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La raison et le Réel 1.1 La philosophie parle grec Les présocratiques Les philosophes grecs qui précédèrent historiquement Socrate et la Philosophie grecque sous sa forme la plus achevée et la plus érudite ont longtemps été oubliés par nos universitaires et nos professeurs. Pourtant, ils sont les artisans d’un principe méthodique que nous pouvons tenir pour fondateur de nos modes de pensée. Les Présocratiques, aussi disparates qu’imprévisibles dans leurs préoccupations et leurs détours, éveillent notre intérêt et suscitent avec raison une curiosité mêlée de fascination. En recevant l’empreinte ou la trace de leurs travaux, nous ne pouvons plus nous éloigner de la nécessité de comprendre comment la pensée humaine a pu, vers le VIe siècle av. J.-C., délaisser les chemins traditionnels de la poésie et du mythe pour s'engager dans la voie nouvelle de la recherche rationnelle, qui devait ouvrir sur celles de la science et de la philosophie. Les présocratiques sont encore trop souvent entourés de mystères, et l’on ne va vers eux qu’à reculons, d’une part parce que leurs œuvres et leurs idées ne sont connues que d'une façon indirecte et parfois si lacunaire que la reconstitution de leur pensée tient du rébus... ; d’autre part parce qu’espérant un exercice unifié et ordonné, une pensée une, immédiatement accessible, nous tentons de leur appliquer un filtre qui les dénature. Nous espérons des confirmations : ils dilapident nos certitudes. Nous comptons sur des réponses claires et définitives : ils suspendent notre « réel » en le soumettant à des questions ruineuses. Nous étions au clair et au chaud dans nos convictions et nos évidences ; leurs interrogations insensées nous plongent dans les ténèbres du doute et nous jettent interdits sur le sol (s’il en est un !), dans un monde que l’on ne reconnaît pas et dont il convient maintenant de s’étonner. Une œuvre aux fragments disparates La croyance en l'existence d'une «pensée présocratique» est d'abord une illusion qui est le fruit de notre ignorance et d'une erreur de perspective. Les œuvres écrites de tous les philosophes qui ont précédé Platon est perdue : faute d’avoir été écrite ou conservée intégralement. Aussi ne pouvons-nous envisager la pensée qui précède et conditionne les premiers grands systèmes qu'au moyen des références (de longueur, de qualité ou d’authenticité très variables) qu'en firent des auditeurs ou lecteurs de la première heure ; puis en prenant appui sur les doxographes et les auteurs ultérieurs (que nous prenions appui sur Platon ou Aristote dans un premier temps, pour aller jusqu'aux compilateurs païens ou chrétiens de l'Antiquité tardive), sans qu'il soit toujours possible de faire la part entre ce qui

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  • La raison et le Rel

    1.1

    La philosophie parle grec

    Les prsocratiques

    Les philosophes grecs qui prcdrent historiquement Socrate et la Philosophie

    grecque sous sa forme la plus acheve et la plus rudite ont longtemps t oublis par nos

    universitaires et nos professeurs. Pourtant, ils sont les artisans dun principe mthodique que nous pouvons tenir pour fondateur de nos modes de pense. Les Prsocratiques, aussi

    disparates quimprvisibles dans leurs proccupations et leurs dtours, veillent notre intrt et suscitent avec raison une curiosit mle de fascination. En recevant lempreinte ou la trace de leurs travaux, nous ne pouvons plus nous loigner de la ncessit de comprendre comment

    la pense humaine a pu, vers le VIe sicle av. J.-C., dlaisser les chemins traditionnels de la

    posie et du mythe pour s'engager dans la voie nouvelle de la recherche rationnelle, qui devait

    ouvrir sur celles de la science et de la philosophie. Les prsocratiques sont encore trop

    souvent entours de mystres, et lon ne va vers eux qu reculons, dune part parce que leurs uvres et leurs ides ne sont connues que d'une faon indirecte et parfois si lacunaire que la reconstitution de leur pense tient du rbus... ; dautre part parce quesprant un exercice unifi et ordonn, une pense une, immdiatement accessible, nous tentons de leur appliquer

    un filtre qui les dnature. Nous esprons des confirmations : ils dilapident nos certitudes.

    Nous comptons sur des rponses claires et dfinitives : ils suspendent notre rel en le

    soumettant des questions ruineuses. Nous tions au clair et au chaud dans nos convictions et

    nos vidences ; leurs interrogations insenses nous plongent dans les tnbres du doute et

    nous jettent interdits sur le sol (sil en est un !), dans un monde que lon ne reconnat pas et dont il convient maintenant de stonner.

    Une uvre aux fragments disparates

    La croyance en l'existence d'une pense prsocratique est d'abord une illusion qui

    est le fruit de notre ignorance et d'une erreur de perspective. Les uvres crites de tous les philosophes qui ont prcd Platon est perdue : faute davoir t crite ou conserve intgralement. Aussi ne pouvons-nous envisager la pense qui prcde et conditionne les

    premiers grands systmes qu'au moyen des rfrences (de longueur, de qualit ou

    dauthenticit trs variables) qu'en firent des auditeurs ou lecteurs de la premire heure ; puis en prenant appui sur les doxographes et les auteurs ultrieurs (que nous prenions appui sur

    Platon ou Aristote dans un premier temps, pour aller jusqu'aux compilateurs paens ou

    chrtiens de l'Antiquit tardive), sans qu'il soit toujours possible de faire la part entre ce qui

  • relve de la citation et ce qui est dj interprtation. Les travaux de l'cole philologique

    allemande du XIXe sicle s'efforcrent de rassembler, de dcouper et de classer tous ces

    textes, en distinguant, autant que possible, les fragments authentiques des simples

    tmoignages. De l la monumentale dition de Hermann Diels, les Fragments des

    prsocratiques (1922), qui, en mme temps qu'elle fournissait une voie d'entre irremplaable

    aux penses fondatrices, alimentait l'illusion qu'il existait entre elles quelque autre lien que

    celui que vhiculait notre propre ignorance. Or un simple aperu sur la varit de leurs styles

    (parfois potique, parfois lapidaire), de leurs objets (des mathmatiques la mdecine en

    passant par la religion), de leurs doctrines (certains plutt matrialistes, d'autres plutt

    idalistes) et de leur origine gographique (quoique tous de langue grecque) suffit dissiper

    l'illusion. Le pluriel simpose lorsque nous tentons datteindre larborescence que suggre la philologie grecque en visant Les Prsocratiques , et le singulier na aucune pertinence ici, du moins au regard des fragments que nous possdons.

    Linvention du discours : Cependant, il existe une certaine unit, au moins ngative, entre ces penseurs,

    puisqu'ils s'engagent tous, mais chacun sa manire, dans la voie nouvelle de la pense

    rationnelle. La volont universelle de tout comprendre qui les caractrise reprsente d'emble

    une transgression des rgles opposant ordinairement les religions l'humaine volont de

    savoir : l'ambition de pntrer les arcanes du monde signifie que l'homme, sortant des limites

    sacres qui lui sont imposes, dsire galer les dieux ; c'est ce que les Grecs appelaient le

    pch d'hybris (la dmesure). Sinquitant de la pertinence des mythes fondateurs dont Homre et Hsiode sont porteurs dans leurs uvres, interrogeant les Bibles, cest--dire les livres de civilisation que les plus grands des auteurs de lAntiquit ont laiss aux enfants dUlysse, quelques hommes scrutent la rvolution des toiles, examinent les vagissements de la croute terrestre, prouvent la rsistance de leau ou de lair et dcouvrent un monde silencieux, dans lequel les Dieux se taisent, ou au sujet duquel leurs paroles nont pas t rapportes. Ne craignant pas de commettre un sacrilge, les prsocratiques cherchent penser

    par eux-mmes, avec pour seules armes l'exprience et le raisonnement, sans se soumettre au

    pouvoir politique ou religieux, ni aux prjugs sociaux ou moraux. Partis du mythos

    ( mutos ) qui enchantait le monde, ils dclent un logos qui est la fois un dehors et un

    dedans. Le logos qui ordonne extrieurement les phnomnes naturels de part en part, qui

    permet par suite leur connaissance, et le logos intrieur, parole et raison qui na de cesse de se constituer comme le principe de toute connaissance.

    Les premiers aptres de la raison se sont dlis de tout pouvoir extrieur leur

    qute, et aussi de toute proccupation extrieure la seule vrit : en cela ils se distinguent

    non seulement des sophistes (contemporains de Socrate et que l'on a souvent rattachs

    arbitrairement aux prsocratiques), mais aussi, comme le note Aristote, de tous les savoirs

    antrieurs la philosophie, qui furent le fruit de recherches utilitaires. Ce qui fait la

    spcificit, par exemple, des mathmatiques pythagoriciennes, c'est la fois leur caractre

    purement rationnel ; la dmonstration y est indpendante de toute considration empirique ; et

    leur caractre spculatif, par opposition aux oprations arithmtiques tournes vers le

    commerce et aux calculs gomtriques des gyptiens destins l'arpentage. Pour tous les

    prsocratiques, le savoir doit se distinguer de toute proccupation purement technique. Cest ainsi quAristote parlera deux dans sa Mtaphysique.

  • Prcurseurs de l'ide moderne de science, les prsocratiques ne se contentent pas de dcrire

    les faits ou d'accumuler des observations, mais ils stonnent des tats du monde (et Platon ne laissera-t-il pas entendre dans le Thtte que la philosophie procde de ltonnement ?) et tentent dordonner leurs recherches pour atteindre la dfinition des causes ou raisons, donc des principes de toutes choses. Plus exactement, et c'est l une ambition abandonne par

    bien des reprsentants des sciences modernes : ils sont en qute d'une explication universelle

    qui pourrait embrasser la comprhension encore parse des phnomnes en un tout unique.

    Des courants distincts :

    Sil faut oprer des distinctions sommaires, mais qui sont cependant utiles pour orienter notre tude des premires rencontres que la raison grecque engage avec le rel ,

    nous dirons que lon peut distinguer quatre grands courants prsocratiques, reprsentant quatre grands types d'explication de l'ensemble de la nature (la Phusis=> Physique).

    Les physiciens d'Ionie, qui recherchent l'lment physique unique, la matire

    dont drivent toutes choses. Il sagit pour nous des Milsiens qui suivent les perspectives dinvestigation de Thals, dAnaximandre et dAnaximne. Il faut rattacher aux physiciens dIonie lcole dEphse, qui adopte le mobilisme dHraclite dEphse et dveloppe une pense qui revient sur les travaux milsiens en interrogeant la prtention de la raison

    connatre le rel

    Le deuxime grand courant est celui des pythagoriciens, qui voient en tout la

    manifestation d'une mme harmonie exprime par les nombres ; les pythagoriciens

    dveloppent une arithmtique cosmique qui sapplique tous les aspects de notre existence et dpasse largement lenseignement de Pythagore lui-mme.

    Nous ne pouvons pas ignorer lcole late qui suit les enseignements de Parmnide dEle, enseignements qui tablissent une nette distinction entre le monde physique, apprhend par les sens, et le monde intelligible, connu par la raison.

    A ces trois courants il convient den ajouter un quatrime, dont on jugera par la suite en quoi il peut tre (au moins en partie) considr comme une synthse des prcdents : il

    sagit de latomisme ancien, reprsent par les lves de Dmocrite. Les atomistes expliquent tous les lments de l'Univers (le cosmos ) partir des mmes constituants matriels et

    envisagent dj le continu et de discontinu au sein de la matire au moyen de la notion

    datome ( a-tomos , ce qui nest pas divisible).

    Les principaux prsocratiques

    Les physiciens d'Ionie

    Thals, Anaximne, Anaximandre

    Milet, sur les ctes d'Asie Mineure, on cherche, partir du VIe sicle, dterminer

    l'lment essentiel de constitution de toutes choses sous la varit de leurs aspects. Thals

    dsigne l'eau, Anaximne l'air. Plus abstrait semble tre le principe dont drivent toutes

    choses selon un autre Milsien, Anaximandre : il l'appelle l'Illimit ou linfini. Un fragment conserv de lui (le plus ancien de toute la philosophie occidentale) ajoute: Ce dont la

    gnration procde, pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l'effet

  • de la corruption, selon la ncessit ; car elles se rendent mutuellement justice et rparent leurs

    injustices selon l'ordre du temps. On peut y lire la premire grande tentative pour embrasser

    en une unique loi de la nature l'ensemble des phnomnes.

    Hraclite

    Hraclite, un physicien nigmatique (que les Anciens eux-mmes baptisrent

    l'Obscur), peut tre galement rattach l'cole des Milsiens. crits dans un style potique et

    oraculaire, les quelque 130 fragments qui nous sont parvenus de lui rvlent un penseur lui

    aussi proccup de physique. Il voit dans le feu du combat le principe de toutes choses: Ce

    monde-ci, le mme pour tous, nul des dieux ni des hommes ne l'a fait. Mais il tait toujours,

    est et sera, feu ternel s'allumant en mesure et s'teignant en mesure. L'originalit d'Hraclite

    par rapport aux autres physiciens rside dans le fait qu'il cherche aussi, derrire les

    modifications des apparences naturelles, saisir l'unit cosmique rsultant de leur

    contradiction. En tmoigne notamment le clbre fragment: Dans les mmes fleuves nous

    entrons et nous n'entrons pas. Nous sommes et nous ne sommes pas. D'autres fragments sont

    aussi significatifs: L'oppos est utile, et des choses diffrentes nat la plus belle harmonie (et

    toutes choses sont engendres par la discorde). Bien qu'il soit prsent trop souvent comme

    l'apologue de la guerre universelle par son analyse du combat par le feu, Hraclite

    privilgie l'unit rsultant des contraires au dtriment de leur lutte : Il faut suivre ce qui est

    commun tous, mais bien que le Logos [la raison] soit commun, la plupart pensent vivre

    comme avec une pense en propre. Et la loi divine inspire et domine les lois humaines,

    comme la loi humaine s'impose tous les habitants d'une mme cit.

    Xnophane

    Xnophane, lui aussi physicien d'Asie Mineure, se distingue par une originalit d'un

    tout autre genre. On voit souvent en lui un des premiers reprsentants de la lutte des Lumires

    contre les prjugs de la religion anthropomorphique : si les animaux savaient dessiner, disait-

    il, les bufs donneraient leurs dieux figure bovine et les chevaux forme chevaline aux leurs. On peut mme le considrer comme un des premiers thoriciens monothistes du monde

    occidental : Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes, et qui en aucun cas

    n'est semblable aux mortelsAutant par sa dmarche, autant par ce qu'il pense () tout entier il voit, tout entier il conoit, tout entier il entend. Sans peine, et par la seule force de

    l'esprit, il donne le branle toutes choses.

    Les pythagoriciens d'Italie

    Pythagore, Philolaos et Archytas

    Pendant ce temps, de l'autre ct de la Mditerrane et aux autres confins du monde

    grec, en Sicile, Pythagore animait une cole, ou plutt une sorte de socit secrte, mi-

    savante, mi-religieuse, fonde sur de tout autres bases. Pour lui, tout est nombre: l'origine

    de toutes choses n'est pas chercher dans un lment matriel comme l'eau, l'air ou le feu,

    mais dans l'Un, source des nombres. La personne et l'uvre de Pythagore tant presque totalement inconnues, on ne peut reconstituer la pense du philosophe qu' travers son cole

    (qui comptait quelques penseurs, comme Philolaos et Archytas, sur lesquels nous sommes

    mieux renseigns). La philosophie pythagoricienne peut tre dfinie comme une tentative de

    ramener toutes les apparences du monde physique une harmonie secrte, exprimable par des

    rapports simples entre nombres, seules vraies ralits auxquelles on doit vouer un culte

  • presque mystique. Cette harmonie est perceptible dans la thorie musicale, vritable

    introduction la comprhension de l'quilibre de la vie (et de la mdecine) et l'ordre du

    monde lui-mme (cosmos).

    Empdocle

    Pythagoricien dissident, Empdocle d'Agrigente occupe une place part. Dans ses

    Purifications, il emprunte ses anciens condisciples quelques thmes, comme celui de

    l'immortalit des mes, de leur transmigration et de leur rincarnation conformes leur

    conduite passe. Mais il est plus difficile d'valuer sa parent dans son autre grande uvre, le pome De la nature, o il pense le monde constitu de quatre racines corporelles

    fondamentales (eau, air, feu, terre), mises en mouvement et combines par deux principes

    opposs: l'Amour, principe de rassemblement et d'harmonie ; et la Haine, principe de

    dispersion et de discorde.

    L'cole italienne d'le

    Parmnide le, ville de Lucanie, en Grande-Grce, Parmnide fondait, au dbut du

    Ve sicle av. J.-C., une sorte d'universit particulirement prestigieuse ; l'influence de son

    pome (De la nature) fut immense sur toute la pense philosophique ultrieure, et d'abord sur

    Platon, qui voit en lui le Pre. Dans la premire partie du pome, presque entirement

    conserve, Parmnide dpeint un pote la croise des chemins. Celui de la vrit s'nonce en

    ces termes : Il est et ne peut pas ne pas tre ; autrement dit, l'tre existe, il est impossible

    qu'il n'existe pas, par consquent il a toujours exist et existera toujours, toujours un et

    semblable lui-mme ; d'o il s'ensuit que le non-tre est impensable, car c'est la mme

    chose que penser et tre. l'oppos, le chemin de l'opinion des mortels mle toutes choses :

    c'est le monde des apparences, du mouvement et du devenir. Ainsi, tous les concepts

    fondateurs de la mtaphysique occidentale remontent Parmnide : l'opposition de l'tre et du

    devenir, de l'apparence et de la ralit, des sens trompeurs et de la raison certaine.

    Melissos et Znon

    D'autres lates prolongent son uvre, en accentuant sa logique implacable: Melissos dmontre ainsi par l'absurde que l'tre est immobile, ternel et infini ; Znon soutient, tout

    aussi rigoureusement, que le mouvement est impossible, ou du moins impensable ; en

    tmoignent les fameux paradoxes par lesquels il dmontrait cette thse : comment Achille,

    s'il a un retard initial sur une tortue, pourrait-il jamais le combler, puisque dans le mme

    temps o il progresse jusqu' elle, elle a elle-mme avanc, et ainsi de suite? Sous leurs

    allures plaisantes, ces paradoxes dissimulent de vritables interrogations sur les concepts de la

    nature de l'espace, du temps, du mouvement, dont la discussion se prolonge jusqu'au cur de notre sicle.

    Les atomistes

    Le triomphe de la logique des lates marque en mme temps un chec de la pense

    des physiciens. Car, si la raison ne peut penser que ce qui est un et immobile, elle ne peut

    pas rendre compte du monde physique changeant. C'est ce problme que vont donc s'atteler

    les derniers prsocratiques. Et cest aussi cette limite quAristote dnoncera dans ses critiques

  • adresses aux lates, sappuyant la fois sur les travaux des milsiens, des pythagoriciens et sur latomisme ancien.

    Anaxagore

    Fix ds l'ge de vingt ans Athnes, Anaxagore se rattache nanmoins aux premiers

    physiciens par sa naissance ionienne, Clazomnes, et par ses proccupations. Comme

    Anaximne, il cherche un principe des choses qui soit la fois corporel et illimit. Pour lui,

    tout changement dans la nature s'explique comme celui des corps vivants qui croissent en

    assimilant des substances extrieures et en les transformant en leur propre substance (on

    pensera aux liaisons possibles par les affects avec linfini des parties distinctives, dans lEthique de Spinoza). Il y a donc dj un peu de tout en toutes choses. Tout corps est, affirme-t-il, constitu d'une infinit de semences infiniment petites (les homomres) dont

    chacune contient des portions de toutes les autres. De sorte que en toute chose se trouve

    renferme une partie de chacune des choses, except l'Intellect ; l'intelligence ordonnatrice,

    son tour, rassemble et organise la nature.

    Leucippe et Dmocrite

    Les premiers atomistes, Leucippe, dont nous ignorons peu prs tout, et Dmocrite

    d'Abdre, dont de nombreux fragments ont t conservs, parviennent une solution

    apparemment analogue, mais beaucoup plus prometteuse. Selon eux, toute la nature est

    constitue partir d'une infinit de particules ternelles indestructibles et indivisibles ( a-

    tomos = in-scable ), entranes par un mouvement ternel dans l'espace vide infini.

    Incolores, inodores, sans saveur, et se diffrenciant par leurs formes et leurs grandeurs, les

    atomes sont soumis aux seules lois du choc dans le vide ; le seul hasard (il sagit dj de lautomaton tel que lentendra plus tard Aristote, donc de la concatnation causale) prside donc leurs rencontres et leurs enchevtrements grce auxquels se forment, dans l'infinit

    de l'espace et dans l'ternit du temps, des corps composs d atomes crochus , ou mme des mondes comme celui o nous vivons. Ultime intuition des derniers prsocratiques,

    l'atomisme sera ressuscit un sicle et demi plus tard par picure, pour tre intgr au

    matrialisme antique avant d'tre quasi oubli jusqu'au XIXe sicle. Ce destin est

    emblmatique de la postrit des prsocratiques. Tantt regards avec condescendance

    comme des penseurs nafs ou primitifs, tantt considrs au contraire comme des prophtes

    inspirs ou des prcurseurs lumineux, ils marquent le commencement de nos modes de

    pense. Selon les poques, ils sont tenus soit pour archaques, soit pour indpassables.