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Les
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es
Les Mornes-Mondes
Emmanuel Binget Marie-Josée Keller
18.94 503218
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 242 pages
- Tranche : 2 mm + nb pages x 0,07 mm) = 18.94----------------------------------------------------------------------------
Les Mornes-Mondes
Emmanuel Bing et Marie-Josée Keller
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et
Ma
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elle
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2 2
2 3
I
Le revers
Un signe grandiose apparut au ciel :
c’est une Femme ! Le Soleil l’enveloppe,
la lune est sous ses pieds et douze étoiles
couronnent sa tête ; elle est enceinte
et crie dans les douleurs et le travail
de l’enfantement.
Apocalypse 12, 1-2
Archives archaïques Code CX : normal1
Planant au-dessus du vide sur un nuage Turner,
Lô, Empereur des mondes réunifiés caressait
négligemment le manche de sa kina. Sa voix distillait
sa mélodie préférée, celle qui avait bercé son enfance,
celle qui lui avait rendu son père, celle qui, seule
entre toutes, savait apaiser ses inquiétudes.
J’ai pris le pouvoir, et le pouvoir a pris ma vie.
– Tu rêves encore, Lô !
1 La Sainte Bible © Editions du Cerf, Paris 1955
2 4
La femme aux grands yeux d’or et à la voix d’acier
pointait sur lui un œil chargé de reproches.
Annah… je t’ai tant désirée… et maintenant…
– Aurais-tu oublié le Conseil ?
– Oh non, je n’oublie rien, répondit Lô d’une voix
lasse.
– Viens. L’heure est grave.
– L’heure est lourde, pesante, oppressante.
L’avenir est sombre, je sais.
Je hais le pouvoir. Je hais les servitudes qu’il
m’impose.
– Il n’est plus temps de t’apitoyer sur toi-même.
Le sort de l’humanité repose entre tes mains.
Lô tourna des yeux voilés vers la femme
triomphante.
Annah aime le pouvoir. Elle l’exerce à travers moi
et ce pouvoir l’a métamorphosée. Qu’a-t-elle donc à
prouver ? Quel obscur ressentiment guide ses pas ?
Annah était plus belle que jamais. Telle qu’en ce
jour terrible où il avait décidé de son sort. Telle qu’en
ce jour et plus encore. Comme si la menace proche
l’exaltait, comme si le danger à venir éveillait en elle
des pulsions vitales.
Elle aime le pouvoir. Elle aime le danger. Elle
attend l’affrontement, et cette perspective l’excite. Il
soupira intérieurement. Tout ceci m’ennuie à mourir.
Lô laissa errer son regard sur l’univers lisse qui
s’étendait devant lui. Le Fragment. Tout de suite il
avait aimé ce lieu et c’est là qu’il courait se réfugier
aux heures de déroute. Le Fragment… La croisée du
rêve et du réel. Ce lieu me ressemble ou bien je lui
ressemble. Ne suis-je pas moi-même un fragment
2 5
d’Oniris échoué dans le réel ? La réunification des
mondes est une aberration. Comme moi.
Les mots de Mahad, l’Empereur déchu,
résonnaient souvent en lui. Une aberration… le vieux
tyran avait raison. Je n’ai pas voulu l’entendre, je me
suis réfugié dans la vanité. Erreur… Avait-il raison
aussi pour le reste ? Avait-il séparé les mondes pour
un motif plus noble que la seule sauvegarde de son
pouvoir ? Savait-il tout ce qui est, tout ce qui vient ?
Plus d’une fois il avait été tenté de lui rendre visite
dans sa retraite. L’accès lui était facile. Mais à quoi bon.
Le vieil homme en aurait tiré trop de satisfaction.
Zagar s’est fourvoyé. Mon père s’est fourvoyé.
Rendre les rêves au réel, rendre le réel aux rêves… la
fusion… tu parles ! En se réunissant, l’un et l’autre
perdent leur substance. La force qu’ils ont générée en
s’unissant est en train de les détruire, elle puise sa
sève dans leur essence propre. Bientôt, l’un et l’autre
seront vides de sens, et plus rien ne subsistera. Le
rêve doit rester le rêve. Le réel doit rester le réel.
L’un et l’autre s’engendrent mutuellement pour
devenir complémentaires. Ils communiquent, mais
jamais ne se rencontrent vraiment. La fusion ne peut
être que tourmente. Elle est ce que je suis moi-même.
Une aberration.
– Lô, je pars. Suis-moi, dit une dernière fois
Annah, agacée.
Il la regarda caresser le bracelet bleu fixé à son
poignet et se fondre dans l’absence.
Pourquoi cet affrontement permanent ? Je t’ai aimée
Annah, t’en souviens-tu ? Tu m’as aimé, t’en souviens-
tu ? Ames jumelles, nous avons brûlé du même feu.
T’en souviens-tu ? Je t’ai tendu la main et tu l’as
2 6
saisie… comme une noyée s’accroche à la branche
salvatrice. N’aurai-je été que cela ? Tu as repris ton
souffle, tu as repris goût à la vie qui te désertait et dans
cette vie nouvelle, je suis devenu l’incarnation du
pouvoir que tu désirais tant. Rien de plus. Le pouvoir,
je te le laisse, je te l’abandonne, sans regrets. Va,
prends-le. Je me suis trompé sur toi, sur moi, sur nous.
Illusion encore, tout n’est qu’illusion. Et pourtant…
Tant de sentiments contraires m’animent lorsque je
songe à toi, lorsque je te vois. De l’amour à la haine,
de la tendresse au dégoût. Ma haine d’aujourd’hui est à
la mesure de mon désir d’hier. Violence, toujours et
encore, violence…
Je suis las. Si las. Las des servitudes, las des
Conseils, las des audiences interminables, las de jouer
un rôle qui ne me ressemble pas, las d’incarner un
dieu que chacun cherche à approcher dans l’espoir
vain d’être frôlé par la grâce. Vous venez à moi, jour
après jour. Vous traversez la galaxie en quête d’un
sourire, d’une parole rassurante, d’une seconde de
compassion. Je vous écoute. Je vous regarde. Je lis en
vous. Je lis l’espoir fou et la détresse. Je lis toute la
misère de vos petites existences, les tracas du
quotidien, les inquiétudes face à l’avenir, les histoires
d’amour avortées, les enfances malmenées. Et ce que
je lis, jour après jour, me hante et me ronge.
L’utilisation constante du bouclier sensoriel ne suffit
plus à contenir le flot envahissant de la nausée
humaine que vous déversez sur moi. J’ai beau
résister, vos mains tendues aspirent toute mon
énergie, vos regards adorateurs m’arrachent à moi-
même, vos pensées s’insinuent en moi, se croisent,
s’emmêlent, s’entassent, jusqu’à m’asphyxier. Vos
voix plaintives se rejoignent en un brouhaha croissant
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qui parasite mon cerveau et tétanise mes sens. Sortez
de ma tête ! Laissez-moi en paix ! Laissez-moi être ce
que je suis. Moi. Un homme de chair et de sang. Un
homme comme vous. Un homme qui rêve d’amour.
Un homme qui rêve de musique. Un homme qui rêve.
J’ai joué mon rôle, j’ai rendu les rêves au réel. Et
après ? Suis-je condamné à rester le spectateur
impuissant de cette fusion qui n’en est pas une, de la
lente désagrégation des individus autour de moi, de
l’altération de nos relations au contact de ce poison
mortel qu’est le pouvoir ? NON. Je ne suis condamné
à rien d’autre qu’à mes propres choix. Mon désir est
mon seul devoir.
2 8
2 9
II
La fusion
– Tu m’as appelée, je viens.
Amos… que me veut-elle ? Lô s’arracha à la
torpeur et leva les yeux vers la rousse vénéneuse. Elle
avait abandonné son habituel sourire moqueur et
arborait un visage exempt de toute émotion, à peine
effleuré par une étincelle de gravité. Le corps de la
jeune femme, moulé dans une matière pourpre,
agressa son imaginaire.
– Je ne t’ai pas appelée.
Les yeux verts roulèrent d’un imperceptible
mouvement vers le haut.
– Tu refuses encore l’évidence… Je t’ai pourtant
entendu, je ne cesse de t’entendre. « Mon désir est
mon seul devoir »…
Pourquoi toutes mes pensées lui sont-elles
transparentes ?
– Tu oublies qui je suis.
– Non, je n’oublie rien.
Il la regarda encore et s’interdit tout émoi. De
glace, rester de glace.
2 10
– Alors, que me veux-tu ?
– Moi ? C’est toi qui me veux ! Cessons ce
dialogue de sourds. Descends de ton piédestal,
Empereur des mondes réunifiés, et regarde-moi. Mon
corps n’est-il pas appétissant ? Mon esprit n’est-il pas
envoûtant ? Souviens-toi du premier jour.
Lô ressentit une brûlure sourde et la scène initiale
se lova en lui, fissurant inéluctablement le gel des
sens. Dans un délicieux vertige, il revécut l’instant de
la première rencontre, l’incandescence des yeux verts,
le jeu tacite installé au fil des jours. Déjà complices…
Excitante et insupportable attente noyée dans le yotal
jusqu’au point de rupture avec la vie, jusqu’aux
portes d’Oniris. Jamais désir aussi fort n’avait
transpercé son corps et son esprit. Cette créature
l’avait provoqué, puis avait fui dans une pirouette, le
laissant pantelant, livré sans recours à une soif
insatiable. La garce ! Elle avait osé ce qu’aucune
femme jamais n’avait osé avec lui. D’une main sûre
et implacable, elle avait arraché un à un tous ses
masques jusqu’à le réduire à l’état d’épave. C’était sa
façon à elle de lui faire entrevoir les chemins
d’Oniris.
Et puis Annah était apparue, juste à temps pour le
sauver de lui-même. Il s’était littéralement jeté sur
elle en se confortant dans la certitude d’une absolue
similitude. Mais leur ressemblance s’arrêtait à une
identique proximité de la mort, à une jumelle solitude,
un certain goût pour le sexe aussi. Il avait satisfait sa
propre vanité en jouant à la sauver, à l’extraire de ses
contradictions. D’une certaine manière, il avait fini de
la révéler à elle-même, parachevant ainsi l’œuvre
entreprise conjointement par Matnakef et le yotal.
Mais Annah n’était pas de celles que l’on domine.
2 11
Elle avait pris ce qui était à prendre et maintenant elle
tissait sa propre route loin de ses délires amoureux.
Amos, elle, n’avait jamais offert la moindre
ouverture à la plus infime tentative de prise de
pouvoir. Lisse. Totalement lisse. Elle lui échappait
irrémédiablement. Intolérable. Plus que tout, elle le
plaçait face à lui-même. Plus intolérable encore. Mais
si attirant, si dangereusement attirant.
Les événements s’étaient enchaînés à une telle
allure qu’il avait perdu le fil. Il s’était installé dans le
pouvoir, et dans son histoire avec Annah. Amos la
Rousse, bien qu’omniprésente, était sortie de son
esprit. Il la croisait en admirant sa beauté, mais sans
ressentir la moindre ombre de frémissement.
Voilà qu’elle revenait vers lui à l’instant où
surgissait à nouveau le doute, à l’instant où son
existence refermait sur lui les filaments d’un piège, à
l’instant où il exprimait sa fragilité.
– Ta fragilité est ta force, énonça Amos d’une voix
qui lui rappela celle de Zagar.
Lô réprima un mouvement d’agacement. Comment
et pourquoi cette créature divine/diabolique pouvait-
elle encore pénétrer ses pensées alors que plus
personne autour de lui ne savait le faire. Ses
techniques de préservation psychique avaient atteint
un stade d’imperméabilité absolue, pour tous, même
pour Turner.
– Je te connais si bien. Je t’ai toujours connu.
N’as-tu pas compris cela ?
Lô se renfrogna comme un enfant pris en défaut.
– J’ai vécu dans ta tête pendant si longtemps.
– Pourquoi viens-tu maintenant ?
2 12
– Tu n’étais pas prêt. J’ai attendu. Annah se tenait
entre nous, Annah et l’illusion du pouvoir. Tu ne me
voyais plus, tu ne me sentais plus, j’avais cessé d’exister
à tes yeux. Sans doute était-il plus confortable pour toi
de décider que je n’avais aucune réelle importance. J’ai
attendu que tu détruises tes idoles, que tu retrouves le
chemin de ta quête. J’ai attendu. Le temps ne compte
pas pour moi. Je suis hors du temps, de ton temps à toi,
du temps de ton monde.
– Mon monde est désormais le tien. Il n’y a qu’un
seul monde.
– Garde tes discours pour d’autres. Oniris restera
Oniris. Le réel restera le réel. Tu le sais. La fusion des
mondes est une théorie séduisante, mais irréalisable
parce que les humains normaux refusent d’y croire, et
parce qu’Oniris redoute trop l’anéantissement pour
ouvrir véritablement ses portes.
Lô soupira. Ce qui finalement le repoussait/l’attirait
chez Amos était sa faculté de toucher du doigt les
profondeurs sensibles de son être secret.
– Alors, pourquoi tout cela ? Pourquoi ai-je rendu
les rêves au réel ?
– C’était une étape nécessaire, mais une étape
seulement. Tu/nous avons créé un possible… une
alternative, une ouverture. Il le fallait pour lutter
contre la menace qui vient. Tu/nous l’avons créé pour
ceux qui savent voir. Pour toi et moi.
– Moi et toi ? Tu viens, tu pars, tu reviens, dans une
totale inconscience. Crois-tu que je vais me laisser
ballotter encore de vague en vague au gré de tes
humeurs ?
– Je ne te veux aucun mal.
2 13
– Peut-être. Mais tu m’as fait du mal. Je t’ai
désirée/haïe avec une telle violence ! Je ne suis pas
sûr de vouloir/pouvoir encore te suivre.
– Tu m’as haïe. Parce que j’ai esquivé ton attente,
parce que j’ai blessé ta vanité, parce que j’ai refusé le
jeu du pouvoir que tu exerçais sur les femmes. C’est
précisément pour cela que tu m’as désirée.
– Tu as refusé mon jeu, et tu m’as imposé le tien.
– Il le fallait. Je me suis battue sur ton terrain, avec
tes armes. Je n’ai plus envie de jouer. Je suis au-delà
du pouvoir. Toi aussi. Tu en as fait le tour, tu as
découvert son inconsistance et sa stérilité, tu n’en
veux plus. Nous sommes au-delà de tout pouvoir.
Regarde-moi. Ne suis-je pas celle que tu veux ?
Elle m’agace toujours autant.
– Evidemment, je t’agace. Je te parle de toi. Plus
rien de ce qui te protégeait n’existe parce que tu as
tout démoli. Tu ne crois plus en rien. Tu es aussi
perdu que tu l’étais enfant, aussi seul. Tu t’es
construit un rempart et ce rempart s’effondre, tu t’es
inventé une histoire et cette histoire n’a aucun sens.
Te voilà nu, démuni, te voilà toi-même. C’est cela
que j’attendais. Je voulais voir ton vrai visage. Tu
m’as appelée, et je viens. Souviens-toi de ton père, de
ses derniers mots.
L’amour… bien sûr… mais ce mot n’a plus aucun
sens pour moi, pour peu qu’il en ait jamais eu.
– Vraiment ? La fusion alors, si tu préfères. Je sais
tout de toi. Je ne t’ai jamais quitté, depuis le temps
lointain où ma voix résonnait dans ton esprit. Je suis
faite de la matière de tes rêves. Nous nous sommes
générés l’un l’autre. D’une certaine façon, je suis toi,
tu es moi. Nous sommes au-delà de la ressemblance
2 14
que tu as cru trouver chez Annah. Nous sommes au-
delà de tout ce qui est imaginable par un esprit
humain normal, par cette part d’humain normal dont
tu es fait.
– Je ne te désire plus, souffla Lô sans grande
conviction.
Un sourire glissa sur le visage mutin de la jeune
femme.
– Nous sommes aussi au-delà du désir. Nous
sommes évidents.
Lô aurait voulu lui imposer le silence, la chasser,
mais il savait qu’elle avait raison. Elle poursuivit
d’une voix plus douce.
– Tu as besoin de moi pour achever l’éveil de la
part d’Oniris qui sommeille encore en toi. Ton état
hybride est purement théorique. Bien sûr, tu pénètres
les pensées, tu te déplaces comme moi, tu maîtrises la
plupart de nos pouvoirs. Mais tu vis encore Oniris de
l’extérieur. Tu sais que je dis vrai. C’est la source de
ton malaise, de ton désarroi, de ton angoisse. Tu es
inachevé. Zagar t’a donné les clés du réel, ton père t’a
donné l’essence d’Oniris, mais il n’a pas eu le temps
de t’en révéler toutes les subtilités. Je viens pour cela.
Je viens aussi parce que j’ai besoin de toi.
– Toi ? Tu as besoin de quelqu’un ?
Elle effleura d’un doigt fugace la nuque de Lô.
– J’ai besoin que tu existes pour continuer à
exister. J’ai besoin de toi comme X a eu besoin de
Turner. Notre survie est en jeu. Seule la fusion nous
permettra d’échapper à la menace qui approche. Tu as
entendu Turner. Même s’il ne sait pas le définir
totalement, il a perçu l’imminence du danger et
2 15
l’ampleur du désastre qui nous guette si nous ne
savons pas être prêts.
– Turner et X… Ils ont fusionné… mais X n’a plus
aucune existence physique. Tu tiens à disparaître ?
Amos éclata d’un rire juvénile.
– Ne t’inquiète pas, mon corps ne va pas se
dissoudre, du moins pas dans le néant… Bien au
contraire… susurra-t-elle d’une voix gourmande.
Elle s’approche de Lô dans un froissement
d’étoffes et de senteurs, et l’air se fait plus dense. Elle
est à portée de corps. Proche. Si proche. Il sent son
souffle caresser ses dernières défenses. Ils se
regardent. Longtemps. Sans ressentir le besoin de
réunir leurs peaux tant leurs esprits déjà sont mêlés.
Lô cherche dans sa mémoire des traces de sensations
identiques, il n’en décèle aucune. Rien de ce qu’il a
vécu ou éprouvé jusqu’alors ne ressemble à l’instant
présent. Aucun repère sur lequel se fixer. Il décide de
se laisser emporter par l’indicible. Ses paupières
sombrent lentement, marquant le signal de l’abandon.
Il se sent happé dans un tourbillon d’énergie bleue.
Lentement, son cerveau se dilate jusqu’à se fondre
dans celui d’Amos. Leurs neurones établissent de
nouvelles connexions, un frisson dévastateur
chatouille le moindre pore de sa peau et engendre des
réactions en chaîne de plus en plus puissantes, de plus
en plus violentes, de plus en plus sensuelles. La
perception de sa propre unité corporelle lui échappe
bientôt pour se perdre dans un magma d’unité. Il veut
ouvrir les yeux pour vérifier la distance qui le sépare
d’Amos, il veut tendre les mains, mais aucun muscle
de son corps n’obéit. Il est arraché à lui-même,
furieusement, absorbé corps-âme-esprit dans un tout.
2 16
Tout dont il est à la fois la victime consentante et
l’initiateur. Il se sent simultanément nié dans son
identité et élevé à un stade de conscience individuelle
suraigüe. Jamais, au grand jamais, même dans les
vapeurs du yotal, il n’a vécu pareille clarté. Et il
aime ça.
Le voyage se prolongea durant un temps indéfini.
Lorsque le ressac émotionnel abandonna Lô sur le
rivage de l’éveil, il se découvrit dévêtu, allongé sur
un simulateur d’étoile qui flottait dans un
balancement délicat, à l’image des berceaux d’antan
poussés par la main d’une femme. A ses côtés, Amos
étalait son éblouissante nudité dans un sommeil
d’enfant. Sur son visage il lut la trace de l’extase.
2 17
III
La grotte
La naissance des dieux rejoint dans le
temps la naissance de l’humanité. Il reste
que les légendes ont toujours fait appel à
des événements célestes qui nous
échappaient, sur quoi se sont basées les
théologies et les théocraties. L’origine des
dieux apparaît ainsi comme essentiellement
politique et ontologique.
Rencontres avec les dieux.
Yl Matnakef, archives impériales.
Gouvernement Central Interréel.
Code CX : normal.
Les vapeurs de yotal s’échappaient du potchi
suranné en longues flammèches vertes et roses. Le
potchi, grosse jarre décorée à la main par les prêtres
dissidents de Torin, la planète religieuse, était posé
sur un antique guéridon de boismétal tourné, très
ouvragé, qui datait de l’époque post-baroque en
vogue deux siècles plus tôt sur la planète. Deux
2 18
ombres lasses flottaient à quelques dizaines de
centimètres de la jarre gorgée de drogue. Le yotal
était un mélange sophistiqué de drogues et
d’antidotes, dont la recette délicate faisait la fortune
de ceux qui en détenaient le secret. Pourtant la drogue
brute était facile à trouver, quoique assez chère. Ses
effets étaient ravageurs et désastreux, et
transformaient considérablement physiquement ceux
qui en usaient. Il se produisait dans le psychisme des
adeptes du yotal une sorte de déréalisation subtile,
qui, loin de les empêcher de vivre, leur permettait au
contraire, aux moments où le besoin de drogue se
faisait moins sentir, une intelligence fulgurante, et
une prise sur le réel remarquable. Peu de gens
survivaient longtemps au yotal, et la réputation de la
drogue destructrice l’apparentait à l’allié psychotrope
de quelque secte obscure où se mouvaient
sombrement les initiés faméliques. En quelques mois
le yotal faisait de vous un cadavre ambulant, vous
empêchant de vous nourrir et de dormir. Ce qu’il
offrait en contrepartie, pourtant, était indicible.
L’art de la fabrication des potchi était né avec le
yotal, et avait lentement périclité avec la mort de leurs
inventeurs. À présent, plus personne ne fabriquait ces
grandes jarres superbes, dont l’intérieur était un
réseau extrêmement complexe de filtres et de canaux.
Les jarres étaient devenues l’un des biens les plus
précieux que pouvait posséder un groupe de drogués,
et personne dans la galaxie ne pouvait se vanter d’en
posséder un pour lui tout seul.
Quelques industriels avides avaient mis sur le
marché des clones de potchi, mais la drogue diffusée
de cette façon était de bien moins bonne qualité, et
beaucoup plus dangereuse. En effet, ces clones créaient
2 19
une accoutumance au yotal beaucoup plus sévère
qu’avec un potchi traditionnel, et les centres de soins
regorgeaient de malades en phase terminale, achevés
par la drogue, le cerveau rongé par le besoin d’inhaler
leur ennemi, le corps vidé, exsangue, sans force.
Il existait pourtant des exemples connus de
personnes qui avaient résisté aux maléfices du yotal,
et même la rumeur disait que la drogue leur avait fait
découvrir ce monde nouveau qu’on appelait Oniris.
Mais c’était la rumeur, et nombre de sommités niaient
l’existence d’un quelconque rapport entre le yotal et
Oniris.
Depuis quelques années – années T. U., calculées
sur les années terrestres – le yotal était aussi
disponible sous forme de pils, roses, de forme
allongée, ingérables. Les pils étaient bon marché, au
moins par rapport au yotal brut que l’on décondensait
à l’état pur dans les potchi. Les effets en étaient
moins puissants, beaucoup moins puissants, mais le
résultat sur la santé de qui en prenait était lui aussi
désastreux. Les recherches médicales sur le yotal
n’avaient pas avancé d’un pouce depuis des
décennies. Ce que l’on savait, c’est qu’il n’existait
aucune raison valable pour que la molécule qui était à
la base de la drogue ait pu avoir un quelconque effet
néfaste sur l’organisme. Seule l’expérience, et
l’évidente réalité, permettaient de conclure que la
drogue, directement ou indirectement, avait des effets
violents et mortifères sur l’être humain.
Seules les flammèches odorantes et colorées
illuminaient la pièce. Les deux formes légères qui
semblaient flotter autour du potchi étaient habitées
d’un frémissement imperceptible, comme celui
2 20
d’insectes fragiles, sonnés, assommés et au bord de
l’asphyxie. La pièce était un dôme de pierre rouge,
petite, dont le haut atteignait à peine deux mètres.
C’était une pièce à yotal traditionnelle, à peine
meublée, au centre de laquelle trônait l’antique
potchi. Les parois du dôme étaient recouvertes
d’inscriptions, dans de nombreuses langues et de
nombreux dialectes, connus et inconnus, anciens et
nouveaux. Ceux qui étaient passés là avaient voulu
laisser une trace, un indice de plus à ceux qui un jour
leur succèderaient, après la mort, après l’ultime
sacrifice que signifiait leur soumission à la drogue.
Parfois, quelques mots en langage moderne,
prévenaient les nouveaux adeptes des dangers qu’ils
encouraient, avec un ésotérisme naïf et terrifié. « Tu
es arrivé ici, et tu es perdu. Au chant du monde nul ne
peut plus te reprendre. » – « Ô toi qui arrives, sache
que la voie que tu entames est celle que je quitte par
la mort, et que cela est la seule issue ».
Azotl leva la tête, puis se redressa sur son coude.
Les plis de sa cape bleu sombre retombaient en
cascade sur son corps décharné. De la capuche à demi
baissée émergeait sa tête brune hirsute.
– Nous sommes allés trop loin, hein ma belle, dit-il
dans la grimace d’un sourire trop triste.
La jeune fille semblait inerte, sans vie, ne fût sa
respiration rauque qui emplissait l’air.
– Il est bien tard, Azotl. Je crois qu’à présent
vraiment nous ne pouvons plus rien l’un pour l’autre.
– Ne dis pas cela, Tehuacl. Il est toujours temps.
Nous ne sommes pas de ceux qui se laissent mourir
au fond d’une cuve à yotal.