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A la rencontre de deux cultures, LES ROMANCIERS BEURS par Alec G. Hargreaves OEuvre d'auteurs jeunes qui mettent en scène des adolescents d'origine immigrée, phénomène relativement récent et encore peu analysé, la littérature beur est ici présentée par Alec Hargreaves 1 . F ils et filles d'immigrés maghrébins, les Beurs ^ ont bou- leversé l'image traditionnelle de la population immigrée en France. Venue en France à l'âge mûr pour faire les tra- vaux pénibles délaissés par les autochtones, la première génération d'immigrés était préoccupée surtout par les pro- blèmes de la vie active. Pour leurs enfants, ce sont plutôt les problèmes de scolarisation et de la vie familiale qui prédomi- nent. La crise d'identité subie par bien des adolescents fran- çais se double, dans le cas des Beurs, d'une crise culturelle. Tiraillés entre leur culture d'origine et celle de la France, les jeunes issus de l'immigration ont un vécu parfois douloureux mais souvent passionnant à raconter. Ils ont commencé à le faire dans des romans publiés dès le début des années 80. Nés pour la plupart dans les années 50, les auteurs ont environ 30 ans lorsqu'ils commencent à publier leurs oeuvres. Le premier roman beur, L'Amour quand même de Hocine Touabti, passe pratiquement inaper- çu lorsqu'il paraît en 1981. C'est Mehdi Charef qui est le premier à attirer l'attention du grand public, avec la publi- N° 134-135 AUTOMNE 1990/63

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A la rencontre dedeux cultures,

LESROMANCIERS BEURS

par Alec G. Hargreaves

Œuvre d'auteurs jeunes qui mettent enscène des adolescents d'origine immigrée,phénomène relativement récent et encore

peu analysé, la littérature beur est iciprésentée par Alec Hargreaves 1.

F ils et filles d'immigrés maghrébins, les Beurs ^ ont bou-leversé l'image traditionnelle de la population immigrée

en France. Venue en France à l'âge mûr pour faire les tra-vaux pénibles délaissés par les autochtones, la premièregénération d'immigrés était préoccupée surtout par les pro-blèmes de la vie active. Pour leurs enfants, ce sont plutôt lesproblèmes de scolarisation et de la vie familiale qui prédomi-nent. La crise d'identité subie par bien des adolescents fran-çais se double, dans le cas des Beurs, d'une crise culturelle.Tiraillés entre leur culture d'origine et celle de la France, lesjeunes issus de l'immigration ont un vécu parfois douloureuxmais souvent passionnant à raconter.

Ils ont commencé à le faire dans des romans publiés dès ledébut des années 80. Nés pour la plupart dans les années 50,les auteurs ont environ 30 ans lorsqu'ils commencent àpublier leurs œuvres. Le premier roman beur, L'Amourquand même de Hocine Touabti, passe pratiquement inaper-çu lorsqu'il paraît en 1981. C'est Mehdi Charef qui est lepremier à attirer l'attention du grand public, avec la publi-

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cation du Thé au harem d'Archi Ahmed en1983. Avec le passage de Charef surApostrophes, suivi à la fin de l'année par lapremière marche des Beurs, très médiatisée,les éditeurs parisiens sentent qu'il y a unmarché à prendre. Bouzid racontera Lamarche dans un livre paru en 1984. Lamême année paraissent les premiers romansde Ahmed Kalouaz, Mohammed Kenzi etAkli Tadjer. Ils seront suivis en 1985 par lesdébuts littéraires de Leïla Houari et NacerKettane. En 1986, on ne compte pas moinsde sept nouvelles parutions. Aujourd'hui,avec une vingtaine d'auteurs et une trentai-ne d'ouvrages édités, les romanciers beursont amassé un corpus considérable.

Romans d'apprentissage

A part quelques exceptions, ces récits onttypiquement la forme d'un roman d'appren-tissage ou « Bildungsroman ». Largementautobiographique, le roman beur représenteles tentatives d'un jeune protagoniste pourse frayer un chemin et surtout pour trouverune identité dans un inonde où les rapportspersonnels sont fortement marqués par desdissonances culturelles. Quel modèle le pro-tagoniste choisira-t-il : celui qui est proposépar ses parents musulmans ou celui de sesamis français ? Les choix qui s'imposent, nevont pas sans heurts. Ils provoquent de pro-fonds troubles psychiques qui débouchentparfois sur la fugue, la délinquance et mêmele suicide.

Les rares ouvrages beurs sans contenu auto-biographique reflètent tout de même les ten-sions socio-culturelles qu'ont connues leursauteurs. Dans Point kilométrique 190, parexemple, Ahmed Kalouaz raconte la défenes-tration de Habib Grimzi, un jeune Algérientué puis jeté d'un train, en 1983 par troiscandidats à la Légion étrangère qui voulaients'offrir une ratonnade au bord du rapideBordeaux-Vintimille. La guerre d'Algérie,qui a inspiré à Mehdi Charef Le harki de

Meriem et à Tassadit Imache Le rouge àlèvres, fascine les auteurs beurs moins parsa violence que par les passions qu'ellecontinue de soulever dans les rapports fran-co-algériens.

Dans son autobiographie à peine romancée,Une fille sans histoire, Imache est préoccupéepar l'enfant pré-adolescent. Il en va de mêmedans Georgette !, où Farida Belghoul met enscène une petite fille de sept ans qui n'arrivepas à concilier les consignes de sa maîtresse àl'école avec celles qui sont édictées à la mai-son par son père algérien. Azouz Begag, dansLe gone du Chaâba, retrace les premièresétapes de la réussite scolaire qui lui a permisd'échapper au ghetto immigré (l'auteur estmaintenant chercheur au CNRS).Plus souvent, cependant, les auteurs beursprivilégient l'adolescence. Dans la suite auGone du Chaâba, Béni ou le paradis privé,le protagoniste tombe amoureux d'une jeunefille au nom hautement symbolique de« France » qu'il a rencontrée sur les bancsdu lycée. Béni sera victime du racismeambiant, qui l'exclura de la discothèque (leParadis privé) où l'attend la jeune fille. Patet Madjid, les deux protagonistes du romanLe thé au harem dArchi Ahmed, sont coin-cés dans la cité de béton où leurs parents(français et algériens respectivement) ontéchoué dans la banlieue parisienne. Echec

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Les aventures de Petit-Beur, ill. Pessin, Liana Levi

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scolaire, chômage, délinquance : voilà larecette du premier roman de Charef. Un iti-néraire semblable conduira Mustapha Raïth,auteur du récit autobiographique Palpi-tations intra-muros, en prison. Son crime :le viol.Les jeunes filles d'origine maghrébine sontsusceptibles de traverser des épreuves parti-culièrement douloureuses. Elles désirentgénéralement disposer de la même libertépersonnelle que leurs camarades françaises,mais leurs parents sont rarement disposés àla leur céder. Pour eux, l'honneur de lafamille passe par la chasteté des filles, et lechoix d'un époux n'est pas du tout une affai-re personnelle. Le sort de deux lycéennes,Malika et Farida, est au cœur de Beur'sStory. A travers elles l'auteur, FerrudjaKessas, met en scène les contraintes qu'elle asubies dans sa propre jeunesse. Soucieux deleur imposer des normes algériennes, lesparents de Malika et Farida refusent àcelles-ci toute liberté personnelle. QuandFarida accompagne des amies françaises aucafé, ses parents la retirent du lycée pourl'incarcérer à la maison avant d'arranger unmariage avec un cousin en Algérie qui lui estparfaitement étranger. Farida finit par sesuicider.

Djura, chanteuse du groupe Djurdjura,raconte des expériences semblables dans sonrécit autobiographique, Le voile du silence.mais au lieu de se suicider elle est menacéede mort par son frère. Ses parents ne luipardonneront jamais d'avoir refusé unmariage arrangé, et d'avoir pris un compa-gnon français de son choix. Tout commeKessas et Djura, Sakinna Boukhedennaadopte un ton vigoureusement féministedans son Journal : « Nationalité : Im-migré(e) ». Moins outrancière, Leïla Houariévoque une problématique semblable dansZeïda de nulle part.

Il ne faudrait pas pour autant conclure queles Beurs refusent tout lien avec leur culture

d'origine. Djura reste farouchement atta-chée à l'Algérie. Elle est « fidèle aux richessede (son) pays et cependant rebelle au pou-voir tout puissant d'un patriarchat suran-né » (p. 128). Dans Une fille sans histoire,Lil est encouragée par sa mère française àoublier tout ce qui a trait au mari algériende celle-ci. Mais lorsqu'il meurt, Lil reprendson vrai nom, Lila, et cherche à récupérertout l'héritage de son père. Omar, le narra-teur-protagoniste dans Les ANI du« Tassili » d'Akli Tadjer, est profondémentpartagé dans ses sentiments entre la Franceet l'Algérie. L'action se déroule à bord duferry le « Tassili ». Pendant la traverséeentre Alger et Marseille, la Méditerranéedevient une espèce de « no man's land » danslequel Omar cherche à s'ancrer. Les autrespassagers représentent les diverses commu-nautés parmi lesquelles il erre à la recherchede son identité. Attiré tantôt par lesFrançais, tantôt par les Algériens, plus parles jeunes que par les vieux, et plus encorepar les jeunes femmes que par les hommes,Omar est un ANI (Arabe INon Identifié).Comme le suggère cet acronyme inventé,l'histoire est racontée sur un ton humoris-tique où la moquerie de soi sert à adoucir lessouffrances d'Omar. Malgré les rudesépreuves qu'ils ont souvent traversées, lesauteurs beurs ne s'adonnent nullement à unelittérature misérabiliste. Moquerie de soichez Tadjer et Begag, ironie sournoise chezBelghoul, satires mordantes chez MehdiLallaoui dans Les Beurs de Seim, élans sur-réalistes chez Jean-Luc Yacine dans L'escar-got, ce sont là autant de marques d'unecréativité humoristique très largementrépandue parmi ces auteurs.

Une littérature qui dérangeL'humour leur permet de jouer simul-tanément sur plusieurs registres, facilitantainsi une lecture à plusieurs niveaux. Trèspeu de ces récits sont, au sens classique du

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terme, des livres pour enfants, mais ils sontclans presque tous les cas susceptibles de sti-muler un lectorat composé autant d'adoles-cents que d'adultes. Le rouge à lèvres, deTassadit Imache, paru dans la collection «Souris Noire », est le seul parmi notre cor-pus à viser des lecteurs quasi-débutants.Inspirés par les contes traditionnels dumonde arabo-berbère, les deux premiersouvrages de Maya Arriz Tamza, Lune etOrian et Zaïd le mendiant, véhiculent uneculture islamique riche en enseignementspour des lecteurs autant adultes qu'adoles-cents. Il est vrai que les Editions du Seuilont choisi d'insérer les récits de Begag dansla collection « Points Virgule », destinée sur-tout aux jeunes, alors que le roman deTadjer est sorti chez le même éditeur sous unformat plus classique, mais il serait faux d'yvoir un cloisonnement étanche. S'il fallaitchercher parmi le corpus beur un équivalentà La modification de Michel Butor, unroman très apprécié par de nombreuxlycéens, on le trouverait dans Les AN1 du« Tassili ». Voyage ferroviaire de Paris àRome chez Butor, traversée méditerranéen-ne chez Tadjer, le principe de base des deuxromans est néanmoins le même : dans ses co-passagers le protagoniste trouve un micro-cosme des différents milieux parmi lesquels ildoit trouver une voie qui sera aussi authenti-quement la sienne que possible. Les récits deBegag peuvent paraître anodins à premièrevue, mais ceci n'a pas empêché certainsparents et militants d'extrême-droite defaire campagne contre ce qu'ils ont condam-né comme une littérature malsaine. En effetLe gone du Chaâba a été radié des pro-grammes d'enseignement dans au moinsdeux établissements lyonnais en raison d'unpassage que des journaux d'extrême-droiteavaient qualifié de pornographique. En réa-lité, le passage incriminé souligne sur un tonhumoristique l'innocence et la naïveté dujeline protagoniste, qui ne comprend rien à

Le gone du Chaâba, ill. Rozier-Gaudriaiilt, Seuil

la sexualité. Seule une lecture volontaire-ment malhonnête pourrait y apposer le sceaude la pornographie. La raison des cam-pagnes menées contre Le gone du Chaâbaest à chercher non pas dans la prétendueobscénité du texte mais dans le messaged'intégration sociale qui est véhiculé parl'auteur. Pour les partisans de l'exclusion, laréussite éclatante de Begag est un modèlequ'il faut à tout prix cacher aux adolescents,qu'ils soient français ou d'origine étrangère.Presque tous les romans beurs sont édifiantsà leur manière, mais ils varient dans leurangle d'approche. Si le lecteur des romansde Charef et Raïth risque d'être choqué parune certaine rudesse, il trouvera dans l'ar-restation des protagonistes un avertissementhautement dissuasif contre la délinquance. Al'opposé, Nacer Kettane nous fait voir unhéros exemplaire dans Le sourire deBrahim. Comme le jeune Azouz dans Legone du Chaâba, Brahim trouve son salutdans la réussite scolaire, qui lui permet dedevenir médecin. Si Brahim est apte àparaître un peu trop « clean » (il en va demême de Lamine dans Le jardin de Vintrus,de Kamal Zemouri), Begag nous propose unportrait beaucoup plus nuancé d'Azouz etdans son deuxième roman, de Béni. Dansleur désir d'échapper à la misère, Azouz et

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Béni sont amenés parfois à nier leurs liensavec la population immigrée. Azouz iramême jusqu'à prétendre qu'il est juif. Lacomédie tourne vite en tragédie lorsqu'ilrejette momentanément sa mère de crainteque son subterfuge ne soit découvert. Il n'estpas étonnant que la franchise de Begag luiait valu non seulement des insultes lepénistesmais aussi des critiques émanant de certainsmilieux immigrés qui lui reprochent sa «récupération » par la société française. A larencontre de deux cultures, les Beurs n'ontpas la vie facile.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres narratives d'auteurs beursArriz Tamza, Maya (pseud. Bousselmania, Maya) :Lune et Orian : conte oriental, Paris, Publisud. 1987.Zaïd le mendiant, Paris, Publisud, 1989.Begag, Azouz :Legone du Chaâba, Paris, Seuil, 1986.Béni ou le paradis privé, Paris, Seuil, 1989.Belghoul, Farida : Georgette .', Paris, Barrault, 1986.Boukhedenna, Sakinna : Journal : « Nationalité :imnugrè(e) », Paris, L'Harmattan, 1987.Bouzid : La marche, Paris, Sindbad, 1984.Charef, Mehdi :Le thé au harem d'Arehi Ahmed, Paris, Mereure deFrance, 1983.Le harki de Meriem, Paris, Mercure de France, 1989.Djura : Le voile du silence, Paris, Michel Lafon, 1990.Houari, Leïla :Zeida de nulle part, Paris, L'Harmattan, 1985.Quand tu verras la mer..., Paris, L'Harmattan, 1988.Imache, Tass : Le rouge à lèvres, Paris, Syros, 1988.Imache, Tassadit : Une fille sans histoire, Paris,('almann-Lévy, 1989.lssaad, Ramdane : Le vertige des Abbesses, Paris,Denoël, 1990.K., Ahmed (pseud. Kalouaz, Ahmed) : L'encre d'un

Les sujets traités par les auteurs beurs sontd'une actualité brûlante. Longtemps margi-nalisée, la communauté immigrée est de plusen plus au cœur des préoccupations dupublic français. Les romanciers beurs nousfont éprouver les conflits matériels et affec-tifs auxquels se trouvent confrontés lesjeunes issus de l'immigration maghrébinedans leur vie quotidienne. Parmi les auteurscontemporains en France, peu paraissentplus susceptibles que les Beurs de retenirl'intérêt des adolescents, quelles que soientleurs origines. •

fait divers, Paris, L'Arcantère, 1984.Kalouaz, Ahmed :Point kilométrique 190, Paris, L'Harmattan, 1986.Celui qui regarde le soleil en face..., Alger, Laphomk1,1987.Kenzi, Mohammed : La menthe sauvage, Lutry,Bouchain, 1984,Kessas, Ferrudja : Beur's Story, Paris, L'Harmattan,1990.

Kettane, Naeer : Le sourire de Brahim, Paris, Denoëi,1985.Lallaoui, Mehdi : lœs Beurs de Seine, Paris, Arcantère,1986.Raïth, Mustapha : Palpitations intra-muros, Paris,L'Harmattan, 1986.Tadjer, Akli : Les AN1 du - Tassili >, Paris, Seuil,1984.Tamza, Arriz (pseud. Bousselmania, Maya ; voir aussiArriz Tamza, Maya) : Ombres, Paris, L'Harmaltan,1989.Touabti, Hoeine : L'amour quand même, Paris,Belfond, 1981.Yacine, Jean-Luc : L'escargot, Paris, L'Harmattan,1986.

Zemouri, Rama] : Le jardin de l'intrus, Alger,

Entreprise Nationale du Livre, 1986.

(1) Maître de, conférences à l 'Université île Loughfoorough, Angleterre, Alec G. Hargreaves estl 'auteur d'un livre sur les écrivains beurs qui paraîtra prochainement à Londres et New York chezBerg.(2) Le mot « Beur » est une expression verlanesque utilisée pour se désigner par les jeunes d'originemaghrébine en France, notamment dans la banlieue parisienne, à partir des années 1970. Abrégé etinversé, « Arabe » donne « Rebeu » qui, inversé à son tour, aboutit à « Beur ».

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