mais les convic-tions ne sont guéries qu’à coups de fusil. » Prophétiques, ces mots de Thomas Edward

Lawrence devaient résumer la singulière gestation du Proche et de Moyen-Orient tels que nous les connaissons aujourd’hui. C’est ce que Gilbert Sinoué propose d’élucider avec son dernier roman, Inch’Allah. Le souffle du jasmin, premier opus de sa saga en deux tomes qui couvre une pé-riode allant des accords Sykes-Picot en 1916 aux événements du 11 septembre 2001. À travers le prisme intime de quatre familles – palestinienne, juive, égyptienne et irakienne –, Si-noué retrace la lente, et non moins douloureuse, mutation de la région à l’issue de la chute de l’Empire ottoman, lorsque, soucieux de garder leur mainmise sur la Méditerranée, An-glais et Français se partagèrent l’Orient. Le colonel Thomas Edward Lawrence, alias Lawrence d’Arabie, avait bien tenté de rassembler les Arabes contre les Turcs, de forger un front uni contre l’impérialisme ottoman, de bâtir un monde arabe fédéré. Peine perdue. Le gâteau allait régaler l’Occident jusqu’à ce que les miettes ne suffisent plus à nourrir les peuples colonisés. 1918 : lord Balfour déclare la Palestine terre juive et organise la reconquête du territoire par les juifs. La poudre est répandue. Le feu mettra moins de trente ans à embraser la terre, les esprits et les corps.

À cette époque, les diverses confessions présentes dans le monde arabe vivent en harmonie. Juifs, musulmans et chrétiens subsistent ensemble dans un esprit de tolérance et d’acceptation de l’autre, ainsi que le montre Sinoué à travers ses portraits de famille. Hussein le Palestinien et Marcus le juif, main dans la main, amis et frères, fils d’une même terre qui serait bientôt le théâtre de toutes les divi-sions. « Je suis convaincue que nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon, tôt ou tard, nous mourrons ensemble comme des idiots. » Par cette phrase

dans la bouche de Dounia, l’Arabe mariée à Jean-François, diplomate français, Sinoué encapsule le sens de l’histoire ou cette indécrottable tendance des hommes à s’autodétruire depuis l’aube des temps. Si les anciens sont mesurés, il en va autrement de leurs enfants. Les années passant, les garçons deviennent des hommes qui refusent l’humiliation de l’occupation occidentale. Sadate, Nasser... des noms apparaissent comme des bourgeons annonciateurs d’un printemps salvateur. En Palestine, les juifs poussent les murs. Les Anglais donnent leur congé en 1948 et l’État d’Israël est créé. En Irak, la révolte sourd. En Égypte, l’ascension de Nasser se fait irrésistible. De Londres au Caire, de Paris à Damas, de Gaza à Alexandrie, on intrigue, complote, fomente, danse la valse diplomatique jusqu’à l’ivresse. Jusqu’à ce que l’orchestre s’arrête pour céder la place au canon. Lawrence d’Arabie l’avait amèrement constaté : « La liberté ne se donne pas, on la prend. » Nasser la prendra pour la rendre au peuple égyptien.

Avec sobriété, Gilbert Sinoué déroule le ruban de l’histoire comme on tend son mètre pour mesurer les dimensions de la maison Orient. Avec l’appui de ces destins croisés, oscillant entre douleur, patience et joie, il conte ces mille et un jours qui virent l’Orient et l’Oc-cident ne jamais se rencontrer, ainsi que le regrettait Kipling. L’histoire d’une succession dont les droits sont désormais incalculables, un héritage que tous les ayants droit s’arrachent jusqu’au sang avec une vigueur quasi-ment intacte. « Nul n’imagina alors que le vent de haine qui s’était mis à souffler soufflerait encore soixante ans plus tard et, sauf miracle, pendant les soixante siècles à venir », souligne Sinoué avec tout le pessimisme que la fin de ce siècle devait confirmer. Au Proche-Orient, un cœur de lave en fusion bat de toute sa haine, qui, incidemment, rayonne sur le monde entier. Sinoué, comme une piqûre de rappel, nous enseigne que des origines dépend sans doute le dénouement. Qui vivra verra. Si tout va bien.

Matthieu Lévy-Hardy

Quand l’Orient s’est levé

Monsieur Ki, de Koffi Kwahulé. Éditions Gallimard, collection « Continents noirs », 146 pages, 16 euros.

Qu’est-ce donc que ce Monsieur Ki ? Un roman sans aucun doute, mais plus sûrement en-

core, un morceau de temps. Un morceau qu’on ne peut pas vraiment avaler d’un coup, alors on l’observe, le retourne, le détourne, le démonte pour mieux le remonter. Koffi Kwahulé livre là son deuxième roman dans la collection « Continents noirs » de Gallimard. Un roman en forme de « rhapsodie pari-sienne à sourire pour caresser le temps », dit la couverture. En fait de caresser, il semble, à la lecture de Monsieur Ki, que sous la douceur du temps se cache une rugosité fascinante.

Monsieur Ki, donc, raconte l’his-toire (ou semble raconter l’histoire) d’un jeune homme qui emménage dans un petit studio parisien. À son arrivée, il trouve une bande magnétique qui ren-ferme une voix s’adressant à un certain Ki, une voix et ses souvenirs, ses contes, ses histoires... On songe à la Dernière bande de Beckett, au son rugueux, juste-ment, d’une voix enregistrée, aux aspéri-tés de la bande. Mais ici, les solitudes se rencontrent. On croise la concierge, qui elle-même nous fait entrevoir un voisin ardéchois dont on ne sait pas bien s’il est fou. De folie il est question tout au long de Monsieur Ki, une folie mystérieuse, envoûtante. La folie, c’est l’Ardèche

pour la concierge, et l’Afrique pour le locataire. La folie, c’est cet espace morcelé qui est absorbé par le temps et qui ne laisse de place qu’à la solitude.

La beauté du roman de Koffi Kwahulé se situe dans cette maîtrise du temps, cet enchevêtrement de tempo-ralités. Entre Paris et l’Afrique, entre un temps passé mais indéfini, et le présent de cet immeuble de la rue Saint-Maur à Paris, il semble qu’il existe un entre-deux, un espace et un temps autres, qui ne sont ni l’Afrique ni Paris. Ce temps, c’est celui de la littérature, orale et écrite, celui qu’on s’imagine, celui dont on rêve, qu’on lit, qu’on entend, qu’on écoute. Dans ce flottement, on se sent emporté par les histoires de Monsieur Ki, autant par les contes du village de Djimi que par les lettres procédurières du voisin ardéchois de la concierge. C’est dans l’aller-retour entre ces deux univers, qui n’ont pas plus de réalité l’un que l’autre, que réside la réussite de Koffi Kwahulé. Les langages se croisent. On finit par ne plus porter attention aux changements de typographie des locuteurs, on se laisse simplement porter par la langue, la poésie des sons et les fantasmes nourris par la mythologie, qu’elle soit parisienne, africaine, ou sans domicile fixe.

« Cela dit, si ça se trouve, je n’ai rien vu, rien de tout cela ne s’est passé, mais la télévision, mais l’ennui, mais la las-situde. La solitude. Parce que si. Donc. Comme vous dites. Alors. »

Sidonie Han

Espaces et temps mêlésTheodor W. Adorno, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, traduction et postface de Pierre Arnoux. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection « Philia », 382 pages, 28 euros.

Du cauchemar américain, Adorno a donné dans un de ses derniers textes publiés une image sai-sissante. Il rappelle le « choc » qu’il avait ressenti

en entendant une émigrante déclarer : « Jadis on allait au concert philharmonique, maintenant il nous reste Radio City. » Cette phrase pourrait servir d’exergue à l’ensemble des matériaux que Robert Hullot-Kentor a rassemblés dans ce volume qui prend une place de choix dans la série des écrits posthumes d’Adorno.

Titre d’un livre projeté mais jamais achevé, Current of Music est le fruit des premières années d’exil aux États-Unis. Déçu dans ses espoirs de faire carrière en Angleterre, Adorno arrive à New York en 1938 pour participer au projet de recherche sur la radio financé par la fondation Rockefeller et di-rigé par le sociologue Paul Lazarsfeld. Responsable des enquêtes sur la musique radiodiffusée, Adorno, contraint d’utiliser une langue qu’il abhorre, rédige plusieurs milliers de pages où les comptes rendus d’expériences voisinent avec des considérations so-ciologiques plus larges sur l’état de décomposition de la société américaine.

Les textes retenus pour la version française vont droit à l’essentiel : quelles sont les conséquences de la diffusion radiophonique de la musique ? Qu’arrive-t-il, par exemple, à une symphonie de Beethoven lorsque l’auditeur, au lieu d’assister à son exécution au concert, l’écoute chez lui à la radio ? Et que faire de la musique populaire ? À l’arrière-plan de ces recherches, Adorno poursuit le débat entamé avec Benjamin au sujet de la reproductibilité technique, en changeant de terrain : loin d’aller dans le sens

révolutionnaire que Benjamin attribuait au cinéma, le développement des techniques de reproduction musicale et la « perte de l’aura » qui l’accompagne mènent selon lui à une inquiétante « régression de l’écoute », où ne sont plus perçues que les quali-tés « culinaires » de la musique. Sous le règne de l’industrie culturelle, la radio ne fait que renforcer l’aliénation : « Pour les masses, la musique populaire est une manière de faire des heures sup. »

L’intérêt du volume tient aussi à la place qu’y occupent les réflexions sur la méthode appelée par de telles recherches. S’il avait peu de chances de convaincre ses confrères américains, rompus aux approches quantitatives et statistiques, du bien-fondé de sa méthode « physiognomonique », soucieuse de déceler dans un petit nombre de phénomènes rigoureusement sélectionnés le chiffre de tendances sociales globales, Adorno fait preuve d’une imagi-nation théorique toujours en éveil pour inventer de nouveaux instruments d’enquête : comment mener les entretiens avec les auditeurs ? Comment interpréter leurs préférences ? Selon quelles catégories organiser les matériaux collectés ?

Comme le relève Pierre Arnoux dans son éclai-rante postface, ces réflexions relèvent, en dernière instance, « plus que de la radio, de la culture ». Dans le seul texte traduit de l’allemand que comporte l’édition française (comme si la langue maternelle offrait un abri permettant de formuler les hypothèses les plus risquées), Adorno esquisse l’idée qu’un « nouveau type d’homme » est en train d’apparaître : « Ce type d’homme ne fait plus d’expérience ; il se les laisse prescrire par l’appareil social surpuissant (…), et, précisément pour cette raison, il ne parvient plus du tout à construire son Moi, à devenir en fait une “personne”. » Comment ne pas lire ce diagnostic comme une vertigineuse anticipation ?

Jacques-Olivier Bégot

La standardisation de l’écoute

Lawrence d’Arabie.

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SAVOIRS

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X I

Un des points de départ de votre ouvrage est la rencontre de deux événements exceptionnels : celui du génocide juif et celui, qui lui est lié mais ne s’y réduit pas, de la réalité de

la politique israélienne avec toutes ses conséquences. Le premier événement exceptionnel, celui de la Shoah, est bien connu. Le deuxième, celui de la politique israélienne et de toutes ses consé-quences sur les populations arabes et notamment palestiniennes, l’est beaucoup moins. Comment le caractériser ?

Gilbert Achcar. La plus grande originalité de l’État d’Israël, c’est probablement le caractère anachronique de ce qu’il repré-sente. Ce qui se déroule actuellement en Israël aurait pu être considéré comme normal au cours des dernières décennies du XIXe siècle ou des premières du XXe siècle, lorsque le colonialisme était d’actualité, y compris sous la forme du « colonialisme de peuplement ». Or, ce qui caractérise Israël, c’est que c’est un État issu d’un colonialisme de peuplement, mais qui prend naissance au moment où s’amorce la décolonisation à l’échelle mondiale. Depuis lors, cet État a perpétué une relation coloniale envers la population autochtone palestinienne, ainsi qu’envers son environnement régional, pratiquant des formes de domination devenues surannées de par le monde. En outre, depuis 1967, donc depuis plus de quarante ans, Israël perpétue en Cisjordanie ce qui constitue un régime d’occupation au regard du droit international.

Quant au génocide juif, il constitue indéniablement le prin-cipal des génocides perpétrés au XXe siècle, un siècle qui en a malheureusement vu d’autres, avant la Shoah comme après. Le fait que l’État d’Israël se revendique de la mémoire du génocide juif lui confère une autre originalité, qui, combinée à la première, explique toute l’attention portée à ce conflit. On entend souvent la question suivante : « Pourquoi s’intéresse-t-on tant à la question israélo-palestinienne alors qu’il y a tant d’oppression de par le monde ? Ne serait-ce pas par antisémitisme ? » Mais il n’y a pas mystère. En réalité, l’Occident assume une responsabilité plus directe dans ce drame que tant d’autres. D’abord en raison du fait que la Shoah s’est déroulée sur son sol, avec la complicité active ou passive de ses différents pays ; ensuite, par le fait qu’il a présidé à la création d’Israël et porte donc une part de respon-sabilité dans cette conséquence indirecte de la Shoah qu’est le drame palestinien.

C’est sans doute pour détourner le regard porté sur l’État d’Israël que la propagande israélienne a mené très violemment des campagnes visant à associer ses adversaires arabes au nazisme…

Gilbert Achcar. Détourner le regard ? En fait, cela dépend de quel regard. Le regard porté sur Israël à partir des pays occidentaux est très souvent un regard narcissique. Israël se présente comme une part d’Europe au cœur de « l’Orient ». Comme l’avait dit le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, l’État d’Israël a été conçu comme « un élément du mur contre l’Asie, l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie ». La propagande qu’a dé-veloppée le mouvement sioniste avant comme après la Seconde Guerre mondiale consistait à le présenter, sous cet aspect colonial, comme incarnant la civilisation contre ce qui constitue, dans une perspective raciste et islamophobe, la barbarie.

L’image coloniale a été entretenue également dans une pers-pective de gauche, présentant Israël comme l’incarnation de valeurs progressistes, démocratiques, voire socialistes. C’est ainsi que dans les années 1950 et 1960, l’image d’Israël dans la gauche occidentale était celle d’un État progressiste menant un combat contre des résidus du nazisme ou du Moyen Âge. Le mufti de Jérusalem, Amin Al Husseini, collaborateur notoire de l’Allemagne hitlérienne, fut décrit comme représentant l’ensemble des Palestiniens, sinon des Arabes et des musulmans.

Dans ce scénario, la guerre de 1948 devient une ultime bataille contre le nazisme. C’est un thème permanent et récurrent de la propagande pro-israélienne. Avec la vague montante d’islamopho-bie qu’on a connue depuis les attentats du 11 septembre 2001, ce discours prolifère plus que jamais. En témoigne la parution d’un nombre important d’ouvrages qui ressassent la même rengaine selon laquelle les Arabes étaient des partisans du nazisme. Les auteurs de ces ouvrages concèdent qu’il y a eu des « exceptions », mais elles ne font, selon eux, que confirmer la règle qu’ils prétendent établir. Ces publications sont bourrées de contrevérités manifestes.

A contrario, dans votre ouvrage vous montrez que beaucoup plus d’Arabes se sont battus au côté des alliés qu’au côté des puissances fascistes.

Gilbert Achcar. C’est indiscutable. Il n’y avait pas à l’époque de sondages d’opinion dans les pays arabes pour étayer une quelconque affirmation sur l’orientation majoritaire de cette opinion. Mais si l’on considère les faits tangibles de la partici-pation réelle du monde arabe au conflit mondial, on constate une énorme disproportion entre le nombre de soldats arabes ou arabo-berbères ayant combattu dans les rangs de l’Axe et ceux qui faisaient partie des armées alliées. Les chiffres sont frappants : les Arabes palestiniens engagés dans les forces britanniques étaient à eux seuls bien plus nombreux que tous les Arabes et Berbères engagés dans les troupes nazies.

Pour escamoter cette vérité, le rôle du mufti de Jérusalem est gonflé au point d’en faire presque le numéro deux de l’Allemagne nazie, ce qui est tout à fait grotesque, bien entendu. Puis on va faire du coup d’État nationaliste irakien de 1941 un coup d’État pro-nazi, alors qu’il s’agissait d’un coup d’État indépendantiste. C’est ensuite Nasser qui est présenté comme une nouvelle incar-nation d’Hitler, tout en exagérant le nombre et l’importance des anciens nazis qui se sont réfugiés en Égypte. Or, s’il y a bien eu des nazis qui se sont réfugiés en Égypte, aucun des grands criminels de guerre nazis ne se trouve parmi eux, tandis que plusieurs de ces derniers ont pu bénéficier de l’aide de la CIA ou se sont recyclés dans la République fédérale allemande d’Adenauer, au moment où cette dernière nouait des liens privilégiés avec Israël.

La propagande pro-israélienne depuis quelque temps s’attache particulièrement à la question du négationnisme dans le monde arabe, le décrivant comme un cancer pullulant. Vous remettez en question cela et d’ailleurs l’idée même qu’il y ait un discours unifié des Arabes sur la Shoah…

Gilbert Achcar. Est-ce qu’on peut dire qu’il y a un discours français unique sur la Shoah qui irait de Le Pen jusqu’au PC ? Ce

serait absurde, bien sûr. Toute population, et à plus forte raison un grand ensemble de populations, est traversée par différents courants d’opinion. Les Arabes ne sont pas différents ! Je note une chose, en passant : ceux qui parlent des courants d’opinion dans le monde arabe oublient à chaque fois les communistes. Comme s’il n’y avait pas de communistes arabes ! Malgré l’importance historique du mouvement communiste dans le monde arabe, il est ignoré car son discours d’opposition farouche au fascisme ne rentre pas dans le schéma. Mais le mouvement communiste est loin d’être le seul courant idéologique arabe à s’être opposé au nazisme ; c’est en fait le cas de la plupart des courants idéo-logiques de la région.

En revanche, ce qui est vrai, c’est qu’on assiste depuis une vingtaine d’années à une recrudescence d’expressions et ma-nifestations négationnistes au Moyen-Orient. Dans le passé, ce phénomène était bien moins important. À ce tournant, il y a une explication : depuis 1982, avec la guerre du Liban, puis 1988, avec l’Intifada, l’image d’Israël s’est fortement dégradée dans l’opinion publique mondiale. Face à cela, l’État d’Israël s’est lancé dans une surenchère d’exploitation de la Shoah. Tom Segev comme Idith Zertal ont écrit des livres essentiels sur cette instrumentalisation.

Cette surenchère, associée à la violence croissante exercée par Israël contre les Palestiniens et aux agressions répétées contre le Liban, suscite en face une réaction épidermique, qui consiste à dire : « S’ils évoquent sans cesse la Shoah, c’est qu’elle est exagérée à dessein. C’est un mythe que les sionistes construisent pour pratiquer un chantage moral sur l’Occident. » C’est là une réaction tout à fait idiote, bien sûr. C’est pour cela que j’appelle ce négationnisme-là l’antisionisme des imbéciles ! Mis à part le fait que la Shoah est une réalité historique indéniable, les négationnistes dans le monde musulman ne sont pas capables de comprendre que leur négationnisme dessert la cause pales-tinienne et fait l’affaire des partisans d’Israël qui ont beau jeu de les montrer du doigt.

Vous soulignez que dans le négationnisme qu’on retrouve dans le monde arabe contemporain, on constate plus de confusion et de contradictions que de discours cohérents.

Gilbert Achcar. En effet, il n’y a rien de comparable au né-gationnisme occidental, celui qui a été produit en France, en Allemagne ou aux États-Unis, qui cherche à démontrer de manière pseudo-scientifique que les chambres à gaz n’ont servi qu’à tuer des poux, ou que les chiffres du génocide sont exagérés, etc. Ce n’est pas ce type de construction délirante qui a cours dans le monde arabe, sauf très marginalement, mais plutôt le négationnisme épidermique que j’ai évoqué. Le seul best-seller de facture néga-tionniste dans le monde arabe a été l’ouvrage de Roger Garaudy, dont la popularité est surtout due à sa condamnation judiciaire au nom de la loi Gayssot, qui lui a permis de se présenter comme victime d’une atteinte à la liberté d’expression.À suivre.

Entretien réalisé par Baptiste Eychart

Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, de Gilbert Achcar. Actes Sud, 525 pages, 26 euros.

La Shoah et la question de la Palestine : discours et réalités (I)

Tout avait raté jusqu’ici. De la présentation de Benjamin pour les profanes, j’entends. Rien n’avait marché. Ni le Swinging Benja-

min, de Helmut Salzinger, essayant de dévergon-der Benjamin, tâche rien moins qu’aisée que de faire se trémousser celui qui, se surprenant, dans des circonstances un peu particulières, à battre la mesure avec son pied sur un air de musique, en conçoit le sentiment de commettre la plus grande inconvenance ; ni le candide essai de Tilla Rudel. Je viens de tomber sur un livre d’un certain Walter Benjamin, je crois que personne n’en a guère parlé et comme je trouve ça dommage, je me propose de vous en toucher deux mots. Il faut dire que je n’ai pas écouté Walter Benjamin’s Aesthetics d’Elektrofant dans l’album Wørk ! qui m’aurait

peut-être réservé quelques surprises agréables. Non, rien que des factums sur « la radicalité pro-fane » ou des Benjamin sans destin ni rime ni raison, sortes de passeports indispensables pour participer à des colloques, de San Francisco à Ho-nolulu en passant par Tel-Aviv, autour de thèmes frénétiques comme « À chacun son apocalypse » ou « À Messie, Messie et demi ».

Et bien rien de tel avec le Walter Benjamin de nos compères britanniques, illustré par Andrzej Klimowski, dont je lis sur Internet qu’il « a ses racines dans un imaginaire proche du cinéma muet, du roman noir, des toiles de Magritte et De Chirico ou des films de David Lynch », et, détail précieux, qu’il a travaillé à la Royal Shakespeare Company. Quant au traducteur, Jacques-Olivier

Bégot, on n’en dira qu’une chose : regrettons qu’il n’ait pas le temps de traduire plus souvent. L’at-mosphère de dissolution postmoderne qui plane parfois sur ce livre est trompeuse, rien de fuyant ici, c’est un petit livre résistant, on peut certes le lire à la va-vite, mais on peut tout lire à la va-vite, en cette occasion comme dans d’autres ce serait une grave erreur. Dans chacune de ces doubles pages (pour chaque idée deux pages en regard, n’oublions pas que Benjamin était dialecticien), un grain bien dur sur lequel semble écrit, dans une typographie microscopique, un livre entier, qui se trouve, sinon dans les librairies ou dans les bibliothèques, du moins sur le grand rouleau.

Je me demande bien ce qu’en aurait pensé mon ami Rainer Rochlitz qui me disait peu avant

sa mort, à propos de la parution de Fragments, qu’il allait falloir enfin arracher Benjamin aux flâneurs et aux amateurs et le traduire et l’éditer comme on le fait pour les présocratiques. Je ne le saurai jamais. En tout cas, ce que je sais, c’est que je n’aurais pas parié un fifrelin sur un Ben-jamin en BD. Je fais mien, à cet égard, le propos de Benjamin : « Ma position est de toujours avoir un comportement radical, jamais cohérent quand il s’agit de grandes choses. » La connaissance de l’œuvre de Benjamin est assurément une grande chose. Et c’est ainsi qu’Allah est grand !

Jean-François Poirier

Walter Benjamin, de H. Caygill, A. Coles, Rappi-gnanesi. Éditions Rivages poches, 192 pages, 7,5 euros.

Pour le Benjamin en BD : ein Chapeau !

Le génocide des juifs en Europe sert trop souvent à déconsidérer la cause palestinienne et toute critique de la politique israélienne. Un entretien avec Gilbert Achcar.

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ARTS

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X I I

«Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » Aragon n’a cessé, sa vie durant, de donner corps à la formule rimbaldienne, qu’il exploitait d’ailleurs de façon

litanique, en mai 1935, à propos des photomontages de John Heartfield. De Hans Arp à Boris Taslitzky, d’Henri-Georges Adam à Gérard Titus-Carmel, en passant par la galaxie des « M » particulièrement aimés d’Aragon (Malkine, Man Ray, Marquet, et bien entendu Masson et Matisse), Josette Rasle a su rassembler une variété d’œuvres relevant de l’art moderne qui donnent à voir ce qu’elle appelle à juste titre, dans le cata-logue de l’exposition, « la liberté d’un regard ». La tâche était nécessaire autant que malaisée : la constante fréquentation des œuvres et des artistes par l’écrivain, l’abondance de son discours esthétique par le biais d’articles, de conférences, mais aussi de poèmes et de livres (qu’on songe seulement aux Collages, à Henri Matisse, roman, et tout simplement à l’importance d’une anthologie comme celle des Écrits sur l’art moderne, à reparaître cette année chez Flammarion dans une version augmentée) fournissaient un matériau considérable. C’est le même génie qui connaît le choc de la modernité, qui commente la peinture soviétique, qui s’intéresse à « Charlot pompier » en 1918 et qui célébrera, dans les années 1970, Fassianos, Le Yaouanc, Charles-Louis La Salle ou la « figu-ration du silence » dans les « vitrines » de Bernard Moninot.

Pour rendre compte de cette généreuse abondance, l’expo-sition a choisi une perspective chronologique : du Salon des indépendants de 1913, qui fit impression sur le jeune Aragon, à la rédaction de la Peinture au défi en 1930, d’abord, à la recherche du réalisme ensuite (de 1930 aux années 1950) ; dans l’épanouissement des années 1950 à 1982, lorsque les anciens amis et la découverte de nouveaux talents proposèrent une interrogation plus déliée. Chacune des salles blanches, où nous précèdent quelques images du poète, comme s’il s’agissait de le retrouver dans les œuvres qu’il appréciait et donnait à voir, semble tracer l’impossible portrait d’un regard. Dans cette sorte de ruche aux pâles alvéoles, c’est la qualité et la variété des œuvres qui saisissent en premier lieu : outre d’admirables attendus (la Joconde à moustaches de Duchamp, des Picasso et des Matisse, un Chagall délectable, un petit buste sur socle de Gia-cometti plus « étréci » et, du coup, plus infini que jamais, des Léger, des Masson…), chacun peut à travers l’œil d’Aragon apprendre à découvrir, s’initier à ce qu’il ne pensait pas à ce point apprécier. Ce fut pour moi l’extraordinaire lumière d’une gouache de Max Ernst, la Ville entière, dont je ne savais pas malgré l’« apologie » d’Aragon (l’Essai Max Ernst de 1975) les qualités plastiques, tant

je jugeais son art « littéraire » ; ce fut une photographie de Man Ray vis-à-vis de laquelle l’Origine du monde de Courbet peut passer pour une peinture sulpicienne ; une gouache de Picabia, intitulée l’Homme nouveau, qui interdit à jamais de considérer l’artiste capable de cela, et malgré la mauvaise légende, pour un « faiseur »… Il y eut aussi des Saules en hiver de Gromaire, des Gruber aux traits maigres, aux teintes rêveuses, des dessins de Fougeron qui permettent de comprendre l’intérêt d’Aragon dès 1947 avant

qu’il ne condamne l’allégorisme laborieusement militant de Civilisation atlantique, des œuvres dont on parle donc sans les avoir vraiment vues, des collages qu’on croit connaître parce qu’on réduit notre compréhension à leur pratique, quand le résultat visuel est sidérant… Il y a aussi à lire, de façon discrète, sans excès didactique – mais qui s’y penche risque d’y rester – quelques citations tracées sur les parois au bord des œuvres qui font la lumière sur nos impressions et prouvent d’elles-mêmes l’absurdité du lieu commun qui voudrait qu’Aragon eût été peu « visuel ».

On trouve enfin des documents, livres illustres et illustrés, les unes fameuses des Lettres françaises – dont bien évidemment celle du numéro du 12 mars 1953 où le portrait de Staline par Picasso fit scandale, mais pas seulement – et au cœur de l’exposition, une émouvante évocation de l’appartement de la rue de Varenne, que le poète avait tapissé d’images. De ces murs entiers recouverts d’images diverses (photographies, œuvres, lettres, dessins, cartes de visite…) comme une sorte d’immense et fluctuante autobiographie, deux panneaux reconstitués sont offerts, qui tentent d’en fixer le vertige. Il est permis de s’y perdre, et de rêver à ce que voulait dire tel voisinage, ce dessin près de ce mot, ce puzzle par quoi le poète se fit peintre à son tour, à coups de punaises rouges… tant et si bien qu’on aimerait voir poursuivie l’initiative. L’éventail ouvert, on souffre de le voir refermé.

J’aurais aimé pour ma part voir d’autres Fassia-nos – tant celui qui est exposé n’est pas de mes préfé-rés. J’aurais aimé, dans le cadre de l’« art moderne », qu’une place plus grande fût faite au « modern style », à Mucha, puisque le poète clairement s’en réclama (« C’est sur cet art-là que j’ai ouvert les yeux »… écrit-il en 1965) et que l’écriture d’Aragon – c’est là son génie – tra-vaille avec la rupture moderne comme avec l’enchevêtré du « baroque 1900 ». On pourrait rêver d’une exposition à venir, consacrée tout entière à la question de l’art, de la politique, et à leur traitement par Aragon. C’est matière à débats et aussi à méconnaissances. On peut regretter qu’elles trouvent

une fois encore les moyens de s’exprimer, non sans acrimonie, dans le catalogue (passez les pages 23 à 29, anthologie d’ignares, malveillances) d’une aussi scrupuleuse et belle exposition. « Les attaques ne finiront jamais », écrivait le poète en 1969, à propos de Jiri Kolar. Couleur d’orange ou non, un jour viendra où l’on comprendra que si Aragon éblouit, ce n’est pas pour nous aveugler.

Olivier Barbarant.

Saluer la beautéLe Musée de la Poste présente jusqu’au 19 septembre 2010 « Aragon et l’art moderne »,

une exposition organisée par Josette Rasle.

Franck Delorieux : Tu as rencontré Aragon au début des années 1970. Comment as-tu vu son rapport à l’art ? Te parlait-il de ses rencontres avec des artistes ?

Gianni Burattoni : Il était très curieux, il me posait souvent des questions sur ce que c’était… Mais, au début de nos rencontres, des questions très pratiques, par exemple si je dessinais toujours debout, si j’utilisais les papiers à plat, ou punaisés à la verticale. Cela me semblait très pertinent, parce que ces ques-tions faisaient écho à mes préoccupations du moment. Ensuite, au fil de nos fréquentations, nous discutions des formes (à ce propos, il me conseilla de lire Rimbaud), des pleins et des vides, et souvent, très souvent, de la figure et de sa représentation. Mais nos discussions s’animaient quand nous parlions de couleurs. Louis aimait les couleurs tranchantes, en contraste, et au contraire, je préférais – à ce moment-là – le noir et le blanc avec quelques éclats de couleur…

« Tu devrais connaître et regarder ce que fait Titus Carmel. » Et c’est à travers ces discussions, mélangées à beaucoup d’autres sujets hétérogènes qu’il me parla de Le Yaouanc, de Monino, et de Titus Carmel, en me montrant ce qu’il avait d’eux sur ses murs.

S’intéressait-il à tes pratiques artistiques ? Te donnait-il son avis ? Te conseillait-il ?

Gianni Burattoni : D’habitude, il ne me donnait jamais d’avis ou de conseil, sauf en deux occasions. Une fois, à Toulon, pendant que je dessinais des palmiers : « Si c’était moi, je mettrais un peu de rouge soutenu… », mais il ne termina pas la phrase parce que je le fou-droyai du regard, en imitant les grognements d’un chien. Une autre fois, en regardant un portrait de lui, nu, que j’étais en train de faire, il commenta : « Je trouve que tu l’as fait un peu gros… »

Tu as présenté à la librairie Flammarion du Centre Pompidou une exposition intitulée « Falsification », où tu jouais avec l’écriture d’Aragon : fallait-il nécessairement passer par cette « falsification » pour aborder plas-tiquement le poète ?

Gianni Burattoni : La « falsification » était totale. Je m’étais imaginé une auto-biographie d’Aragon fictive que j’aurais illustrée. D’où les chapeaux (le fameux chapeau aragonien), son écriture et la mise en scène de situations qui allaient de la vie de tous les jours au plus cocasse. À ce mo-ment-là, Louis était pour moi une énigme,

que j’essayais de traduire plastiquement par une quantité de choses de lui : ses chapeaux, ses cravates, l’encre bleue de sa plume, son écriture manuscrite, nos virées nocturnes et diurnes, sa salle de bains – un vrai salon pour la conversation –, ses attitudes en public et en privé… Mais le moteur de tout cela était l’écriture de Lord B, de Jean Ristat, que je suivais en parallèle. Sans Jean, il n’y aurait pas eu de « falsification ».

Pierre Daix affirme qu’Aragon n’allait jamais dans les expositions : ça ne correspond pas du tout à ce que tu m’as raconté…

Gianni Burattoni : Je ne connais pas personnellement ce monsieur, mais je peux t’assurer qu’avec Louis, nous allions très souvent dans les galeries du Quartier latin et dans les nouvelles de la rive droite, au fil de nos promenades. Il était très curieux, avec – toujours – des remarques pertinentes et espiègles.

Trois petites anecdotes :– À la galerie Stadler, il y avait une présen-

tation d’artistes de la mouvance Body Art : des images sanguinolentes, accrochées aux murs, se voulant provocatrices, une sorte de mélange de boyaux et d’intestins esthétisé

selon un rituel proche de la messe. Le com-mentaire d’Aragon dans le livre d’or de la galerie : « Très joli et délicat. »

– À la galerie la Remise du parc, la présen-tation de la valise de Duchamp (ses multiples) proposait, accrochée au mur, la reproduction – format carte postale et un peu délavée – de Mona Lisa L.H.O.O.Q., dont Aragon possédait l’original. En s’approchant de la reproduction avec son stylo, Louis écrit à même le mur : « On ne dirait pas, elle est plutôt pâlotte. »

– Aragon me donne rendez-vous au pas-sage Vero-Dodat, et il m’emmène dans une petite galerie pour me faire voir les œuvres d’un artiste suisse, étranges, gluantes et qui me mettent mal à l’aise ; je les trouve baroques à outrance ; Louis les trouve intrigantes et intéressantes.

À la sortie du film Alien, je retrouve dans les décors du début du film et dans l’alien lui-même l’univers de l’artiste suisse. À la fin de la séance, Aragon me demande, un peu goguenard : « Alors, tu as aimé les décors et le monstre ? » Je ne pouvais que lui répondre : « J’ai toujours aimé les belles étrangères. »

Entretien réalisé par Franck Delorieux

Aragon dans les galeries

DR

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ARTS

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X I I I

Comprendre l’art contemporain, de Jean-Luc Chalumeau. Chêne, 312 pages, 39,90 euros.

Jean-Luc Chalumeau, auteur de nombreux ouvrages sur l’art de notre temps (en particulier sur la figuration narrative), sur les théories esthétiques (Klincksieck) et d’une belle étude

sur les relations entre la peinture et la photographie (Chêne), s’est toujours révélé un pédagogue remarquable. Le fait qu’il ait toujours aimé enseigner et qu’il possède une solide expérience du monde de la création plastique est le gage de la qualité de ses ouvrages, à la fois très documentés et très accessibles.

Jean-Luc Chalumeau décrit l’univers de l’art comme un grand champ de bataille, ce qui n’est pas à ses yeux une donnée nouvelle : il choisit pour exemple le conflit qui a opposé Porde-none et Titien, ou la confrontation historique entre Poussin et Rubens. Il ne se veut pas en rupture avec les principes généraux qu’on a édictés depuis plusieurs décennies. Il ne partage pas le point de vue de ceux qui pensent que l’art contemporain est une entité spéculative en soi qui ne reconnaît qu’une seule catégorie d’artistes à l’exclusion de toutes les autres, en parti-culier ceux qui rejettent les modes d’expression traditionnels au nom d’un changement radical des principes de la création, allant jusqu’à nier l’idée d’œuvre d’art. Son étude se présente

donc plus comme un parcours dans une période donnée. Ce n’est pas du tout un hasard s’il décide de partir de Pierre Soulages, artiste radical, si l’on veut, avec ses monochromes noirs, mais qui n’en reste pas moins un peintre. On ne sera donc pas surpris de voir voisiner Erro avec Daniel Buren, Franck Stella et Xavier Veilhan, Mario Merz et Adami. Toutefois, il est évident qu’il met plutôt l’accent sur les nouvelles formes d’expression, du conceptualisme pur de Joseph Kosuth à la photographie conceptuelle de Sophie Calle.

Cette vision du bel aujourd’hui de l’art dans le monde est sans aucun doute originale, même si elle finit par sacrifier aux poncifs en vigueur. Elle n’est pas purement descriptive car elle s’accompagne de réflexions de l’auteur sur les différentes pratiques. Elle ne se veut pas exhaustive (c’est le défaut des ouvrages de Paul Ardenne), mais elle cherche surtout à rendre intelligible cette multiplicité de propositions plastiques, où la photographie, la vidéo et les installations sont désormais majoritaires. On ne peut lui faire qu’un seul reproche : avoir fait l’impasse sur une figure vraiment tutélaire : Joseph Beuys. Quoi qu’il en soit, il a atteint son but : fournir aux néophytes (et pas seulement à ceux-là) une excellente introduction à ce qui constitue notre modernité.

Georges Férou

L’art contemporain existe-t-il ?

« Femmes peintres et salons au temps de Proust », musée Marmottan-Monet, jusqu’au 6 juin 2010. Catalogue Hazan, 144 pages, 29 euros.

L’exposition du musée Marmottan a le mérite de faire valoir le rôle des femmes dans la vie intellectuelle et artistique de la fin du XIXe siècle et au tout début du

XXe. Le salon de la princesse Mathilde (qui a été la protec-trice de Théophile Gautier à la fin de sa vie) était très prisé pour ses concerts : Berlioz, Gounod, Offenbach, Liszt, Saint-Saëns, Fauré l’ont fréquenté. La princesse de Polignac avait des idées plus avancées et elle protégea Ravel et Manuel de Falla, même Éric Satie et Stravinsky. Marguerite de Saint-Marceaux fut aussi l’égérie de Fauré, de Ravel et de Debussy dans les années 1900. Toutes ces dames ne s’occupaient pas que de composition musicale. Elles aimaient réunir peintres et écrivains. Marcel Proust fut l’un de ceux qui ont le plus fréquenté ces héritières des ruelles du XVIIe siècle et que Molière brocarda dans les Précieuses ridicules.

Parmi les peintres qui y étaient reçus, il y avait un pe-tit groupe de femmes. L’une d’elles était une originale. Elle venait du Bordelais et s’appelait Rosa Bonheur. Elle s’habillait en homme, vivait ouvertement avec une compagne et peignait des vaches et des chevaux. Elle était

devenue l’amie de l’impératrice Eugénie et reçut la Légion d’honneur. Berthe Morisot, élève de Manet et épouse de son fils, s’y était imposée avec toute sa grâce et sa finesse d’esprit. Il y eut aussi Louise Abbéma, portraitiste douée, désormais bien oubliée. Mais de toutes ces femmes extraordinaires, l’une d’elle fut prisée de Proust, Madeleine Lemaire. Elle tenait elle aussi salon (on le découvre dans une toile de Jeanniot). C’est elle qui dessina la couverture des Plaisirs et les jours, en 1896, et c’est elle aussi qui servit de modèle pour Madame Verdurin. Et l’écrivain lui consacra une page dans le Figaro en mai 1903, qui relatait une soirée chez elle où ministres, ambassadeurs et aristocrates se mêlent à des auteurs tels que Robert de Flers et Henri Rochefort. La chronique est élogieuse et caustique à la fois, mais pleine de tendresse pour cet artiste académique, non sans une légère pointe d’ironie : « Mais Mme Lemaire par une mimique que ses beaux yeux et son beau sourire rendent tout à fait expressive fait com-prendre de loin à M. de Castellane son regret de le voir si mal placé. Car elle a comme tout le monde un faible pour lui… » Soyons indulgents pour ces femmes du grand monde parisien qui ont inspiré à Proust tant de figures attachantes de sa Recherche…

Giorgio Podestà

La jolie Madeleine de Marcel Proust

Ciel et terre et ciel et terre, et ciel de John Constable, de Jacques Roubaud, Argol, 98 pages, 20 euros.

Qu’on ne se méprenne pas : ce livre n’est pas un essai en bonne et due forme sur le peintre anglais de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. C’est la méditation

d’un écrivain, qui s’est passionné pour le paysage de ce grand maître qui a eu une influence considérable sur les artistes français, en particulier sur ceux qui ont constitué l’école de Barbizon. Qu’on n’attende pas de ces pages des éclaircissements historiques ou des appréciations d’ordre théorique. C’est une fiction dont l’objet est à la fois la nature, la peinture et la relation délicate entre les deux.

Le récit se déroule à des époques différentes. L’auteur nous ramène dans le passé, en 1943 et 1944, puis en 1983, 1989 et 1996. Ce dispositif chronologique n’a d’autre sens que de placer ces considérations selon des moments de l’existence et de la pensée de l’auteur. Elle lui permet aussi d’introduire un per-sonnage énigmatique, Mr. Goodman. De sorte qu’il est difficile de séparer ce que pourrait être autobiographique de ce qui est stricte invention.

De John Constable, Jacques Roubaud ne retient que quelques tableaux. Ces tableaux prennent vie dans sa mémoire et dans son écriture. Il les décrit de manière partielle et donc partiale : il en recherche non seulement la valeur émotive et sensible, mais aussi ce qui les rend si attachants.

Il commence par décrire des reproductions qui sont épin-glées au mur de sa chambre à la fin de la guerre. L’imagina-tion enfantine les métamorphose. Par exemple, il imagine une composition aux sept chapeaux noirs. « Ces images, fait-il observer, ne représentaient pas des lieux imaginaires. Elles montraient, avec une fidélité entière, des endroits réels, réellement existant sur la terre. Et pas n’importe où : en Angleterre. » L’Angleterre de cette époque était synonyme de liberté et d’espoir.

Et l’on découvre, bien des années plus tard, Mr. Goodman à cinquante ans : on a compris que c’était lui l’enfant des années quarante. C’est un contemplatif, et ce sont les cieux qu’il observe. Et dans les cieux, il suit le cours capricieux des nuages : il regarde dans le miroir où « se reflétait le ciel écossais, et les nuages. Les nuages, à leur habitude, sortaient dans le silence de derrière l’église presbytérienne, dans le

golfe de toits entre l’église et les maisons du square ». Et il se plonge dans l’étude d’un livre sur la question. Il pense à Constable, qui avait connu la classification de Howard et s’en était servi pour décrire ces formes toujours changeantes. Il tente de comprendre comment Constable les élaborait, visite les musées londoniens et en déduit qu’il transcrivait dans la peinture « une mémoire du ciel, pas son souvenir ».

Ainsi, à l’instar de son héros, Jacques Roubaud « relit » les œuvres de Constable et en fait une partie intégrante de sa conscience, de son intimité, de son rapport singulier au monde. Plus on avance dans la lecture de ce petit livre, plus on est pris par la pensée esthétique de cet artiste incomparable, plus on est absorbé par l’expérience des inconnues du ciel, qui sont insaisissables puisque fugitives et qui pourtant déterminent le cours d’une pensée de manière durable. Les tableaux de Constable que Roubaud dépeint par le geste patient de ses écrits prennent une dimension presque insolite et étrange, alors qu’il n’a fait que restituer aux éléments leurs formes les plus communes. Ces formes communes sont l’objet d’une poésie qui se retrouve ici, entre ces ciels et ces terres.

Justine Lacoste

Des nuages comme métaphore de la peinture

À LIRELa Muse russe de MatisseLydia D., RMN, 224 pages, 39 euros.

Le catalogue de l’exposition qui se tient à l’heure actuelle au musée Matisse Le Cateau-Cambrésis (jusqu’au 30 mai) ne remplace pas la visite de l’exposition, mais il

nous éclaire sur la vie de Lydia Delectorskaya, un des modèles favoris du peintre. Dans un texte autobiographique, cette beauté slave relate leurs relations avec pudeur et discrétion. Elle nous dit aussi comment elle fit sa connaissance : arrivée à Nice en 1932 elle a d’abord travaillé pour lui comme aide d’atelier, puis comme garde-malade auprès de Mme Matisse. Il n’a pas éprouvé d’intérêt, au début, pour cette Russe très blonde et élancée, très belle aussi, qui a fini par poser pour lui en 1935 et devenir un interlocuteur indispensable. Cet hommage à Lydia D. est passionnant parce qu’il nous fait découvrir une femme intelligente et sensible qui nous enseigne beaucoup de choses sur les habitudes et l’esprit de Matisse, et aussi sur sa manière de peindre et d’envisager sa relation avec les autres (ses coups de gueule contre les critiques sont divertissants !).

Gerhard Richter, peintre, de Dietmar Elger, « Grandes monographies », Flammarion, 340 pages, 85 euros.

L’art contemporain a affiché le plus haut mépris pour la peinture depuis qu’il a adopté Duchamp comme saint patron. Et pourtant, il adule certains peintres, tels que

Twombly, Garouste, Tapiès, Cucchiet, d’autres encore. Ce ne sont sans doute pas là des peintres conventionnels, loin s’en faut. Même Fabrice Hyber, après avoir tant conceptualisé, s’est voulu peintre de chevalet, avec l’insuccès que l’on sait. En tout cas, Gerhard Richter appartient depuis longtemps à cette élite qu’on a sauvée des enfers. Il a longtemps joué d’une ambiguïté entre la photographie et la peinture, quand la photographie était adulée et la peinture brocardée. Il suffit de penser à un tableau intitulé Famille, de 1964. Mais si un aspect de sa pensée le rapproche d’Andy Warhol, un autre l’en éloigne. Son histoire personnelle l’entraîne vers des rives où l’on s’interroge sur la nature du monde sensible reproduite ou enregistrée sur la toile. Ce qu’il peint engendre un décalage constant et décapant par une captation de la réalité, se change en un glissement de la perception et, du même coup, de l’in-terprétation. Cette démarche l’a amené à un retour paradoxal à la peinture (Parc, 1972) et à une exploration des nouvelles données offertes par l’électronique (4 096 Couleurs, 1974), qui passe par une parodie d’Albers et des formalistes abstraits (1 024 couleurs, 1973)… Cette grande étude de Dietmar Elger est une solide introduction à la connaissance d’une œuvre toujours déroutante.

J. L.

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CINÉMA

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X I V

Dès ses premiers films, Claire Denis a construit son œuvre à partir du corps de ses acteurs, transposant à l’écran leur charge érotique et leur puissance d’action. Dans White

Material, elle joue de la confrontation entre les chairs flasques et fanées des hommes blancs et le corps sec et musculeux d’Isabelle Huppert, pour mieux rendre leur irréductible étrangeté au cœur d’une guerre civile qui enflamme un pays d’Afrique noire.

Lettres françaises. Votre cinéma rend sensibles les paysages que vous filmez. Dans White Material, la latérite rouge de certains lieux d’Afrique, l’air troublé par la chaleur sont perceptibles à l’écran.

Claire Denis : Nous avons tourné ce film à la saison sèche, la poussière était là. L’image n’est ni filtrée ni retravaillée. Nous avons simplement laissé la pellicule Kodak réagir à la chaleur, comme les peaux blanches de Christophe Lambert ou d’Isabelle Huppert. Le climat de ces pays, la température ne sont pas adaptés à nos corps. Je crois que nous y sommes d’abord étrangers par la peau et sans doute ressent-on à l’écran cette altérité d’une manière sensitive. Lorsque j’étais petite, je détestais que ma mère me mette un chapeau sur la tête pour me protéger du soleil à cause de ma peau blanche : je voulais toujours être tête nue et je préférais être rougeaude que me couvrir la tête. Ce n’est qu’adulte que je me suis aperçue qu’il était possible de se mettre à l’ombre et de ne pas rester dans le cagnard. Du coup, je n’ai pas voulu qu’Isabelle Huppert porte un chapeau, je la souhaitais comme moi, à l’âge où, dans la cour de récréation, de tels détails n’étaient pas sans importance.

Est-ce que les corps, par les enjeux qui leur sont attachés, sont une façon pour vous de traiter politiquement des questions que l’on envisage d’habitude sur un plan plus distancié et théorique ?

Claire Denis : L’idée que les yeux bleus tout comme les cheveux blonds peuvent être gênants m’importait et renvoyait pour moi à la peur de l’homme noir, très présent dans l’imaginaire occidental. Les peaux noires et les cheveux crêpés sont souvent perçus par nous comme une menace. Pourtant, je suis certaine que lorsque les Normands voyaient débarquer les Vikings, ces guerriers de-

vaient constituer pour eux une image atroce, notamment par leur blondeur. Je ne sais pas si c’est politique, mais c’était essentiel pour moi de montrer ça, de renverser la situation. C’est ma manière d’envisager les traces de la colonisation : elles sont perceptibles par la francophonie, mais aussi dans la possibilité pour nous d’être dérangés par ce passé commun. J’ai l’impression qu’en France, l’école enseigne mal les liens qui ont été créés à cette époque, les cicatrices qu’ils ont laissées. Ne pas en parler nous permet au-jourd’hui de refuser l’immigration temporaire ou définitive des habitants des anciens pays colonisés. C’est une marque de déni qui montre que la mémoire ne veut pas fonctionner : on refuse cette proximité car cette histoire commune nous fait honte et nous la refoulons au sens psychanalytique du terme.

Comment pensez-vous les relations entre votre écriture et la mise en scène ?

Claire Denis : L’écriture rend palpable ce que l’on peut res-sentir. J’ai partagé avec Marie NDiaye, qui a écrit le film avec moi, cette confiance dans le moment de la scène. Si, à l’écriture, les situations ne viennent pas, si tout à coup, je ne me sens pas au cœur de quelque chose que je pressens, à défaut de le voir, je ne peux pas aller plus avant dans la scène. Elle tombe d’emblée comme un fruit qui ne peut pas mûrir. Pour moi tout n’est pas possible au cinéma. Je dois être intégrée au film. S’il ne m’a pas prise en charge, je ne sais pas où je suis. Je n’utilise donc jamais de moniteurs sur le plateau ; je ne veux pas de distanciation, ni être le spectateur de ce que je tourne, je veux être dans le film.

Vos films se caractérisent par une très grande proximité avec les corps. Écrivez-vous toujours pour des acteurs précis ?

Claire Denis : White Material est né autour d’Isabelle Huppert. En revanche, je ne pensais pas à Nicolas Duvauchelle en l’écrivant, mais plutôt à un jeune homme de quinze ans. Cet enfant tardif et avachi correspond à ce que je pouvais être à l’adolescence. Le corps d’un acteur n’est donc pas toujours utile, le propre corps du cinéaste peut suffire, il est malléable. En réalisant Beau Travail, j’ai eu un corps de légionnaire pendant six mois. Je ne suis pas du

tout sportive mais j’avais complètement intégré, spirituellement comme physiquement, la nécessité d’être un soldat parfait. Notre corps est multiforme, multisensoriel, c’est une matrice. Il ne s’agit pourtant pas d’une métamorphose mais c’est exactement ce que l’on apprend lorsqu’on aime la lecture, lorsqu’enfant ou adolescent, on lit de jour comme de nuit. La littérature ne nous laisse pas libres, elle nous invite à aller le plus loin possible et c’est même parfois un peu dangereux. On ne devient pas l’autre, on se coule dans un autre corps, sans aucun problème. Cette sensation se retrouve au cinéma par l’identification mais ce glissement dans le corps de l’autre s’apprend dans les livres, c’est leur force particulière. Lorsque vous êtes adolescent mais aussi plus tard, ils vous proposent des choses que vous n’avez pas vécues : les premiers rapports sexuels se vivent bien souvent grâce à eux mais aussi le meurtre, ce sont de grands chocs.

Vous faites en effet des films que l’on éprouve corporellement.Claire Denis : Ma mère lisait des polars, j’en lisais donc aussi

beaucoup en douce. J’ai été éduquée par les auteurs de la Série noire, qui ont profondément marqué ma sensibilité. J’ai découvert avec eux une façon d’être à l’intérieur du récit, d’être happée par les situations. Beaucoup de ces courts romans m’ont fait connaître brutalement des choses qui n’étaient pas de mon âge. Un écrivain comme James Hadley Chase m’a amenée à lire Faulkner : ce fut une épreuve marquante, comme de s’approcher en aveugle de la source du mal. Il vous y amène comme une vache à l’abattoir. Les personnages des romans de la Série noire, souvent très ancrés dans le sud des États-Unis, subissent leur destin de pauvres, de Noirs, d’homosexuels, de mis au ban de la société pour des raisons diverses : ils sont idiots, communistes, homosexuels ou simplement flics et pourris. Il n’y a pas de justice à laquelle se raccrocher, ni de distance possible pour le lecteur. Je sortais de l’enfance et je suis péniblement entrée dans l’adolescence avec ces livres. Pour moi, lire, c’était éprouver ces sensations. Il ne s’agissait pas de compassion mais d’un compagnonnage infernal.

Entretien réalisé par José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp

Le plaisir sensoriel de la lectureConversation avec Claire Denis

En mettant en scène les minutes du procès d’Oscar Wilde, Christian Merlhiot continue, comme dans plusieurs de ses films précédents, à refuser le principe des reconstitutions his-toriques pour adopter un dispositif qu’il conçoit comme un outil de questionnement du texte. En 1991, Sauvons nos âmes confrontait par exemple des récits de naufragés partis pour les Indes au XVIe siècle aux visages de femmes immobiles (des veuves ?) et au mouvement des vagues de la côte portugaise. En 1995, les Semeurs de peste se construisait sur la lecture des actes du procès de deux individus accusés d’avoir propagé la peste à Milan en 1630 et laissait le spectateur imaginer, dans les blancs du texte, les actes de torture auxquels ils avaient été soumis durant l’interrogatoire. Enfin, en 1999, dans Voyage au Japon, des étudiants japonais lisaient des textes français consacrés à leur pays et transformaient involontairement par leurs hésitations et leur prononciation particulière le sens des mots. L’exotisme se déplaçait ainsi des choses décrites au texte lui-même ou à leur auteur.

Le Procès d’Oscar Wilde part quant à lui du prétexte d’une traduction en arabe du texte du procès, pour le démanteler et le réorganiser en deux blocs principaux : l’un regroupe les questions de l’avocat du marquis de Queensberry, alors accusé par Wilde de diffamation, l’autre les réponses de l’écrivain. Cette confrontation révèle et précipite l’affrontement de deux logiques : l’une, insidieuse, sournoise, absorbée par la morale et la bienséance, l’autre, à mille lieues de ces préoccupations, tout entière consacrée à la splendeur du travail de l’artiste, inacces-sible, aveugle aux dangers qui le guettent. Ces monologues sont dits durant toute une nuit, parfois dans un état de demi-sommeil, par leur traducteur supposé. Christian Merlhiot sexualise par son intermédiaire la joute oratoire des deux protagonistes, cadrant son acteur au plus près, parfois même à l’entrejambe. Il installe une véritable tension dans leur confrontation et compose avec les réponses de Wilde le testament d’un artiste, énoncé avec d’autant plus de fougue que l’étau se resserre, au cours de plans dont l’esthétique n’est pas sans rappeler les atmosphères menaçantes des tableaux de Jacques Monory.

Gaël Pasquier

Nuit d’ivresseWhite Material, de Claire Denis

Film intense et troublant, White Material marque la rencontre de trois femmes puissantes. Claire

Denis, vingt-deux ans après Chocolat, son premier long-métrage nourri des sou-venirs d’une enfance passée au Cameroun, et onze ans après Beau Travail qui se déroulait en grande partie à Djibouti, re-trouve l’Afrique et filme, entre effervescence et stagnation, le contact des peaux claires et blondes de ses acteurs à la poussière rouge des pistes de latérite, au souffle chaud du vent et aux reflets dorés de la lu-mière. L’écrivain Marie NDiaye a coécrit le scénario avec Claire Denis. Un scénario cruellement et tragiquement romanesque jusque dans son abstraction, ses silences et son éclatement chronolo-gique. Enfin Isabelle Huppert avec qui la réalisatrice tourne pour la première fois. Sa présence fragile et obstinée aimante littéralement le film, en devient le corps conducteur et la plaque sensible, prêtant au récit la fébrilité maîtrisée de ses mou-vements et aux images l’inquiétante étran-geté du lien charnel que le personnage noue avec un monde auquel elle refuse de se sentir étrangère, qui lui échappe et qu’elle ne peut plus prendre le temps de comprendre.

Quelque part en terre africaine, dans un État indéterminé en proie au chaos d’une guerre civile, dont la situation politique peut évoquer ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire en 2002, une femme blanche court à travers la brousse, s’accroche à l’échelle extérieure d’un car local, bondé..., et re-monte le fil brisé des dernières heures : les

injonctions des soldats français qui, d’un hélicoptère, la pressent de quitter le pays, la plantation de café familiale désertée par tous ses employés noirs, un guerrier rebelle (Isaach de Bankolé) blessé qui a trouvé refuge dans une remise de la propriété, des enfants soldats qui rôdent, son beau-père et propriétaire des lieux (Michel Subor) vieillissant et malade, son ex-mari (Chris-tophe Lambert) qui veut vendre la planta-tion et tout abandonner, son fils (Nicolas Duvauchelle) désœuvré, tête blonde brûlée au soleil d’un continent qui l’a vu naître

et le rejette comme un corps étranger..., et elle (Isabelle Huppert), seule au milieu de ces trois générations d’hommes blancs avachis et vaincus par l’Afrique, qui se bat, à contretemps, décollée de la réalité, pour terminer la récolte de café en cours et prolonger un rêve postcolonial, devenu cauchemar, dont elle refuse de se réveiller.

Déportant son regard vers ce qui se joue à fleur des peaux et des chairs, au plus près des émotions et des pulsions de ses person-nages, Claire Denis parvient à saisir une réalité dérangeante, violente, irréductible à toute détermination psychologique et qui ne peut passer autrement que dans la sensation. Une sensation trouble et rare qui confronte le spectateur à cette zone d’indétermina-tion où la relation au monde et à l’autre s’éprouve dans l’altérité à soi-même, où il n’y a de politique que celle des corps.

José Moure

L’Afrique à fleur de peau

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MUSIQUES

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X V

Guennadi Rojdestvenski est un excellent chef d’orchestre et il est parfaitement légitime que la firme Brilliant, qui se

spécialise dans la réédition d’enregistrements importants, lui consacre un coffret de dix CD qui contient de remarquables réussites. S’agissant des chefs d’orchestre de l’époque soviétique, et bien que tous ne soient pas parfaitement connus, on peut avancer que Rojdestvenski fait partie des quelques grands chefs qui ont marqué leur temps. Il ne peut, certes, être mis sur le même pied qu’une personnalité comme Mravinski, qui régna de Léningrad sur la musique russe. L’autorité que Mravinski avait réussi à acquérir en a fait un des principaux chefs du XXe siècle. On ne compte plus les créations musicales qu’il réalisa. Ce qu’on sait de son caractère, de son niveau d’exigence devant lequel tout le monde pliait, est assez phénoménal, comme le sont

aussi les moyens que l’État soviétique lui avait accordés. Mravinski n’hésitait pas à faire ré-péter une œuvre pendant des mois, sans égard pour les questions de coût. On n’imagine guère l’intendant de l’Orchestre philharmonique de Léningrad lui faire observer que tout cela était trop cher. Le peuple payait mais le peuple avait droit au meilleur. C’est Mravinski, proche de Chostakovitch, qui a créé plusieurs de ses sym-phonies avant que les deux hommes ne se heur-tent et que Chostakovitch ne confie à d’autres ses ouvrages nouveaux. La force d’expression de Mravinski, la tension profonde qu’il dévoile dans les partitions en font un des plus audacieux explorateurs du monde des sons. Son travail le place au tout premier rang des chefs d’orchestre du XXe siècle, bien avant une vedette comme Karajan qui, par comparaison, n’est que strass et paillettes.

Barchaï, Svetlanov et Kondrachine font égale-ment partie des chefs de grande importance et c’est certainement à eux que Rojdestvenski peut être comparé. Moins tyranniques que Mravinski, qui est resté accroché à son royaume de Léningrad, ils ont déployé une activité musicale de premier plan et, bien souvent, on ne les reconnut en Occident que lorsqu’ils furent en difficulté avec les institutions soviétiques.

Rojdestvenski est le fils d’un chef d’orchestre réputé, Nikolai Anosov, qui créa nombre d’œuvres nouvelles. Marié à la pianiste Victoria Postnikova et lui-même excellent pianiste, il a donné avec elle des interprétations fort remarquables, notamment des œuvres pour deux pianos de Schubert. Il a été ami de Chostakovitch, d’Alfred Schnittke, de Sofia Goubaïdoulina, d’Edison Denisov, d’Oistrakh, de Rostropovich et de bien d’autres instrumentistes russes de premier plan.

Mais c’est comme chef que Rojdestvenski est à juste titre le plus connu. À la tête de plusieurs or-chestres dont il sut rapidement tirer le meilleur (dont l’orchestre du ministère de la Culture de l’URSS, qui semblait constitué sur mesure pour lui), dans des tournées en dehors de l’URSS ou comme chef invité à diriger de façon plus ou moins durable d’éminents orchestres, il a montré toutes ses capacités, que ce soit dans des œuvres du XIXe siècle (intégrale des symphonies de Bruckner) ou du XXe, qui reste sans doute le domaine qu’il a le mieux exploré.

L’anthologie de Brilliant, outre qu’elle ne coûte qu’une misère, comporte des interpréta-tions de tout premier ordre, fort bien captées. Il en est ainsi pour les Symphonies nos 1, 4, 7, 9, 10 de Chostakovich (dont Rojdestvenski a donné une intégrale de référence). On s’intéressera à juste titre aux œuvres d’autres auteurs qu’on a rarement l’occasion d’entendre et c’est bien re-grettable, ne serait-ce que parce que leur voisinage avec ceux des compositeurs que nous connaissons permet de mieux les apprécier. On découvrira donc avec profit la Symphonie no 3 de Vissarion Chebaline, la Sinfonietta de Nikolaï Rakov, la suite symphonique la Puce de Youri Chaporine, le Poème symphonique pour violon du turkmène Amandurdy Agadzhikov, le Télescope de Léonid Polovinkine ou la Fonderie d’acier de Mossolov.

François Eychart

L’art de Rojdestvenski À ÉCOUTER

Une série d’enregistrements de com-positeurs dont il a récemment été

question dans les Lettres françaises viennent d’être publiés. Leurs qualités exigent qu’ils soient signalés. Tans-man est ainsi fort bien servi avec les deux Sinfoniettas et la Symphonie de chambre dirigées par Oleg Caetani (Chandos) tout comme Weinberg dont les quatuors pour cordes nos 6, 8, 15 joués par le Quatuor Danel chez CPO prennent le chemin d’une intégrale de haute tenue. Pour Haydn, c’est sur-tout le remarquable travail du chef d’orchestre Hermann Scherchen qui retiendra l’attention. Il donne avec les Symphonies 45, 48, 92, 94, 100 et 101 par l’orchestre de l’Opéra de Vienne une leçon de direction (Thara). Le bi-centenaire de la naissance de Chopin provoque un raz de marée d’enregis-trements en tout genre. On retiendra les Mazurkas par Evgeni Koroliov (Ta-cet), qui vient par ailleurs de publier le Quintette pour piano de Schumann accompagné du Quatuor pour cordes joué par l’excellent Quatuor Prazak (Praga digitals), et un passionnant ré-cital d’Alain Planès, Chopin à Pleyel (Harmonia mundi).

F. E.

Période pré-printanière, faste à la musique et, pour l’oc-casion, à la musique américaine actuelle : un « domaine privé » à la Cité de la musique, réservé à John Adams, et

un récent opéra de Phil Glass, à l’Athénée. Les embarras d’un Paris pluvieux (Boileau dixit !) nous ont contraints à manquer l’opéra de John Adams, A Flowing Tree. En revanche Dans la colonie pénitentiaire, de Phil Glass, d’après Franz Kafka, nous a fascinés et, semble-t-il, le public aussi. Pourtant n’avions-nous pas amorcé ce « faste musical », en écoutant, lors d’un rare concert (aux Bouffes du Nord), le génial Gustav Leonhardt (quatre-vingt-trois ans !, cf. l’essai de Jacques Drillon (*)), le père du revival de la musique baroque. Et, de surcroît, merveilleux claveciniste.

Une longue série de pièces de Johann Jacob Froberger, his-torique, aussi, professeur de compositeurs et d’interprètes du temps, dont Jean-Sébastien Bach, son cadet. Froberger fut suivi de Louis Couperin, l’une des passions de Gustav Leonhardt, que l’on partage, sensible à la fraîcheur, à la lumière du musicien.

L’obsession KafkaPublié en 1919 par Franz Kafka, sans beaucoup d’écho

public, Dans la colonie pénitentiaire a offert à Phil Glass l’oc-casion de réussir une terrifiante dramaturgie musicale sur un thème, terrifiant également, toujours actuel : la mise à mort par la torture, celle d’une monstrueuse « machine ».

Dans une île perdue, un camp et son commandant, qui s’avoue très fier de la machine en question, bien qu’il sache

que son heure a sonné. C’est pour se décider définitivement sur son sort que l’autorité invite un observateur neutre, interprété par Michael Smallwood. Celui-ci possède une voix de ténor, douce, incroyablement cantabile, d’une belle ligne musicale. Sa neutralité sera-t-elle celle d’un expert, d’un intellectuel de renom ou de certaines « croix-rouge » aveugles ? Sans oublier que nous sommes au pays de Guantanamo…

Stephen Owen, avec une voix puissante de baryton basse, incarne le bourreau en brute fragile sachant qu’il a perdu la partie. Les deux soldats, Nicolas Henault, Gerald Robert-Tissot, et le condamné à la chair brisée, Mathieu Morin-Lebot, ne sont pas des chanteurs mais des acteurs, respectant l’orientation très précise et imaginative du metteur en scène, Richard Brunel : signifier le mal, sans jamais abonder dans aucune démagogie horrible, sadique. Simplicité primaire est le maître mot, un impératif. Une dignité qu’incarne la musique de Phil Glass, quatuor et contrebasse. On a souvent le sentiment d’entendre du néo-Bach et, de temps à autre, une musique répétitive, dé-sormais entrée dans les mœurs (référence aux Enfants terribles également présentés à l’Athénée), le tout mené à bon port par le chef Philippe Forget, dont on n’oubliera pas le talent, ni son sens des détails et des synchronies.

Phil Glass a parfait son système. On l’aime ou non, mais il existe !

Claude Glayman

(*) Gallimard, collection « l’Infini », 2009.

Phil Glass et Franz Kafka

À ÉCOUTERNe ratez pas

les Jeudis littéraires, de 10 heures à midi, sur Aligre FM 93.1.

Une émission littéraire animée par

Philippe Vannini.

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THÉÂTRE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 0 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 5 M A I 2 0 1 0 ) . X V I

Jean-Pierre Han. Que penses-tu de la nécessité de publier des pièces de théâtre ? Est-ce si important que cela pour toi ?

Jack Ralite : Bien sûr ! Il y a toujours des moments au cours d’une représentation où l’on a envie de sortir son crayon et de prendre des notes. Dans le noir, ce n’est pas très pratique ! Après, tout se mélange, alors très souvent, à la fin du spectacle, j’achète l’œuvre quand je ne l’ai pas… je dois avoir chez moi quatre ou cinq cents pièces de théâtre…

Arrive-t-il que tu lises les pièces avant de les voir représentées ?Jack Ralite. Oui, ça m’arrive, comme par exemple pour

Jean-Luc Lagarce que je ne connaissais pas bien. Quelques-unes de ses pièces m’ont beaucoup intéressé. C’est important la lecture, c’est un peu comme l’écriture : ça oblige à travailler. Certes, lorsqu’on regarde on travaille aussi, mais de manière différente. Je ramène toujours tout à la notion de travail : c’est en travaillant qu’on pense ; c’est en travaillant qu’on trouve ; c’est en travaillant qu’on vit. C’est vrai que je ne conçois pas la pensée sans écriture, sans lecture. On est obligé de faire un effort pour s’approprier les choses. Cela dit, tout ça, bien sûr, est lié à la notion de plaisir ! Un plaisir énorme même !

Je regarde parfois des gens qui ne lisent pas, et je cherche à savoir à quel type d’humanité ils appartiennent ! Parce que la vie, pour moi, est inconcevable sans livres. J’en ai partout, chez moi, à la mairie. Je suis entouré de livres : mon bureau est une véritable bibliothèque. Au milieu de mes livres, je mets des souvenirs photographiques, calligraphiques… J’aime lire ; il y a comme ça des auteurs que je lis et relis, Pasolini, Magris, pour parler de deux Italiens. Pour les Français, je suis plus classique. C’est Stendhal, Benjamin Constant. J’ai découvert tout ce monde-là en même temps, au même âge. J’avais quatorze ans quand j’ai lu le Rouge et le Noir. Ça a été un événement pour ma vie, pour toute ma vie. Comme je le dis en riant, je suis tombé amoureux de madame de Rênal, et je crois que je le suis encore…

Lire est un besoin intense. Qu’est-ce que j’ai pu acheter comme livres ! Je ne vais jamais en bibliothèque, sauf ex-ception. Car il faut que je possède le livre. Je l’aime comme un objet vivant. Il y a du bonheur dans les pages, les lire, les relire, c’est magnifique. J’ai par ailleurs une chance, c’est celle d’avoir une grande mémoire. Quand une phrase me touche, je l’apprends et je m’en souviens bien ensuite. Dans mes discours au Parlement, j’utilise ces phrases jusqu’à en abuser parfois ! Je parle le français, je parle le Gracq ! Il y a deux écrivains dont je parle la langue, Gracq et Aragon. Je sais quand je parle

comme Aragon. D’un seul coup, je m’en rends compte et je me dis : « Tiens, je parle comme Aragon ! » Ainsi, j’avais fait un jour – c’était avant 1981 – une intervention à l’Assemblée nationale. Le soir, j’avais été retrouver Aragon au restaurant où il déjeunait et je lui avais dit : « Tu sais, j’ai fait une intervention cet après-midi, et je me suis rendu compte en parlant que je te citais ! Ça m’est venu comme ça. Je te prie de m’excuser parce que je n’ai pas dit que c’était de toi ! » Aragon m’a répondu : « Au contraire, je suis content que tu aies fait ça, parce que tu fais entrer ma langue dans la langue… », et d’ajouter en se penchant vers moi : « Si tu savais le pillard que je suis ! »

À Gracq, je posais la question de savoir comment il faisait avec les autres langues. Il m’a répondu que lorsqu’il y avait des choses écrites en italique dans ses textes, c’étaient des emprunts non signés ! Les langues se nourrissent d’autres langues. C’est ce que j’appelle la mêlée.

On peut là aussi parler du travail des écrivains, car la langue se cisèle…

Jack Ralite. Bien sûr ! L’autre soir, comme c’était la fin de la session parlementaire, nous avons décidé, mes collaborateurs et moi-même, de manger ensemble. Chacun devait apporter quelque chose : j’ai donc été chercher de la charcuterie dans une petite boutique que je connais bien, et puis j’ai été dans une librairie où j’ai acheté quarante petits bouquins à 2 euros (puisque nous étions quarante). Au dessert, j’ai expliqué que l’on ne pouvait pas terminer un repas en nous limitant à l’estomac, et j’ai donné un petit livre à chacun. Ils n’en revenaient pas, et ont dit : « Il n’y a que lui qui peut faire ça ! » Tout le monde était content. Quand un livre me plaît, je l’offre. Il y en a un comme ça, de Marc Bloch, l’Étrange défaite ; j’ai dû l’offrir cent ou cent cinquante fois ! Et puis il y a aussi le petit livre d’Henri Michaux, Poteaux d’angle. Un jour, je l’ai passé à Antoine Vitez qui ne le connaissait pas. Je lui ai dit : « Antoine, c’est la première fois que je te double ! »…

Les livres t’accompagnent donc dans tous les événements de ta vie ?

Jack Ralite. Effectivement. Des écrivains sont toujours liés à mes événements de pensée. Je me souviens qu’au moment de la répression anticommuniste aux États-Unis, des auteurs comme Alexander Saxton ou Howard Fast étaient très importants pour moi. Ce sont des écrivains que j’ai aimés. Je me souviens aussi qu’en 1941, dans ma classe où nous étions vingt-huit élèves, le professeur nous avait demandé quelle langue étrangère, l’al-

lemand ou l’anglais, nous voulions choisir. J’ai été le seul à choisir l’allemand. Choisir l’allemand, pour moi, c’était refuser la rupture totale avec l’Allemagne…

Quels types de livres aimes-tu lire ?Jack Ralite. J’aime beaucoup l’écriture des discours : Jaurès,

Robespierre qui est mon préféré. C’est aussi de la littérature. Je ne comprends pas que des parlementaires se fassent écrire leurs discours. Le président de la République à la rigueur, à cause de sa charge de travail, mais les parlementaires ! Ceux qui écrivent pour eux, et qui ont fait les mêmes études qu’eux, n’ont pas la langue qui convient ; ils ronronnent. La langue empruntée, ça se sent dans un débat ; c’est une langue qui se veut experte et qui ne l’est pas !

Tu poses là le problème de l’écriture !Jack Ralite. Je passe beaucoup de temps à écrire, comme, par

exemple, les petites introductions pour les conférences du Collège de France à Aubervilliers. Mais cela pose aussi le problème de la connaissance du sujet choisi. Ça m’arrive de passer quatre ou cinq jours pour rédiger dix pages ! On sent bien quand on atteint un certain niveau d’écriture. J’aimerais écrire bien, je ne sais pas si j’écris bien ! Car il y a autre chose que le contenu, il y a aussi la musique de la voix !

C’est là où l’on retrouve le théâtre !Jack Ralite. Effectivement. Si on veut être honnête, il faut

bien dire que lorsqu’on écrit, qu’on fait un discours, il y a une part de jeu qui entre en ligne de compte. Je connais bien les discours : enfant, je lisais ceux de Robespierre à haute voix dans ma chambre et mon père était obligé de me rappeler à l’ordre à minuit : « Écoute, Jack, il y en a assez avec ton Robespierre ! » Je me taisais, mais je continuais à lire. J’adore Robespierre et le mouvement de sa langue. Je sais… ce n’est pas très bien vu de proférer son admiration pour Robespierre. L’autre jour, après une réunion, quelques personnes m’ont demandé si j’ai-mais vraiment Robespierre. « Vous ne l’aimez pas, vous ? » ai-je répondu…

Dans l’amour de la langue, il y a quelque chose de véritable-ment sensuel. Je me souviens d’Avignon, à la représentation du Soulier de satin monté par Vitez, on me disait que les spectateurs emmitouflés dans des couvertures durant toute la nuit dormaient, je répondais invariablement : « Non ! ils nagent dans la langue ! »

Entretien réalisé par Jean-Pierre Han

Jack Ralite et l’amour de la lecture

Je le dis tout net : Alexis Forestier est un des artistes majeurs de notre temps, ce que vient de confirmer avec éclat son dernier

spectacle créé en avril dernier à La Roche-sur-Yon, Divine Party. Quatre heures pour parcou-rir à sa manière, à la fois d’une totale fidélité au texte de Dante, la Divine Comédie, et d’une profonde originalité – marques de son travail mené à son extrême aboutissement –, quatre heures d’enchantement, tant l’intelligence créatrice imprègne de son sceau le voyage qui nous est offert ; c’est cela Divine Party. Rien d’étonnant si Alexis Forestier et ses endiman-chés (c’est le nom de sa compagnie) ont achevé l’élaboration de cette dernière production (réalisée par étapes successives) à la Fonderie de François Tanguy et du Théâtre du Radeau. Il y a entre ces deux équipes une évidente com-munauté d’esprit. À telle enseigne qu’Alexis Forestier envisage maintenant de s’établir au Mans, pas trop loin de la Fonderie…

Si Divine Party n’est pas tout à fait un chef-d’œuvre, il nous en indique le chemin, un chemin qu’Alexis Forestier, à son habitude, balise en architecturant à la perfection l’espace (enfin à sa vraie grande dimension, celle de la scène

du théâtre de La Roche-sur-Yon) et le son. On retrouve ce qui faisait déjà la réussite de son Woyzeck, fragments complets, et de quelques autres de ses productions, mais cette fois-ci maî-trisé, magnifié. Le bric-à-brac de la scène remplie d’objets, de cadres, d’instruments de musique, d’appareils électroniques, est savamment agen-cé ; c’est un labyrinthe dans lequel se meuvent avec souplesse et dextérité les deux principaux protagonistes, chanteurs, musiciens, régisseurs, techniciens, diseurs, choreutes et coryphée tout à la fois. Soit Alexis Forestier lui-même et sa com-plice retrouvée avec un évident bonheur, Cécile Saint-Paul, alors que les musiciens, bricoleurs de sons, Julien Boudart et Antonin Rayon achèvent d’habiter l’espace. À eux quatre, ils sont la foule des humains traversant l’enfer, puis le purgatoire pour atteindre le paradis… Vers le chemin de la perfection ? Alexis Forestier s’évertue toujours à ne pas nous mener vers cette mort certaine. En toute conscience et… inconscience. Et la langue de Dante proférée dans sa version ori-ginale (surtitrée ; les panneaux sur lesquels la traduction apparaît s’intègrent à la scénographie et à la dramaturgie) chante et claque tout à la fois, mêlée à la langue de Kafka qu’une fois de

plus Alexis Forestier introduit dans le cours du spectacle. Avec ses ritournelles et ses chansons aussi superbes que peu connues. Le tressage entre les chants italien et allemand est parfait. Ces der-niers accompagnant et commentant les premiers : « Du tréfonds / de la lassitude / Nous montons / avec des forces neuves / Sombres messieurs /qui attendent / Que les enfants /soient exténués » ou encore « Je ne connais pas le contenu / Je n’ai pas la clé / Je ne crois pas les bruits / Tout cela est compréhensible / Car je suis moi-même tout cela »…

C’est une étonnante machine théâtrale que met en place Alexis Forestier, une machine comme les appréciait justement l’auteur pragois (écrivain de prédilection de François Tanguy aussi). C’est son dérèglement progressif que nous donne à voir Alexis Forestier. Et à entendre ; Divine Party, qui fait parfois penser au travail de l’Américain Richard Foreman, est aussi (avant tout ?) un incroyable concert de rock qui ouvre les portes de l’imaginaire et de l’hallucination.

Le mouvement de l’œuvre d’Alexis Fores-tier est ainsi constitué qui le voit reprendre, de spectacle en spectacle, avec toujours un peu plus de maturité, en les approfondissant, les

mêmes thématiques, les mêmes motifs mélo-diques, les mêmes airs et chansons, les mêmes matériaux : c’est une marche inexorable vers l’apaisement du paradis de Dante, alors que l’enfer n’est que grincements, désaccords, bruit et fureur, effondrements, mais toujours traversé de moments de douce ironie et de calme. Avec les endimanchés, Alexis Forestier explore, défriche de nouvelles terres, s’approchant de la frontière de ce qui ne peut être nommé, joué ou représenté. Vers un lointain dont s’approcha Dante, jadis, au plus proche de son désir. Ce faisant, c’est bien le monde d’aujourd’hui qu’Alexis Forestier interroge, c’est bien l’art (et pas seulement celui du théâtre) d’aujourd’hui qui est questionné avec des tentatives de ré-ponse qui passent par le collage, la citation, l’utilisation de matériaux textuels, sonores, visuels, hétéroclites…, toutes expériences me-nées hardiment depuis dada. Et que Forestier reprend à son compte.

Jean-Pierre HanDivine Party, par Alexis Forestier et les endimanchés. TNT, Manufacture de chaussures à Bordeaux, les 25, 26, 27 mai. Tél. : 05 56 85 82 81. Puis à l’Échangeur de Bagnolet en décembre.

Sur la route d’un chef-d’œuvre

Le 6e Salon de l’édition théâtrale, place Saint-Sulpice à Paris, se tient cette année du vendredi 21 au dimanche 23 mai, avec de très nombreux rendez-vous

dont l’un des plus attendus est avec Jack Ralite.