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- 1 - CHAPITRE 3 – LES REGIMES POLITIQUES La notion de régime politique risque d’engendrer des confusions car elle est employée en science politique mais aussi en droit constitutionnel. Or, elle ne vise pas la même chose. Le système institutionnel : En réalité, le droit constitutionnel devrait plutôt parler de « systèmes institutionnels ». Le système institutionnel est une notion qui recouvre exclusivement l’organisation officielle des principaux pouvoirs institués ou encore les relations juridiques entre les pouvoirs constitutionnellement établis. Une autre manière de définir cette notion est de dire qu’elle désigne la forme juridique du gouvernement. Le système politique : en rupture avec cette approche, la science politique moderne dominante préfère parler de « système politique ». Ce concept vise l’ensemble unifié des règles du jeu politique c’est-à-dire la totalité des règles régissant l’organisation du pouvoir. Le système politique va ainsi s’intéresser aux partis politiques, à leur organisation, à leur fonctionnement. Historiquement, cette notion fut utilisée par les théoriciens pour démontrer la permanence du fait élitiste. Ainsi, l’analyse en termes de systèmes conduira certains sociologues à juger que le gouvernement de tous (la démocratie) est, en réalité, traversé par des mécanismes oligarchiques de sélection qui se sont logés dans l’organisation interne des partis politiques. Le régime politique : Le régime politique est un concept qui articule d’un côté, le mode d’organisation du pouvoir et d’un autre côté, son mode d’exercice. Il ne s’intéresse donc pas seulement aux règles relatives au pouvoir politique mais aussi aux hommes, à leurs pratiques. Par exemple, un régime politique sera traditionnellement défini par le nombre de détenteurs du pouvoir (un, quelques-uns et tous) et par la manière dont ce pouvoir est exercé (conformément à des lois ou de manière arbitraire). Le gouvernement d’un seul sera par exemple décliné en monarchie et en tyrannie. Une autre de manière d’exprimer cette idée est de souligner qu’un régime politique désigne la forme politique de gouvernement. Le régime politique s’intéresse donc, par-delà le système institutionnel, à la relation de ce dernier avec le système partisan et avec la société civile (l’opinion publique et ses relais). Par rapport à la notion de système politique, le régime politique implique la prise en compte de la dimension d’exercice du pouvoir et une moindre attention à la dimension d’organisation.

Les Regimes Politiques

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CHAPITRE 3 – LES REGIMES POLITIQUES La notion de régime politique risque d’engendrer des confusions car elle est employée

en science politique mais aussi en droit constitutionnel. Or, elle ne vise pas la même chose.

Le système institutionnel : En réalité, le droit constitutionnel devrait plutôt parler de

« systèmes institutionnels ». Le système institutionnel est une notion qui recouvre exclusivement l’organisation officielle des principaux pouvoirs institués ou encore

les relations juridiques entre les pouvoirs constitutionnellement établis. Une autre

manière de définir cette notion est de dire qu’elle désigne la forme juridique du

gouvernement.

Le système politique : en rupture avec cette approche, la science politique moderne dominante préfère parler de « système politique ». Ce concept vise l’ensemble unifié

des règles du jeu politique c’est-à-dire la totalité des règles régissant l’organisation

du pouvoir. Le système politique va ainsi s’intéresser aux partis politiques, à leur

organisation, à leur fonctionnement. Historiquement, cette notion fut utilisée par les

théoriciens pour démontrer la permanence du fait élitiste. Ainsi, l’analyse en termes de systèmes conduira certains sociologues à juger que le gouvernement de tous (la

démocratie) est, en réalité, traversé par des mécanismes oligarchiques de sélection

qui se sont logés dans l’organisation interne des partis politiques.

Le régime politique : Le régime politique est un concept qui articule d’un côté, le mode d’organisation du pouvoir et d’un autre côté, son mode d’exercice. Il ne

s’intéresse donc pas seulement aux règles relatives au pouvoir politique mais aussi

aux hommes, à leurs pratiques. Par exemple, un régime politique sera

traditionnellement défini par le nombre de détenteurs du pouvoir (un, quelques-uns et

tous) et par la manière dont ce pouvoir est exercé (conformément à des lois ou de manière arbitraire). Le gouvernement d’un seul sera par exemple décliné en

monarchie et en tyrannie. Une autre de manière d’exprimer cette idée est de

souligner qu’un régime politique désigne la forme politique de gouvernement. Le

régime politique s’intéresse donc, par-delà le système institutionnel, à la relation de

ce dernier avec le système partisan et avec la société civile (l’opinion publique et ses relais). Par rapport à la notion de système politique, le régime politique implique la

prise en compte de la dimension d’exercice du pouvoir et une moindre attention à la

dimension d’organisation.

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o La classification des régimes par Aristote : Dans son Ethique à Nicomaque puis dans La politique, Aristote retient deux critères fondamentaux qu’il

combine pour dissocier les régimes politiques. D’une part, au niveau du mode

d’organisation, il retient le nombre de détenteurs du pouvoir ; d’autre part, au

niveau de son mode d’exercice, il distingue les formes justes ou droites des

formes perverses ou dégénérées. C’est ainsi qu’il est amené à distinguer le gouvernement d’un seul dont la forme droite est la monarchie tandis que le

forme perverse est la tyrannie, le gouvernement de plusieurs dont la forme

juste est l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et la forme dégénérée

l’oligarchie (gouvernement des riches), le gouvernement de tous dont la forme

correcte est « la politie » (le régime idéal dirigé dans l’intérêt de tous) et la forme dégénérée est la démocratie (gouvernement des pauvres). En plus du

niveau institutionnel (organisation) et éthique (exercice), Aristote ajoute aussi

une considération socio-économique conduisant à pourfendre le gouvernement

des riches comme le gouvernement des pauvres. Cette classification vaut d’abord par sa simplicité et par sa généralité. Elle eut une énorme influence

dans l’antiquité où elle fut souvent reprise mais aussi durant la modernité où

des penseurs comme Machiavel ou Rousseau s’en sont largement inspirés.

o La classification des régimes selon Rousseau : Dans Le Contrat social, Jean-

Jacques Rousseau prolonge largement Aristote mais il lit les régimes moins en penseur réaliste qu’en moraliste. Aussi distingue-t-il le gouvernement d’un

seul, de plusieurs et de tous qui contiennent à chaque fois une forme correcte et

une autre corrompue. Car, selon Rousseau, une même forme de gouvernement

peut être « la meilleure dans un certain cas et la pire d’en d’autres ». La

démocratie lui paraît être un régime idéal propre aux dieux plus qu’aux hommes. Elle « n’a jamais existé et n’existera jamais dans la rigueur de

l’acception ». Elle suppose un petit Etat, une grande simplicité de mœurs, une

égalité absolue. C’est pourquoi sa forme perverse est plus certaine mais

risquée.

Tous Quelques-uns Un seul

Forme correcte Démocratie Aristocratie Monarchie

Forme

corrompue

Ochlocratie Oligarchie Tyrannie

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o La classification des régimes selon Montesquieu : Montesquieu va introduire une modification substantielle dans cette classification. S’il retient aussi le

critère du nombre en opposant le gouvernement d’un seul et celui du nombre,

en revanche, il ajoute un principe moral qui anime le régime. En d’autres

termes, le mode d’exercice du pouvoir est appréhendé selon un principe

général qui traduit aussi une certaine dynamique sociale. Cela conduit Montesquieu a concevoir deux régimes où un seul gouverne : d’abord, la

monarchie qui est le régime où règne la logique de l’honneur ; ensuite, le

despotisme où règne la logique de la crainte. S’agissant du régime de tous

c’est-à-dire dans l’intérêt de tous, Montesquieu l’appelle la République ; son

ressort est la vertu. Il en détaille deux versions : la démocratie est présentée comme le régime où le peuple exerce la puissance souveraine ce qui est

connoté comme étant un régime allant vers les excès ; au contraire,

l’aristocratie est le gouvernement où seule une partie du peuple gouverne (les

nobles) et cela se traduit par la vertu de la modération. o Les classifications modernes : la question de la nature des régimes n’a cessé

d’être retravaillée par les théoriciens modernes. Plusieurs critères combinés ont

été tentés. Mais avec le règne du système représentatif et de la pensée libérale

(libéralisme politique), il est devenu courant d’opposer les démocraties

pluralistes d’une part, des régimes non démocratiques d’autre part qui peuvent être soit autoritaires, soit totalitaires.

Il est donc faux de parler de régime parlementaire ou de régime présidentiel. Il s’agit là de

systèmes institutionnels. En revanche, ceux-ci sont le plus souvent des aménagements à

l’intérieur d’un régime démocratique. De même, il est abusif de parler de régime majoritaire

ou de régime à partis multiples. Il s’agit là de systèmes politiques. Là encore, il s’agit d’aménagements politiques à l’intérieur d’un régime démocratique. Classiquement, depuis la

victoire de la démocratie depuis la seconde guerre mondiale, on distingue les régimes

démocratiques de ceux non démocratiques.

I – LES REGIMES DEMOCRATIQUES

La démocratie est à la fois un mot, un idéal, un système c’est-à-dire un ensemble de pratiques

organisées. Ces trois éléments constitutifs ont chacun leur propre histoire que nous tenterons

ici d’explorer brièvement.

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§1 – LA DEMOCRATIE COMME MOT

Le mot « démocratie » ne s’est imposé que très difficilement et très récemment.

Certes, durant l’antiquité grecque, le mot devient courant et important mais il disparaît par la

suite. Il ne ressurgit qu’au cours du XIXème siècle et fait l’objet d’un consensus universel

seulement après 1945.

A)- Le mot démocratie dans l’Antiquité

La formation du mot « dèmokratia » est originale. Le plus souvent, les grecs

désignaient un régime politique en spécifiant le nombre de ceux qui exercent le pouvoir.

Ainsi, ils créèrent le mot « monarchie » qui signifie un seul (mon) à la tête (archie). De même,

« l’oligarchie » signifie quelques-uns (olig) à la tête (archie). Logiquement, si les grecs

avaient voulu évoquer l’idée que tous gouvernent c’est-à-dire que le peuple exerce le pouvoir, ils auraient parlé de « dém-archie ». Ce n’est pourtant pas le mot qu’ils choisirent et cela ne

saurait être un hasard.

Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette association originale entre peuple

(démos) et pouvoir (kratein). Tout d’abord, la démocratie n’est pas l’équivalent de la « démarchie » ce qui signifie que, dans la démocratie, le peuple n’est pas nécessairement

gouvernant. En d’autres termes, la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple puisqu’il

n’est pas à la tête. D’ailleurs, les critiques antiques de la démocratie, dont l’école de Platon,

soulignèrent constamment l’absence réelle de gouvernant dans ce régime. Pour eux, la

démocratie laisse planer une incertitude sur « qui gouverne » ; elle ne désigne personne clairement comme étant gouvernant (à la tête) ; elle est donc dénoncée comme un régime qui

n’a pas de tête, d’ordre c’est-à-dire comme une « an-archie »1. Ensuite, si la démocratie n’est

pas le pouvoir du peuple, elle peut en revanche désigner le pouvoir par le peuple et même le

pouvoir pour le peuple. En d’autres termes, le peuple est la notion ou l’instance qui peut

légitimer l’action du pouvoir. Deux cas de figure se présentent à nous : soit, l’action du pouvoir est légitime parce qu’elle vise l’intérêt de tous c’est-à-dire l’intérêt collectif de la

cité ; ici, le peuple est la finalité ; soit, l’action du pouvoir est légitime parce que le peuple

participe sous une forme ou une autre au processus de décision. Au total, le peuple est moins

le gouvernant qu’il n’est le principe, la condition du pouvoir.

1 - Sur ce point, voir les remarques de Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris,

Hermann, coll. “Agora”, pp 119-120.

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1 – Le mot démocratie dans la Grèce antique

La première trace écrite du mot «dèmokratia» remonte au milieu du Vème siècle avant

J-C lorsque Hérodote déclare que Clisthène « a établi chez les Athéniens les tribus et la

démocratie »2. Désormais, on considère que le mot fut d’usage courant dès le début du Vème

siècle avant J-C et qu’il avait un sens très positif ou valorisant. Par exemple, l’Assemblée

athénienne décida en 411 d’ « enquêter sur les lois des ancêtres établies par Clisthène quand il institua la dèmokratia »3. L’année suivante, une loi prévoit qu’attenter à la dèmokratia fait

encourir une mise hors la loi. Globalement, une importante tradition intellectuelle favorable à

la démocratie émergea en Grèce. L’histoire l’a pourtant souvent passé sous silence.

a)- Un mot valorisé au quotidien

Les preuves d’un emploi très valorisant du mot « démocratie » sont nombreuses et de natures très diverses. Quelques exemples permettront d’illustrer ce point :

Les tragédies : vers 422, Euripide reprit le thème déjà traité par Eschyle des

Suppliantes (Hikétides). Cette pièce présente le roi mythique d’Athènes Thésée

comme le défenseur du gouvernement démocratique face au messager du tyran de Thèbes (Créon) qui demandait l’extradition des femmes venues d’Argos lesquelles

s’étaient exhilées à Athènes après la victoire de Polynice sur Adraste. Thésée

s’enorgueillit de ce que « cette ville n’est pas au pouvoir d’un seul : elle est libre ; le

peuple y règne, tour à tour et tous les citoyens, magistrats annuels, administrent l’État.

Nul privilège à la fortune car le pauvre et le riche ont des droits égaux dans ce pays »4. Les écrits historiques : Dans ses Histoires, Hérodote défend vigoureusement la

démocratie ; de manière anachronique, il rapporte un prétendu débat qui se serait

déroulé en 522 entre les septs conjurés perses5. Otanès y défend la démocratie

présentée comme un gouvernement où la multitude est souveraine et où règne

l’isonomie. Megabyse défend, quant à lui, l’aristocratie tandis que Darius soutient la monarchie. Ce dernier emporte les voix des quatres derniers conjurés et deviendra roi

mais Otanès fera valoir sa liberté pour se retirer de la cité. Hérodote l’approuve et

marque sa préférence pour la démocratie. Plus loin, il aborde la politique intérieure

2 - Hérodote, Histoires, VI, 131.1. Toujours dans ce livre VI, Hérodote écrit également : «Le régime qu’il fallait

aux Perses était la démocratie». 3 - Aristote, Constitution d’Athènes, 29.3. 4 - Euripide, Les Suppliantes, 403-408. Le thème de l’accueil des faibles, pauvres et exhilés comme symbole de

la démocratie avait déjà été traité par Euripide dans Les Héraclides. 5 - Hérodote, Histoires, III, 80-83.

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athénienne et déclare : « On constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux : soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à

la guerre que leurs voisins, mais libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante.

On voit bien par là que dans la servitude, ils refusèrent de manifester leur valeur,

puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun trouvait son propre

intérêt à accomplir sa tâche avec zèle »6. Les discours : 150 discours nous sont parvenus qui s’étalent entre 419 et 322 date de

l’abolition de la démocratie. Chacun sait, en effet, que le pouvoir politique reposait sur

l’approbation des citoyens. A ce titre, l’éloquence devint une nécessité et conduisit à

l’apparition d’un genre littéraire nouveau - la rhétorique - au Vème siècle dans les

deux démocraties que furent Athènes et Syracuse. Il s’agit soit des discours politiques prononcés à l’Assemblée ou au Conseil (discours parénétiques) soit, de ceux

judiciaires ou de ceux circonstanciels - comme l’oraison funèbre de Périclès. Tous ces

discours font l’apologie de la démocratie le plus souvent après avoir critiqué tel ou tel

de ses aspects. Surtout, ils nous renseignent sur la dévotion des athéniens à l’égard de la démocratie. Par exemple, un discours d’Antiphon daté de 420 avant J-C signale que

le Conseil des Cinq Cents commençait chaque réunion par un sacrifice pour la

Dèmokratia.

Les philosophes : dans leur immense majorité, les philosophes furent hostiles à la

démocratie mais il existe quelques exceptions. C’est le cas du sophiste Protagoras qui fut un ardent partisan de la démocratie. Mais son œuvre est perdue. Malgré tout, ce

que nous savons de lui est convergent : il était un proche de Périclès et fut le

législateur d’une colonie panhellénique de Thourioi créée sous l’impulsion de

Périclès. Elle fut sans doute une démocratie modérée. Platon lui fait énoncer le mythe

d’Épiméthée selon lequel chaque homme a part naturellement à la justice ce qui est conforme à une vision démocratique7.Selon ce mythe, les dieux chargèrent Prométhée

et Épiméthée de distribuer les qualités nécessaires à chaque espèce. Épiméthée

distribua tout aux animaux laissant l’homme dépourvu. Prométhée alla donc voler le

feu et les arts à Héphaïstos et Athéna pour doter l’homme. Mais incapable de fonder une communauté, les hommes vivaient dispersés en proie aux animaux plus forts

qu’eux. Zeus envoya alors Hermès porter la justice entre tous les hommes. Protagoras

conclut : « Voilà pourquoi Socrate (…) quand on délibère sur la politique où tout

6 - Hérodote, Histoires, V, 78. 7 - Platon, Protagoras, 321a-322d.

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repose sur la justice et la tempérance, les Athéniens ont raison d’admettre tout le monde… ».

Malgré ses nombreuses preuves d’une ferveur certaine pour la démocratie, l’histoire a surtout

retenu les réticences des penseurs grecs.

b)- Un mot vilipendé par les philosophes

Dans le camp hostile à la démocratie, on trouve de nombreux intellectuels et notamment les philosophes. Leurs écrits, dont une bonne partie nous est parvenue,

influencèrent durablement notre perception de la démocratie grecque.

Une vieille tradition intellectuelle d’hostilité à la démocratie : elle s’est installée très

tôt dans l’antiquité grecque. C’est ainsi que dès les premières années de la guerre du

Péloponnèse (donc vers 430), un anonyme écrivit un pamphlet analysant la démocratie comme le double produit résultant d’une vision perverse de l’humanité et d’une

conception erronée de la société. L’argument central était déjà que la démocratie n’est

pas le gouvernement du peuple tout entier mais seulement le gouvernement des

pauvres. Pour cette raison, les historiens de l’antiquité l’ont dénommé le « traité du Vieil Oligarque »8. De la même manière, les sophistes furent, selon l’historiograhie,

des défenseurs de l’oligarchie à l’exception notable de Protagoras9. Ce fait est

notamment attesté pour Thrasymaque qui écrivit vers 411 un traité sur la

« constitution des ancêtres » critiquant l’influence des jeunes et faisant l’apologie des

mythiques « pères d’Athènes » agés et expérimentés10. Au siècle suivant, un essayiste comme Isocrate opère une critique morale de la démocratie du même type en se

réferrant lui aussi à la mythique démocratie de l’âge d’or, une « démocratie des

ancêtres »11. Il évoque les Anciens comme ceux qui «instituèrent la démocratie, non

8 - L’ouvrage fut longtemps attribué à tort à Xénophon car il nous fut transmis avec ses écrits. Il a été publié,

sous la forme plus éclairante d’un dialogue par Luciano Canfora, La démocratie comme violence, Paris, Ed.

Desjonquères, 1989. 9 - Sur ce point, voir Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, 1989, 2ème

ed., Livre de Poche, coll. “Biblio-essais” notamment le chapitre 8 intitulé “La politique”, pp 247-269. 10 - Ce texte est perdu. La première page est cependant citée par Denys d’Halicarnasse (Ier siècle après J-C)

comme un exemple d’éloquence appréciée par les anciens au sein d’un essai sur Démosthène. 11 - Cette référence équivoque à la «démocratie des ancêtres» (patrios dèmokratia) a pu conduire certains

interprètes à le considérer comme un démocrate réformateur mais le fond de son discours est nettement

oligarchique. Ainsi Jacqueline de Romilly range-t-elle constamment Isocrate dans cette catégorie des démocrates

réformateurs. Elle écrit notamment : «Isocrate, en évoquant la belle démocratie d’autrefois, nous engage sur la

voie des réformes ; et son action implique le choix d’un régime qui n’est plus tout à fait la démocratie égalitaire

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pas celle qui décrète à l’aventure et tient la licence pour la liberté, la possibilité de faire ce que l’on veut pour le bonheur, mais celle au contraire, qui condamne de telles

pratiques et fait appel aux meilleurs »12.

Platon : Ce fut pourtant Platon qui donna toute son ampleur à cette tradition d’hostilité

à la démocratie. Dans le livre VIII de La République, il expose sa théorie de la

dégénérescence des constitutions. Si la cité parfaite est celle où la raison gouverne l’homme et l’État, les cités imparfaites sont celles où la raison est supplantée par un

vice. Dans la hiérarchie de la corruption des régimes, la timocratie occupe la place la

plus enviable car elle n’est que le gouvernement de l’honneur ou encore de l’ambition.

La régression se poursuit avec l’oligarchie, cité de l’argent et de la recherche éperdue

de la richesse. L’avarice y est la passion dominante conduisant à la concentration de la richesse et à l’appauvrissement d’une partie des citoyens. Ce n’est qu’à ce moment

qu’apparaît la démocratie13 sous le coup d’une révolution menée par les déchus, ces

« frelons » dont la rancoeur les a armé d’un dard et qui regroupent l’oligarque

appauvri, le politicien qui cherche fortune par la politique, le démagogue et le fils de l’oligarque émancipé de la tutelle de son père14. « A mon avis, écrit Platon, la

et absolue de la fin du Vème siècle» in Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris,

Hermann, coll. “Agora”, 1986, p 84. Le problème est que le seul traité d’Isocrate sur la politique intérieure -

l’Aéropagitique - date de 357. Isocrate critique le présent et celui-ci n’est nullement le socialisme d’État de

Périclès ou les excès de la démocratie radicale de ses successeurs mais bien la démocratie très réformée de

Démosthène. En ce sens, Morgen Hansen a raison de voir en lui un défenseur de l’ordre solonien largement

oligarchique. (12) - Isocrate, Panathénaïque, 12. 131. De la même manière, Isocrate dénonce, dans l’Aéropagitique, la politeia

«qui encourage les citoyens à identifier insolence et démocratie, mépris de la loi et liberté, licence verbale et

égalité, droit d’agir comme il vous plaît et bonheur» et déclare plus loin : «Je trouve que la seule chose qui

permettrait d’écarter les périls à venir et de nous délivrer des maux présents [ceux de la démocratie de

Démosthène] serait d’accepter le rétablissement de la démocratie d’autrefois, dont Solon le meilleur ami du

peuple a fixé les lois». (respectivement Isocrate, L’Aéropagitique, 7. 20 et 16). (13) - Platon, La République, VIII, 555b - 562a. Voir aussi Alexandre Koyré, Introduction à la lecture de Platon,

Paris, Gallimard, 1995, réed., pp 144 et suiv et Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque,

Paris, Hermann, coll. “Agora”, 1986, pp 171-182. (14) - «Et voilà, ce me semble, établis dans les cités des gens pourvus d’aiguillons et bien armés, les uns accablés

de dettes, les autres d’infamie, les autres des deux à la fois : pleins de haine pour ceux qui ont acquis leurs biens,

ils complotent contre eux et contre le reste des citoyens et désirent vivement une révolution» in Platon, La

République, VIII 556a, Garnier-Flammarion, p 315. Platon reprend ici l’argument du Vieil Oligarque en

soulignant combien la démocratie ne représente pas le peuple en entier ni même le menu peuple comme les

cultivateurs et les artisans qui, eux, s’intègrent à la cité juste.

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démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent également avec ceux qui restent

le gouvernement et les charges publiques »15. En d’autres termes, la démocratie se

caractérise d’abord par un goût excessif pour la liberté qui se trouve ainsi commuée en

licence. Cette dernière engendre un affaissement du règne des lois sous le coups d’une

tolérance excessive généralisée. Pire encore, elle conduit à un renversement de l’ordre moral : à la recherche de la vertu se substitue une quête insatiable du plaisir. Il en

résulte une sorte d’inversion de l’ordre social : les maîtres craignent les élèves qui les

moquent ; les vieux veulent plaire aux jeunes et même les animaux comme les ânes

prennent la liberté de heurter les passants dans les rues. Voilà pourquoi Platon conclut

que la démocratie est « un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal »16. Elle est le fruit

de la démagogie qui est son vice premier. De là découle sa propension à l’anarchie qui

la fait déboucher sur la tyrannie, gouvernement de la vanité et du crime. Mais la

critique platonicienne de la démocratie ne se borne pas au magistral livre VIII de La

République. Dans une oeuvre plus ancienne comme le Gorgias, Platon dénonce

frontalement l’habileté du rhéteur devant les assemblées populaires17 et dénie le

symbole de la démocratie qu’est « Périclès [qui] a rendu les Athéniens paresseux,

lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour les

fonctions publiques »18. Dans ses oeuvres de vieillesse, le jugement de Platon demeure critique mais semble plus mesuré : dans Les Lois, la démocratie apparaît comme un

élément nécessaire au sein de la constitution mixte puisqu’il faut marier sagesse et

(15) - Platon, La République, VIII, 557b, Garnier-Flammarion, p 315. (16) - Platon, La République, VIII 558b, Garnier-Flammarion, p 318. (17) - Ce thème revient à deux endroits au moins : Platon, Gorgias, 452D-E où Platon fait ironiquement dire à

Gorgias que le bien suprême apporté par le sophiste est «le pouvoir de persuader par ses discours les juges au

tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui

soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin». Et aussi en 455B-456A où

Socrate déclare que «l’orateur [instruit par un sophiste] n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres

assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance. Le fait est qu’il ne pourrait instruire en

si peu de temps une foule aussi nombreuse sur de si grands sujets».

(18) - Platon, Gorgias, 515e ; Caliclès rétorque à Socrate qu’il est un «laconisant aux oreilles cassées» c’est-à-dire

un tenant de l’oligarchie comme à Sparte [Lacédémone] lesquels pratiquaient la boxe. A la fin du dialogue, après

avoir dénigré les hommes d’État athéniens, Socrate dira : «Je crois que je suis un des rares athéniens, pour ne pas

dire le seul, qui s’attache au véritable art politique et qu’il n’y a que moi qui le pratique aujourd’hui» (522a).

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liberté mais elle ne saurait nullement être un idéal19. Cette idée se trouve expliciter dans Le Politique dans la mesure où la démocratie apparaît comme le moins bon

régime ordonnée et le meilleur régime corrompu20.

Reste à savoir quelle tradition l’emportait dans l’opinion publique de l’époque. Sur ce terrain,

il faut d’abord considérer que les partisans de la démocratie s’adressaient à un tout autre

public que ses détracteurs. Platon, Aristote et Isocrate écrivaient pour un petit groupe de disciples ou d’intellectuels, tous plus ou moins admirateurs de Sparte ce qui amena

Démosthène à souligner ironiquement qu’« à Athènes, il est permis de louer le système

politique de Sparte et de dénigrer le sien propre tandis qu’à Sparte, nul ne peut louer aucun

autre système que celui de Sparte »21. En revanche, les dramaturges et les hommes politiques

écrivaient pour l’ensemble du public. C’est donc bien le sens valorisant qui domina au moins jusqu’à la fin du IVème siècle avant J-C.

2 – L’éclipse du mot démocratie : Rome et le Moyen Age

Le mot « démocratie » resta durablement attaché à la forme des micro-États que furent

les cités. Or, dès la fin du IVème siècle avant J-C, la réalité politique dominante changea totalement ; les cités autonomes disparurent et furent supplantées par l’Empire qui les

absorba. Ce fut d’abord l’Empire d’Alexandre le Grand dans un contexte où la culture

grecque dominait encore largement le monde méditerranéen. (l’héllénisme) Mais bientôt, la

domination romaine s’amorça engendrant une perte d’influence de la culture grecque ; le

vocabulaire politique s’en trouva changé. La distanciation romaine : « Rome n’a jamais passé pour une démocratie » affirme

sans ambages l’historien républicain Claude Nicolet22. Le mot y existait-il seulement ?

Rappelons d’abord que les romains ne se dotèrent pas d’une terminologie calquée sur

le grec. De ce fait, le terme fut en lui-même d’un usage très rare.

(19) - Platon, Les Lois, 693D-E et 756E.

(20) - Platon, Le Politique, 303b : après avoir déclaré que la monarchie est le meilleur régime s’il existe des lois,

l’étranger déclare à Socrate le jeune : «Pour [le gouvernement] de la multitude, tout y est faible et il ne peut rien

faire de grand ni en bien, ni en mal. (…) Si tous les gouvernements sont déréglés, c’est en démocratie qu’il fait le

meilleur vivre ; mais s’ils sont bien ordonnés, c’est le pire pour y vivre». (21) - Cité dans Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres,

1993, p 49 d’après un discours de Démosthène de 355 avant J-C.

(22) - Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la rome républicaine, Paris, Gallimard, coll. “Tel”, 1976, p 82.

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• La République romaine : A vrai dire, le mot n’apparaît que sous la plume des

historiens de culture grecque de la période républicaine(23). Il est de manière

quasi exclusive employé dans un sens péjoratif. Ainsi Cicéron écrit-il : « Si

c’est le peuple qui a le pouvoir et que sa volonté décide de tout, on dira que

c’est là un régime de liberté alors qu’en réalité c’est la licence »24. Comme chez

les classiques grecs, l’analyse de Cicéron reprend la typologie monarchie,

aristocratie, démocratie en distinguant la forme correcte de la forme déviée. Pour lui, la démocratie se caractérise par le règne de la licencia.

• L’Empire romain : Chez les historiens de l’Empire, le terme démocratie a un

contenu beaucoup plus flou. La démocratie se confond alors avec les

gouvernements républicains et s’oppose au gouvernement d’un seul qu’incarne

l’Empire. Si le mot continue de jouer un rôle de repoussoir, c’est en revanche pour des raisons bien différentes de celles avancées par les historiens

républicains. La démocratie est alors dénoncée, par exemple chez Dion Cassius,

comme un pur idéal irréalisable et inadéquat pour une structure comme

l’empire(25). Elle est une pure construction morale. Notons, in fine, qu’à partir

du IVème siècle ap. J-C., une transposition littérale du grec au latin est

effectuée ; grâce à cela, la pérennité du mot sera assurée en ce qu’il sera récupéré par les langues vernaculaires de l’occident moderne.

(23) - Dans un seul cas, le terme est employé pour caractériser une réalité politique romaine. Diodore de Sicile

dans sa Bibliothèque historique (34/35, 25, 1) déclare que le second frère Gracque - Caius Gracchus - souhaitait

«détruire l’aristocratie et d’instaurer la démocratie». Le propos est confirmé par Plutarque dans son portrait de

Caius Gracchus (5, 4). Dans une étude sur ce texte, Mouza Raskolnikoff conclut que le seul bénéfice de ce texte

est d’éclairer la vision aristocratique et antigracchienne des historiens romains comme Diodore. Cf. Mouza

Raskolnikoff, «Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas» in Cahiers de

philosophie politique et juridique, 1982, n°2, pp 21-31.

(24) - Cicéron, De la république, Paris, Garnier-Flammarion, livre III, 13, p 84. Plus loin, Cicéron prête le propos

suivant à Lélius : «Il n’y a pas d’État dont j’hésiterai moins à dire que ce n’est pas une république précisément

que celui où la multitude a tous les pouvoirs» (ibid, III, 33) ce à quoi Scipion répond : «Je conviens que des trois

formes [de gouvernement], c’est la moins digne d’approbation» (ibid, III, 35). (25) - Par exemple, «une cité qui est d’une telle importance et qui exerce sa domination sur la plus belle et la plus

grande partie du monde connu, à qui appartiennent des hommes de moeurs multiples et diverses (…), une telle

cité est dans l’incapacité de vivre avec modération dans une démocratie, et encore plus dans l’incapacité de faire

régner l’harmonie là où la modération est absente» (Dion Cassius, 44, 2, 4) cité in Mouza Raskolnikoff,

«Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas» in Cahiers de philosophie

politique et juridique, 1982, n°2, p 31.

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La disparition médiévale : Si la réalité politique romaine tant dans sa version républicaine qu’impériale avait déjà largement congédié le terme de démocratie de

l’univers politique, le Moyen Age accomplit un pas supplémentaire en l’éliminant

également du discours théorique. La raison essentielle doit être recherchée dans la

mutation complète des modes de raisonnement. En effet, là où la philosophie jouait le

rôle d’introduction à la réflexion politique chez les classiques de l’antiquité, se substitua la théologie voire l’écclésiologie. Les sources de la pensée reflètent ce

bouleversement : tandis que La République de Platon, La République de Cicéron et

surtout La Politique d’Aristote sont perdues, les références dominantes deviennent

l’Ancien et le Nouveau Testament, le Corpus juris civilis de Justinien et les écrits

patristiques (Ambroise, Augustin, Grégoire). L’œuvre de Saint Augustin est sur ce terrain emblématique ; il polémique contre Rome en essayant de dédouaner le

christianisme de son rôle dans la chute de l’Empire. Pour cela, il prend ses distances

avec la culture antique païenne. La cité politique vertueuse ne peut être que céleste

tandis que la cité terrestre est jugée nécessairement injuste ; elle n’est qu’un « repaire de voleurs ». La politique est donc nettement dévalorisée ; la question de la démocratie

est donc complètement congédiée.

La résurgence du mot démocratie : cette résurgence est d’abord due à la civilisation

arabe alors en plein développement laquelle va engendrer, en Europe, une

« renaissance » à la fin du Moyen-âge. • L’apport de la civilisation arabe : Hors de l’occident chrétien, la culture grecque

a pu cependant être préservée et donner de nouveaux développements sur la

démocratie. C’est notamment le cas avec Alfarabi qui, au début du Xème siècle,

tenta de concilier la pensée antique classique avec l’islam26. A l’instar de Platon

dans Les Lois et d’Aristote, il dégagea un régime vertueux qui était une forme

mixte avec à sa tête un philosophe prophète. A ce régime, il en opposait six autres tous partiels et déviants. L’originalité d’Alfarabi est de souligner que la

démocratie est à la fois le gouvernement qui contient le plus de bonnes choses

et celui qui recèle le plus de défauts. La raison est qu’il supporte une pluralité

de fins ce qui lui confère son caractère bigarré souligné par Platon. Le

(26) - L’oeuvre d’Alfarabi n’est pas traduite en français. Sa pensée politique a cependant été exposée par son

traducteur anglais Muhsin Mahdi, La fondation de la philosophie politique en Islam. La cité vertueuse

d’Alfarabi, Paris, Flammarion, 2000. Pour un résumé, voir aussi son article «Alfarabi» in Joseph Cropsey, Leo

Strauss (dir.), Histoire de la philosophie politique, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1994, pp 223-245.

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philosophe est notamment sensible à la possibilité de voir s’épanouir les arts, les sciences et surtout la philosophie dans ce type de régime. Par ce type de

réflexions, Alfarabi préfigure l’évolution ultérieure de la pensée occidentale. En

effet, son oeuvre souligne l’étroitesse du lien entre la présence des antiques -

surtout Aristote - et le questionnement sur la démocratie. Or ce lien rompu à la

fin de l’Empire romain est reconstitué à la fin du XIIème et au XIIIème siècles

ouvrant une nouvelle ère de la pensée politique qualifiée parfois de «proto-Renaissance».

• Le Moyen-âge tardif : Le point de départ de ce renversement fut précisément la

réintroduction d’Aristote et notamment la traduction en latin de l’Éthique à

Nicomaque et des Politiques par Guillaume de Moerbecke vers 126027. Or « la

redécouverte de la pensée politique aristotélicienne injecta le concept de citoyenneté participative »28 dans la réflexion et cela à plusieurs niveaux. Au

plan juridique d’abord, l’école civiliste italienne des commentateurs du droit

romain29 justifia la souveraineté des cités-républiques indépendantes par le

consentement populaire. A l’intérieur de l’Église, le mouvement conciliaire (1378-1450) contesta le pouvoir de la hiérarchie en faisant valoir la nécessité de

la communauté des chrétiens. Ce mouvement sera prolongé par l’œuvre de

Marsile de Padoue dans son Défenseur de la paix qui, à partir de la théorie de la

souveraineté populaire d’Aristote, va faire reposer l’autorité du pape sur le

consentement des chrétiens. Enfin, au plan politique, l’idée de gouvernement populaire est fut développée par « l’humanisme civique » florentin qui prit son

essor à la fin du XIIIème siècle30. Mais ce fut sur le plan philosophique que

(27) - Rappelons à cette occasion le rôle essentiel que jouèrent les cultures juive et arabe dans ce processus et

notamment les oeuvres d’Alfarabi, de Moïse Maïmonide, d’Avicenne (Ibn Sina), d’Averroès (Ibn Rushd). Une

des grandes originalités de cette réception fut que la lecture de ces auteurs par les médiévaux fut l’occasion de la

redécouverte d’Aristote et non de Platon alors que ce dernier était de loin l’auteur prépondérant dans ces

oeuvres. L’édition des Politiques par le dominicain Guillaume de Moerbecke joua un rôle essentiel ne serait-ce

que parce que Thomas d’Aquin opéra son commentaire sur elle. (28) - J-P. Canning, «Politique : institutions et conceptions» in James Henderson Burns (dir.), Histoire de la

pensée politique médiévale, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1993, p 344.

(29) - Bartolus de Sassoferrato (1313-1357) et Baldus de Ubaldis (1327-1400) furent tous deux professeurs de

droit à Pérouse et furent les juristes les plus connus en Europe au XIVème siècle. (30) - Voir Quentin Skinner, Les fondations de la pensée politique moderne, Paris, PUF, coll. “Léviathan”,

tome 1 - La Renaissance, chapitres II et IV.

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cette inflexion s’avéra la plus porteuse. Du coup, la réflexion sur les régimes politiques incorporant le débat sur la démocratie redevient un exercice

académique. On en trouve un exemple dans l’œuvre du grand philosophe que

fut Saint Thomas d’Aquin au XIIIème siècle31.

Au total, le mot a ressurgi à la fin du Moyen-âge mais dans les cercles très restreints des

spécialistes de philosophie politique qui ont lu Aristote. Le sens du mot est encore flou ; l’expérience de la République romaine domine largement celle de la démocratie athénienne.

En fait, le mot démocratie traduit la recherche d’un gouvernement mixte incorporant une

forme de participation populaire. Cette recherche est aussi celle qui dominera les premiers

siècles des Temps modernes.

B)- Le mot démocratie et la modernité : l’exemple américain

Tandis qu’en Angleterre le premier emploi attesté du mot démocratie remonte à 1576,

aux États-Unis, le terme émergea vers 1630 mais ne se généralisa que vers 1830. En France,

le terme émergea encore plus tardivement avec une reconnaissance également tardive. Dans

tous les cas, le mot reste très négatif et faisait peur jusqu’en 1840. En France, c’est l’ouvrage de Tocqueville De la démocratie en Amérique qui popularisa le mot avec une connotation

positive. Il gagna doucement les milieux progressistes durant la seconde moitié du XIXème

siècle mais les conservateurs ne s’y rallièrent qu’après l’échec de Vichy. Les étapes, en

France, sont très similaires à celles des Etats-Unis. Dans tous les cas, aucun des

révolutionnaires d’un côté et de l’autre de l’atlantique ne revendiqua le mot.

Aux Etats-Unis, le terme démocratie émergea dans le second tiers du XVIIème siècle

au cours de la querelle religieuse opposant les presbytériens aux congrégationalistes. Cette

controverse prit, en effet, rapidement la forme d’une lutte pour la « démocratie

ecclésiastique ». À partir de là, plusieurs étapes peuvent être identifiées32 :

(31) – Thomas d’Aquin reprend la doctrine du gouvernement mixte avec une inflexion personnelle en faveur de la

monarchie mais il l’érige en modèle biblique puisque le gouvernement ancien d’Israël est réinterprété par lui

comme intégrant tout à la fois une composante monarchique avec Moïse et ses successeurs, une composante

aristocratique avec le conseil des 72 anciens et une composante démocratique puisque ces derniers étaient élus

par le peuple (Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia-IIae, question 105, a1 et aussi De Regno, I, 6. 42). De

plus, Thomas d’aquin s’approprie la formule de Saint Paul mais en insistant sur le second terme : « omnis

potestas a Deo sed per populum » (Tout pouvoir vient de Dieu mais par le peuple). C’est sur cette base que

Jacques Maritain pu écrire : « c’est la philosophie de Saint Thomas qui a été la première philosophie authentique

de la démocratie » (Jacques Maritain, Principes d’une politique humaniste, Paris, Hartmann, 1945, p 41). (32) - L’essentiel des données qui suivent sont issues de la remarquable étude de Bertlinde Laniel, Le mot

‘democracy’ aux États-Unis de 1780 à 1856, Publications de l’Université de Saint-Étienne, travaux LXXXVI -

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1 – Le discrédit initial (1629-1774)

• L’hostilité puritaine à la démocratie : Les puritains radicaux, qui établirent dès

1629 une oligarchie théocratique dans le Massachusetts, récusaient la démocratie au motif

premier que la Bible ne recommandait que l’aristocratie ou la monarchie. Dès lors,

« préconiser un gouvernement démocratique équivaut à une révolte contre la volonté divine et

constitue un péché terrible ». Le mot se trouve discrédité chez les puritains aux débuts du XVIIème siècle et le restera durablement. Dans son étude, Bertlinde Laniel évoque trois

registres de dépréciation du terme : au plan éthique, la démocratie évoque le mal, l’absence de

dignité et la dépravation ; dans le registre socio-politique, elle se rattache aux idées de

désordre, de tumultes, de troubles ; dans l’ordre intellectuel enfin, la démocratie renvoie à la

déraison, à la brutalité et à la folie. • L’hostilité des « pères fondateurs » à la démocratie : Dans ce contexte, il n’est

guère surprenant de constater l’absence totale du terme démocratie dans les grands textes

fondateurs des États-Unis qu’il s’agisse de la déclaration d’indépendance de 1776 ou de la

constitution de 1787. Lorsque les «founding fathers» l’évoquent, c’est toujours en des termes négatifs. Ainsi Alexander Hamilton, lors du débat à la convention constituante du 18 juin

1787, met en garde contre les « vices », les « excès » et « l’imprudence de la démocratie ».

Selon lui, « notre véritable maladie est la démocratie ». James Madison affirma clairement

que « les démocraties ont toujours été des théâtres de l’agitation et de la contestation

incompatibles avec la sécurité personnelle et les droits de propriété ». John Adams écrivit, de manière plus catégorique encore, qu’« en réalité, le mot ‘démocratie’ ne signifie ni plus ni

moins qu’une nation de gens sans aucun gouvernement du tout… Rappelez-vous que la

démocratie ne fait jamais long feu. Elle a tôt fait de se perdre, de s’épuiser, de se détruire. Il

n’y eut jamais de démocratie qui ne se suicida point ». Nul doute ici que ce jugement nous

renvoie à la théorie platonicienne et aristotélicienne de l’évolution des régimes selon laquelle la démocratie conduit à l’anarchie et débouche sur le despotisme. La hantise qu’inspire la

démocratie est également étroitement liée à la peur du « despostisme du grand nombre ».

Cette phobie du grand nombre et de la médiocrité donna d’ailleurs lieu à la création du terme

de « Mobocracy » - que l’on pourrait rendre par « plébocratie » ou « populocratie » - dont la première occurence remonte à 1754. La tyrannie du nombre semble d’ailleurs bien plus

effaroucher que la tyrannie d’un seul ainsi qu’en témoigne Samuel Seabury en 1780 : « Si je

dois être réduit en esclavage… que ce soit par un roi… Qu’il me soit permis d’être dévoré par

CIEREC, 1995, 375 pages. La première définition anglaise de la démocratie datant de 1576 précisait :

«Democracy : when the multitude have goverment» selon le New English Dictionnary.

- 16 -

les crocs d’un lion et non rongé à mort par les rats et la vermine ». Et en définitive, Edmund Burke exprima l’opinion commune du moment lorsqu’il écrivit qu’« une démocratie parfaite

est la plus honteuse chose du monde »33

• La minorité « congrégationnaliste » favorable à la démocratie : Dès le milieu

du XVIIème siècle, une dissidence protestante s’opposa aux puritains presbytériens. Ces

« extrêmistes », souvent proche du courant anglais des « nivelleurs » poussèrent vers une extension du suffrage et une plus grande tolérance religieuse. C’est ainsi que le pasteur Roger

Williams, banni du Massachusetts en 1636, fonda une nouvelle colonie - le Rhodes Island -

dont le texte institutif stipule : « il est convenu… que la forme du gouvernement établi dans

les Plantations de la Providence est démocratique c’est-à-dire un gouvernement reposant sur

le consentement libre et volontaire de tous ou de la plus grande part des habitants libres ». Le mot «démocratique» apparaît donc pour la première avec une connotation positive dans ce

texte de 1647. A l’instar de Roger Williams, un autre dissident - Thomas Hooker - fonda

selon les mêmes principes le Connecticut en 1639. Pourtant le père véritable de la démocratie

américaine sera le pasteur de l’église congrégationnaliste du village d’Ipswich dans le Massachusetts. En effet, John Wise fut le premier à produire une argumentation raisonnée en

faveur de la démocratie dans un ouvrage de 1717 qui influença largement les révolutionnaires

américains. Dans A Vindication of the Goverment of New England Churches, Wise juge

notamment qu’« il semble plus conforme aux lumières de la nature que s’il doit y avoir des

formes régulières de gouvernement installées dans la maison de Dieu, il faut absolument que cela soit… une démocratie ». Mais si quelques précurseurs défendent l’idée démocratique, il

n’en demeure pas moins que le mot resta largement discrédité.

A l’issue de la révolution américaine, la connotation péjorative du mot démocratie fut reprise

et amplifiée. Le discrédit du terme s’énonce non seulement à travers les trois registres

évoqués - éthique, socio-politique, intellectuel - mais aussi à travers des images et symboles qui viennent renforcer la négativité de sa résonance affective. Aussi est-il possible de

distinguer, à la suite de Bertlinde Laniel, les métaphores médicales et hygiéniques (sâleté,

égoûts, ordures, maladies…), celles zoomorphiques (bêtes, rats, vermine…), celles religieuses

(enfer, diable…) et celles météorologiques évoquant les catastrophes naturelles (pluies diluviennes, torrent, volcan…). C’est pourquoi elle peut affirmer que « dans l’imaginaire de

(33) - Cité in R.R. Palmer, «Notes on the use of the word “democracy” 1789-1799» in Political Science

Quarterly, 1953, vol. 68, p 208.

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nombreux hommes politiques de l’époque post-révolutionnaire, le mot « democracy » semble avoir été associé à l’idée de mort »34.

2 – L’évitement républicain de la démocratie (1775-1790)

Les révolutionnaires américains acceptaient tous sans la moindre hésitation le principe de la

souveraineté du peuple. La difficulté résidait, pour eux, à qualifier le régime découlant de

l’adhésion à ce principe. De ce point de vue, le débat sur la qualification du régime passa par deux phases.

• Phase 1 – La République moderne s’oppose à la démocratie antique : Dans une

première phase, il s’est agit de bien différencier le régime institué de l’idée de tyrannie du

nombre et donc d’opposer la dimension qualitative à celle quantitative dans le vocable

démocratie. Si le peuple détient le pouvoir puisqu’il est souverain, il est hors de question qu’il l’exerce directement. Cette idée en implique une autre : les révolutionnaires veulent marquer

« le caractère absolu de la rupture entre l’expérience démocratique antique et sa réincarnation

moderne »35. Voilà pourquoi Madison affirma que « Les deux grandes différences entre une

démocratie [antique] et une république [moderne] sont : premièrement, le fait de déléguer le gouvernement à un petit nombre de citoyens élus par les autres ; deuxièmement, le fait que ce

dernier puisse être étendu à un grand nombre de citoyens et à de grands pays ». De ce fait, les

pères fondateurs sont ainsi unanimes à rejeter la démocratie directe qui n’est rien d’autre

qu’une « plébocratie » (Mobocracy). C’est ainsi que Thomas Jefferson dans son célèbre

article du 22 novembre 1787 distingua soigneusement la démocratie pure ou « simple democracy » de la démocratie véritable ou représentative.

• Phase 2 – La République s’oppose à la démocratie sociale : Dans une seconde

phase, les pères fondateurs cherchèrent à différencier la dimension sociale et économique de

la dimension juridique et politique du mot peuple. Dans cette perspective, la République

incarna la dimension juridico-politique. Étymologiquement, dans le vocable Res publica, l’adjectif publicus dérive de populus. Mais, ici, le peuple désigne une entité homogène. La

République est la chose de tous au sens d’un ensemble de citoyens constitué en nation. Au

contraire, le peuple de la démocratie est à l’état brut ; il est hétéroclite et renvoie à l’ancienne

notion de multitude. C’est pourquoi la République apparaît aux pères fondateurs comme le régime préservant à la fois de la tyrannie d’un seul ou de quelques-uns (Monarchy,

Aristocracy) et de la tyrannie de tous (Democracy, Mobocracy). En outre, la République est

(34) - Bertlinde Laniel, Le mot ‘democracy’ aux États-Unis de 1780 à 1856, op.cit, p 69.

(35) - Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Paris, Armand Colin, coll. “Analyse politique”, 1973, p 212.

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également conçue comme le gouvernement selon la loi ce qui déboucha sur la doctrine de la « Higher Law » à laquelle la Constitution du Massachusetts donna sa formulation

emblématique : « a government of laws and not of men ». Dès lors, les « founding fathers »

rivalisèrent d’imagination lexicologique pour contourner l’emploi du vocable « démocratie »

par trop connoté. John Adams évoqua un gouvernement constitué dans l’intérêt public ;

Georges Washington préféra parler de gouvernement populaire tandis que Thomas Jefferson se référa au « gouvernement libre » ou au « gouvernement d’intérêt général ». C’est pourtant

le terme de République qui s’imposa vers 1780 alors même qu’il demeurait très controversé

dix ans plutôt. Une des raisons de la généralisation de ce vocable tient sans doute à l’idéologie

néo-romaine qui régna sur les révolutionnaires américains36. Mais une raison plus

fondamentale tient dans la volonté des pères fondateurs de dissocier l’état social du principe politique d’organisation de la société37.

Paradoxalement la valorisation de la différence entre démocratie et République constitue la

première étape d’un rapprochement entre les deux notions. Si la démocratie est le type social

dont la République est la forme politique de gouvernement, il peut donc exister un continuum entre les deux. Thomas Jefferson fut le premier à explorer cette voie en décrivant que « les

sociétés démocratiques ont pour but déclaré de nourrir les principes républicains de notre

Constitution ». De ce fait, la conscience populaire américaine tendra à considérer que « A

Republic means a political Democracy ». Dans cette optique, Bertlinde Laniel peut écrire avec

raison que « le mot «Republic» qui, dans les années 1780, était généralement opposé au mot «democracy» tendait, quinze ans plus tard et chez un nombre croissant d’américains, peu à

peu à s’identifier à ce terme »38.

3 – Le tournant Jeffersonien (1791-1820)

Aujourd’hui, la Constitution du 17 septembre 1787 est présentée comme l’acte de naissance

de la démocratie moderne. C’est pourquoi le document rédigé par les pères fondateurs fait l’objet d’une vénération quasi religieuse. A cela s’ajoute le messianisme américain selon (36) - Outre les institutions telles le Sénat, les révolutionnaires usèrent et abusèrent des références à l’antiquité -

tout spécialement celle romaine. L’historien H.L. Mencken signala ainsi l’existence de plus de 2200 lieux aux

États-Unis dont le nom fut emprunté à l’antiquité parmi lesquels Rome, Carthage, Syracuse, Pompey, Troy…

Plusieurs chemins furent baptisés via sacra. La devise de la Fédération est aussi : E Pluribus Unum. Le billet

d’un dollar est frappé de la devise : Novus Ordo Seclorum. Les auteurs du Federalist signaient “Publius”. Oliver

Holmes condensa cette dévotion dans la formule célèbre de 1858 : «We are the Romans of the modern world». (37) - Cette conception constitue mutatis mutandis une reprise de la démarche de Montesquieu dans la

construction de sa typologie des régimes. Elle annonce également les réflexions de Tocqueville (voir, infra).

(38) - Bertlinde Laniel, Le mot ‘democracy’ aux États-Unis de 1780 à 1856, op.cit, p 81.

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lequel l’expérience politique inaugurée par la Convention de Philadelphie a une portée universelle. Mais, en réalité, la Constitution de 1787 ne cherchaient pas à instituer la

démocratie moderne. Jefferson fut le premier à le comprendre.

• La critique initiale de Constitution par Jefferson : La Constitution est, en fait,

un compromis entre les fédéralistes d’Hamilton et les anti-fédéralistes de Jefferson. L’édifice

épouse l’idéal classique de la recherche d’un régime mixte qui s’énoncera, ici, sous la forme de la théorie des « freins et contrepoids » (checks and balances). Dans ce cadre, le système

politique américain est ordonné autour de l’impératif de stabilité ce qui doit permettre de

tempérer les mouvements d’humeur de l’opinion publique et de filtrer ou modérer la pression

des groupes d’intérêts. Le risque est bien sûr celui d’une neutralisation totale du pouvoir mais

il apparaît moins important aux yeux des constituants de 1787 que celui de la tyrannie (de la plèbe pour les hamiltoniens ou d’une aristocratie sociale pour les jeffersoniens). Toutefois, si

le régime est mixte, la démocratie est-elle autre chose qu’une simple composante ? C’est

l’avis des principaux protagonistes et notamment de Jefferson qui, après son élection à la

présidence, repprochait encore à la Constitution d’avoir institué « une monarchie déguisée ». Aussi peut-on légitimement affirmer que « bien qu’ils aient accepté sur le plan théorique le

principe d’un gouvernement démocratique basé sur la souveraineté du peuple, dans la

pratique, ce n’est qu’à la chambre des représentants que les pères fondateurs associaient l’idée

de démocratie ». Une conclusion émerge alors : en 1787, la Constitution n’a pas établi une

démocratie ; ce n’est qu’au prix d’une interprétation rétrospective qu’elle deviendra dans la conscience de tous l’acte fondateur de la démocratie.

• La création d’une tendance politique démocrate : l’appropriation du terme

« démocratie » par la classe politique commence avec l’adoption des 10 premiers

amendements en 1791 ce qui est unanimenent considéré comme une victoire des aspirations

démocratiques des jeffersoniens. Dès ce moment, le terme démocratie se détache définitivement de toute référence à l’instabilité, à l’anarchie ou à la populace. Désormais les

jeffersoniens défendront la Constitution qu’ils critiquaient, en lui trouvant toutes les vertus

démocratiques. De plus, Jefferson démisionna du gouvernement de Georges Washington

(1793) et créa le premier parti politique américain regroupant les anti-fédéralistes. Ce parti d’opposition prit d’abord le nom de «Republican» mais le rattachement au vocable

«démocratie» s’intensifia afin de rallier les éléments populaires indispensables à l’élection. Il

fut en outre imposé par le fait qu’en 1806, les opposants de Jefferson eux-mêmes se

rebaptisèrent «Federalist-Republicans». Les «Republicans» furent alors contraints de spécifier

leur orientation politique en devenant officiellement les «Democratics-Republicans». Progressivement, cette opposition se simplifia entre fédéralistes et démocrates suite à la

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disparition du terme «Republican» conséquence de la confusion qu’il engendra lors de la campagne présidentielle de 1824 où les cinq candidats se présentèrent comme républicains.

Le terme était désormais installé dans l’espace politique.

4 – La révolution démocratique jacksonienne (1828-1840)

Une nouvelle ère s’ouvrit en 1828 avec l’accession de Jackson à la présidence. Woodrow

Wilson la caractérisa comme étant la «révolution démocratique» tandis que l’historiographie la désigne par l’expression de « démocratie jacksonienne » (1828-1840). En vérité, une

mutation profonde du mot va s’opérer sous le coup notamment de la conquête de l’Ouest. En

effet, les pionniers de l’Ouest vont faire l’expérience de nouvelles relations sociales largement

en dehors du cadre institutionnel et social existant. En ce sens, « l’Ouest, pour l’expérience

américaine, est donc plus une phase d’organisation sociale, une forme de société, qu’une région géographique. (…) La démocratie du pionnier se basait sur le sentiment de solidarité et

de camaraderie véritable dû à une parité des périls, des intérêts et des ambitions ». Se

moquant des conventions en vigueur, les pionniers se caractérisent par une défiance manifeste

envers la loi, les autorités, la morale, la culture. Aux yeux des américains de l’Est, ils sont des barbares et des sauvages. Originaire du sud, Andrew Jackson incarna précisément l’américain

moyen dépourvu de toute culture39 au point qu’il fut surnommé par les conservateurs « roi de

la populace » (King Mob) et « roi des barbares de l’Ouest » (King of western barbarians).

• Le règne de « l’homme moyen » : Le discours politique de Jackson se

caractérisa par le développement d’une mystique du peuple. Les « real people » ou « practical people » qu’il évoque renvoient selon ses propres mots aux « planters, the farmers and the

laborer ». La rhétorique jacksonienne est ainsi structurée par une opposition centrale entre

l’homme moyen, le « common man » ou « average man » et les aristocrates, les « privileges »

ou « favors ». La société est représentée de manière globale en se référant à « the people » ou

« the great body of the people ». Mais derrière ces formules générales, le mot peuple est employé de manière plus différenciée : économiquement, il renvoie aux classes qui travaillent

et qui produisent par opposition à ceux qui ne travaillent pas de leurs mains ; socialement, il

réfère aux classes inférieures qui constituent la masse de la société ; politiquement, il renvoie

tour à tour à la nation ou à la majorité. • La démocratie comme égalisation sociale : Dans ce cadre, le discours

jacksonien ne se borne pas à s’approprier le mot démocratie ; il en élargit la portée, le (39) - Jackson ne venait pas du bas peuple mais il parvint à donner cette image. En revanche, il n’avait

effectivement fait aucune étude. Il fut général dans l’Ouest et ses exploits guerriers lui permirent d’entamer sa

carrière là-bas.

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transforme en une valeur hautement désirable afin d’édifier non un régime mais une société démocratique. Le mot passe alors définitivement dans le registre social. Ainsi naît la

« socially democratic society » qui, à la différence de la « social democracy » qui désigne une

manière de gouverner la société, renvoie plutôt à une manière de se comporter en société du

fait qu’elle se veut démocratique. En ce sens, la révolution jacksonienne incarne la

propagation d’un « democratic way of life ». Ce crédo jacksonien passe par une redéfinition des notions inhérentes au concept de démocratie. Ainsi la liberté - qui s’oppose aux libertés en

tant qu’ensemble de privilèges - passe du domaine politique au domaine économique. « La

démocratie devient alors le garant de la liberté du peuple dans le sens de ses intérêts

économiques ». L’égalité englobe par delà sa composante juridique - Equality of Rights - une

dimension sociale à travers l’égalité des conditions et l’égalité des chances. Elle devient même le maître-mot de la politique jacksonienne puisque « Equality is democracy ». L’égalité

s’avère surtout une arme terrible contre toute forme de distinction ; le langage va précisément

enregistré ces refoulement des hiérarchies et des différences sociales. Ainsi chaque individu

se revendique être un « gentleman » et chaque femme devient une « lady » même si ces mots perdent la connotation de respect qui leur était attachée. Cet égalitarisme touche également les

relations domestiques : le mot « servant » est ainsi abandonné - car trop lié étymologiquement

au mot « slave » - au profit de de « hired help » ou « maid ». De même, le mot « master »

disparaît car trop aristocratique au profit de « boss » dont l’origine hollandaise - baas -

signifie pourtant également maître. D’autres termes prennent une connotation péjorative ou sont créés pour stigmatiser une distinction. Tel est le cas pour les facultés intellectuelles

auxquelles la démocratie jacksonienne oppose un souverain mépris : « scholar » devient une

insulte, « Professor » devient ironique tandis qu’est forgé le mot de « Highbrow » (pédant,

hautain et ridicule)40. A l’inverse, le mot « doctor » fait l’objet d’un usage très extensif au

point que dans l’Ouest, toute personne portant des lunettes est affublée du diminutif « doc ». A cette époque, apparaît également le mythe du « self-made man » construit sur les deux

pilliers du discours jacksonien : l’individualisme et l’activisme. Signe des temps nouveaux, un

individu qui se comporte bien est appelé « a democratic person ».

(40) - Boston, centre culturel de la vie américaine, sera appelée “Highbrowville”. Durant la période jacksonienne,

de nombreux mots dépréciatifs commencent par “high” révélant l’inversion des valeurs. Dans son roman

satirique Modern Chivalry, Hugh Brackenridge se fait l’écho de cette tendance en faisant accusé un de ses

personnages de “scholar” : «An abonimable slander, I a scholar ! I a learned man ! It is a falsehood. See me

reading ! He never saw me read. I do not know a B from a bull’s foot. But this is a way to injure a man in his

election. I am an honest republican ; a good citizen, and yet it is reported of me, that I read books» cité in

Bertlinde Laniel, Le mot ‘democracy’ aux États-Unis de 1780 à 1856, op.cit, p 274.

- 22 -

5 – La constitution du credo démocratique américain

Même si la période jacksonienne se caractérise par la tyrannie de la majorité, par un

individualisme exacerbé couplé à un conformisme social, elle inaugure malgré tout une ère

nouvelle41 : le vocabulaire, les habitudes, la rhétorique et les valeurs politiques s’en trouvent

changés. Même la structure partisane se trouve bouleversée : l’ancienne opposition entre les

fédéralistes et les anti-fédéralistes s’estompe au profit d’une nouvelle distinction entre les démocrates jacksoniens et un conglomérat d’opposants disparate qui se regroupèrent en 1834

sous l’ancienne appellation de «Whigs». L’efficacité électorale des pratiques et du discours

jacksoniens les convainque de se conformer à ce modèle. C’est ainsi qu’en 1842, ils

deviennent les «Democratic Whigs». Le ralliement des conservateurs à la cause démocratique

a largement vidé de son contenu idéologique le débat politique. Ainsi que le nota un observateur du XIXème siècle, « Il n’y a pas de différence vitale entre le parti whig et le parti

démocratique. Il n’y a aucune différence au niveau des principes moraux. (…) Un démocrate

est seulement un whig à ses heures ; un whig est un démocrate parvenu à maturité ». Ainsi

qu’a pu récemment le noter un historien, «dans le demi-siècle [qui suit], la démocratie n’est pas vraiment mise en cause…» et de conclure que « le système politique américain est

solidement basé, au moins depuis la période jacksonienne, sur la démocratie et fondé, depuis

ses origines, sur les principes libéraux ».

Cette constante de la vie politique américaine peut cependant aussi être appréhendée

par son versant «positif». Elle traduit, en effet, l’établissement d’une croyance généralisée en un système commun de valeurs. Bertlinde Laniel peut ainsi écrire que la démocratie

« commence alors à relever plus de la métaphysique que de la politique. Le mot «democracy»,

émotivement très chargé, devient alors un symbole créateur d’unanimité, une force motivante

et par là agissante qui contribue à l’identification du peuple américain avec lui-même ». Il

n’est dès lors pas étonnant que l’idéal démocratique soit souvent perçu comme une religion42. L’originalité de ce credo démocratique tient à la fois à sa permanence et aux formes de sa

concrétisation. Ainsi tandis qu’en Europe, la patrie renvoie à un territoire, elle réfère aux

États-Unis aux institutions politiques et sociales. De même, tandis que le nationalisme renvoie

à la langue et à l’histoire de ce côté de l’atlantique, il se rattache à des principes idéologiques

(41) - Faut-il rappeler que Tocqueville fut le témoin de cette “révolution démocratique” puisque son voyage avec

Gustave de Baumont s’effectua entre mai 1831 et février 1832. (42) - Si Mark Twain qualifie cet idéal “d’évangile”, Hermann Melville mais aussi Georges Bancroft en font

l’expression de la voix de Dieu.

- 23 -

outre-atlantique43. Dans cette mesure, un américain est nécessairement un démocrate. C’est même la mission de l’Amérique que d’être « la preuve de la réussite de l’expérience d’une

république démocratique et représentative ». Cette « Manifest Destinity » (destinée manifeste)

a pu générer un expansionnisme territorial (guerre du Mexique…) et a pu conduire à la

volonté d’une régénération idéologique du monde sous la forme de la pax americana dans la

vision idéaliste de Woodrow Wilson aux débuts du XXème siècle.

C)- La démocratie, un mot galvaudé ? : le XXème siècle

Le XXème siècle marque la victoire de la démocratie sur tous les terrains : comme mot,

comme idéal et comme système politique. D’une manière très provocatrice, le théoricin

conservateur américain Francis Fukuyama décalara même La fin de l’histoire c’est-à-dire la

victoire définitive de la démocratie libérale sur toutes les autres formes de régimes. La thèse est provocatrice et contient de nombreuses faiblesses. Mais elle symbolise assez bien le

succès grandissant de la démocratie mais qui demeure très ambigu.

1 – La victoire ambiguë du mot au XXème siècle

La contestation du mot (1914-1945) : la première moitié du siècle est marquée par la contestation farouche de la démocratie libérale et parlementaire. Le terme s’est

progressivement banalisé dans les sociétés développés mais il subit une forte

contestation :

Dans les sociétés démocratiques, la démocratie est profondément fustigée sous

deux angles différents : Une approche politique : le régime est faible, corrompu, conduisant à

un parlementarisme inefficace. C’est le procès du parlementarisme et

de la classe politique corrompue aggravé par le fait que la démocratie

n’a pas su éviter la guerre en 1914, a conduit à la boucherie et ne

parvient pas à assurer la survie économique de tous (conséquences de la crise de 1929).

Une approche culturelle : la démocratie est assimilée au règne de

l’individualisme, à la destruction des ressorts communautaires, au

poids excessif de l’économie (le capitalisme et le règne de l’argent)

(43) - B. Laniels montre ainsi que le sentiment xénophobe se développa sous une forme très spécifique. Les

immigrés sont rejetés car insuffisamment dévoués à la cause de la démocratie américaine. C’est ainsi qu’au

XIXème siècle, les catholiques sont suspectés de vouloir détruire la civilisation américaine car ils auraient une

loyauté plus forte envers Rome qu’envers la démocratie américaine.

- 24 -

mais aussi à la puissance de la technique qui est perçue comme une menace. Bref, la démocratie est comprise comme l’expression d’une

crise de civilisation voire comme l’annonce d’une « mort de la

civilisation » décrite par Nietzsche et Paul Valéry.

Deux contre-modèles : la démocratie libérale est aussi ouvertement remise en

cause par deux modèles très différents : Le fascisme et le nazisme ne cessent de fustiger la démocratie

parlementaire et libérale qui leur paraît être l’expression même des

faiblesses de la société contemporaine. Il lui préfère un modèle

beaucoup plus unanimiste, clairement réactionnaire sur le terrain des

valeurs et beaucoup plus autoritaire. Malgré tout Hitler déclare en 1937 qu’il va construire une nouvelle démocratie qui sera non plus libérale et

parlementaire mais « germanique ».

Le communisme : le socialisme bolchévique constitue une seconde

contestation virulente de la démocratie libérale européenne. Il la voit comme l’expression du capitalisme et du règne de la bourgeoisie. Son

puissant discours (qui séduit beaucoup en Europe) conduit à envisager

la démocratie comme une parenthèse avant l’arrivée de la révolution

collectiviste inéluctable.

La victoire de la démocratie (1945-1975) : Après la seconde guerre mondiale, la démocratie devient la notion centrale de la vie politique ; elle est très attractive d’autant

qu’elle semble avoir gagné contre le nazisme.

La démocratie, une référence mondiale : contrairement à la période de l’entre-

deux-guerres, chacun revendique le mot pour lui adjoindre soit l’adjectif

populaire, soit celui de libéral. Ainsi l’UNESCO constate-t-elle en 1949 que « pour la première fois dans l’histoire du monde, aucune doctrine n’est

présentée comme antidémocratique. On accuse fréquemment les autres d’avoir

une action ou une attitude antidémocratique mais les hommes politiques et les

théoriciens s’accordent pour souligner les composantes démocratiques des

institutions qu’ils défendent et des théories qu’ils soutiennent »(44).

La démocratie dans la guerre froide : en même temps, l’émergence de la guerre

froide fait de la démocratie un enjeu central du conflit entre libéralisme et

(44) - Rapport de l’UNESCO de 1949 : Richard McKeon, Stein Rokkan (eds.), Democracy in a world of tensions,

Chicago, Chicago University Press, 1951, p 522 cité in Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, op. cit, p 15.

- 25 -

socialisme. Chacune revendique le terme mais désormais chacun le dénie à l’autre. « Chacun dénonce la non-démocratie de l’autre, comme si l’autre était

le fasciste. Le concept fourre-tout de « totalitarisme » autorise à l’Ouest les plus

grossières approximations, non seulement sur le « socialisme réel », mais plus

gravement encore, sur le projet démocratique qu’on lui oppose. (…) [Ce

conflit] a dans le même temps, favorisé l’assimilation schématique de cette démocratie à un simple envers de la barbarie, trouvant dans le fait d’avoir

combattu le fascisme sa pleine légitimité, et se confondant peu à peu à l’ordre

établi »(45). Une nouvelle fois, la démocratie construit son autre pour s’y

opposer récursivement et ainsi se redéfinir(46). C’est ainsi que l’acception

dominante de la démocratie va de nouveau évoluer pour se focaliser sur l’idée

de pluralisme au point de se confondre avec lui(47).

Le règne de la démocratie libérale ? Avec l’écroulement des totalitarismes et singulièrement après l’effondrement des «démocraties socialistes», la démocratie

libérale a paru s’être définitivement imposée par absence de rivale. Au moment même

où le mur de Berlin s’écroulait en 1989, un spécialiste américain de géopolitique

publiait un article intitulé « La fin de l’Histoire »48 qui eut immédiatement un immense

retentissement mondial. Face au succès, l’article de ce jeune conservateur inconnu fut transformé en livre intitulé La fin de l’Histoire et le dernier homme49. Dans ces deux

textes, Francis Fukuyama soutenait que l’humanité était parvenue enfin à la forme

(45) - Elisabeth Guibert-Sledziewski, «Démocratie» in Pascal Ory (sous la dir.), Nouvelle histoire des idées

politiques, Paris, Hachette, 1987, p 446. (46) - François Furet évoque un schéma de ce type à travers de belles formules. Il écrit ainsi : «Naissant de la

démocratie, prospérant en son sein, la haine du bourgeois n’est qu’en apparence la haine de l’autre. En son

centre, elle est la haine de soi. (…) De là vient ce trait sans doute unique de la démocratie moderne dans

l’histoire universelle : cette capacité infinie à produire des enfants et des hommes qui détestent le régime social

et politique dans lequel ils sont nés, haïssant l’air qu’ils respirent, alors qu’ils en vivent et qu’ils n’en ont pas

connu d’autre» in François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXème siècle, Paris,

Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, pp 29 (1ère partie de la citation) et p 31 (seconde partie)..

(47) - Marc Sadoun et Jean-Marie Donegani définissent ainsi le paradoxe de la démocratie : «la démocratie, cette

autre manière de dire le pluralisme, est toujours tendue vers la recherche de l’unité» in La démocratie imparfaite,

op. cit, pp 11-12. Que l’on songe aux travaux de Robert Dahl, de Raymond Aron, d’Anthony Downs, de Karl

Popper… tous insistent sur cette dimension du pluralisme. 48 - Francis Fukuyama, « The End of History ? » in The National Interest, 1989, n°16, pp 3-18 traduit « La fin de

l’Histoire ? » in Commentaires, 1989, n°47. 49 - Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

- 26 -

parfaite ou achevée de gouvernement. Cette forme parfaite est la démocratie libérale, essentiellement dans sa forme américaine. Pour soutenir cette thèse, Fukuyama opère

une relecture de l’Histoire en s’inspirant du philosophe allemand Hegel. Ainsi à chaque

étape de son développement, la démocratie libérale s’est heurtée à une idéologie rivale

donnant naissance à un régime qui s’opposait à elle. Ce fut d’abord le régime de la

monarchie héréditaire puis celui des dictatures fascistes, enfin celui des systèmes socialistes qui prirent fin avec la chute du mur et l’écroulement de l’empire soviétique.

Pour Fukuyama, chacune de ces formes de gouvernement étaient caractérisées par de

graves défauts et des irrationalités ce qui devait conduire inévitablement à leur

effondrement. À l’inverse la démocratie idéale incarne, pour lui, une forme de société

parfaite, achevée car elle satisfait les besoins les plus profonds et les plus fondamentaux de chaque homme. Fukuyama écrit que la démocratie libérale est « le point final de

l’évolution idéologique de l’humanité », « la forme finale de tout gouvernement

humain », bref, qu’elle est « la fin de l’Histoire ». Comme chez Hegel et Marx, cette

notion de fin de l’Histoire ne signifie pas que la succession des événements historiques va s’arrêter ; l’histoire au sens événementiel va se poursuivre. Mais l’Histoire, en tant

que processus d’évolution des sociétés, a atteint son stade ultime ; il n’y aura donc plus

de progrès possible en matière de développement des principes et des institutions

politiques fondamentales. Cette thèse emporte avec elle deux types de conséquences.

D’une part, si la démocratie libérale est le stade ultime de la société alors toutes les sociétés existantes devront l’adopter de gré ou de force. Et, en effet, les

sociétés occidentales vont très vite entreprendre d’imposer la démocratie

libérale un peu partout. Dès le début des années 1990, elles poussent pour

l’adoption de ce cadre dans les pays d’Europe de l’Est. À partir de 1992

(congrès de La Baule), la France impose à ses anciennes colonies africaines d’adopter la démocratie libérale c’est-à-dire le parlementarisme, le

pluripartisme et le principe de l’élection sinon elle cessera de les aider

financièrement. L’essentiel de ces pays vont alors entrer dans une zone de

turbulences, de déstabilisation ; les élections engendrent alors souvent la réactivation de conflits ethniques ou tribaux qui dégénèrent régulièrement en

guerres civiles. Aux débuts des années 2000, les États-Unis prolongent cette

politique d’une manière beaucoup plus agressive ; par le biais de « guerres

préventives » sensées détruire les « bases arrière du terrorisme », les États-Unis

entendent exporter le modèle politique parfait en Afghanistan, en Irak… Mais

- 27 -

là encore, les résistances sont grandes et les choses s’annoncent bien plus difficiles que prévues.

D’autre part, si la démocratie libérale est la forme parfaite de la société alors il

devient inutile de vouloir changer l’ordre des choses ou de renverser l’ordre

établi. Bref, l’idée de révolution est morte. Tout au plus peut-on, de l’intérieur,

améliorer la démocratie libérale en renforçant ses principes que sont l’égalité et la liberté. En d’autres termes, la recherche d’une société plus juste ne doit se

réaliser que dans le cadre d’une démocratie libérale qui est la donnée

incontournable. Pour Fukuyama, la chute du mur de Berlin ne constitue donc

pas seulement l’acte de décès de l’empire soviétique mais aussi celui de l’idée

de révolution. La force du discours de Fukuyama tient dans ce qu’il reflète bien l’émergence d’un large consensus autour de la démocratie libérale considérée à

la fois comme valeur et comme régime politique. D’autres penseurs ont dressé

un constat similaire. Par exemple, un auteur souligne que « La démocratie

libérale est devenue le modèle dominant, hégémonique à l’échelle de la planète »50 ; un autre écrit qu’« un seul et unique modèle de pouvoir

démocratique, la démocratie représentative moderne, constitutionnelle et laïque,

fermement ancrée dans une économie essentiellement de marché, domine la vie

politique du monde moderne »51. D’une manière plus tranchée, un autre encore

juge que «la démocratie est notre destin»52. Même le philosophe Marcel Gauchet écrivit récemment que « nous avons vu la démocratie l’emporter sans

coup férir et sans même combattre sur un ennemi formidable contre lequel on la

croyait mal armée. Nous l’avons vu rallier, au-dedans, les contradicteurs qu’on

pensait les plus réfractaires. (…) Nous avions beau savoir que l’histoire

n’avance que de surprises en surprises, celles-là sont de taille. Nul n’avait vu le

50 - Philippe Bénéton, «Les deux versions de la démocratie libérale» in J. Roy et Ch. Millon-Delsol,

Démocraties, l’identité incertaine, Bourg-en-Bresse, Ed. Musnier-Gilbert, 1994, pp 131. Philippe Bénéton est un

professeur de science politique français appartenant à la mouvance conservatrice. 51 - John Dunn, «Démocratie : l’état des lieux» in La pensée politique, n°1, mai 1993, p 82. John Dunn est

professeur de science politique aux Etats-Unis. 52 - Philippe Raynaud, «La démocratie à l’épreuve d’elle-même» in Siep Stuurman (sous la dir.), Les

libéralismes, la théorie politique et l’histoire, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1994, p 216. Philippe

Raynaud est professeur de science politique à Paris ; il est un défenseur et un spécialiste de la pensée libérale.

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retour de faveur qui a transmué un régime décrié en horizon indépassable de nos destinées politiques »53.

Limites : La thèse de Fukuyama est provocante ; c’est pourquoi elle suscita de

si vives critiques et réserves. Deux perspectives nous paraissent ici pouvoir être

dégager qui conduiront à infirmer la position de Fukuyama tout en explorant

plus à fond cette notion. Tout d’abord, l’avénement et l’affirmation de la démocratie procèdent

d’une histoire extrêmement complexe qui n’a pas encore dit son dernier

mot. L’originalité de la démocratie tient peut-être au fait qu’elle est un

objet insaisissable dont le sens, la valeur, la pratique ont constamment

été redéfinis selon les lieux et les époques. Nous sommes alors loin du déroulement linéaire et logique d’un processus conduisant

inéluctablement au triomphe du modèle parfait. Loin d’être une « fin de

l’Histoire », la démocratie est le fruit d’un « parcours inachevé ».

Ensuite, la démocratie ne peut être ramenée à « la représentation parlementaire plus le marché » comme le fait Fukuyama sans une

profonde mutilation du concept et une perception restrictive des

pratiques. En d’autres termes, la démocratie a toujours proposé et

continue d’offrir des visages très diversifiés. Loin d’être une forme

figée, la démocratie est une invention permanente.

2 – L’imprécision du mot aujourd’hui

La victoire de la démocratie ne signifie pas qu’elle est devenue un concept clair et limpide,

bien au contraire. Sa forte charge émotionelle, sa fort dimension attractive se paie d’une

relative imprécision car elle a historiquement pris des visages très différentes. Les

avertissements sur l’imprécision du mot ne manquent pas. Les littéraires : Georges Orwell n’écrivait-il pas « dans le cas d’un mot tel que

démocratie, il n’est pas de définition sur laquelle l’accord se fasse ; de plus,

toute tentative d’en élaborer une rencontre de toutes parts des résistances »(54).

Thomas Eliot ne prévenait-il pas également que « lorsqu’un vocable est gratifié

d’un caractère aussi universellement sacré, […] comme aujourd’hui 53 - Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, avant-propos pp I-II. (54) - Georges Orwell, «Politics and the English language» in Shooting an Elephant and others Essays, Londres,

1950, p 91 : [In the case of a word like «democracy», not only is there no agreed definition, but the attempt to

make one is resisted from all sides] [notre traduction].

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démocratie, je commence à me demander si, à force de signifier tout ce qu’on

veut qu’il signifie, il signifie encore quelque chose »(55). Ces avertissements ne

sont pas seulement le fait d’écrivains qui, par profession, doivent déployer une

grande attention aux mots.

Les spécialistes de la démocratie : De telles mises en garde se retrouvent

également chez les intellectuels et notamment chez les politistes qui se sont

spécialisés sur cet objet. Ainsi Giovanni Sartori maniant la provocation affirma qu’ « on pourrait définir la démocratie comme le nom pompeux de quelque

chose qui n’existe pas »(56). En particulier, Sartori montra que définir la

démocratie comme « le pouvoir du peuple » est une erreur ; il ne s’agit pas

d’une définition mais d’une simple traduction très approximative du mot

grecque (dire que history signifie « histoire », ce n’est pas définir le terme). De

même, utiliser la formule de Lincoln (« le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ») comme le fait la Constitution française est un procédé

rhétorique sans consistance car les 3 formules (de, par, pour) sont largement

contradictoires, incompatibles. Robert Dahl lui-même prévient qu’« un terme

qui signifie tout ne signifie rien. Et tel est devenu désormais le cas pour la démocratie qui n’est pas tant un terme à la signification restreinte et spéficique

qu’un vague soutien à une idée populaire »(57). Faut-il en conclure avec

Bertrand de Jouvenel que «les discussions sur la démocratie, les argumentations

en sa faveur ou contre elle, sont frappées de nullité car on ne sait de quoi on

parle»(58) ? Une telle position reviendrait à s’interdire toute réflexion sur la

plupart des grands concepts politiques tels que libéralisme, socialisme…

(55) - Thomas S. Eliot, The idea of a Christian Society traduit Sommes-nous encore en chrétienté ?, Bruxelles,

Ed. universitaires, 1946, p 22.

(56) - Giovanni Sartori, Democrazia e defitioni, Bologne, Il Mulion, 1957 traduit Théorie de la démocratie, Paris,

Armand Colin, coll. “Analyse politique”, 1973, p 3. On sait, par ailleurs, que la première partie de son ouvrage

toute entière consacrée à la recherche d’une définition de la démocratie aboutit à une impasse.

(57) - Robert Dahl, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989, p 5. Le texte original dit

: «It may seem perverse that this historically unprecedented global expansion in the acceptability of democratic

ideas might not be altogether welcome to an advocate of democracy. Yet a term that means anything means

nothing. And so it has become with democracy, which nowadays is not so much a term of restricted and specific

meaning as a vague endorsement of a popular idea». (58) - Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Genève, Éditions du cheval ailé,

1945, p 411.

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Conclusion : Le destin du mot démocratie est étrange et exemplaire. Les grecs ont associé les notions de

peuple et de pouvoir non pour dire que le peuple exerçait le pouvoir (était le dirigeant) mais

pour dire qu’il conditionnait le pouvoir. Les philosophes ont très mal reçu ce concept et en ont

fait la critique. Le terme a ensuite disparu avec Rome pour ne réapparaître que dans les

cercles étroits des théoriciens de la politique à la fin du Moyen-âge. Mais le mot resta technique et attaché à un vieux régime inapplicable dans la société moderne. Aucun des

révolutionnaires modernes ne le revendiqua (sauf Robespierre qui l’associa à la terreur). Ce

n’est qu’au cours du XIXème siècle que le mot se popularisa dans un sens moderne en se

rattachant à l’instauration du gouvernement représentatif. Cette conception très restrictive ne

se généralisa qu’après la seconde guerre mondiale mais au prix d’une forte imprécision quant à son sens exact. Cependant, la démocratie n’est pas seulement un mot.

§2 – LA DEMOCRATIE COMME IDEAL

Plus qu’un aménagement institutionnel particulier, la démocratie est d’abord un horizon de

sens c’est-à-dire un ensemble de valeurs ordonnant et esquissant un modèle de société. De là vient son fort pouvoir d’attraction. Encore faut-il noter que le contenu de cet idéal n’est pas

toujours aisé à cerné et que la valeur qon lui prête a toujours fait débat. Néanmoins il existe

sur ce terrain une relative continuité entre la période antique et la démocratie moderne.

A)- Les idéaux antiques de la démocratie

La démocratie athénienne a développé les valeurs de liberté et d’égalité comme étant au cœur de la démocratie (1). Des arguments philosophiques sont venus soutenir cet idéal notamment

chez Aristote (2). Malgré tout, ces idéaux ont largement disparu dès la République

romaine(3).

1 – Les valeurs politiques de la démocratie athénienne

La liberté : Dans son Oraison funèbre, Périclès fait l’éloge de la démocratie athénienne. Il rappelle que « nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite politique

mais pour tout ce qui est (…) dans la vie quotidienne ». Aristote rappelle lui d’une

manière encore plus catégorique que « le principe fondamental du régime démocratique

est la liberté… c’est là, dit-on, le but de toute démocratie. Une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant. (…) Un autre signe de la liberté est de

mener sa vie comme on veut ». Sous cet angle, il est clair que l’idéal premier de la

démocratie est la liberté (éleuthéria) mais ce concept a 3 sens différents dont l’un

seulement se rattache à la démocratie :

- 31 -

La liberté sociale : ici, le fait d’être libre se définissait par opposition au fait d’être esclave. Cette idée existait dans toutes les cités grecques qu’elles soient

démocratiques ou non. Elle valait pour les citoyens comme pour les étrangers.

La liberté de la polis : ici, elle désignait le fait que la cité n’était pas dominée

par une autre. Cette idée valait aussi dans les oligarchies et elle était même un

slogan de ralliement des cités grecques contre les barbares. Mais elle diffère radicalement de la cité dans la polis qui était, elle, politique.

La liberté constitutionnelle : elle était le propre de la démocratie et était rejetée

comme un idéal erroné par les défenseurs de l’oligarchie ou de la monarchie.

Cette liberté avait deux versants énoncés par Aristote :

La liberté de participation politique : elle ne concernait que les citoyens et ne valait que dans l’espace public.

La liberté personnelle : l’idée de vivre comme on veut et de dire, en

privé, ses convictions valait pour les citoyens mais aussi pour les

métèques et même parfois pour les esclaves. Cette liberté valait dans l’espace privé qui était très large : le travail, l ‘éducation, la vie

familiale, les affaires, les activités religieuses.

L’égalité : Si les athéniens possèdaient un concept unifié et structuré de liberté, en

revanche, il n’en avait pas pour l’égalité. En réalité, ils avaient un ensemble de mots

formés à partir de la racine isos. Ainsi l’égalité des droits politiques (isonomia), l’égalité de parole devant les assemblées (iségoria), l’égalité par la naissance (isogonia), l’égalité

de pouvoirs (isokratia). Plusieurs remarques sur la notion d’égalité s’imposent :

Une égalité purement politique : la notion d’égalité ne s’imposait que dans

l’espace politique entre les citoyens. Elle n’avait aucune existence dans l’ordre

social ou économique. L’égalité était réservée à ceux qui étaient « maîtres de maison » c’est-à-dire qui possédaient une maison, une femme, des esclaves. Au

plus fort de la démocratie, Athènes comptait 40 000 citoyens sur une population

de 400 000 habitants excluant ainsi les femmes, les esclaves, les métèques.

Une égalité des chances : pour les athéniens, l’égalité n’a jamais signifié une égalité de nature entre les humains. Pour eux, les hommes naissaient

naturellement inégaux et c’est pourquoi l’idée d’une égalité des droits

demeurait impensable. Cette égalité des droits politiques (isonomia) qui reste

assez descriptive n’était pas la valeur centrale de la démocratie. Elle est très

rarement attestée (une fois dans le débat fictif d’Hérodote). En revanche, la valeur centrale de la démocratie était l’égalité de parole dans les assemblées

- 32 -

(isègoria). Il s’agit d’une égalité des chances, d’une égalité de possibilités. Les athéniens n’espéraient pas que tous les citoyens prennent effectivement la

parole mais ils offraient la possibilité à tous ceux qui désiraient exercer des

droits politiques. Pourtant il y eut souvent une confusion sur ce point en raison

des philosophes hostiles à la démocratie. Ceux-ci comme Platon reprochaient à

la démocratie d’imposer une égalité de nature en « distribuant l’égalité aussi bien à ce qui est égale qu’à ce qui est inégal ». Mais c’était là seulement un

contre-argument visant à discréditer la démocratie.

L’égalité devant la loi : les athéniens n’avaient pas de mot spécifique pour elle

mais elle faisait partie des éléments centraux de la démocratie. Les démocrates

se vantaient de traiter également les riches et les pauvres c’est-à-dire que la loi, les jurés, les magistrats ne faisaient pas de différence de traitement entre les

citoyens.

2 – Les arguments philosophiques en faveur de la démocratie

On les trouve essentiellement chez Aristote dont le cas est passablement compliqué. Il ne fut sans doute pas très favorable à la démocratie et évoluait dans un milieu (l’école de

Platon) où l’hostilité à la démocratie était grande. Malgré tout, il tente par moment de réaliser

une étude profonde de la démocratie ce qui le conduit à produire des arguments

philosophiques en sa faveur.

Ainsi dans le célèbre chapitre 11 du livre III de La Politique, Aristote défend l’idée d’une souveraineté populaire en s’appuyant sur une foule d’arguments pratiques : c’est ainsi

que la démocratie est caractérisée tour à tour comme le régime le plus stable, le plus équilibré

socialement, le moins corruptible59… Surtout, contre l’inamovibilité des gouvernants

défendue par Platon, Aristote soutient l’idée de mobilité à travers le principe d’alternance60

car cela interdit un usage privatif du pouvoir. En outre, contre le paradigme technocratique du politique institué par Platon à travers la métaphore du médecin, Aristote restaure les droits de

l’usager à juger et donc ceux du citoyens à prendre part à l’activité politique61. De là découle

59 - Francis Wolff, Aristote et la politique, Paris, PUF, coll. “Philosophies”, 1991, p 109 qui s’appuit

respectivement sur Aristote, Les Politiques, V, 1, 1302 a 9 ; V, 7, 1307 a 17 et III, 15, 1286 a 31-35. 60 - Principe évoqué tout au long du livre III. Ainsi Aristote, Les politiques, III, 6, 1279 a 8 et suivantes ; III, 13,

1283 b 42-43 et III, 16, 1287 a 16-18 où Aristote souligne qu’un tel principe constitue une loi à laquelle il

convient de se conformer. 61 - Rappelons la célèbre formule d’Aristote : «Ainsi la connaissance d’une maison n’appartient pas seulement à

celui qui l’a construite, mais meilleur juge encore sera celui qui l’utilise, et un pilote portera sur un gouvernail

- 33 -

l’insistance d’Aristote sur le rôle de la délibération qui seule permet d’attribuer la vertu à l’ensemble. Aristote tranche ainsi le débat Platon-Protagoras : si la vertu n’est pas le seul fait

du philosophe contrairement à la vision platonicienne, elle n’est pas non plus un don naturel

que possède chaque homme contrairement à la conception protagoréenne62. En effet, « il est

possible que de nombreux individus, dont aucun n’est un homme vertueux, quand ils

s’assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question [les aristocrates], non pas individuellement mais collectivement »63.

3 – L’effacement postérieur des idéaux de la démocratie

La question de savoir dans quelle mesure la politique romaine fut étrangère à l’idéal

politique de la démocratie est, à coup sûr, la plus délicate à trancher.

D’un côté, les romains ont récupéré une partie de l’idéal démocratique avec la notion de libertas dont Claude Nicolet souligne que « c’est le mot qui traduit peut-être le mieux le

mot grec de démocratia, lequel désigne les régimes où le peuple, et le peuple entier, exerce le

plus directement possible le pouvoir. A Rome, où le pouvoir réel est partagé, (…) ce qui

importe en fin de compte c’est moins de savoir si le peuple “gouverne”, que de savoir s’il est “libre” c’est-à-dire s’il peut faire usage de ses droits. Le mot libertas est peut-être le mot clef

du vocabulaire politique romain : il est revendiqué à tous les niveaux et par tous»(64). Bien que

ce concept soit difficile à rendre, la libertas correspond grosso modo à la protection contre

l’arbitraire du pouvoir afin de préserver la personnalité du citoyen tant dans son intégrité

physique que dans son intégrité civile. Au plan individuel, elle équivaut donc à l’affirmation

de droits civiques qui transcendent l’ordre politique. Au plan collectif, elle correspond plutôt à une protection des pouvoirs institués et de leur légitimité. En d’autres termes, la libertas

recouvre deux idées : d’une part, la garantie que la loi sera appliquée également à tous ;

d’autre part, la garantie d’une limite au caractère coercitif de la potestas des magistrats. C’est

pourquoi la libertas s’incarnait, aux yeux des romains, dans deux institutions : la première

était le droit de provocatio qui était le droit pour un citoyen de faire appel au jugement du

une meilleure appréciation qu’un charpentier, et l’invité jugera mieux un bon repas que le cuisinier» (Aristote,

La politique, III, 11, 1282 a 19-23, trad. Jules Tricot). 62 - Sur ce point, voir Michel Narcy, «Aristote devant les objections de Socrate à la démocratie» in Alonso

Tordesillas, Pierre Aubenque (dir.), Aristote politique. Études sur la Politique d’Aristote, Paris, PUF, coll.

“Épiméthée”, 1993, pp 265-288. 63 - Aristote, Les politiques, III, 11, 1281 a 42. (64) - Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la rome républicaine, Paris, Gallimard, coll. “Tel”, 1976, p 429.

Le chapitre VIII est entièrement consacré à cette notion.

- 34 -

peuple face à une décision arbitraire d’un magistrat. A partir du IIème siècle, aucun citoyen ne

pouvait être soumis à la coercition ni être condamné sans cet appel c’est-à-dire sans que sa cause soit publiquement débattue. La seconde institution était celle de la participation au

tribunat de la plèbe lequel était l’instance de jugement de cet appel sous le nom de concilium

plebis(65). Cette instance «populaire» fut progressivement déssaisie de sa compétence au Ier

siècle av. J-C. au profit de «commissions d’enquêtes» puis de tribunaux permanents rendant la

provocatio largement théorique.

D’un autre côté, l’idéal politique des romains relève de la catégorie de la République laquelle est analytiquement distincte de celle de démocratie. L'origine du terme est elle-même

mal aisée à cerner. On la renvoie souvent à l'antiquité grecque en s'appuyant sur l'oeuvre de

Platon(66) et d’Aristote qui s’appellent toutes deux « Politeia ». En ce sens, la notion de

république est bien présente dans l’univers grec. Elle est cependant peu différenciée de celle

de politique(67). En revanche, l'idée est beaucoup plus claire lorsqu'on l'assimile à un

gouvernement des lois confortant le lien civil. Cette fut surtout admirablement développée par Cicéron dans son De Republica, qui est la recherche de l’esprit des lois plus que celle d’un

sauveur de la République. Cet esprit réside d’ailleurs dans l’équilibre entre la libertas du

peuple, la potestas des magistrats et l’auctoritas. Bref, c’est le gouvernement réglé qui peut

pallier aux «conversiones», au désordre des régimes changeants et pervertis. Celui-ci ne peut (65) - Rappelons que ce concilium était compétent pour les crimes et délits à l’exception des crimes d’État qui

revenaient aux comices tributes et de la haute trahison jugée par les comices centuriates. De plus, si la

provocatio allait devant le concilium qui constituait un tribunal ad hoc, les autres délits allaient devant des

tribunaux permanents. Le concilium plebis avait aussi une compétence légisative en votant des plébiscites qui

eurent force de loi à partir de 287 av. J-C.

(66) - Pour des exemples d’approches de l’idée républicaine par l’oeuvre de Platon, voir Nicolas Tenzer, La

République, Paris, PUF, coll. “QSJ”, 1993, pp 14-16 et Simone Goyard-Fabre, article «République» in Philippe

Raynaud, Stéphane Rials (eds.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996, pp 564-565.

(67) - C’est notamment le cas chez Aristote pour qui la République désigne la recherche du bien commun tandis

que la politique est une activité en vue du souverain bien. La république est, ici, un concept flou qui désigne à la

fois tous les régimes corrects établis selon le bien commun, le gouvernement mixte qu’il propose et la forme

saine de la démocratie car «Quand c’est la multitude qui administre l’État en vue de l’utilité commune, le

gouvernement est appelé du nom commun à toutes les constitutions, à savoir une république proprement dite»

(Aristote, La politique, livre III, chp. 7, 1279 a 36-a 39, trad. J. Tricot, p 199). Symbole de cette proximité entre

république et politique, les traducteurs ont transcrit politeia tantôt par «république» (Jules Tricot), tantôt par

«gouvernement constitutionnel» (Pierre Pellegrin), tantôt par «politie» ou même par «gouvernement mixte»

selon les cas. Notons l’audacieuse entreprise de Blandine Kriegel qui tente de rapprocher république et

démocratie sur la base de ce texte : Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, chapitre

1, pp 31-39.

- 35 -

être qu’une république laquelle s’ordonne autour de trois critères : la multido, le juris

consensus et l’utilitatis communio. En effet, la république «est la chose du peuple ; et par

peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière

quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur

adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêt»(68). Par là on peut

conclure que la démocratie se distingue de la république au niveau des valeurs fondatrices. En

effet, l’idéal républicain accorde moins d’attention à l’égalité que celui démocratique au point qu’il peut introduire des inégalités à l’intérieur du corps civique lui-même. Tout au plus

accepte-il l’égalité devant la loi. Ensuite, la libertas qui est au centre de l’idéal de république

délaisse assez largement l’idée de participation qui constituait, au contraire, le coeur de la

liberté démocratique(69).

Durant le Moyen-âge, les valeurs centrales de la liberté disparaissent largement.

Encore une fois, la matrice intellectuelle a changé et les œuvres de la philosophie politique antique sont perdues tandis que priment la théologie et le droit romain. La société devient

alors une société d’ordre, profondément inégalitaire. Les dominés sont supposés avant tout

rechercher la protection des dominants en échange de leurs services. Sur cette base se

construit le lien de vassalité. Malgré tout, après l’effondrement de l’Empire carolingien, l’expérience quotidienne de l’arbitraire fera progressivement renaître une aspiration à la

liberté (développement des communes au XIIème siècle comme étant libres c’est-à-dire hors

de la soumission aux seigneurs) qui va se nourrir de la renaissance médiévale c’est-à-dire de

la redécouverte des œuvres anciennes de la théorie politique. L’idéal de la libertas au sens

romain ressurgit et s’affirmera notamment dans les cités italiennes de la Renaissance.

(68) - Cicéron, De la République, livre I, 25, op. cit., pp 31-32. Cicéron joue sur l’homophonie entre res publica

et res populi. Le texte original dit : «Est regitur… res publica res populi, populus autem non omnis hominum

coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitidinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus». (69) - On peut en trouver une preuve dans le fait suivant : tandis que personne ne pouvait être privé de sa liberté

sans être en même temps déchu de sa citoyenneté, il était en revanche possible d’être un citoyen «au rabais» en

étant privé de participation politique. Pour éviter qu’un citoyen déchu ne devienne esclave et donc contredise ce

principe, la loi des XII tables prévoyait qu’en cas de perte de la liberté (capitis deminutio maxima), l’individu

était vendu «au-delà du Tibre». En revanche, la capitis deminutio media impliquait la conservation de la liberté

mais la perte du droit de participation. Elle conduisait souvent à l’exil pour prévenir une condamnation.

- 36 -

B)- Les idéaux modernes de la démocratie

La démocratie moderne hérite largement des valeurs définies par les anciens. Pourtant, si les

mots restent, le contenu change. Classiquement, les idéaux de la démocratie sont ceux prônés

par la devise révolutionnaire : « liberté, égalité, fraternité ».

1 – La liberté des Modernes

La distinction de Constant : Le penseur libéral français Benjamin Constant ( 1767-1830) fut sans doute le premier à bien distinguer la liberté des Anciens de la liberté des

Modernes dans son célèbre discours de l’Athénée royale de 1819.

La liberté des Anciens : elle était essentiellement une liberté de participation

politique. Au fond l’homme ne disposait de sa personne que lorsqu’il devenait

citoyen. La liberté était inconcevable en dehors de la cité ; elle se réalisait donc dans la cité et à travers elle. L’individu n’avait, à proprement parler, aucune

existence (le concept était inconnu) ; il existait bien une liberté plus personnelle

mais elle dépendait largement de la cité (par exemple en matière d’éducation).

La liberté des Modernes : elle est essentiellement individuelle et prend la forme d’une liberté-indépendance ou plutôt liberté-autonomie. L’histoire de cette

forme moderne de la liberté peut être brièvement rappeler et passe par 3 étapes :

Dès le XVIème siècle, l’affirmation de la raison humaine conduit à

renvendiquer pour chaque individu une liberté de jugement (le libre-

arbitre). C’est la revendication qui prime chez Montaigne, Descartes ou Spinoza.

Au XVIIème siècle, le combat se déplace sur le terrain religieux. Les

guerres de religions sont l’expression de la montée en puissance de la

revendication à la liberté de conscience. Cette liberté se trouve

progressivement reconnue avec l’instauration du principe libéral de tolérance.

Au XVIIIème siècle, le mouvement des Lumières (Rousseau,

Diderot…) et le mouvement libéral (Locke, Kant, Montesquieu…)

étendent la revendication à la liberté individuelle en englobant la surêté, la garantie contre l’arbitraire, la propriété privée, la liberté

d’opinion, d’expression…

La distinction de I. Berlin : le philosophe Isaiah Berlin a proposé une autre distinction

en 1957 qui permet de mesurer les risques de cette nouvelles libertés (bien qu’il ne

s’agisse pas là de son optique) :

- 37 -

La liberté négative : Le concept : on peut la définir comme « tout ce que je peux faire sans

être arrêté ou puni par les autres ou la loi ». On retrouve l’idée d’une

non-interférence dans la sphère privée. C’est la vieille idée de Constant

d’une spéhère qui doit impérativement échapper au pouvoir politique

de l’Etat. Le risque : le danger de cette liberté purement négative a été

parfaitement anticipé par Tocqueville. « L’individualisme (…) dispose

chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à

l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après avoir créé sa

petite société, il abandonne volontier la grande à elle-même ». Le risque est donc une déperdition de la vie civique que Hannah Arendt a

dénoncé dans La Condition de l’homme moderne.

La liberté positive :

Le concept : là encore, l’idée peut se définir simplement ainsi « je suis libre quand je suis mon propre maître ». En réalité, cette conception est

plus complexe qu’il n’y paraît car je peux être mon propre maître soit

lorsque j’obéis à ma volonté immédiate soit lorsque j’obéis aux

principes que je crois justes ou encore à la loi qui est l’expression

médiatisée de la volonté générale (dont la mienne). Les risques : si la liberté est comprise comme obéir à ma volonté

immédiate, alors elle engendre une société atomisée, hyper-

individualiste. C’est là une des critiques très courante sur la liberté

moderne. Elle débouche socialement sur une sorte de « liberté sans

règle ». L’idéal et la pratique : il ne faut pas confondre la liberté comme idéal dans un régime

politique et la pratique qui en résulte. La liberté peut être proclamée, revendiquée tout

en étant refusée à une partie de la société (par exemple, pour les femmes, les

populations soumises au colonialisme…). Le paradoxe de la liberté : Malgré tout, comme l’écrit l’historien roumain

Lician Boia, « une chose est sûre ; nous sommes sensiblement plus libres que

nos ancêtres. Comme l’observait déjà Kant, l’histoire se présente comme une

conquête de la liberté. (…) Mais comme toute action suppose une réaction, la

liberté est accompagnée par la contrainte. Nous vivons dans un monde plus libre et plus contraignant » (Le mythe de la démocratie, 2002, p 40).

- 38 -

Un monde plus libre : dans les sociétés développées, jamais les individus n’ont bénéficié d’autant de libertés comme celle de pouvoir

se déplacer n’importe où, de soutenir des opinions les plus diverses sur

tous les sujets, de se comporter pratiquement comme chacun le

souhaite… Songeons que les comportements sexuels ont été très

étroitement contrôlés durant des siècles par le jeu d’une pression sociale constante. Depuis 1968, la libération des mœurs a balayé ces

entraves et autorisé à peu près tous les comprtements dès lors qu’il y a

consentement. La même logique a concerné tous les comportements

quotidiens.

Un monde plus contraignant : simultanément, le poids des contraintes s’est terriblement accru. Songeons à notre relation au temps. L’homme

traditionnel n’était soumis qu’au temps biologique et cosmique ;

l’homme moderne est soumis à un rythme horaire et journalier effréné.

Il vit au milieu d’une quantité astonomique de lois, règlements, de pressions sociales de toutes sortes lui prescrivant des comportements

les plus divers (ne pas boire, ne pas fumer, manger diététique, être

productif, efficace…).

La liberté comme horizon pratique : la liberté n’est pas un acquis mais plutôt un

horizon pratique. Il faut constamment la reconquérir car elle est, en permanence, menacée. Qu’une nouvelle technologie émerge et les risques

d’atteinte ressurgissent de toute part. Qu’un événement marque les esprits (ex :

les attentats du 11 septembre) et les décisions gouvernementales oublient les

libertés de base (Patriot Act limitant drastiquement la liberté de circulation,

établissant des contrôles très approfondis sur les opinions, les communications…). Au-delà même, il existe une tendance psychologique

profonde repérée par Kant et Tocqueville à préférer la condition de prisonnier

(une tutelle) à celle de la liberté. Les hommes craignent la liberté et lui

préfèrent souvent la « douceur » du conditionnement social car ils ont peur du risque que représente à leurs yeux, l’émancipation par rapport au milieu

familial, social, à son idéologie ou ses croyances… La liberté est une exigence

qui se vit au quotidien contre l’inclinaison dominante à la « servitude

volontaire ».

- 39 -

2 – La question de l’égalité

La démocratie a toujours été associée à l’égalité. Elle lui dit largement son énorme potentiel

d’attraction. Mais cela masque mal la complexité de ce concept ; il est flou, composite et fait

l’objet d’intenses débats.

Les différentes notions d’égalité :

La distinction de l’égalité arithmétique et géométrique : Les concepts : Au livre V de l'Éthique à Nicomaque, Aristote distingue

entre l'égalité arithmétique et l'égalité géométrique ou proportionnelle.

La première considère que chacun est identique si bien que chacun doit

avoir une part identique. La seconde prend en compte la diversité des

caractéristiques de chacun. Elle établit donc une proportion entre les individus et les biens à partager. C'est donc une égalité entre des

rapports.

Un exemple : l'égalité dans la nourriture peut être appréhendée de deux

manières. Du point de vue arithmétique, chacun doit recevoir la même quantité de nourriture (ce que l'on peut statistiquement établir comme le

nombre de calories nécessaires par jour) quel que soit son âge ou son

ativité. Du point de vue géométrique (proportionnel), il faut d'abord

établir un rapport entre les personnes et les biens (la nourriture) selon

l'âge, l'activité. Un enfant et un vieillard auront moins qu'un adolescent en pleine croissance ; entre les adultes, la part de chacun sera fonction

de l'exercice d'une activité de force ou non… L'égalité ne s'établit plus

entre les individus identiques mais entre des individus dôtés de

certaines caractéristiques [plus exactement entre les rapports de chaque

individu à cette ou ces caractéristique(s)]. La distinction de l’égalité des chances et des résultats :

Les concepts :

• L'égalité des chances (ou des ressources) permet aux hommes

de se mesurer les uns aux autres mais cette confrontation tend à rompre l'égalité et a engendrer de la distinction. Cette égalité

des chances vise à rendre équitables les conditions d'une

compétition dont l'aboutissement est l'inégalité des résultats

(premier paradoxe). Notons qu’elle permet l'entrée en

compétition car elle institue une commune mesure à l'aune de laquelle il sera possible de s'évaluer. La relation hiérarchique

- 40 -

exclut cette commune mesure et exclut donc aussi cette compétition entre égaux.

• L'égalité des résultats (ou du bien-être) implique au contraire

d'intervenir sur les conditions initiales (de les rendre inégales)

afin d'égaliser les résultats (second paradoxe). En d’autres

termes, on rompt l’égalité de départ pour espérer obtenir une égalité effective au bout du compte.

Un exemple : l’égalité en matière éducative.

• L’égalité des chances : elle consiste à développer une action

spécifique de soutien pour les plus défavorisés de manière à

restituer une confrontation équitable. C’est la logique des zones d’éducation prioritaire (ZEP) où l’on concentre des moyens

financiers et humains pour aider ceux dont le contexte

économique et social est défavorable. Les résultats sont, dans ce

cas, très faibles. • L’égalité des résultats : elle consiste à introduire une

« discrimination positive » (ou « affirmative action ») c’est-à-

dire une inégalité compensatrice. Il s'agit d'introduire par le jeu

de quotas, des règles plus favorables pour des minorités

défavorisées (les noirs, les hispaniques, les femmes ont bénéficié de places réservées à l’Université même s’il n’avait ps

le niveau requis pour les autres…). Pratiquée aux Etats-Unis

depuis les années 1960, cette solution n’a elle aussi donné que

des résultats très faibles avec de nombreux travers. Elle est

aujourd’hui largement abandonnée mais arrive en France (expérience de Science po Paris).

La démocratie moderne et l’égalité :

Les formes de l’égalité : l’égalité s’est imposée en 3 étapes.

L’égalité civile : elle prend la forme d’une égalité des droits c’est-à-dire d’une égalité arithmétique appliquée au statut juridique de chaque

homme. En d’autres termes, tous les hommes sont égaux devant la loi

(et pas seulement les citoyens comme chez les grecs). « Les hommes

naissent libres et égaux en droit » (DDHC 1789, art. 1). D’une certaine

façon, cette égalité est facile à instituer ; il suffit d’abolir l’Ancien régime et son système de hiérarchies et de privilèges.

- 41 -

L’égalité politique : elle prend elle aussi la forme d’une égalité des droits, donc d’une égalité arithmétique apliquée à la praticipation

politique. Elle fut pourtant bien plus difficile à établir. Même devenus

citoyens, les hommes n'ont pas ipso facto pu voter puisque le suffrage

censitaire demeura durant la première moitié du du XIXème siècle. Les

femmes n’ont pu l’obtenir qu’en 1945 après de nombreuses luttes. L’égalité sociale : elle a plusieurs versants comme celui économique,

éducatif, culturel… Ici, il n’est pas possible de seulement abolir les

inégalités sauf à engendrer une société totalitaire éliminant les

« privilégiés supposés » (la terreur Robespierriste ou le modèle

soviétique). Le principe arithmétique est inapplicable car on ne peut décider de doter les individus des mêmes capacités culturelles,

physiques et autres. L’inégalité se reconstituera. Georges Orwell a bien

illustré ce phénomène dans son allégorie du système soviétique (La

ferme des animaux). Le principe final en est « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » (cela évoque la

« nomenklatura » c’est-à-dire la classe des dirigeants politiques,

économiques privilégiés). Puisqu’il est impossible d’abolir l’inégalité

sociale, il ne reste qu’à soutenir les plus défavorisés. La tradition

libérale privilégie l’égalité des chances ce que Marx dénonce comme une pure « égalité formelle ». ». D'un autre côté, le marxisme a plutôt

soutenu une égalité de résultats même si ce fut dans des termes

discutables. En particulier, Marx a cru à tort que la simple abolition de

la propriété privée suffirait à créer l'égalité sociale. Cependant, il a non

sans raison insisté sur la nécessaire dimension réelle ou matérielle de l'égalité.

Le principe et la réalité :

L’égalisation des conditions : Tocqueville, qui est l’un des meilleurs

interprètes de la démocratie, est le premier à l’associer à l’égalité. Pour lui, la démocratie implique une dynamique de l’égalité qui se répand et

qui change progressivement les esprits. Il parle « d’égalisation des

conditions » parfois en des termes critiques. Par exemple, il écrit : « je

pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté

(…) Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et s’ils ne

- 42 -

peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage ». Retenons que l’égalité est une passion insatiable qui peut faire le lit du

despotisme. Mais il y a une autre dimension paradoxale relevée par

Tocqueville. D’un côté, la dynamique de l’égalité tend à tout niveler

autour d’une moyenne. Tocqueville anticipe une « moyennisation » de

la société (les mêmes types de vie, d’habits, de comportements quotidiens se sont généralisés et standardisés depuis les années 1960

notamment). D’un autre côté, plus l’égalité s’affirme, plus l’inégalité

aussi petite soit elle devient insupportable. C’est aussi la conclusion de

l’historien roumain Lician Boia lorsqu’il écrit : « Il y a aujourd’hui

moins d’inégalité des chances que dans les siècles précédents. (…) Mais nous sommes devenus plus sensibles aux écarts sociaux dans un

contexte social où ceux-ci sont tout de même moins criants que dans la

France et l’Amérique de 1800 ». En somme, plus l’égalité croït, plus

elle alimente de revendications et d’insatisfactions. L’ampleur des inégalités : il est vrai que l’on assiste à une

démultiplication des registres ou répertoires de l’inégalité. L’inégalité

Nord-Sud s’accroît mais aussi les formes de l’inégalité au sein d’une

même société (voir le numéro des cahiers français de mai 2003

consacré à la société française et ses fractures) : inégalités sociales entre les catégories qui la composent mais aussi entre les inclus et les

exclus c’est-à-dire les personnes désaffiliées ou dsocialisées par le jeu

d’un cumul de handicaps ; inégalités territoriales, inégalités scolaires,

culturelles, entre hommes et femmes, inégalités entre les générations,

fracture numérique, inégalités de revenus mais aussi et surtout de patrimoines… Même si elle a contribuer à beaucoup changer le visage

de la société, la promesse démocratique de l’égalité des chances se

heurte encore et toujours à la réalité omniprésente des inégalités réelles.

§3 – EA DEMOCRATIE COMME SYSTEME

La démocratie, aude-là du mot et des valeurs, est aussi un ensemble organisé de pratiques. Le

mot important est celui d’organisé qui permet d’évoquer la notion de système. Le Moyen-âge

connaît bien des pratiques populaires qui jouent un rôle en politique mais celles-ci ne sont pas

organisées. Là encore, il apparaît comme pour le mot et les idéaux que le contenu de la

démocratie a sans cesse été redéfini. La démocratie est un processus continu.

- 43 -

A)- La démocratie des Anciens : le modèle athénien

Quand apparaît l’expérience politique dénommée «démocratie» ? Au regard des

sources, cette question reçoit deux réponses : tandis qu’au Vème siècle, les Athéniens

désignèrent Clisthène comme le fondateur de la démocratie(70), au IVème siècle, ils voient

généralement Solon(71) comme son inventeur et parfois même le roi Thésée(72). Pourtant

plusieurs éléments permettent de trancher cette question : d’une part, les grecs n’eurent pas

d’archives avant 409 si bien que «cent ans après Clisthène, personne ne connaissait déjà plus

le texte exact de ses lois»(73). D’autre part, la distinction entre histoire et mythe n’était pas

encore clairement établie si bien que les grecs n’eurent pas réellement de concept

d’histoire(74). Faute de mémoire, les grecs ne disposaient que de leur vénération des ancêtres ;

faute du concept d’histoire, ils furent cantonnés dans des récits légendaires événementiels.

Voilà pourquoi leur idéal de la démocratie s’ancrait dans une confuse et mythique

«démocratie de nos pères» (patrios dèmokratia) ou dans «la constitution des ancêtres» (hè tôn

progonôn politeia). En outre, l’examen des réformes prêtées à Solon par les diverses sources

révèle de multiples incohérences et anachronismes(75). L’historiographie moderne a donc pu

trancher en faveur de Clisthène.

Un siècle avant Clisthène, Athènes possédait un gouvernement aristocratique dirigé

par des magistrats - les 9 archontes - choisis parmi les grandes familles c’est-à-dire les «biens

nés» - les Eupatrides. Le choix s’opérait par l’Assemblée du peuple dont s’était la principale

fonction. Les magistrats, les citoyens et les lois étaient sous la surveillance de l’Aéropage, conseil qui regroupait les anciens archontes.

(70) - Par exemple, Hérodote, VI. 131 ; Aristote, Constitution d’Athènes, 29.3.

(71) - Ainsi Isocrate, Aéropagitique, 7.16 et Aristote, Constitution d’Athènes, 41.2.

(72) - Isocrate, Panathénaïque, 12. 131 et 148.

(73) - Morgen Hansen, The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes. Structures, Principles and Ideology,

Oxford, 1991 traduit La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène. Structure, principes et idéologie,

Paris, Ed. Les Belles Lettres, p 342.

(74) - Christian Maier, La naissance de la politique, chapitre 8 - La naissance de l’histoire et chapitre 9 -

Processus et événement dans l’historiographie grecque. L’auteur considère que «au vu de certains événements

contenus dans le concept moderne d’histoire, non seulement l’histoire grecque ne représente pas un progrès mais

elle est bel et bien une régression par rapport à certaines cultures plus anciennes. (…) Polybe sera le premier à

disposer d’un concept spécifique, celui d’historia…» (ibid, pp 232-233).

(75) - Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, op. cit, p 341.

- 44 -

Sous le coup d’une grave crise économique, les citoyens Athéniens octroyèrent les pleins pouvoirs à l’Eupatride Solon en 594. Celui-ci mena des réformes économiques et

d’autres touchant à la justice. Surtout, il établit quatre classes censitaires assises sur la

richesse. Désormais, les magistrats dont les archontes furent élus au sein des classes

supérieures mais par les classes économiquement inférieures. Par là le gouvernement athénien

passa d’un système politique aristocratique fondé sur la naissance à un système aristocratique assis sur la fortune. En outre, Solon aurait créé une représentation des tribus en instituant le

Conseil des Quatre Cents.

Suite à un coup de force en 561, la tyrannie s’installa à Athènes d’abord avec Pisistrate

(561-527) puis avec son fils Hippias (527-510). Ceux-ci conservèrent formellement le cadre

institutionnel forgé par Solon. Avec l’aide de Sparte, une partie de l’aristocratie athénienne menée par Isagoras et Clisthène chassa Hippias. Il s’en suivit un duel entre les deux

vainqueurs et, selon Hérodote, Clisthène l’emporta en 507 car il «attacha le peuple à son

parti»(76). Après avoir expérimenté l’aristocratie et la tyrannie, Athènes chercha donc une

autre voie.

1 – La démocratie modérée (507-462 av J-C.)

Clisthène nous est connu principalement par deux réformes : celle de l’organisation

administrative et celle de l’organisation constitutionnelle. Avant lui, l’Attique était divisée en

quatre tribus elles-mêmes subdivisées en phratries ou «confréries» qui regroupaient chacune

des génès ou «clans». La réforme administrative de 507 consista à diviser l’Attique en dix

tribus composées chacune de circonscriptions (les 30 trittyes) qui se subdivisaient en dèmes (un dème correspondait grosso modo à un village et ses alentours). La base de la réforme fut

donc la création de ces 139 dèmes qui reçurent une organisation politique : chaque dème eut

ses propres fonctionnaires, ses prêtres, son assemblée communautaire et devait notamment

établir la liste des citoyens. Au plan constitutionnel, Clisthène réforma le Conseil des Quatre

Cents de Solon en le transformant en Conseil des Cinq Cents : désormais, les membres furent tirés au sort au sein de chaque dème (cette réforme date peut-être de 487 et donc de

Thémistocle).

Par ce biais, ce Conseil désigné par toutes les sources comme l’organe central de la

politique athénienne puisqu’il dirigeait l’administration des finances, la politique étrangère et les magistrats devint un organe dont l’assise était géographique et la composition populaire.

C’est pourquoi les témoignages et les historiens s’accordent sur l’idée «d’un mélange des

(76) - Hérodote, Histoires, V, 66. 2.

- 45 -

peuples» comme conséquence de la politique de Clisthène. En revanche, ils divergent fondamentalement sur l’analyse de ses intentions : l’auteur de la Constitution d’Athènes -

peut-être Aristote - met en avant la volonté d’accroître le nombre de citoyens afin de

consolider le soutien au nouveau régime(77). Cette position est aujourd’hui encore défendue

notamment par Morgen Hansen(78). En revanche, dans La Politique, Aristote attribue à

Clisthène la volonté de dissoudre les «liens familiers» hérités du passé(79). Cette thèse fut

reconduite par Gustave Glotz(80). Plutarque, quant à lui, estime que Clisthène «a garanti, dans

son admirable mélange de tous les éléments, l’entente et le salut de la communauté»(81). Cette

interprétation demeure aujourd’hui celle de Pierre Vidal-Naquet selon qui Clisthène a établi

un «temps civique» et institué un «espace civique» en s’appuyant sur une véritable religion

elle-même civique(82). Sur ce terrain, la théorie la plus radicale nous semble être celle de Christian Maier qui nie toute intention à Clisthène pour rabattre ses réformes au rang d’une

«institutionnalisation de la présence civique» en vue de fins concrètes et pragmatiques(83).

Radicalement opposée est la thèse de Morgen Hansen qui, pour attester du caractère fondateur

de la démocratie des réformes de 507, tente un audacieux parallèle entre Clisthène et la

Révolution française(84). (77) - Aristote, Constitution d’Athènes, 21. 4 et aussi Aristote, Les Politiques, III, 2, 1275b : «Citons ce qu’a fait

Clisthène à Athènes après l’expulsion des tyrans : il a naturalisé beaucoup d’étrangers et d’esclaves résidants»

(ibid, p 211).

(78) - Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, op. cit, p 59.

(79) - Aristote, Les Politiques, VI, 4, 1319b. Aristote évoque les dispositions utiles «telles que celles

qu’utilisèrent Clisthène à Athènes dans l’intention d’avoir plus de démocratie…». Parmi ces dispositions, il cite :

«…avoir recours à tous les sophismes pour mélanger les citoyens entre eux et rompre les relations mutuelles

qu’ils avaient auparavant» dans les phatries et les tribus.

(80) - Gustave Glotz, Histoire grecque, Paris, 1926, tome 1, p 474. L’auteur écrit notamment : «Les membres des

grandes familles, enfermés jusque-là dans les groupes gentilices où ils vivaient entourés de leur clientèle se

trouvaient maintenant noyés dans la masse du peuple, éparpillés dans tout un système de circonscriptions

géographiques».

(81) - Plutarque, Vies parallèles, Périclès, 3. 2.

(82) - Pierre Levêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du

temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIème siècle à la mort de Platon, Paris, 1964 notamment

p 24.

(83) - Christian Maier, La naissance de la politique, Paris, Gallimard, 1995, chapitre 4 intitulé «Clisthène et

l’institutionnalisation de la présence civique à Athènes» et tout spécialement pp 96 à 102.

(84) - Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993,

p 58. Ce rapprochement est d’ailleurs fort troublant : là où les révolutionnères instituèrent 83 départements et

- 46 -

Le débat historiographique demeure donc intense ; il est cependant possible de caractériser le régime politique mis en place à cette époque comme étant une «démocratie

modérée» car il s’agit d’un régime de tribunal populaire et de magistrats ou le pouvoir du

peuple est limité : il est cantonné dans la désignation - par élection ou tirage au sort - et dans

le contrôle a postériori des magistrats. L’activité législative notamment lui échappait

entièrement au profit des archontes et des nomothètes. Le nouveau régime dut cependant affronter d’emblée deux périls souvent ligués : les

partisans expatriés de la tyrannie et la tentation hégémonique des Perses. Cela contraignit

Athènes à passer du statut de puissance terrestre à celui de puissance maritime notamment

sous l’influence de Thémistocle. En écrasant les Perses durant les guerres médiques (en 490 à

Marathon sous le commandement de Miltiade et en 480 à Salamine sous la direction de Thémistocle), en ostracisant les adversaires de la démocratie et en créant la Ligue de Délos en

478, Athènes instaura les conditions propices à une transformation du régime.

2 – La démocratie radicale (462-411 av J-C)

Cette transformation intervint à partir de 462 sous l’impulsion d’un groupe de démocrates mené par Éphialte. Le nouveau contexte avait considérablement alourdit les

tâches de chaque institution. Profitant de circonstances favorables(85), Éphialte fit transférer

les pouvoirs politiques de l’Aéropage vers les organes démocratiques (Assemblée, Conseil et

Tribunal du peuple). L’Aéropage demeura comme simple cour criminelle et son recrutement

fut organisé de manière plus démocratique. A partir de 458, les classes les moins riches (les

zeugites) furent ainsi éligibles à la fonction d’archonte. Assassiné vers 460, Éphialte eut pour successeur son compagnon d’armes Périclès qui règna 32 ans sur les destinées de la cité.

Orateur exceptionnel au point qu’il fut surnommé l’olympien, Périclès incarna ce tournant

radical de la démocratie qui tout en conférant institutionnellement le pouvoir aux organes

populaires le faisait logiquement reposer, in fine, sur l’art de la persuasion. En ce sens, la

pratique péricléenne du pouvoir confirme le jugement de Thucydide selon qui «sous le nom

de démocratie, c’est en fait le premier citoyen qui gouvernait»(86). La principale réforme qu’il

500 districts, Clisthène établit 10 tribus et 139 dèmes ; comme eux, il institua un nouveau calendrier - fondé sur

l’année solaire - et comme pour eux, cette création fit long feu ; comme les révolutionnères, il institua de

nouvelles associations cultuelles qui comme en 1792 ne s’enracinèrent pas. Comme eux, il créa une assemblée

législative fondée sur les nouvelles divisions administratives.

(85) - Les citoyens pauvres furement momentanément majoritaires car les plus riches, qui constituaient les

hoplites dans l’armée, étaient en expédition dans le Péloponnèse.

(86) - Thucydide, II, 65.9.

- 47 -

opéra fut l’introduction d’un salaire journalier (le misthos) pour les citoyens participant aux séances des institutions démocratiques (sauf l’assemblée). En outre, il fit adopter une loi

restrictive sur la citoyenneté qui eut pour effet de transformer la population civique en un

cercle fermé et peu évolutif. Il soutint également l’impérialisme athénien qui conduisit à la

guerre du Péloponnèse (431-404), conflit qui se doublait d’une opposition idéologique avec

l’oligarchie spartiate. L’historiographie contemporaine a toujours considéré l’époque de Périclès comme

«l’âge d’or» de la démocratie antique. Cela provient vraissemblablement de la coïncidence

entre une prospérité certaine de la cité et l’apogée de la culture grecque classique. Le règne de

Périclès ne fut-il pas encadré par les écrits historiques de Hérodote et Thucydide, par les

drames d’Eschyle et d’Euripide et accompagnés par ceux de Sophocle ainsi que par les enseignements d’Anaxagore et Socrate ? Malgré tout, dès qu’il s’agit de saisir le

fonctionnement du régime, l’historien se heurte à «une obscure pénombre, faute de

témoignages disponibles»(87). En réalité, c’est la démocratie du IVème siècle - celle de

Démosthène et non de Périclès - correspondant d’ailleurs à l’apogée de la rhétorique et de la

philosophie (Platon, Aristote, Isocrate), qui nous est le mieux connue. Pourtant si la tradition persiste dans son jugement sur la grandeur de la démocratie péricléenne, cela tient sans aucun

doute à ce qu’elle y détecte sa forme la plus radicale. Depuis Éphialte, Athènes offre un

exemple de démocratie d’assemblée où le peuple exerce directement son pouvoir. L’écclésia

est donc l’institution centrale et ses compétences sont fort étendues : elle dirige la politique

extérieure, a la haute main sur les finances, vote les lois et sert de tribunal pour tous les procès politiques essentiels.

Mais Périclès mourut en 429 ; ceux que les philosophes désignèrent comme les

«démagogues»(88) tel que Cléon, Hyperbolos, Cléophron, Nicias ou encore Alcibiade lui

succédèrent. Leurs excès contribuèrent largement à réactiver le conflit entre la démocratie et

la tendance oligarchique. Alcibiade notamment parvint à convaincre l’assemblée d’une

expédition en Sicile (415-423) pour contrer l’allié de Sparte qu’était Syracuse. L’échec dramatique de l’expédition ouvrit la voie à la victoire définitive de Sparte et provoqua une

(87) - Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993,

p 44. La seule institution du Vème siècle qui nous soit bien connue est celle de l’ostracisme. Hansen signale que

les sources se répartissent autour d’un centre de gravité se situant entre 355 et 322 c’est-à-dire à la fin de

l’expérience démocratique du IVème siècle. Sa thèse centrale est donc que seule la période de Démosthène peut

faire l’objet d’une analyse synchronique.

(88) - Par exemple, Aristote, Les Politiques, V, 1313b 40, chapitre 11 où le stagirite affirme que «le démagogue

est un flatteur du peuple». Et aussi Isocrate, 8. 129 ou encore Xénophon, Les Helléniques, II, 3. 27.

- 48 -

réaction oligarchique à Athènes sous la direction de Pisandre et Théramène. Ceux-ci firent voter l’abolition de la démocratie (411) et l’établissement d’un éphémère Conseil des Quatre

Cents contrôlé par les oligarques. Le régime fut rejeté par l’armée et la démocratie réapparut

temporairement pour disparaître sous le coup de la défaite d’Aigos Potamos (405) et de la

capitulation devant Sparte (404). Les lacédémoniens imposèrent alors un régime oligarchique

connu sous le nom de régime des Trentes tyrans lequel devint vite un régime militaire sous la houlette de Théramène et Critias.

3 – La démocratie réformée (403-322 av J-C)

Exilés pour la plupart, les démocrates athéniens emmenés par Thrasybule chassèrent

les Trentes en 403. Ils ne restaurèrent pas la démocratie péricléenne à laquelle ils reprochaient

d’avoir conduit à la guerre du Péloponnèse et à l’expédition hasardeuse de Sicile. Ils recherchèrent donc une nouvelle forme de démocratie ce qui passait par la limitation du rôle

de l’assemblée du peuple (l’écclésia). Celle-ci perdit sa compétence financière tandis que ses

attributions judiciaires furent limitées puis supprimées après 355. Elle conserva cependant son

caractère souverain en matière de politique étrangère tandis qu’en «politique intérieure,

l’Assemblée ne fut plus qu’un corps administratif»(89). Toutes les décisions de l’écclésia

devaient au préalable avoir été examinées par le Conseil des Cinq Cents. En outre, une

distinction apparut entre les lois (nomoi) et les décrets (psèphismata) : une «nomos» désignait

une mesure permanente et générale alors que le «psèphisma» englobait les mesures

temporaires et des mesures permanentes mais individuelles. L’Assemblée ne pouvait voter

que des décrets ; l’établissement des lois revint aux magistrats appelés «nomothètes». L’institution de ce collège procéda de la volonté de codifier les lois. A cette fin, une

commission fut désignée pour répertorier les anciennes lois existantes et pour les évaluer ; elle

garda par la suite le pouvoir de ratifier toute nouvelle loi. Un autre mécanisme de protection

fut la progressive spécialisation des fonctions notamment pour les stratèges - qui cessèrent

d’être des politiques - puis à partir de 338 pour les administrateurs des finances (sous l’influence de Lycurgue). Enfin, le dernier garde-fou - et peut-être le principal - résidait dans

le Tribunal du peuple (diskaterion) ; en effet, un ensemble complexe de procédures permettait

de contester la validité d’un acte d’une institution ou d’une action d’un dirigeant(90).

(89) - Morgen Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, Paris, Les Belles Lettres, 1993,

p 183 et plus généralement son chapitre 6, pp 155-193. (90) - Le IVème siècle voit ainsi se développer plusieurs procédures. Il existait, dès le Vème siècle, la possibilité

de contester la validité d’une norme par la procédure de la Graphè paranomôn. Au IVème siècle, elle devient une

poursuite contre un décret (psèphisma) contraire à une loi supérieure. Conformément à la tradition grecque, cette

- 49 -

La majeure partie des sources dont nous disposons datent précisément de la seconde moitié du

IVème siècle c’est-à-dire de la phase ultime de la démocratie athénienne correspondant au

règne de Démosthène. Déjà la carrière de celui qui incarna le paroxysme de l’éloquence

gracque fut entièrement déterminée par la lutte contre l’émergence de l’hégémonie

macédonienne. Celle-ci prit aussi la forme d’une lutte contre la résurgence de la monarchie

incarnée par Philippe puis par son fils Alexandre(91). Après la défaite de Chéronée et la paix

de Démade (338) puis après la défaite de Crannon (322), la démocratie athénienne se trouva

absorbée dans l’Empire d’Alexandre et disparue en tant que réalité politique.

4 – La disparition de la démocratie : Rome et le Moyen Age

Du point de vue du système politique, la République romaine fut à bien des égards

distincte de la démocratie. En effet, le régime républicain reposait sur l’institution du census

laquelle commandait une répartition fort complexe à la fois stratifiée et sectorielle de la

citoyenneté et donc des droits qui y étaient attachés(92). De ce fait, la participation politique

poursuite visait aussi l’auteur de la proposition de décret c’est-à-dire l’orateur (le Rhètor). Sur ce modèle, une

seconde procédure fut créée pour les lois (Graphè nomon mè épitèdeion theinai).

Un second type d’action était la dénonciation : une première forme (eisangélia eis ton dèmon) était la

dénonciation devant l’Assemblée du peuple d’un stratège pour trahison, corruption ou atteinte à la démocratie ;

une seconde forme (eisangélia es tèn boulèn) fut la dénonciation devant le Conseil des Cinq Cents d’un magistrat

ou d’un fonctionnaire pour les mêmes raisons.

Un troisième type d’action visait le contrôle de l’action des magistrats et fonctionnaires. Il s’agissait

d’un côté d’un contrôle a posteriori sur les comptes à la fin d’un mandat (euthynai) et d’un autre côté, d’un

contrôle préliminaire à leur entrée en charge (la docimasie).

(91) - Claude Mossé, Histoire d’une démocratie : Athènes, Paris, Le Seuil, coll. “Points”, 1971, pp 131-140 et pp

167-170 sur la défaite finale de la démocratie. (92) - Le cens était établi par une déclaration conrôlée selon des critères de richesse mais aussi de sexe, d’âge, de

moeurs… Ce système censitaire excluait donc une partie importante des romains de la citoyenneté. Ainsi vers

225 av. J-C., on comptait 270 000 citoyens pour un millions de romains. Ce système évolua cependant vers une

intégration toujours plus grande du nombre de citoyens. Une brutale accélération s’opéra à la fin du Ier siècle av.

J-C. faisant passer le nombre de citoyens d’un à 4 millions. Même sous Auguste, les historiens estiment que les

5 ou 6 millions de citoyens ne représentaient pas plus d’un cinquième voire un dixième de la population.

Pourtant, l’originalité du système censorial n’était pas là. Elle résidait dans le regroupement des citoyens en 193

centuries elles-mêmes réparties à l’intérieur de cinq classes de citoyens. Ces dernières n’avaient pas les mêmes

droits et obligations lesquels variaient aussi selon le secteur considéré : l’armée, les finances, l’activité politique,

la religion. Claude Nicolet a précisément étudié ces répartitions complexes - à l’exception de l’activité religieuse

- dans son magistral ouvrage Le métier de citoyen dans la rome républicaine auquel nous empruntons une partie

des éléments qui suivent.

- 50 -

aux affaires publiques était modulée, variable et inégalitaire(93). A ces données

institutionnelles s’ajoutaient des pratiques contraires à l’esprit de la démocratie comme la tendance à l’hérédité des charges, l’instauration d’une oligarchie toute-puissante - les

patriciens -, la constitution de clientèles… La réponse à cette question ne faisait donc aucun

doute y compris pour les «constitutionnalistes» de l’époque. Aussi peut-on affirmer que

«Rome n’a jamais passé, aux yeux de ceux qui raisonnaient sur la constitution, comme Polybe

ou Cicéron, pour une cité démocratique : au mieux, une “oligarchie tempérée”»(94).

Au Moyen-âge, la société est une société d’ordre, profondément inégalitaire. Le système repose sur une forme de transaction : les dominés acceptent et consentent à la

domination en échange des services que leur rendent les dominants. Malgré tout, il existe

différentes pratiques éparses (le charivarie, les villes franchisées…) qui s’avèrent populaires

et qui traduisent une aspiration grandissante à la liberté et à l’autonomie (cf. Mireille

Mousnier, « La démocratie et la société médiévale » in P. cabanel et J-M. Février, Questions

de dmocratie, 2000).

B)- La démocratie des Modernes : le modèle représentatif

1 – Le principe de la représentation

La notion de représentation : Pierre Bourdieu décrit la représentation comme « un coup de force symbolique ». En effet, la représentation est fondamentalement une fiction qui

produit beaucoup d’effets. L’élu d’une majorité de citoyens est en effet considéré

comme le représentant de tous c’est-à-dire non seulement ceux qui ne l’ont pas soutenus

mais aussi tous les habitants qui n’ont pas pu prendre part au vote (non-inscrits,

abstentionnistes, jeunes…). Il existe là une forme de transubstantiation très difficile à saisir d’un point de vue logique. On dit souvent que la « représentation rend présent ce

qui est absent » c’est-à-dire qu’elle fait exister des abstractions comme le peuple, la

nation, la société. La question centrale peut-être posée ainsi : en quoi le représentant est-

il autorisé à parler au nom du représentant ? Trois réponses et donc 3 conceptions

différentes de la représentation peuvent alors émerger :

(93) - Les votes notamment s’opéraient par ordres. Or les centuries les plus élevées ne comptaient que quelques

membres si bien que leur vote équivallait à celui d’une centurie plus basse et plus nombreuse. En outre, les

centuries les plus élevées s’exprimaient d’abord ; la majorité étant atteinte avec l’obtention du vote de 97

centuries sur 193, il arrivait fréquemment que les centuries les moins riches - regroupant malgré tout des romains

suffisamment aisés pour être citoyens - n’aient pas à se prononcer. (94) - Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la rome républicaine, Paris, Gallimard, coll. “Tel”, 1976,

préface, p 10.

- 51 -

La représentation-mandat : dans cette théorie traditionnelle, le représentant est le délégué d’un groupe. Il est mandaté par lui pour agir pour leur compte de ce

groupe. Il bénéficie d’une sorte de délégation. Dans un tel cadre, le mandat doit

être impératif ce qui implique que le représentant n’a aucune autonomie. Il doit

suivre les directives de ses mandats et se retourner vers eux lorsqu’il ne sait pas.

La représentation incarnative : c’est la lecture qu’ont privilégié les révolutionnaires français et qui est fondatrice du républicanisme. Bien que

Rousseau fut hostile à la représentation, cette conception s’inspire de lui. L’idée

est que les individus forment un corps unifié lequel forge une volonté nouvelle

différente de celles des individus. Le représentant est alors celui qui incarne

cette volonté générale largement surnaturelle. Dans une telle logique, la diversité sociale est récusée et même réprimée.

La représentation libérale : dans ce cas, la représentation repose sur un acte de

« trustee » c’est-à-dire un acte de confiance. Le mandat peut alors être indicatif

ce qui lui laisse une marge de liberté car le représentant doit simplement agir au mieux pour ses mandants. Dans cette optique développée par Hobbes, Locke et

reprises par les pères fondateurs américains (surtout Madison), la représentation

poursuit deux fonctions :

D’une part, elle empêche la tentation despotique car un représentant

pourra toujours être contré par un autre représentant (il existera des freins et contre-poids pour empêcher l’émergence d’un pouvoir unique

sans limite).

D’autre part, la représentation constitue un filtre contre le risque du

despotisme populaire. Madison était très inquiet des soubresauts des

masses populaires qu’il craignait. Madison écrit que la représentation « a pour effet, d’épurer et d’élargir l’esprit du public en le faisant

passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la sagesse

est le mieux à même de discerner l’intérêt du pays ».

L’élection et les principes de la représentation : dans ses Principes du gouvernement

représentatif, Bernard Manin a analysé ce qui lui paraît être les 4 principes

fondamentaux de la représentation politique en démocratie en partant d’une analyse de

l’élection.

L’élection et le principe de distinction :

Le tirage au sort : Manin montre d'abord que la démocratie athénienne dans ses institutions comme dans les oeuvres de ses philosophes se

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méfiait de l'élection jugée aristocratique puisqu'elle sélectionne toujours les meilleurs. C'est pourquoi on lui préféra le tirage au sort

parmi des volontaires pour exercer les charges publiques. Le tirage au

sort apparaît dès cette époque comme le mécanisme le plus

démocratique c'est-à-dire le plus apte à respecter l'égalité stricte des

candidats. Le tirage au sort sera aussi un institution essentielle de la République romaine même s'il prend alors un sens religieux, puis des

cités italiennes de la Renaissance. Les grands penseurs politiques

comme Harrington (durant le XVIIème siècle anglais), Montesquieu et

même Rousseau continueront de percevoir l'élection comme un procédé

essentiellement aristocratique comparé au tirage au sort.

Mais à partir du XVIIIème siècle, émerge l'idée d'un nécessaire

consentement au pouvoir. Aussi l'égalité démocratique ne s'apprécie-t-elle plus au niveau des charges publiques elles-mêmes mais plutôt au

niveau de l'attribution de ces charges. Le citoyen n'est pas envisagé

comme candidat désirant la fonction mais comme celui qui consent au

pouvoir, celui qui attribue. Cela implique un principe de distinction entre les électeurs et les élus

qui seront, par exemple, d'un rang social plus élevé. On retrouve ici le

caractère fondamentalement aristocratique de l'élection que chaque

pays tentera de penser consciemment au cours de débats comme ceux

du XVIIème siècle en Angleterre et ceux du XVIIIème siècle en France

et aux Etats-Unis. Mais après cette période, l'élection deviendra

indissociable du grouvernement représentatif et le XIXème siècle

relèguera ce caractère inégalitaire au second plan en se polarisant sur

l'extension du droit de suffrage et l'abolition progressive du cens

d'éligibilité.

Les principes constitutif de la démocratie représentative : premièrement, l'existence d'une marge d'indépendance des gouvernants

par rapport aux électeurs ce qui implique le refus des mandats

impératifs et de la révocabilité permanente des élus ;

deuxièmement, l'affirmation de la liberté d'opinion publique qui

comprend d'un côté, la liberté d'information (avec le principe de publicité ou l'impératif de rendre public les décisions politiques) et d'un

autre côté, la liberté d'expression de ses opinions ;

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troisièmement, l'élection sans cesse renouvelée des gouvernants permettant aux citoyens d'avoir un jugement rétrospectif et un jugement

prospectif ;

enfin, quatrièmement, l'épreuve de la discussion pour toute décision qui

implique qu’une instance soit spécialement dédiée à l’examen des

solutions et à la confrontation des points de vue (par exemple, le parlement).

2 – Les étapes sociologiques de la représentation

Il est alors possible d'analyser l'évolution ou la métamorphose de la démocratie représentative

lors de ces deux derniers siècles à partir des quatre critères dégagés. C’est ce qu’opère

Bernard Manin dans la dernière partie de son livre. Il distingue trois formes de démocratie représentative. Précision que chaque forme est un idéal-type au sens de Weber c’est-à-dire

une schématisation qui n’a jamais existé à l’état pur mais qui permet de rendre intelligible le

réel.

La démocratie parlementaire : La démocratie est d'abord passée par une phase de parlementarisme. A ce stade, le candidat a une relation directe avec les électeurs

marquée par la confiance. L'élu vote selon sa conscience. Sa liberté est donc totale.

L'opinion publique ne transitera pas par l'élu mais par des associations et groupes divers

et s'exprimera sur des sujets souvents différents de ceux traités au parlement. Enfin,

l'épreuve de la discussion s'opère uniquement au sein du parlement qui bénéficie d'une liberté totale.

La « démocratie de partis » : ce second stade de la démocratie représentative signifie

que l'électeur vote pour un parti plus que pour un candidat. Les candidats sont d'ailleurs

choisis par les partis si bien qu'une fois élu, ils lui restent liés. Leur liberté est faible.

Les partis deviennent aussi les véhicules de l'opinion publique, l'informant et l'influençant notamment grâce à la presse partisane. L'instance de discussion n'est plus

le parlement du fait de la discipline de vote mais les instances des partis et parfois des

syndicats.

La « démocratie du public » : ce troisième stade de la démocratie représentative est celui actuel. Les candidats sont avant tout des figures médiatiques : elles ne sont pas

toujours liées à des partis mais résultent d'une personnalisation importante. Pour se faire

élire, les candidats doivent faire une offre électorale constituée d'une vision clivée de la

société correspondant à la perception des citoyens. Etant élus sur des images qui ne sont

pas vides de substance politique. Les gouvernants disposent d'une liberté relative et ne

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sont pas totalement liés pour l'avenir par leur image. L'opinion publique transite par des canaux d'information qui ne dépendent plus structurellement des politiques. L'épreuve

de la discussion s'opère par le face-à-face orchestré par les médias entre le politique et

les citoyens.

3 - Les étapes juridiques de la représentation

Le suffrage universel qui est le corollaire de la démocratie représentative, a une histoire tourmentée. Il est vrai que le principe de l’élection par les masses est resté longtemp rattaché

au déchaînement de l’agitation et de violence dans la France révolutionnaire.

Progressivement, la thèse d’une élection au suffrage universel l’a emporté mais avec bien des

difficultés. Le processus est passé par 3 étapes fondamentales.

Le règne du suffrage censitaire avant 1848 : L’exemple américain : avant 1848, le principe censitaire domine largement. Le

corps électoral est donc réduit à ceux qui sont suffisamment riches. Il s’agit de

payer un motant d’impôts minimum (le cens) qui varia dans le temps. La France

avait déjà mis en place ce système sous la Révolution. Il était présent un peu partout et reflétait la méfiance envers les masses et la peur du vote des pauvres.

Aux Etats-Unis, il fallait depuis 1788 être propriétaire foncier pour voter. Dès le

début du XIXème siècle, le cens et la durée de résidence remplacent le critère

de la propriété. Certains Etats, sous la pression des migrants, adoptent une

ouverture plus grande allant jusqu’au suffrage universel. C’est le cas du Vermont en 1815 puis des nouveaux Etats de l’Ouest comme l’Indiana (1816),

de l’Illinois (1818), de l’Alabama (1819). Le processus se répand auprès des

colonies historiques comme le Connecticut, New York, le Massachussetts entre

1818 et 1821. La Caroline du Nord sera le dernier Etat à adopter le suffrage

universel masculin en 1857. Mais le système exclut encore les noirs, les indiens, les femmes.

La rareté du suffrage universel : avant 1848, seuls deux Etats ont connus

durablement le suffrage universel : les Etats-Unis et la Grèce depuis 1843. Tous

les autres ont surtout connu le suffrage censitaire mais avec de brèves expériences sans lendemain de suffrage universel. C’est le cas pour la France en

1792 puis sous le Consulat (pour les plébiscites), de la Suisse (de 1798 à 1803),

de l’Espagne (1808-1810 et en 1836).

L’instauration du suffrage universel masculin après 1848 :

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Les révolutions de 1848 les révolutions de 1848 sont présentées comme « le printemps des peuples ». Elles marquent une avancée dans l’instauration du

suffrage universel. Celui-ci apparaît au Parlement de Francfort, dans la

République de Venise, au Danemark. Mais seuls 2 Etats vont le conserver aude-

là de l’année 1848 : la France et la Suisse. D’un seul coup, la France a un corp

électoral qui passe de 246 000 à 9 millions d’électeurs mais cela exclut encore les femmes, le clergé, les militaires, les algériens. L’Allemagne de Bismarck

connaîtra également en 1871 une instauration subite du suffrage universel pour

l’élection du Reichstag afin de consolider sa nouvelle unité.

La lente maturation : l’essentiel des pays connaissent plutôt un processus de

lente maturation qui les conduit étape après étape vers le suffrage universel. La Grande -Bretagne est ainsi exemplaire car le XIXème siècle est marqué par 3

réformes importantes qui élargissent très progressivement le suffrage : le

Reform Act de 1830, celui de 1867 et celui de 1884 instaurant le suffrage

universel. Un processus similaire se déroule en Belgique d’abord avec un cens élevé (50 florins en 1831 puis 20 florins en 1848) puis, sous la pression

ouvrière organisée, passe au suffrage universel en 1893 (tous les hommes de

plus de 25 ans), puis de 21 ans en 1919. Le processus est identique en Italie où

le cens est fortement abaissé en 1882 puis aboli définitivement en 1919. De la

même manière, l’Autriche l’obtient en 1806, l’Espagne en 1870 puis rétablit en 1890, la Norvège en 1898, la Finlande en 1906 et la Suède en 1907.

La généralisation du suffrage universel au XXème siècle :

Les femmes : le XXème siècle est peut-être d’abord le siècle de l’intégration

des femmes dans le jeu politique. Le mouvement fut long à s’esquisser malgré

des mouvements fréquents et souvent radicaux de revendication du droit de vote. Le processus débouche très vite en Océanie (Nouvelle-Zélande en 1893,

Australie en 1902) puis en Europe du Nord (Finland een 1906, Norvège en

1913 et Danemark en 1915). La première guerre mondiale constitua un puissant

accélérateur du mouvement avec l’obtention du droit de vote en Grande-Bretagne et Canada en 1918 et aux Etats-Unis en 1919 (mais de nombreux états

fédérés l’avaient reconnus depuis les années 1890), l’Autriche en 1920… Ce

droit se répand ensuite dans de nombreux pays du Sud. L’Europe latine sera la

plus tardive avec la France (1945), l’Italie (1946), le Portugal (1974) mais aussi

la Suisse en 1971. Désormais, ce droit gagne y compris le monde musulman (Koweit, 1999, Qatar en 2005 et émirats arabes unis en 2006).

- 56 -

Les minorités : sur ce terrain, le cas exemplaire est celui des Etats-Unis. Durant l’essentiel du XIXème siècle, le droit de vote est réservé aux seuls blancs. À

l’issue de la guerre de Sécession, l’adoption du XVème amendement en 1870

interdit de refuser le droit de vote au motif de la « race ». Mais un système de

poll-tax est institué pour écarte de fait les noirs et les indiens. Parfois, il s’agit

de litteracy test c’est-à-dire de tests visant à prouver la maîtrise de la langue ou de la Constitution. Finalement, il faudra attendre les décisions de la Cour

suprême et le vote du 24ème amendement en 1964 pour que le suffrage soit

réellement universel. Le même processus a été constaté dans de nombrexu

autres Etats notamment au sein des anciennes puissances coloniales.

4 – Limites ou crise de la représentation ?

Sans développer ici tous les facteurs d’une éventuelle crise de la représentation (facteurs

culturels avec la mort des idéologies, l’individualisme, l’élévation du niveau culturel ;

facteurs économiques avec la globalisation impliquant une perte de confiance dans le

politique, la mutation de la stratification sociale ; les facteurs politiques comme l’obsolescence du clivage droite/gauche, la faiblesse de la représentativité sociale…), on doit

relever quelques limites fondamentales à la représentation démocratique.

La compétence politique : pour participer au jeu électoral, deux conditions

fondamentales sont requises : l’intérêt pour ce jeu et la compétence pour l’exercer. Or

ces deux éléments ne sont nullement présents de manière uniforme dans l’espace social. Le cens caché : dans un livre célèbre intitulé Le Cens caché, le sociologue

Daniel gaxie a justement montré que la compétence politique ne pouvait pas se

présumer. Ce sont justement les catégories les plus dotées en capital culturel, en

capital social, en capital économique qui possèdent la compétence politique

requise. Au contraire, les catégories les plus défavorisées s’estiment majoritairement incompétentes dans le secteur politique et ne s’y intéressent

pas. Le même constat vaut pour les sondages : une question n’a de sens que

pour une personne qui a les repères pour bien la comprendre et y répondre.

La confirmation empirique : l’intérêt pour la politique est resté constant en France : 42% selon un sondage de janvier 2004 même si 58% disent ne pas s’y

intéresser (ou peu). Surtout plus de 60% des français déclare que « la politique

est une activité honorable ». Des études récentes dans les zones difficiles ont

montré que les taux de non participation au jeu politique (pas inscrits,

abstentionnistes…) étaient beaucoup plus importants. Par ailleurs, nous savons

- 57 -

que la « volatilité électorale » est surtout le fait d’un vote intermittent de gens qui s’abstiennent puis votent en raison d’un intérêt faible pour la politique.

C’est là le facteur essentiel qui fait le résultat d’une élection.

La confiance dans la politique : En 1999, une équipe de politologues dirigée par Pippa

Norris relevait un paradoxe au cours d’une enquête internationale95 : alors que les

valeurs de la démocratie progressent dans le monde, la confiance dans les institutions réprésentatives décline. Pippa Norris évoque un « cynisme croissant », une détérioration

du lien entre gouvernants et gouvernés en même temps qu’une démultiplication des

formes de protestation.

Une image dégradée de la classe politique : Seuls 35% des français

pensent que les hommes politiques se préoccupent des « gens comme nous » alors 64% pensent qu’ils ne s’en occupent pas. Par ailleurs, 59%

pensent que la classe politique est corrompue contre 32% seulement qui la

croit honnête.

Les contestations non conventionnelles : ce sont les formes de participation comme les boycotts, les pétitions, les manifestations, les

grèves, les occupations de loaux. En 1981, 50% des français adultes

n’avaient jamais pratiqué aucune de ces actions ; ils n’étaient plus que

28% en 1999.

L’engagement politique : l’adhésion aux partis politiques a toujours été faible en France. Elle a atteint un sommet à la Libération (1,5 millions

d’individus, soit 4-5% de la population adulte). À la fin de la IVème

République, seuls 450 000 personnes adhèrent soit 1% des français. Le

chiffre remonte aux débuts de la Vème République pour doubler en 1980.

Mais il entame alors une lente descente pour retomber aujourd’hui à 500 000 soit 1% comme en 1958. Un sondage SOFRES de janvier 2004

montre que seuls 16% des français manifeste une envie d’adhérer à un

parti. Et 66% ne se sentent pas représenter par les partis en 2002.

L’engagement syndical : l’adhésion aux syndicats est extrêmement variable en Europe (très forte au nord, faible au sud). Elle est très faible

en France et a connu la même évolution que celle des adhésions aux partis

politiques tout en restant à un niveau plus important. En gros, le taux de

95 - Pippa Norris (ed.), Critical citizen, global support for democratic governance, Oxford University Press,

1999.

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syndicalisation passe de 40% à l’après-guerre à 8% aujourd’hui. Seuls 15% des salariés se sentent représentés par un syndicat et 32% évoquent

la possibilité d’y adhérer.

II – LES REGIMES NON DEMOCRATIQUES

Selon le célèbre mot de Paul Valéry : « Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous

périssons » (in Regards sur le monde actuel). La formule met en valeur un paradoxe. Alors qu’il a pour fonction de réguler la société dans son ensemble, le pouvoir d’État est

constamment soumis à un danger ou plutôt à un risque de dérive : celui de générer des

déséquilibres, d’introduire du dysfonctionnement. Le plus souvent, l’émergence d’une forme

pathologique de pouvoir d’État procède d’une désorganisation de la société. Celle-ci engendre

à son tour le règne de la déraison qui peut aller jusqu’à l’instauration d’une entreprise de déshumanisation.

§1 – LES REGIMES TOTALITAIRES

Rarement un concept tel que celui de totalitarisme fut aussi controversé. Il est vrai que

le mot ne fut pas d’abord un concept mais simplement une notion utilisée dans le discours politique. Devenue un concept, son utilisation fut toujours connotée par des enjeux parasites.

En un certain sens, le totalitarisme paie surtout le prix de son ambition : celle de pointer une

rupture dans les modes de domination du XXème siècle. Il présuppose le caractère

incommensurable, irréductible de la domination totale qui émergea à travers le nazisme et le

stalinisme tout en postulant une certaine équivalence des régimes

A)- Le concept de totalitarisme

1 – Histoire du mot

La phase d’émergence :

Dans le champ politique : Le mot apparu pour la première fois dans les années

1920 en Italie. Durant cette décennie, il fut largement utilisé par de nombreux intellectuels proches de la réaction nationale-conservatrice en Allemagne. Par

exemple, Ernst Jünger ou Martin Heidegger évoquèrent les vocables de

« mobilisation totale » ou de « guerre totale ». Dès 1931, Carl Schmitt évoque,

avec sympathie, le « virage vers l’État total » tandis que son disciple Ernst Forsthoff publira deux ans plus tard son Der Totale Staat. En 1928, Mussolini

l’endossa officiellement lorsqu’il déclara que « pour le fasciste, tout est dans

l’État et rien d’humain ni de spirituel n’existe (…) en dehors de l’État. En ce

sens, le fascisme est totalitaire » (discours du 12 mai 1928).

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Dans le champ intellectuel : Durant les années 1930, plusieurs intellectuels comme Kautsky et Élie Halévy pressentent la possibilité de dégager une

nouvelle forme de « tyrannie moderne » à partir des exemples européens

comme la Russie, l’Italie et l’Allemagne. En particulier, ils ont l’intuition que le

communisme et le fascisme ont bien des points communs : ils s'ont d'abord le

fruit de la guerre de 1914, sont antilibéraux et souvent anti-démocratiques, constituent des passions collectives révolutionnaires, conservent une habitude

de la violence, soumettent l'individu au collectif en le régentant totalement ; ils

ont également le même développement en deux étapes, l'une constitutive avec

Lénine et Mussolini ouvrant la voie à l'autre, la radicalisation avec Staline et

Hitler. L’appropriation scientifique :

Les précurseurs américains : La notion est déjà suffisamment importante pour

qu’en 1940 l’American Philosophical Society consacre son congrès annuel au

totalitarisme. Durant la guerre, une étape décisive est franchie avec l’étude de Franz Neumann, Behemoth : The Structure and Practice of National Socialism

(première édition en 1942 puis réédition augmentée en 1944). Ce dernier évite

la comparaison avec l’URSS mais produit, en revanche, une analyse très

détaillée de l’Allemagne nazie. Il emploie fréquemment le mot « totalitaire »

mais il refuse d’y voir un monolithe. Il s’agit plutôt d’une catégorie qui peut considérablement variée. Neuman analyse d’abord la dimension politique en

soulignant la primauté que lui confère ce régime. Il met en évidence un conflit

entre l’État (la bureaucratie), le parti et le peuple qui n’est résolu que par la

fonction charismatique du chef. Il analyse aussi la dimension économique en

montrant combien le marché résiste aux tentatives de planification. Enfin, il aborde la dimension « société » du phénomène en évaluant la cohésion d’une

classe dominante qui intègre notamment l’armée et la grande industrie (non

sans conflit) et ne parvient à imposer son mode vie surtout à la classe dominée

(surtout pour les loisirs et le travail) que par la terreur et un droit dirigiste. Neumann conclut que le totalitarisme n’est pas une nouvelle forme d’État mais

plutôt « une forme de société dans laquelle les groupes dominants contrôlent

directement le reste de la population, sans la médiation de cet appareil rationnel

bien que coercitif connu jusqu’ici sous le nom d’État ».

La généralisation après Arendt : Après la seconde guerre mondiale, le concept connaît une évolution heurtée largement dépendante de l’image de l’union

- 60 -

soviétique chez les intellectuels et du contexte international. Il connaît un regain d’intérêt durant la première phase de la guerre froide et atteint son apogée avec

la publication et le succès public du troisième volet des Origines du

totalitarisme par Hannah Arendt en 1951. A la suite de ce livre et durant toute

la décennie suivante, il devient un concept clé abondamment discuté mais aussi

contesté. Des livres comme celui de Jacob Talmon, The Origins of Totalitarian

Democracy (1952), celui de Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian

Dictatorship and Autocracy (1956) et le colloque de l’American Academy of

Arts and Sciences publié par Friedrich en 1953 et intitulé Totalitarianism, tous

témoignent de l’influence grandissante de ce concept. Il sera cependant

largement victime de la « détente » si bien que dès les années 1965, il cesse d’occuper l’avant-scène et se raréfie au niveau international.

Le cas de la France : La situation sera toutefois différente en France. En raison d’une

séduction considérable du modèle communiste chez les intellectuels de gauche, la

notion de totalitarisme est restée largement bannie. Vers le milieu des années 1970, la situation est très contrastée : au plan international, les critiques de la notion se

multiplient particulièrement chez les sociologues et les historiens ; en France, le

concept acquiert subitement une légitimité et revient considérablement à la mode sous

le coup de la prise de conscience de la nature réelle du système soviétique. Cette prise

de conscience est d’abord consécutive à l’émergence des dissidents et en particulier à la publication de L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne (1974). Elle est

prolongée par la vague des nouveaux philosophes qui s’en prennent très directement à

l’URSS et à son emprise sur la vie intellectuelle française (André Glucksman, Bernard

Henri-Lévy, Alain Finkielkraut). Au total, le concept de totalitarisme s’est imposé

partout mais le désaccord quant à son contenu demeure très important.

2 – Le débat autour de Hannah Arendt

Il n’est pas possible d’évoquer le concept de totalitarisme sans revenir sur l’apport de Hannah

Arendt et sur les conséquences qui en résultèrent.

L’analyse du totalitarisme par Arendt : En 1951, Hannah Arendt publie Le Système

totalitaire, troisième volet d’une étude plus globale intitulée Les origines du

totalitarisme (la première partie s’intitule Sur l’antisémitisme et la seconde

l’Impérialisme). Contrairement aux deux premiers volets, Arendt ne s’intéresse plus

tellement à l’histoire du régime nazi ou du régime soviétique. Elle part, au contraire, du

- 61 -

principe de la comparabilité des deux régimes qui pourrait donc rentrer sous une nouvelle catégorie inconnue de la théorie politique classique.

Une catégorie nouvelle : L’originalité de son travail est donc d’abord de porter

un regard philosophique sur le phénomène inédit de domination totale en

tentant de le conceptualiser pour définir une nouvelle catégorie de la pensée

politique. Dans les trois premiers chapitres, elles s’attachent à repérer les caractéristiques historiques, sociologiques et institutionnelles communes aux

régimes totalitaires. À partir du quatrième chapitre, elle entreprend une

réflexion pour définir et délimiter cette nouvelle catégorie.

Les lois de mouvement : Arendt soutient que le caractère inédit de ce régime

provient de ce qu’il fait imploser les catégories traditionnelles en particulier l’alternative classique entre régimes sans lois et régimes soumis à des lois.

Nazisme et communisme ne sont pas des régimes sans lois mais plutôt des

régimes incarnant une loi surhumaine qui prend la forme tantôt d’une loi de

l’histoire, tantôt d’une loi de la nature. Le sens même de la notion de loi s’en trouve changé. Par exemple, le despote classique est défini comme celui qui se

soustrait aux lois positives mais son pouvoir s’adosse toujours à une référence

stable comme la loi divine ou la loi naturelle. Donc même dans le cas du

despotisme, la loi constitue un cadre stable permettant de situer l’action. Dans

le totalitarisme, au contraire, la loi est une loi de mouvement dont la finalité est la production d’une nouvelle humanité plus pure. La terreur que l’on constate

dans ces régimes totalitaires n’est donc pas utilitaire ou fonctionnelle (maintenir

la stabilité) ; elle est l’expression de la loi de mouvement et donc l’essence de

ce régime. Non seulement cette « légalité » implique de définir un « ennemi

objectif » (le bourgeois ou le non-Aryen) mais cette légalité sera constamment changeante si bien que toute action peut devenir un obstacle à la purification et

nécessitera donc l’élimination de l’acteur.

Les caractéristiques de l’analyse d’Arendt : De l’analyse proposée par Arendt, il

convient de retenir deux traits majeurs : Le rôle de l’idéologie : elle privilégie considérablement le rôle de l’idéologie.

Arendt n’est pas totalement fermée aux autres éléments ; par exemple, elle

souligne que le totalitarisme s’accompagne de la réduction du corps social et

politique à une masse atomisée. En d’autres termes, le totalitarisme naît là où le

système social stratifié s’est effondré, là où le lien social, le « mur protecteur de la cohésion », le sentiment de communauté a disparu. De même Arendt

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souligne le rôle de la propagande qui permet de créer une fiction plus forte que la réalité. Mais là encore, l’idéologie prime sur l’instrument (la propagande) : la

fiction d’un complot juif mondial ou celle d’une conspiration trotskiste peuvent

devenir plus « logiques » que la réalité parce que « la texture entière de la vie »

est réorganisée conformément à une idéologie.

Le parallèlisme nazisme/communisme : Arendt privilégie le parallèle, la coïncidence entre nazisme et communisme même si elle est occasionnellement

sensible à la différence par exemple entre le camp d’extermination nazi et le

goulag soviétique. Cette quasi-identité est la thèse massive de l’ouvrage mais

elle fut aussi la pomme de discorde, le nœud du caractère problématique du

concept de totalitarisme. Pour tous les intellectuels cherchant à préserver l’image positive du « socialisme réel », le livre fut reçu comme un scandale.

Dans le climat idéologique et géopolitique de la guerre froide, le livre fut aussi

reçu comme une provocation c’est-à-dire comme une arme idéologique visant à

discréditer le communisme. Le débat français sur l’œuvre d’Arendt : Au-delà de la réception immédiate, le débat se

développa sur le plan philosophique de l’argumentation. Deux positions bien différentes

émergèrent : celle de Raymond Aron et celle d’Alan Besançon.

La critique de Raymond Aron : Dans Démocratie et totalitarisme, Aron

poursuivit son projet global de comparaison des sociétés occidentales avec le monde communiste. Dans cette étude de type politique, il accepta de forger un

idéal-type commun aux deux régimes suivant la méthode weberienne mais il

refusa d’établir une stricte équivalence ou même de mettre nazisme et

communisme sur un même pied. Ainsi qu’il l’écrivit : « passant de l’histoire à

l’idéologie, je maintiendrai, au point d’arrivée, entre ces deux phénomènes, la différence est essentielle, quelles que soient les similitudes. La différence est

essentielle à cause de l’idée qui anime l’une et l’autre entreprise ; dans un cas

est à l’œuvre la volonté de construire un régime nouveau et peut-être un autre

homme par n’importe quels moyens ; dans l’autre cas une volonté proprement démoniaque de destruction d’une pseudo-race ». En somme, bien qu’il n’ait

aucune sympathie pour le communisme, Aron suggère que la comparaison

systématique menée par Arendt estompe la singularité du régime nazi et le

banalise quelque peu. Les idéologies ne sont pas seulement fonctionnelles ;

elles ont leur contenu propre si bien qu’il est difficile de tenir pour équivalent une volonté de mort avec une volonté de justice qui dériva vers la destruction.

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La défense d’Alain Besançon : Face à ce réquisitoire remarquable, Alain Besançon tenta de défendre Hannah Arendt en suggérant que la comparaison ne

portait pas entre un projet démoniaque réussit et un projet humaniste échoué.

Selon lui, la réalité de l’idéologie implique qu’il n’y a pas de référence à une

idée de justice extérieure. Au contraire, l’idéologie est toujours juge et partie si

bien que la justice est un élément à l’intérieur du système mu par la loi de mouvement. Bref, le marxisme n’est qu’une enveloppe illusoire qui est

démoniaque en tant que système.

Au total, l’argumentation d’Aron est plus forte : viser le mal comme une fin en soi ou

l’utiliser comme moyen au sein d’une conception du bien n’est pas identique.

3 – Les critères du totalitarisme

Des critères insuffisants :

Une définition trop restrictive : Arendt incarne à elle seule une conception très

restrictive du totalitarisme. A suivre son analyse, le concept ne s’applique qu’au

régime stalinien à partir de 1930 et au régime hitlérien à partir de 1938. Ni Lénine, ni Mussolini qui revendiqua pourtant le terme ne peuvent relever de ce concept.

Une définition trop extensive : Face à cette conception restrictive, E.H. Carr proposa

une définition extensive au terme de laquelle le totalitarisme désigne « la croyance

selon laquelle un groupe ou une institution organisés, Églises, gouvernement ou parti,

a un accès privilégié à la vérité »96. Une telle définition inclue donc toutes les époques et tous les régimes ; elle brouille les choses et devient inutile.

Une définition trop formaliste : La définition la plus célèbre reste celle proposée par

Carl Friedrich et appelée le « syndrome en six points ». Selon celle-ci, le totalitarisme

se définit par : (1) une idéologie officielle embrassant la totalité de la vie ; (2) un parti

unique de masse mettant en oeuvre cette idéologie et soumis à la volonté d’un seul homme (un dictateur) ; (3) un contrôle policier terroriste au moyen d’une police

secrète ; (4) un pouvoir monopolisant les moyens de communication de masse : (5)

un pouvoir monopolisant les instruments de violence (les moyens de combat) ; (6) un

pouvoir contrôlant les organisations et en particulier les structures économiques afin de mettre en oeuvre une planification et un contrôle centralisé de l’économie.

Les faiblesses internes : Cette définition souffre de faiblesses certaines :

d’abord, elle s’attache à des traits formels et superficiels des régimes

96 - E.H. Carr, The Soviet Impact on the Western Wolrd, New York, MacMillan, 1949, p 110.

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totalitaires ; ensuite, elle est statique et laisse donc dans l’ombre la « dynamique totalitaire », la place du changement, la dynamique interne du système ; enfin,

elle est trop monolithique en survalorisant le rôle de l’idéologie et en ignorant

les facteurs sociaux comme la mobilisation des acteurs sur une base collective.

La confusion avec les régimes autoritaires : L’insuffisance de cette définition se

manifeste également par son incapacité à distinguer le totalitarisme de l’autoritarisme. Certes, la catégorie des « régimes autoritaires » est largement un

regroupement de formes très diversifiées unifié seulement par des traits négatifs

mais elle doit être soigneusement distinguée du totalitarisme pour que ce dernier

est une valeur « scientifique ». Le régime autoritaire fonctionne aussi à la

violence mais il recourt beaucoup moins à la mobilisation extrême par le biais d’une idéologie unanimiste ; il préserve une dose minimale de pluralisme et

conserve les anciennes élites politiques et administratives. Le totalitarisme, au

contraire, nie le pluralisme, impose sa propre élite et recherche une mobilisation

totale et permanente des masses. Là où l’autoritarisme impose une reddition partielle aux hommes, le totalitarisme vise une reddition totale.

Les critères du totalitarisme doivent donc être recherché ailleurs c’est-à-dire à la fois dans la

dynamique du système et dans la logique de l’idéologie.

Des critères théoriques pertinents :

La logique de l’Unité absolue : Comme l’a suggéré Claude Lefort, le totalitarisme se caractérise d’abord par une recherche effrénée de l’unité. Cela conduit à l’absorption

de la société civile par l’État et à la disparition de l’autonomie des pouvoirs politique,

économique, sociaux. Tous sont unifiés, centralisés, concentrés. La dynamique du

système conduit donc à une répudiation de la séparation, de l’individualisation, de la

reconnaissance de groupes particuliers. Le pouvoir politique nie alors la fragmentation sociale, l’hétérogénéité. A chaque instant, tout homme qui manifeste

une liberté risque de devenir « un homme en trop » qu’il convient d’éliminer comme

le fut Soljénitsyne en URSS ou comme Winston Smith dans le roman d’Orwell, 1984.

Une logique de déshumanisation : Ensuite, le totalitarisme se caractérise par la volonté clairement affichée d’édifier un homme nouveau. En soi, cette prétention

n’est pas originale et de nombreuses théories politiques ont proposé d’oeuvrer au

perfectionnement de l’homme. L’originalité du totalitarisme sur ce terrain réside dans

les modalités : non seulement la fin justifie les moyens mais le totalitarisme suppose

la négation de l’autonomie humaine en imposant à la place du réel une « surréalité idéologique » (Alain Besançon). Sous cet angle, le totalitarisme apparaît d’abord

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comme une entreprise de déshumanisation de l’homme, une entreprise anti-humaniste. L’individu doit être un objet malléable. L’homme est compris comme un

rouage, une machine décervelée qui doit se conformer à une réalité présentée comme

objective.

Ces traits idéaux définissent un modèle abstrait qui n’a pas un équivalent strict au plan historique et

qui peut considérablement varier au plan empirique.

B)-Les interprétations du totalitarisme

Si l’on excepte les prises de position qui viennent conforter la vision de Hannah Arendt,

comme celle d’Alain Besançon évoquée plus haut, nous pouvons détecter deux usages de la

notion d’État totalitaire : pour certains, la notion est légitime mais elle doit être corrigée ; pour

d’autres, elle est en soi illégitime.

1 – Les interprétations rectificatrices

Ce sont essentiellement les philosophes, les théoriciens du politique ou les défenseurs d’une

histoire conceptuelle qui ont accepté la notion de totalitarisme. Tous ont cependant cherché à

introduire des corrections. Parmi ceux-ci, citons Eric Voegelin, Karl Popper, Carl Friedrich, Friedrich von Haeyk, Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, François Furet, Raymond Aron…

Il n’est certes pas possible de tous les reprendre ici. Quelques exemples permettront d’illustrer

cependant le propos.

Karl Popper : Le philosophe libéral viennois Karl Popper publia en 1942 un ouvrage

retentissant sous le titre La société ouverte et ses ennemis. Il tente d’éclairer les racines du phénomène totalitaire qu’il découvre dans deux déviations fondamentales de l’histoire

intellectuelle de l’Occcident : d’une part, l’historicisme qui prétend maîtriser le

mouvement de l’histoire laquelle devient prévisible et d’autre part, l’utopisme qui veut

activement édifier un ordre neuf à partir d’une représentation idéale de la société. Popper

incrimine aussi bien Platon, Hegel, Marx dont les pensées sont des systèmes fermés qui menacent les « sociétés ouvertes » au dialogue, à la diversité, au pluralisme. Selon la

lecture poppérienne, le totalitarisme trouve donc son origine dans une attitude

intellectuelle, une vision du monde et non pas dans les données sociales. Évidemment, la

thèse de Popper est aussi une provocation : faire de Platon, de Hegel ou Marx des précurseurs du totalitarisme est philosophiquement douteux et historiquement un non-sens.

Il n’en demeure pas moins que Popper souligne utilement le danger de toute prétention à la

totalité, fusse dans des élaborations théoriques.

Raymond Aron : Raymond Aron termina sa trilogie consacrée à la comparaison des

sociétés libérales occidentales avec celles marxistes de l’Est par la dimension politique des

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régimes. Ce troisième volet intitulé Démocratie et totalitarisme combine une approche philosophique (les conditions d’un régime modéré) et une approche sociologique (la

logique interne de chaque régime et ses traits principaux). Comme nous l’avons déjà dit,

Aron défend Arendt lorsqu’il s’agit de créer une nouvelle catégorie politique ou lorsqu’il

s’agit de comparer le nazisme et le stalinisme mais il s’oppose à Arendt sur les origines et

sur la nature des idéologies. Dans ce cadre, il préfère opposer les « régimes constitutionnel-pluralistes » (les sociétés libérales) aux « régimes monopolistiques » (les sociétés

totalitaires). Le critère fondamental du totalitarisme devrait donc être l’existence d’un parti

unique. Aron montre qu’un tel parti engendre de multiples conséquences ; la nature de

l’État est changée et celui-ci se transforme en État partisan ayant recours à une idéologie

forte pour justifier le monopole qui va se répandre dans la société aussi bien au niveau des moyens de communication, du contrôle de l’activité économique et sociale. Il est surtout

conduit à mettre en place un appareil répressif pour éliminer l’opposition ou la rendre

impuissante. Aron reconnaît que le régime monopolistique est un modèle abstrait (un idéal-

type) ; la réalité est plus diverse. Elle va du cas pur et parfait qu’est le régime totalitaire à des cas moins nets comme la Turquie de Kemal Atatürk dont le parti s’adjugea un

monopole provisoire mais y renonça plus tard et perdit le pouvoir par les élections. La

lecture aronienne est datée : elle survalorise considérablement le facteur institutionnel au

détriment du reste. A l’intérieur même du facteur institutionnel, elle privilégie

exclusivement le mode d’organisation du pouvoir en délaissant son mode d’exercice. La division binaire entre démocratie et totalitarisme est également trop brutale tant il existe de

multiples paliers entre les deux.

2 – Les interprétations critiques

Elles sont surtout le fait d’historiens et de sociologues souvent hostiles aux idées et emprunts

d’un certain « culte des faits » (positivisme). La sociologie politique nord-américaine spécialisée sur l’URSS s’est ainsi détournée du

concept de totalitarisme après 1955 et l’a violemment critiqué. Elle s’appuyait sur la

« théorie des groupes » pour mettre en valeur l’existence d’un « pluralisme limité » à

l’intérieur des instances dirigeantes. Les élites auraient connu un processus de fragmentation engendrant l’émergence de groupes différenciés. Après la déstalinisation,

elle mettra en avance l’ouverture relative des sociétés de l’Est par le biais de compromis

pragmatiques, stratégie qui atteindra son apogée sous Brejnev. Plus récemment, la

décomposition du système communiste constitua une sorte d’invalidation rétrospective

de la notion de totalitarisme dans la mesure où il est apparu que l’État-Parti et son

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idéologie n’a jamais pu assurer son emprise sur la totalité de la société : soit une partie de la société civile avait échappé à cette emprise comme en Pologne avec Solidarnosc et

l’Église, soit que l’aile progressiste du PC avait elle-même entamé la voie de la

démocratisation comme en Hongrie ou en URSS avec Gorbatchev.

Les historiens également ont exprimé une virulente résistance à l’encontre du concept

de totalitarisme. Cette attitude est devenue assez courante chez les spécialistes du national-socialisme par exemple chez Ian Kershaw, Denis Peschanski ou François

Bédarida. La stratégie poursuivie est toujours la même : elle consiste à identifier des

faits qui ne collent pas avec une des caractéristiques de la notion de totalitarisme puis de

conclure à la nécessité de congédier le concept dans sa totalité. Par exemple, à partir de

son travail sur les archives de la police politique en Bavière, Ian Kershaw montre combien le nazisme s’appuya sur les structures familiales, associatives ou religieuses. Il

invalide ainsi une des explications d’Arendt selon laquelle le totalitarisme s’édifia sur

les ruines d’une société dont les structures traditionnelles ne fonctionnent plus (elle

évoque la « désolation »). Dans son célèbre ouvrage, Qu’est ce-que le nazisme ? Kershaw récidive : d’un côté, il affirme que la notion pourrait être gardée pour le seul

régime nazi (seulement pour la période 1937-1938) mais il convient que cela est en

grande partie superflu ; d’un autre côté, il déclare qu’un usage comparatiste du concept

est possible à condition de lui ôter certaines de ses caractéristiques comme la thèse

d’une « société de masse atomisée » ou l’idée de « pouvoir total »… Si le concept de totalitarisme a des faiblesses réelles qu’il ne saurait être question d’ignorer, il

paraît aberrant de vouloir « jeter le bébé avec l’eau du bain » c’est-à-dire se débarrasser du

concept et de ses imperfections. Cette notion a, en effet, un avantage considérable : elle met

en valeur une forme inédite d’État dont la caractéristique centrale est une radicalité

proprement inouïe.

§2 – EES REGIMES AUTORITAIRES

L’opposition centrale entre totalitarisme et démocratie qui régna après guerre ne fit pas

l’unanimité. Un grande nombre de pays (la majorité) n’entre ni dans l’une, ni dans l’autre.

C’est donc largement contre cette opposition binaire que fut forgée le concept de régime autoritaire qui s’inscrit dans une tradition classique.

A)- Les concepts classiques de l’autoritarisme

Historiquement, les formes et les mots pour désigner l’oppression ont varié. La forme

classique particulièrement grecque fut celle de la tyrannie ; la forme moderne fut celle du

- 68 -

despotisme. La dictature constitue une forme originale puisqu’elle est née à Rome et existe encore aujourd’hui mais sous un autre sens.

1 – La tyrannie

Étymologiquement, le grec turannos signifie le maître absolu. Platon déjà l’évoque à

côté de la timocratie, de l’oligarchie et de la démocratie. Au IVème siècle avant J-C, le

modèle de la tyrannie est celui de Pisistrate à Athènes qui prit le pouvoir en 561 av. J-C ou encore celui de Hiéron Ier qui étendit son pouvoir de Syracuse à l’ensemble de la Sicile. Pour

Platon, le tyran est un être esclave de ses passions et de ses caprices absurdes qui finit par

imposer un règne sans limite de la servitude. En d’autres termes, la tyrannie se définit comme

le commandement d’un seul homme imposant une servitude généralisée. Aristote est plus

restrictif et nous légua une définition plus stricte. En effet, il distingue la tyrannie du despotisme. La tyrannie est surtout une déviation du régime monarchique mais ce qui la

caractérise fondamentalement est son origine et sa finalité : elle procède toujours d’une

usurpation du pouvoir et conduit le tyran a gouverner pour son seul intérêt, pour satisfaire ses

appétits en méprisant la loi et les coutumes. Un tel pouvoir ne peut reposer que sur la contrainte97. Matériellement, l’obtention du pouvoir peut résulter de manœuvres militaires

mais aussi politiques à travers l’exercice de la démagogie (Aristote rejoint ici Platon et

considèrent tous deux que la démocratie radicale est une forme de tyrannie).

Historiquement, le concept de tyrannie tel que défini par Aristote fut décisif. Au

Moyen Age, il devint le terme le plus usuel pour désigner un mauvais gouvernement. Il reste surtout extrêmement lié à l’idée d’usurpation du pouvoir. Du coup, il servit jusqu’au

XVIIIème siècle à de nombreux théoriciens pour envisager le tyrannicide puis pour penser la

possibilité d’une résistance au pouvoir illégitime.

Le sens contemporain de ce concept est cependant tout différent. La tyrannie est

devenue une notion plus rare qui ne désigne plus qu’un régime où règne l’arbitraire. L’usurpation du pouvoir ou son obtention par la force est dorénavant comprise à travers le

concept moderne et flou de « dictature ». Rappelons qu’à l’origine, ce concept romain

désignait le fait de conférer, pour une période limitée, tous les pouvoirs à un seul dirigeant

dans des situations d’urgence.

97 - Aristote, Les politiques, surtout le chapitre 14 du livre III et le chapitre 10 du livre V sur les causes du

renversement des tyrannies.

- 69 -

2 – Le despotisme

Le concept de despotisme a une histoire plus complexe que celui de tyrannie. Il

apparaît d’abord chez Aristote. Comme dans la tyrannie, le despotisme est un régime qui

traite des sujets en esclaves. Mais alors que la tyrannie est une déviation des monarchies

civilisées (c’est-à-dire grecques ou hellènes) procédant d’une usurpation, le despotisme est

une déviation des monarchies barbares (particulièrement asiatiques) c’est-à-dire propres à des êtres qui sont par nature esclaves et qui se soumettent volontairement à un pouvoir absolu. Le

despotisme est donc une forme politique « normale » pour des êtres inaptes à la liberté.

Ce premier sens sera prolongé par deux traditions différentes. D’une part, la tradition

du rationalisme moderne à travers Bodin, Grotius, Pufendorf, Hobbes, Locke va réutiliser

cette notion pour justifier la domination de la civilisation chrétienne et européenne sur l’Afrique, l’Asie ou le Nouveau Monde. En particulier, le despotisme sera défendu comme

une forme « normale » de gouvernement pour les vainqueurs d’une guerre juste qui se solde

par une conquête. Réactivée à partir du droit romain, la notion de despotisme va servir à

justifier l’esclavage et la confiscation des propriétés à l’issue d’une conquête. John Locke, par exemple, opposera le pouvoir politique au pouvoir despotique qui est le pouvoir du seigneur

sur des sujets privés de droits en raison de leur défaite dans la guerre injuste menée contre une

nation européenne. D’autre part, la tradition de l’historicisme allemand avec Hegel, Marx puis

Karl Wittfogel réutilisa la thèse d’un despotisme spécifiquement oriental. Hegel suggéra ainsi

que le mouvement de l’histoire alla de l’Est vers l’Ouest : le despotisme oriental constitue alors le premier stade de l’histoire où la société est stagnante et seul le despote est libre. Marx

reprit un schéma similaire : le despotisme oriental reflète une société échappant aux lois de

l’histoire (aux déterminants économiques) et reposant sur des villages auto-suffisants. Seule

l’expansion coloniale permit l’intégration de l’Orient dans le système capitaliste. Wittfogel,

de son côté, chercha à démontrer l’existence d’un despotisme spécifiquement oriental dont le totalitarisme soviétique constituerait une variante achevée.

Le concept de despostisme sera cependant chamboulé au XVIIIème siècle notamment

avec Montesquieu. Dans les Lettres persanes, Montesquieu critiqua sévèrement le despotisme

oriental. Derrière ce portrait, ce fut cependant la politique intérieure de Louis XIV qui était visée (son absolutisme, la centralisation, les persécutions religieuses…). Dans l’Esprit des

lois, Montesquieu alla plus loin en reconnaissant trois régimes possibles : la Monarchie, la

République et le Despotisme. A chaque régime, le baron de Secondat associe à la fois la

variable du nombre de détenteurs de la puissance, la modalité d’exercice du pouvoir et un

principe qui anime chaque gouvernement. Ainsi la Monarchie est le gouvernement où un seul a la puissance souveraine mais celle-ci s’exerce dans le cadre des lois et selon une logique de

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l’honneur. Dans le despotisme, « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices ». Le despotisme est le gouvernement ou un seul a la puissance souveraine mais

celle-ci s’exerce de manière arbitraire en s’appuyant sur le seul ressort de la crainte.

Tel qu’il est reconstruit par la philosophie libérale de Montesquieu, le despotisme

incarne à lui seul la démesure, celle d’un dirigeant se plaçant au-dessus des lois. Il est donc

l’antithèse d’un régime libéral fondé sur l’équilibre des pouvoirs et plus largement l’antithèse de l’État de droit. Par ses caractéristiques de l’absence de lois et du règne de l’arbitraire, le

concept de despotisme se rapproche considérablement de celui de tyrannie. Tocqueville

atteste de ce rapprochement puisqu’il évoque, s’agissant de la société démocratique moderne

travaillée par l’égalisation des conditions et le règne de l’opinion publique, aussi bien l’idée

de « despotisme législatif » que celle de « tyrannie de la majorité ». Le spectre qui hante Tocqueville est sans conteste celui d’une société atomisée dans laquelle « un immense

pouvoir tutélaire, prévoyant et doux » incarne la figure nouvelle du despotisme et, peut-être,

anticipe sur la toute-puissance de l’État totalitaire.

3 – La dictature

Le terme dictature vient du latin « dictatura » qui singifie « ce qui parle ». En réalité, il

s’agissait d’une institution politique très spécifique à la République romaine. Le sens moderne

se révèle très différent.

La dictature antique : la République romaine est instituée en 501 av. J-C. Elle prévoit

l’instauration d’un dictateur selon une procédure particulière et dans un cas précis. Cette institution jouera surtout un grand rôle aux débuts de la République.

La dictature initiale : le dictateur est généralement nommé en cas de grave crise

(par exemple, des troubles) par l'un des consuls en exercice. le Sénat romain

doit approuver le principe de la dictature, et le consul le désigne pendant la nuit

qui suit la décision du Sénat. Il est choisi parmi les anciens consuls, et pour une durée maximale de six mois. Il reçoit les pleins pouvoirs (imperium), les autres

magistrats sont alors suspendus, y compris les tribuns de la plèbe. En principe,

il s’agit d’un noble (patricien) mais il y eut quelques exceptions qui firent

scandale (en 356 av J-C, un plébéien est nommé dictateur). Cette magistrature tombe en désuétude après le IIIème siècle av. J.-C., car Rome est désormais à

l'abri de toute menace directe, et la présence permanente à Rome du préteur

urbain permet qu'un magistrat doté de l'imperium assure la continuité de l’Etat.

L’évolution : En 81 av. J.-C., Sylla se fit nommer dictateur mais pour un rôle

tout à fait différent : entreprendre une réforme en profondeur des institutions

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romaines : il fut « dictateur chargé de rédiger les lois et d’organiser l’État » dictator legibus scribundis et rei publicae constituendae. Sa dictature est donc

très différente des précédentes. C’est largement dans ce but que l’utilisa

également César. En 46 av. J.-C., il se fit octroyer une dictature pour un an, puis

pour dix ans, et enfin à vie. À sa mort, Marc Antoine promulgua la lex Antonia

abrogeant la dictature et l'éliminant des magistratures romaines. Avec l'Empire, la dictature perdit sa raison d'être, l'empereur accumulant tous les pouvoirs dans

ses mains.

La survivance moderne : l’article 16 de la Constitution de 1958 peut être vu

comme la résurgence d’une dictature au sens romain initial. Ce texte vise, en

effet, à conférer les pleins pouvoirs au Président de la République en cas de crise grave portant atteinte au fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou

à l’intégrité du territoire. On notera cependant qu’aucun mécanisme ne joue

véritablement le rôle de garde-fou (pas de limitation de temps, pas

d’autorisation à obtenir, aucun contrôle…). Il ne servit qu’une seule fois : entre le 23 avril 1961 et le 30 septembre 1961 afin de lutter contre le Putsch à Alger.

Cet article très controversé a plusieurs fois fait l’objet de proposition de

suppression (par F. Mitterrand, par S. Royal et F. Bayrou lors de la dernière

présidentielle).

La dictature moderne : le sens moderne est apparu avec la Révolution française, en particulier avec l’expérience Robespierriste de la Terreur. Le mot était d’ailleurs courant

dans le vocabulaire de Robespierre et Saint Just (cf. la dictature de la vertu).

Définition : la dictature est un régime de concentration des pouvoirs aux mains

d’un homme, d’une assemblée, d’un parti qui l’exerce alors sans limite (soit

qu’elles n’existent pas, soit qu’il ne les respecte pas) et qui pallie sa faible légitimité par l’exercice abusif de la force.

Les critères :

L’illégitimité du pouvoir : cela signifie d’abord que les citoyens ne se

reconnaissent pas durablement dans ce pouvoir. Ils le subissent sans l’accepter. Il existe plusieurs cas de figures : le plus courant est

l’arrivée au pouvoir par un coup d’Etat (Pinochet, Salazar…) mais le

dictateur peut aussi accéder au pouvoir à l’occasion d’une guerre

(Cromwell, Franco), d’une Révolution (Robespierre), d’une élection

(Mussolini, Hitler…). L’illégitimité tient aussi aux modalités d’exercice du pouvoir.

- 72 -

La concentration des pouvoirs : elle désigne surtout le non respect en droit ou en fait de la séparation des pouvoirs et plus encore, l’absence

de réels contre-pouvoirs, l’absence de contrôle démocratique.

Un exercice arbitraire du pouvoir : la dictature implique toujours des

atteintes graves aux libertés et aux droits des citoyens. En particulier, il

existe une répression des opposants et une répression de la liberté de la presse.

Un usage démesuré de la violence : la dictature repose toujours sur un

usage constant et démesuré de la violence. Elle valorise toujours le rôle

de la force à travers l’armée, les milices privées, les organisations para-

militaires. En définitive, le concept moderne de dictature n’est pas très rigoureux. Il constitue plutôt une

forme de régime autoritaire.

B)- Le concept moderne de l’autoritarisme

Entre les démocraties libérales et les régimes totalitaires, la voie est large. Cette situation intermédiaire correspond à la majorité des régimes politiques sur la planète. L’opposition

entre démocratie libérale et régime totalitaire est donc vite apparue comme insuffisante. Une

série de chercheurs comme Juan Linz, Philippe Schmitter aux Etats-Unis, Guy Hermet en

France ont donc tenté de construire une catégorie générique regroupant les régimes non

démocratiques qui ne sont pas totalitaires. Leurs efforts ont été prolongés par de nombreux spécialistes de l’Amérique latine, de l’Afrique, de l’Asie ou même de l’Europe de l’Est. Nous

aborderons l’autoritarisme en le dissociant d’une part, du totalitarisme et d’autre part, de la

démocratie.

1 – La définition : autoritarisme et totalitarisme

Nous commencerons par définir l’autoritarisme avant de constater les proximités et les divergences avec le totalitarisme.

Définition de l’autoritarisme : nous reprenons la définition proposée par Guy Hermet (in

Traité de Science politique, Paris, PUF, 1985, tome 2, p 270) : « L’autoritarisme

désigne un rapport gouvernants-gouvernés qui repose de manière suffisamment permanente sur la force plutôt que sur la persuasion. Au plan pratique, l’autoritarisme

utilise un mécanisme de recrutement des dirigeants reposant sur la cooptation et non sur

la mise en concurrence électorale des candidats aux responsabilités publiques. (…) La

vie politique existe par le biais de relais (partis, syndicats) dévoués tandis que

l’opposition est tolérée ou bannie. Les élections ne sont qu’une apparence démocratique

- 73 -

et vise à légitimer le système politique aux yeux du monde et à l’intérieur de s’assurer de l’apathie des masses sans que leur résultat connu à l’avance n’ait une quelconque

influence ». On retiendra deux traits majeurs dans cette définition :

D’une part, les gouvernants en place ne soumettent pas véritablement leur

pouvoir aux aléas d’une compétition ouverte lors d’élections pluralistes ;

D’autre part, l’expression publique de désaccords est répprimée plus ou moins ouvertement.

Régimes autoritaires et totalitaires : Les points de convergence

L’interdiction de toute expression publique du désaccord : La première

préoccupation de dirigeants soucieux d’empêcher toute remise en cause de leur

présence au pouvoir réside dans la mise en place d’un verrouillage institutionnel étroit.

Une interdiction de toutes activités politiques organisées (partis,

syndicats, associations, comités d’intellectuels), ce qui inclut bien

évidemment l’absence d’élections. Cette politique nécessite soit l’inexistence dans la société d’une tradition démocratique (Arabie

Saoudite), soit l’instauration d’un climat de violence étatique visant à

l’intimidation ou la suppression des opposants les plus téméraires

(Grèce des colonels), voire les deux. On notera cependant que cette

manière d’opérer est relativement drastique, ce pourquoi le procédé suivant est beaucoup plus envisageable.

Un contrôle étroit de la vie politique assurant une canalisation de

l’expression populaire et un renouvellement de la confiance. Cette

politique nécessite soit l’instauration d’un pseudo-pluripartisme

(Amérique Latine), soit l’instauration d’un parti unique (Afrique) ne tolérant aucune opposition. Si des élections ont effectivement lieu,

celles-ci ne concernent bien souvent pas le chef effectif du régime mais

un personnage symbolique tel un monarque héréditaire (Maroc

d’Hassan II) ou un guide investi d’un mandat à vie (Lybie de Kadhafi) ou / et sont si étroitement contrôlées, voire truquées, qu’elles

permettent de reconduire le pouvoir en place.

Un contrôle total de l’appareil d’état et des médias : La prohibition de

l’expression publique du désaccord ne saurait se concevoir sans un contrôle de

l’Etat et des médias d’informations afin pérenniser le pouvoir et lui construire une légitimité.

- 74 -

Un contrôle total de l’appareil d’Etat, du sommet jusqu’à la base, assurant la pérennité du pouvoir. Ce contrôle dépend cependant du

degré de différenciation politique de la société. Ainsi dans les sociétés

politiques encore peu différenciées, on privilégie des mécanismes

d’allégeance familiales ou tribales, ou bien des réseaux clientélistes

fondés sur la réciprocité des services rendus. Dans les sociétés politiques différenciées et administratives, on privilégie

l’institutionnalisation d’un parti unique permettant d’assurer la

sélection des cadres fidèles et l’encadrement extérieur des masses par la

violence physique (appareil de répression) et symbolique (propagande). Un musellement étroit des médias (presse, radio, télévision) puis leur

utilisation par le recours à divers procédés (propagande, fausses

informations) afin de légitimer le pouvoir en place.

Le refus de la compétition électorale :

Le principe : une fois l’accession au pouvoir opérée, les gouvernants n’entendent pas remettre en jeu celui-ci. Dans les deux régimes, la

question du défaut de légitimité est au cœur de la notion. Mais il faut

noter que ce trait n’est pas universel et immuable et qu’il est très

attaché à une conception occidentale de la légitimité assise sur

l’élection. Les exceptions : certains régimes ont recours à l’élection sous une

forme généralement plébiscitaire soit pour accéder au pouvoir, soit

pour s’y maintenir. Malgré tout, le soutien de la population peut avoir

effectivement existé : Hitler en Allemagne, Khomeiny en Iran,

Napoléon I et III en France… • Il convient cependant de rappeler que les médias d’informations

conservent une liberté d’expression dans les domaines qui n’ont

pas trop de connexions avec la politique (culture, religion,

loisirs). Cela s’explique par le fait que, contrairement au système totalitaire, le régime autoritaire n’ambitionne pas de

conquérir les esprits mais seulement d’assurer l’ordre public

intérieur, c’est-à-dire une façade d’immunité. Les techniques de

mobilisation de masse (endoctrinement de la jeunesse,

« éducation » politique au travail) sont donc faiblement

- 75 -

employées, même si la propagande est au cœur de l’ambition légitimatrice du pouvoir.

Régimes autoritaires et totalitaires : Les points de divergence. Globalement, les deux

régimes reposent sur un monolithisme mais le régime autoritaire se contente d’un

monolithisme politique tout en tolérant un relatif pluralisme social alors que le régime

totalitaire déploie sa logique monolithique en profondeur sur l’ensemble de la société. Cette disssociation se repère à 3 niveaux :

La légitimité idéologique du projet politique : le totalitarisme implique la

construction d’un discours pseudo-scientifique qui devient une vérité officielle

qui doit régir l’ensemble de la société. Il s’agit des lois de l’histoire provenant

d’une interprétation du matérialisme historique de Marx sous Staline ou des « lois de nature raciale » fédérant la notion d’espace vital de Ratzel et le mythe

du surhomme provenant de Nietzsche sous Hitler. Le régime autoritaire ne

recourt pas à ce type de discours car il ne rêve pas à la création d’un homme

nouveau. L’atomisation des individus : le totalitarisme tend à éliminer les particularismes

socioculturels et à opérer une fusion totale entre la société et l’Etat. Du coup, le

totalitarisme développe une politique de liquidation des groupes identitaires

aussi bien physique que symbolique (propagande, terreur policière…). Au

contraire, les régimes autoritaires peuvent parfaitement s’accomoder d’une différenciation sociale et culturelle, de particularisme et ils ne cherchent pas à

fusionner la société et l’Etat.

La mobilisation idéologique : le totaliatrisme repose sur une mobilisation

permanente et en profondeur des masses qui doivent impérativement

intérioriser le discours du pouvoir. Les régimes autoritaires ne développement pas cette domination totale mais seulement une domination relâchée de manière

contrôlée. Cela se manifeste par un pluralisme des idéologies qui correspond à

la reconnaissance d’une expression politique dans les secteurs qui coïncident

avec les orientations du pouvoir. En effet, l’autoritarisme peut fort bien accepter, selon Juan Linz, un « pluralisme limité », dès lors que celui-ci permet

un élargissement contrôlable de l’assise du pouvoir au prix de l’acceptation

d’une opposition en quelque sorte consentie. Par conséquent, le régime

autoritaire ne va appliquer qu’une répression sélective à l’encontre des seuls

adversaires actifs et déclarés du régime, tout en surveillant étroitement les ennemis supposés composant ce pluralisme limité.

- 76 -

2 – La définition : démocratie et autoritarisme

Les points de convergence :

L’autorité : les deux régimes utilisent la notion d’autorité qui est centrale.

L’autorité désigne l’ascendant exercé par le détenteur d’un pouvoir quelconque,

qui conduit ceux auxquels il s’adresse à lui reconnaître une supériorité qui

justifie son rôle de commandement. Pour Weber, c’est en tant que détenteurs privilégiés d’un monopole de la violence légitimé que les gouvernements

revendiquent tous l’autorité. La différence réside donc dans l’usage de cette

autorité : il est strictement délimité dans les démocraties (avec des mécanismes

de contrôle et de contre-pouvoir) tandis qu’il est très peu limité dans

l’autoritarisme si bien qu’un abus constant d’autorité devient la règle. La collégialité du pouvoir : les notions de régime autoritaire ou d’autoritarisme

apparaissent souvent comme synonymes de celle de dictature. Pourtant, il n’en

est rien ni dans les faits, ni au plan conceptuel. Le régime autoritaire repose

toujours sur un exercice collégial du pouvoir ce qui le rapproche de la démocratie. C’est toujours un groupe d’intérêt qui prend le pouvoir et qui est

symblisée par une personne (Pinochet mais derrière lui, on trouve les généraux

de l’armée, les grands groupes économiques, les Etats-Unis…). Simplement, les

cercles du pouvoir sont infiniment moins ouverts qu’en démocratie. Le polycentrisme du pouvoir : les régimes autoritaires peuvent accepter une

pluralité de formes de pouvoirs passant par plusieurs institutions. La notion de

« polycentrisme du pouvoir » correspond à la reconnaissance de l’autonomie

d’action de certaines institutions économiques ou sociales sur la base d’un pacte

— tacite ou explicite — de soutien réciproque. Philippe Schmitt évoque un

« équilibre manipulé de façon centrale entre des hiérarchies institutionnelles égales » telles que l’administration, l’armée, les entreprises, l’Eglise ou certains

groupes sociaux. Dans l’Espagne franquiste, l’Eglise joua ainsi un rôle

primordial dans la stabilisation du régime. Citons également le rôle du milieu

des affaires dans le Chili de Pinochet ou la place de l’allégeance tribale dans l’Irak à partir de 1980. Ce trait les rapproche de la démocratie mais celle-ci va

beaucoup plus loin en acceptant l’existence de contre-pouvoirs et l’émergence

de nouveaux pouvoirs (mouvements sociaux…).

Le libéralisme du pouvoir : les régimes autoritaires n’acceptent jamais le

libéralisme politique qui implique la reconnaissance et le respect de la liberté et des droits des individus notamment sur le terrain politique. En revanche,

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certains régimes autoritaires s’adossent clairement à un libéralisme économique. Ce fut, par exemple, le cas de Pinochet au Chili après 1973 qui

symbolisa même le tournant néo-libéral avec un règne généralisé du marché. De

fait, ce régime très dur et réactionnaire politiquement permit un réel décollage

économique du Chili.

Les points de divergence : La monopolisation du pouvoir : la démocratie repose sur l’acceptation d’une

remise en cause du pouvoir périodique à travers les élections, sur

l’intellectualisation des disputes au sein de l’espace public. Bref, elle suppose

un authentique pluralisme qui vient alimenter le cycle de la décision. Au

contraire, les régimes autoritaires reposent sur une monopolisation du pouvoir et sur une logique de conservation ininterrompue. Cela rejaillit à plusieurs

niveaux mais notamment :

Le rôle de l’élection : l’élection en démocratie représentative est le

moment paroxystique de choix des gouvernants, de leurs idée et donc de construction de leur légitimité. Il s’agit de gagner une crédibilité en

interne, une confiance vis-à-vis de l’opinion pour pouvoir agir sans trop

de résistance par la suite. Au contraire, dans les régimes autoritaires,

l’élection n’a aucune valeur en soi. Elle est un instrument devant

asseoir une illusion souvent vis-à-vis de l’extérieur. Il s’agit plus de gagner une respectabilité internationale qu’une légitimité interne au

sens d’une adhésion populaire. Il peut s’agir aussi de guider,

contraindre le choix en restreignant les options en débat à celles qui

tournent autour de la politique du régime.

Le rôle de l’opposition : l’existence d’une opposition, d’un pluri-partisme est une condition centrale de la démocratie. Au contraire, les

régimes autoritaires pourchassent, marginalisent et maltraitent

l’opposition comme le montrent très bien la Russie de Poutine ou le

régime de Castro à Cuba. Le rôle des droits fondamentaux : les régimes libéraux et les régimes

autoritaires se séparent aussi sur la question des droits de l’homme. Pour les

démocraties libérales, l’objectif est l’instauration d’un Etat de droit ce qui

implique que le pouvoir politique est limité par de nombreuses règles juridiques

supérieures. Cela concerne notamment les droits politiques des citoyens et les éléments qui s’y rattachent comme la liberté de la presse, la possibilité de se

- 78 -

syndiquer librement, d’avoir des activités civiques, politiques, sociales, d’exercer librement sa critique. Au contraire, les régimes autoritaires

impliquent un restriction importante voire des atteintes considérables aux droits

de l’homme. Cela concerne surtout les droits politiques qui sont les plus visés

non seulement pour les leaders de l’opposition, les journalistes mais aussi pour

tous les citoyens. Le régime autoritaire souhaite toujours une forme d’anomie politique.

C)- La classification des régimes autoritaires

Les différents traits évoqués précédemment permettent d’éviter que la notion de régime

autoritaire ne soit une catégorie « fourre-tout ». Il demeure malgré tout qu’elle recouvre un

grand nombre de cas différents ce qui implique de dresser des typologies. Or, l’exercice est difficile car les critères de classification ne font pas l’unanimité.

1 – Les critères de classification

Un phénomène multifactoriel ne saurait être aisément ramené à une catégorie unique. Guy

Hermet a proposé une analyse des différents facteurs pouvant expliquer l’autoritarisme aboutissant à une typologie. D’autres typologies existent notamment aux Etats-Unis. Notons

qu’une typologie n’est jamais exhaustive et demeure toujours contestable car elle sélectionne

certaines variables plutôt que d’autres. Malgré tout, l’exercice est nécessaire pour saisir les

déterminants jouant sur la genèse de ces régimes.

Les variables culturelle et économique : Les variables culturelles :

La religion : le christianisme en Occident a intégré très tôt la distinction

du sacré et du temporel ce qui facilita une forme de pouvoir politique

sécularisée alors que dans certaines société, par exemple l’Islam, la

prévalence de Umma démontre une confusion des activités humaines et divines. Le même constat peut être fait pour le judaisme à travers la

soumission du peuple à un Dieu unique qui favorise l’idée que le

gouvernement est subordonné à la loi divine. Dans ces systèmes de

pensée, on observe une prédominance des prophètes. Les autres variables culturelles :

• Les traditions culturelles : c’est notamment le cas du Brésil où

persiste une tradition des castes. La tradition de Lafundium et

aussi de la couleur de peau définissent la position sociale. Cela

peut se coupler avec un facteur économique.

- 79 -

• La structure familiale : le type de famille de style patriarcal et autoritaire peut influencer l’agencement du pouvoir politique

(par exemple dans certains pays africains)

La variable économique : la détermination économique du politique. Plusieurs

écoles sur ce terrain :

Barrington Moore explique que lors de la révolution du XVIIIeme siecle, le groupe qui a reussi à se rendre maitre de la commercialisation

du surplus alimentaire disposa de ressources politiques. C’est de cette

perspective que naquit la vision de la révolution bourgeoise, moteur du

developpement du regime democratique. À l’inverse, les régimes

autoritaires résulteraient donc d’une « révolution par le haut » c’est-à-dire d’un Etat qui a, dès le démarrage, accaparé les ressources

matérielles.

Immanuel Wallerstein à tarvers son paradigme de l’Economie-Monde

conçoit l’espace politique comme structuré par des relations économiques centrifuges et centripètes. Les pays du centre (l’Europe

puis les Etats-Unis) bénéficieraient d’une supériorité qui favoriserait le

régime démocratique. À l’inverse, les pays périphériques seraient

marginalisés économiquement favorisant l’émergence de régimes

autoritaires. Les variables géographique et historique :

La variable géographique : c’est surtout la contrainte de l’espace. Selon cette

logique, les iles facilitent le développement d’une identité commune comme on

le constate au Japon et en Grande-Bretagne… Le même raisonnement vaudrait

pour les Etats-Unis en raison de l’éloignement de leur territoire. A l’inverse, les territoires fractionnés ont plus de difficulté à faire émerger une identité

commune. Une variante est la position du politiste Stein Rokkan selon qui

l’éloignement par rapport à l’église catholique romaine fut un facteur favorisant

l’émergence de la modernité politique. La variable historique : Il est possible de distinguer d’abord l’autoritarisme pré-

démocratique de l’autoritarisme post-démocratique.

Autoritarisme pré-démocratique : bonapartisme ou dictatures

traditionnelles qu’elles soient civiles (Espagne de Franco, Portugal de

Salazar) ou militaires (Chili de Pinochet, Corée du Sud de Park Chung-

- 80 -

hee, pays d’afrique après la décolonisation), monarchie islamiste (Arabie Saoudite) .

Autoritarisme post-démocratique : facisme italien, dictature populiste

latino-américaine (Argentine de Peron, Vénézuela de Chavez), régime

nationaliste et socialisant arabe (Egypte de Nasser, Irak de Hussein),

totalitarisme avorté (Pologne avant 1980). Les variables institutionnelles : Slater dans une étude de 2006 (Dan Slater, Brian Lai,

« Institutions of the Offensive : Domestic Sources of Dispute Initiation in Authoritarian

Regimes (1950-1992 » in American Political Science Review, 2006, vol. 50, n°1,

pp 113-126) suggère d’analyser les régimes autoritaires sous un angle institutionnel en

utilisant deux variables : d’un côté, le pcaractère despotique du pouvoir qui répond à la question « Qui décide ? » et d’un autre côté, le « pouvoir infrastrucruel » répondant à la

question « Qui exécute ? ». Ces variables permettent de construire la typologie

suivante :

2 – La classification sociologique

La classification dominante en Europe est celle proposée par Guy Hermet. Elle est reprise dans tous les manuels de science politique

L’autoritarisme patrimonial :

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Le concept : Max Weber avait proposé le terme de « gouvernement patrimonial » pour caractériser le mode de domination traditionnel dans lequel

le chef ne distingue pas ses biens privés de ceux de l’Etat au sein d’une société

encore peu différenciée. Dans la lignée de Weber, Shmuel Eisenstadt proposa le

« néo-patrimonialisme » pour caractériser la prééminence du pouvoir politique

sur des sociétés dépourvues d’autonomie propre, sociétés dans lesquelles les détenteurs de l’autorité pourraient s’arroger tous les pouvoirs d’allocation des

biens matériels, des positions statutaires et des représentations symboliques, et

cela sans formalisme décisionnel excessif. Pour consolider les allégeances et

stimuler le loyalisme de ses soutiens, le pouvoir alloue aux groupes sociaux des

ressources (promotions, biens matériels et privilèges) les détournant du désir d’expression politique.

Les exemples :

Les monarchies d’Ancien régime : L’une des caractéristiques de ces

sociétés est la faible différenciation des institutions. Le Roi conserve un pouvoir général d’évocation des affaires. Son autorité vient de ce qu’il

est sensé avoir une bienveillance pour ses sujets. Cela caractérise

l’essentiel des sociétés européennes jusqu’à la moitié du XIXème

siècle.

Les sociétés modernes : Un tel concept rend particulièrement bien compte des situations autoritaires arabo-musulmanes, dans lesquelles le

pouvoir est entre les mains d’une oligarchie définie par des liens

familiaux, géographiques ou religieux (monarchies du Golfe, Syrie de

Assad, Irak de Hussein), ou africaines, dont le dirigeant se comporte

comme si l’Etat constituait son patrimoine personnel (Zimbabwe de Mugabe ; Zaire de Mobutu ; Centrafrique de Bokassa). Dans certains

cas, les avoirs personnels du Chef d’état à l’étranger dépassent la dette

du pays. On remarquera que l’idéologie de ces régimes est plutôt

conservatrice soit qu’elle est réactionnaire (monarchies du golfe), soit qu’elle est anti-colonialiste, anti-impérialiste.

L’oligarchie clientéliste :

Le concept : L’oligarchie clientéliste caractérise un régime à façade

parlementaire et pluraliste politique apparent. Ces régimes vivent sous la double

menace d’un coup d’Etat militaire ou d’une irruption des masses populaires ce bloque la voie à une authentique démocratisation impliquant une alternance au

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pouvoir. Du coup, il existe des élections mais elles se bornent à formelleùent légitimer des dirigeants représentants le monde des affaires et de la propriété

terrienne. Ainsi se met en place, selon Jean Leca et Yves Schemeil, une

« alliance dyadique verticale entre deux personnes de statut, de pouvoir et de

ressources inégales, dont chacune […] juge utile d’avoir un allié supérieur ou

inférieur à elle-même ». L’oligarchie clientéliste reflète une situation où la servitude est en quelque sorte institutionnalisée entre un petit groupe de de

propriétaires ruraux éduqués et un vaste groupe qui se caractérise par la

pauvreté et l’isolement au sein de microsociétés segmentées et dépourvues

d’une réelle unité.

Les exemples : ce concept est surtout opérationnel pour l’Amérique du Sud pour lequel il a été plus spécifiquement fondé. Les travaux d’Alain Rouquié en

France l’ont confirmé. L’oligarchie clientéliste a donc des composantes

sociologiques et historiques évidentes. En Amérique Latine,, elle est le produit

de l’évanouissement de l’Etat centralisateur avec l’indépendance. Elle prend ainsi place sur des structures agraires mises en place par les Espagnols et

entretient des relations clientélistes entre un petit groupe occidentalisé de

propriétaires terriens latifundiaires et une vaste paysannerie salarié ou

minifundiaires. La faiblesse de ces états se manifestent par la corruption

généralisée (Colombie, Pérou, Panama, Mexique…), par la paralysie des institutions dans leur lutte contre la drogue ou les résistances marxistes (la

Colombie avec les Cartels et les Farc), par l’incapacité d’assurer la sécurité des

porteparole de mouvements populaires (Brésil).

Le bonapartisme et les dictatures populistes :

Le concept : le bonapartisme fut analysé par Antonio Gramsci comme l’expression d’une nouvelle catégorie politique. Il conjugue alors la

prééminence absolue du pouvoir exécutif sous l’égide d’un empereur à vie, la

référence aux valeurs patriotiques en vue d’obtenir un consensus populaire le

plus large possible et la pratique répétée du suffrage universel de type plébiscitaire ou législatif. On comprend donc que le bonapartisme repose

largement sur une dynamique populiste lui conférant une légitimité certaine et

permettant d’accompagner sans grandes oppositions des mutations d’ordre

culturel (premier Empire) ou économique (second Empire). Il se conçoit alors

lui-même comme un agent du changement pré-démocratique, comme un vecteur de la modernisation et de l’apprentissage contrôlé et progressif du

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suffrage universel, mené sous l’égide d’un Etat tutélaire dégagé des contraintes partisanes et parlementaires. Le bonapartisme conjugue donc d’un côté, le souci

de la « défense sociale » et donc une aspiration à l’ordre et d’un autre côté, la

prise en compte d’une manière canalisée de l’émergence des masses populaires

sur la scène politique. C’est en ce sens qu’il est une catégorie anticipant sur les

régimes forts, nationalistes et populistes du XXème siècle. Les exemples : . Il trouve sa plus belle réalisation dans les deux régimes

napoléoniens que la France a connu au XIXème siècle et, dans une moindre

mesure, dans l’Allemagne bismarckienne. Mais surtout, il est incarné au

XXème siècle par ses régimes adossés à l’armée et au nationalisme des classes

moyennes qui opèrent une modernisation à marche forcée de la société (y compris une laïcisation de la vie publique) : cela recouvre Turquie de Mustapha

Kemal, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser, de l’Irak de Sadam Hussein, de

l’Algérie de Houari Boumedienne. Le chef s’appuie alors sur le triptyque

charisme – nationalisme – populisme légitimant et permettant le processus modernisateur. Dans ces pays, l’armée constitue par ailleurs le principal canal

de mobilité social pour les couches modestes dont sont issus les dirigeants.

Parfois, cela débouche surtout une rhétorique verbeuse du changement plus que

sur de réelles réformes mais elle se couple à un charisme de leader : ce fut le

cas avec Juan Peron en Argentine dans les années 1940 et avec Hugo Chavez au Venezuela aujourd’hui.

La bureaucratie autoritaire :

Le concept : Reprenant l’apport wébérien sur la bureaucratie rationnelle-légale,

Guillermo O’Donnell proposa la « bureaucratie autoritaire » en tant

qu’autoritarisme moderne et rationnel. Les applications :

Une première variante concerne les Etats conservateurs et corporatistes

dans lequel le pouvoir bureaucratique étatique délègue certains de ses

attributs à des corps intermédiaires de la vie économique, culturelle et professionnelle. Cela concerne par exemple le Portugal de Salazar, le

Mexique de Cardenas et les régimes militaires latino-américains.

Une seconde variante de la bureaucratie autoritaire concerne les

régimes progressistes et socialistes. Par exemple, en Afrique, les partis

uniques sont souvent devenus des coquilles vides. Dans l’Europe de l’Est après Staline, l’Etat et le parti unique monopolisaient la vie

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politique, sociale, économique et culturelle et devinrent de simples machines bureaucratiques au service de la pérennisation des cadres,

l’ambition révolutionnaire étant abandonnée. L’URSS de Brejnev en

fut un exemple édifiant car le PC s’était désidéologisé et n’aspirait plus

qu’au statu quo et à la défense des privilèges de la Nomenklatura.

Toujours est-il que des accommodements explicites (Pologne) ou non (RDA, URSS) peuvent très bien s’enclencher avec des forces sociales

indépendantes (Eglises, intellectuels dissidents, nationalistes), bien que

le monolithisme politique les rendent quelque peu limités. Ce type de

régime survit dans les satellites de l’ex-URSS notamment en Asie

centrale (Kazakhstan, Uzbekhistan, Turkmenistan mais aussi en Chine après Mao).