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Serge RENIMEL août 28, 2013 Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents ? 1 / 3 Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents? Nous les avons observés, puis nous avons fait mieux (Proverbe chinois) Depuis la fin du siècle passé, nous sommes témoins, et parfois acteurs d’une sorte de ‘conquête muséographique’ de l’Orient qui est mue sans ambigüité par notre impérialisme culturel. À une échelle économique certes bien marginale, elle perpétue assez fidèlement le schéma de la colonisation commerciale et culturelle des espaces orientaux au XVI ème siècle, celle qui initialisa la mondialisation, et les siècles d’or des puissances européennes. Aujourd’hui, les expéditions occidentales ne sillonnent plus l’Océan Indien en caraques, mais leurs modestes avatars le survolent en business class, depuis la Péninsule arabique jusqu’à la mer de Chine. Dans le domaine des expos et des musées, délégués par leurs gouvernements ou leurs grandes institutions d’origine, nos professionnels des musées sont aussi, en réalité, des vecteurs diplomatiques qui facilitent la globalisation de nos stéréoty- pes culturels. Nombre d’aventuriers indépendants parcourent aussi le Moyen Orient, l’Asie et l’Insulinde en tentant d’y placer des productions d’expos d’art calibrées à l’origine pour une fraction privilégiée des publics européens et nord-américains, mais dont l’équilibre financier sur nos seuls marchés intérieurs devient de plus en plus incertain. La suprématie de nos modèles muséaux est-elle acquise ? Ainsi, dans les coulisses du milieu muséal européen, les responsables et acteurs culturels ont souvent le plus grand mal à s’affranchir des clichés concernant les pays émergents, et qui ont encore largement cours dans l’opinion publique. Certes, chez les nouveaux riches de la planète, nombre d’expositions ou de créations de nouveaux musées contribuent à entériner l’idée qu’ils accapareraient un peu servilement nos modèles muséaux en vertu de leur excellence supposée (…de leur suprématie ?). Ceci pour en tirer un profit immédiat de prestige, d’attractivité touristique, et – au mieux - de marketing urbain. Tout-à-fait comme les responsables politiques de nos provinces nous y ont habitué depuis trente ans… En Europe, il est donc incontestable que la vision qui perdure au sein du microcosme cultu- rel se satisfait d’une incapacité supposée des pays émergents à forger leurs propres modèles muséaux et savoir-faire expographiques. Et – a fortiori – à innover en la matière, sur la forme, et surtout pour le fond. En d’autres termes, ils omettraient de s’interroger

Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents?

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Un texte de Serge RENIMEL pour le blog invisibl.eu

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Serge RENIMEL août 28, 2013 Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents ? 1 / 3

Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents?

Nous les avons observés, puis nous avons fait mieux (Proverbe chinois)

Depuis la fin du siècle passé, nous sommes témoins, et parfois acteurs d’une sorte de

‘conquête muséographique’ de l’Orient qui est mue sans ambigüité par notre impérialisme

culturel. À une échelle économique certes bien marginale, elle perpétue assez fidèlement le

schéma de la colonisation commerciale et culturelle des espaces orientaux au XVIème

siècle, celle qui initialisa la mondialisation, et les siècles d’or des puissances européennes.

Aujourd’hui, les expéditions occidentales ne sillonnent plus l’Océan Indien en caraques,

mais leurs modestes avatars le survolent en business class, depuis la Péninsule arabique

jusqu’à la mer de Chine. Dans le domaine des expos et des musées, délégués par leurs

gouvernements ou leurs grandes institutions d’origine, nos professionnels des musées sont

aussi, en réalité, des vecteurs diplomatiques qui facilitent la globalisation de nos stéréoty-

pes culturels. Nombre d’aventuriers indépendants parcourent aussi le Moyen Orient, l’Asie

et l’Insulinde en tentant d’y placer des productions d’expos d’art calibrées à l’origine pour

une fraction privilégiée des publics européens et nord-américains, mais dont l’équilibre

financier sur nos seuls marchés intérieurs devient de plus en plus incertain.

La suprématie de nos modèles muséaux est-elle acquise ?

Ainsi, dans les coulisses du milieu muséal européen, les responsables et acteurs culturels

ont souvent le plus grand mal à s’affranchir des clichés concernant les pays émergents, et

qui ont encore largement cours dans l’opinion publique. Certes, chez les nouveaux riches

de la planète, nombre d’expositions ou de créations de nouveaux musées contribuent à

entériner l’idée qu’ils accapareraient un peu servilement nos modèles muséaux en vertu de

leur excellence supposée (…de leur suprématie ?). Ceci pour en tirer un profit immédiat de

prestige, d’attractivité touristique, et – au mieux - de marketing urbain. Tout-à-fait comme

les responsables politiques de nos provinces nous y ont habitué depuis trente ans…

En Europe, il est donc incontestable que la vision qui perdure au sein du microcosme cultu-

rel se satisfait d’une incapacité supposée des pays émergents à forger leurs propres

modèles muséaux et savoir-faire expographiques. Et – a fortiori – à innover en la matière,

sur la forme, et surtout pour le fond. En d’autres termes, ils omettraient de s’interroger

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vraiment sur les stratégies originales de leur propre développement culturel, et sur les outils

les plus pertinents pour le servir, qui ne sont pas nécessairement les nôtres.

Tous les pays émergents subissent-ils sans broncher la vague d’exportation de nos certitu-

des muséales? Auraient-ils renoncé d’emblée à ouvrir leur propres voies en la matière?

Combien de temps encore le monopole anglo-saxon et européen sur l’ingénierie culturelle

et ses métiers créatifs associés résistera-t-il? À court terme maintenant, quel sort attend les

micro-PME qui picorent les miettes d’un marché désormais globalisé et industrialisé qui

passe en ce moment même sous contrôle de la grande distribution des loisirs culturels?

Les éléments de réponse ne s’obtiendront pas en conservant des œillères corporatistes…

Ni en espérant s’appuyer sur des études fiables de prospective des marchés potentiels en

matière de musées et d’expositions, qui n’existent évidemment pas. Par contre, un cadrage

plus large des tendances émergentes est certainement de nature à nous éclairer sur un

avenir pas si éloigné où de nouvelles formes de coopération est-ouest s’imposeront.

La vraie politique muséale des émergents reposera sur leur soft power

Ainsi, deux universitaires américains ont récemment publié une chronique intitulée «How

the humanities support economy»1. Émanant d’intellectuels ayant milité de longue date

pour la culture, cet article évite le plaidoyer pro domo, comme l’antienne remâchée du

levier économique. Dans ce cas, il s’agît surtout de signaler le paradoxe apparent qui est

celui de grands pays émergents – et pas des plus démocratiques - convaincus de l’intérêt

de développer leur potentiel de soft power, en assumant la réelle prise de risque sociale et

politique qu’implique un tel pari pour leurs gouvernants.

Les auteurs rappellent que les sciences humaines et sociales marquent désormais le pas

dans nos démocraties en déclin. À l’inverse, de grands pays émergents, réputés peu

enclins à tolérer la libre expression de leurs citoyens, en apprécieraient le potentiel

concurrentiel avantageux dans un monde de plus en plus interconnecté.

Ziegler et Zimmermann observent que la Russie et la Chine considèrent désormais comme

économiquement fondamental l’investissement dans les sciences humaines et sociales;

ceci au niveau de la recherche, de la formation, comme dans la diffusion culturelle. Les

responsables de ces pays auraient donc compris que, depuis le milieu du siècle dernier, le

leadership industriel et technologique mondial des U.S.A. ne s’était pas seulement fondé

sur leur impérialisme et leur puissance militaire; ils ont tiré les leçons des investissements

culturels de longue haleine qui ont consolidé le socle de créativité et d’innovation à

1 par Julie Ziegler et Michael Zimmerman / Seattle Times du 10 juillet 2013

Serge RENIMEL août 28, 2013 Les nouveaux maîtres du monde auront-ils encore longtemps besoin de nos talents ? 3 / 3

l’américaine; et permis de drainer vers les U.S.A. et d’y intégrer l’essentiel des meilleurs

talents de la planète.

Pour notre part, concluons que le levier culturel du développement économique et sociétal

est une évidence déjà trentenaire pour certains d’entre nous. Cette instrumentalisation des

sciences humaines et sociales, au pieux prétexte de les voir toujours plus convenablement

dotées, concerne aussi les musées et expositions, qui en sont des vitrines d’excellence. Il

semblerait que certains des pays émergents majeurs développent aujourd’hui une vision

prospective et politique qui transcende le mercantilisme ou la simple quête de prestige, et

qu’ils privilégient les implications plus profondes et complexes du soft power. Comme en

matière d’écologie, la construction de nouvelles formes sociales et d’une réelle qualité de

vie est un objectif que la raison commence à imposer à leurs élites et à leurs dirigeants, à

défaut de leur conviction civique. Certains pays leaders mondiaux ascendants jettent donc

dès maintenant les bases de légitimation de leur futur modèle social, qui ne pourra plus

seulement reposer sur une suprématie militaire, technologique ou financière. Ils ont

parfaitement intégré qu’on ne peut pas espérer maintenir durablement une telle puissance

sans une compréhension profonde et nuancée de toutes les cultures et une ouverture

permanente à l’art et à la création. Là aussi, cynisme et réalisme font donc bon ménage…

C’est sans doute dans ces perspectives qu’il faut interpréter la translation géostratégique

de la « muséomania » de la fin du siècle dernier depuis l’ancien monde atlantique vers les

pays émergents; et, au premier chef, vers l’Asie.

En tous cas, ce serait un contresens de ne voir qu’une soudaine frénésie d’attractivité

touristique ou des accès d’arrogance de nouveaux riches dans les milliers de musées et

d’expos surgis des sables ou mis en chantier au cœur des métropoles indiennes ou

asiatiques depuis moins d’une décennie. La majeure partie de ces programmes s’inscrit

dans une stratégie de maillage dense et pérenne d’équipements destinés en priorité aux

ressortissants locaux. Et c’est aussi là que s’inventent et se structurent les sociétés de

demain sur des modèles qui – au-delà des apparences - ont de bonnes raisons de ne pas

être de serviles répliques des nôtres, eux-mêmes très largement périmés pour le fond.

© Serge RENIMEL

août 28, 2013