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This article was downloaded by: [Arizona State University] On: 08 October 2014, At: 10:58 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Paedagogica Historica: International Journal of the History of Education Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/cpdh20 LES MÉCANISMES DE FORMATION DES ÉLITES DE LA MAISON DE SAVOIE. RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANS LES ÉCOLES MILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLE Vincenzo Ferrone a a Venezia Published online: 28 Jul 2006. To cite this article: Vincenzo Ferrone (1994) LES MÉCANISMES DE FORMATION DES ÉLITES DE LA MAISON DE SAVOIE. RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANS LES ÉCOLES MILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLE, Paedagogica Historica: International Journal of the History of Education, 30:1, 341-369, DOI: 10.1080/0030923940300115 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/0030923940300115 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http:// www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

LES MÉCANISMES DE FORMATION DES ÉLITES DE LA MAISON DE SAVOIE. RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANS LES ÉCOLES MILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLE

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LES MÉCANISMES DE FORMATION DES ÉLITES DE LAMAISON DE SAVOIE. RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANSLES ÉCOLES MILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLEVincenzo Ferrone aa VeneziaPublished online: 28 Jul 2006.

To cite this article: Vincenzo Ferrone (1994) LES MÉCANISMES DE FORMATION DES ÉLITES DE LA MAISON DE SAVOIE.RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANS LES ÉCOLES MILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLE, Paedagogica Historica: InternationalJournal of the History of Education, 30:1, 341-369, DOI: 10.1080/0030923940300115

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PH XXX (1994) 1

LES MÉCANISMES DE FORMATIONDES ÉLITES DE LA MAISON DE SAVOIE.

RECRUTEMENT ET SÉLECTION DANS LES ÉCOLESMILITAIRES DU PIÉMONT AU XVIIIE SIÈCLE

VINCENZO FERRONE, Venezia

From the 1730s to the 1760s, the Piedmontese state wascharacterized by an absolutist ideology supported by lawyers andadministrators of bourgeois origin. They ruled the state and insistedon the primacy of public administration over private institutions.Gradually a rigid system of selection was set up based on talent andskills (excluding the notions of birth or seniority). The militaryschools, especially the Schools of Artillery established in 1739,played a very peculiar role as social laboratory. In fact, the wholePiedmontese army was affected by this complex phenomenon ofsocial integration implied by meritocracy. This can even be observedwithin the institutions which were most concerned with rankprerogatives, such as the Royal Academy. So the military reform of1775 was the result of a process which had been going on for quitesome time in the Army.

C'est pour satisfaire à celle que Tocqueville dans la Démocratieen Amérique se plaisait, à appeler l'insupprimable passion pourl'égalité caractéristique du XIXe siècle que naquit et se développa lemécanisme de la sélection par le mérite et les concours publics. Lesconditions préalables à la réalisation d'un nouvel ordre socials'inspirant des idées démocratiques impliquaient la recherche denouvelles hiérarchies légitimées par la compétence individuelle àparité de chance. La sélection, l'utilisation sociale de l'attestation,les concours s'avèrent donc être essentiellement des produits

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historiques de la Révolution française, de la Déclaration des droits del'homme et du citoyen, de la démocratie. Sous l'Ancien Régime, lemode de formation des élites était tout à fait différent. Logiquement,avant la Révolution manquaient les principes mêmes d'un conceptspécifique de sélection. Dans une réalité fondée de façonprogrammatique sur l'inégalité, sur le privilège, sur les droits de lanaissance, réalité incapable de penser l'individu si ce n'est qu'entermes organicistes d'ordres, de 'status' et de corps, le concept desélection se heurtait à un obstacle apparemment insurmontable etc'est-à-dire à l'absence juridique de l'individu en tant que sujetcomparable et évaluable.

L'historien court facilement le risque de tomber dans un péché,pour lui capital, qui est celui de l'anachronisme s'il utilise le conceptde sélection sans faire une réflexion préliminaire sur la nature ducontexte sur lequel il entend se pencher et sans tenir compte ducaractère d'exception qu'une telle pratique revêtait à l'époque.1

Mais c'est un risque qui vaut la peine d'être couru car les résultatsde l'enquête peuvent se révéler riches d'informations et significatifs.

L'étude des premiers germes de sélection des élites sousl'Ancien Régime constitue en effet un précieux indicateur pourcomprendre les mouvements profonds de la société, les change-ments, non seulement des hiérarchies sociales, mais aussi et surtoutdes idéologies, des valeurs, des structures culturelles de groupesentiers. Il s'agit, en général, d'indices quelquefois difficiles à repéreret à interpréter où l'ancien et le traditionnel se mêlent au nouveau,rendant complexe et problématique l'oeuvre de décodage. Le cas duPiémont représente un laboratoire tout à fait propice, un terrainparticulièrement fertile pour ceux qui entendent mener ce type derecherches. L'absolutisme de la Maison de Savoie, la nature, lestemps, les formes et les stratégies de l'état moderne conçu etinstauré par les Savoie sur trois siècles, du début du XVIe sièclejusqu'à la défaite napoléonienne, sont devenus, et ce n'est pas parhasard, depuis quelques années, des thèmes fort prisés par l'historio-graphie italienne et internationale précisément pour l'intérêt quesuscitent les résultats, dans leur ensemble importants et originaux,d'un long processus de modernisation marqué en profondeur par laprésence d'un état capable d'élaborer des modèles efficacesd'acculturation, de conduire avec succès la transformation sociale et

Pour une vue d'ensemble de ce problème cf. D. Julia, "Sélection des élites etégalité des citoyens. Les procédures d'examen et de concours de l'Ancien Régimeà l'Empire", Mélanges de l'Ecole française de Rome, Italie et Méditerranée, t. 101,(1989) p.339-381.

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surtout de créer une nouvelle classe dirigeante destinée à durer dansle temps.2 C'est justement le rapport entre absolutisme et classedirigeante ou plus généralement entre l'Etat et la formation desnouvelles élites dans le Piémont qui sert de point de référence ànotre réflexion sur les mécanismes de sélection.

Un protagoniste du Piémont moderne: le fonctionnaire

II est clair que le fil conducteur destiné à traverser toutes lesphases de la création progressive de l'état moderne dans l'airesubalpine est sous-tendu avant tout par la préoccupation constantede la monarchie de repérer un groupe de serviteurs à la dévotion dusouverain. La formation d'une bureaucratie efficace et fidèle fut eneffet le trait caractéristique de l'histoire séculaire de la Maison deSavoie à partir d'Emmanuel-Philibert et de sa réforme des milices.

Le fonctionnaire est la figure-clé du Piémont moderne. Autourde ce protagoniste s'est en effet développé le conflit social, la luttepolitique et le changement réel des hiérarchies. C'est à lui que lamonarchie a confié le devoir historique de diriger la société etd'élaborer les modèles culturels destinés à éduquer des générationsde piémontais. Il faut toutefois se garder d'être tenté de penser à cepersonnage comme à une entité métaphysique, un idéal-typeimmobile dans le temps. Le fonctionnaire de la fin du XVIIIe siècleest en effet très différent de celui du siècle précédent, sous denombreux aspects, et ne ressemble pas non plus aux premiersserviteurs ducaux du XVIe siècle. Si la fidélité et la soumission à lamonarchie du second avaient trouvé leur fondement et leur légitimitédans la théorie absolutiste de la raison d'Etat, le premier estdésormais frappé de plein fouet par la diffusion des idéologies desLumières, par la reconsidération critique entre sujet et futur citoyen,par la politique même philo-nobiliaire du nouveau souverain. Aubénéfice de cette interprétation, il suffit de réfléchir sur les causesauthentiques et profondes qui ont poussé Victor Amédée III, en1773, a chasser brusquement le ministre Bogino, provoquant ainsi,pour la première fois, un conflit politique entièrement limité à laclasse dirigeante et aux élites du Royaume. Conflit dont la significa-

2On se reportera ici au cadre historiographique esquissé par G. Ricuperati, "Lostato sabaudo e la storia da Emmanuele Filiberto a Vittorio Amedeo II. Bilancio distudi e prospettive di ricerca", in: / volti délia pubblica félicita. Storiografia epoliticanel Piemonte settecentesco (Torino, 1989).

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tion n'échappa pas au jeune Joseph de Maistre et qu'il explicite avecfinesse dans un opuscule qu'il publie alors.3 Cependant, malgré lesécrits concernant le rôle du fonctionnaire, une histoire de la culture,de l'action politique concrète et des idéologies de la classe bureau-cratique reste encore à faire.

Le fait est que l'historiographie sur le Piémont semble êtreparfois irrémédiablement atteinte par le virus de la persistance, de larecherche obstinée des éléments de continuité; c'est de là que vientla grande attention que l'on accorde aux 'traditions' habilementcréées et idéologiquement alimentées, aux mythes sur lesquelsrepose un destin national vécus positivement au XIXe siècle etnégativement en des temps plus récents, comme des paradigmes etdes stéréotypes interprétatifs inévitables. L'étude des premiersembryons de sélection sous l'Ancien Régime pourrait au contraireintroduire une autre logique de l'interrogation historiographique enprivilégiant d'une part la discontinuité et d'autre part la période del'absolutisme de la Maison de Savoie au XVIIIe siècle.

La sélection est en effet, avant tout, un problème qui concerneles premières décennies du XVIIIe siècle. En étudier les origines etles effets altère positivement l'image toute littéraire — récemmentrelancée — d'un état baroque centré sur la Cour et destiné à seperpétuer immuablement avec ses rites et ses cérémonies à traversles siècles.4 Et ce n'est pas un hasard qu'il en soit ainsi puisque,comme nous le savons, la situation était analogue dans le reste del'Europe où la sélection émergeait surtout dans les corps techniquesde l'appareil étatique.5

Dans le Piémont toutefois, le phénomène revêtait une significa-tion et une importance historique qui mérite d'être évaluée enprofondeur sans perdre de vue les stratégies de l'absolutisme, plusou moins conscientes mais menées avec cohérence, élaborées enfonction du recrutement et de la composition sociale de la classedirigeante. Nous avons déjà dit que, dès ses premiers pas, lorsqu'ellen'était qu'un duché, sous Emmanuel-Philibert, le principe de lalogique d'action de la Maison de Savoie consistait (à l'exception de

3Cf. J. De Maistre, Eloge de Victor-Amédée III de Savoie, roi de Sardaigne(Chambéry, 1775).

4Nous faisons référence ici aux livres de W. Barberis, Le atmi del principe. Latradizione militare sabauda (Torino, 1988), et de D. Frigo, Principe, ambasciatori e'jus gentium'. L'amministrazhne délia politica estera ne/ Piemonte del Settecento(Roma, 1991).

sCf. pour la France, R. Charthier, "Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle".Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XX, p. 360.

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moments particulièrement difficiles et de temporaires reconsidéra-tions durant certaines phases historiques spécifiques) à mettre auxpremières places, lors de l'attribution des charges de l'Etat, ungroupe de serviteurs fidèles se distinguant par leur compétence etleur esprit de service. Au XVIIe siècle ce processus qui consiste àrepérer des 'homines novi', pour la plupart d'extraction bourgeoise,experts en droit et en finances, auxquels confier les chargesgouvernementales, ne fit que s'intensifier à tel point que personnageet fonction changèrent totalement chez les élites subalpines. Certesla noblesse de sang conserva nombreux de ses privilèges. Elle gardatoujours la première place dans les hiérarchies sociales, dans lescérémonies publiques et même dans des secteurs influents commela diplomatie, l'armée, la cour, mais elle dut céder des tranches depouvoir politique importantes à l'intérieur du nouvel appareiladministratif et bureaucratique de l'Etat, réduite à dépendre de plusen plus de la volonté du souverain pour retrouver une quelconquefonction de commandement.

Toutefois ce changement n'a modifié en rien le côté fascinantde cette noblesse, son prestige fondé sur des modèles de vie et despratiques séculaires, que le cérémonial de cour, les représentationspubliques et les comportements privés ne faisaient que conforter.Paradoxalement, plus que d'un embourgeoisement des élitespiémontaises comme pourrait le donner à penser la progressiveaffirmation de critères étrangers à l'aristocratie tels que la compé-tence et l'esprit de service qui occupent sans aucun doute lapremière place, il convient au contraire de reconnaître le succès,dans le Piémont, de la politique d'anoblissement voulue par lamonarchie afin de sanctionner et légitimer l'ascension sociale de sespropres fonctionnaires. Certes cette mutation sociale ne fut niindolore ni exempte de fortes divergences. Il ne suffisait pasd'acquérir une lettre patente ou d'acheter un fief ou même d'offrirson fidèle service au Prince pour que soient redéfinis les rôles, lesfonctions, la conscience collective et individuelle d'une nouvelleclasse dirigeante au regard des représentations et traditionsséculaires. De là l'importance pour l'historien d'étudier les mécanis-mes de recrutement, les formes prises par le conflit des ordres àl'intérieur d'un Piémont d'Ancien Régime où s'affirmait résolumentla stratégie absolutiste d'intégration et de légitimation socialed'hommes et groupes étrangers aux anciennes élites.

Ce fut au cours du XVIIIe siècle que ce processus de développe-ment et de redéfinition des nouvelles hiérarchies réalisé dans sonensemble par un pouvoir fort et centralisé atteignit son apogée, sonaccomplissement, mais aussi son point le plus critique et le plus

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dramatique à partir des années '80. Un moment si critique que pourla première fois étaient remis en cause les fondements mêmes del'absolutisme de la Maison de Savoie, ce compromis entre nouveauet ancien, entre modernité bourgeoise et privilège nobiliaire qui avaitpermis à l'Etat Piémontais de progresser sans traumatismesparticuliers plaçant toujours la monarchie au-dessus des ordres.

Dans les premières décennies du XVIIIe siècle, avec la construc-tion d'une solide monarchie administrative mise en place par VictorAmédée II, le dessein de la Maison de Savoie de créer un corps defonctionnaires fidèles et compétents, eut une impulsion décisivemême après l'importante période du XVIIe siècle. Victor Amédée II,dont les exploits de grand autocrate et d'homme d'état ne sontcomparables qu'à ceux de ses contemporains Pierre le Grand,Frédéric Guillaume 1er et Louis XIV, porta un coup résolu à ce quirestait de pouvoir économique et politique à l'aristocratie subalpine.Il le fit en promulguant les fameux décrets de péréquation et enaccélérant les processus d'anoblissement par la vente d'un grandnombre de lettres patentes.6 Mais il ne s'en tint pas seulement àcela. Il ébranla le prestige et le pouvoir de l'Eglise en lançant unepolitique de revendications juridictionnelles et de marginalisationprogressive des jésuites dans les écoles du royaume. C'est à cegrand souverain que des roturiers comme Ormea, Mellarède etGroppeilo durent leur extraordinaire carrière au sommet de l'Etat dela Maison de Savoie. Avec la politique de Victor Amédée II appliquéeà réaliser une centralisation radicale du pouvoir, les mécanismestraditionnels de recrutement de l'appareil administratif fondésgénéralement sur la pratique du clientélisme, du patronage, sur lesstratégies familiales complexes du monde nobiliaire, ne se dévelop-pèrent plus seulement à la cour, ancien centre de pouvoir politique,mais trouvèrent aussi un espace dans les nouvelles institutionsbureaucratiques voulues par le souverain. Après lui, avec un retardd'un demi-siècle par rapport à la France, le Piémont connut aussil'ère des grands ministres comme Ormea et Bogino. Avec CharlesEmmanuel III le mécanisme du patronage subit une ultérieureévolution et impliqua directement les secrétariats, les appareilsétatiques et pour finir les fortes personnalités appelées à en gérer lestaches. Toutefois la logique de la compétence et du service resta unpoint constant de référence, la condition nécessaire, mais pastoujours suffisante, pour accéder à tout type de charges.

6Cf. G. Quazza, Le r'rforme in Piemonte ne/la prima meta del Settecento(Modena, 1957); G. Symcox, Victor Amadeus II. Absolutism in the Savoyard State167S-1730 (London, 1983).

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II est bien connu que des années '30 aux années '60, l'hégémo-nie de la noblesse d'office, c'est-à-dire le groupe des avocats-bu-reaucrates d'origine bourgeoise n'a fait que se consolider. Domina-teurs absolus de l'appareil étatique ils s'étaient révélés capables decréer une sorte de singulier état de police où s'affirmait systémati-quement la primauté de l'administration et du public sur le privé ousur toute initiative autonome de la société civile. Durant cette longuepériode s'imposèrent une culture et une idéologie de l'absolutismequ'il est difficile de rencontrer dans le reste de l'Europe et dontl'efficacité et le pouvoir de pénétration conditionnèrent la viepolitique et culturelle du monde subalpin. Le pivot et le moteur de ceprojet de société, conçu plus ou moins sciemment par la noblesse derobe à partir du mythe de Muratori du bonheur universel, c'est-à-dired'une société organiciste où fermentaient encore les fruits tardifs dela raison d'état et l'autoritarisme implicite dans les pratiquespastorales de ia Contre-Réforme, figurait certainement dans le vasteprogramme réformateur du système éducatif mis en oeuvre à partirdes premières décennies du siècle.

C'est fà qu'il faut chercher les solides racines de l'absolutismedu XVlile siècle de la Maison de Savoie, ces caractères originaux etinnovateurs qui en font un cas intéressant et par certains côtésdifférent des expériences continentales analogues même en ce quiconcerne l'émergence des mécanismes de la sélection par le mérite.

Une école pour l'absolutisme: le problème de l'éducation du soldat

La grande réforme du système éducatif du royaume voulue parVictor Amédée II et poursuivie avec ténacité par son fils CharlesEmmanuel III naissait du besoin d'imposer une fois pour toutesl'image d'un Etat absolutiste fort, capable de former directement sescadres dirigeants sans la séculaire médiation des jésuites ni celle desinstitutions autonomes privées de la société civile telles que lesacadémies et les sociétés littéraires ou encore celle des premièresloges maçonniques. Ce projet tendait à conditionner les professions,à construire une culture publique du service comme système généralde référence pour toutes les activités intellectuelles des sujets;l'objectif déclaré était de créer une véritable acculturation à l'utopieabsolutiste d'une société organique exempte de conflits, rigoureuse-ment structurée et hiérarchiquement organisée. On procéda, danscette optique, à la définition, par étapes, d'un véritable systèmeculturel fait de préceptes religieux, d'enseignements qui puisaient

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sélectivement dans le savoir littéraire et philosophique et utilisaientde façon adroite et machiavélique la mémoire historique, lestraditions, les subtiles constructions juridiques. Symboles, cérémo-nies, rites et pratiques sociales en rapport avec l'instruction furentétablis pour confirmer à tous moments les idées, les lignes porteusesdu projet tout entier: le primat de la compétence, la centralisation,l'uniformité, la fidélité, la rigide discipline sociale fondée sur lerespect des autorités, la recherche obsédante de l'ordre. VictorAmédée avait prononcé à ce sujet des mots clairs et explicites ens'adressant aux évêques pour les convaincre du bien-fondé de sonprogramme éducatif. "Vous verrez s'établir une uniformité d'ensei-gnements utiles et une parfaite correspondance entre doctrine etméthode dans toutes les écoles de nos états; autant de moyensnécessaires pour conserver toujours intègres et pures les sciencesdans leurs bons et vrais principes; pour en faciliter le progrès et pouren éloigner les nombreux méfaits de l'incohérence, de la dispersion,de l'émulation improductive d'opinions préjudiciables et discordan-tes."

Et "l'uniformité de la doctrine" fut réellement garantie nonseulement par les programmes et les règlements détaillés mais aussiet surtout par la construction d'un système pyramidal d'enseigne-ment. Tout ce système articulé en un réseau périphérique dense etefficace d'écoles secondaires et sur le Collège des Provinces crée en1729 dans la Capitale gravite autour de l'Université de Turin. Cen'est qu'à la fin des années '60 que ce remarquable systèmeéducatif destiné à modeler des générations entières de Piémontais età exalter l'hégémonie de la noblesse de robe et de ses valeurs,précisément à un moment décisif de la vie du Piémont, révéla toutesses limites. Incapable de comprendre et guider le changementsurvenu entretemps dans la société civile et dans le contexteinternational, il fut voué à l'échec. La décomposition de ce modèle,désormais manifestement inadéquat, plus que le brusque renvoipersonnel de Bogino ou la politique controversée de Victor AmédéeIII, donna probablement le coup d'envoi à cette crise globale etexplosive. Elle engendra une reconsidération critique qui devaitporter, à la fin du siècle, et plus spécialement dans les années '80,à remettre en cause, avec une passion nouvelle, le rapport entre lepublic et le privé, entre l'Etat et le sujet, entre les droits individuelset la logique des ordres et des corporations, enfin entre la pratiquedes réformes et ses effets imprévisibles alimentant le contrasteparmi les élites et entre les propositions contradictoires d'uneintervention réformatrice. Mais ces problèmes de nature historiquequi demandent encore à être approfondis (tout au moins à partir de

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ces nouvelles perspectives d'analyse) nés très certainement del'irruption sur la scène subalpine des idéologies des Lumières, del'apparition d'une première forme d'opinion publique, du tracé assezinattendu d'un circuit académique et de la puissante organisationmaçonnique devenue en peu de temps un sujet politique inopiné, nepeuvent ni ne doivent nous distraire de l'objectif que nous noussommes proposé. Notre intention est de repérer comment, àl'intérieur des développements de la tenace réalisation pratique duprincipe de la compétence, voulue par l'Etat absolutiste dans lacréation d'une structure scolaire, ont pu affleurer les premiersgermes de sélection.

Ce passage complexe et problématique d'une idéologie de lacompétence et de l'uniformité éducative au mécanisme moderne dela sélection trouva certainement son point crucial et un cadre deréférence obligé dans la construction des premières écoles militaires.La réforme de l'Académie royale en 1730, l'attention de l'Etat pourle Collège des nobles et surtout la création des Ecoles d'artillerie en1739 représentent à cet égard un champ d'observation privilégiépour celui qui se propose d'analyser le rapport entre les projetséducatifs de l'absolutisme, l'affirmation du principe de la compéten-ce, l'introduction de la sélection et le changement social. Dans lesécoles militaires se transformaient en effet en précipité des phéno-mènes de longue haleine comme la division du travail, le profession-nalisme qui s'ensuivait, la nécessité pour l'administration demoderniser les techniques de l'appareil militaire, mais surtout prenaitde la consistance, et c'était inévitable, la phase finale de la sévèreconfrontation entre la nouvelle noblesse d'office et l'anciennearistocratie, entre l'Etat et l'Eglise dans l'important contrôle de laformation des nobles. Le coup porté par les gens de robe — avecl'appui de la monarchie — à la suprématie indiscutée de l'aristocratiedans l'armée avec la construction de nouvelles écoles et l'élaborationde nouveaux programmes visait à révoquer en doute, pas unique-ment et pas seulement la traditionnelle attribution à cette classe descharges militaires, mais tout un ancien système de valeurs, jusqu'àaltérer profondément l'identité même de l'officier d'origines aristo-cratiques. Ces questions ont toujours été négligées par l'historiogra-phie piémontaise qui a préféré ignorer le caractère central etl'importance des écoles militaires dans les vicissitudes de la classedirigeante subalpine moderne. Lorsque le thème a été repris etanalysé dans un plus ample contexte, on ne l'a fait que pourconfirmer ou ajourner, encore une fois, à la lumière de frêlesréflexions gramsciennes, en outre peu documentées, le paradigmeinterprétatif de Ferdinando Pinelli, formulé vers la moitié du XIXe

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siècle et centré sur la thèse discutable de la substantielle continuitéaristocratique des dénommés 'traisneurs d'épée' dans le contrôle del'armée. Une continuité à l'instar de l'esprit féodal le plus arrogantet le plus anachronique, n'accordant aucune place à la compétenceet fermé à toute nouveauté; une continuité où l'aristocratie de laMaison de Savoie, loin de suivre les mêmes chemins que l'aristocra-tie européenne qui s'orientait dans la deuxième moitié du XVIIlesiècle vers une redéfinition de sa nature profonde et cherchait àadapter ses valeurs et ses idéaux pour acquérir une nouvelle fonctiondirigeante, se confirmait, au contraire, pathétique dans son archaïs-me, immobile dans le temps, tenacement appliquée à réaffirmer sonunique vocation de 'classe dominante' — selon la célèbre définitionde Gramsci —, dans un monde baroque où, seule, comptait ladéfense du point d'honneur.

En réalité les choses n'en allèrent pas ainsi. L'impact des écolesmilitaires sur la vie politique, culturelle et sociale du Piémont futbeaucoup plus important que l'on a pu le croire en général et sesconséquences, durables et profondes, ne se manifestèrent pas tantdans l'armée au siècle suivant, que dans l'histoire de la classedirigeante.

Déjà à Turin, à la fin du XVIIe siècle, avait été affronté leproblème du recrutement et de la formation des officiers dans lanoblesse subalpine. Les solutions adoptées calquaient des initiativesanalogues déjà prises en Italie et en France. La fondation del'Académie Royale voulue par la Régente Maria Giovanna Battista enseptembre 1677 s'inspirait du modèle français, de l'institutionformatrice des Pages et de l'Académie royale des exercices deguerre créée par Richelieu en 1633. L'intention déclarée par MadameRoyale de vouloir contribuer, avec la nouvelle institution, à l'éduca-tion de l'esprit et du corps du gentilhomme, trouvait sa concrétisa-tion dans les programmes de l'académie qui prévoyaient d'enseigneraux cadets à "monter à cheval, à courre la bague, les testes et lefaquin, à danser, à faire des armes, à voltiger, le maniement desarmes, les évolutions militaires, les mathématiques et le dessein". Unan après, en 1678 naissait, toujours dans la capitale, un 'Seminariumnobilium' tenu par des jésuites dont le programme prévoyait expres-sément — suivant du reste les indications générales de critèresd'enseignement désormais expérimentées dans tous les coins ducontinent — de ménager un nombre d'heures important à l'apprentis-sage des arts chevaleresques et martiaux inculqués aux jeunescollégiens.

Ces deux institutions répondaient alors parfaitement auxexigences du métier de soldat qui voyait converger en la personne

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de l'officier d'origine noble les premiers signes de la nécessité d'uneinstruction plus fouillée et de compétences spécifiques aux côtés desexigences finales d'une inéluctable sociabilité baroque faite de rituelset de moeurs raffinées auxquelles il était difficile de se dérobermême sur le plan de la carrière. La compétence et le professionna-lisme demandés à l'officier du XVIIIe siècle seront bien différentes.Mais là aussi il ne faut ni généraliser, ni exagérer en réduisantl'officier du XVIIIe siècle à un beau parleur et bon danseur. Lesconnaissances indispensables pour un officier d'infanterie ou decavalerie resteront d'ailleurs toujours limitées et circonscrites à desdomaines disciplinaires spécifiques. Le stéréotype de l'officier-lettrédu XVIIIe siècle, cultivé, encyclopédique demeure une métaphore etun rêve ambitieux des adeptes des Lumières; un rêve qu'il ne fautpas trop prendre au sérieux si l'on veut affronter, de façon noncaricaturale mais dans sa réalité l'histoire sociale de l'armée sousl'Ancien Régime et apprécier les mécanismes du changement. Ondemandait en effet aux gens d'armes en ce temps-là comme on ledemande encore aujourd'hui de gagner les guerres et non les prixacadémiques littéraires.

Et il est clair que pour remporter des victoires il ne suffisait pasd'apprendre à danser, ni même de savoir appliquer et respecter lecérémonial de Cour. Victor Amédée II et après lui le ministre Boginoen tant que responsable du Secrétariat de la guerre se soucièrent, àtemps, d'introduire le germe perturbateur de la compétence etensuite celui de la sélection dans celle qui restait une des dernièreset plus importantes structures de l'Etat encore aux mains de lanoblesse: l'armée. Le premier signal de cette orientation fut donnéavec netteté vers 1726, par le responsable du nouveau secrétariatde la guerre Giuseppe Provana, représentant typique de la nouvellenoblesse d'office. Son Mémoire selon le quel S.M. veut que l'onexamine ceux qui aspirent à l'employ d'ingénieurs illustre d'après ceque nous savons le premier exemple de concours public organisédans le Piémont selon des critères précocement modernes. Leconcours ne prévoyait en effet aucune forme d'exclusion sociale etéconomique à priori. Les seules références étant la compétence etle mérite. La commission composée de deux ingénieurs et ducommandant suprême de l'armée était tenue de présenter lesmeilleurs au souverain après avoir procédé à l'examen des concur-rents avec objectivité et sans injustice et de rédiger des procès-ver-baux analytiques individuels justifiant le résultat et le classementfinal de chaque candidat. Les modalités de l'examen, fortementsélectives prévoyaient des épreuves écrites et orales qui devaientsanctionner la parfaite connaissance des matières spécialisées

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comme le dessin, l'art des fortifications, les techniques de construc-tion, l'utilisation des matériaux, la grammaire, les mathématiquesmais aussi la capacité d'élaborer un plan de guerre durant unecampagne. La création du premier embryon du futur corps militairedes ingénieurs naquit ainsi à l'enseigne de la plus rigoureuseméritocratie et conserva toujours dans le temps cette identitéspécifique. En 1736 Ignazio Bertola présente à Charles Emmanuel IIIun projet qui confirme que ce n'est pas un cas exceptionnel. Lesréformes entreprises par Victor Amédée dans l'armée, dans l'organi-sation de la toute nouvelle Ecole d'artillerie et de fortificationsprouvent qu'il s'agit bien de l'aboutissement d'un long processus degestation survenu à l'intérieur de ce que l'on a coutume d'appeler lesmagistratures techniques de l'Etat subalpin. Dans ce texte, qui nousest très précieux pour l'orgueilleux témoignage que l'auteur rend surson propre rôle,' était prévue la fondation d'une école militaire defortifications qui devait donner naissance à une véritable élitetechnocratique à l'intérieur de l'appareil bureaucratique et enparticulier dans l'armée. En guerre déclarée contre les critères desimple attribution statutaire des licences universitaires, critèresdépourvus de tous caractères sélectifs si ce n'est ceux des impitoya-bles mécanismes de l'exclusion à priori, pour des raisons de fortune,réglant l'accès aux études, Bertola réclamait au contraire que tousles candidats, nobles ou bourgeois, soient soumis à de sévèresexamens d'entrée. Ces jeunes gens, âgés de dix-huit à vingt-quatreans devaient préliminairement prouver qu'ils connaissaient bien lesmathématiques et les lettres et qu'ils étaient également capablesd'étudier, avec des professeurs militaires étrangers au milieuuniversitaire, la statistique, l'hydraulique, l'art des fortifications,l'architecture militaire, la mécanique, la philosophie, la rhétorique, lagrammaire et la géographie. Après six années de cours jalonnéesd'une série d'examens difficiles et de contrôles particulièrementsévères et deux ans de service dans les régiments avec le grade desous-lieutenant, à ce fonctionnaire hors du commun, éduquémilitairement à l'obéissance et au service, doué de talent et d'uneculture à la fois spécialisée et générale, le souverain devait accorderune série de privilèges très importants:, avant tout le titre exclusifd'ingénieur militaire (les autres techniciens formés ailleurs nedevaient être appelés qu'architectes civiles et non ingénieurs), lapréséance dans le commandement des places-fortes, des mines etdes régiments, dans les procédures d'instruction des troupes. Ensomme Bertola conjecturait la création d'un véritable corps d'élitesà insérer dans l'armée en respectant un rapport constant de un pourmille soldats. Le projet — comme nous le verrons — se réalisa dans

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la création des Ecoles théoriques et pratiques d'artillerie et fortifica-tions, dirigées par Bertola lui-même et voulues en 1739 par le leaderdes gens de robe: le ministre Bogino.

Nous possédons de maigres archives sur les modalités précisesdes cinq concours d'admission ouverts au cours du XVIIIe siècle parces écoles. Toutefois les quelques documents qui nous sontparvenus sont riches d'informations intéressantes. En particulier leStato dei soggetti ehe si sono presentati al Direttore generate peressere ammessi al concorso da darsi per le piazze de' cadetti delCorpo reale dell'Artiglieria in occasîone ehe si dee principiare unnuovo corso di studi nel/e Regie Scuole teoriche d'artiglieria efortificazione (l'Etat des sujets qui se sont présentés au Directeurgénéral pour être admis au concours à passer pour les places decadets du Corps Royal de l'Artillerie à l'occasion du début d'unnouveau cours d'études dans les écoles royales théoriques d'artillerieet fortifications), envoyé par le directeur de l'école au secrétariat dela guerre en décembre 1776 pour permettre de vérifier la conformitéde fond avec les critères méritocratiques proposés par Bertola. Surles quatre-vingt-huit candidats qui se présentèrent au concours, sixfurent éliminés d'office parce qu'ils avaient plus de vingt ans (leslimites d'âge allant de 14 à 18 ans), quatre-vingt-deux doncparticipèrent aux épreuves écrites et orales portant sur des matièresscientifiques et littéraires et furent jugés par une commissionprésidée par le directeur des Ecoles. Soixante-deux furent admis. Leclassement élaboré par les examinateurs est éloquent et mérited'être rapporté en ce sens qu'il laisse transparaître l'idée que cesderniers se faisaient de la représentation sociale: seize "sujetsnobles", dix "fils d'officiers", douze "fils de fonctionnaires" auservice de sa Majesté, neuf "fils de personnes au service de laMaison Royale ou apparentées à ces dernières". L'analyse détailléedes noms des candidats et des annotations concernant la conditionsociale des parents révèle la présence simultanée de toutes lesclasses sociales: de l'ancienne aristocratie à la nouvelle noblessed'office, des fils de riches marchands, avocats et médecins aux filsde petits bourgeois (c'est le cas de Molinieri Spirito dont le père"déclare exercer l'emploi de secrétaire auprès de certains nobles").Officiellement, les facteurs économiques et sociaux ne semblent pasjouer comme mécanismes d'exclusion. Certes les fils d'artilleurs sontnombreux, mais c'est sans doute plus à la tradition qu'au privilègequ'il faut imputer cet état de fait. Il vaut la peine de remarquer queparmi les recalés figure le fils d'un des plus importants professeursde l'école: le major Bassolino. En réalité, à l'exception d'interventionsponctuelles en faveur de quelques candidats et de rares recomman-

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dations spécifiques, le critère méritocratique semble avoir été, dansl'ensemble, respecté dans tous les concours, qu'il s'agisse dupremier en 1739, où furent sélectionnés les 40 premiers cadets, oude ceux de 1745, 1755, 1776 et 1785 pour finir. Grâce à cesEcoles en somme, nous pouvons affirmer que plus de deux centsjeunes officiers introduisirent dans l'armée piémontaise une compé-tence et un professionnalisme au moins égaux à ceux de leurscollègues européens. Il est important d'ajouter, pour corroborer cesaffirmations que l'examen d'admission n'était pas l'unique épreuveà surmonter. Au cours des sept années d'études, la sévérité et lasélection étaient telles qu'elles accordaient peu de latitude auxparesseux et aux incapables qui auraient réussi à franchir le premierobstacle. Les historiens connaissent bien aujourd'hui la qualité et ladifficulté des programmes, les modalités des contrôles individuels,continus, parfois même journaliers auxquels étaient soumis lesapprenants, la renommée internationale des professeurs, la valeurdes manuels tout spécialement édités pour ces écoles et rapidementtraduits en plusieurs langues. Du reste déjà le Règlement de 1739relatif aux obligations finales des cadets, mettait clairement enlumière les objectifs visés en affirmant que "dans les remplacementsdes officiers d'artillerie le mérite est préféré à l'ancienneté". En1758, le principe était réitéré et étendu à tous les corps d'armée quidisposaient de cadets sortis des Ecoles. "Les études durent septans", écrivait Papacino D'Antoni dans une relation adressée au ducde York en 1764 sur le Sistema del Corpo de/l'Artiglieria {Systèmedu Corps d'Artillerie) et une fois terminées, tous les cadets qui ontsurvécus à l'épreuve sont nommés officiers et promus à différentsgrades en fonction de leur talent et de leurs acquisitions sans aucuneréférence à l'ancienneté de service."

Révolution scientifique et idéologie du mérite

Mais comment en était-on arrivé à l'élaboration d'un systèmerigide de sélection basé sur le mérite? Pour quelles raisons un noblede naissance acceptait-il de vivre sept longues années aux côtésd'un bourgeois pour apprendre l'art difficile de la guerre? Quelrapport réciproque de cause à effet s'était concrétisé entre uneinstitution à la frontière de deux mondes, les hommes qui l'animaientet les systèmes idéologiques qui la traversaient et lui conféraient uncaractère unique en son genre?

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II est difficile, pour le chercheur, de comprendre comment ontpu s'affirmer dans l'armée, c'est-à-dire au coeur même d'une desstructures porteuses de la société d'Ancien Régime, des critères dejugement, valeurs et principes radicalement étrangers au monde duprivilège et de l'inégalité de naissance. Certes l'absolutisme de laMaison de Savoie, la recherche obstinée de la logique du service etde la compétence comme éléments légitimant, aux yeux de lamonarchie, l'entrée dans la classe dirigeante, eurent un rôle décisifdans la production d'un mécanisme complexe qui donna naissanceà une nouvelle élite dans tout le Piémont et donc aussi dans l'armée.Les connaissances juridiques, économiques avaient déjà, depuislongtemps — et nous l'avons dit plusieurs fois — porté aux sommetsde l'état des 'homines novi' d'origine bourgeoise. Toutefois l'absolu-tisme, son pouvoir de nivellement ('de tout égaliser au-dessous dutrône') et l'affirmation de certaines formes particulières de savoircapables de garantir une ascension sociale significative, n'auraientpu, à eux seuls, produire l'univers culturel tout à fait inédit desEcoles d'artillerie. Il fallait quelque chose de plus pour arriver àprovoquer et proclamer définitivement, ne fusse que sur le planthéorique, la naissance d'une idéologie moderne du mérite, pouravoir le droit de concevoir une nouvelle hiérarchie érigée sur lesqualités individuelles et non sur la naissance ou les privilèges declasse. Le monde des fonctionnaires et de la noblesse d'officefournissait des éléments précieux à cet effet mais dénonçait, enmême temps, et avec précision, les limites de l'action innovatrice decette ordre; limites à ne pas franchir lorsqu'étaient mis en jeu lesanciens et délicats équilibres sociaux. La fondation du Collège desprovinces en 1726 en est la preuve. Dans cette structure qui exaltaitle rôle historique et désormais hégémonique des fonctionnairesd'origine bourgeoise dans le Piémont, on assista — d'après MarinaRoggero — à "un processus d'infiltration sociale 'velouté', unprocessus de modernisation précis et concret qui respectait toutefoisles assises de l'ordre social existant". L'évaluation finale descapacités personnelles des candidats, subordonnés à un examen —élément de grande nouveauté —, était susceptible de subir desmodifications et de faire l'objet de compromis au moment de lasélection préliminaire établie par les notables locaux. Présents dansles conseils municipaux, c'est à eux que revenait le devoir depréparer la liste des candidats. La sélection pour les écoles d'artillerieétait tout à fait différente. Là, le premier obstacle inévitableconsistait dans la seule démonstration des capacités et la vérificationdes aptitudes. Le fait est que, en amont de cette institution siparticulière dans le panorama piémontais du XVIIIe siècle, il n'y avait

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pas seulement l'exigence et donc la volonté de créer une 'forged'officiers' fidèles, capables de gagner les guerres, mais quelquechose de bien plus profond et apparemment étranger aux intentionsdéclarées des protagonistes, quelque chose qui impliquait alors nonseulement le petit Etat en deçà des Alpes mais tout l'occident. Dansces écoles se concrétisait, en effet, un processus historique latentet ancien aux effets mémorables comme la Révolution scientifique.Prenaient corps des techniques, des pratiques culturelles, des idées,des représentations de la réalité, des institutions mais surtouts'affirmaient des savoirs originaux et spécifiques dont la logiqueinterne, l'autonomie partielle, au regard du contexte et des connais-sances traditionnelles, finissaient par imposer des règles et desprincipes nouveaux jusque dans la disposition des hiérarchiessociales et favorisaient l'affirmation de l'image, si chère à Condorcet,d'une future république du talent.

Nous sommes très tentés de penser que l'idéologie du mérite,la sélection individuelle dans ses formes les plus modernes et lesplus révolutionnaires en mesure de corroder de l'intérieur, lentementet sans bruit des structures anciennes de pensée, est peut-êtreapparue au Piémont, au XVIIIe siècle à travers la première commu-nauté scientifique subalpine dont la 'magna pars' était représentéepar les Ecoles théoriques et pratiques d'artillerie.

L'absolue prépondérance des mesures publiques sur lesinitiatives privées distinguait cette communauté particulière etoriginale de toutes celles de la péninsule. Elle ne s'appuyait suraucun mouvement scientifique alimenté par la société civile, par uneculture urbaine d'empreinte renaissante et baroque ou seulement parquelques grandes figures intellectuelles. Ses racines et son centrepropulseur résidaient uniquement dans les magistratures techniques,dans le Protomedicato et l'Université. Les écoles d'artillerie représen-taient alors le premier vrai centre de recherche de la naissantescience subalpine. Grâce aux laboratoires de l'Arsenal, une culturerestée jusque-là essentiellement provinciale eut l'opportunité depouvoir s'insérer dans le circuit européen des académies, dans lesgrands débats sur la chimie, sur les mathématiques, sur la métallur-gie. Ce n'est qu'à partir de la fin des années '30 que commencèrentà circuler des textes et des idées nouvelles destinés finalement, nonpas seulement à l'enseignement mais aussi à l'innovation et àl'expérimentation. La communauté scientifique internationale avecses pratiques culturelles, les mécanismes académiques de l'électionde ses membres les plus prestigieux et méritoires, les concourspublics qui se concluaient par le classement individuel des meilleurs,la libre confrontation scientifique selon la méthode démocratique

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baconienne, s'infiltrèrent surtout, et c'est paradoxal, dans ce quidevait être la forteresse inexpugnable de l'Ancien Régime et de lasociété aristocratique piémontaise: l'armée.

Il n'y a donc pas trop à s'étonner si Bertola et PapacinoD'Antoni, suivis ensuite par Prospero Balbo, revendiquent continuel-lement et avec orgueil le rapport étroit qui existe entre les Ecolesd'artillerie et le développement du mouvement scientifique. C'est delà que naît l'image de l'Arsenal avec ses laboratoires et ses bibliothè-ques, coeur subalpin de la tradition Galiléenne où revit le mythe etl'exemple de T'Accademia del Cimento'. Si dans les deux premierscycles de cours la didactique avait prévalu sur la recherche, dans letroisième Papacino D'Antoni pouvait s'enorgueillir de grandsrésultats scientifiques obtenus au cours des expériences dans ledomaine de la métallurgie; résultats tels qu'il lui permettaient depolémiquer durement avec la tradition métallurgique française quantà l'art de la fabrication des canons. Avec le temps, on ne secontentait plus d'assurer seulement aux jeunes cadets une sévère'éducation militaire', mais on leur donnait la possibilité de participeraussi à une série d'expériences intellectuelles qu'aucune autreinstitution de la capitale subalpine n'aurait pu leur offrir. Ils pouvaientpar exemple confronter les enseignements de plusieurs petitesacadémies sur la stratégie militaire ou bien participer à des conféren-ces scientifiques spécifiques auxquelles assistaient Charles Emma-nuel 111 en personne, ses ministres et le duc de Savoie, héritier autrône. "Aux dires de tous les étrangers auxquels il a été permis devisiter l'école", écrivait D'Antoni en 1776 à Victor Amédée III, "[elle]n'a pas sa pareille dans toute l'Europe."

Bien loin d'être un fait marginal dans le monde disparate del'appareil militaire de la Maison de Savoie et plus en général dans lavie politique et sociale du Royaume ce repaire d'artilleurs etd'hommes de science avait en somme fini par représenter dès safondation un laboratoire social singulier, un facteur puissant demodernisation et de changement dans les groupes intellectuels etdans l'histoire séculaire de la formation de la classe dirigeantesubalpine. C'est à cette expérience que l'on doit, en effet, avant toutla transformation radicale de la communauté scientifique subalpinequi passa d'un système en état d'asphyxie, dominé par les institu-tions publiques, à un modèle d'organisation de la recherche plusouvert aux ressources privées offertes par la société civile à traversles académies, les périodiques scientifiques, la naissante opinionpublique subalpine dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. C'està des jeunes cadets du troisième cours comme le marquis d'AngeloSaluzzo di MonesigNo que le Piémont dut la fondation, en 1757, de

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la Société privée turinoise destinée à devenir par la suite, en 1783,la prestigieuse Académie des Sciences de Turin, centre moteur avecle mouvement maçonnique de cette 'République des Lettres',protagoniste de la lutte politico-culturelle lors de la crise de l'AncienRégime dans le Piémont de fin de siècle.

L'armée piémontaise au XVIIIe siècle. Conservation nobiliaire ouintégration sociale?

Mais c'est surtout sur l'incidence des écoles d'artillerie et de sesméthodes d'enseignement et de classification méritocratique, sur lastructure d'ensemble de l'armée qu'il faut réfléchir si l'on veut saisirpleinement l'ampleur de cette expérience complexe dans l'histoire duPiémont moderne.

Ce thème, en effet, soulève encore aujourd'hui des controver-ses. Certains historiens ne considèrent cette institution que commeun épisode marginal, d'autres, au contraire, et je suis de ceux-là, yrepèrent d'importants éléments de nouveauté qui sont à la fois causeet effet d'un processus d'innovation et de transformation considéra-ble et intéressant de tout l'appareil militaire subalpin au cours duXVIIIe siècle et en particulier sous le règne de Victor Amédée III.

Si l'on s'en réfère aux données qui sont en notre possession surle nombre croissant des demandes d'adhésion aux cours de la partde jeunes de tous les milieux, aux informations qui nous sontparvenues sur le style de vie menée à l'intérieur de la structure, àl'intérêt constant porté par les souverains et à la générosité dugouvernement qui ne lésina jamais sur les ressources financières etles attentions, le succès de l'Ecole semble incontestable dès sesdébuts. Les perspectives de carrière des élèves étaient assurées etles emplois immédiats ce qui n'était pas à négliger dans la société del'Ancien Régime. Mais ce n'était pas tout. Employés comme officiersdans tous les corps d'armée: de l'Infanterie au Génie, de la minus-cule Marine de la Maison de Savoie à la direction des garnisons desprincipales places fortes, bon nombre d'entre eux gravissaient si viteles échelons de la carrière à laquelle ils avaient été affectés, qu'ilssuscitaient le commentaire alarmé de Papacino D'Antoni qui,s'adressant au souverain en 1776, déplorait l'avancement moinsrapide pour les cadets restés au service des Ecoles en vertu de lasupériorité de leur talent de chercheurs et de savants. Il enchaînaiten insistant sur le besoin extrême d'instructeurs. Le fait est quecette figure d'officier, premier vrai soldat professionnel, tout

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spécialement formé par des écoles de plus en plus prestigieuses etaimées de la monarchie, représentait désormais dans la deuxièmemoitié du XVIIle siècle le noyau authentique de l'armée, le plus beaufleuron de la Maison de Savoie, une élite de plus en plus nombreuse,influente et révérée. Les mécontentements, les jalousies suscitéespar les cadets dans certains secteurs de ceux qu'on nomme les'traisneurs d'épée', et qui représentent l'ancienne et traditionnellecaste des officiers ne traduit pas du tout — comme on a vouluparfois l'interpréter — la marginalité des écoles d'artillerie maisdénonce au contraire le signe d'un succès croissant et alarmant. Leprétendu contraste irréductible résultant dans ces années-là entre lafigure nouvellement apparue de l'artilleur (qui incarnait, disait-on,l'esprit bourgeois) et la figure plus traditionnelle de l'officier decavalerie (héritier direct d'une idéologie guerrière de l'aristocratieféodale antique et obsolète) encore récemment utilisé comme baseinterprétative pour tenter de réduire à un épisode marginal essentiel-lement privé de conséquences l'histoire des Ecoles d'artilleriecomparé à l'hégémonie des 'traisneurs d'épée', convainc bien peu.On se retrouve confronté à une métaphore suggestive toute littérairequi ne tient pas à l'épreuve des documents. Dans la deuxième moitiédu siècle, les artilleurs d'origine noble occupaient les premiers rangsà la Cour et dans tous les secteurs fondamentaux de la vie civile etpolitique du royaume, pendant que ceux qui servaient dans lacavalerie comme Brezé encensaient l'artillerie.

Il suffirait, entre autre, de rappeler — toujours à cet égard —l'histoire exemplaire d'Angelo Saluzzo (chef reconnu du 'parti' desartilleurs dans les années '70) pour adopter plus de prudence dansl'utilisation de semblables catégories historico-littéraires comme faitrévélateur d'un processus historique tout autre que schématique etlinéaire. Saluzzo revendiquait avec orgueil, pour sa propre famille,comme donnée caractéristique et fondamentale de sa noblesse,l'intérêt constant de ses aïeux, depuis le XVIe siècle pour la cultureet l'art de l'artillerie.

Le fait est que, si l'on veut traiter avec efficacité le problème durôle des Ecoles dans l'armée et plus généralement dans l'histoire desélites subalpines, il faudrait peut-être avoir recours à une plus grandecréativité interprétative et se reporter systématiquement auxarchives en élargissant le champ d'investigations vers des hypothè-ses nouvelles et en écartant définitivement des généralisationsfaciles dues à l'utilisation de certains modèles historiographiquesdésuets. Nous faisons référence en particulier aux stéréotypes del'immuabilité absolue dans le temps de l'ordre aristocratique subalpinet de sa domination permanente sur l'armée. Cette opinion, comme

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on le sait, se fonde: 1) sur la conviction qu'au cours du XVIIIe siècletous les postes de commandements dans l'armée sont attribuésexclusivement à la noblesse en confirmation d'un pacte séculierpassé entre la monarchie et l'ordre aristocratique pour la répartitiontacite des pouvoirs; 2) sur l'image qui porte l'estampille des penséesde Pinelli et Gramsci — selon lesquelles la marque authentique del'aristocratie de la Maison de Savoie consistait dans la persistancede son caractère conservateur. Fortement hostile à toutes nouveau-tés culturelles susceptibles de porter atteinte aux droits du sang etde la naissance: fait évident surtout dans le rapport existant entre lanoblesse et l'armée. Ces deux thèmes sont en réalité très discutablessurtout si on en use sans souplesse et sans accorder une attentioncorrecte au contexte et aux cas particuliers des circonstanceshistoriques. La première est même insoutenable compte tenu desdocuments quHa démentissent catégoriquement. Des résultats derecherches d'archives nous signalent en effet que sur 947 officiersen activité, en 1764, beaucoup n'étaient pas nobles comme on l'a— de façon tout à fait erronée — toujours cru. Il était logique surune centaine d'officiers artilleurs en service d'enregistrer un faiblepourcentage de nobles: 28% sur 98. Tout à fait surprenantes, aucontraire, sont les données qui se réfèrent aux autres corps militai-res. Dans les régiments de l'Infanterie provinciale sur 296 officiers,55,1 % seulement appartiennent à la noblesse; dans l'Infanterierégulière 74,2% sur 392 officiers; même dans la cavalerie, où leschiffres sont inférieurs on compte 6,9% de non nobles sur 144. Lacomparaison de ces données avec celles des années précédentespermet de conclure à une transformation rapide de l'armée enparfaite harmonie avec celle du reste de la société civile où lesordres et les 'états' étaient traversés par des ferments et deslogiques subversifs à ne pas sous-estimer. La soi-disant continuitéaristocratique dans le domaine de l'armée apparaît, à bien y regarder,dangereusement altérée de toutes parts. Il n'était du reste peut-êtrepas nécessaire d'attendre les résultats récents des recherchesd'histoire sociale pour nourrir quelque suspicion à ce sujet. Dans lerecueil classique des lois promulguées par les souverains de laMaison de Savoie connu sous le nom de Duboin se trouve une Regiadeterminazione de Charles Emmanuel III en date du 17 août 1741,destinée en fait à ouvrir l'accès à la carrière d'officier dans toutes lesarmes, sans exclusion aucune, pour tous ceux qui étaient nés'citoyens'. Et les résultats de cette ouverture qui démentaient uneprécédente loi philo-nobiliaire de 1738, ne s'étaient pas faitsattendre comme on peut le constater aisément par la présence d'ungrand nombre de roturiers dans l'armée des années '80.

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Mais ce qui compte le plus, du moins à notre point de vue, cen'est pas seulement de vérifier l'ampleur du changement social descorps des officiers au cours du XVIIIe siècle, mais bien de prendreacte du changement de la mentalité, des exigences et des valeursqui devaient conférer une identité précise au nouveau métier desoldat. Dans les documents de l'époque affleurent des signes denouveauté jusque dans les mécanismes traditionnels du recrutementdes officiers. Aux côtés de la courtisanerie et du clientélisme quiétaient alors les deux habituels types de procédure de recrutementparce qu'ils répondaient, en effet, aux anciens systèmes de valeurset de croyances, apparaissent des demandes explicites de compé-tence et d'instruction désormais indispensables pour garantir unfonctionnement opérationnel dans un modèle d'armée en voie derapide transformation et modernisation.

L'institution de l"Archivio del Reggimento' par exemple date de1748. Tout militaire investit d'une fonction de commandement avaitdonc, dès lors, loisir de consulter les ordres et les circulaires émispar leurs prédécesseurs. C'est bien sûr la noblesse piémontaise quiest intéressée au premier chef par les transformations globales descritères exigés pour la profession de soldat au cours du XVIIIe siècle.Certes elle bénéficiait encore de fait, sinon de droit, de privilèges, depriorités dans la carrière, mais elle ne pouvait plus se soustraire auprincipe de la compétence pour obtenir un commandement. L'armée,en somme, au cours du XVIIIe siècle est loin d'être une airecirconscrite où seuls jouent privilèges et droit du sang. Elle n'est pasnon plus l'expression publique d'un hypothétique pacte séculierpassé entre la monarchie de la Maison de Savoie et l'aristocratie.Pacte qui aurait stipulé qu'en échange de la reconnaissance dupouvoir absolu du souverain, on accordait aux nobles un rôlehégémonique dans la conduite de l'armée. Elle constituait aucontraire un véritable exemple de mécanisme moderne d'intégrationsociale, un des lieux les plus touchés par le bouleversement rapidedes hiérarchies qui allait frayer le passage à la crise de l'AncienRégime. Rien d'étrange donc, l'époque étant aux réformes, à ce quece soit précisément à l'intérieur de cette institution que se manifes-tent les tentatives les plus intéressantes de remaniement profondnon seulement des rôles et des figures sociales mais aussi desidéologies et des valeurs. Le métier de soldat en tant que tel etcomme source précieuse d'occupation et comme moyen deconstruction d'une identité sociale forte et précise devint aussi objetde conflit et de référence pour tous les groupes sociaux et les élitesdu royaume, démenti ultérieur d'une image pétrifiée et immobile del'histoire subalpine étrangement chère, pour des motifs opposés.

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aussi bien aux partisans de la Maison de Savoie qu'aux ennemis decet ancien modèle d'historiographie tout apologétique. Au rendez-vous historique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la noblessepiémontaise se présenta tout autre que compacte et inerte dans ladéfense du privilège. Dans l'aire subalpine, comme du reste danstoute l'Europe, des secteurs importants de l'aristocratie s'étaient,depuis longtemps, engagés à vivre l'expérience complexe d'uneredéfinition de l'identité nobiliaire en se heurtant de front à desgroupes plus conservateurs et réactionnaires hostiles à toutchangement. Ce sont justement ces secteurs ouverts à la nouveauté,qui influencés par l'expérience des Ecoles d'artillerie ou de milieuxproches prirent la tête d'un projet de réformes destiné à se réaliserdans les années '80 avec l'ascension au trône de Victor Amédée III.Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la première déclaration claireet nette en faveur de l'idéologie du mérite provienne de ce milieu etnon pas de celui des avocats-bureaucrates fraîchement anoblis. Cefut en effet le comte Angelo Saluzzo de Monesiglio, artilleur etfondateur de l'Académie des sciences qui, dans une lettre à VictorAmédée III datant de la fin des années '70, se prononça, pour lapremière fois au Piémont, en faveur d'une sélection explicite de typeméritocratique. Il le fit dans le cadre des pourparlers engagés en vuede la création de l'Académie alors que l'on cherchait à repérer descritères valables pour la nomination des futurs membres en synthéti-sant ce singulier mélange bien subalpin de développement scientifi-que, modernisation de l'armée et méritocratie. "Pour toucher à cebut [la gloire de l'Académie], de tous, le plus important — écrivaitSaluzzo — il faut choisir avec grand discernement les officiers, etparmi eux le Président, le Vice-Président, et le secrétaire [...] parceque la réputation et la renommée du savoir me semble devoir êtrepréférées, étant donné le poste qu'ils devront occuper, à tout autrequalité extrinsèque comme la naissance, les distinctions et les hon-neurs."

Le choix des académiciens devait donc obéir à des critèresidentiques à ceux que Frédéric II avait appliqués pour la nominationdes commandants de troupes. "Le roi de Prusse, dans les annota-tions qu'il appose aux règlements de son Académie, rédigé par lecélèbre Maupertuis [...], dit: De la même façon que l'on préfère auxplus nobles et aux plus riches les généraux les meilleurs pour le

. commandement des armées, on devra, dans le domaine des scienceschoisir, pour diriger 'les associations savantes' les hommes les pluscélèbre sans que personne n'ait à s'en plaindre."

Saluzzo n'avait en somme aucun doute sur la valeur universelle— si l'on peut dire — du critère du mérite pour établir dans l'avenir

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un cadre légitime des hiérarchies et de la classe dirigeante aussi biendans le secteur délicat de l'armée que dans celui de l'administrationpublique, des Sciences de Turin (secteurs qu'il voulait présents dansla naissante Académie des Sciences de Turin). Sa formationd'homme de science qu'il avait acquise au contact des mécanismesélectifs 'républicains' des institutions de la communauté internatio-nale des chercheurs et à travers la réflexion imposée par l'objectiveautonomie des nouveaux savoirs produits par la révolution scientifi-que, lui permettait de faire coexister désormais sans aucunedifficulté sa fonction d'officier et son identité de grand aristocrateavec l'émergement de nouvelles valeurs et de nouvelles représenta-tions du social fondées sur le mérite.

Mais l'élément le plus significatif du point de vue historique decette singulière expérience intellectuelle qui fait affleurer pour lapremière fois avec netteté toute une représentation moderne deshiérarchies consiste dans le fait que Saluzzo n'était absolument pasun être 'à part' dans sa classe, ou un pionnier visionnaire commecertains ont souvent été tentés de le penser. Il suffirait, pour s'enconvaincre,' de relire avec attention les discours, les livres et lesréflexions d'autres nobles impliqués dans la création d'une 'Républi-que des Lettres' (de plus en plus amalgamée aux loges maçonniques)ou dans l'élaboration des réformes militaires, ou encore dans lacréation d'une communauté scientifique ouverte aux contactsinternationaux grâce aux réseaux européens des Lumières. Desthèmes analogues revenaient en effet dans les écrits et dans lesactions concrètes d'hommes comme Faletti di Barolo, Brezé etMorozzo. Grâce à eux, la noblesse, après un long silence rompu detemps en temps par les vicissitudes personnelles et tourmentées depersonnages comme Radicati di Passerano ou Francesco DalmazzoVasco, persécutés par l'absolutisme de la Maison de Savoie, avaitrepris un rôle de premier plan dans les affaires politiques culturellesdu Piémont de fin de siècle en se montrant prête à concevoir et àrediscuter sa propre identité à la lumière de la nouvelle culturephilosophique répandue dans les loges et les académies.

On nourrit actuellement quelques doutes sur cette renaissancenobiliaire de la deuxième moitié du XVIIIe associée à la diffusion desLumières, aux nouvelles institutions de la société civile, à un marchéeditorial de plus en plus internationalisé. Le phénomène est particu-lièrement intéressant par ses dimensions et surtout par le fait qu'ilconsacre une culture — fragile mais significative — d'opposition àl'absolutisme de Charles Emmanuel III et à l'Etat de police voulu parle tout puissant ministre Bogino qui était haï — et cela n'a rien desurprenant — par les aristocrates soupçonnés d'appartenir à la

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maçonnerie comme Alfieri. Certes, nous en savons encore trop peusur cette réaction nobiliaire qui portait à la rupture de l'antique frontaristocratique assis sur des positions conservatrices et obligeait lanoblesse à se mesurer avec d'autres groupes sociaux que ce soit àl'intérieur de l'organisation maçonnique qui prône 'l'égalité en loge'ou en acceptant le défi des gens de robe de se confronter, à lalogique du service, de la compétence, de l'efficience. Malgré cela,même seulement à partir des quelques indices qui sont en notrepossession, nous ne devrions pas être surpris du fait que, avecl'extinction de l'hégémonie des gens de robe et le renvoi du vieuxBogino au début des années '70, proviennent, précisément dessecteurs importants de ce milieu, des projets de réformes et desplans de modernisation où l'idéologie du mérite, destinée à redéfinirles élites pendant les XVIIIe et XIXe siècles, occupe une place dechoix.

La vraie signification de tout ce phénomène est sans aucundoute celle qui renvoie à un processus historique complexe d'intégra-tion sociale de groupes considérables de l'aristocratie qui avaient étémis en marge du pouvoir par les politiques de Victor Amédée II etCharles Emmanuel III; une intégration destinée à créer les conditionsnécessaires à la formation d'une classe dirigeante moderne dont lagenèse et la physionomie finale mériteraient plus d'attention-de lapart des chercheurs.

Un des secteurs d'étude les plus négligés est certainement celuide l'instruction des nobles. Et pourtant la monarchie misa et investitbeaucoup dans ce domaine n'économisant ni les hommes ni lesmoyens. Il suffit de lire les bilans de l'Académie royale ou du Collègejésuite des nobles à partir de 1773, année du renvoi des pères de laCompagnie de Jésus du Piémont, pour s'en rendre compte. Déjà en1730, Ormea, d'accord avec son souverain, avait mis à l'ordre dujour l'épineuse question concernant l'insertion du problème del'éducation des jeunes nobles à l'intérieur du vaste plan de réformesde l'instruction amorcé par Victor Amédée II. Un Etat absolutistecomme celui de la Maison de Savoie ne pouvait certes pas laisseraux jésuites le soin exclusif de former l'aristocratie. De là la réformeet le besoin de relancer l'Académie Royale. Nous disposons d'unedocumentation considérable sur le débat dans lequel le roi lui-mêmeintervint plusieurs fois. De ces précieuses notes résultent évidentesles connexions avec le déploiement parallèle des réformes universi-taires, avec la fondation du Collège des Provinces et ensuite avec lacréation des Ecoles d'artillerie. Le dénominateur commun — le critère'd'uniformité', pour reprendre l'expression de Victor Amédée II — detout le projet éducatif était toujours le même, quelque fût l'institu-

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tion: le service. La monarchie était disposée à investir des fondsimportants pour — elle ne s'en cachait pas — se garantir de futursdirigeants compétents et fidèles. Tous les documents concernantl'Académie royale, depuis ceux de 1730 jusqu'à ceux des années'80 redisent obstinément qu' "il s'agit d'élever des jeunes gentils-hommes destinés peut-être à remplir un jour les premières chargesde l'Etat ecclésiastique, civil ou militaire". Mais si les fins étaientcommunes, les parcours, les formules d'accès et les outils decontrôle des études étaient eux, tout à fait différents. Là où lesmécanismes d'entrée prévus par les Ecoles d'artillerie se basaient surles capacités des candidats, à l'Académie Royale, la monarchie seportait garante du respect absolu des privilèges et des dignitésnobiliaires. La pratique de l'exclusion sociale caractérisait en effet lanature même de l'école. On demandait aux jeunes cadets "despreuves rigoureuses de noblesse" pour y accéder. Il ne fallait jamaiscourir "le risque de souiller la dignité et le prestige de l'Académie eny introduisant des jeunes de sang abject" avait écrit un conseilleranonyme du souverain qui, seulement en dernier lieu, pour atténuerles critiques qui lui avaient été adressées, avait été jusqu'à émettrel'hypothèse que puissent être admis comme cadets des jeunes ayantseulement cent ans de noblesse du côté paternel attestée par destitres <le fiefs, ou des charges honorables militaires, de cour, ou demagistrature. Le type d'enseignement, mais surtout la discipline, lerèglement, ne pouvait pas ne pas tenir compte du rang des élèves.Le souverain, lui-même, du reste, avait rappelé dans ses Instructionsqu'il fallait recourir à "la douceur des avertissements" en cas decomportement négatif, à "des châtiments proportionnés à l'âge etnon inconvenants pour des personnes bien nées."

Bien que l'Etat accepte et respecte pleinement le caractèreprivilégié de l'école, dès 1730 y affleurent critères et logiques del'absolutisme qu'il ne faut pas sous-évaluer. Même en renonçant auxexamens et aux sévères épreuves de contrôle des compétences etdu profit des cadets, le souverain auquel revenait le droit de faireadmettre les jeunes à l'école demandait aux enseignants de luiindiquer "ceux qui étaient particulièrement doués et portés dans lesétudes pour leur élargir, en temps voulu, des marques de notrebienfaisante considération". Comme l'expliquait le règlement de1760 et 1769, un compromis devait finalement se réaliser entre"intérêt public", "respect des devoirs", compétence et "pureté dusang". Tout en respectant les prérogatives de son rang, on deman-dait au noble de s'instruire pour pouvoir occuper dans l'appareilbureaucratique la place qui lui revenait.

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Ce fut à partir des débuts des années '60 que l'AcadémieRoyale, en hommage à ce dessein, fut réellement intégrée ausystème éducatif élaboré par l'absolutisme de la Maison de Savoie,se rangeant ainsi sur la même ligne tenue par les sociétés civilesanalogues. Eliminée la crainte d'entamer les formes et les privilègesde classe, de nombreuses dispositions changèrent en 1753. Lecontrôle du profit devint plus sévère. Chaque élève devait avoir unefiche personnelle et à la fin de l'année, il fallait passer un examenafin que les professeurs respectifs puissent évaluer et noter lesconnaissances. "Que l'on prenne connaissance exacte — disait uneordonnance du roi au prieur chargé du contrôle des élèves — ducaractère, de la prédisposition aux études, de la propreté, del'honorabilité de chacun et que le prieur note soigneusement sur unregistre personnel les changements qu'il soient de bien en mieux oude mal en pis, les mesures appliquées et les fruits que l'on en atirés."

L'école était organisée en trois 'classes' ou 'appartamenti': lapremière réservée à ceux qui avaient décidé d'embrasser la carrièremilitaire, la seconde destinée à ceux qui suivaient les coursuniversitaires, la troisième équivalant à une école secondaire ets'adressant aux plus jeunes. Pour chacun d'eux on pourvut àreformuler les règlements, à engager les meilleurs professeurs pourles cours et les instructeurs les plus sérieux pour les exercices. Lesélèves de l'Académie destinés à la profession de soldat bénéficiaientde plus d'attentions que les autres. La concurrence des Ecolesd'artillerie était du reste trop forte même pour la noblesse pour qu'onne procédât pas à une réforme. Dans un projet anonyme de 1758,le souverain était mis à la connaissance d'un changement radicalsurvenu dans l'armée qui nécessitait désormais d'officiers instruitsen géographie, histoire, mathématiques, topographie, hydrographieet langues. Le texte prônait ouvertement le principe du 'mérite' quirencontrait le soutien tout à fait explicite d'amples secteurs de laCour et du souverain lui-même. Principe qui allait à rencontre desrequêtes de la catégorie de nobles qui s'étonnaient de devoir sesoumettre à des mécanismes sélectifs de plus en plus semblables àceux des Ecoles d'artillerie.

Mais c'est avec le nouveau souverain, Victor Amédée III, et lespremières réformes de l'armée en 1775 que tout l'appareil desécoles militaires de la Maison de Savoie subit une profonde phase detransformation. Le Collège des nobles, soustrait aux jésuites,l'Académie Royale, les Ecoles d'artillerie elles-mêmes, virents'affirmer des critères d'appréciation qui tendaient à s'uniformiser leplus possible puisque l'objectif commun était celui de former un

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prototype d'officier instruit, discipliné, techniquement impeccable.L'Académie Royale avait beaucoup changé par rapport à la lointaineannée 1730 où elle avait été refondue à l'enseigne de la 'rigoureusepreuve de noblesse'. Il convient de se garder de prendre trop ausérieux les paroles dénigrantes prononcées par cet homme de lettregénial autant qu'étrange mais peu digne de foi comme Vittorio Alfieriqui dans son autobiographie explique la lente maturation de savocation anti-despotique et sa haine du sombre militarisme de laMaison de Savoie. Il les imputent précisément à ces lieux de 'nonétude' et de 'dispersion d'énergies' qu'il avait personnellementfréquentés. De cette institution qu'Alfieri comparait avec aigreur etdédain à un hôtel et à une prison capable de soustraire les meilleuresannées aux jeunes aristocrates comme lui, sortirent 10 évêques, 2cardinaux, 8 magistrats, 1 chef militaire d'envergure comme DeliaMarmora et les 2 plus grands hommes d'état du Piémont de laseconde moitié du XVIIIe siècle: Perrone di San Martino et Graneri.Parmi les professeurs qui y travaillèrent, il suffit de citer le nomprestigieux de Terenzione Michelotti, auteur d'importants traitésd'hydrodynamique, pour tempérer les appréciations de VittorioAlfieri.

Le fait est que dans les jugements globaux qui ont été expriméssur les écoles militaires, on a beaucoup trop sous-estimé l'incidence,l'ampleur, la profondeur et surtout les objectifs finaux d'une réformecomme celle qui est survenue dans l'armée en 1775, réforme durantlaquelle on a vu se concrétiser des tendances comme la sélectionméritocratique, le professionnalisme et la redéfinition d'une dynami-que sociale désormais changée par rapport aux formes traditionnellesde la dialectique des états; une dialectique utilisée quelquefois defaçon trop rigide par les historiens dans leur lecture du conflit socialet de la lutte politique sous l'Ancien Régime. Les paroles en faveurd'une radicale transformation de l'armée, prononcées par de grandsaristocrates comme Brezé, De Robilant, Salmour, Morozzo, Saluzzopour n'en citer que quelques uns de ceux qui entendaient mettre surpied une armée qualifiée, faite de professionnels capables deconduire victorieusement de brèves campagnes, ("la guerre est unmétier pour les ignorants et une science pour les habiles gens"aimait à déclarer Brezé) n'étaient pas celles d'un groupe restreintd'amis du nouveau souverain Victor Amédée III comme on a parfoisvoulu le laisser entendre en se limitant à l'analyse du débat intellec-tuel sans saisir la profondeur et la complexité des phénomènessociaux qui la sous-tendaient. Les considérations développées parMorozzo à la présence des principales autorités du Royaume s'étantréunies à l'occasion de la solennelle réunion publique de l'Académie

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des sciences en 1784 aux dires duquel "l'art de la guerre à été réduitpar un grand roi/Frédéric II/, grand philosophe et général, a unevéritable science, fondée sur des principes géométriques" nedénotaient pas seulement une prise de conscience de la part dequelques réformateurs intellectuels convaincus de la nécessité d'unchangement radical de route dans la façon de concevoir le rôle et lafonction de l'armée mais quelque chose de bien plus vaste etcollectif. Après la guerre de sept ans le Piémont lui-aussi, commebeaucoup d'autres états de la péninsule et même européens, s'étaitengagé dans une grande réforme militaire destinée à bouleverser destraditions désormais bien assises et des procédés anciens. Nous ensavons encore trop peu sur cet épisode d'histoire subalpine pourpouvoir nous prononcer sur ses effets mais on continue à prendre ausérieux les jugements négatifs de toute une tradition historiogra-phique marquée par de motivations idéologiques. Certes, cephénomène engendra de graves problèmes. Nous ne manquons pasde preuves à cet égard. L'ancien et le nouveau se heurtèrent defront. Les nouveaux règlements exigeaient la compétence, l'efficaci-té, la rapidité, la discipline, autant de qualités qui se conciliaient malavec les habitudes d'un récent passé. Malgré cela des hôpitauxmilitaires virent le jour et les règlements des procédures de la chaînedes ordres devinrent très sévères. A la requête d'une plus grandediscipline permettant une rapide exécution des manoeuvres sur leschamps de bataille s'associa une politique de modernisation desstructures et des armements. Tout cela créa inévitablement destensions et des réactions. Des officiers provinciaux entrèrent enconflit avec des officiers d'ordonnance, des canonniers des troupesdites légères contre les soldats du corps d'artillerie, des comman-dants d'origines nobles contre les nouveaux arrivés formés par lesécoles d'artillerie où depuis longtemps, comme nous le savons,dominaient la loi du mérite et le mythe de Frédéric II. Il est difficiled'échapper à la tentation d'associer encore une fois cette réforme àla crise de l'Ancien Régime, réforme tenacement désirée par VictorAmédée III, et de ne pas l'interpréter en fonction de ce phénomènede grand envergure. Certes on peut suivre d'autres voies indiquéespar les sciences sociales pour déchiffrer cette réforme. Toutefois ence qui concerne le Piémont le thème de la crise et de ses aspects lesplus macroscopiques, comme celui que dénonce le besoin deprocéder à une réforme de l'armée, reste encore un problème histori-que fascinant. On ne peut toutefois conduire cette enquête sanstenir compte du fait que l'état de police instauré par Bogino est entrain de disparaître et sans considérer le choix opéré par le nouveausouverain qui mise sur une politique d'ouverture de la monarchie aux

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institutions civiles représentées par les loges maçonniques, lesacadémies et les sociétés littéraires. On ne peut pas non plussous-estimer les effets de la diffusion de la culture des Lumièresdans l'affirmation de nouvelles valeurs et styles de pensée ou laréalisation de réformes aux effets contradictoires et probablementdéstructurant.

Face à ce tableau du dernier quart de siècle et en particulier desannées '80 où le mouvement réformateur européen mais aussipiémontais semble condamné à devoir produire, avec l'accentuationde son impétuosité, des réactions uniquement négatives, à engendreragitation, malaises et même révolutions et révoltes, les écolesmilitaires de la Maison de Savoie représentèrent, dans le petit mondesubalpin, quelque chose de plus que la minuscule et insignifianteexpérience d'une poignée d'artilleurs et d'hommes de scienced'origine aristocratique. Le moment est peut-être venu de reconsidé-rer le parcours de ce mouvement dans son ensemble et de voirsurtout dans la réforme militaire de 1775 son produit final le plusimportant. De ces écoles ne vinrent en effet pas seulement lepremier signe timide d'une moderne idéologie méritocratique nimême les utiles suggestions pour construire les nouveaux mécanis-mes de sélection individuelle. C'est là que prit corps un phénomèned'intégration sociale d'amples dimensions destiné à jouer un rôledans la crise finale de l'Ancien Régime au Piémont et dans laformation d'un groupe dirigent destiné à se maintenir dans lesdécennies successives.

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