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LES ROSES D'ISP AH AN

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LE CORPS INÉDIT

Collection dirigée par François AUBRAL

— Iaroslav SERPAN : LE DIT QUAND MEME — Serge CLOS : L'IMPLOSION — Kamal IBRAHIM : LA FIRANCE — Jules LAFORGUE : FEUILLES VOLANTES — Françoise THIECK : UN LUNDI BLEU

Ce livre a été publié avec le concours du Centre National des Lettres

Copyright Editions Le Sycomore, 1983

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IAROSLAV SERPAN

LES ROSES D'ISPAHAN

Le Sycomore 102, Bd Beaumarchais, 75011 Paris

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DU MEME AUTEUR

— D ' u n r e g a r d oubliable p o u r qu ' i l soit, Paris, Editions Saint Germain des Prés, 1977 (poésie 1958-1970).

— Le dit quand même, Paris, Le Sycomore, 1980 (ouvrage regroupant des poèmes surréalistes, des textes théoriques et critiques sur la peinture et les œuvres littéraires de Serpan écrites entre 1968 et 1975 : Mémoire destituée mémoire sans voisi-

nage, Tu t ' empares du f e u et c ' e s t ton nom qui brûle, Séquestres d ' éca r t s en écarts, Morte la révolution se théorise, Accès majeur lisibilité d 'adul te , Estuaires) .

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Depuis que je parcours les routes de l'univers, sans espoir de rémission, à la recherche d'aléatoires trouvailles que je sais être inexistantes dans le monde — ai-je même le souvenir du jour où, pour la première fois, je me suis surprise à ne plus m'attacher à aucune demeure ? — depuis que j'ai été jetée parmi les hommes, je ne me suis jamais lassée de suivre en moi, de plus en plus immuable dans la perpétuation du souvenir d'un homme que l'on me dit être mon père, les lents progrès d'une obsession qui m'acculait à l'inéluctable besoin — tyrannique, dirais-je — de collectionner. Collectionner, réunir n'importe quoi. Collectionner. Ce furent, pour commencer, des amassements de boîtes d'allumettes vides, où je me plaisais à introduire, un après un, les restes d'ongles qu'à chaque aube je cherche sur les trottoirs et les toitures des immeubles. Dans chaque ville j 'ai pu ainsi, en des lieux secrets dont il m'est interdit, sous peine de persécution, de divulguer ici l'exact emplacement, accumuler des boîtes pleines d'ongles,

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et je vénère ainsi la perpétuelle mémoire de mon père tué par la police secrète du gouvernement. Je sais pourtant que si je rentre dans une ville pour déposer sous terre une nouvelle livraison de boîtes, des regards indiscrets risquent de me suivre à la trace et de me condamner à mort s'ils me découvrent dans ma

cachette, sans me juger, peut-être même sans me laisser pousser un cri. Mais la conscience du danger avive mon audace : certains jours, j'arrête des voitures et je demande au chauffeur de me conduire au port ; à l'arrivée, je règle mon compte et je m'enfonce dans les rues tortueuses où l'obscurité me

happe, satisfaite d'avoir laissé sur les coussins de la voiture une boîte pleine d'ongles. S'il m'arrivait que l'on me questionnât au tribunal sur les fonctions qu'exerçaient mes parents, je serais prise, je crois, d'une brusque envie de pleurer et je chercherais à quitter la salle d'audience. Qui sait, en effet, que mon père était un homme maigre et cruel ? Dès mon enfance, mon grand'père l'avait initié à tuer des chenilles nuisibles par la violence des crachats projetés sur elles.

En ces temps lointains, il y avait foule chaque jour dans notre maison. On entendait dans le salon le

coassement lugubre des crapauds. Mon père, sou- vent, laissait tomber dans son assiette pleine d'un bouillon fumant un couple, entre autres, de crapauds dont, à son habitude, il bourrait les poches de son veston. Je continuais alors à me couvrir les lèvres de

couleur rouge et, mon accès de coquetterie passé, je

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les collais sur toutes les surfaces froides et lisses de la

pièce — assiettes, glaces, aiguilles — abandonnant des taches rouges qui durcissaient avec le temps. Si je cherchais alors à me glisser entre les jambes de mon père, il se mettait debout et, aussitôt, jetant sur ses épaules un fouet caché dans un foulard, sortait de la maison, laissant les portes ouvertes et le bouillon fumant. Un long silence me séparait alors des autres habitants de la maison, car nous savions que mon père était parti à sa besogne solitaire, qui était d'incendier les bibliothèques de la ville. Il suffisait que, par une vitre propre, la blanche pâleur d'un citadin effarouchât mon père pour qu'aussitôt, d'un pas menu, il se glissât dans la bibliothèque de la demeure et l'incendiât de main de maître, sans qu'une page pût être sauvée des flammes.

Pendant des heures, mon père pouvait verser dans son assiette des gouttes d'alcool qu'il observait brûler. Cracheur de flammes, jadis sur les boule- vards, mon père, pendant que je dormais, versait dans mon anus des eaux de vie multicolores. Et si j 'ai su affoler mes amants dès mon enfance avec une

prodigieuse facilité, je pense en imputer la cause à l'odeur forte d'alcool qui se dégage encore de tous mes orifices. Je sais que mes larmes sont assez corrosives pour tuer, si elles s'égouttent sur leur peau, les oisillons au nid et les poussins encore aveugles. De même, la trace de mes crachats reste longtemps brûlante comme une étoile de mer.

Pendant que mon père incendiait les bibliothèques,

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best-seller naissent et meurent à grande vitesse, rotation infernale du papier, et le public, si l'on en croit les marchands, n'a de faveur que pour les sous-produits de romans classiques, les autobiographies, l'histoire romancée, l'aventure plate, le policier, la violence vulgaire, le romantisme à bout de souffle, et les fleurs fanées. Pas de public pour ceux qui sentent la langue éclater corps et page dans un vent d'Apocalypse.

Cette collection, LE CORPS INÉDIT, appelle ceux qui sentent que les fractures historiques de ce siècle mettent à vif la langue de la l i t térature. Les mots ne sont pas innocents, ni le travail que l'on fait dans leur chair. Il y a déjà quelques années, un mouvement de renouveau semblait vouloir s'affir-

mer. Aujourd'hui, c'est le reflux, et le retour en force des vieilles lunes politiques d'une tradition passéiste épuisée... C'est l ' abandon général, la décomposition. Pourquoi, à nouveau, ce discrédit sur les tentatives neuves de l'écriture ?

Parce que nombre de ceux qui, il y a peu, en ont été les chantres et les promoteurs ont souvent confondu, hélas, découverte et effets de surface, désintégration de la langue et exercices de style ou de rhétorique. Ils ont souvent oublié de faire passer leur rébellion de plume par le ventre. Ils sont devenus des clowns ou des mondains prêts à changer vestes et causes au gré des vents Rive Gauche en occupant la scène littéraire de leurs facéties palinodiques. Autant de pitreries tristes qui ne doivent pas nous faire oublier le désir effectif de critique et de renouvellement, de modernité, qui soutendait, en leurs beaux jours, ces entreprises aujourd'hui discréditées : un important travail a été accompli qui, n'en déplaise à certains, est irréversible. Epargnons-nous la vieille erreur qui a mis l'écriture à la remorque de tant de choses : elle doit rester première, cette écriture qui a une histoire et dont l'avenir ne saurait être l'éternel retour du même. Assez du formalisme stérile : les recettes théoricistes ou

pseudo-intellectuelles, l 'application de modèles scientifiques à l 'écri ture nous lassent. Ebranler la syntaxe, la morphologie et l'imaginaire est nécessité d'écriture. Modernité, feu dans la

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danse de son temps, feu qui explosera la substance vive des jours que nous passons. Quand les viscères font la peau de la vieille langue, quelque chose éclate. Recherches abruptes à corps perdu, tête aux prises dans l'urgence nouvelle, par delà refrains fatigués et acrobaties salonnardes. Il est temps d'envoyer à la casse les habitudes de lecture. Il est temps de reprendre le risque de la littérature.

J'affirme que l'argument qui entend dans les perspectives audio-visuelles et télématiques sonner le glas de la littérature est aussi pertinent que celui qui au XIX siècle prédisait que la photographie allait tuer la peinture. Quand l'audio-visuel cessera d'être, lui aussi, muselé et mis en routine par le pouvoir et, avec ses merveilleux moyens, inventera son monde que nous ignorons encore, la littérature retrouvera son essence, la langue. La fibre aventurière, narrative passera mieux dans les images, comme la représentation dans la photographie. D'où une renaissance pour la l i t térature et la possibilité, enfin de se libérer de ce qu'elle a dû, pour des raisons historiques, véhiculer malgré elle et qui lui est inessentiel. Elle se livrera au travail de sa substance, le verbe.

Dans cette collection, nous serons, il va sans dire, part iaux et injustes : nous prendrons partis. Nous défendrons notre idée de l'écriture et de celles qui, différentes voire antagonistes, ont à nos yeux, la force de s'imposer.

Loin de nous l'outrecuidance de prétendre représenter une quelconque avant-garde, ni même le souci de couvrir le terrain de la création littéraire. Nous sommes prêts à défendre ce que nous publions sans jeter l'anathème sur ce que nous ne publierons pas. Nous nous réservons encore le plaisir d'admirer ce qui s'édite ailleurs et nous invite ainsi à ne pas le refaire. Nous nous souhaitons seulement le frisson de la grande surprise quand un texte viendra, existant par lui-même, imprévisible jusqu'au jour où il sera nécessaire.

Nous pensons que seule une dynamique nouvelle nous sortira de la morosité ambiante.