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1 1. Introduction : Pourquoi les radios de la paix? « On a vu, au Rwanda, à quel point la radio avait une énorme capacité de faire du mal. Moi je pense que la radio a aussi une capacité énorme de faire du bien. » (Walter Mulondi, Radio MINUSTAH, Port-au-Prince) 1 Pendant le génocide du Rwanda, les massacres sont presque passés sous silence en dehors de la région. Vingt ans plus tard, par contre, les évènements d’avril à aout 1994 sont connus, débattus, analysés. Plusieurs livres, et même des films, ont traité du rôle de la Radio Télévision libre de milles collines (RTLM), la radio des extrémistes hutus, qui appelle les hutus à remplir les fosses communes avec leurs voisins tutsis et quiconque ne partage pas leur idéologie. Après le génocide, deux collaborateurs de la RTLM, Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza, ont été reconnus coupables au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour crimes contre l’humanité, génocide et incitation au meurtre à travers leurs diffusions. 2 Plusieurs études, pour exemple celles de Darryl Li et de Charles Mironko, ont montré qu’il n’y aurait pas de « lien causal direct » entre les médias de la haine et les massacres (Mironko 2007 :126). Les causes profondes du conflit hutu-tutsi, bien qu’elles ne soient pas nécessairement ancrées dans des « haines ancestrales », remontent au moins aux années 1950 (Gourevitch 1998 :58), plusieurs décennies avant l’arrivée des médias incendiaires. Cependant, les radios de la propagande—RTLM et plus tard Radio Rwanda— ont contribué à légitimer les massacres aux yeux de la population. Elles ont construit un discours de légitimation de la haine et du meurtre de masse et ont fait passer ce discours avec des moyens novateurs (pour l’époque) et attirants, en renforçant les peurs intercommunautaires. Pour ce faire, ils ont utilisé un outil, la radio, qui faisait partie intégrante du quotidien de nombreux rwandais (Li 2007 :90-91). En plus, il n’existait pas de contrepoids effectif pour leurs discours de la haine. Le contrepoids viendra après la guerre, dans la forme des « radios de la paix » qui ont pour but d’avoir la même 1 Entrevue en personne, 29 décembre 2013, PortauPrince, Haïti 2 Les accusations précises contre les deux journalistes et leur confrère de la presse écrite Hassan Ngeze sont reproduites dans Thompson, A., ed. « The Media and the Rwanda Genocide » Pluto Books, Londres, 2007, pp. 277307. Le livre (en anglais) est disponible gratuitement en ligne ici : http://idlbnc.idrc.ca/dspace/bitstream/10625/30283/9/IDL30283.pdf Le livre « Justice on the grass » de Dina Temple Raston (New York, Simon & Schuster, 2005) présente un compte rendu vulgarisé et contextualisé du procès.

Les médias radiophoniques et la consolidation de la paix au Burundi : le cas de la Radio Isanganiro. Quelles leçons pour l’avenir?

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Pour ceux et celles qui veulent voir mon rapport final de maitrise, résultat de plusieurs mois de travail à la Radio Isanganiro de Bujumbura et à l'Université Laval. Vos commentaires sont les bienvenus.

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    1. Introduction : Pourquoi les radios de la paix?

    On a vu, au Rwanda, quel point la radio avait une norme capacit de faire du mal.

    Moi je pense que la radio a aussi une capacit norme de faire du bien.

    (Walter Mulondi, Radio MINUSTAH, Port-au-Prince)1

    Pendant le gnocide du Rwanda, les massacres sont presque passs sous silence

    en dehors de la rgion. Vingt ans plus tard, par contre, les vnements davril aout 1994

    sont connus, dbattus, analyss. Plusieurs livres, et mme des films, ont trait du rle de

    la Radio Tlvision libre de milles collines (RTLM), la radio des extrmistes hutus, qui

    appelle les hutus remplir les fosses communes avec leurs voisins tutsis et quiconque ne

    partage pas leur idologie. Aprs le gnocide, deux collaborateurs de la RTLM,

    Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza, ont t reconnus coupables au Tribunal

    pnal international pour le Rwanda (TPIR) pour crimes contre lhumanit, gnocide et

    incitation au meurtre travers leurs diffusions.2

    Plusieurs tudes, pour exemple celles de Darryl Li et de Charles Mironko, ont

    montr quil ny aurait pas de lien causal direct entre les mdias de la haine et les

    massacres (Mironko 2007 :126). Les causes profondes du conflit hutu-tutsi, bien quelles

    ne soient pas ncessairement ancres dans des haines ancestrales , remontent au moins

    aux annes 1950 (Gourevitch 1998 :58), plusieurs dcennies avant larrive des mdias

    incendiaires. Cependant, les radios de la propagandeRTLM et plus tard Radio

    Rwanda ont contribu lgitimer les massacres aux yeux de la population. Elles ont

    construit un discours de lgitimation de la haine et du meurtre de masse et ont fait passer

    ce discours avec des moyens novateurs (pour lpoque) et attirants, en renforant les

    peurs intercommunautaires. Pour ce faire, ils ont utilis un outil, la radio, qui faisait partie

    intgrante du quotidien de nombreux rwandais (Li 2007 :90-91). En plus, il nexistait pas

    de contrepoids effectif pour leurs discours de la haine. Le contrepoids viendra aprs la

    guerre, dans la forme des radios de la paix qui ont pour but davoir la mme

    1 Entrevue en personne, 29 dcembre 2013, Port-au-Prince, Hati 2 Les accusations prcises contre les deux journalistes et leur confrre de la presse crite Hassan Ngeze sont reproduites dans Thompson, A., ed. The Media and the Rwanda Genocide Pluto Books, Londres, 2007, pp. 277-307. Le livre (en anglais) est disponible gratuitement en ligne ici : http://idl-bnc.idrc.ca/dspace/bitstream/10625/30283/9/IDL-30283.pdf Le livre Justice on the grass de Dina Temple Raston (New York, Simon & Schuster, 2005) prsente un compte rendu vulgaris et contextualis du procs.

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    envergure que leurs prdcesseurs haineux mais de rpandre un autre message, celui du

    vivre-ensemble. Ces radios, sans tout fait rinventer la roue, vont changer la donne

    mdiatique dans la rgion. Leur approche ressemble lapproche de lobservateur

    impartial et quitable tel que trouv dans le journalisme bien pratiqu en occident, avec,

    calqu dessus, un cadrage o laccent est mis sur un traitement nuanc des faits et une

    mise en avant des solutions non-violentes.

    Dans ce rapport, nous allons regarder lmergence des mdias de paix aux Grands

    Lacs avec un focus sur le Burundi, qui se relve dune guerre civile de treize ans. Nous

    allons porter notre attention sur la Radio Isanganiro ( radio carrefour ), une radio base

    Bujumbura avec pour devise la dialogue est mieux que la force. Nous allons

    explorer le contexte historique de son volution, son fonctionnement actuel et la porte de

    ses messages. Nous allons analyser deux modles de journalisme de paix mis en pratique

    dans le sillage des conflits aux Grands Lacs africains et tenter de montrer que le modle

    qui met le plus daccent sur la responsabilit des journalistes sur place est potentiellement

    le plus durable, malgr les incertitudes financires inhrentes. Nous allons regarder le

    rle des prceptes du journalisme de paix dans le traitement de lactualit de la Radio

    Isanganiro et les leons appliquer au fonctionnement des mdias pendant une priode

    de nouveau trouble pour la rgion.

    2. Introduction au Burundi

    Le Burundi est un petit pays dun peu moins de 28,000 km2, situ en Afrique de

    lEst, avec pour voisins le Congo-Kinshasa, le Rwanda, le Kenya et la Tanzanie. Prs de

    9 millions de personnes y habitent (BBC 2013). Les deux langues officielles sont le

    kirundi, parl par la quasi-totalit de la population, et le franais, parl par une minorit

    duque denviron 700,000 personnes (Moumouni 2013:8). Le swahili, la lingua franca

    rgionale de lAfrique de lEst, est parl Bujumbura, la capitale, et dans des rgions

    frontalires. Deux ethnies forment la grande majorit de la population : les Hutu (85% de

    la population) et les Tutsi (14%) (CIA 2008).

  • 3

    2.1 Note historique

    Lhistoire du Burundi na pas encore reu autant dattention de la part des

    historiographes et journalistes occidentaux que celle du Rwanda. Une recherche dans le

    catalogue de la bibliothque de lUniversit Laval donne un exemple : 247 de ses milliers

    douvrages couvrent lhistoire rwandaise alors que seulement 42 sont consacrs

    lhistoire burundaise. Alors, une note historique est de mise.

    Il est impossible de parler de lhistoire rcente du Burundi sans parler du clivage

    hutu-tutsi. Les deux groupes partagent les mmes collines depuis des gnrations,

    pratiquent les mmes religions, parlent une mme langue3 et ont fond dinnombrables

    familles mixtes. Il ne sagit pas de deux tribus proprement dites, du moins selon la

    dfinition du dictionnaire Larousse : Agglomration de familles vivant dans la mme

    rgion, ou se dplaant ensemble, ayant un systme politique commun, des croyances

    religieuses et une langue communes, et tirant primitivement leur origine d'une mme

    3 Avec deux variations rgionales, le kinyarwanda et le kirundi, dcrits par Chrtien (2012) comme tant aussi semblables que le franais hexagonal et le qubcois.

    Fig. 1. Sur la carte gauche, on voit la position gographique du Burundi dans la rgion des Grands Lacs. La capitale burundaise, Bujumbura, est indique en vert. Sur la carte droite, on voit la position du Burundi sur le continent africain. Le Burundi est en

    rose. Images cres partir de Google Cartes par lauteure.)

  • 4

    souche. 4 Selon cette dfinition, le peuple burundais comme un tout se rapproche

    davantage de la dfinition dune tribu que les Hutu ou les Tutsi. Toujours est-il que on

    ne peut faire fi ni balayer d'un simple mouvement d'esprit (le clivage hutu-tutsi) qui

    marque l'histoire du vingtime sicle dans la rgion des Grands Lacs (Nzeyimana

    2000 :37). Il y a deux autres groupes, trs peu nombreux : les Twa (pygmes,

    aujourdhui environ 1% de la population (BBC 2013)) et les Ganwa5, les dirigeants

    hrditaires.

    Le royaume de Ruanda-Urundi est une colonie allemande partir de 1885 et

    devient belge partir de 1924. Les belges constatent que deux races y habitent, une

    minorit ressemblant aux gyptiens et une majorit plus africaine dapparence. Les

    belges asservissent les Hutu basans et embauchent les Tutsis nobles dapparence

    comme superviseurs (Gourevitch 1998 :57). On peut lire au muse de Gisozi Kigali, au

    Rwanda, que la classification ethnique dune famille ntait pas base sur aucune

    caractristique physique, mais sur le nombre de vaches que chaque famille possdait6.

    However the ethnicity was assigned, it became the basis for determining everything

    from enrolment in the school system to civil services jobs, also reserved for the Tutsi

    (Temple Raston 2005 :19). Ces divisions accentuent le clivage et la mfiance entre les

    deux groupes. The Tutsi were immediate beneficiaries and they played that to their

    advantage Hutu, officially excluded from power, began to take on the hallmarks of the

    oppressed. They banded together. They groused about the unfairness of it all, and they

    plotted revenge . (Temple Raston 1998 :19).

    Pour diriger le Burundi indpendant, les Belges mettent sur le trne un Ganwa,

    Louis Gasor7, qui est aussi respect par une grande partie de la population. Gasor dirige

    lUPRONA (Unit et progrs national), le parti politique principal (Frre/Sebahara 2009:

    56). Il meurt en 1961 lors dun coup militaire.8

    4 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/tribu/79517?q=tribu#78554 5 Aujourdhui largement exils, au Congo-Kinshasa ou en Europe 6 Voir mes notes de voyage du 11 novembre 2011 (http://yearofnofear.wordpress.com/2011/11/11/kigali-impressions-ii/) 7 Souvent appel Louis Rwagasorcorruption du mot roi 8 Gasor jouit dun prestige posthume comparable celui des frres Kennedy. Des romans, des pices et des dbats sont cres autour de la question Que se serait-il pass sil ntait pas mort? Nombre de burundais semblent croire que la crise aurait du tre vit si Rwagasor na pas t tu et si la monarchie avait survcu. Il y a mme quelques petits partis politiques qui militent pour la restauration de la monarchie.

  • 5

    Le Royaume du Burundi devient souverain le 1 juillet 1962. En 1966, le capitaine

    Michel Micombero, un Tutsi, renverse la monarchie et tablit une rpublique avec

    lUPRONA comme parti unique. Larrive au pouvoir de Micombero marque

    lexclusion des Hutu de toute participation significative au pouvoir (Palmans

    2005 :2).

    Une rbellion hutue clate en 1972. Prs de 100,000 Hutu sont tus dans des

    reprsailles et des centaines de milliers fuient. (Baribeau 2012 :38-39).. Lexclusion des

    Hutu des positions du pouvoir continue sous le successeur de Micombero, le colonel

    Jean-Baptiste Bagaza. Chez les Hutu, la frustration ne fait que monter.

    En 1987, Bagaza est renvers par un autre militaire tutsi, le major Pierre Buyoya.

    Sous la pression des bailleurs internationaux dans latmosphre daprs-Guerre froide,

    Buyoya tablit un systme multipartite en 1992 et organise des lections pour lanne

    suivante (Palmans 2005 :3) En mme temps, il met fin au monopole tatique sur les

    mdias. Probablement en raison dun manque des moyens techniques, aucune radio ou

    chaine de tlvision indpendante mergera avant 1995. Mais la fin du monopole donne

    lieu un foisonnement de titres de presse crite, le plus souvent lis aux intrts

    politiques, qui deviennent vite ethniques.

    2.2 La crise de 1993 et lmergence des mdias de la haine

    Bien quon associe souvent lexpression mdias de la haine avec le Rwanda,

    lexpression a t utilise pour la premire fois par Reporters Sans Frontires en 1993

    pour designer la presse crite burundaise lors de la premire campagne lectorale dans ce

    pays. Le style est agressif, diffamatoire, incitant ouvertement la haine raciale et au

    meurtre, jouant de part et dautre sur les peurs ancestrales et les ressentiments, poursuit

    RSF (cit dans Sebahara/Frre 2005 :63). Le Carrefour des Ides, un journal extrmiste

    tutsi, a mme rig en dbat la question Le Hutu a-t-il une me? (cit dans

    Sebahara/Frre 2005 :68).

  • 6

    La peur de lautre est son comble. Il y avait la chasse lhomme, rappelle le

    journaliste Cyprien Ndikumana9, lpoque directeur de la Maison de la Presse du

    Burundi. Au niveau des journalistes il y avait des tendances ethniques et ce ntait pas

    facile de grer a en tant objectifles gens se sont mis crire des ides explosives.

    Selon Ndikumana, de nombreux journalistes pour la tlvision et la radio nationale ont

    contribu ces publications incendiaires, transfrant leur parti pris aux ondes nationales.

    Le parti principal hutu, le Front dmocratique burundais (FRODEBU) et son chef

    Melchior Ndadaye gagnent les lections de 1993 avec 64% des voix. Buyoya concde la

    dfaite. Il sagit du premier transfert du pouvoir sans violence depuis lpoque

    prcoloniale. Ndadaye devient le premier dirigeant hutu et le premier dirigeant

    dmocratiquement lu de lhistoire du Burundi. Mais le pire est venir.

    Le gouvernement Ndadaye, malgr une faade de partage de pouvoir au plus haut

    niveau, remplit les positions dinfluence locales avec ses propres militants hutus. Le 20

    octobre 1993, le prsident Ndadaye est renvers et tu par larme, toujours une

    institution majoritairement tutsie10.

    Dans les jours suivant la mort de Ndadaye, il y a des massacres des Tutsi mme

    dans les collines les plus recules. Plus de 300,000 personnes sont tues. La ville de

    Bujumbura, la capitale, se balkanise; les Hutu, les Tutsi et les trangers fuient les

    quartiers mixtes pour se rfugier chez les leurs .11 Cest de ces semaines dont les

    burundais parlent quand ils font allusion la crise.

    2.3 Sortie (?) de crise

    Cyprien Ntaryamira, un ancien ministre hutu, remplace Ndadaye. Il na jamais le

    temps de tenter de construire une paix durable. Il meurt le 6 avril 1994 avec le prsident

    rwandais, Juvnal Habyarimana, dans un crasement davion. Pendant que les massacres

    des Tutsi commencent au Rwanda, Sylvestre Ntibantunganya, le prsident de

    lAssemble nationale du Burundi, prend contrle du gouvernement et appelle au calme.

    9 Entrevue via Skype, 11 mars 2014

    10 Comme Gasor, Ndadaye aussi jouit dun certain prestige aprs sa mort, surtout chez les Hutu. Les lves apprennent lcole que le Burundi a deux hros, Gasor (le hros de lindpendance) et Ndadaye (le hros de la dmocratie.) 11 Entrevue avec Cyprien Ndikumana, lpoque directeur de la Maison de la Presse du Burundi, actuellement directeur de lInstitut Panos Europe au Burundi, Qubec/Bujumbura, 11 mars 2014

  • 7

    Il vite des massacres lchelle du Rwanda. Toutefois, des reprsailles suivant les morts

    de Ntaryamira et Habyarimana tuent jusqu 100,000 Tutsi burundais (Baribeau 2012 :

    40).

    Ntibantunganya narrive pas stabiliser le pays. En 1995, un massacre des

    dplacs hutus par larme provoque des nouvelles violences. Lex-prsident Buyoya

    renverse le gouvernement de Ntibantunganya, dont les jours semblaient dj compts12.

    Buyoya suspend tous les partis politiques, ainsi privant de nombreux organes de

    presse incendiaires de leur financement. Il entame des ngociations de paix avec les

    rebelles Arusha, en Tanzanie. Un accord y est sign en 200013 par toutes les factions,

    sauf deux groupes rebelles majoritairement hutus, le CNDD-FDD (Comit national de la

    dfense de la dmocratie- Forces pour la dfense de la dmocratie) et le FNL (Front

    national de libration). En 2003 Buyoya cde le pouvoir un Hutu, Domitien Ndayizeye,

    conformment aux accords. Cette mme anne, le CNDD-FDD et son dirigeant, Pierre

    Nkurunziza, acceptent les accords et entrent au gouvernement. Aux lections de 2005, le

    CNDD-FDD devance les deux partis historiques et Nkurunziza est lu prsident. Il gagne

    un deuxime mandat aux lections de 2010, profitant de labsence des partis majeurs de

    lopposition, qui accusent son parti de fraude lectorale (BBC 2013). Malgr des attentats

    sporadiques attribus ces rebelles qui sont encore dans le maquis, un semblant de

    stabilit est revenu Bujumbura.

    Cependant, le gouvernement de Nkurunziza a t critiqu par la communaut

    internationale et la socit civile domestique pour avoir harcel et emprisonn des

    journalistes et des activistes des partis dopposition. La loi de la presse de 2013, qui

    interdit aux journalistes de diffuser toutes informations ou (...) documents en rapport

    avec le secret de Dfense nationale, la monnaie et le crdit public, des informations

    susceptibles de porter atteinte au crdit de l'tat et l'conomie nationale, ou faisant la

    12 Lors des obsques pour des dplacs tutsis tus vraisemblablement par des rebelles hutu du FDD, le 22 juillet 1996, le prsident Ntibantunganya y fut accueilli par une foule de gens en furie qui lui lancrent des pierres et surtout qui lui lancrent des touffes dherbesqui est un insulte trs grave dans notre culture, un rejet total et irrmdiable dun individu indigne. (Manirakiza 2006 : 47) 13 Dans un contexte rwandais, ceux qui parlent des accords dArusha font rfrence aux accords de paix rats de 1993 entre le Front Patriotique Rwandais de Paul Kagam et le gouvernement de Habyarimana. Dans un contexte burundais, les accords dArusha sont les accords de paix de 2000 entre le gouvernement Buyoya et des coalitions rebelles hutues et tutsies. A ne pas confondre

  • 8

    propagande de l'ennemi de la nation en temps de paix comme en cas de guerre (Slate

    2014, majuscules en document original) a t juge liberticide tant par le Committee

    to Protect Journalists que par lUnion burundaise de journalistes mme. Il est question

    dune rgression inquitante qui empche les journalistes, dans bien des cas, dagir dans

    lintrt public.

    3. Caisses de rsonance : Les mdias en Afrique avant 1992

    Avant de parler davantage du rle des mdias dans la sortie de crise, il serait

    instructif de parler des mdias de lAfrique subsaharienne tels quils taient pendant la

    colonisation et les rgimes militaires successifs.

    Les dictatures ont toujours considr que laccs linformation prsentait un

    danger pour leur autorit. En Afrique coloniale, la radio tait un outil pour la propagation

    de la chrtient, la diffusion des dcisions des rgimes coloniaux, et la propagande

    anticommuniste (van der Veurs 2000 :85). Les journalistes ntaient pas des journalistes

    proprement dits, mais au mieux, des prsentateurs des communiqus du gouvernement.

    Au Burundi, par exemple, sous le rgime du colonel Bagaza, la loi sur la presse en

    vigueur dclarait que les journalistes burundais doivent toujours uvrer en patriotes

    convaincus et conscients des idaux du Parti, seul organe responsable de la vie nationale

    (Cit dans Palmans 2005 :7). La RTNB reste une caisse de rsonance du parti au

    pouvoir, que ce soit lUPRONA des militaires tutsis ou le FRODEBU de Ndadaye

    (Frre/Sebahara 2009 : 71). Avant la venue de Radio France Internationale Bujumbura

    en 1998, il ny avait pas de radios trangres au Burundi pour fournir un modle

    alternatif (Sunzu 2005 :45). Il nest donc point tonnant que les partis politiques aient

    utilis les mdias de la mme manire que les rgimes autoritaires prcdents, alimentant

    les ondes avec de la propagande dans le service de leurs intrts plutt quun traitement

    quilibre des faits.

    Hormis quelques personnes formes ltranger, ces journalistes nauraient pas

    eu de conception du journalisme tel quenseign maintenant en occident. Cette diffrence

    de perception est mme exacerbe en Afrique francophone parce que mme ceux qui

    auraient eu accs une formation en journalisme dans un pays dEurope francophone ou

  • 9

    avec des enseignants de cette rgion auraient t exposs au style franais du

    journalisme engag avec plus de latitude pour les analyses et les partis pris que le

    journalisme anglo-saxon. Le mtier tel que enseign dans les coles de journalisme

    actuellement en occident, avec ses concepts dobjectivit, absence de parti pris et

    exposition de multiples points de vue sur un mme vnement ou phnomne (Tasko

    2006 :13)14 aurait t presque inconnu, au Burundi comme ailleurs dans la rgion.

    Retravailler les conceptions du mtier ne se fait pas du jour au lendemain. Selon

    Fiacre Munezero, premier rdacteur en chef de la Radio Isanganiro, tablir une radio

    pluraliste et quitable o nagure il ny avait que la propagande tait, comme se jeter

    dans leau sans bonne exprience de natation. 15

    3.1 Une culture orale qui se prte aux ondes

    Avant la venue des trangers europens et arabes en Afrique subsaharienne

    prcoloniale, les socits africaines (avec lexception, bien entendu, de lthiopie)

    navaient aucune tradition dcriture. Tout message tait ncessairement transmis par

    voie sonore, que ce soit par les messages tlgraphiques des tambours, les dires des

    conteurs qui avaient mmoris les histoires du pass dun peuple, ou les rseaux

    informels mais organiss de radio trottoir, qui passaient des rumeurs et des

    informations de voisin en voisin. Selon Bourgault, jusqu trs rcemment

    lalphabtisation et la culture littraire en Afrique subsaharienne taient limites une

    poigne dlites (arabophones, anglophones, francophones ou lusophones) dans les

    centres urbains. Lalphabtisation ntait pas une comptence rpandue. On entend

    souvent dire que les socits dAfrique subsaharienne sont des socits orales . Le

    Burundi ne fait pas figure dexception. Il y a une blague burundaise quelque peu cruelle

    qui dit : Comment cacher une information dun burundais? Simple, cris-la. Par

    contre, si linformation est dite vive voix, elle a de meilleures chances de traverser tout

    un quartier dans un aprs-midi, altre par ou-dire ou augmente avec dautres

    informations.

    14 Paraphrase des principes numrs dans le Guide de style de la Presse canadienne 15 Entrevue par change de courriels, 4 avril 2014

  • 10

    Vu la force de cette tradition orale, il est donc logique que depuis la colonisation,

    la radio est le mdia reine de lAfrique. Frre (2013) cite une tude de lUnion

    internationale des tlcommunications de 2008 selon laquelle 88% des mnages

    burundais possdent un transistor tandis que seulement 23% possdent un poste de

    tlvision (Frre 2013 :162). Le taux dalphabtisation est de 67.2% (CIA 2008),

    beaucoup plus bas chez les personnes plus ges et au milieu rural, et comme pour toutes

    les donnes statistiques de cette sorte, il y a des doutes sur le niveau dalphabtisation que

    capable de lire et crire signifie.16 Dire en bloc que la presse crite est le mdia

    dlite semble tre une grande gnralisation, mais au Burundi cest le cas. Les

    quelques journaux hebdomadaires imprims restent presque entirement limits

    Bujumbura, rarement et difficilement distribus lintrieur. Ils sont galement crits en

    franais, langue de moins de 10% de la population17. Leur circulation est en plus limite

    par le pouvoir dachat faible du citoyen moyen. Laccs la tlvision est limit par le

    cout lev de lappareil et par les pannes de courant, surtout en province. Quant

    linternet, le nombre dusagers est estim moins de 160,000 (CIA 2009). Malgr un

    foisonnement de cybercafs dans les villes et laccessibilit croissante des tlphones

    intelligents, linternet est frein comme mdium par une connexion extrmement lente.

    Seulement les radios ont les capacits techniques de joindre rgulirement des auditeurs

    dans les coins reculs du pays. A titre dexemple, les frquences en milieu rural de la

    Radio Isanganiro (ci-dessous) lui permettent de transmettre son signal sur lensemble du

    territoire du pays.

    16 La dfinition donne pour le terme alphabtisation sur le site web du CIA World Factbook est personnes ges de 15 ans ou plus capables de lire et crire. Mes contacts sur le terrain, sans avoir fait des recherches scientifiques, estiment le niveau dalphabtisation adulte en dehors de Bujumbura bien en bas de 50%. 17 Le journal le plus srieux de Bujumbura, le journal Iwacu, sort, de manire inconsistante, un supplment en kirundi. A ma connaissance, cest le seul journal le faire.

  • 11

    Fig.2. Carte des frquences et metteurs de la Radio Isanganiro, Bujumbura, Manga (Bujumbura-Rural), Bururi (ouest), Kirundo (nord) et Ruyigi (est). Image cre partir de Google Cartes par lauteure.

    La force de la tradition orale et linaccessibilit des autres mdias font en sorte que

    la radio devient le mdium privilgi de la population pratiquement par dfaut. Avec la

    porte de la radio vient une grande responsabilit, selon Fiacre Munezero, cofondateur de

    la Radio Isanganiro : Dans nos pays de tradition orale, la radio est reine dans le faisceau

    mdiatique. Les journalistes sont trs couts. Ils peuvent rconcilier les peuples sils

    sont intelligents et de bonne foi comme ils peuvent bruler un pays.

    Le rle des journalistes est prpondrant (parce que) ce sont en effet eux qui

    sont considrs comme diseurs de la vrit. Si des discussions naissent parmi les citoyens

    dans la campagne, il y a cette faon de dire : la radio la dit . Et si donc la radio la dit,

    cest que le dbat doit tre clos. Attention alors si la radio se met tromper les

    auditeurs, remarque Lonce Bitariho, un reporter Isanganiro.18

    Une chose qui nest pas dite la radio nest pas considre comme la vrit,

    poursuit son confrre, Blaise Ndihokubwayo, journaliste denqute. Ce qui passe la

    radio surtout dans lactualit, le journal, est considr comme une ralitvous

    18 Entrevue par change de courriels, 1 avril 2014

  • 12

    entendrez les gens qui demandent Est-ce quon la dit la radio, on la annonc ? Si

    oui, ils sont alors daccord. 19

    3.2 Radio de la haine

    Toutes les recherches srieuses qui traitent le gnocide de 1994 au Rwanda sont

    daccord sur un point: il ne sagit pas dune explosion spontane de haine ancestrale

    mais dune tuerie planifie avec soin et avec la complicit des mdias rwandais, publics

    comme privs. Selon la chercheuse Alison des Forges, la radio aurait fait partie du plan

    original des gnocidaires. Mme dans ses notes prliminaires (idologue extrmiste)

    Thoneste Bagosora a suggr que la radio soit utilise dans leffort dauto-dfense

    (Des Forges 2007:43, guillemets en texte original). En 1993, la tristement clbre RTLM

    est mise en ondes, soutenue par le parti du prsident et leurs allis extrmistes. La radio

    trottoir porte ces messages incendiaires dans les collines, jusquaux oreilles des

    cultivateurs sans ducation ni accs une radio.20

    Des tudes rcentes ont montr quil ny a pas de lien causal direct entre les

    massacres et les messages. Les tres humains, mme ceux qui sont jeunes ou peu

    instruits, mme dans une culture comme celle des Grands Lacs qui valorise trs fortement

    lobissance lautorit (Li 2007 :92), ne sont pas des automates qui suivent

    aveuglement les messages mdiatiques. Ils sont plutt active decoders of media

    messages, who accept, reject, or resist what is conveyed based on their own class

    position within society (Spitulnik 1993: 297, cit dans Li). Il fallait dautres lments

    pour faire en sorte que les auditeurs, ou une partie dentre eux, choisissent de prendre les

    messages en compte lorsquils agissent. Les messages de la radio exploitaient des

    divisions prexistantes dans la socit rwandaise, que les gouvernements avaient travaill

    fort attiser depuis lpoque coloniale, alors les messages ont trouv une terre fertile.

    Darryl Li postule galement que les performances flamboyantes des animateurs de la

    radio, qui reprsentaient un grand changement par rapport aux mdias tatiques secs, et le

    19 Entrevue par change de courriels, 27 mars 2014 20 Voir MIRONKO, Charles. The effect of RTLM's rhetoric of ethnic hatred in rural Rwanda. In The media and the Rwanda Genocide, Allan Thompson, ed., Londres, Pluto Books, 2007 pp. 125-135

  • 13

    fait que la radio tait dj une grande prsence dans le quotidien des rwandais, aidaient la

    diffusion des messages incendiaires.

    La preuve de linfluence nuisible des messages radiophoniques, du moins du point

    de vue juridique, vient en 2003 lors du fameux procs des mdias du Tribunal pnal

    international pour le Rwanda. Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza, deux

    cofondateurs de la radio, sont inculps pour crimes contre lhumanit, y compris

    incitation commettre un gnocide (TPIR 2007 :278). Ils sont reconnus coupables.

    Selon le tribunal, RTLM broadcasts engaged in ethnic stereotyping in a manner that

    promoted contempt and hatred for the Tutsi population and called on listeners to seek out

    and take up arms against the enemy. Dans ce cas lennemi tait le groupe tutsi en

    tant que tel, ainsi que tout individu hutu peru comme tant pro-tutsi (TPIR 2007 :292).

    Au Burundi comme au Rwanda, le multipartisme arriv au dbut des annes 1990

    donnait lieu au pluralisme mdiatique. Les mdias se sont aussitt rigs en tendards des

    diffrents partis, qui en large partie fournissaient leur financement (Sebahara/Frre

    2005 :65). Au Burundi, les nouveaux mdias privs de 1992-95 taient coupables de

    beaucoup de bavures , selon le journaliste Cyprien Ndikumana, lpoque directeur

    de la Maison de la Presse du Burundi. Et ce, sans aucune gne. Nous sommes

    conscients en quelque sorte qu'il s'agit d'un journalisme de combat, crit, en 1995,

    LEtoile, un hebdomadaire tendance tutsie parrain par lex-prsident Bagaza. Car

    bientt, nous allons carrment lancer des appels la guerre. (Cit dans Hakizimana).

    RTLM navait pas son quivalent direct sur le territoire burundais. Les radios

    prives taient permises par la Constitution de 1992, mais la RTNB conservait son

    monopole de facto des ondes jusquen juin 1995 (Sunzu 2005 :35). Cependant, les

    extrmistes hutus utilisaient deux stations pirates dans lest du Zare, la Radio

    Rutomorangingo et la Radio Dmocratie, pour viser les auditeurs de la campagne

    burundaise avec une propagande contre les Tutsi sur le modle de la Radio des Mille

    Collines (Gahutu 2001 :67).

    Le document du jugement de Nahimana et Barayagwiza au TPIR fait tat que les

    mdias ont le pouvoir de crer et dtruire des valeurs humaines fondamentales (TPIR

  • 14

    2007 :75). Si les mdias peuvent dtruire ces valeurs, comment peuvent-ils uvrer pour

    les reconstruire?

    4. Contrer les mdias de la haine

    Finalement, la seule chose qui arrtera les diffusions des radios de la haine, au

    Rwanda comme au Burundi, sera la force majeure. Plusieurs voix, y compris celle de la

    Mission des Nations unies de lassistance pour le Rwanda, se lvent pendant le gnocide

    pour rclamer le brouillage de cette radio (Des Forges 2007:47; Dallaire 2007 :18) mais

    sans rsultats. La RTLM diffuse ses dernires missions le 31 juillet 1994 alors que le

    RPF consolide son contrle sur Kigali. Au Burundi, o la volont politique est plus

    prsente21, le gouvernement de Pierre Buyoya brouille les signaux des radios pirates

    extrmistes en 1996, avec de laide isralienne (Manirakiza 2006 : 183-184).

    Aprs les violences et la sortie force de la scne des radios extrmistes, il y a,

    part les diffuseurs tatiques, un vide mdiatique dans la rgion. Au Rwanda, la Radio

    Rwanda, maintenant entre les mains du gouvernement de lancien chef des rebelles Paul

    Kagam, garde son monopole de jure jusquen 2004 (BBC 2004). Au Burundi, par

    contre, Buyoya ne touche pas au pluralisme radiophonique (Frre/Sebahara 2009 : 65).

    Les nouvelles radios burundaises, avec le soutien des bailleurs internationaux accabls

    par limpact apparent de la radio au Rwanda, deviennent donc des laboratoires

    (Frre/Sebahara 2009 :74) pour une autre sorte de journalisme, le journalisme de la paix.

    Dautres projets dans cette veine voient le jour au Congo-Kinshasa et en Rpublique

    centrafricaine, qui tentent pendant le mme priode de se relever des conflits civils longs

    et couteux en vies. De nombreux organismes internationaux, grands et petits, et collectifs

    de la socit civile locale et de la diaspora, sy impliquent. Les plus minents seront la

    Fondation Hirondelle, de Suisse, et lorganisme Search for Common Ground (SFCG), de

    droit amricain et belge. Les deux organismes ont des approches subtilement diffrentes,

    mais ils visent le mme butle dveloppement des mdias quitables qui mettent en

    exergue des initiatives rconciliatrices. Leurs initiatives sinspirent du journalisme de la

    21 Dans le cas burundais, les radios extrmistes pirates ont cibl lethnie du Prsident Buyoya plutt que lethnie oppose comme au Rwanda.

  • 15

    paix, un cadre journalistique dvelopp par le chercheur norvgien Johan Galtung et

    labor par deux chercheurs australiens, Jake Lynch et Annabel McGoldrick.

    4.1 Comment thoriser le journalisme de paix?

    Selon Galtung et Lynch, le journalisme de paix fait a leap from theory to

    practice without the benefit of research (Lynch/Galtung 2010 : 26). Ils tentent dtaler

    un cadre thorique dans leur livre, Reporting Conflict, publi en 2010.

    Certains chercheurs, comme Lynch, maintiennent que le journalisme de paix

    reprsente une manire de repenser le journalisme conventionnel, que Lynch et Galtung

    appellent le journalisme de guerre. Le journalisme de paix, selon Galtung, donne une

    voix toutes les parties dun conflit et privilge le contextualisation dans des situations

    violentes. Galtung oppose ses prceptes au journalisme de guerre qui, selon lui, est

    partisan et litiste et privilge lopacit dans lexplication des conflits. Selon lamricain

    Bill Kovach, par contre, le journalisme en gnral se doit dtre non-partisan et inclusif

    des membres de son audience. Kovach cite un journaliste taiwanais interrog sur la nature

    de son mtier, qui dit The news media serve as a watchdog, push people beyond

    complacency, and offer a voice to the forgotten. (Kovach 2001). Ces fonctions, selon

    Kovach, devraient tre prsentes constamment, pas seulement lors des situations

    exceptionnelles comme les situations de conflit. Ce que Galtung appelle le journalisme

    de guerre se relverait moins du statu quo que de mauvaises pratiques. Nous

    maintenons que le journalisme apaisant relve en pratique en quelque sorte des deux,

    un mlange du journalisme de qualit tel que pratiqu par les diffuseurs de bonne

    rputation dans les pays du nord, avec un cadrage des vnements qui privilgie la mise

    en avant des solutions non violentes.

    Une des repres thoriques qui encadre le journalisme de paix est lide de

    agenda-setting , lide assume que ce sont les mdias qui prcisent, pour le public,

    les enjeux qui sont importants. The press and the media do not reflect reality; they filter

    and shape it. Dans ce cas, les mdias ne disent pas quoi penser, mais disent quoi

    penser (Twente 2014). En partant de lide que les mdias forment ainsi les discours

    publics et travers a, influencent (sans directement former) lopinion publique, la

  • 16

    prochaine tape est le cadrage (framing) des discours pour faire en sorte que la

    rconciliation paraisse possible. La prsupposition derrire le cadrage est lide que les

    vnements sont, dans un sens, crs par les journalistes, qui les interprtent selon leur

    perspective ou leur but. News exists in the minds of men, dans les mots du chercheur

    amricain minent Walter Schramm (cit dans Aslam 2010 :337).

    Fig. 3. Ce dessin tir dun guide de formation de Search for Common Ground montre limportance du cadrage. (Charles Muchilwa, Search for Common Ground/Creative Commons

    License)

    Le journalisme de paix tel que Galtung et Lynch le voient va donc au-del du

    simple traitement neutre des vnements. Lynch propose la dfinition suivante du

    journalisme de la paix, qui souligne limportance du cadrage: Peace journalism is when

    editors and reporters make choices about what to report, and how to report it that

    create opportunities for society at large to consider and to value non-violent responses to

    conflict. (Lynch 2008). Selon lui, il faut cadrer les discussions non pas sur les changes

    de tirs mais davantage sur le contexte du conflit, ses causes et les effets du conflit sur les

    personnes ordinaires. Au lieu de penser tout conflit comme une confrontation entre

    lventuel gagnant et lventuel perdant, il faudrait le penser comme une interaction entre

    deux perdants, qui ne gagneront que par une rsolution.

    Pour Lynch et ses collaborateurs, il faut quune radio (ou un autre mdia) ait la

    possibilit et la volont de faire entendre les voix de multiples partis, y compris les

    groupes de belligrants, afin de contribuer vraiment la consolidation de la paix. Par

  • 17

    rapport aux mdias coloniaux, tatiques et partisans, cela reprsente un traitement de

    lactualit repens et, pour lAfrique22, compltement novateur.

    Nous avons vu que la force majeure, par le brouillage et la destruction des

    quipements, est le seul moyen darrter dfinitivement la diffusion radiophonique des

    discours de la haine. Lapproche du journalisme de paix est une autre faon plus subtile

    de combattre ces discours. Il cherche diluer limpact des discours de la haine en

    fournissant une diversit des discours et des perspectives alternatives, des perspectives

    qui, linverse des mdias de la haine qui attisent les divisions et traitent un groupe de

    humains et un autre de cafards , promeuvent une humanisation de lautre. Il vise

    crer des dialogues reconstructeurs. Ceci ncessite une vraie pluralit des opinions et de

    voix, chose absente sur la scne mdiatique des Grands Lacs jusquaux annes 2000.

    Nous allons maintenant regarder deux modles du journalisme de la paix tel quil

    est actuellement pratiqu en Afrique du Grands Lacs. Lun est celui de lONG amricain

    Search for Common Ground, dont ltude de cas principal sera la Radio Isanganiro de

    Bujumbura. Pour lautre, la Fondation Hirondelle, nous utiliserons plusieurs tudes de

    cas, dbutant avec la Radio Agatashya, la premire radio de la paix tablie aux

    Grands Lacs. Toutes ont adapt les thories du journalisme de paix pour rpondre leur

    contexte de travail et leur ligne ditoriale.

    4.2 Radio Agatashya et le dbut des mdias de la paix aux Grands Lacs

    Radio Agatashya (Radio Hirondelle) commence ses diffusions en aot 1994, un

    mois aprs la fin de la guerre au Rwanda (Dahinden 2007 : 383). La station est soutenue

    par la section suisse de Reporters Without Borders, avec le but exprs doffrir une

    alternative aux mdias de la haine au Rwanda, en particulier la Radio des Milles Collines,

    et combattre leur propagande (Hirondelle 2013b). Agatashya diffuse avec une quipe

    de journalistes congolais, rwandais et suisses partir de lEst du Zare (actuel Congo-

    Kinshasa) avec pour public cible les auditeurs rwandais (Dahinden 2007 :383). Sur ses

    ondes, tout commentaire sur les faits diffuss est interdit. Seulement les faits vrifis 22 Galtung et ses collaborateurs soulignent, raison, que la couverture de la guerre en Irak par les mdias occidentaux montre que les puissances anglo-saxonnes ne sont pas en mesure de donner des leons personne en ce qui concerne la couverture des conflits, mais dans ces pays il existe quand-mme une tradition de pluralisme et de recherche dquilibre qui tait, jusquaux annes 1990, absente en Afrique. Je nai point lintention driger loccident en modle.

  • 18

    peuvent tre diffuss. Pour cela, la radio avait une rputation comme la radio qui ne se

    plie jamais (Dahinden 2007 : 384) La neutralit politique tait sacre et nul ne pouvait

    exiger la diffusion de quoi que ce soit sur les ondes. Dahinden cite la charte de la station :

    La direction de la radio dcidera seule le contenu de la programmation, en particulier la

    forme et substance de linformation diffuse, peu importe qui soient les auteurs ou

    sources de ces informations (Dahinden 2007 :384). Dans un sens, malgr laccent mis

    sur le traitement impartial des informations, la Radio Agatashya opre plus comme un

    ONG que comme un mdia local : le conseil ditorial est compos de trois expatris

    suisses qui ont le dernier mot sur le contenu.

    En octobre 1996, suite une aggravation du conflit lest du Zare, la Radio

    Agatashya est contrainte de fermer. Son quipement est saccag et tous les collaborateurs

    doivent fuir. (Dahinden 2007 : 385). Cependant, pendant sa courte vie, la Radio

    Agatashya aura eu des chos bien au-del de sa zone de diffusion.

    4.3 Le vol de lHirondelle

    La Fondation Hirondelle a t cre en 1995 en Suisse, initialement pour grer

    Radio Agatashya. Aprs la fermeture de son projet phare, la Fondation Hirondelle sest

    implique dans le soutien des projets du journalisme de la paix autour du monde, dont

    Radio Okapi (Congo-Kinshasa), Radio Ndeke Luka (Rpublique centrafricaine), Radio

    Miraya (Soudan) et autres23. Radio Okapi et Radio Ndeke Luka sont les mdias les plus

    couts dans leurs pays respectifs, et plus de huit citoyens de Bangui sur dix couteraient

    Radio Ndeke Luka chaque jour (Hirondelle 2013a :4). Des chos de la charte de la Radio

    Agatashyalinterdiction des commentaires en ondes et le rejet des influences

    extrieures sur le contenu-- se trouvent dans les chartes des projets actuels dHirondelle,

    comme par exemple la charte de la Radio Ndeke Luka24.

    23 http://www.hirondelle.org/nos-medias/. La Fondation Hirondelle considre que Radio Blue Sky et Timor Radio sont des projets complts, le premier tant devenu une radio prive et le deuxime tant devenu un radiodiffuseur national de service public. 24 http://radiondekeluka.org/notre-charte.html

  • 19

    Fig. 4. Cette carte montre les projets actifs appuys par la Fondation Hirondelle en Afrique : Radio Okapi (Bukavu, Congo-Kinshasa), Radio Ndeke Luka (Bangui, RCA), Radio Miraya (Khartoum, Soudan et Juba, Soudan du Sud), Star Radio (Monrovia, Libria), Studio Tamani (Bamako, Mali) et Hirondelle News Agency (Arusha, Tanzanie), une agence qui produit des dpches sur les procs du TPIR. Lemplacement de Radio Agatashya Bukavu est en bleu. Image cr partir de Google Cartes par lauteure.

    Le mandat de la Fondation Hirondelle sappuie surtout sur la cration et le

    maintien des stations de radio. Souvent, ces radios sont imbriques avec des missions

    onusiennes de maintien de la paix. Cest le cas avec Radio Okapi et le MONUSCO

    (Mission des nations unies pour la scurit au Congo) et ce fut anciennement le cas avec

    la Radio Ndeke Luka Bangui, qui met de 1998 2000 sous le nom de Radio

    MINURCA (Mission des nations unies en Rpublique centrafricaine). Le retrait du pays

    de la MINURCA force la fermeture de la radio pendant plusieurs mois, avant quelle ne

    renaisse en tant que projet Hirondelle sous le nom de Radio Ndeke Luka (Sebahara/Frre

    2009 :204). la Radio Okapi, les employs sont considrs comme des employs de

    lONU, avec des adresses courriel un.org et des lieux de travail parfois sur ou prs

    des bases de lONU. Ces arrangements promettent une stabilit sur le court et moyen

  • 20

    terme qui ferait rver dautres organismes. De toutes les radios de la rgion, seule Radio

    Okapi, avec son affiliation onusienne, est en mesure de donner ses salaris une

    compensation qui met la radio labri de braconnage du talent , le vol des

    collaborateurs comptents et forms par dautres organismes offrant un meilleur salaire.

    Dans le cas des radios qui se trouvent dans lenceinte mme des bases onusiennes,

    comme fut le cas pendant une priode pour la Radio Ndeke Luka, les radios sont aussi

    protges par la scurit qui entoure la base. Cependant, cet arrangement pourrait ne pas

    tre aussi viable au cas o la mission qui hberge la station quitte le pays. En 2003, David

    Smith, un reprsentant de Hirondelle qui travaille sur Radio Okapi, confie que We know

    that we will leave and the UN will leavepeacekeeping nowadays has deadlinesthe

    idea is that Hirondelle will keep on managing it once the mission leaves. (Howard

    2003 :116) Selon Guniat, le modle de gnration de revenue dans ce cas sera bas sur

    des recettes publicitaires (Guniat 2007 :4). Mme sil est difficile dimaginer le paysage

    mdiatique congolais sans Radio Okapi, il est aussi difficile denvisager quelle puisse

    garder les salaires levs, grands effectifs et envergure impressionnante qui la distinguent

    en se repliant sur un budget bas sur des recettes publicitaires, tant donn le contexte

    conomique actuel en RDC.

    Au Burundi, la Radio Bonesha FM, anciennement Radio Umwizero, a

    aussi souffert du fait davoir une unique commanditaire principale , dans ce cas

    lUnion Europenne. Radio Umwizero ( espoir ) tait la premire radio de la paix

    implante au Burundi et une des radios les plus populaires. La radio a d quitter les

    ondes pour plus dun an aprs la fin de son financement europen en 1998, avant de

    pouvoir se regrouper sous son appellation actuelle (RFPA 2010).

    Les projets appuys par Search for Common Ground (SFCG), un organisme

    amricano-belge qui travaille dans une trentaine de pays au Nord comme au Sud, utilisent

    un autre modle, peut-tre plus instable premire vue, mais plus stable long terme, qui

    maximise lindpendance autant rdactionnelle que financire des projets. Les modles

    ont tous les deux montr la capacit de crer un projet de radio professionnel, attirant

    pour les auditeurs et, sous les circonstances, stable. Il sagit de deux faons daccomplir

    le mme but, ce but tant de susciter le dialogue et dvaloriser les solutions violentes en

  • 21

    situation de conflit. La Radio Isanganiro, notre tude de cas primaire, fonctionne selon le

    modle de SFCG.

    La manire de traiter et des prsenter les faits des mdias SFCG se distingue

    aussi. Oscar Bloh, qui crit un manuel de formation visant des journalistes et

    collaborateurs chez SFCG, fait une distinction entre les mdias de la paix dans un

    sens galtungien strict, les mdias dits Common Ground , ou Terrain dentente , et

    les mdias conventionnels qui adoptent strictement une posture dobservation. Selon lui,

    les mdias de la paix affichs ont un agenda pacifiste militant qui colore toutes

    leurs informations . Les mdias conventionnels, selon lui, couvrent les vnements

    tels quils se sont produits. (Bloh 2010 :19). Uchi Onyebadi, lors de son analyse de la

    couverture des violences post-lectorales du Kenya, note que Critics of peace

    journalism often say that, in practice, it might cloud a reporters sense of objectivity and

    invariably turn him or her into a part of the conflict. This assumes that, without

    practicing peace journalism, reporters will be objective in reporting conflicts.

    (Onyebadi 2011 :19). Les mdias Common Ground se placent entre les mdias de la

    paix galtungiens stricto sensu et les observateurs neutres (qui, Onyebadi observe,

    pourraient tre moins que neutres). Les mdias Common Ground , bien quils

    saffichent clairement contre la guerre, sappuient davantage sur le dialogue et le

    dveloppement graduel des solutions long terme que sur la militantisme pacifiste.

    Selon Bloh, lobjectif des journalistes est de donner un temps et une espace gaux

    lexploration des diffrences entre les parties et ce quelles ont en commun (Bloh

    2010 :19). Avec cette logique, ce nest pas en martelant des messages pacifistes que les

    radios contribueraient la consolidation de la paix, mais en suscitant un dialogue au

    cours dune longue priode qui va servir humaniser lautre, taler au grand jour les

    griefs des diffrents partis, et chercher des terrains dentente.

    Selon Howard et Rolt, qui crivent dans un autre manuel de formation, les radios

    Common Ground devraient sen servir des missions pour :

  • 22

    constituer un moyen de communication entre les protagonistes, rectifier des perceptions errones en invitant des personnalits et des experts sexpliquer clairement, montrer un aspect plus humain de lautre (et) fournir un exutoire aux auditeurs et aux protagonistes, les amener envisager le problme dune manire diffrente ou encore leur donner loccasion de sinspirer de solutions trouves ailleurs. (Howard et Rolt 2006 : 10).

    Ces responsabilits sont le plus souvent prises par des ngociateurs

    professionnels, poursuivent Howard et Rolt. Cependant, Il sagit galement des

    missions quotidiennes des professionnels de la radio. Lorsquils agissent de la sorte, ils

    jouent le rle de mdiateurs de conflit. (Howard et Rolt 2006 :10). La Radio Isanganiro

    sest donn la tche de jouer ce rle de mdiation au Burundi.

    4.4. Lmergence de la Radio Isanganiro

    En 1995 Bujumbura, Search for Common Ground met sur pied Studio Ijambo,

    un studio de production qui ralise des missions, initialement des sries dramatiques, sur

    le thme de la rconciliation pour diffusion sur la radio nationale. Notre premire

    feuilleton sintitulait Ababanyi ni Twebwe (Le voisin, cest la famille), avec la logique

    que pendant la crise on peut avoir un voisin qui nest pas de ton (sic) ethnie, mais cest

    lui qui va te secourir, se souvient Floride Ahitungiye, une ancienne collaboratrice du

    studio devenue directrice dactivits au Burundi pour SFCG25. Dautres missions

    traitaient lactualit et favorisaient le dialogue interethnique.

    Mme un scnario fictif pose des problmes pour des autorits du temps autre,

    sans parler des missions-dbats, selon une autre collaboratrice, Jeannine

    Nahigombeye26. Les ralisateurs du Studio Ijambo avaient un seul acheteur pour leur

    produit, la RTNB, et la RTNB, une branche de ltat, avait le contrle final sur le

    contenu. Nous avions des problmes avec la censure, se souvient Jeannine

    Nahigombeye. Quand nous parlions de la guerre et de larme, cela posait problme, et

    quand on parlait avec des groupes rebelles, nos programmes ntaient pas accepts. Ils

    ntaient pas diffuss, o il y avait des parties qui taient coupes.

    25 Entrevue par tlphone, 18 avril 2014

    26 Entrevue par Skype, 15 avril 2014

  • 23

    En 2002, les journalistes burundais du Studio Ijambo lancent la Radio Isanganiro

    ( Radio Carrefour ) avec pour mission de donner une voix des divers partis dans le

    conflit et le processus de paix. Nous avons pens quune vraie chaine de radio serait

    mieux quun studio de production en raison des problmes de censure rencontrs avec

    le diffuseur tatique, raconte Jeannine Nahigombeye, qui devient directrice de la

    nouvelle radio.

    Ds le dbut, la nouvelle radio privilgie le dialogue avec des diffrents secteurs

    de la socitfemmes, enfants, cultivateurs, gens daffaires, adolescents branchset

    met galement en avant la musique. Les radios extrmistes avaient galement utilis ces

    stratgies pour gagner un audimat. Leurs annonceurs se sont aussi efforcs de donner la

    parole aux cultivateurs, qui formaient la majorit du point de vue socioconomique, ce

    qui narrivait presque pas avec leurs prdcesseurs tatiques. Ils jouaient de la musique

    populaire congolaise grandes doses. La prsence en ondes des animateurs donnait

    limpression quils sont les amis des auditeurs, des gens sympathiques avec lesquelles les

    membres de laudience aimeraient bien prendre une bire (des Forges 2007 :44). Les

    radios extrmistes avaient gagn leur audimat, en partie, en se diffrenciant des dpches

    monotones des mdias dtat. Pour les nouvelles radios, dont Isanganiro, il fallait utiliser

    ces mmes outils dans le service du dialogue intercommunautaire et de lquit. Il fallait

    aussi intresser les auditeurs. Nos conversations avec des membres du public des diverses

    couches sociales Bujumbura (tudiants, responsables de boutiques, personnes

    daffaires, spectateurs un concert) montrent un niveau lev de reconnaissance et de

    satisfaction lgard de la Radio Isanganiro et nous portent croire que Isanganiro utilise

    ces stratgies avec succs. En 2002, par contre, presque tout restait construire.

    La transition dun studio une chaine de radio indpendante en 2002 change la

    dynamique de la relation entre la Radio Isanganiro et SFCG. Alors que la Fondation

    Hirondelle focalise ses efforts sur le dveloppement des stations de radio, SFCG

    intervient multiples niveaux, de la formation de base en journalisme et ralisation la

    cration de programmation cible. SFCG travaille en partenariat avec des stations de

    radio dans les pays cibles, mais nest pas mandat pour les implanter ou pour les encadrer

  • 24

    long terme. Les journalistes de la nouvelle radio, tous burundais, ont d donc arriver

    une entente avec leur bailleur.

    Search devait donner 100% (du financement) pendant un certain temps,

    explique Floride Ahitungiye. Mais aprs, selon laccord quils ont signSearch

    (allait) progressivement se retirer du projet. Comme cela, Isanganiro pouvait continuer

    grandir comme un mdia indpendant. La sparation des deux entreprises sest scelle

    en juin 2013, quand SFCG dmnage du btiment que les deux organismes ont partag

    depuis le dbut, laissant derrire lui une salle denregistrement supplmentaire.

    Pendant leurs premires annes de diffusion, Radio Isanganiro et les autres

    nouvelles radios burundaises27 diffusent dans un climat de haut risque. Ctait un

    contexte de guerre et il y avait beaucoup dinscurit, rappelle Jeannine Nahigombeye.

    Nous ne savions pas comment le pouvoir en place allait ragir nos rapports. Le

    pouvoir en place na pas toujours accueilli chaleureusement la diversit de lopinion sur

    les ondes, et les journalistes en payaient le prix. En 2001, Abbas Mbazumutima et

    Gabriel Nikundana de la Radio Bonesha taient arrts et accuss dincitation au

    dsordre civil pour avoir diffus une entrevue avec un porte-parole dun groupe rebelle,

    le Front national de libration (FNL) (Frre/Sebahara 2005 :83). Jtais inquite pour

    mes journalistes chaque fois que je les ai envoys sur le terrain. Quest-ce que jallais dire

    leurs familles si quelque chose arrivait? rappelle Jeannine Nahigombeye.

    Heureusement, rien de grave ne sest produit.

    Isanganiro continuait donner une voix aux deux cts dans ses missions de

    dbats, hrites, en esprit, de la Studio Ijambo. Larme burundaise se battait avec les

    (rebelles du) CNDD et FNL, se souvient Jeannine Nahigombeye. Il y avait des morts

    et des dplacements. Des gens disait que ngocier avec les rebelles serait la mort de

    lautre cot, cest--dire du gouvernementJe crois quavoir un endroit o on pouvait

    entendre les deux cots (sexprimer) a aid les ngociations se poursuivre.

    27 En 2002, lanne o Isanganiro a commenc de diffuser en son propre nom, il existait, outre la RTNB, la Radio CCIB (de la Chambre de commerce de Bujumbura), la Radio Bonesha, la Radio Scolaire Ndagerakura (didactique, soutenue par le gouvernement), la Radio Ivyizigiro (vanglique, protestante), la Radio Culture (didactique) et la Radio Publique Africaine (RPA), une radio dinformations avec une rputation de mfiance envers le pouvoir. Toutes existent toujours. Un ami bien inform mavait dconseill de faire un stage la RPA du fait que je risquerais des problmes de visa.

  • 25

    Nahigombeye, comme Lynch et Galtung, souligne limportance des voix des

    citoyens ordinaires affects par les conflits. Nous nous sommes vus comme une

    intermdiaire. Nous voulions montrer aux auditeurs les consquences de cette guerre sur

    la population, les difficults et les vux de la population.

    Au dbut de la radio, il fallait tenir compte du fait ethnique et de linstabilit

    constante. Isanganiro tait la premire chaine de radio avec une quipe de rdaction

    multiethnique de laprs-guerre. (Nous avions) une quipe compose par des

    journalistes hutus et tutsis, qui subissaient les mmes frustrations que la population

    burundaise, se souvient Fiacre Munezero, qui tait rdacteur en chef du journal parl au

    moment de la fondation de la radio. Ils perdaient des parents sur les collines et taient

    attaqus dans les quartiers. Il fallait les amener rester professionnel. Ce ntait pas

    chose aise. Munezero, en tant que rdacteur en chef du journal parl, met en avant un

    but commun pour tous les journalistesproduire chaque jour un journal professionnel et

    bien prsent. Ce but parvient unifier lquipe. Ils sont parvenus laisser leurs ethnies

    et leurs appartenances politiques lentre de notre station, poursuit Munezero. Il y a

    eu certaines mfiances quant de temps autre, mais on a senti un besoin de se surpasser,

    et de montrer quon tait au-dessus de son ethnie, pour tre crdible. Selon Munezero,

    la prsence de la diversit ethnique et politique au sein mme de la salle de rdaction a

    permis aux journalistes de comprendre les deux cots du conflit et de dvelopper un sens

    dempathie. La dynamique a aussi encourag un souci de lquit plus aigu chez les

    journalistes, qui ne voulaient pas offenser gratuitement leurs collgues.

    Le fait ethnique se fait sentir sur des multiples fronts pendant les premires

    annes. Pour certains vnements, rappelle la ralisatrice Amandine Inamahoro,

    actuellement directrice de la programmation, il est ncessaire denvoyer deux

    journalistes, un Hutu et un Tutsi, pour couvrir le mme vnement28. Parfois, selon

    Munezero, cest avantageux quun vnement soit couvert par quelquun dont lethnie est

    diffrente de celle des participants. Munezero, un Tutsi, anime lpoque une mission

    de dbat politique, Ku Nama. Je me suis retrouv avec le plus de contacts des rebelles

    28 Entrevue par change de courriels, 28 mars 2014

  • 26

    hutues de lpoque qui dirigent actuellement le Burundi29, se souvent-il. Ctait plus

    ais pour moi dinviter des hommes politiques hutus, parce que si ctait un Hutu qui leur

    accordait la parole, il aurait t considr comme proche des mouvements rebelles. Le

    pluralisme au sein de la rdaction facilite donc un traitement pluraliste des vnements.

    Mme lheure actuelle, o les tensions politiques et foncires au Burundi ne

    semblent plus avoir une dynamique strictement ethnique , les quotas ethniques stricts

    restent en place, ainsi que les quotas de genre (50% des hommes, 50% de femmes). Selon

    Dsir Nimubona, journaliste et rdacteur du site web, en possdant un mlange des

    ethnies hauteur d'une parit de 50% pour chaque ethnie, il s'agit de montrer au monde

    (et) aux habitants que vivre ensemble est possible.30 Il y a une ethnie qui ne rentre que

    trs rarement dans les quotas, celle de muzungu (tranger). Ds 2002, la rdaction de la

    Radio Isanganiro est entirement burundaise, lexception des stagiaires trangers trs

    occasionnels (comme votre observatrice). Aucun tranger na de pouvoir de dcision

    pour ce qui a trait au contenu. Hormis les stagiaires trangers occasionnels, lopration

    est assure par des burundais, de la direction de la radio jusquaux hommes--tout-faire.

    En tant que journaliste ayant travaill dans une radio burundaise, je nai pas pour

    but de strotyper de faon ngative les expatris. Cependant, notre connaissance, la

    grande majorit des expatris (votre observatrice y compris) ne maitrisent pas la langue

    dans laquelle leur propre station diffuse, et maitrisent parfois avec difficult la culture

    journalistique dans laquelle ils travaillent. Ces deux facteurs peuvent nuire la facilit

    avec laquelle les expatris contribuent la station et btissent des relations avec la

    communaut31. Lide que des expatris aient le mot final sur le contenu dune mission

    pour consommation locale, mme avec les meilleures intentions, est notre avis tout

    simplement paternaliste.

    29 A savoir le CNDD-FDD, dont le prsident Pierre Nkurunziza est le dirigeant. Jusquen 2011, le chef dtat avait toujours un prix sur sa tte (RFI 2012). 30 Entrevue par change des messages Facebook, le 7 avril 2014 31 Pendant mon stage Isanganiro, nous avions pendant une courte priode un formateur suisse. Ce monsieur est all nous montrer comment faire une entrevue en interrogeant le maire de la ville. Il est entr dans le bureau du maire et il a toute de suite commenc le couvrir avec des questions, trs vite et dune manire presque hostile. Habituellement au Burundi il faut tre beaucoup plus doux et diplomate, mmesurtouten posant des questions difficiles et en cherchant une confrontation. On a perdu notre entrevue avec le maire, qui paraissait trs effray par cet tranger. Cest un exemple extrme, mais connaitre la culture journalistique dun endroit facilite grandement la recherche des informations

  • 27

    5. Inama isumba igimba : le monde de la radio Isanganiro

    La devise de la Radio Isanganiro est Inama isumba igimba, ou en franais, Le

    dialogue vaut mieux que la force. Le dialogue entre les parties ayant un diffrend forme

    la pierre angulaire de leur approche.

    Aujourdhui, au bout de 12 ans de fonctionnement, la Radio Isanganiro est connue

    travers le pays. Sur le site web de la radio, la rdaction fait tat dun grand honneur, qui

    dans un pays occidental serait sans doute trait dune violation du droit la proprit

    intellectuelle : Dans presque toutes les provinces du Burundi, il y a au moins une

    boutique ou un dbit de boissons qui sappelle Isanganiro. 32 La radio diffuse sept jours

    par semaine de 5h 23h. Sa programmation est largement en kirundi, avec environ deux

    trois heures par jour dmissions en franais et environ une heure par jour en swahili.

    La radio mlange les programmes dactualit, les dbats en direct et la programmation

    musicale. Les lecteurs peuvent participer aux missions ou envoyer une annonce ou une

    ddicace par tlphone ou par SMS. Une tude de lInstitut Panos Europe trouve que la

    radio Isanganiro est la radio la troisime plus coute du pays, aprs la RPA et la RTNB

    (Delorme 2012 :38)

    32 http://www.isanganiro.org/spip.php?page=presentation

  • 28

    Fig. 5. Les animateurs John Habonimana ( gauche) Christian Nsavye (centre droite) et Cynthia Ngendakuriyo ( droite) accueillent le chanteur burundais Thomas Mukombozi dans le studio principal, en prparation pour les Isanganiro Awards, un festival annuel de la musique burundaise organis par la radio. Photo : gracieuset de Christian Nsavye

    5.1 Programmation

    Outre les deux journalistes-techniciens de lquipe de production web, les

    journalistes-producteurs sont diviss en deux groupes : les reporters et les journalistes

    responsables la programmation. La plupart des programmes sont raliss la radio et

    diffuss en direct. Certains sont raliss par Search for Common Ground, qui dirige

    toujours Studio Ijambo, le studio de production qui a sem la graine dIsanganiro.

    Dautres, sur la justice transitionnelle et la dmocratie, sont fournis en kit par

    lorganisme allemand Deutsche Welle. La plupart des programmes, surtout ceux qui sont

    produits maison , sont en kirundi. Cet accent mis sur la programmation en langue

    vernaculaire est partag par Hirondelle et dautres acteurs dans le domaine, sous le

    prtexte (vrai) que le vernaculaire leur permet de joindre le maximum des lecteurs

    possible dans des pays o lducation formelle, et donc lapprentissage des langues

    coloniales ou cosmopolites, nest pas rpandu dans toutes les rgions.

  • 29

    Une grande partie de la programmation de la Radio Isanganiro vise la jeunesse.

    Au Burundi, 65% de la population a moins de 25 ans (CIA 2011). Pour joindre un

    auditoire jeune, Isanganiro a lanc les missions participatives Gnration Grands Lacs

    (mission de SFCG avec la participation des jeunes du RDC, du Rwanda et du Burundi),

    Forum Jeunes (mission participative en franais visant les adolescents et les jeunes

    adultes), Yaga kibondo (mission participative visant les enfants en ge scolaire) et

    Isanganiro ryurwaruka (une mission produite par le Studio Ijambo en kirundi pour les

    jeunes adultes).

    Fig. 6. La grille de programmation matinale de la Radio Isanganiro reflte une programmation multilingue et varie, mlangeant la musique, lactualit et la participation des auditeurs. Capture dcran partir de http://www.isanganiro.org/spip.php?page=grillelundi, 14 mai 2014

  • 30

    Les jeunes font 60% de la population burundaise selon le dernier recensement

    de 2008, explique Amandine Inamahoro, directrice de la programmation. Cest dans

    les mains de cette mme jeunesse que se trouve lavenir du Burundi. Il est donc important

    de travailler avec cette catgorie de la population pour quelle soit au courant des dfis

    qui la guettent en laidant relever ces dfis. Ainsi le pays peut esprer un avenir

    meilleur.

    Fig. 7. Les reporters Francine Ndihokubwayo ( gauche), Francine Kanyange et Blaise C. Ndihokubwayo dans la salle des nouvelles, aout 2014. Photo : Poly Muzalia

    5.2 Traitement de lactualit

    Au niveau du traitement de lactualit, la mthode dIsanganiro diffre de celle

    dHirondelle. Dans des stations Hirondelle telles que la Radio Ndeke Luka, les

    commentaires sur les ondes sont interdits sauf dans des circonstances trs restreintes.

    (Radio Ndeke Luka 2010). A Isanganiro, les commentaires de la rdaction font partie des

    journaux parls quotidiens, dmarqus, bien entendu, des reportages. La rdaction produit

    des chroniques, appeles papiers-maison qui reprsentent lopinion de la rdaction et

    critiquent souvent la gestion des problmes par le gouvernementle REGIDESO, le

    monopole tatique des eaux et de llectricit, est une cible rgulire. Pourtant, avoir un

  • 31

    parti pris en tant que reporter dans le traitement dun vnement reste strictement interdit.

    On se met au milieu, on travaille dans le respect de la stricte loi en mettant de ct nos

    sentiments ou nos motions, rsume la reporter Francine Ndihokubwayo.33 Il y a deux

    faons de se mettre au milieucomme observateur impartial ou comme mdiateur.

    Isanganiro opte pour une approche plus mdiatrice, utilisant le cadrage, les commentaires

    occasionnels et un accent mis sur le pluralisme.

    Malgr les diffrences dapproche cites plus haut, dautres lments des projets

    Hirondelle sont aussi en place pour les projets SFCG : une prfrence pour la langue

    vernaculaire au lieu du franais ou de langlais, un souci dquit des voix dans le

    traitement des vnements et le mlange du dbat et divertissement dans la

    programmation. Selon les interviews, il est important de faire participer des membres

    des diffrentes couches de la socit. Certaines missions ciblent les fermiers, dautres les

    femmes, dautres les enfants du milieu rural; Forum Jeunes est plus ax vers les dfis des

    jeunes urbains et duqus. Dans le traitement de lactualit aussi, il faut parler des

    sources de diffrents endroits, aux confrences de presse du gouvernement Bujumbura

    mais aussi au milieu rural. La Radio Isanganiro a un rseau de correspondants en

    province cette fin.

    Pour Dsir Nimubona, pratiquer un journalisme inclusif et quitable est une

    question de ce que les Qubcois pourraient appeler gros bon sens. On ne fait que

    suivre notre dontologie professionnelle. Inviter tous les reprsentants des couches

    sociales et c'est fini.

    On vite dattiser la haine ethnique en vertu de la dontologie journalistique

    burundaise, on invite les diffrentes composantes de la socit. On cherche les ONG

    pour donner des conseils et on vite les cris des politiciens qui ne font qu'attiser la

    haine, rsume-t-il.

    33 Entrevue via change des courriels, 28 mars 2014. Aucun lien de parent entre Francine Ndihokubwayo et Blaise Ndihokubwayo.

  • 32

    5.3 Site web

    Fig. 8. La page daccueil du site web de la radio. Capture dcran du 12 mai 2014.

    La Radio Isanganiro se dote aussi dun site web qui est bien aliment avec des

    brves dinformation, des articles de fond, des revues de presse et des comptes rendus

    crits des entrevues qui ont lieu au studio, en franais. Cest un travail trs pouss pour

    les deux journalistes-techniciens, Dsir Nimubona et Bernard Bankukira, avec

    lassistance occasionnel dun/e stagiaire. Il est aussi possible dcouter la diffusion en

    direct sur le site. Cependant, les problmes tenaces de connexion internet font parfois en

    sorte que plusieurs jours passent sans la mise en ligne de nouvelles informations.

    6. Dfis

    La Radio Isanganiro et les mdias indpendants des Grands Lacs font face une

    srie de dfis quotidiens. Quand on entre dans une salle de nouvelles burundaise, les

    difficults les plus videntes sont en lien avec linfrastructure technique. Les dlestages

    constants mettent de la pression sur les groupes lectrognes et les ordinateurs

    vieillissants, et la connexion internet laisse souvent dsirer. Les problmes financiers et

    juridiques menacent aussi les oprations quotidiennes de la radio.

  • 33

    6.1 Dfi du financement

    SFCG a laiss une partie de ses quipements de mise en ondes pour lutilisation

    dIsanganiro, mais la radio doit maintenant essayer de rester debout avec des subventions

    dautres ONGs et des ambassades, ajoutes aux recettes publicitaires. Ces derniers ne

    font jamais plus de 30% des recettes des radios dans la rgion, compte tenu du pouvoir

    dachat faible des consommateurs et par extension celui des entreprises. SFCG opre

    toujours au Burundi, mais ses ressources vont ailleurs. Selon Floride Ahitungiye,

    certaines missions sont toujours ralises par lorganisme parent de la radio, mais il ne

    simplique plus ni dans la gestion quotidienne de la radio ni dans son financement. Il est

    ncessaire pour la radio de trouver des financements ailleurs. Cela entraine un climat

    dinquitude gnralis pour les journalistes, qui se soucient davoir les moyens de

    raliser leurs projets, tant professionnels que personnels. Presque tous les interviews,

    tous niveaux, ont cit les problmes financiers. Selon plusieurs changes informels avec

    des employs de la radio, le salaire dun journaliste Isanganiro est $200-250 USD par

    mois, dpendamment de la sniorit de la personne. Mme si, lchelle burundaise,

    cest loin dtre un mauvais salaire (presque 3 fois le salaire mensuel dun enseignant et 9

    fois celui dun cultivateur), la radio est toujours trs vulnrable au braconnage du talent.

    Lavantage principal du systme de financement actuel implique plusieurs

    bailleurs au mme niveau au lieu dun ou deux commanditaires titulaires comme la

    Fondation Hirondelle et les Nations Unies. Au cas o un financement cesse, que ce soit

    en raison dun diffrend ditorial, la fin dune entente ou la sortie prcipite dun ONG

    ou un gouvernement du pays, la tranche de financement perdue sera relativement petite.

    6.2 Dfis juridiques

    De nouveaux dveloppements sur le plan juridique au Burundi risquent de limiter

    les possibilits de manuvre pour les journalistes qui souhaitent prendre une approche

    pluraliste ou mme anti-conflit. Il pourrait en effet tre illgal de parler dun conflit

    violent quand celui-ci implique ltat burundais. La Loi burundaise sur la presse de

    2013, voque brivement ci-dessus, interdit la presse de couvrir tout ce qui touche

    le secret de la Dfense nationale, la monnaie et le crdit public, des informations

  • 34

    susceptibles de porter atteinte au crdit de ltat et lconomie nationale, ou faisant la

    propagande de lennemi de la Nation en temps de paix comme en cas de guerre et

    enlve galement le droit de protection des sources. Les amendes proposes sont lourdes,

    allant jusqu 1000 euros (Cosset 2014, majuscules en document original). Selon le

    Committee to Protect Journalists, dautres provisions oblige(nt) les journalistes

    s'interdire de publier tout contenu que l'tat considre prjudiciable, bas sur lutilisation

    de termes ambigus tels que : lunit nationale, la scurit publique, la morale et l'honneur

    et la dignit et confre ltat le pouvoir exclusif de dterminer les informations que

    le public peut recevoir, concernant, entre autres, la scurit nationale, l'conomie

    nationale, et tout ce qui peut tre considr comme une offense au chef de l'tat, au

    public et aux personnes publiques (CPJ 2014, majuscules en document original). Les

    journalistes se plaignent quil est difficile de savoir ce que la nouvelle loi interdit ou

    permet. Ils doivent donc pratiquer lautocensure denvergure. Il arrive que les dirigeants

    interprtent le fait de traiter une information gnante comme un parti pris

    antigouvernemental. On ne peut pas couvrir par exemple des questions d'conomie,

    dinflation, de la dette de l'tat, (ou) de la scurit, comme on l'entend, remarque Dsir

    Nimubona. Le rdacteur remarque que mme les statistiques sur lexportation du th sont

    devenues des secrets dtat sous la nouvelle loi. 34 Dsormais, la pratique chez Isanganiro

    de dialoguer avec des reprsentants de deux cots, rebelles y compris, pourrait leur couter

    cher dans la forme dune amende ou un collaborateur poursuivi en justice.

    7. Turiko turatera imbere : On va de lavant

    A lheure actuelle au Burundi, les tensions ethniques menacent de refaire surface

    sous forme des tensions politiques. Des groupes rebelles burundais bass lest du

    Congo-Kinshasa continuent de monter des attentats. Les clubs de sport qui parcouraient

    les rues de Bujumbura en chantant ont t interdits sous prtexte que des supporters dun

    des partis dopposition, le Mouvement pour la Solidarit et la Dmocratie, avaient fond

    un club de sport afin de donner une prtexte pour leurs militants de se rencontrer (BBC

    2014b). Des figures importantes des partis historiques UPRONA et FRODEBU ont t

    cartes et envoyes en exil forc, dans le cas des deux poids lourds de lUPRONA (DW

    34 Entrevue par change des messages Facebook, 7 avril 2014

  • 35

    2014) ou condamnes la servitude pnale pour corruption et relches aprs quatre

    mois, dans le cas dun ancien dirigeant du FRODEBU (Ngendakumana 2014). Le

    Committee to Protect Journalists (2014) fait tat dune recrudescence des agressions

    envers les journalistes, des arrestations, perquisitions et passages tabac qui ont

    jusqualors vis surtout les journalistes de la RPA et de la Radio Bonesha. Il nest pas

    possible de traiter linformation selon le modle Isanganiro sans pouvoir donner la parole

    plusieurs partis au conflit. Dans un climat o les vieilles craintes refont surface, obtenir

    des informations quilibres sans se mettre en danger devient de plus en plus difficile

    pour les journalistes burundais.

    Toutefois, Cyprien Ndikumana, reprsentant de lInstitut Panos Europe

    (anciennement lInstitut Panos Paris) au Burundi, se rjouit du fait que les auditeurs

    burundais semblent prfrer les radios domestiques comme sources dinformation, mme

    quand des mdias trangers sont disponibles. Selon une tude rcente de lInstitut Panos

    Europe, les cinq radios les plus coutes par les burundais taient toutes burundaises,

    alors quau Congo et au Rwanda, la BBC et Radio France International taient les radios

    les plus aimes des auditeurs (Delorme 2013 :38). A Bujumbura, cette mme tude

    trouve que la RPA est la radio la plus coute (58% des rpondants), suivie de la RTNB

    (13%) et la Radio Isanganiro en troisime (7%). La Radio Bonesha et la Radio Ivyizigiro

    (vanglique) ont environ 5% du march chacune (Delorme 2013 :38).

    Malgr les dfis, dans ses 12 ans dexistence, la Radio Isanganiro a dvelopp au

    Burundi, comme Radio Okapi et Radio Ndeke Luka dans leurs pays respectifs, une

    rputation de crdibilit et dquit qui pourra, les interviews esprent, lui permettre de

    continuer de jouer un rle important dans la promotion du dialogue pluraliste et quitable.

    Dans le studio mme, des ministres du gouvernement, des lgislateurs de lopposition,

    des activistes de la jeunesse et la socit civile et des citoyens ordinaires vont et viennent,

    des citoyens avec un grief quelconque continuent dappeler la radio. Quand ils ne

    viennent pas au studio, la radio va leur rencontre, comme nous avons constat lors de

    notre passage la radio. La radio fournit des points de vue alternatifs et donne galement

    aux citoyens ordinaires un moyen de faire entendre leurs points de vue. Si la rpression et

    la censure continuent augmenter, la Radio Isanganiro ne pourra plus jouer son rle de

  • 36

    carrefour , et les autres radios dinformation ne pourront pas non plus jouer leur propre

    rle dintermdiaire. Un retour lre de la voix unique, que ce soit d des pressions

    gouvernementales ou financires, risque douvrir la porte de nouveaux discours de la

    haine.

    8. Conclusion

    Il nest pas possible dradiquer des discours de haine des mdias sans radiquer

    compltement, par force majeure, les mdias qui les mettent. Le pouvoir et la porte de

    la radio, surtout en Afrique, font en sorte quelle sera un moyen de diffusion privilgi

    pour des discours de haine, tout comme pour des discours de rconciliation, pour des

    annes venir. Aujourdhui, pendant que des tensions ethno-politiques menacent la

    fabrique sociale du Soudan du Sud, des tmoins citent des hate speech broadcasts

    diffuss sur certaines stations de radio locales (BBC 2014b)35. La seule prsence de la

    Radio Miraya, une station de SFCG, sur le territoire sud-soudanais, ne fait pas en sorte

    que le conflit cesse ou quil nait pas lieu. Les diffrends entre le prsident sud-soudanais

    et son ancien dput ne disparaitront pas au cours de quelques entrevues bien

    intentionnes. En Rpublique centrafricaine, la Radio Ndeke Luka et dautres projets de

    mdias de paix tels que la radio communautaire Un seul cur (Fioriti 2014)36 ne

    peuvent pas liminer le conflit entre groupes chrtiens et musulmans dans ce pays, dont

    ltincelle tait un coup militaire par un groupe rebelle dirig par un musulman contre le

    gouvernement dun prsident catholique. Malgr l'impact que la radio peut avoir sur les

    situations conflictuelles, la profondeur et le maintien en dure de ce travail peuvent tre

    limits car il y a un lment essentiel du travail de la rsolution des conflits qui ne passe

    pas par la radio, remarque lamricain Francis Rolt, premier directeur du Studio Ijambo

    (Frre/Sebahara 2009 :90). Selon Jake Lynch, If society at large does not take the

    opportunities (for peace that are offered to it) or if it decides that, having considered the

    non-violent ones, it actually prefers the violent ones, there is little that journalism can do

    about it. (Lynch/Galtung 2010 :26).

    35 "Images and accounts of the attacks shock the conscience: Stacks of bodies found dead inside a mosque, patients murdered at a hospital, and dozens more shot and killed in the streets and at a church - apparently due to their ethnicity and nationality - while hate speech was broadcast on local radio," (Jay Carney, porte-parole de la Maison-Blanche) 36 Nous recommandons fortement cet article crit par Joris Fioriti de lAgence France-Presse sur ce projet entirement centrafricain : http://quebec.huffingtonpost.ca/2014/04/22/a-bambari-la-radio-un-s_n_5190064.html

  • 37

    Cependant, les radios peuvent tenter dapaiser le climat de mfiance et susciter un

    dialogue. Parmi les quatre causes principaux des conflits que Shipler (2006) identifie,

    deux sont directement attribuables au manque de dialogue entre les camps : peu ou pas

    de communication entre les camps en dsaccord et chaque camp se base sur de

    fausses ides et des prjugs lgard de lautre camp (Shipler 2006 :8). La force des

    radios de la paix, ou des terrains dentente selon la philosophe Common Ground, est

    quelles arrivent souvent faire parler les deux camps, tant au niveau des dcideurs et

    personnalits politiques quau niveau des cultivateurs, tudiants et mres de famille qui

    vivent les consquences du conflit.

    Fiacre Munezero est fier du rle de la radio, et de la Radio Isanganiro en

    particulier, pendant la sortie de crise dans son pays. Nous avions dcid de mettre en

    avant le dialogue pour rconcilier les Burundais, dit-il. Nous avions la chance aussi

    de suivre de prs toutes les ngociations. Ce qui ntait pas sans risque, parce que le

    pouvoir de lpoque ne voulait pas quon accorde la parole aux terroristes tribalo-

    gnocidaires comme ils les appelaient. Nous tions convaincus quils taient des

    partenaires politiques et que ctait une question de temps. Le temps nous donnera

    raison.

    Les mdias sont incontournables dans une situation de conflit. Ils doivent jouer

    leur rle de manire professionnelle. Il faut quils soient vraiment indpendants (et) quils

    cherchent vraiment informer la population et non pas drouter la population, rsume

    Floride Ahitungiye. Nous avons eu des russites, mais parfois ils ne viennent pas aussi

    vite quon veut. Si javais limpression que ce travail ne valait pas la peine, je ne le ferais

    pas.

    Le journalisme de paix trouve sa force en prsentant des multiples options aux

    auditeurs par le biais des reportages et missions de dialogue, en mettant laccent sur

    celles qui sont non-violentes et en fournissant une alternative dans la forme dune voix

    modratrice et critique lgard des solutions violentes. Si la Radio Isanganiro et ses

    stations surs maintiennent des voix fortes, locales et accessibles avec un modle de

    financement flexible, elles seront bien quipes pour assumer leur rle et affronter les

    dfis qui viennent.

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    Bibliographie

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