19

Les rameaux rouges - Numilog

  • Upload
    others

  • View
    7

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les rameaux rouges - Numilog
Page 2: Les rameaux rouges - Numilog

LES RAMEAUX ROUGES

Page 3: Les rameaux rouges - Numilog

Copyright by Librairie Hachette. 1927

Page 4: Les rameaux rouges - Numilog

ANDRE CORTHIS

LES RAMEAUX R O U G E S

S.E.P.E. 55, Avenue George-V, 55

PARIS

Page 5: Les rameaux rouges - Numilog

Les volumes de la Collection « Scarlett »

peuvent être mis entre toutes les mains à l'exception de ceux dont la couverture tirée en rouge, porte au dos une étoile

de même couleur.

Page 6: Les rameaux rouges - Numilog

PREMIERE PARTIE

p RES des éventaires chargés d'œillets et de roses, le long de cette Rambla qui, au cœur de Barcelone, descend doucement vers la mer dans l'ombre toute

trouée de soleil de ses platanes magnifiques, les bouque- tières aux corsages clairs, aux coiffures savantes, regar- daient monter et descendre, de la Plaza de Cataluña au Paseo de Colon et du Paseo de Colon à la Plaza de

Cataluña, la foule que rendait joyeuse un lumineux dimanche du plus lumineux des printemps.

On sortait de la grand'messe et c'était le jour des Rameaux. Comme à Bethléem, les enfants portaient des palmes blondes. Ils les portaient avec recueillement car elles venaient d'être bénites ; tout à l'heure, de retour à la maison, après le repas où l'on mangerait la « Mona »,

le traditionnel gâteau aux œufs, les palmes seraient atta-

Page 7: Les rameaux rouges - Numilog

chées au balcon et durant l'année entière elles appelle- raient le bonheur sur la maison. Pour l'instant, dressées plus haut que les claires ombrelles et que les chapeaux fleuris, on les voyait onduler d'un bout à l'autre de l'ave- nue large comme une douce forêt couleur de miel. Forêt de miracle ! Ici l'embaumaient toutes les fleurs ; mais, un peu plus loin, le chant des oiseaux rares s'entrelaçait à ses frissonnements, car après la Rambla des bouque- tières venait la Rambla des oiseleurs. Et un peu plus loin il y avait encore les marchands d'oranges ; de leurs doigts maigres et prestes, ils écorchaient les beaux fruits pour montrer aux passants combien la chair en était gonflée et combien la peau avait de finesse.

On entendait de grands rires. Des gamins qui couraient à toutes jambes en clamant « La Loteria, La Loteria », brandissaient de petites feuilles fraîchement imprimées, humides encore, où s'étalaient en quelques gros chiffres et en une multitude de chiffres menus les résultats con- sidérables ou minimes du dernier « sorteo » national. Les jeunes hommes saluaient au passage, d'un preste et hardi compliment, les robes printanières et la beauté des jeunes filles; et par-dessus tant de joie, dans les églises innombrables, les cloches clamaient leur ivresse de la danse qu'elles menaient là-haut, dans le soleil, tout étourdies de la ronde, autour d'elles, des pigeons lumineux.

« Que la Rambla est belle ce matin ! dit Ramon Pan- corbo. Toute cette fête me semble sortir de mon propre

Page 8: Les rameaux rouges - Numilog

cœur. Je vais avoir quarante ans, hélas ! mais aucun des

printemps de ma vie n'aura valu celui-ci. » Il regarda sa fiancée qui marchait près de lui, grande

et grave. Elle lui sourit ; leurs yeux un instant mêlés se dirent passionnément toute leur tendresse ; et deux petites ouvrières qui passaient, sans chapeau et sans man- tille, la taille serrée par-dessus le corsage d'indienne dans de vives ceintures aux boucles éclatantes, remar-

quèrent ce regard et ce sourire. La plus hardie dit tout haut :

« Vive l 'amour !

— J e t 'en souhaite un aussi beau que le mien, riposta gaîment Ram on Pancorbo.

— Merci ! » cria la fillette allègre. Mais doña Béatrix, qui accompagnait les fiancés et

marchait respectueusement à quelques pas derrière eux, les rejoignit aussitôt.

« Oh ! don Ramon ! ne parlez pas ainsi aux gens, je vous en supplie. Et vous, Fermina, ne riez pas de la sorte. Si doña Serafina, si votre tante le savait !... »

Elle était petite, vêtue de noir, avec des joues bril- lantes et rondes et des cheveux gris. Elle paraissait faite de cire, et l'on eût dit que ses vêtements en avaient l'odeur. Habituée à ne quitter la pénombre du vieil

appartement de doña Serafina que pour la pénombre des églises, elle était aujourd'hui toute troublée et un

peu choquée de tant de lumière et de tant de bruit.

Elle répéta : « Si doña Serafina vous voyait !

Page 9: Les rameaux rouges - Numilog

— Elle nous verra tout à l'heure, Béatrix, et je lui raconterai...

— Soyez donc sage », lui dit-elle comme elle eût parlé à un petit enfant. Car s'il avait quarante ans, elle était âgée de plus de soixante, et son fils à elle, à qui Dieu ne permit pas de vivre, avait vu le jour l'année même de la naissance de don Ramon.

« Je serai sage, Béatrix... En témoignage de ma pro- messe, voulez-vous que je vous embrasse ? »

Déjà, arrondissant les bras, il se penchait vers elle. « Ici, cria-t-elle, en pleine Rambla ! » Il avait les yeux, redevenus enfantins, des hommes

égarés par un trop grand bonheur et prêts aux plus folles gamineries.

Dona Béatrix savait qu'il ne faut point tenter le dia- ble ; elle se rejeta en arrière, et puis elle ralentit sa marche pour laisser les fiancés, comme ils le faisaient tout à l'heure, la précéder de quelques pas.

« Oh ! pauvre Béatrix, comme vous vous entendez à l'épouvanter, dit Fermina en riant de tout son cœur. Elle qui, d'abord, n'aimait pas mon mariage, parce que, disait-elle, vous aviez la réputation d'un si grand « cala- vera » (1) !

— Je la croyais revenue de cette opinion. — Sans doute, mais il ne lui faudrait pas grand'chose

pour l'adopter de nouveau.

(1) Mauvais sujet.

Page 10: Les rameaux rouges - Numilog

— Elle avait raison... mais elle aurait tort... » Et la voix de Ramon Pancorbo, quittant le ton du

badinage, se fit tout à coup d'une gravité singulière. Comme Fermina ne répondait pas, il se pencha vers

elle avec une sorte d'angoisse : « Dites, niña, n'en avez vous pas la certitude profonde,

ne le sentez-vous pas, que le calavera est mort depuis que vous lui avez fait la grâce de mettre votre petite main dans la sienne et de l'emmener avec vous loin des chemins mauvais ? »

Elle répondit seulement : « Mon cher amour... » Alors le visage de Ramon, son visage brun aux yeux

trop noirs, aux traits fins et durs, à la barbe déjà semée de fils blancs, rayonna de nouveau comme celui d un petit enfant.

« Oh ! niña, je dois vous lasser avec cette inquiétude, dont une fois de plus je vous demande pardon. Mais que voulez-vous? Regardez ce petit garçon grave qui s'en vient au-devant de nous et qui porte son « palmon » avec tant de recueillement ; la tige a deux fois la hau- teur de l'enfant, elle oscille à chaque pas et il la regarde avec un ravissement mêlé d'angoisse... S'il allait la lais- ser échapper ! Je porte ainsi mon bonheur trop grand. Je ne puis plus marcher que les yeux levés vers lui ; mais je le sens trembler dans ma main...

— Oh ! impie que vous êtes, impie, dit-elle sur un ton grondeur mais avec le plus joli sourire. Toujours douter

Page 11: Les rameaux rouges - Numilog

de la joie que Dieu vous accorde ! Quel blasphème envers lui ! »

Elle lui prit le bras et s'y laissa peser de tout son poids. De sa main droite elle tenait, ainsi qu'on porte un bou- quet, une palme haute comme la main. Ramon la lui avait portée le matin en allant la chercher pour la con- duire à la messe. A cette palme, aux lamelles décou- pées et tressées, réduction minuscule de celles que l'on offre aux petites filles, pendeloquaient en guise de sucre- ries deux boucles d'oreilles d'un travail délicat dont les pierres vertes jetaient un feu sombre et brûlant.

Fermina avait mis les bijoux à son oreille rose et elle avait tenu à emporter la palme à l'église pour qu'elle fût bénite avec toutes les autres.

« Nous l'attacherons au balcon de notre maison... » Et, comme le petit garçon que lui avait montré Ramon,

elle portait avec respect cette chose légère, pesante en ce moment de tout son bonheur.

Ils étaient montés jusqu'à la Plaza de Cataluña, flaque énorme de soleil dont la réverbération brûlait les yeux. Doña Béatrix dit derrière eux :

« Voilà midi qui sonne. Il faudrait rentrer. — Pas encore, supplia Ramon. On ne dîne qu'à une

heure chez tante Serafina. — Il ne vous suffit donc pas de vous être promenés

depuis dix heures et demie qu'a fini la grand'messe ? » Fermina implora à son tour : « Il fait si beau !»

Page 12: Les rameaux rouges - Numilog

Le désir exprimé par la jeune fille acheva de décider Ramon.

« Oui, ma chère âme, il fait si beau ! Redescendons une fois encore vers les bouquètières et vers la mer : nous dirons à doña Serafina que nous sommes revenus sur nos pas pour lui acheter des roses. »

Derrière eux la vieille femme marmonnait : C'est une imprudence, une folie, nous avions déjà

de la chance qu'il ne soit rien arrivé. » Ramon l'entendit et s'étonna un peu. « Mais que veut dire Béatrix et que pouvait-il donc

arriver ? — Je vais vous l'expliquer. » Fermina baissait la voix. Elle n'eût pas voulu froisser,

en paraissant la railler, sa vieille compagne. « Béatrix, qui se jetterait à l'eau ou dans le feu et

braverait toutes les épidémies s'il y avait la moindre vie à sauver, a deux craintes au monde, deux craintes épou- vantables : celle du péché mortel... et celle des bombes anarchistes. La première s'explique parce qu'elle est sainte, née d'une famille de saints. Deux de ses tantes furent carmélites ; un de ses cousins, missionnaire, s'est fait martyriser je ne sais où. Sa seconde frayeur, la pau-

Page 13: Les rameaux rouges - Numilog

vre femme ! vient de ce que sa plus jeune sœur mourut

dans l'abominable attentat du Lyceo, il y a un peu plus de vingt ans. Vous rappelez-vous ?

J e me rappelle... J e passais la soirée dans une mai- son amie et nous attendions pour souper la fille aînée

de mes hôtes, une jeune femme qui justement assistait à la représentation... Nous l'avons vue arriver tout à

coup, à demi-folle, la joue déchirée, couverte de sang. — Moi, je venais de naître... mais maman m'a si sou-

vent parlé de cette catastrophe horrible... Eh bien ! on avait fait cadeau de deux billets pour ce soir-là à la sœur de Béatrix. Elle était allée au théâtre avec son mari. »

Fermina baissa la voix davantage. « C'est Béatrix elle-même qui l'avait coiffée, habillée,

et pour qu'elle ne parût point trop humble, à côté des dames en grande toilette qui seraient assises autour d'elle, ma tante lui avait prêté une belle broche et un bracelet d'or. C'est grâce à ces bijoux qu'on l'a recon- nue. Sa tête, oh ! c'est atroce, je ne veux pas penser à

cela... Elle était tout près de l'endroit où la bombe est tombée, comprenez-vous ? Le mari a eu seulement le bras emporté, mais il est devenu fou.

— J e me rappelle, dit encore Ram on. je me rappelle, la fille d 'un de mes amis a failli, elle aussi, perdre la

raison. — Après cet abominable c r i m e vous devez le savoir

aussi et bien mieux que m o i on a continué de s'effrayer

pendant de longues années. On disait : « les anarchistes

Page 14: Les rameaux rouges - Numilog

s'agitent, un tel ou un tel a reçu des lettres de menaces... on va déclarer l'état de siège à Barcelone. » Et on avait peur de donner une fête, peur de se mêler, quand il y avait une réjouissance publique, à une foule trop élé- gante. La menace de la bombe pesait sur tous, était partout.

« Dans ces moments-là, ma pauvre maman, qui vivait encore, et ma tante Serafina et Béatrix n'osaient plus assister à la messe dans les églises des quartiers riches, à San Jaime ou à Santa Anna, ou même à Belen. Elles disaient toujours : « Vous verrez ce qui arrivera un de ces dimanches à la sortie de la Misa May or, au moment où les jeunes gens se groupent devant le portail pour regarder sortir les élégantes et pour admirer leurs jolies toilettes... vous verrez ce qu'ils en feront des jolies toi- lettes, les anarchistes... » Alors nous allions dans la plus pauvre église du plus pauvre faubourg. Il n'y avait pas de chaises et nous devions nous agenouiller sur les dalles froides et demeurer ainsi tout le temps de la messe. A nos côtés s'agenouillaient comme nous des vieillards, des infirmes, des malades qui avaient la tête, ou les bras, ou les jambes empaquetés de linges sales, des femmes misérables qui n'avaient pour se couvrir la tête qu'un lambeau de mouchoir dont les quatre pointes pendaient sur leur nuque et sur leur front.

« L'odeur était irrespirable. Contre les dalles froides nos jambes se glaçaient et s'ankylosaient. Mais au moins nous étions tranquilles, protégées par toute cette mi-

Page 15: Les rameaux rouges - Numilog

sère, bien sûres que l'on ne tenterait pas d'assassiner ces gueux ; et nulle appréhension ne venait nous distraire pendant le saint office.

« Eh bien ! Béatrix en est restée à cette époque de terreur. Les attentats ont beau maintenant être assez

rares et de petite importance, elle ne peut sortir de la maison sans les redouter. Il y a deux ans, précisément un dimanche, une bombe a éclaté sur la Rambla...

L'assassin, qui visait évidemment les femmes riches, se promenant là et faisant leurs achats de fleurs, n'a réussi

qu'à tuer une pauvre travailleuse, une bouquetière... Béatrix était affolée... elle n'a parlé que de cela pendant six mois... Et c'est à cela seulement qu'elle a pensé, vous pouvez en être sûr, depuis la sortie de la messe et tout le temps de notre promenade. »

Elle le regarda, s'interrompit, et tendrement mena- çante :

« Mais vous, mon amour, vous êtes distrait et vous ne pensez pas du tout à ce que je dis.

— Ah ! murmura-t-il, que m'importent Béatrix et ses terreurs ! J e pense que je vous écoute, et c'est tout, et c'est divin. Vous venez de m'appeler « mon amour »,

et une fois de plus ce mot m'a semblé un sacrilège, venant de votre bouche et s'adressant à moi. »

Il répéta humblement, en secouant sa belle tête aux traits déjà fatigués, aux yeux ardents :

« A moi ! à moi ! »

Et il recommença de lui parler de lui-même et de sa

Page 16: Les rameaux rouges - Numilog

vie passée, de sa mauvaise vie. Il n'était pas de jour qu'il n'y revînt. Cela lui faisait à la fois du mal et du bien, car s'il détestait son âme et son cœur d'autrefois, il ne

se rassasiait pas de sentir que Fermina l'aimait par- dessus tout le mal qu'il avait pu commettre,

Il avait été, plus de vingt ans auparavant un adoles- cent trop riche et mal surveillé, le dernier d'une famille de six enfants, fils a rdemment attendu, passionnément accueilli après la naissance de cinq filles, dont l'aînée, quand il vint au monde, avait déjà dix-huit ans. Et le premier de ses grands torts avait été celui de tous les enfants gâtés, le tort de reconnaître, par l'exigence exces- sive et par l'ingratitude, l'excès de la tendresse et de l'adulation.

Arrogant, emporté, d'un égoïsme moins féroce sans doute qu'il n'était inconscient, mais dans tous les cas fort insupportable, il s'était brouillé successivement avec ses cinq beaux-frères et refusait de se rencontrer avec

eux sous le toit paternel. Aux fêtes de Noël, de Pâques et de l'Ascension et à toutes les autres fêtes qui réu- nissent tous les membres d'une même famille à la table

des vieux parents, doña Maria Paz de Pancorbo, le cœur

navré, mais n'ayant pu se résoudre à n'inviter point ses

Page 17: Les rameaux rouges - Numilog

filles, et leurs maris, et ses petits-enfants, voyait partir dès le matin ce fils insolent, qui, affectant une grande joie de se voir libéré ainsi, de par l'envahissement du

logis paternel, s'en allait courir la ville, souper, jouer et tapager avec les plus mauvais sujets de Barcelone.

Quelquefois, il restait absent plusieurs jours et généra- lement il résultait de tout cela quelque scandale dont

ensuite s 'entretenait la rumeur publique et que les jour- naux eux-mêmes ne négligeaient point de faire con- naître à tout le monde.

Alors doña Maria Paz de Pancorbo, agenouillée sur son prie-Dieu, pleurait toutes ses larmes, et don Manuel de Pancorbo, son époux, se désespérait avec elle. Il n'avait tant désiré un fils que pour lui laisser, avec son nom estimé, l ' importante fabrique d'indiennes imprimées fondée par lui dans les faubourgs de Badalona et d'où lui était venue toute sa fortune. Mais ce fils détestait le

travail, comme il détestait la laideur des faubourgs

ouvriers, l'aspect des murs maculés de suie par le dégor-

gement des hautes cheminées, le relent des épaisses fumées jaunes ou rouges ou verdâtres s'échappant en bouillonnant des cuves de teinture. Tant bien que mal

cependant, il fit trois mois durant fonctions de directeur. Et son père, trop vieux, presque infirme, se reprenant quand même à espérer en lui, lui passa, par acte signé, tous ses pouvoirs. Alors, d'autorité, sans consulter per- sonne, Ramon installa en ses lieu et place un ancien contremaître, Pedro Collgros, honnête homme, d'ail-

Page 18: Les rameaux rouges - Numilog

leurs, et fort intelligent. Et, n 'ayant plus à se soucier de

la fabrique que pour en recevoir l'argent, donner quel- ques ordres et examiner les livres de temps à autre, il partit pour un beau voyage.

Manuel Pancorbo en mouru t de douleur ; doña Maria Paz le suivit dans la tombe six mois plus tard. Rien ne tenait plus, dans sa dissipation, le fils qui les avait tués. Les scandales de sa conduite se multiplièrent. Une nuit on le vit remonter en chantant le Paseo de Gracia au

milieu d 'une bande d 'hommes et de femmes, ivres comme il était lui-même. Une autre fois, à la table de

jeu, une discussion étant survenue, il s 'emporta jusqu'à frapper au visage un de ses compagnons si cruellement qu'il lui cassa la mâchoire. Ses violences le faisaient craindre ; son intransigeant orgueil le rendait insuppor- table à tous. Mais il prêtait ou donnait volontiers son argent e t quelques mauvais sujets lui formaient une suite courtisanesque et servile.

Ainsi passèrent ses années les plus belles. Et puis la

lassitude vint, et le dégoût. Sans se repen t i r tout à fait, il commençait d'entrevoir ce que peut être le remords quand un jour, chez un marchand d'éventails de la Calle

Fernando, il avait rencontré Fermina. Son jeune visage était aussi grave qu'il était beau, mais sa bouche riait, et il y avait au fond de ses yeux purs une âme tendre et profonde.

Ramon l'avait suivie. Pa r d'anciens amis, négligés depuis longtemps, il s'était fait présenter chez doña Sera-

Page 19: Les rameaux rouges - Numilog

fin a avec qui vivait la jeune fille depuis la mort de sa mère.

Veuve depuis trente ans, percluse dans tous ses mem- bres, à demi aveugle, doña Serafina habitait une des rues les plus vieilles du vieux quartier de Barcelone.

Dans les interminables couloirs de son vaste apparte- ment, l 'odeur des huiles parfumées, brûlant tout le jour dans des lampes d'argent devant une statue de la Vierge des Douleurs, se mêlait à l 'odeur humide des cours ver-

dâtres et moisies sur lesquelles ouvraient les fenêtres des chambres inoccupées et des grands salons vides.

Doña Serafina avait perdu un fils de vingt ans, et, depuis vingt ans qu'il était mort, elle n'avait pas touché de sa semelle les pavés de la rue, elle n'avait pas res- piré le soleil. Elle vivait dans le cabinet attenant à sa chambre où s'érigeait cette autre Mère, au cœur déchiré de sanglants couteaux, et les mains sans vie, les yeux presque morts, elle demeurait inoccupée, ayant près d'elle seulement Béatrix qui était sa sœur de lait et connaissait son désir d'être servie en silence.

Tout le jour elle priait et méditait, inlassablement. Nul n'aurait pu dire en quelles hauteurs elle vivait mainte- nant et ce que savaient voir aujourd'hui les yeux de son âme. Elle ne recevait point de prêtres, et sa dévotion singulière, sans étroitesse ni parti pris. ne ressemblait à rien. Ses jugements et ses décisions étaient toujours imprévus. Le bien qu'elle faisait, paraît-il, ne se pouvait évaluer ; mais quelquefois, c'est l 'homme ou la femme