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Le cas Pierre Rivière : pour une relecture Daniel Fabre, Philippe Lejeune, Jean-Pierre Peter La politique, l'opinion et les médias Monique Dagnaud, Gérard Grunberg, Jean-Claude Guillebaud, Nicolas Tenzer, Dominique Wolton numØro 66 septembre - octobre 1991 Philosophie : les chemins de l'histoire Raymond Bénévent, Henri Gouhier, Gérard Simon Les religions du monde communiste Marcel Detienne, Pierre Legendre, Georges Nivat, Léon Vandermeersch Extrait de la publication

Les religions du monde communiste...septembre-octobre 1991 numØro 66 Directeur : Pierre Nora LES RELIGIONS DU MONDE COMMUNISTE 4 Marcel Detienne: En guise d introduction; 5 LØon

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  • Le cas Pierre Rivière :pour une relectureDaniel Fabre, Philippe Lejeune, Jean-Pierre Peter

    La politique, l'opinion et les médiasMonique Dagnaud, Gérard Grunberg, Jean-Claude Guillebaud, Nicolas Tenzer, Dominique Wolton

    numéro 66 septembre - octobre 1991

    Philosophie : les chemins de l'histoireRaymond Bénévent, Henri Gouhier, Gérard Simon

    Les religions du monde communisteMarcel Detienne, Pierre Legendre, Georges Nivat, Léon Vandermeersch

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    Extrait de la publication

  • septembre-octobre 1991 numéro 66 Directeur : Pierre Nora

    LES RELIGIONS DU MONDE COMMUNISTE

    4 Marcel Detienne : En guise dintroduction;5 Léon Vandermeersch : Le nouveau confucianisme.

    16 Georges Nivat : Déroute de lutopique et retour au religieux en U.R.S.S. aujourdhui.33 Pierre Legendre : Quest-ce donc que la religion ?

    LA POLITIQUE, LOPINION ET LES MÉDIAS

    41 Gérard Grunberg : Les ennemis de lopinion. Lopinion publique, les politologueset le suffrage universel.

    50 Monique Dagnaud : Gouverner sous le feu des médias.58 Jean-Claude Guillebaud : Crise des médias ou crise de la démocratie ?68 Information : une victoire-problème. Entretien avec Dominique Wolton.

    72 Nicolas Tenzer : Haute fonction publique : de la crise individuelle à la faillite politique.

    LE CAS PIERRE RIVIÈRE : POUR UNE RELECTURE

    83 Philippe Lejeune : Lire Pierre Rivière. 96 Daniel Fabre : La folie de Pierre Rivière. 110 Jean-Pierre Peter : Entendre Pierre Rivière.

    PHILOSOPHIE : LES CHEMINS DE LHISTOIRE

    120 Gérard Simon : De la reconstitution du passé. À propos de lhistoire des sciences,entre autres histoires.

    133 Raymond Bénévent : Le commencement kantien.156 Entre fidélité et création. Une vie dans lhistoire des idées. Entretien avec Henri

    Gouhier.

    LE DÉBAT DU DÉBAT

    170 Dominique Ponnau.

    Extrait de la publication

  • Les

    religions

    du

    monde

    communiste

    Nous sommes heureux d'accueillirles textes des premières “ConférencesMarcel Mauss ”qui se sont tenues à l'au-tomne dernier sous les auspices de lasection des Sciences religieuses de l'É-cole pratique des hautes études et dontMarcel Detienne présente brièvementl'intention ci-contre.

    Nous en sommes d'autant plusheureux que l'objet de ces conférencesrencontre des préoccupations qui n'ontcessé d'être celles du Débat: l'analyse enprofondeur de l'évolution des sociétéscommunistes et l'examen des expres-sions contemporaines du religieux. Cesont deux aspects du travail des tradi-tions spirituelles au sein de la décompo-sition actuelle du dogme marxiste quisont ainsi successivement envisagés.Léon Vandermeersch situe la portée et lasignification du renouveau de la philoso-phie confucianiste au sein de la culturechinoise contemporaine. Georges Nivats'interroge sur les problèmes quesoulève le regain de la foi dans l'universrusse en fonction des pesanteurs his-toriques de l'Église orthodoxe. PierreLegendre revient enfin, à partir de cesdeux exemples, sur la définition mêmede la “religion ” et sur les enjeux qui s'at-tachent aujourd'hui à son étude.

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    Extrait de la publication

  • En guise dintroduction

    Les « religions du monde communiste » en trois exposés. Une triple avancée dans un paysage pluri-continental, chaque jour bouleversé par de nouveaux séismes. Nest-ce pas lindice dune naïveté, voiredune légèreté à tous égards répréhensible ? Et combien surprenante si le lecteur, justement indigné, dé-couvre que laffaire est menée conjointement par lÉcole pratique des hautes études depuis la citadelle dessciences religieuses et par le Collège international de philosophie qui na jamais sous-estimé limportancede la religion.

    Disons-le dun mot : la faute en est à Marcel Mauss. Pendant quarante ans, depuis 1901, ce neveu deDurkheim, fondateur de lanthropologie sociale en France, entre les Hautes Études et le Collège de France,na cessé de réfléchir à la complexité des phénomènes religieux. Lesquels phénomènes sont un objetprivilégié pour lÉcole pratique des hautes études, depuis 1886, date de la création dun espace profanedestiné à lexamen, à la comparaison, à la critique des faits dits ou perçus comme religieux.

    Depuis le premier étage de la Sorbonne et du haut de la montagne Sainte-Geneviève, historiens etphilosophes, anthropologues et sociologues sont daccord avec les observateurs engagés des sociétéscontemporaines : ce sont les religions, les idées-foi, les mythologies qui font marcher le monde et saffronterles nations. Dès lors, pourquoi les uns et les autres ne viendraient-ils pas porter sur la place publique lesgrands débats suscités par la force et la pertinence du religieux ! Doù la tenue des premières « ConférencesMarcel Mauss », fin novembre-début décembre 1990, et les trois textes ici publiés où le lecteur reconnaîtrasans peine quil y est bien aussi question du communisme comme religion. Mais quest-ce donc que lareligion, demandera Pierre Legendre, en notre nom à tous ?

    Yves Duroux et Michel Deguy ont uvré à instituer ces premières conférences et celles qui suivront. Outreles conférenciers qui ont payé de leur personne, il faut remercier celles et ceux qui ont pris une si belle partaux échanges et aux discussions : singulièrement Kristofer Schipper, Julia Kristeva, Michel Lesage, JeanBaubérot, Christian Jambet et Myriam Revault dAllonnes.

    Marcel Détienne

    Cet article est paru en septembre-octobre 1991 dans le n°66 du Débat (p. 4).

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    Extrait de la publication

  • Léon Vandermeersch

    Le nouveau confucianisme

    Ce quon a pris lhabitude dappeler « confucianisme » dans les langues occidentales se rapporte à cequon dénomme en chinois rujia (ou ruxue ou ru jiao), dune expression qui signifie, en réalité, non pasdoctrine de Confucius, mais à peu près doctrine des lettrés. Il sagit dun système de croyances et didéesdominant toute la tradition chinoise et dans lélaboration duquel, si Confucius a joué un rôle fondateur,ce nest nullement par des innovations doctrinales, et encore moins comme réformateur religieux, maissimplement en circonscrivant lensemble des textes fondamentaux qui en ont constitué depuis la basescripturaire textes devenus les canons du confucianisme (je continuerai à me servir de ce dernier termepar commodité pour parler de la doctrine des lettrés). Jajoute que le corpus canonique du confucianismena lui-même aucun fondement théologique, na rien dun credo, et que la tradition chinoise y voit essen-tiellement un recueil de principes de philosophie de la nature universelle et de principes politico-morauxportant à élever lhomme, la société et le monde toujours à un meilleur état dharmonie.

    Sagit-il là de religion ? Certainement pas au sens que prend le mot appliqué aux grandes confessionsde foi que sont le judaïsme, le christianisme ou lislam, et même pas au sens où il peut sappliquer auxcroyances du taoïsme ou du bouddhisme. Cependant, le confucianisme na pas rejeté, mais absorbé lan-cienne religion chinoise, en la réinterprétant cosmologiquement. Il en a savamment exploité les rites dansleur finalité sociale. Enfin et surtout, il reconnaît aux valeurs de léthique un caractère absolu qui ne leurest conféré ailleurs que par la théologie. Ce qui fait du confucianisme, sinon une religion, en tout cas un huma-nisme chargé dune signification existentielle que les autres cultures ne développent quau plan religieux.

    Quant à lexpression nouveau confucianisme, elle non plus nétait pas chinoise avant de servir dem-blème aux représentants du courant de pensée contemporain dont nous allons parler. Le terme de néo-confucianisme a en effet été forgé par les sinologues occidentaux pour distinguer du confucianisme ancien,plus ou moins supplanté par le bouddhisme et le taoïsme du début des Six-Dynasties à la fin des Tang (duIIIe au Xe siècle), la renaissance confucianiste qui se produit sous les Song (à partir du XIe siècle). Cette renais-sance confucianiste, dont le plus grand représentant est Zhu Xi (1130-1200), se caractérise par un remar-quable approfondissement ontologique des principes de lancienne doctrine, précisément pour battre enbrèche la supériorité du bouddhisme et du taoïsme au plan de la spéculation métaphysique. Cest pourquoion la désigne en chinois du nom de Daoxue ou Lixue, cest-à-dire décole du Dao ou école de la raisonontologique des choses. Cependant, lexpression nouveau confucianisme a été reprise en chinois (sous laforme xinrujia ou xinruxue) pour désigner ce quon sest plu à considérer comme une seconde renaissancede la pensée confucianiste au XXe siècle, chez une pléiade de penseurs qui ont choisi eux-mêmes cetemblème avec dautant plus de raison quils revendiquaient lhéritage intellectuel des grands maîtres de

    Léon Vandermeersch est notamment lauteur de Le Nouveau Monde sinisé, Paris, P.U.F., 1986. Le Débat a déjà publié« Écriture et langue graphique en Chine » (n° 62).

    Cet article est paru en septembre-octobre 1991 dans le n°66 du Débat (pp. 5 à 16).

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  • lécole du Dao des époques Song et Ming, en récusant les critiques dont ces maîtres avaient fait lobjet dela part de la sèche philologie du retour aux études Han des XVIIIe et XIXe siècles. En chinois, lexpressionapparaît pour la première fois en août 1940, sous la plume de He Lin (nouveau confucianiste lui-même),dans un article intitulé « Le nouveau développement de la pensée confucianiste », paru dans le numéro inau-gural de la revue Sixiang yu shidai (« Pensée de notre temps ») que venaient de fonder des professeursde luniversité nationale du Zhejiang alors repliée à Zunyi (à lépoque dans le Jiangxi, aujourdhui dans leGuizhou). Cependant, le courant de pensée que recouvre cette dénomination a déjà, à lépoque, une ving-taine dannées dexistence. Je me propose de vous en présenter lhistorique, depuis son apparition dans lecontexte de la grande secousse culturelle du 4 mai 1919 jusquà ses plus récents développements actuels,à travers trois générations, qui se sont situées, la première surtout par rapport au mouvement du 4 Mai,la deuxième, surtout par rapport au marxisme, et la troisième, celle daujourdhui, surtout par rapport à cephénomène marquant de la fin du siècle présent quest le développement spectaculaire des pays sinisésaccédant à lindustrialisation.

    Trois des plus grandes figures intellectuelles de la Chine du XXe siècle représentent par excellence lapremière génération du nouveau confucianisme : celles de Liang Shuming (1893-1988), de Xiong Shili(1885-1968) et de Feng Youlan (né en 1895 et qui vient de mourir le 26 novembre dernier). Ce qui les rap-proche, cest la volonté de défendre les valeurs confucianistes les plus significatives de la culture chinoise,face aux attaques iconoclastes conduites par Hu Shi pour « abattre la boutique de Confucius » afin de faireplace nette à la culture occidentale. Les historiens du mouvement du 4 Mai ont souvent fait de ces troispersonnalités des figures typiques dun conservatisme qualifié de culturaliste. On leur rend mieux justiceaujourdhui. Conservateur, aucun des trois ne la été. On les trouve au contraire clairement engagés du côtéde la révolution chinoise. Mais ils ne croient pas que la modernisation de la Chine doive passer par letraitement drastique dune occidentalisation à outrance. Aussi sensibles à la gravité de la crise didentitéculturelle qui frappe leurs compatriotes quà lurgence dentreprendre la construction dune société nouvelle,ils pensent quon ne saurait bâtir le futur sans aucun appui sur la tradition. À la différence des Liu Shipei,Zhang Binglin, Liang Qichao et autres militants de la cause de la préservation de lessence nationale (guo-cui) chinoise dans sa pureté éternelle au sein dune élite aristocratique, ils sont convaincus de la nécessitéde fonder un nouvel humanisme enrichi des valeurs de la science et de la démocratie apportées par lOcci-dent. Mais ils pensent que la culture chinoise a suffisamment de vitalité pour que, fécondée par ces apportsoccidentaux, elle puisse elle-même fructifier à nouveau. Et ils vont, chacun avec son originalité, sefforcerde retrouver la sève confucianiste capable de nourrir cette fructification nouvelle.

    Au moment où luniversité de Pékin est au cur du foisonnement des idées auxquelles ont donnélibre cours la chute de Yuan Shikai et léchec de la tentative de restauration des Qing de Zhang Xun, LiangShuming y est professeur de philosophie. Sa jeunesse a été marquée par une éducation primaire et secon-daire reçue dans des établissements pékinois de type moderne, où il a même appris un peu danglais. En 1911,il sest affilié à la Ligue révolutionnaire et participe au mouvement insurrectionnel. Mais, désapprouvé parsa famille et vite déçu lui-même par la politique, à la suite dune crise de conscience aiguë qui lui faitpresque renoncer à la vie, il se plonge dans létude du bouddhisme. Cest au titre des études bouddhiquesquil est recruté à luniversité de Pékin à vingt-quatre ans, en 1917. Là-dessus, en 1918, le suicide de sonpère, lettré à lesprit ouvert mais profondément attaché aux principes confucianistes, lui fait éprouver dra-

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    Léon VandermeerschLe nouveau confucianisme

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    Extrait de la publication

  • matiquement le désarroi dans lequel est plongée lintelligentsia chinoise. Revenu au confucianisme, il vasen faire désormais dans son enseignement, dans ses écrits et même dans un programme pratique deréforme rurale, une sorte de prophète, se plaçant délibérément à lécart des partis et au-dessus des contro-verses. La ligne maîtresse de sa réflexion est définitivement fixée dès son premier ouvrage, paru en 1921et immédiatement célèbre : La Culture orientale et la culture occidentale et leur philosophie. Pour lui,lesprit national des peuples ce quil appelle le grand nous (dawo) est animé dune volonté qui dyna-mise la vie de lhumanité dune poussée analogue à celle qui fait évoluer les espèces animales et végétales.La culture est lexpression de la façon dont les peuples, chacun à leur manière, résolvent les contradictionsqui se présentent entre lélan de cette volonté et les obstacles que lui oppose le monde environnant. Toutesles cultures se rapprochent plus ou moins de trois archétypes suivant lesquels se déploie telle ou telle visiondu monde. Le premier archétype est lexpression de lemportement en avant, hors de soi, de la volontéhumaine de conquête et de domination du monde. Cest celui auquel se rattache la culture occidentale. Ledeuxième archétype est lexpression du retour sur soi de la volonté humaine aspirant moins à dominer lemonde quà se transformer elle-même pour se mettre en harmonie avec lunivers. Cest celui auquel se rat-tache la culture chinoise. Enfin le troisième archétype est lexpression du retrait en deçà de soi de la volontéhumaine cherchant la solution des contradictions quelle rencontre dans lextinction du désir et la sortiede lexistence. Cest celui auquel se rattache la culture indienne. Ces trois archétypes culturels devraientidéalement, selon Liang Shuming, se succéder en trois phases ; et, en particulier, la recherche de lharmo-nie entre soi et lunivers devrait nintervenir quà partir dune maîtrise suffisante du monde environnant.Mais la culture chinoise est entrée trop vite dans cette phase, sans avoir suffisamment développé les moyensde maîtriser les contraintes physiques qui étouffent lhumanité. Cette culture sest ainsi détournée de lascience et des techniques, qui y sont demeurées à létat embryonnaire, pour exalter une harmonie purementmorale entre lhomme et la nature, laissant économiquement les populations croupir dans le sous-dévelop-pement. Inversement, la culture occidentale a manqué le retour de la volonté humaine sur elle-même, et conti-nue demporter lhomme hors de soi dans un mouvement qui entraîne son aliénation radicale. Lhommeoccidental, prolétarisé par le capitalisme, réifié par le machinisme, court à sa déshumanisation. Pour laChine, Liang Shuming projette la construction dune nouvelle société par des réformes susceptibles dap-porter le développement économique, mais sur la base du système des valeurs confucianistes revivifiées.Il a dailleurs entrepris personnellement, avec ses étudiants, dengager la réalisation de ces réformes en pour-suivant plusieurs actions de développement des campagnes chinoises, notamment au Shandong, où il afondé en 1931 un Institut de recherche pour la reconstruction rurale quil a dirigé jusquà la guerre.

    Recruté, lui aussi, à luniversité de Pékin, en 1919 et précisément par Liang Shuming qui avait besoindun assistant pour lenseignement du bouddhisme, Xiong Shili avait auparavant participé à peu près à tousles mouvements insurrectionnels chinois, anti-mandchous dabord, pro-républicains ensuite. Fils dun petitmaître décole dascendance paysanne du Hubei, orphelin à dix ans, il reçoit les leçons dun ami de son père,lit des ouvrages davant-garde, sengage à dix-sept ans, en 1902, dans les troupes de larmée chinoisenouvelle, équipée à loccidentale. Il passe le concours dentrée à lÉcole militaire dinfanterie, mais levoici bientôt arrêté pour activités révolutionnaires. Il senfuit au Jiangxi, rallie les insurgés de 1911. En 1912,abandonnant sa prime de démobilisation à ses frères pour leur permettre dacheter une parcelle de terre, ilsen va vivre dans un temple, lit les auteurs chinois classiques en même temps que des traductions dou-vrages occidentaux de philosophie. En 1917, il rejoint les troupes rebelles au gouvernement de Pékin et entreà Canton au secrétariat du gouvernement militaire de Sun Yat-sen. Dégoûté par la pagaille quil y trouve,il décide à trente-cinq ans de se retirer de laction et de se consacrer à létude. Il devient à Nankin le meilleur

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  • élève dOuyang Jingwu, fondateur de lAssociation chinoise du bouddhisme, sous lautorité duquel il étudieles grands traités de lÉcole bouddhique de la simple cognition (Weishilun) qui réduit toute la réalité phé-noménale à une production du tréfonds de la conscience du soi (alâya) où semmagasinent, dexistencesen existences successives, les imprégnations de lillusion de lêtre. Ce sont ces études qui lui valent dêtreappelé à enseigner à luniversité de Pékin. Mais voilà que dans ses leçons, ce quil se met à développer, àla grande fureur de son maître Ouyang Jingwu, ce nest plus la doctrine bouddhique, cest une reconver-sion de lontologie de la simple cognition en une nouvelle ontologie de son cru, articulée sur la cosmolo-gie confucianiste du Yijing (le Canon des mutations). Au concept bouddhique de tréfonds de la consciencedu soi, sa philosophie substitue le concept néo-confucianiste de cur (Xin), au sens de cur de lêtre consti-tuant labsolu de la nature universelle, de la natura naturans. Produit par la nature universelle, le flux desinnombrables mutations phénoménales nest plus, comme dans le bouddhisme, un voile dillusions quilsagit de dissiper pour trouver le salut dans lextinction de la conscience désirante, mais la réalité même delêtre, éternellement changeante, « comme les vagues de la mer ne sont autre chose que la mer elle-même ».La vocation de lhomme est dabord de retrouver et dexalter en lui-même, puis de répandre par son rayon-nement personnel dans la société et le monde, le sens des transformations des phénomènes, la raison du Ciel(tianli) comme disent les néo-confucianistes des époques Sang et Ming, à laquelle le saint sidentifie parsa conscience morale.

    Dans la ligne de toute la tradition philosophique chinoise, et plus spécialement dans celle du néo-confucianisme, lontologie de Xiong Shili est pensée non pas à partir dune réflexion sur les raisons méta-physiques qui peuvent permettre de rendre compte de lexistence du monde physique, mais à partir duneréflexion sur les raisons métamorales qui peuvent fonder le système des valeurs éthiques. Cependant, à ladifférence des anciens philosophes chinois, qui sexprimaient dans un discours discontinu de brefs essaistraitant isolément des questions que rencontrait leur méditation au fil de leurs lectures et des vicissitudesde leur vie, Xiong Shili sest efforcé dorganiser ses idées en en construisant lexposition à linstar des grandssystèmes philosophiques occidentaux. Son principal ouvrage, une Nouvelle théorie de la simple cognition,publiée en une première version de langue écrite en 1932, puis en une seconde version de langue parlée en1947, est un traité dont la composition systématique est sans précédent dans toute lhistoire de la littératurephilosophique chinoise. Pourtant, lextraordinaire effort de concentration spéculative quil représente,compte tenu de ce quétait le discours philosophique traditionnel en Chine, ne saurait être interprété commesymptomatique dune fuite dans le monde des idées par impuissance à affronter les drames de la réalitéchinoise contemporaine. Si Xiong Shili sest voué à la construction dun grand système philosophique, cestavec la conviction quil fallait avant tout, pour remédier à la déliquescence culturelle dans laquelle senfonçaitla Chine, redonner à ses compatriotes une vision du monde cohérente, appuyée sur leur propre tradition, maisrenforcée par une structure logique calquée sur celle que les penseurs occidentaux donnent à leurs raison-nements. Toute luvre de Xiong Shili est ainsi animée dune intense passion intellectuelle, dont elle tireune très grande force en dépit de ce que peuvent y avoir souvent de défaillant la rigueur danalyse et lexac-titude des références doctrinales.

    Xiong Shili et Liang Shuming nont de la tradition culturelle occidentale, en dehors de leur expériencede son impact sur le monde intellectuel chinois, quune connaissance indirecte. Ils nont ni lun ni lautrevoyagé à létranger, ni lun ni lautre lu douvrages occidentaux autrement quen traduction. Feng Youlan,lui, est un profond connaisseur de la philosophie occidentale. Dès quil est diplômé de la section de philo-sophie chinoise de luniversité de Pékin, à vingt-trois ans, il part pour luniversité Columbia de New Yorkavec une bourse qui lui permettra dy étudier quatre ans, jusquà un « Ph.D. » quil obtient en 1923. À partir

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    Extrait de la publication

  • de 1927, cest à luniversité Qinghua quil poursuivra sa carrière une université originellement fondée,en 1909, grâce à la restitution à la Chine par les États-Unis de lindemnité qui leur avait été payée en com-pensation des dommages subis lors de la guerre des Boxers, et fondée comme école préparatoire pour lesboursiers en partance pour les universités américaines. Qinghua a conservé des liens étroits avec le mondeaméricain. Après la guerre, Feng Youlan sera dailleurs pendant deux ans de 1946 à 1948 lhôte des uni-versités de Pennsylvanie, de Hawaï et de Princeton. Lensemble de son uvre peut, dune certaine manière,se ramener à une lecture à loccidentale de la pensée chinoise. Son ouvrage majeur est une monumentaleHistoire de la philosophie chinoise de Confucius à lécole du retour aux études Han de la fin du XIXe siècle,la première histoire aussi exhaustive de la pensée chinoise qui ait jamais été écrite. À travers cette histoire,ce que recherche Feng Youlan cest ce qui, dune tradition de philosophie liée à un état de société dontlévolution na pas dépassé le stade de lOccident médiéval, peut être validé, et moyennant quelle réinter-prétation, pour répondre aux exigences de la modernité. La recherche débouche sur une série de six courtstraités, intitulés Nouvelle (théorie) du néo-confucianisme,... de la pratique,... de la moralité,... de la naturehumaine,... du sens du discours philosophique,... de lesprit de la philosophie, publiés de 1939 à 1947, oùFeng Youlan sefforce de réélaborer les concepts clés de la philosophie chinoise classique, en sappuyantsurtout sur leur interprétation par lécole de Zhu Xi, et de les réarticuler sur la vision du monde qui est àlhorizon de la civilisation avancée apportée par lOccident. Féru surtout de néo-réalisme et de philosophieanalytique, du fait de sa fréquentation des penseurs américains, Feng Youlan se laisse cependant attirer parlapproche marxiste des problèmes économiques et sociaux de la Chine. En 1933, il a passé cinq semainesen U.R.S.S. à visiter des centres industriels, des exploitations agricoles et des établissements denseigne-ment, puis six mois dans des universités anglaises dont le conservatisme létonné. De ce voyage, il a ramenélimpression que le collectivisme et le capitalisme ne sont que deux variantes de lorganisation sociale dela production industrielle de masse qui caractérise la civilisation avancée, et que lévolution des sociétésmodernes vers le socialisme est inéluctable. Est-ce ce qui va le conduire, quinze ans plus tard, lorsque lescommunistes auront pris le pouvoir à Pékin, à abjurer tout ce quil avait écrit jusque-là et à confesser unefoi marxiste toute neuve ? La conversion de Feng Youlan au marxisme et à la pensée Mao Zidong après 1949est un scandale énigmatique. Scandaleuse aux yeux de tous ses amis à létranger, elle reste une énigme parle tour délibérément grotesque que Feng Youlan a donné à ses innombrables autocritiques il en dénom-brait lui-même déjà cent trente-cinq en 1958 , comme sil nendossait le dogmatisme régnant que pour senfaire le pitre. Cest dans cette équivoque quil a constamment conservé son poste de professeur de philo-sophie à luniversité de Pékin (réinstallée sur lancien campus de Qinghua), et quil a même constammentsiégé à la Conférence politique consultative du peuple chinois, dont il était encore à sa mort, à quatre-vingt-quinze ans, membre du comité permanent.

    Xiong Shili et Liang Shuming ont, eux aussi, rallié en 1949 le régime socialiste ; mais, le premier poursenfermer dans un silence volontaire sans quitter sa retraite de Shanghai tout en continuant de toucherjusquà la fin de sa vie son salaire de professeur de luniversité de Pékin , et le deuxième, pour y gagnerla réputation davoir été le seul intellectuel de Chine populaire à avoir jamais personnellement tenu tête àMao Zidong.

    La deuxième génération du nouveau confucianisme va au contraire sexiler à Hong Kong et à Taiwanen dénonçant le régime de Pékin comme fossoyeur de la culture chinoise, sans pour autant faire cause com-

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  • mune avec le Guo-mindang. Elle se compose surtout délèves de Xiong Shili et délèves dun très grandhistorien du néo-confucianisme et de la culture chinoise en général, dont je nai pas parlé parce quil napas fait lui-même uvre de philosophe, Qian Mu, également exilé à Hong Kong en 1949, et qui vient demourir à Taibei le 30 août dernier à lâge de quatre-vingt-seize ans. Rapprochés par lexil, les membres decette génération les plus célèbres sont Tang Junyi (1909-1978), Xu Fuguan (1903-1982) et Mou Zongsan(né en 1909 et toujours vivant aujourdhui à Hong Kong) vont donner beaucoup plus de cohésion aunouveau confucianisme en lui créant des revues et en sorganisant en cercles académiques. La première revue,fondée dès 1947 sur le continent, Lishi yu wenhua (« Histoire et culture »), ne vivra que le temps de quatrenuméros. La suivante, Xueyuan (« Principe de létude »), ne durera quun an et demi. Mais ensuite Minzhupinglun (« La critique démocratique ») se maintiendra dix-sept ans. Cest que cette dernière publicationest appuyée sur lAcadémie de la nouvelle Asie (Xinyashuyuan) Xinya en abrégé , fondée en 1949, le10 octobre ou « double dix » jour de la fêle nationale de la République chinoise. Cette académie sera le prin-cipal foyer didées du nouveau confucianisme jusquà ce quelle soit absorbée dans luniversité chinoise deHong Kong lors de sa création en 1963. Xinya avait eu quelques précédents éphémères remontant à lépoquede la guerre et de lexil provincial des intellectuels chinois ayant fui Pékin. En 1939, Ma Fu, lun des plusardents défenseurs du confucianisme, avait fondé dans un vieux temple perdu dans les montagnes ducanton de Leshan, dans le Sichoan, lAcadémie de la restauration de la nature humaine (Fuxing shuyuan).En 1940, Liang Shuming avait fondé à Chongqing lAcadémie de leffort pour la vertu (Mianren shuyuan),et Zhang Junmai (1887-1969) plus connu sous son nom américanisé de Carson Chang , à Dali, dans leYunnan, lAcadémie de la culture nationale (Minzuwenhua shuyuan). Enfin, en 1948, les élèves de XiongShili avaient fondé dans les montagnes de Plomb (Yanshan) du Jiangxi lAcadémie du lac de lOie (Ehushuyuan). Installée pauvrement par Qian Mu dans un quartier populaire de Kowloon, Xinya acquiert trèsvite un grand renom. Ses promoteurs réussissent à en faire une institution très originale, participant à la foisdu style des anciennes académies de lépoque Song, lieux délection du néo-confucianisme dont avaient voulusinspirer tous les fondateurs des précédentes académies du nouveau confucianisme, et de lorganisation descollèges universitaires modernes de type américain. Là-dessus, au milieu des années cinquante, un deuxièmefoyer confucianiste se constitue à Taiwan : dans le département chinois de luniversité protestante Donghaide Taizhong, que dirige alors Xu Fuguan, et où Mou Zongsan devient professeur en 1956. Une Amicale delhumanisme (Renwen youhui) rassemble tous les sympathisants du mouvement. En 1962 sera fondée lAs-sociation académique de lhumanisme oriental (Dongfang renwen xuehui), centrée à la fois sur Xinya et surDonghai, et qui regroupe les enseignants spécialistes du confucianisme du monde entier : non seulementde Hong Kong et de Taiwan, mais aussi du Japon, de Corée, de Singapour, des États-Unis, dAustralie etdEurope.

    Quels sont alors les thèmes privilégiés du nouveau confucianisme ? On peut sen faire une idée à partirdun long manifeste pour la réévaluation de la culture chinoise lancé par les principaux représentants de cequi est maintenant devenu un mouvement affirmé. Le texte en a été publié en version chinoise dans les numé-ros du Nouvel An 1958 des revues Critique démocratique et Renaissance (Zaisheng), et en version anglaise(dans une traduction du pasteur R. P. Kramers qui travaillait alors à Hong Kong aux traductions de la Bibleen chinois) dans le numéro doctobre 1960 de la revue Chinese Culture de lInstitut universitaire du mêmenom de Taibei. En voici les points principaux.

    On observera dabord que le manifeste, qui en appelle aux intellectuels du monde entier cest la raisonpour laquelle ses auteurs ont voulu le diffuser en version anglaise , sadresse moins aux Chinois quauxOccidentaux et, parmi ceux-ci, vise particulièrement les sinologues. À la sinologie occidentale, il fait grief

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  • de navoir de la culture chinoise quune approche soit biaisée, soit stérilisante. Biaisée est lapproche desmissionnaires dautrefois, déformant lesprit de la culture chinoise pour les besoins de leur apologétique,comme aussi lapproche des spécialistes daujourdhui de la Chine contemporaine, qui réduisent toute laréalité chinoise à ses aspects politiques. Stérilisante est lapproche de la sinologie érudite, qui dissèque laculture chinoise comme sil sagissait dune culture morte, et la transforme en objet de musée.

    Ce que ne voit pas la sinologie occidentale et encore moins les marxistes chinois, traîtres à leur propreculture , cest, dit le manifeste, la véritable dimension du confucianisme, sa dimension spirituelle. Il estvrai que la tradition chinoise ne véhicule pas de religion théologique de la forme du christianisme. Mais ily a au cur du confucianisme une dimension quasi religieuse de spiritualité morale, qui sexprime dans laphilosophie chinoise par la doctrine de la conaturalité de la conscience de lhomme et de la raison du Ciel.Cest cette doctrine que symbolisent les anciens rites de sacrifice au Ciel, à la Terre, aux ancêtres. Cest ellequi est au centre de lontologie métamorale du néo-confucianisme, où est admirablement développée lathéorie du principe céleste de la moralité humaine. Et si le sens de la transcendance est le sens de ce qui estau-delà de la mort dont témoigne à la limite le sacrifice de la vie, ce sens de la transcendance est aussi fortchez lhomme de bien confucianiste qui se laisse tuer pour faire triompher la vertu on dit en chinoisshasheng chen-gren que chez le croyant chrétien martyr de sa foi.

    Que cet esprit de lhumanisme chinois, continue le manifeste, ait pu développer une culture excep-tionnellement réussie de lharmonie de lhomme et de lunivers, la pérennité de la culture chinoise plurimil-lénaire le prouve. Dénigrer cette culture sous prétexte que son histoire na été quune longue stagnation,cest oublier que si les autres cultures nont pas stagné, cest quelles ont toutes péri au bout de quelquessiècles.

    Non que la culture chinoise soit sans faiblesses. Il est vrai, reconnaît le manifeste, quelle na su déve-lopper ni les sciences et les techniques, ni des institutions politiques convenables. La raison en est quelhumanisme chinois a été polarisé par le sens des valeurs morales au point de refouler le développementde la connaissance objective du monde et de la société. Lexemple de la culture occidentale a fait prendreconscience de cette faiblesse. Mais la conquête de la civilisation scientifique et de la démocratie modernene saurait se faire que dans lesprit de la culture chinoise, cest-à-dire en se gardant de dissocier radicale-ment, comme le fait la tradition occidentale, la vision morale du monde de la rationalisation objective deschoses, car une telle dissociation conduit fatalement à la déshumanisation de lhomme. Dailleurs, si la Chinea beaucoup à apprendre de lOccident, elle pourrait bien avoir quelques leçons à lui donner, surtout en cequi regarde les valeurs que la tradition chinoise incarne mieux quaucune autre, et que le manifeste énumèrecomme étant les suivantes :

    lacceptation des choses comme elles sont, sans frustration, par une ascèse du détachement qui délivrede la frénésie dans la poursuite du progrès ;

    le sens dune approche spirituelle des êtres, qui ne les heurte pas aux angles du savoir purementconceptuel ;

    la véritable compassion, à laquelle permet seule daccéder la délivrance bouddhique de légoïsme, lacharité chrétienne nétant souvent quun subterfuge de laspiration égoïste à la bénédiction divine ;

    le sens de la profondeur de lhistoire, à la mesure de la seule culture multimillénaire existante dans lemonde contemporain ;

    une ouverture à la fraternité de tous les hommes fondée sur lidée de la bonté de la nature humaine,au lieu dun amour de lhumanité infecté par la vieille croyance au péché originel.

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  • Dautre part, le manifeste consacre un chapitre entier à dénoncer dun côté le renvoi toujours à plus tard,par le Guomindang, de léchéance de la démocratisation, et, de lautre, avec beaucoup plus de vigueurencore, la prétendue démocratie populaire du régime communiste.

    Le nouveau confucianisme de la deuxième génération rejette donc la voie socialiste bien plus catégo-riquement que ne lavait fait celui de la première génération. Mais il nest pas pour autant tellement à laisesous le régime du Guomindang, et dautant moins quà Taiwan les épigones de Hu Shi continuent datta-quer violemment les défenseurs du confucianisme Hu Shi qui, à la suite dune intervention muscléecontre la tradition chinoise prononcée le 6 novembre 1961 à un colloque sur lAsie orientale, est accusé parXu Fuguan dêtre la « honte des Chinois ». Doù vient que, dans les années soixante et soixante-dix, cestprincipalement à Hong Kong que le nouveau confucianisme fait élection de domicile intellectuel. Or, HongKong nest pas précisément un lieu particulièrement porteur pour un mouvement didées. Dautant plusétonnant est le phénomène remarquable auquel on assiste dans les années quatre-vingt, dune explosiondintérêt, dans le monde chinois tout entier, pour le nouveau confucianisme, au moment où il passe à latroisième génération.

    Dès 1978, lannée même de la mon de Tang Junyi, paraît un ouvrage qui inaugure les recherches sur cecourant de pensée : Le Nouveau Confucianisme et la crise intellectuelle dans la Chine contemporaine (enchinois), de Zhang Hao, professeur à luniversité de lOhio. Trois ans plus tard, en octobre 1982, se tient àTaipei un colloque sur le « nouveau confucianisme et la modernisation de la Chine », auquel participentnotamment Zhang Hao, Liu Shuxian, professeur à luniversité chinoise de Hong Kong, Yu Ying-shi,professeur à luniversité de Princeton, Lin Yusheng, professeur à luniversité de Chicago, devenus figuresmarquantes de la nouvelle vague du mouvement avec Tu Wei-ming, de luniversité de Harvard, Lao Siguang,et danciens élèves de Mou Zongsan comme Cai Renhou et Wang Bangxiong.

    Mais encore plus spectaculaire est le réveil de lattention au nouveau confucianisme en Chine populaire,qui coïncide avec le virage imprimé à la ligne politique de la direction communiste par Deng Xiaoping.Le premier numéro de la revue Zhongguo zhexue (« Philosophie chinoise »), lancée en 1979, présente unarticle de Liang Shuming, fait de souvenirs autobiographiques. Lannée suivante, en 1980, le troisièmenuméro de la même revue ouvre ses colonnes à Feng Youlan, dont les soixante années dactivités profes-sorales seront célébrées solennellement en 1983 à luniversité de Pékin. En septembre 1984 est créée à Qufu,ville natale de Confucius, une fondation Confucius, sous la présidence dhonneur de Gu Mu, membre dusecrétariat du Comité central du P.C.C., et avec Liang Shuming et Feng Youlan comme conseillers hono-raires. En octobre de la même année est fondée à Pékin lAcadémie de la culture chinoise (Zhongguo wen-hua shuyuan), dirigée par Tang Yijie, fils du grand bouddhologue Tang Yongtong et lui-même professeurde philosophie à luniversité de Pékin. LAcadémie souvre largement aux représentants du nouveau confu-cianisme de la Chine extérieure dans sa revue, dans ses autres publications (éventuellement imprimées à HongKong ou Shenzhen), dans ses séminaires, auxquels sera invité notamment Tu Wei-ming. En décembre 1985se tient à Huangzhou (dans le Hubei), village natal de Xiong Shili, un colloque international sur le philosopheà loccasion du centième anniversaire de sa naissance. En septembre 1987, un imponant colloque nationalentièrement consacré au nouveau confucianisme se tient à Xuancheng (dans lAnhui), quelques jours avantle grand colloque international de Qufu qui porte sur toute lhistoire du confucianisme.

    Dans les manuels dhistoire de la philosophie chinoise contemporaine publiés en Chine populaire avantles années quatre-vingt, le nouveau confucianisme est purement et simplement passé sous silence : endehors du marxisme chinois et de la pensée Mao Zidong ne sont mentionnés, brièvement, que le « tripledémisme » de Sun Yatsen, la pensée bourgeoise relativement progressiste de Zhang Binglin et la pensée

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  • bourgeoise réactionnaire de Hu Shi. Après le colloque de Xuancheng, Fang Keli, professeur à luniversitéNankai de Tianjin et lui-même marxiste bon teint, nhésite pas à écrire que « parmi les courants de penséede la Chine contemporaine, mis à part le marxisme, il ny a que le nouveau confucianisme qui ait su ouvrirdes voies à partir de lhéritage du passé, montrer une créativité certaine sur le plan théorique, exercer uneinfluence importante et faire preuve dune vitalité prolongée ». En 1988, Fang Keli est chargé par la Com-mission dÉtat de léducation de la direction dun programme quinquennal de recherche sur le nouveau confu-cianisme, mobilisant quarante-sept chercheurs de dix-huit unités académiques, en vue de lédition dunetrentaine de volumes de textes et travaux le premier vient dêtre publié.

    Doù vient cet engouement ? Assurément du fait que la conscience chinoise est frappée par la récenteréussite économique dans laquelle triomphent les pays sinisés du pourtour de la Chine, ceux quon appelleles « petits dragons » :

    Hong Kong, Singapour, Taiwan et la Corée du Sud. Cest là que se trouve lune des raisons déterminantesdes changements de politique économique décidés par Deng Xiaoping. Cest là aussi que prend corps lidéedune dynamique de développement fondée sur des valeurs culturelles spécifiquement chinoises. Cestpourquoi, si la troisième génération du nouveau confucianisme remet à lhonneur létude des premierspenseurs de ce courant et, en particulier, létude de luvre fort difficile de Xiong Shili, beaucoup pluslargement diffusée et commentée aujourdhui quelle ne lavait été de son vivant , cest en y ajoutantun apport qui lui est propre : une réflexion de style wébérien sur les caractéristiques dun dynamisme deléconomie participant de lesprit du confucianisme.

    Cette réflexion part dune critique de lanalyse négative quavait faite Max Weber du confucianismecomme idéologie à laquelle serait radicalement étrangère toute tension entre les imperfections dici-bas etle Bien transcendant du royaume de Dieu, assez puissante pour induire un effort véritablement agissant derationalisation et de réorganisation du monde tel que celui qui a fait naître le capitalisme sous linspirationde léthique protestante. En réalité, écrit par exemple Yu Yingshi, Max Weber na vu du confucianisme quelimage appauvrissante que lui en présentait la sinologie occidentale. Le confucianisme authentique trouveune grande force dans une dimension spirituelle qui sest surtout développée avec le néo-confucianisme,enrichi en particulier de la réforme zen du bouddhisme, comparable, pour ce qui est du monde chinois, àce qua été la réforme protestante pour le monde occidental. À preuve, le développement du commerce etlascension sociale des marchands, pénétrés didéaux éthiques néo-confucianistes, sous les Ming et audébut des Qing, surgissement finalement écrasé, malheureusement, par une bureaucratie dÉtat rétrograde.Ainsi se trouve complètement retournée lexplication avancée chez les sinologues occidentaux du sous-développement de la Chine par linfluence néfaste et inhibitrice du confucianisme, en explication, chez lesnouveaux confucianistes, de lessor économique des pays nouvellement industrialisés dExtrême-Orient parlinfluence positive du même confucianisme. Dans un esprit tout à fait wébérien, les capacités reconnuesdes Chinois à épargner, à gérer leurs affaires, à mener à bien les transactions commerciales, à saisir linno-vation technologique sont rapportées à léthique confucianiste du travail, telle que la particularise son inser-tion dans un contexte de rapports sociaux conçus tout autrement quen Occident.

    Chose curieuse, ce nest pas du côté du marxisme que cette analyse soulève le plus dopposition. EnChine populaire, après trente ans de polémiques intra-marxistes et des centaines de milliers de pages noir-cies sur la périodisation cest-à-dire lajustement de lhistoire chinoise au schéma dogmatiquement imposédévolution du communisme primitif au féodalisme, du féodalisme au capitalisme (pour la Chine on admetquil ne sagit que de germe de capitalisme) et, enfin, du capitalisme au socialisme , sur les formes de lalune des classes à chaque étape de cette évolution, sur le mode de production asiatique, aujourdhui le

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  • matérialisme historique est devenu une idéologie quelque peu fatiguée. Aussi, devant lopinion publique,la contestation de toute vision positive de la tradition chinoise nest plus tellement le fait du marxismedoctrinaire que le fait dune nouvelle manifestation de la crise didentité dont ne sest toujours pas guérielintelligentsia. La résurgence de cette crise est illustrée sur le continent par la série télévisée « Heshang »(LÉlégie du fleuve Jaune), de Xia Jun, dont le retentissement a été considérable en 1988, et à Taiwanpar le pamphlet Choulou di Zhongguoren (« Dégoûtants Chinois »), de Bo Yang, qui en était en 1989 à sadix-septième édition à Hong Kong.

    Face à ces réactions, quelle peut être ce sera ma conclusion , linfluence du nouveau confucianisme ?On relèvera avant tout quil sagit dun mouvement purement intellectuel, sans aucune incarnation poli-

    tique, et sans traduction médiatique susceptible den assurer la popularisation. Il ne se manifeste que parles écrits purement académiques dun petit nombre duniversitaires dont le prestige est circonscrit auxmilieux de lintelligentsia chinoise. Quest-ce qui donne donc à ces écrits tant décho ? En premier lieu, cestque la pensée quils représentent a la saveur dune pensée libre, que nengoncent aucune des formules, aucunedes références obligées imposées au discours habituel par lidéologie régnante. Il y a dailleurs quelque chosede paradoxal à voir réapparaître le confucianisme, si longtemps lui-même idéologie dÉtat, sous la formedun projet minoritaire armé seulement de la libre conviction de ceux qui le défendent. Ne serait-ce que parlà, le nouveau confucianisme est réellement nouveau, et cest la deuxième raison de lintérêt quil suscite.Il na rien du néo-traditionalisme conservateur auquel voulait le réduire Joseph R. Levenson. Son opposi-tion au mouvement du 4 mai 1919 nest en rien dirigée contre la critique de la tradition, à laquelle il na cesséde se livrer lui-même, mais seulement contre lemportement négativiste dun mouvement qui rejetait en bloctout le système de valeurs chinois, sans dailleurs sintéresser pour autant à celui de lhumanisme occiden-tal. Linfluence de lOccident est, en réalité, bien plus profonde sur le nouveau confucianisme, anxieuse-ment préoccupé de valider ce quil retient de la tradition chinoise par rapport à ce quil admire de la traditionoccidentale, que sur lidéologie du 4 Mai, laquelle nest guère quun occidentalisme attrape-tout. Parexemple, lhistoire de la philosophie chinoise de Feng Youlan est beaucoup plus occidentalisante que cellede Hu Shi. Ce nest pas à la tradition pour la tradition que sintéressent les nouveaux confucianistes et LiangShuming disait que les velléités de restauration du culte de Confucius chez Kang Youwei lui donnaient lanausée , mais à lidentité chinoise, aux valeurs de la sinité et à leur réactualisation dans la civilisationcontemporaine. Et voilà, en troisième lieu et surtout, quelle est la raison majeure de la résistance de ce cou-rant didées aux déferlements des révolutions culturelles successives qui se sont abattues sur la Chinedepuis 1919. Le nouveau confucianisme nest pas un culluralisme, au sens dune sociologie dont laproblématique serait abusivement culturelle. Mais cest une philosophie de la culture, au sens que prendprécisément dans le confucianisme le concept de culture, wen, qui est celui de la transcendance des valeurspar lesquelles se civilise lhumanité. Le confucianisme nest pas une religion : la théologie, la métaphysiquelui sont étrangères. Mais il fonde la culture en donnant aux valeurs quelle exprime une dimension detranscendance morale qui ailleurs nexiste quau plan religieux. Cest ce que représente lintraduisibleconcept de dao. Cest ce quindique la formule, difficilement transposable en dehors de la tradition chinoise,du neis-heng waiwang, de lindissociabilité du perfectionnement intérieur (neisheng) et de la maîtrise dumonde extérieur (waiwang). Cet humanisme proprement chinois pourra-t-il refleurir dans la société indus-trielle développée, et moyennant quelles mutations ? Peu importe, à cet égard, linfluence somme toute assez

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  • mince des quelques intellectuels que rassemble la foi dans un nouveau confucianisme. Ce qui compte, cestquils témoignent de la persistance sur trois générations de la vigueur de forces toujours vives de la sinité,aptes à redonner à la Chine, dans un monde nouveau, une âme nouvelle.

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    Extrait de la publication

  • Georges Nivat

    Déroute de lutopique et retour au religieux

    en U.R.S.S. aujourdhui

    « Peut-on en toutes circonstances condamner de la même façon les membres du parti S.D. lorsquilsdéclarent : Le socialisme est ma religion ? Non. Lentorse au marxisme est patente, mais le sens de cetteentorse peut être variable. Cest une chose si le propagandiste sexprime ainsi pour être plus compréhen-sible (...), cen est une autre sil commence à prêcher la construction de Dieu ou le socialisme de la cons-truction de Dieu, à la Lounatcharski et Cie. La formule le socialisme est une religion signifie pour lesuns le passage de la religion au socialisme, pour les autres du socialisme à la religion. » (Lénine, « Au sujetdu rapport de la classe ouvrière à la religion », uvres, t. XIV, p. 73, 3e édition en russe.)

    À cette première citation, dans laquelle Lénine pose clairement lalternative socialisme ou religionavec ses variantes masquées : fausse religion évoluant vers le socialisme ou faux socialisme évoluant versla religion, jaimerais opposer une citation tirée des Mémoires de Mme Irina Emelianova : « Les filles delumière », parus dans la revue Novy Mir en 1990 (n° 3). Au goulag Mme Emelianova a côtoyé, aimé,découvert des femmes simples, obstinées, dont le seul crime était la foi, des femmes venues des Églises clan-destines, des sectes qui pullulent en Russie dans le bas peuple. La voici dans un transfert vers Taichet.

    « Et vous, vous êtes ici pourquoi ? Pour Dieu.Mais on ne me la fait pas si facilement. Plus nous approchions de Taichet, où se trouvait notre futur camp

    de politiques et plus fréquemment le surveillant, quand on lui demandait quelque chose à lire, nous four-guait (...) des brochures ornées daraignées, de petites croix noires et de revolvers : À lombre de la croixnoire, La Tour de Garde protège qui ?, La C.I.A. et la soi-disant armée du Christ et autres titres de cetacabit. Quand jétais libre, je navais jamais rencontré ces publications ; visiblement elles étaient lindis-pensable panoplie de guerre dans le camp dont nous approchions. Je les avais lues. À présent je pouvaismieux cerner mes interlocutrices.

    Et limmortalité de lâme, vous y croyez ? Tossia (cétait le nom dune de ces femmes ukrainiennes)soupira et dit tout de go :

    Cest pour ça que je fais du camp ! Et la résurrection des morts ?

    Georges Nivat est notamment lauteur dun Soljenitsyne, Paris, Le Seuil, 1980, et de Vers la fin du mythe russe, Lausanne,LÂge dhomme, 1982. Il codirige LHistoire de la littérature russe en cours de publication chez Fayard. Dans Le Débat :« Dune Russie lautre » (n° 12), « La querelle du nationalisme russe » (n° 28).

    Cet article est paru en septembre-octobre 1991 dans le n°66 du Débat (pp. 17 à 34).

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  • Pour ça aussi ! Et la vie éternelle sur une terre nouvelle ? Bien sûr, tous on sera dans le nouveau Israël.Je voyais que Tossia était pentecôtiste. Et vous avez écopé de combien ? Dix années.Oh, ces dix années, généreusement distribuées par le pouvoir soviétique à toutes ces Tossia et à toutes

    ces Parania en échange de limmortalité de lâme ! Combien de fois ai-je entendu en réponse à mes ques-tions : Dix années à cause de Dieu ! »

    Pour comprendre les événements actuels en U.R.S.S., cest-à-dire la déroute du communisme et un mani-feste retour du religieux, nous devons commencer par bien établir cette corrélation entre socialisme et reli-gion au pays de Dostoïevski. Lauteur des Démons avait clairement perçu que le socialiste russe était decaractère religieux, quil était avant tout un athée religieux. Serge Boulgakov est revenu à plusieurs reprisessur cette racine commune religieuse du «sans-Dieu » bezboznik, et du croyant russes.

    La tentative philosophique de Bodganov, à laquelle fait allusion Vladimir Lénine dans son article « Reli-gion et socialisme », c est-à-dire l idée de la « construction de Dieu » par leffort collectif de lhumanitétravailleuse et prolétaire, idée qui a animé Gorki dans sa période « bogdanovienne », en particulier dans lefinal du roman Une confession de 1909, avait été une tentative de pont entre socialisme et religion. Pourles « constructeurs de Dieu », Dieu nétait pas révélé au début de lhumanité, mais construit à la fin de cettehumanité au terme de son organisation globale. Repris par Gorki, ce culte de lénergie, de lorganisation ajoué un rôle dans linstauration dun système athée et prométhéen tel que le devint le système bolcheviqueavec Staline. Mais cette ambivalence, que lon retrouve dans le classique dialogue croyants-marxistes, telquil fut inauguré par Lounatcharski, un « bogdanovien », dans ses joutes publiques avec lévêque Vvedenski,un « rénovateur » de lÉglise dans les années vingt, ne doit pas nous cacher la vérité crue : le bolchevismelutta de façon opiniâtre et par tous les moyens contre lÉglise. Les Tossia et les Parania en sont la meilleurepreuve.

    Récemment, les Izvestia du comité central du P.C.U.S., publication interrompue de 1929 à 1988, ontpublié la note secrète de Lénine sur la liquidation physique du clergé, laquelle avait déjà paru il y a une quin-zaine dannées dans Le Messager orthodoxe à Paris.

    Il sagit dune instruction ultra-secrète de 1922 au moment de la réquisition des biens ecclésiastiques,lors de la famine, et du refus opposé par le patriarche Tikhon de remettre les objets du culte au pouvoir età sa police.

    « Une décision du prochain congrès devrait approuver une confiscation sans pitié des biens de lÉglise.Plus nous réussirons à fusiller de clergé et membres de la bourgeoisie réactionnaire, mieux ce sera. Cestle moment ou jamais de donner à ces gens une leçon qui leur fasse oublier toute idée de résistance pourau moins les prochaines décennies. Lénine. Secret absolu. Aucune copie » (voir le document complet enannexe).

    Cest à une orgie de sacrilège et de profanation quon assiste alors. Alexandre Nejni, un des plus lucidescommentateurs et historiens religieux daujourdhui en Russie, rappelait récemment que les profanationscollectives avec bacchanales et pique-nique dans le chur des églises, sur la pierre consacrée, étaient alors

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  • chose courante. On perçait les icônes du Sauveur ou de la Vierge aux lèvres et on leur mettait une cigaretteavec linscription : « Fume, camarade, tant quon est là ! Nous partis, tu ne fumeras plus ! »

    Lathéisme officiel, enseigné, propagé par des centaines de milliers de propagandistes salariés a laisséune multitude de manuels et de textes.

    Par exemple les ouvrages du fameux Emelian Yaroslavski, sa trilogie de 1932, 1933 et 1935 intituléeContre la religion et lÉglise qui rassemble les articles de cet infatigable lutteur sous de grandes rubriquescomme : « Octobre dans le combat avec la contre-révolution religieuse », « La révolution dOctobre et ledéveloppement des sans-Dieu », « LÉglise au service des exploiteurs ». On lui doit également une « Biblepour les croyants et incroyants » aux Éditions antireligieuses qui publiaient son périodique, Le Sans-Dieu.Yaroslavski dénonce infatigablement les contradictions de la Bible, ses noirceurs, ridiculise le clergé,lassocie aux exploiteurs.

    Un autre grand producteur de textes antireligieux était Cheïnman, lauteur du Manuel antireligieux, quidate de 1938. On peut remarquer que si, avant 1917, les bolcheviks, comme la montré Mikhaïl Agurski,voyaient parfois dans les sectes très hostiles à lÉglise officielle un allié objectif, ce nétait plus le casdans les années trente. Pour Cheïnman, le phénomène des sectes était lié à lapparition du capitalisme auvillage dans la Russie du XIXe siècle ; les persécutions tsaristes des sectes, comme les pogromes juifs,étaient organisées par le pouvoir comme un dérivatif à la révolution.

    LHistoire de lÉglise russe sous le régime soviétique a été écrite hors de Russie, en se fondant sur destémoignages venus du samizdat pendant les années soixante et soixante-dix. Cest le titre de louvrage leplus complet qui existe à ce jour, dû à Dimitri Pospielovski et paru en 1984 au Canada.

    Cest là, comme dans les ouvrages de Lev Regelson ou de Nikita Struve, que lon cherchera lhistoiredes persécutions, des schismes et, en particulier, du schisme suscité contre le patriarche Tikhon par lepouvoir athée, à savoir le schisme de la Rénovation (ObnovIencestvo). Le patriarche, arrêté en 1922, fut relâ-ché et tenu en résidence surveillée, avant de mourir en 1925. Dès 1918, Tikhon avait, dans une lettre ouverteà Lénine, dressé un extraordinaire acte daccusation contre le régime. Citant Mathieu XXV, 52, il rappelaitau nouveau dictateur : « Qui a pris lépée périra par lépée. »

    « Tous aujourdhui vivent sous la menace des perquisitions, du pillage et de la mort. Cest le pays toutentier qui est ruiné. En séduisant un peuple obscur et inculte par la possibilité de rapines faciles et impu-nies, vous avez enténébré sa conscience et éteint en lui la conscience du péché (...). Oui, nous vivons le tempsterrible de votre toute-puissance. »

    Dans un message du 19 janvier 1918, trois mois après le coup de force de Lénine, le patriarche lançaità son peuple : « Cest une époque pénible que traverse maintenant la Sainte Église du Christ sur la terre russe :les ennemis clandestins ou déclarés de la vérité du Christ persécutent cette vérité, et sefforcent de faire périrluvre du Christ, et au lieu de la charité chrétienne, jettent en tous lieux les semences de la méchanceté,de la haine et des luttes fratricides. (...) Faites retour sur vous-mêmes, insensés, cessez vos massacres. Ceque vous faites nest pas une uvre de simple cruauté, cest véritablement luvre de Satan pour laquellevous méritez le feu éternel après la mort et la malédiction des générations futures ici-bas1. »

    Le seul texte venu de lintérieur de lU.R.S.S. auquel on puisse comparer ce message et cette lettre, cestla chronique que tenait Gorki dans Vie nouvelle sous le titre « Pensées intempestives ». Mais la lettre deTikhon est infiniment plus forte. Elle a été lue intégralement à la télévision soviétique, dans une émissionsur le patriarche, le vendredi 26 octobre 1990. LÉglise émigrée en Yougoslavie et en Europe occidentale,

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    1. Cité daprès J.-C. Dumont, « LÉglise orthodoxe face au communisme », Cahiers idées et forces, 1950, n° 7-8.

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    Extrait de la publication

  • érigée en juridiction au synode de Sremski Karlovci en Yougoslavie, se révéla incapable daider concrète-ment lÉglise intérieure. Le patriarche Tikhon lui-même changea dattitude et se soumit assez pitoyablement.Ladministration ecclésiastique temporaire de Karlovci séleva contre lacte renouvelé de soumission dumétropolite Serge, le « locum tenens », en juillet 1927. Cependant plusieurs témoins parlent du renouveaude lÉglise au moment de la mort du patriarche, qui fut enterré au monastère Donskoï devant une foule deplus dun million de croyants.

    « Des confréries féminines apparurent dans toutes les paroisses. Elles soccupaient de charité, en parti-culier rendaient visite au clergé incarcéré. Des quêtes pour les prisonniers de conscience, des concerts demusique spirituelle, des conférences populaires sur la théologie étaient chose fréquente. Les églises étaientpleines. » (Cité par Pospielovski, p. 100.)

    Un auteur antireligieux de lépoque, Marinski, écrit en 1929 que sur un total de 4 345 communautés reli-gieuses urbaines de toutes obédiences, il y a 60 % de paroisses fidèles au patriarche et 10 % à la Rénovation,et pour les paroisses rurales les chiffres sont respectivement 71 et 8 % (les autres relèvent des autres déno-minations, ou sectes, dont beaucoup furent interdites précisément en 1929).

    Linterdiction de convoquer un concile et délire un nouveau patriarche, lacte dallégeance politiquedu locum tenens, le métropolite Serge, firent plus pour dégrader létat de la religion que les persécutions.Or lacte dallégeance de juillet 1927 reste aujourdhui un élément-frein fondamental à la vie religieuse delorthodoxie. Des accusations montent contre le nouveau patriarche Alexis II élu au printemps 1990.Croyants et juridictions extérieures sont troublées par la persistance du « sergianisme » dans lÉglise ortho-doxe. Dans le torrent de paroles libres qui a déferlé depuis deux à trois ans sur la Russie, la voix du patriar-cat reste quasi absente, ou du moins très timorée2.

    La soumission narrêta pas les persécutions, mais elle mit fin au schisme principal des « prêtres jureurs ».Cétait, si lon veut, le prix à payer pour le maintien formel de lÉglise, de la succession apostolique.LÉglise vivante disparut pendant la guerre, mais survit encore dans les Mémoires dun Anatole Krasnov-Levitine, réfugié en Suisse, et qui a écrit son histoire.

    Le dynamitage en 1931 du plus grand temple de Moscou, léglise du Christ-Sauveur commemorant lavictoire de 1812, à lérection et la décoration de laquelle les plus grands artistes des années trente duXIXe siècle avaient pris part, fut un événement symbolique capital, accompagné de milliers dactes similaires.Des milliers de temples furent confisqués ou détruits. Un film remarquable, dû au journaliste Sinelnikov,Eh Russie, eh Russie, nous montre le délabrement misérable de lantique ville dOuglitch, celle où mourutle tsarévitch Dimitri, fils dIvan IV, sur ordre de Boris Godounov, dit la légende. Sineinikov nous montredes vieux et des vieilles édentés sur un fond déglises éventrées où les arbustes poussent dans des coupolescrevées. Il apprend de leur bouche même que tel vieillard apeuré a été le jeune gars qui grimpait crânementau clocher pour faire chuter les cloches et les bulbes. « Pourquoi ? leur demande-t-il. On était joyeux, cétaitlépoque, et puis on risquait de partir à lEst... » est la réponse daujourdhui. À lépoque, il semblait quelon allait vraiment vers labolition de la religion.

    Deux textes littéraires nous ont laissé des expressions extraordinaires de lambition du régime de sub-stituer au temple chrétien un temple utopique de lhomme nouveau.

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    2. En décembre 1990 Alexis II a signé la lettre de cinquante-trois députés demandant lemploi à la manière forte. Mais,en janvier 1991, il a déploré leffusion de sang à Vilnius, dans un article publié par les Izvestia.

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    Extrait de la publication

  • Andreï Platonov, ingénieur hydraulicien, nous a laissé des fables grandioses et ambiguës où le peuplecherche à travers le désert, comme Israël pendant sa sortie dEgypte, à retrouver une Terre sainte appelée« communisme ». Les personnages platonoviens se retirent dans le désert comme des ermites chrétiens :

    « Après avoir passé vingt-quatre heures despoir à Tchevengour, Kopeïkine se lassa de la ville parce quilny sentait pas le communisme : après lenterrement des bourgeois, Tchepourni navait pas su comment vivreavec bonheur et il partait dans les champs pour se concentrer et pour pressentir le communisme dans lherbeet dans la solitude. »

    Le soleil se couchant sur la steppe devient pour Platonov le père du communisme, une fournaisemystique qui mettra fin à la fébrilité des hommes « motivée par la nécessité de manger ».

    « Il nétait pas certain quil y ait des hivers sous le communisme ; il allait peut-être faire toujours beauparce que le soleil sétait levé dès le premier jour du communisme. »

    Dans La Fouille du même Platonov nous assistons au début dune nouvelle tour de Babel. Avant dédi-fier la tour qui assiégera le ciel, il faut dabord creuser, et lallégorie platonovienne devient fantastiquementambiguë : fouille pour édifier la tour des hommes contre Dieu et fosse également, fosse commune, fossedu goulag, trou dombre où senfonce lhumanité.

    « Dici dix ou vingt ans, un ingénieur bâtirait une tour au centre du monde, où viendraient habiter pourtoujours, et dans le bonheur, les travailleurs du monde entier. »

    Les persécutions du clergé, elles, furent atroces. Avant exécution eurent lieu des mascarades et destortures. Et cest un autre écrivain, Isaac Babel, qui nous rend bien compte de ces persécutions dans le récitIvan et Ivan qui décrit le tourment dun diacre qui sest enfui de lArmée Rouge, qui sest prétendu sourdet qui voyage avec son bourreau qui, plusieurs fois par jour, lui tire des balles au ras des oreilles et la renduvéritablement sourd.

    « Ne fais pas le malin, diacre. Comprends-tu avec quel homme tu voyages ? Un autre taurait embrochécomme un canard, tandis que moi jessaie de pêcher la vérité au fond de toi et je tapprends à vivre,défroqué. »

    Une question qui se pose lorsque lon envisage ces soixante-dix ans de persécution, cest : commentle christianisme sest-il si vite effondré en Russie ? En fait, dès le lendemain de la première révolution russe,on sinterrogea sur les raisons de sa fragilité. En 1907 le publiciste Pokrovskij posait dans LHebdoma-daire moscovite la question : « Pourquoi notre Église est-elle en état de paralysie ? » « Notre Église estdéjà morte et ressemble à Lazare au quatrième jour », écrivait Dimitri Filosofov. La soumission au pou-voir séculier, la persistance du paganisme et de la « double foi », lomnipotence dune bureaucratie cléri-cale, les persécutions des sectes, léchec des sociétés de pensée philosophico-religieuses, étudiées parJutta Scherrer, et qui nont pas pu réconcilier la hiérarchie avec lintelligentsia croyante : toutes ces raisonssont citées.

    Le fait est que le pouvoir trouva autant de persécuteurs quil voulait. Il y avait des volontaires partout,ainsi que la montré Alexandre Zinoviev dans ses Mémoires. Sa mère avait un portrait de Staline dans sonmissel, parfait exemple de la symbiose primitive de la foi ancienne et de lathéisme nouveau.

    « Au cours des années vingt, foi et agnosticisme faisaient bon ménage dans notre région (...). Nous avionsparfois pour convives le prêtre et des membres du Parti côte à côte. Lisba entière était couverte dicônes.On plaçait les représentants du pouvoir sous licône principale à la place dhonneur. Les églises furentfermées au début des années trente, avec la collectivisation. La population réagit dans lindifférence. Lesvillages se vidaient, les croyants se faisaient rares et lÉglise perdait ses soutiens. » (Les Confessions dunhomme en trop.)

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  • Dépôt légal : septembre 1991.Commission paritaire : 63119

    Rédaction : Marcel Gauchet

    Conseiller : Krzysztof Pomian

    Réalisation, Secrétariat : Marie-Christine RegnierConception artistique : Jeanine Fricker

    Éditions Gallimard : 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07. Téléphone : 01.49.54.42.00

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    Extrait de la publication

  • En complément de la revue, les livres de la collection le ddébat

    KKrrzzyysszzttooff PPOOMMIIAANN, L’Europe et ses nations, 1990.

    JJaaccqquueess RRIIGGAAUUDD, Libre culture, 1990.

    La Querelle du déterminisme. Philosophie de la science d’aujourd’hui. Dossier réuni par -Krzysztof POMIAN (Stefan AMSTERDAMSKI, Henri ATLAN, Antoine DANCHIN, Ivar EKELAND, Jean LARGEAULT, Edgar MORIN, Jean PETITOT, Krzysztof POMIAN, llya PRIGOGINE, David RUELLE, Isabelle STENGERS, René THOM), 1990.

    RRééggiiss DDEEBBRRAAYY, À demain de Gaulle, 1990.

    JJááttnnooss KKOORRNNAAII, Du socialisme au capitalisme. L’exemple de la Hongrie, 1990.

    BBeerrnnaarrdd PPIIVVOOTT, Le Métier de lire. Réponses à Pierre Nora, 1990.

    Islam et politique au Proche-Orient aujourd’hui, Hamid ALGAR, Hichem DJAÏT, Elie KEDOURIE, Samir AL-KHALIL, Bernard LEWIS, Daryush SHAYEGAN, P. J. VATIKIOTIS,1991.

    JJeeaann-MMiicchheell BBEELLOORRGGEEYY, Le Parlement à refaire, 1991.

    À paraître :

    AAnnddrréé FFEERRMMIIGGIIEERR, La Bataille de Paris. Des Halles à la Pyramide. Chroniques d’urbanisme. Choix et présentation par François Loyer.

    BBeerrnnaarrdd LLEEWWIISS, L’Islam et l’Europe.

    PP.. JJ.. VVAATTIIKKIIOOTTIISS, L’Islam et l’État.

    AAllpphhoonnssee DDUUPPRROONNTT, Latences et puissances de la religion catholique.

    ISSN 0246-2346

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    Extrait de la publication

    SommaireLes religions du monde communisteEn guise d'introductionLéon Vandermeersch : Le nouveau confucianismeGeorges Nivat : Déroute de l'utopique et retour au religieux en U.R.S.S. aujourd'hui